Cruelle Arcadie. Genèse d’un paysage / Ursula Wieser Benedetti

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Ursula Wieser Benedetti

adrel : ursulawieser@hotmail.com

Séminaire Mésologiques, V. La genèse des milieux humains : anthropisation, humanisation, hominisation Séance du 12 mai 2017.

Cruelle Arcadie. Genèse d’un paysage : les grands jardins paysagers et la transformation de la campagne anglaise aux 18e et 19e siècles. Je suis très heureuse d'être ici aujourd'hui et je remercie les organisateurs de m'avoir invitée. Je vais vous parler aujourd'hui des jardins paysagers et de la transformation de la campagne anglaise aux 18e et 19e siècles, en tentant de mettre en évidence les dynamiques d'anthropisation, d'humanisation et d'hominisation qui ont accompagné ces développements. Le titre de mon intervention est « Cruelle Arcadie », ce qui laisse sans doute déjà entrevoir la direction dans laquelle je vais me diriger, et je vais essayer de mettre en lumière la corrélation forte qui existe entre jardins paysagers, transformation du paysage et révolution industrielle, cette révolution qui a pris naissance en Grande-Bretagne durant la seconde moitié du 18e siècle. Ces jardins paysagers d'aspect plutôt bucolique, harmonieux et « naturel » ne laissent peut-être pas soupçonner de manière évidente leur corrélation avec l'industrialisation, mais ce lien est fort, et c'est ce dont je vais vous parler aujourd'hui.

Ill. 1. Jardin de Stowe, Buckinghamshire, aménagé par William Kent dès 1730.

Je pense que tout le monde a en tête des images de jardins paysagers anglais, je vais ici en rappeler quelques aspects essentiels. 1


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Il s'agit souvent de jardins :  de très grandes dimensions, qui peuvent aller jusqu'à une centaine d'hectares voire plus,  ils comportent de vastes étendues de prairies,  la présence de l'eau y est centrale : un lac ou une rivière se trouvent généralement au centre de la composition,  des follies, ces fameuses fabriques de styles éclectiques sont parsemées dans le paysage,  des chemins sinueux permettent de découvrir les différentes scènes de jardin,  ils sont ponctués par des bosquets ou des groupes d'arbres,  une autre caractéristique importante est l'absence visible de limites, donc on n'a jamais de murs d'enceinte ou de clôtures. Le jardin semble s'étendre à la campagne toute entière. La transition entre jardin et campagne est floue. Pour citer Horace Walpole, parlant du grand jardinier paysagiste William Kent : « He leaped the fence, and saw that all nature was a garden. » La suppression des limites est censée transformer la campagne entière en un grand jardin.  On y lit le goût pour une antiquité idéalisée et pour les citations architecturales variées. Une autre référence centrale est le monde de l'Arcadie antique.

Ill. 2. Jardin de Stowe, Buckinghamshire. Détail de la scène précédente.

Le jardin de Stowe fut aménagé dès 1730 par le célèbre paysagiste William Kent. Cette œuvre inaugura l'ère des grands jardins paysagers anglais. Au bas de l'image, on voit le pont palladien qui enjambe la rivière. Les propriétaires et créateurs de

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ces jardins s'inspiraient fortement du monde classique et de l'antiquité grecque et romaine, puisqu'ils avaient généralement eux-mêmes fait le Grand Tour d'Italie, qui faisait partie de l'éducation de jeunes Anglais fortunés. La folie gothique, quant à elle, fait référence à la patrie britannique.

Ill. 3. Jardin de Stourhead, Wiltshire, aménagé à partir de 1745 par Henry Hoare.

Voici une image du jardin de Stourhead, dans le Wiltshire, aménagé par Henry Hoare, qui avait également fait le Grand Tour d’Italie. Au centre de la composition, on voit un lac ; des collines et des bosquets structurent la composition et on ressent bien cette sensation d'absence de limites, puisqu'on ne comprend pas bien ou s’arrête le jardin et où commence la campagne environnante. La colline au fond de la composition fait-elle partie du jardin ou de la campagne environnante ? Au fond de l'image, on voit un temple inspiré du Panthéon de Rome. La référence à Claude Le Lorrain semble sans équivoque.

