Gestalt, perception et relation au monde / Perrine Michon

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Séminaire « Mésologiques » - A. Berque 22 janvier 2016 Perrine Michon Maître de conférences en géographie - urbanisme Lab’Urba (EA 3482) Université Paris Est-Créteil « Gestalt, perception et relation au monde »

L’enjeu de cette intervention est d’interroger l’approche originale des relations organismeenvironnement proposée par la gestalt-thérapie, courant né aux Etats-Unis dans les années 1950, fondé par Fritz Perls, s’inspirant de la psychanalyse, de la phénoménologie et de l’existentialisme, et qui cherche à éclairer le mouvement de rencontre, de contact entre l’organisme et son environnement. Résolument inscrite dans une optique sensible et dynamique, qui privilégie le ressenti et la perception corporelle, la gestalt s’intéresse aux processus par lesquels les formes se construisent et se déconstruisent (de « gestalten », mettre en forme, donner une signification) à l’occasion du contact entre l’organisme et l’environnement. Une « gestalt » serait ainsi une forme structurée, complète, qui émerge, dans un « champ », et sur un fond et prend un sens pour le sujet qui perçoit. Cette approche sort de la description habituelle d’un sujet dans son environnement pour mettre en lumière le processus d’interrelation, ce qui se passe entre le sujet et son environnement. Elle abandonne le schéma classique et statique, de la séparation entre l’interne et l’externe, entre moi et autrui pour s’intéresser aux dysfonctionnements du contact, aux mécanismes de régulation mis en place et à l’ajustement permanent entre un individu et son environnement. L’enjeu de cette communication serait de montrer en quoi la gestalt propose une manière de penser et de poser les rapports de l’homme à son environnement qui promeut une approche sensible et dynamique des rapports organisme/environnement, qui finalement n’est pas sans rappeler l’approche mésologique telle qu’elle est proposée par Augustin Berque pour penser les rapports homme/environnement et les modalités d’instauration d’un milieu.

Perrine Michon – Gestalt, perception et relation au monde (Séminaire A.B erque – EHESS – 22 janvier 2016)

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La gestalt-thérapie est une démarche qui s’inscrit dans le champ des psychothérapies qui se sont construites dans le courant du XXème siècle, en s’inscrivant dans une filiation, mais aussi dans un positionnement critique, par rapport à la psychanalyse. Le terme de gestalt-thérapie présente une double difficulté sémantique qui a peut-être contribué à « intriguer et à diffuser un halo mystérieux qui attise la curiosité sans dévoiler clairement son identité » et qui explique en partie que la « Gestalt-thérapie est devenue une approche de référence plus connue sur le terrain que dans les universités1 ». - Comme la moitié germanique de son nom l’indique, de manière sans doute peu parlante pour les non-germanophones, la gestalt-thérapie s’intéresse à la forme, à la figure qui prend forme (« gestalt » : substantif du verbe gestalten qui signifie « prendre forme, se crée, s’organiser » ). - C’est là que réside la seconde difficulté linguistique – au-delà de l’absence de traduction du terme : ce terme de « gestalt » enferme dans l’immobilité d’un mot, l’idée d’un mouvement, d’un processus incessant. La Gestalt-thérapie est une démarche thérapeutique qui prend soin de la forme qui apparaît dans la rencontre entre le patient et le thérapeute, elle s’intéresse à la forme qui émerge, et l’objectif est de remettre en mouvement des formes figées (enfermées dans une répétition incessante – les gestalts inachevées) et de rendre à nouveau ou davantage fluides les échanges entre l’organisme et l’environnement – pris dans une acception très large pouvant aller de l’air que l’on respire à autrui. Le choix de conserver le terme allemand de gestalt (qui a fait l’objet de débat par les fondateurs de ce courant) inscrit ce courant dans une référence à la gestalt-pyschologie (lapsychologie de la forme) et la gestalt-théorie qui fonde le positionnement différencié d’avec la psychanlayse Toutefois, au-delà de la méthode et des outils d’ordre thérapeutique, la proposition gestaltiste et la posture gestaltiste qui découlent de cette théorie, peuvent aussi être prises et comprises comme une invitation à repenser le rapport de l’homme au monde. Le postulat premier, au cœur de cette approche, pose l’indissociabilité de l’organisme et de l’environnement : ce faisant, il permet d’envisager le contact entre l’homme et l’environnement comme un processus permanent, dynamique et consubstantiel de l’identité et surtout de la construction de l’individu. C’est ce mouvement permanent de transformations, d’adaptations, de modifications et d’ajustements incessants qui façonnent l’individu, et qui en retour ont également un impact sur l’environnement. Ce postulat à l’aune duquel le rapport homme/environnement peut être repensé nous invite à un triple changement de paradigme en permettant d’éclairer d’une autre manière notre rapport à l’environnement, à l’autre, et à soi-même.

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Chantal Masquelier-Savatier, La Gestalt-Thérapie, QSJ, PUF, Paris, 2015

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I. Les apories du monde post-moderne ? a. Aporie environnementale Dans un ouvrage salué comme « véritablement original » et audacieux par la revue Science, paru en 1996 et publié en français en 2013 aux Editions La Découverte sous le titre Comment la Terre s’est tue. Pour une écologie des sens (The spell of the sensuous), le philosophe et écologiste américain David Abram (qui a occupé la chaire « Arne Naess in Global justice and the Environment » de l’Université d’Oslo en 2014) cherche à comprendre : « comment il se fait que les arbres en nous parlent plus ? que le soleil et la lune se bornent désormais à décrire en aveugle un arc à travers le ciel ? et que les multiples voix de la forêt ne nous enseignent plus rien » Dans ce livre qui cherche à rétablir une symbiose perdue entre nos sens et le monde – rupture qui pour David Abram est de l’ordre d’une brutale mutation écologique – David Abram cherche à expliquer le processus par lequel la civilisation s’est refermée sur elle-même, s’est isolée de la « terre qui respire ». Il part du constat que nous sommes aujourd’hui « apparemment tellement étrangers aux étoiles, tellement isolés, sans lien avec le monde du faucon et de la loutre et du rocher » (p.333), nous nous sommes coupés de nos repères sensuels, des autres animaux et de la terre animée. Son objectif est de réactiver et d’enraciner de nouveau l’expérience humaine au sein d’une écologie plus vaste. L’esprit humain n’est pas une réalité d’un autre monde qui viendrait se loger dans notre physiologie. Il est plutôt instillé, suscité par le champ sensoriel lui-même, induit par les tensions et les participations entre notre corps et la terre animée. « Les volutes invisibles des odeurs, les rythmes des grillons, le mouvement des ombres, tout cela, en un sens, constitue le corps subtil de nos pensées. Nos propres réflexions font partie, pourrait-on dire du jeu de la lumière et de ses réflexions. La vie intérieure, qu’est-ce ? si ce n’est le ciel dense. » Reconnaître de tels liens entre le monde psychologique intérieur et le monde que nous percevons autour de nous, permet de commencer à tourner le dedans-dehors, à libérer la psyché de son emprisonnement à l’intérieur d’une sphère purement humaine, à laisser notre capacité de sentir faire retour au monde sensible qui nous inclut. L’intelligence n’est pas exclusivement la nôtre, c’est une propriété de la terre ; nous sommes en elle, immergés dans ses profondeurs. Et de ce fait, chaque lieu, chaque écologie semblent posséder leur intelligence particulière, leur propre dialecte de sol, de feuilles, et de ciel. « Chaque lieu possède son propre esprit, sa propre psyché. Le chêne, l’arbousier d’Amérique, le sapin de Douglas, la buse à queue rousse, la veine de serpentine dans le grès, le type de relief, les pluies abondantes en hiver, le brouillard océanique en été, les saumons bondissants – tout cela, ensemble, compose un état d’esprit particulier, une intelligence spécifique au lieu partagée par les humains qui y demeurent mais aussi par les coyotes qui jappent dans ces vallées par les lynx et les fougères et les araignées, par tous les êtres qui vivent et vont chacun son propre chemin dans cette zone. A chaque lieu sa propre psyché. A chaque ciel son propre bleu. » (p. 334) Ce point de départ me permet d’aborder la démarche de la gestalt-thérapie dont l’approche de la relation entre l’organisme et l’environnement ouvre des pistes précieuses et fécondes me semble-t-il pour toute personne ou toute discipline intéressée par la question des relations homme/milieu.

b. Aporie politique

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II.

La posture gestaltiste : une autre manière d’être au monde

La gestalt propose une nouvelle intelligence relationnelle avec notre environnement en déplaçant la focale de l’individu, ou de l’environnement, sur le contact entre l’organisme et l’environnement, contact qui est analysé et décrypté à travers le « cycle du contact », appelé par F. Perls et Paul Goodmann dans l’ouvrage théorique qui fonde l’approche gestaltiste : « la théorie du self ». Cette posture qui décentre le regard du sujet en soi, ou de l’environnement pris en soi comme un objet (ou un sujet) d’étude, permet d’envisager d’autres modalités relationnelles entre un individu et un environnement et invite à s’intéresser davantage à la relation et aux interactions qui se jouent entre eux, dans une optique sans cesse mouvante et dynamique.

Dans une approche thérapeutique, ce sont ces interruptions ou ces altérations du contact qui feront l’objet de l’attention du thérapeute: la gestalt-thérapie considère que la pathologie résulte des interruptions, ou des dysfonctionnements du contact entre organisme et environnement et que ce sont sur ces interruptions ou inhibitions du contact que le regard du thérapeute et le travail thérapeutique vont porter. L’objectif sera alors, dans un travail de co-construction entre le gestalt-thérapeute et le patient, de remettre en mouvement des formes de contact figées, afin que puisse s’opérer, de la manière la plus fluide possible, ce mouvement permanent de contact et d’ajustement entre l’organisme et l’environnement, qui est au cœur même de la croissance de l’individu. « La Gestalt-thérapie s’occupe de la thérapie de la « gestalt », c’est-à-dire qu’elle donne du soin à la « forme » : elle vise la mise en mouvement des formes figées pour fluidifier l’échange entre l’organisme et l’environnement. La Gestalt-thérapie ne s’occupe pas du psychisme, en tant qu’entité préexistante, mais elle s’intéresse à l’expérience de contact, dans l’hypothèse où la sédimentation des expériences est 2. »

a. Historique et fondements La gestalt-thérapie est un courant qui s’est construit en réaction et en opposition à la psychanalyse. Créée par Fritz Perls, psychiatre et psychanalyste allemand, disciple puis dissident de Freud et par son épouse Laura Perls, danseuse et docteur en psychologie, le courant de la gestalt-thérapie nait réellement aux Etats-Unis où les Perls émigrent dans les années quarante après être passés un temps 2

C. Masquelier-Savatier, La Gestalt-Thérapie, QSJ, PUF, Paris, 2015, p. 3

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par l’Afrique du Sud. C’est là que se constitue ce que l’on a appelé « le groupe des 7 », groupe à la réflexion prolifique, constitué d’intellectuels d’horizon divers, qui se retrouvent autour des Perls. De cette réflexion collective et co-construite naîtront les bases pratiques et théoriques de la Gestalt qui seront mises en forme en 1951 dans un ouvrage collectif, intitulé Gestalt-thérapie, nouveauté, excitation et développement2, coécrit par F. Perls, R. Hefferline et P. Goodman. La gestalt-théorie (ou psychologie de la forme), théorie très prégnante en Allemagne au début du XXème siècle, à la suite notamment des travaux de Franz Brentano et de son élève Christian von Ehrenfels, constitue également un cadre référentiel fort qui sous-tend l’approche et la proposition gestaltiste.