Ill. 4. Claude Le Lorrain, Paysage avec Énée à Délos, 1672.

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La question qui nous intéresse à présent est de savoir quel type de campagne entourait ces grands parcs.

Ill. 5. Paysage bocager du sud de l’Angleterre.

Pour ceux qui ont voyagé en Angleterre, je pense que ce type de paysage est une image assez familière. On y voit des parcelles relativement petites, entourées de haies - les fameux hedgerows dans un maillage très dense qui recouvre le paysage tel un filet. Ces haies forment la caractéristique principale du paysage. Quand on roule en voiture sur les petites routes de campagne, on a la vue cernée par ces haies, qui peuvent atteindre plusieurs mètres de hauteur. Ce sont des paysages bocagers assez charmants, que de nombreuses séries télévisées de ces dernières années ont fortement médiatisés. La caractéristique dominante de cette typologie paysagère est donc la fermeture des parcelles par des haies : c'est une campagne essentiellement compartimentée. Ces paysages existant aujourd'hui encore correspondent plus ou moins à la campagne telle qu'elle pouvait se présenter au 18e siècle, le siècle qui nous intéresse.

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Ill. 6. Plan de jardin paysager, 18e siècle, anonyme.

Ce plan de jardin, datant du 18e siècle, nous montre de manière prégnante la différence d'échelle entre les jardins paysagers et les parcelles de la campagne environnante. De même, le caractère ouvert du jardin contraste fortement avec le caractère enclos de la campagne. On peut peut-être penser que ces paysages bocagers existent depuis fort longtemps… La question qui nous intéresse aujourd'hui est de savoir quand a émergé ce type de morphologie paysagère et pour quelles raisons. Car elle est bien sûr le fruit de certains processus que nous allons tenter mettre au jour.

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Ill. 7. Plan type d'un domaine au moyen-âge.

Il faut savoir qu'au moyen-âge, les campagnes anglaises se présentaient de façon très différente. Elles avaient un caractère essentiellement ouvert, avec de grands champs non clôturés, que l'on nommait openfields, à juste titre. Ce qui peut peut-être paraître surprenant au vu de la morphologie que nous avons vue plus haut, avec ces haies et ces clôtures omniprésentes, qui semblent si caractéristiques. Au moyen-âge, les clôtures étaient pour ainsi dire inexistantes, les hommes et les 6


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animaux pouvaient se déplacer librement dans la campagne. Les champs étaient exploités de façon collective par la communauté villageoise, dans un système agraire basé sur la rotation des cultures ou assolement. C'était un système fondé sur le partage des ressources. Il y a peu de propriétés privées et c'est une agriculture essentiellement vivrière, et d'ailleurs pas très efficace. Les villages possédaient aussi des bois et des pâturages communaux, les commons, où les paysans avaient le droit de faire paître leurs animaux. Dans les bois, ils avaient des droits cueillette, de récolte de bois de chauffage, parfois aussi de chasse. Le bois constituait une ressource essentielle. C’était pour ainsi dire le pétrole de l’époque, donc une source énergétique de première importance. Ainsi, ces droits de récolte étaient essentiels à la subsistance des paysans.

Ill. 8. Paysage d’openfields.

Sur cette image aérienne, on peut voir un type de paysage ressemblant à la typologie moyen-âgeuse des openfields, donc on voit bien que c'est très différent des paysages bocagers que l'on a vus plus haut. On voit de longues bandes de terrain sans aucune clôture pour les séparer. Au niveau du sol c'était un paysage très ouvert. Ce qu'il faut retenir, c'est que c'est une agriculture essentiellement collective et dont les profits sont partagés, et que les paysans avaient des droits d'exploitation des terres héréditaires. La transmission des droits se faisait souvent de manière orale. En conclusion, ce paysage des openfields est un paysage essentiellement exempt de clôtures : sa caractéristique principale est donc son ouverture.