b. La gestalt-théorie L’étude de la perception est un champ de recherche très actif au début du XXème s dans les pays germaniques, autour de l’école autrichienne de Graz (vers 1912) d’où émaneront les foyers de Berlin et Francfort. Ces recherches soulèvent le problème de la part respective du physiologique et du psychologique dans l’appréhension du monde. 2 tendances s’opposent à propos de la perception : - la tendance associationniste et élémentariste : pensée scientifique pour qui la perception procède des détails vers une vue d’ensemble. Le fait que le paysage soit perçu comme un tout vient de la capacité physiologique à associer et à organiser les éléments entre eux : la synthèse se produit grâce à l’intégration dans le cerveau - la tendance de la gestalt-théorie formule l’hypothèse inverse : le paysage est unifié non par le résultat d’opérations élémentaires, mais un principe premier qui agit à l’instant même de la perception. Ce principe unitaire est appelé « forme », « gestalt ». Cette unité ne saurait être le produit d’associations cérébrales mais celle d’un acte psychologique qui produit la vision unifiée du paysage Ehrenfels part de la perception du triangle pour démontrer la constance de la forme La forme qui apparaît n’est pas décomposable en éléments. Cette loi de constance est essentielle (la configuration triangulaire persiste quelque soit la taille respective de chaque côté et l’ouverture de chaque angle) Ex : musique : c’est la forme globale de la mélodie qui compte et pas la juxtaposition chaque note. Mélodie est reconnaissable même transposée dans une autre tonalité

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La perception passe par la reconnaissance de la globalité et non pas par une addition de détails. Le principe fondamental énoncé par Ehrenfels est : - celui de l’unité : « le tout est une réalité différente de la somme de ses parties » - complété par le principe de la prégnance : tendance spontanée à percevoir et à s’orienter vers de « bonnes formes » dans un mode optimal de l’adaptation à l’environnement. La loi de la bonne forme : loi principale dont les autres découlent : un ensemble de parties informe (comme des groupements aléatoires de points) tend à être perçu d’abord (automatiquement) comme une forme, cette forme se veut simple, symétrique, stable, en somme une bonne forme. Ces travaux marquent le départ d’une série de recherche en Allemagne dans le courant de la Gestaltthéorie dont les ppx représentants qui fondent l’école de Berlin sont : W. Khöler (1887 – 1967), K. Koffka (1886-1941), M. Werthheimer (1880-1943) Selon cette école, l’organisation de la perception se fait selon 7 critères dits lois de Wertheimer :  

  

La loi de la proximité : les éléments tendent à se regrouper et s’organiser (verger): nous regroupons les points d’abord les plus proches les uns des autres. La loi de similitude : tendance à regrouper des éléments semblables (les arbres fruitiers): si la distance ne permet pas de regrouper les points, nous nous attacherons ensuite à repérer les plus similaires entre eux pour percevoir une forme. La loi de continuité : des points rapprochés tendent à représenter des formes lorsqu’ils sont perçus, nous les percevons d’abord dans une continuité, comme des prolongements les uns par rapport aux autres. Loi de symétrie : figures symétriques ou géométriques sont perçues plus spontanément que les autres La loi de clôture : une forme fermée est plus facilement identifiée comme une figure (ou comme une forme) qu’une forme ouverte. La loi de destin commun : des parties en mouvement ayant la même trajectoire sont perçues comme faisant partie de la même forme. L’ensemble des éléments est soumis aux mêmes pressions externes Loi d’orientation : les éléments sont rassemblés dans une finalité commune

Pour comprendre un comportement ou une situation, il importe donc, non seulement de les analyser, mais surtout, d'en avoir une vue synthétique, de les percevoir dans l'ensemble plus vaste du contexte global, avoir un regard non pas plus « pointu » mais plus large : le « contexte » est souvent plus signifiant que le « texte ». « Com-prendre » c'est prendre ensemble.

c. La théorie du self et le cycle du contact Le texte fondateur de Perls, Hefferline et Goodman, propose une conception radicalement nouvelle des rapports entre l’individu et le monde en postulant l’indissociabilité de l’organisme et de

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l’environnement : organisme et environnement sont de manière première, permanente et non intentionnelle en contact. Ils abandonnent le schéma statique et binaire de la séparation entre l’interne et l’externe, entre moi et non-moi et donc entre moi et autrui, ou entre l’individu et l’environnement pour proposer une

vision

fondée

sur

l’indissociabilité

organisme/environnement

et

pour

s’intéresser

essentiellement au contact entre ces deux instances plutôt qu’à l’une ou l’autre de celles-ci. Cette rencontre permanente et mouvante entre l’organisme et l’environnement, ce système de contact perpétuellement en cours est appelé « self » dans la théorie élaborée de manière collaborative et conjointe par les « pères fondateurs » de la gestalt-thérapie.

« Appelons self le système de contacts à tous les instants. En tant que tel, le self varie avec souplesse : ses variations suivent les besoins organiques dominants et la pression des stimuli de l’environnement. C’est le système de réponses ; il diminue pendant le sommeil, lorsque le besoin de réponse se fait moins sentir3. » La théorie du Self sort de la description habituelle d’un sujet dans un environnement pour s’attacher à mettre en lumière ce qui se passe entre le sujet et son environnement - sans préjuger à l’avance de ce qui appartient au sujet et de ce qui relève de l’environnement – à l’occasion de ce processus permanent, sans cesse mouvant et changeant de contact. Le self est ce système de contacts à tous les instants.

Ce n’est donc pas une entité qui serait cernable et localisable : il n’a pas d’existence propre que ce soit sur le plan spatial ou temporel : il est « le contact en train de se produire4 ». Le self ne désigne donc pas le sujet ou la personne, il est le processus en action entre organisme et environnement.

La difficulté est donc d’en parler puisque le fait même de vouloir le nommer, l’observer ou l’analyser dans le cadre d’un travail thérapeutique risque de l’arrêter, de le figer, de l’enfermer dans une acception limitée alors que c’est un processus temporel. Le self n’est pas une réalité pré-existante qui se révélerait à l’occasion du contact, c’est le fait même de contacter.

Cette expérience de contact à tous les instants est au fondement de la proposition gestaltiste5.

Frederick S. Perls, Paul Goodman et Ralph Hefferline, Gestalt-thérapie, l’Exprimerie, Bordeaux, 2001 (1re éd. 1951), 352 p., p. 58 4 C. Masquelier-Savatier, La Gestalt-Thérapie, QSJ, PUF, Paris, 2015, p. 63 5 La gestalt-thérapie est aussi appelée la thérapie du contact 3

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Ce processus est appelé cycle du contact ou séquence de contact (le terme de cycle rendant compte de cette idée de mouvement perpétuel mais induisant le présupposé de la nécessité de boucler ou d’achever ce contact – une gestalt – alors que bien souvent il va y avoir interruption ou altération du contact et ce sont sur ces blocages que le thérapeute gestaltiste va faire porter son attention.)