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Ill. 9. Paysage bocager du sud de l’Angleterre.

Alors quand sont apparues ces clôtures et haies que nous avons vues plus haut ? Au début du 18e siècle, on assiste dans le sud de l’Angleterre à ce qu'on a appelé la révolution agricole. De nouveaux systèmes d'exploitation plus efficaces vont être mis au point, qui permettent un assolement continu évitant les périodes de jachère, ce qui augmente fortement la productivité des terres. L'outillage et les systèmes de drainage sont également améliorés. Dans le sillage de cette révolution agricole, on assiste également à important un essor de la démographie. Cette augmentation considérable du rendement agricole va avoir plusieurs conséquences. D'une part, il faut beaucoup moins de paysans pour exploiter les surfaces agricoles, et d'autre part, les grands propriétaires terriens y voient un grand potentiel commercial. Leur objectif premier sera donc de privatiser les terres qui ne sont plus utiles aux cultures alimentaires, afin de pouvoir les convertir en surfaces générant du profit. Alors, dans le courant de ce qu'on a appelé le mouvement des enclosures, ou enclosures en français, le recours aux expropriations de paysans devint la norme. Ainsi, les grands propriétaires clôturaient successivement les terrains afin de les privatiser. Alors, il y avait bien eu des privatisations partielles durant les siècles précédents, mais l'ampleur que prit le phénomène au 18e siècle n’est d’aucune manière comparable. Ces campagnes de privatisations massives se poursuivirent au long du 19e siècle, et furent réglementées par un nombre considérable d'actes de parlement (entre les années 1700 et 1900, plusieurs milliers d'enclosure acts furent passés, et cela, bien sûr, toujours à l'avantage des propriétaires, qui, il faut le mentionner, en étaient en partie les auteurs). Le rythme des expropriations s'accéléra de façon considérable durant ces deux siècles, jusqu'à ce que les campagnes, dans certaines régions d'Angleterre, eussent été complètement maillées d'un dense réseau de clôtures couvrant le territoire tout entier. En partie, les paysages que nous voyons encore

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aujourd’hui sont les témoins de ces campagnes de mise en clôture. A partir de la seconde moitié du 18e siècle, les paysans furent par acte de parlement privés de tout droit d'exploitation des communaux - les commons (commons qui furent démantelés ou privatisés) - et les propriétaires terriens eurent désormais le droit d'exproprier sans aucune mesure compensatoire. Donc, les enclosures du 18e siècle marquent la fin des droits d'usage des terres et des communs pour beaucoup de paysans, leur enlevant de facto leurs moyens de subsistance. Les terres ainsi privatisées étaient généralement converties en pâturages car la laine représentait un potentiel économique fort.

Il faut savoir que dès le 12e siècle l'industrie de la laine joua un rôle central dans l’économie britannique. Entre le 15e et le 17e siècle, cette industrie connaît une expansion considérable, avec de gros volumes exportés vers le continent. Alors, qui dit laine dit moutons. Déjà en 1500, il y avait en Grande-Bretagne trois fois plus de moutons que d'habitants, ce qui donne un ordre d'idée du phénomène. Dans le nouveau contexte de révolution agricole du 18e siècle, il était possible de réduire considérablement la surface des terres arables vouées à la production alimentaire (puisqu'elles étaient devenues nettement plus productives) au profit de terres à usage plus commercial. Beaucoup de fortunes furent construites sur le commerce de la laine, entre autres celles de Lord Cobham, le propriétaire du jardin de Stowe, dont nous avons vu les images en début de séance. Qui dit moutons dit aussi nécessité pratique d'un enclos (en plus du marquage des limites de la propriété privée), car les animaux ne doivent pas s'échapper. Il y avait une taille optimale d'enclos propice à l'élevage, ce facteur conditionnant également la morphologie des fameux paysages de hedgerows, les paysages de bocages de la campagne anglaise que nous connaissons aujourd'hui encore.

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Donc pour résumer, on assiste au passage d'une agriculture de type vivrière et collective, peu productive, à une agriculture de type véritablement commercial. Les terres devenaient ainsi des sources de revenus considérables pour leurs propriétaires. Beaucoup ont vu dans ces mouvements des enclosures un mouvement de désintégration sociale. De nombreux villages furent vidés de leurs villageois, villageois qui, dans la perspective des grands propriétaires, étaient désormais en grande partie devenus superflus dans la gestion des campagnes. Cette intensification des méthodes agricoles est souvent considérée comme amorçant la naissance du capitalisme, car la production de surplus permettait de générer des profits importants. C'est l’avènement de ce qu'on appelle communément un capitalisme rural. L'objectif central n'étant plus de nourrir la population mais plutôt de dégager des profits. Alors qu'advint-il des paysans ? Privatisation vient du verbe latin privare : « priver ». Il s'agit donc d'un processus de privation de terres qui jadis avaient été exploitables par la collectivité. Que devinrent ces paysans expulsés? Certains devinrent des vagabonds, des sans-abri ; beaucoup migrèrent vers les villes où commençaient à se multiplier les usines, et trouvèrent du travail en tant qu'ouvriers, formant la classe émergente des prolétaires de l'ère industrielle. L'exode rural provoqué par ces mouvements d'enclosures fut massif, et la population des campagnes s’appauvrit rapidement. Les enclosure acts provoquèrent non seulement des bouleversements sociaux, mais engendrèrent également une transformation profonde de la morphologie du paysage. Nous en voyons aujourd'hui encore des traces.

Cette campagne, qui avait été ouverte, se transforme progressivement en une campagne de barrières, où les droits de passage sont fortement restreints, et où l'on trouve de toutes parts des panneaux interdisant le passage. Les panneaux « no trespassing » -passage interdit- que l'on rencontre encore si souvent aujourd'hui quand on se promène dans les campagnes anglaises sont un 10


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héritage de ces campagnes de privatisations. En conclusion, on assiste au passage d'une agriculture traditionnelle basée sur un système collectif d’exploitation des terres et de partage des profits, dans des campagnes au paysage très ouvert et généralement sans clôtures, à un système de propriétés privées, où les champs et les prés sont séparés les uns des autres par des clôtures et des haies, et où les profits sont récoltés par quelques individus seulement. Je vais citer un poème de John Clare (13 juillet 1793 – 20 mai 1864), lui-même un paysan exproprié, qui a d'ailleurs fini sa vie dans un asile de fous. Je pense que ce poème illustre très bien les bouleversements sociaux et la transformation du paysage qu'ont provoqué les mouvements des enclosures. Parlant du paysage d'avant les enclosures, dans son poème « La Lande » il écrit : « nulle barrière, nulle propriété n'interdisait la vue au regard vagabond, sa seule limite était l'horizon du ciel » Je cite un second passage du même poème, un peu plus loin : « l'enclosure vint piétiner la tombe des droits du travail et fit du pauvre un esclave » Ce poème fut écrit au début du 19e siècle. La multiplication des enclosures coïncide avec le formidable développement industriel du pays. Selon certains historiens, c'est en partie sur la base de la révolution agricole qu'a pu se construire la révolution industrielle, car les nouveaux profits qu'elle généra permirent aux potentats d'investir dans les futures usines. Rousseau, dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de 1755, voit dans la propriété privée la source de toutes les inégalités. Je cite : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. » Alors quel est le rapport entre ces enclosures et les jardins paysagers ? Chronologiquement parlant, les jardins paysagers émergèrent durant les mouvements massifs d'enclosure qui accompagnèrent la révolution agricole, et ce n'est pas un hasard. 11