La séquence peut se découper en 4 phases : -

le pré-contact

-

la mise en contact

-

le plein contact

-

le post-contact

ex : Faim /identification : Pomme / agression, mastication / digestion

1ère phase : Le pré-contact (Mode ça) Cette phase est celle de l’émergence du « besoin » à partir des sensations corporelles. Le terme besoin englobe tout ce qui met en mouvement (appétit, curiosité, pulsion, désir, peur). Une gestalt émerge du fond indifférencié pour prendre progressivement une forme susceptible de déclencher un « aller vers » l’environnement. L’organisme est poussé vers quelque chose sans savoir à l’avance « ni quoi, ni qu’est-ce ». Il n’y a pas dans cette phase forcément encore de conscientisation de la nature ou de l’objet du besoin. L’émergence de ce ressenti nous agit et nous agit dans le contact. Parfois c’est l’environnement qui perçoit ces signes en premier, avant que l’organisme n’en prenne conscience (le thérapeute observe les signes du phénomène, peut oser une hypothèse).

Puis, toujours dans cette phase de pré-contact, l’organisme/individu va nommer (avec une possibilité de se tromper ex : mal au ventre : j’ai faim / j’ai peur : on va mal s’orienter : aller ouvrir le frigidaire /au lieu d’aller travail à finir sa communication). Des altérations de contact vont pouvoir se produire dans cette phase d’orientation. J’exprime à l’environnement ce qui se passe pour moi : je mets des mots, je communique à l’environnement à propos de mon ressenti, sur la base de cette émergence phsyio-corporelle (Mode ça)

2ème phase : la mise en contact (mode Moi) L’émergence de la figure, une fois identifiée, fait monter l’excitation nécessaire à l’orientation de l’organisme dans l’environnement. Cette phase d’exploration permet l’examen des ressources environnementales. Il s’agit d’identifier et d’aliéner (au sens d’écarte, de renoncer à ) toutes les possibilités pour effectuer un choix.

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Procéder aux identifications et aliénations met au travail la fonction Moi (Je) La transition entre le pré-contact et la mise en contact requiert une rotation de l’organisme vers l’environnement : il faut se décentrer d’ici (sensations) pour aller là-bas (vers l’entourage).

3ème phase : le plein contact (Mode Moyen) L’environnement regagne le fond pour faire place à l’objet, à la figure choisie, qui a émergée et a été identifiée. La mobilisation globale engage la motricité pour tendre vers l’objet sélectionné. Etablir un plein contact, nécessite un lâcher-prise pour s’immerger totalement dans un moment de symbiose ou de rencontre. Les frontières sont abolies. S’il s’agit de relations interpersonnelles, c’est le moment du « Nous ». Ce moment n’est pas forcément agréable : il peut s’agir d’un nous amoureux ou affectueux mais aussi d’un nous conflictuel Ex : si j’ai choisi d’aller au frigidaire : il n’y a plus que lui ds l’environnement

4ème phase : le post-contact (Mode personnalité) Cette dernière phase est le retrait qui permet l’assimilation de la nouveauté. La figure traitée au cours de la phase précédente se dissout progressivement. Ce « point zéro » est un état où il n’y a plus ni figure, ni fond. Phase de l’indifférence créatrice (Friedlaender) / du vide fertile de la pratique bpuddhiste-zen. L’organisme digère l’expérience vécue pour l’intégrer. Le vide créateur succède au retrait et ouvre à une nouvelle sensation. Chaque gestalt en alimente une autre 

« C’est le contact qui est la réalité première la plus simple »

Dans la proposition gestaltiste, ce système de contact est premier : tout organisme, du fait d’exister, est en contact avec l’environnement. « C’est le contact qui est la réalité première la plus simple6 »

Quelles que soient les modalités, il y a donc, toujours contact entre l’organisme et l’environnement. L’individu est toujours en contact qu’il le veuille ou non. Le contact n’est pas intentionnel : tout organisme est nécessairement en contact avec son environnement, c’est un état de fait (voire un état d’être). En ce sens, le contact est premier, anobjectal, et précède la relation. Selon Jean-Marie Robine, le contact est l’expérience première :

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F. Perls, op. cit. p. 49

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« Le contact ne désigne pas encore la relation mais simplement ce qui articule le sujet avec ce qui est non-moi, humain ou objectal7 » L’approche gestaltiste en se focalisant sur le self, ce processus temporel toujours à l’œuvre, insiste sur cette expérience originaire : le contact est l’expérience première, inévitable, car l’organisme est continuellement en train de contacter l’environnement Exemple : Un nourrisson dans son berceau est dès la première seconde de sa vie en contact avec l’environnement : le cri poussé à la naissance, observé par le corps médical comme un signe de bonne santé et de bon déroulement de la naissance, peut être considéré comme le premier signe –ex-utero – de cette indissociabilité organisme/environnement et de ce contact préexistant et premier avant toute expérience et toute relation : c’est l’air qui en s’infiltrant dans les poumons du nouveau-né le fait crier dès l’instant où il apparaît dans son nouvel environnement de vie. Cette approche et cette conception interactionniste rejoignent celles de Winnicott et sa conception du bébé : « Un bébé en lui-même n’existe pas, il y a un bébé et quelqu’un avec lui » (1964) : la dépendance visible, manifeste et qui s’impose avec force entre le nouveau-né et son environnement illustre le système d’échanges continus et continuels qui vont se poursuivre à chaque instant de la vie, entre organisme et environnement. 

Le contact est ce qui permet la croissance

Cette expérience de contact à tous les instants, est « au cœur de l’humanité et de la croissance. (…)Tout organisme est en relation avec un environnement et aucun organisme ne subsiste sans échange 8 ». Ce processus de contact est vital : il est ce qui permet à l’organisme de survivre et de grandir. « L’organisme survit grâce à l’assimilation de la nouveauté, au changement, au développement9 ». Il y a un double mouvement permanent entre l’organisme et l’environnement : à chaque instant : -

j’impacte l’environnement/l’autre

-

et l’autre/l’environnement m’impacte en retour.