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L'émergence d'un mode de production capitaliste et la présence de structures proto-industrielles annonçait déjà la révolution industrielle de la seconde moitié du 18e siècle. Dans les fermes, on trouvait des micro-industries textiles, ateliers domestiques où durant les temps morts de l'agriculture, les paysans fabriquaient des textiles pour de grands négociants qui les fournissaient en matières premières, et qui vendaient ensuite cette production dans les villes. Des premières formes de mécanisation primitive se faisaient déjà jour. Ce fut en quelque sorte l'étape préalable à l'industrialisation. Ainsi, tous ces processus sont fortement intriqués : les enclosures, la production de laine, les ateliers domestiques, la mécanisation progressive des processus.... et les jardins paysagers. Car sans le mouvement des enclosures, il n'eût pas été possible de créer ces gigantesques surfaces soustraites à un usage utilitaire. La génération de profits et la privatisation des terres sont des éléments clef pour comprendre l'émergence des jardins paysagers. Comme nous venons de le voir, la majeure partie des terres privatisées fut convertie en pâturages pour l'élevage de moutons, mais en partie, ces terrains devinrent aussi les jardins que nous connaissons aujourd'hui encore. Les grands lords devaient faire étalage de leur statut et de leur puissance. Et leur capacité à soustraire des surfaces agricoles à un usage utilitaire était bien évidemment un symbole de pouvoir fort. Pour citer le célèbre historien du paysage anglais, William Hoskins, « the territorial aristocracy needed more square miles of conspicuous waste ». Il s'agissait de faire montre de sa capacité à gaspiller du terrain de façon ostentatoire. Dans cette perspective, la taille de ces gigantesques propriétés prend tout son sens. La création de ces jardins de dimensions jusque là inconnues avait été rendue possible par les actes des enclosures, qui permettaient la privatisation des terres nécessaires à leur création, et leur financement puisait en partie dans les importants bénéfices que générait l'industrie de la laine, et plus tard, les usines (on peut également mentionner les colonies comme source de richesses dans certains cas, mais c'est un sujet un peu à part que je ne vais pas aborder aujourd'hui). Il faut savoir que de gigantesques travaux de terrassements étaient nécessaires à la création des ces paysages de lacs et de collines artificiels, et que la construction de ces jardins engloutissait par conséquent des budgets pharaoniques. De même, leur entretien était très coûteux. Paradoxalement, pendant que ces jardins devenaient de plus en plus grands, la campagne alentour devenait de plus en plus étriquée et compartimentée, dans un mouvement spatial pratiquement inverse. Ce qui est ironique peut-être, c'est que les grands lords prônaient un monde sans limites, avec une ouverture infinie sur le lointain (sans doute aussi une allusion à l'empire britannique et ses colonies en pleine expansion) mais le corollaire est qu'ils avaient transformé la campagne alentour en un maillage densément compartimenté, caractérisé par des clôtures et des haies, qui de toutes parts 12


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empêchaient la libre circulation. Donc, si l'on analyse la structure globale du paysage, on assiste à l'apparition de gigantesques poches paysagères au sein de campagnes densément maillées. Si l'on regarde ce qui se passait quelques siècles auparavant, cela constitue une transformation radicale des morphologies paysagères.

Ill. 10. Jardin de Hampton court, près de Londres, 17e s.

Simplement pour mémoire, voici l'aspect que pouvaient avoir les jardins anglais avant le 18e siècle. On peut peut-être penser que c'est un jardin français. Mais c'est bien un jardin anglais, donc il faut se rappeler qu'avant l'avènement du style paysager, c'était la sévère géométrie du jardin baroque de Louis XIV qui dominait l'Europe, et l'Angleterre ne faisait pas exception à cette règle. Dans ces jardins, on ne décèle aucune irrégularité ou asymétrie. C'était l'esthétique régnante, symbole de pouvoir. Les parterres en sont l'élément principal, et partire, en latin, signifie : « diviser, séparer ». Ce sont donc des jardins subdivisés. Ces jardins compartimentés s'inséraient dans les campagnes ouvertes des openfields. Ainsi, avant le 18e, on avait des jardins très compartimentés dans une campagne essentiellement ouverte, celle des openfields, et on passe, dès le 18e, à un système spatial de jardins de type ouvert, insérés dans une campagne densément compartimentée et clôturée. Les polarités semblent s'être complètement inversées. Les jardins étaient jadis symétriques, et les campagnes ouvertes ; avec l'apparition du style paysager anglais, les jardins deviennent ouverts, irréguliers, et la campagne 13


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alentour devient clôturée et orthogonale, dans une logique rationnelle de productivité.

Ill. 11. Stowe. Temple de l’amitié.

J'aimerais à présent brièvement évoquer quelques thématiques qu'affectionnaient particulièrement les lords créateurs de jardins. On trouve dans beaucoup de ces jardins paysagers des temples de l'amitié, de la démocratie, de la liberté, car les lords et leurs amis étaient d'ardents défenseurs des nouvelles libertés acquises suite à la révolution glorieuse de 1688. Dans leurs jardins, ils mettaient en scène une campagne depuis longtemps disparue. Peut-être était-ce pour cacher la véritable campagne, qu'ils ne voulaient plus voir ? Ils n'hésitaient pas à raser des villages entiers pour créer leurs jardins ou pour dégager une belle vue - « a prospect », comme on disait- ; en expulsant ou en déplaçant les paysans dans le meilleurs de cas, mais des massacres de paysans qui n'avaient pas obéi aux injonctions de quitter les lieux sont également rapportés par les historiens. Alors de toute évidence, la liberté que prônaient ces jardins, c'était la liberté de certains, seulement....

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L'esthétique était devenue une valeur absolue. L'Arcadie rêvée ne tolérait pas la véracité d'un vrai village. A Milton Abbas par exemple, Capability Brown (le successeur de William Kent) et William Chambers, le célèbre architecte, firent raser le village existant pour le remplacer par cette scène charmante.

Ill. 12. Milton Abbas, Dorset. Village créé de toutes pièces par Capability Brown et William Chambers à la place du village existant, considéré comme étant trop peu esthétique, et gênant la vue du propriétaire.

Parfois on agrémentait aussi les scènes de jardin de faux paysans, considérés comme pittoresques... Les courbes tendres et sinueuses des jardins paysagers nous laissent facilement oublier le contexte de leur genèse. Les créateurs de ces jardins avaient recouvert la « vraie » campagne d'une nappe de « faux » paysage, pour créer des paysages plus « vrais » que nature. Mais peut-être que les notions de « vrai » et de « faux » n'ont aucun sens, puisque finalement, un paysage, c'est un paysage.

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Ill. 13. Stowe, Temple de la liberté.

Les grands lords avaient créé des univers jardiniers d'un nouveau type, mais les moutons qui ornaient leurs prairies n'étaient pas les moutons de l'Arcadie bergère, c'étaient les moutons de l'industrialisation. Déjà en 1516, Thomas More avait écrit dans Utopia : « Vos moutons, que vous dites d'un naturel doux et d'un tempérament docile, dévorent pourtant les hommes… ». Ce troublement des sens, que l'on avait déjà ressenti avec l'effacement des limites entre jardin et paysage, semble s'élargir à tous les éléments du jardin (y compris les éléments vivants), qui ne semblent plus que des formidables coulisses, tentant peut-être de faire oublier une industrialisation, qui inexorablement, suivait son cours. Car au loin (et je cite Emile Verhaeren), on entendait déjà « les bras hagards et formidables des machines ». J'ai essayé de brièvement mettre en lumière les processus d'anthropisation, d'humanisation et d'hominisation à l’œuvre dans les campagnes anglaises aux 18e et 19e siècles. Ces processus nous ont laissé des œuvres qui figurent sans doute parmi les plus belles et les plus poétiques de l'histoire des jardins, mais, et mon titre l'a suggéré, ces Arcadies n'étaient heureuses que pour certains, pour d'autres, en revanche, elles furent cruelles, voire mortifères.

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