Exemple : Le processus de la respiration illustre ce double mouvement qu’entretiennent l’organisme et l’environnement dans une relation d’interaction constante dans laquelle chacun modifie l’autre dans un mouvement d’aller-retour permanent : ainsi l’air que je respire me transforme grâce à l’oxygène que j’absorbe et en retour je modifie cet air en rejetant, lors de l’expiration, du CO2. Pour Perls, le mouvement premier et fondamental chez l’être humain est un mouvement de contact, d’aller vers, de déplacement de l’organisme vers l’environnement : pour Perls, ce mouvement de contact, de rencontre entre l’organisme et l’environnement au cours duquel l’organisme va prélever et détruire quelque chose de l’environnement qui va le transformer et qui en

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Jean-Marie Robine, « Le contact, expérience première » in Gestalt-thérapie, la construction du soi, L’Harmattan, Paris, 1998 8 C. Masquelier-Savatier, La Gestalt-Thérapie, QSJ, PUF, Paris, 2015, p. 61 9 F. Perls, op. cit. p. 52

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retour va transformer l’environnement, est premier et plus fondamental que les pulsions de vie et de mort et le refoulement dans l’inconscient, mis en avant par l’approche freudienne et la psychanalyse10.

Ce processus de contact est continuellement actif et fortement mobilisé car l’environnement est perpétuellement changeant. Pour s’adapter à ces mouvements incessants de l’environnement, l’individu développe un certains nombres d’ajustements, qualifiés de créateurs ou de conservateurs – sans que l’un ou l’autre de ces qualificatifs ne comportent de connotation de valeur ou de jugement. -

Un ajustement conservateur peut être parfaitement adapté à certaines circonstances.

-

Il devient invalidant, et pourra faire l’objet d’un travail en thérapie, s’il persiste dans le temps ou s’il se systématise à tout ou partie des nouvelles situations rencontrées.

-

L’ajustement créateur consiste à inventer de nouvelles formes d’être en contact, à imaginer de nouvelles modalités d’être au monde.

Cet équilibre entre les ajustements est la fonction essentielle du self : « la fluidité entre la conservation et la création est indispensable. Un ajustement créateur sans ajustement conservateur aboutirait probablement à des formes d’hystérie, de manie ou de folie. Un ajustement conservateur tout seul pourrait conduire à la dépression » (QSJ p. 66) 

La frontière-contact : le lieu métaphorique de ces échanges entre organisme et environnement

La proposition gestaltiste pose donc comme principe premier de l’existence et de la croissance l’indissociabilité organisme/environnement qui engendre un contact permanent mais sans cesse changeant, mouvant et éphémère entre l’organisme et l’environnement. Ce processus perpétuellement à l’œuvre de contact se fait à la frontière-contact, lieu métaphorique de ces interactions constantes entre l’organisme et l’environnement

Le self peut même être conçu comme « la frontière-contact à l’œuvre » « Le self est la frontière-contact à l’œuvre ; son activité consiste à former figures et fonds11 » Selon Perls :

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Frederick Salomon Perls, Le Moi, la faim et l'agressivité, Tchou, 1978, 334 p Op. cit. p. 58

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« L’étude du fonctionnement humain ne peut se faire qu’en tenant compte du milieu dont il fait partie. La psychologie consiste à observer ce qui se passe à la frontière-contact entre l’individu et l’environnement : c’est là, à la limite entre les deux, que les événements psychologiques ont lieu. Nos pensées, nos actions, nos comportements, nos émotions sont différentes manières de vivre ces événements qui se passent en lisière, au point de contact12 »

La frontière-contact simultanément relie et différencie. Exemple : Elle peut ainsi être comparée à la peau, seul organe sensoriel qui implique le passif et l’actif : on ne peut toucher sans être touché alors qu’on peut voir sans être vu ou entendre sans être entendu. Comme la peau, la frontière-contact est cet espace non matérialisable qui est à la fois la limite entre moi et non-moi, et la zone d’échange entre l’interne et l’externe. L’image de la peau illustre bien, ce double mouvement de soi vers le monde et du monde vers soi qu’implique la frontière-contact. Le toucher qui contacte et ouvre au monde, en même temps contient et sépare du monde. Le self, ou le système de contact, est défini par Perls comme « le toucher touchant quelque chose » (p. 217) Mais l’ambigüité de ce concept consiste dans le risque de matérialiser une frontière. En parler comporte le risque de la rigidifier, de la fixer, d’arrêter le mouvement alors-même que la frontièrecontact a une dimension spatio-temporelle sans cesse mouvante. Ce lieu métaphorique est peut-être le concept le plus subtil et le plus difficile de la Gestalt-thérapie. La frontière-contact est un espace virtuel, symbolique où s’exprime le processus de contact entre l’organisme et l’environnement : elle n’existe pas seule ou en soi, elle se co-construit dans l’échange entre l’organisme et l’environnement : c’est donc un espace et un temps virtuel : c’est le lieu et le moment où l’organisme contacte l’environnement et est contacté par lui. 

La Gestalt-thérapie : une thérapie du contact

L’objet de la gestalt-thérapie va être de s’occuper des variations du self, c’est-à-dire des modalités du contacter, de la manière dont l’organisme et l’environnement entrent en contact. L’objet de la Gestalt-thérapie va dès lors être la forme que prend la rencontre entre l’organisme et son environnement, la figure qui émerge dans l’instant, et les modalités de ce contact. Ce qui intéresse la Gestaltthérapie ce n’est pas tant la forme aboutie, la figure sur le fond, nommée gestalt, mais le mouvement du rapport figure/fond, le processus par lequel les formes se construisent et se déconstruisent, qui parlent d’une (ou de plusieurs) manières d’être au monde. La Gestalt-thérapie va s’intéresser à la manière de contacter, au mouvement du contacter. A la différence d’autres approches qui tentent d'expliquer le psychisme en termes statiques, la Gestalt-thérapie se situe dans une optique dynamique. Elle s'intéresse au mouvement, à l'ajustement permanent entre un individu et son environnement. Face aux modifications de l’environnement, l’ajustement est à renouveler sans cesse. Ainsi, le gestalt-thérapeute se centre sur le processus, plus que sur le contenu, c’est-à-dire le « comment » plutôt que le « pourquoi ». La démarche se distingue ainsi de celle de la psychologie freudienne qui cherche à analyser la psyché et la localise à l’intérieur de la personne pour se focaliser sur le processus de contact entre l’individu et l’environnement et sur les différentes modalités d’être au monde de l’individu dans un environnement donné. Appelée Thérapie du contact, la Gestalt-thérapie s’intéresse d’abord à ce contact, toujours présent, toujours actif, selon des modalités variées, plus ou moins intenses, plus ou moins fluides. Le gestalt-thérapeute va travailler sur la qualité de ce contact, sur la forme qu’il prend les ajustements à l’œuvre et les dysfonctionnements qui peuvent altérer ce contact, l’objectif du travail thérapeutique étant de tenter de (re)mettre du mouvement lorsque la forme est figée ou répétitive.

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Fritz Perls, Manuel de Gestalt-Thérapie, ESF, Paris, 2003, p. 34, traduction de The gestalt approach, 1973

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III.

Une approche qui propose une triple refondation de la relation…

Le postulat de l’approche gestaltiste qui pose l’indissociabilité organisme/environnement et qui fait de cette relation un des fondements de la croissance de l’individu invite, comme me semble-t-il la mséologie, finalement à repenser le rapport de l’homme au monde et à envisager une troisième voie entre une approche fondée sur l’individu – qui pourrait être celle des sciences sociales – ou une approche axée sur l’environnement – qui pourrait être celle des sciences du vivant ou encore des approches écologiques / écologistes. Une voie finalement mésologique

La proposition gestaltiste en invitant à se focaliser sur le cycle du contact et en posant comme postulat l’indissociabilité organisme/environnement invite à un changement de paradigme dans notre acception tant de l’individu que de l’environnement. Elle vient bousculer nos habitudes et nos schémas de pensées en proposant une lecture dynamique et non pas statistique et en portant la focale non pas de manière binaire ou duale sur l’un des deux objets (l’individu ou l’environnement) mais sur la relation qui les unit. C’est en cela que l’on peut voir des ponts entre cette approche largement empirique et pragmatique et la conception de la mésologie telle que l’a développé Augustin Berque qui en fondant cette étude des milieux propose là aussi de porter le regard et l’analyse sur les modalités de perception de l’environnement par un individu et de s’intéresser avant tout à « l’en tant que » de la relation (une montagne perçue en tant que ressource, que contrainte, que lieu de poésie, de contemplation, de support pictural…) a. …. à l’environnement La proposition gestaltiste qui pose l’indissociabilité organisme/environnement et qui fait du contact l’expérience première et inévitable modifie en profondeur le rapport potentiel que l’on peut construire avec l’environnement si l’on adopte cette proposition et ce postulat. « L’homme est inséparable de son environnement. Il appartient au monde qui l’inclut. Il influence autant qu’il est influencé. Organisme et environnement sont indissociables, tel est le message essentiel de la Gestaltthérapie13. » La rencontre entre l’organisme et l’environnement crée un champ organisme/environnement qui forme un tout indissociable14

Chantal Masquelier-Savatier, Comprendre et pratiquer la Gestalt-thérapie, InterEditions-Dunod, 2015 (1re éd. 2008), 304 p. 14 Les fondateurs de la gestalt-thérapie se sont inspirés et ont intégré la perspective de champ, élaborée par Kurt Lewin, dans sa réflexion sur la dynamique de groupe 13

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L’ouvrage de base des « pères fondateurs » qui fonde l’approche gestaltiste démarre par la notion de « champ organisme/environnement ». Cette notion définit l’interaction de l’organisme et de l’environnement à l’œuvre dans toute fonction vitale : « Cela n’aurait pas de sens, en effet, de parler d’un animal doté d’un système respiratoire sans prendre en considération l’air et l’oxygène qui l’entourent. Ou de parler d’alimentation sans mentionner les aliments ; ou de la vue sans évoquer la lumière ; ou de locomotion sans la gravitation et le sol où l’on pose ses pieds ou de parole sans qu’il y ait d’interlocuteurs » (PHG, p. 50) Le contact qui est premier, non volontaire, non intentionnel et qui par conséquent ne relève pas d’un choix suppose corrélativement qu’il y a toujours de l’environnement, toujours du non-moi, autour de moi. Même seule sur une île déserte, il y a toujours un contact non évitable entre l’île et moi. Où que je sois, il y a toujours le soleil qui me chauffe la peau, le sol qui me porte, l’air que je respire et ces interactions vont être à l’origine de contacts permanents, mouvants, fluctuants qui constituent possiblement une modalité première et fondamentale de la relation homme/environnement15. L’hypothèse de base de la Gestalt-thérapie est que l’homme est inséparable de l’environnement. Il appartient au monde qui l’inclut et entretient un rapport permanent dans un échange alterné qui ne s’interrompt jamais. L’homme influence son environnement en même temps qu’il est influencé. Organisme et environnement sont donc indissociables.

Dans cette acception, on voit donc que l’externalisation ou l’objectivation de l’environnement comme quelque chose d’extérieur à soi, d’objectivable, voire de réifiable et donc de mesurable ou de maîtrisable est incompatible avec ce paradigme. Cette proposition apparemment simple implique un bouleversement en profondeur de nos schèmes et nos catégories de pensées. La conception unitaire du champ organisme/environnement vient bousculer la conception dualiste traditionnelle d’un individu séparé de l’environnement. Elle rend inopérante l’acception qui tend à voir l’individu comme une entité isolée soumise à des aléas extérieurs, en provenance de son environnement autant qu’elle ébranle la possibilité pour l’individu de considérer son environnement comme un réservoir, un stock de ressources, une entité dont il pourrait se rendre maître et possesseur. La théorie du self sort de la description habituelle d’un sujet dans un environnement, pour s’attacher à mettre en lumière ce qui se passe entre le sujet et son environnement, sans préjuger à l’avance de ce qui appartient au sujet et de ce qui relève de l’environnement.

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Dans l’approche thérapeutique, on envisage souvent l’environnement comme l’autre et il s’agit bien sûr souvent d’aller regarder et travailler la qualité du contact, la capacité à être en contact avec l’autre et les altérations possibles de ce contact. Mais l’acception de l’environnement dans la proposition de lecture gestaltiste de notre rapport au monde ne résume pas l’environnement à l’autre et à l’humain et englobe une acception bien plus large de l’environnement : l’étude du contact, de la rencontre entre l’organisme et l’environnement balaie un spectre qui va de l’environnement biophysique à l’altérité humaine.

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b. … à l’autre 

La prise en compte de l’impact inévitable que j’ai sur l’autre et que l’autre a sur moi

Le paradigme du champ, créé ipso facto par la rencontre organisme / environnement, constitué de différents éléments qui vont interagir entre eux sans que cela soit possible de savoir par avance et avec certitude quelle est la forme qui va émerger de ce champ, quelle figure va se dessiner, qui sera singulière, unique et éphémère à chaque contact entre l’organisme et l’environnement, pose comme dimension corrélative concernant autrui la conscience et la conscientisation que à partir du moment où j’existe, j’impacte l’autre. Quoique je fasse, quel que soit le positionnement de mon acte sur un gradient allant du plus visible au moins visible du plus intrusif au moins repérable, j’impacte l’autre et l’autre m’impacte. L’homme influence son entourage en même temps qu’il est influencé : à la fois affectant et affecté, il est nécessairement en contact avec autrui. 

La réduction phénoménologique : la réalité est de manière intrinsèque et indépassable différente pour l’autre

Le champ organisme/environnement est un champ phénoménal « irréductible aux données objectives qui le constituent et indissociable de la personne qui l’organise. » (QSJ p. 37) Le champ est donc constitué à la fois de faits objectivables mais aussi d’éléments concernant la subjectivité de la personne et l’intersubjectivité, qui ne vont parler qu’à la personne concernée et que de la personne concernée par cette expérience de contact dans un champ qu’elle participe à co-construire avec son environnement. Cette appréhension de la perspective de champ, couplée à une approche phénoménologique qui induit que toute forme de réalité est forcément différente pour chaque individu qui la vit, emprunte à la gestalt-théorie la loi selon laquelle le tout est supérieur à la somme des parties (le champ est conçu comme un système et constitue un « ensemble dynamique constitué d’un certain nombre de parties ; cette totalité est différente de la somme des parties qui la constituent » (A.J. MArrow, op.cit., cité par QSJ)

Saine agressivité vs violence

Cette conscience de l’existence de l’autre dans mon être au monde permet d’introduire une distinction fondamentale dans l’approche gestaltiste entre agressivité et violence La Gestalt-thérapie réhabilite l’agressivité comme force de vie, la distinguant de la violence, conçue comme une force destructrice. Pour Perls, dont le premier ouvrage traite de l’agressivité et de ce mouvement premier d’aller vers, qu’il considère comme inscrit au cœur même de l’élan vital et de la croissance de l’individu, l’agressivité est un élément central16. Pour lui, vivre et croître dans l’environnement nécessite de l'agresser pour pouvoir s'en nourrir. Il prend la métaphore de la nourriture pour illustrer cet élan 16

Frederick Salomon Perls, Le Moi, la faim et l'agressivité, Tchou, 1978, 334 p

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vital « d’aller vers » : pour s'alimenter, l'homme doit agresser l'aliment, c'est-à-dire le mordre, le mâcher, afin de prendre les substances nécessaires à sa croissance. Dans ce mouvement de contact l’individu et l’environnement sont liés par un impact singulier et réciproque : l’individu qui croque une pomme par exemple va détruire cette pomme en la mordant, la mastiquant et la digérant : il va participer à la modification de cet environnement-pomme qui en retour participera à la modification de l’individu en lui apportant sucres, sels et sucs gastriques.

L’agressivité, du latin “ad gressere” qui veux dire “aller vers”, est donc perçue en gestalt comme une nécessité pour prendre, sélectionner et se nourrir de ce qui est bon dans l’environnement. L’agressivité est donc un facteur essentiel à la croissance. En revanche, la violence dans l’approche gestaltiste est avant tout une rupture de contact avec l’autre et aussi avec soi. La violence est donc fondamentalement destructrice. L’étymologie des deux termes illustre ces deux postures différenciées : étymologiquement, agressivité vient du latin « ad-gressere » qui signifie « aller vers », ce mouvement d’aller vers étant synonyme d’un mouvement de contact avec l’environnement, tandis que le latin « violare » implique une action de force sur quelqu’un ou quelque chose, un abus de force. Dans un cas, il s’agit d’aller vers, dans l’autre d’agir de force.

Alors que dans l'agressivité il y a conscience de l'existence de l'autre et rencontre de cet autre, la violence s'accompagne d'une rupture de la relation, l'autre devenant l'objet à détruire. Agressivité et violence sont donc deux forces opposées, la première menant vers le plein contact, la deuxième vers la rupture du contact. c. … à soi Enfin la posture gestaltiste invite à modifier le regard et l’acception que l’on peut avoir du Soi et de soi. En posant comme postulat de départ l’indissociabilité organisme / environnement, la préexistence du contact avant même toute relation et l’importance du Self, c’est-à-dire de ce système de contacts qui a lieu à tout instant entre l’organisme et l’environnement, la proposition gestaltiste invite à décentrer son regard de l’individu sur la relation, du soi sur le self. Elle propose une conversion de regard qui finalement fait de l’individu un sujet second par rapport au Self et au contact en train de s’actualiser en permanence dans le champ organisme/environnement Par cette conception, les auteurs de la gestalt-thérapie opèrent un tournant fondamental : « ils déplacent le self, ils le délocalisent, ils le décentralisent et ils le temporalisent » (JM Robine, « Oser la post-modernité en psychothérapie », in S’apparaître… 2004)

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Une autre conception du sujet : le Self n’est pas le Soi

Le self, en tant que processus de contacts, n’est pas le soi, contrairement à ce que le terme anglais pourrait laisser croire : la proposition gestaltiste décale la focale du sujet sur le contact ou la relation et fait de l’individu un sujet second, le sujet central et principal étant ce contact, cette relation toujours mouvante, éphémère et changeante entre l’organisme et l’environnement. En conséquence le Self gestaltiste se différencie de la notion d’un Soi identitaire ; il se définit, non pas comme une entité préexistante, mais comme un mouvement de contact, une construction qui résulte d’un ajustement continuel à la nouveauté proposée par l’environnement.

Ainsi défini ce concept se distingue de la notion de Soi dans les différentes acceptions que peut recouvrir ce terme. Le self gestaltiste ne renvoie pas : -

au sens commun de « soi » en français : ce pronom personnel réfléchi de la 3ème personne du singulier désigne l’individu dans son unicité, dans sa singularité, dans son individualité. Le self est un système de contacts, un processus en action à l’occasion duquel j’impacte l’environnement (ou l’autre) et l’environnement (ou l’autre) m’impacte.

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Le self se distingue également de l’instance freudienne du moi (présente dans la trilogie freudienne : ça, moi, surmoi.

-

Enfin, le Self gestaltiste se différencie également de son homonyme anglais « self » qui désigne dans la psychologie anglo-saxonne « la conscience qu’un sujet a de luimême, de son individualité et notamment la conscience d’être la même personne dans l’espace et dans le temps » (C. Masquelier-Savatier), cette conscience de soi se construisant progressivement grâce aux interactions sociales dans un jeu d’identification et de différenciation.

Le Self en Gestalt n’est pas une entité. Il n’a pas d’existence propre, spatiale ou antérieure. Il ne se révèle qu’à l’occasion du contact : il est lui-même le contact en train de se produire. Cette vision remet en cause la notion de l’identité ou de l’être originaire. En aucun cas, la personne n’est réductible à une chose, une individualité distincte qu’il conviendrait d’analyser, de décortiquer, de retrouver, de soigner ou de réparer. Le self est un processus variable et temporel : « Nous considérons le self comme la fonction de mise en contact avec le réel présent éphémère » (PHG p. 215). Au lieu de mettre l’accent sur l’identité, sur ce qui reste identique chez une personne dans différentes situations – ce qu’implique la notion de Soi qui tend à fixer des contours d’une personne et met davantage l’accent sur l’identité propre et singulière – le self gestaltiste au contraire désigne ce qui change et s’ajuste.

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Cette conception unitaire du champ O/E vient bousculer la conception traditionnelle du sujet. La vision gestaltiste met l’accent sur la manière singulière de chacun d’être au monde et de contacter ce monde ouvrant une possibilité féconde de mouvement et d’ajustements de frontièrecontact, dans un va-et-vient continu entre le dedans et le dehors, entre le moi et le non-moi. 

Un décentrement « copernicien » du sujet

Contrairement à la posture psychanalytique ce n’est pas la psyché, le sujet dans son intériorité qui vont être l’objet du travail thérapeutique mais bien les modalités de ce sujet d’être en contact, d’être au monde, la manière dont il contacte et dont il se laisse contacter par son environnement. Cette conception du sujet et de sa place dans l’environnement bouleverse l’appréhension traditionnelle de l’individu ou du sujet : je quitte un monde fini où je cherche un absolu de moimême pour entrer dans une acception d’un monde d’êtres en mouvement. Le sujet d’étude devient alors l’être au monde plutôt que l’être.

C’est à l’occasion de ce mouvement de contact, qui induit que j’inclus nécessairement et systématiquement le monde et l’autre, que j’existe et que je m’apparais à moi-même. Je n’existe que parce que j’apparais à l’autre, dans ce mouvement de contact. Le moi, l’ego, en tant qu’entité absolue, que l’on pourrait circonscrire, borner dans le temps et dans l’espace n’existe pas. J’existe seulement parce que j’apparais à l’autre et que je suis inclus et j’inclus le monde dans un mouvement de contact. Cela invite à un décentrement de soi et à une révolution quasiment copernicienne dans notre société d’individus où le processus d’individuation a été croissant. A l’échelle individuelle de la vie d’un sujet, la posture gestaltiste invite aussi à un mouvement complexe de décentrage : après avoir passé une partie non négligeable et essentielle de sa vie à œuvrer à la prise de conscience et à la construction d’un soi fini, processus qui commence dès le plus jeune âge, au cours des premières semaines et des premiers mois, lorsque le nouveau-né commence progressivement à se percevoir comme une entité distincte, différenciée de sa mère – ce qui constitue une étape fondamentale de différenciation dans la vie d’un nouveau-né - une « déconstruction de l’ego » est à opérer avec la proposition gestaltiste : l’appréhension de son être comme un être en mouvement, qui contacte et qui est contacté en permanence par son environnement, invite à quitter un monde fini dans lequel je cherche un absolu de moimême, une figure du Soi, individualisable, identifiable et délimitable dans un espace et un temps donné, pour entrer dans une acception d’un monde d’être en mouvement dans lequel je n’existe que parce que j’apparais à l’autre. Mon moi en tant que tel n’existe pas, mon ego n’est pas une entité géolocalisble, c’est dans ce processus de contact, à l’occasion de ce self que j’existe, que je crois, que je me transforme et que je me mets au monde. 

Le mode Je : un mode d’être parmi d’autres

Cette part relative du sujet dans l’approche gestaltiste peut se lire dans les différents modes qui colorent le cycle du contact et se déploient à l’occasion de ce contact. La théorie gestaltiste distingue 4 modes d’être au monde : le mode ça, le mode Je, le mode moyen et le mode Personnalité. Chacun

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de ces modes est potentiellement toujours à l’œuvre, parfois « à bas bruit », parfois de manière plus nette. L’idée qui m’intéresse ici de souligner est que ce mode « Je » qui pourrait correspondre à une vision consciente du sujet n’est qu’un mode parmi d’autres, qui intervient à un moment donné du cycle du contact : pour orienter, décider, passer à l’action, mais qui ne détermine pas l’intégralité d’être d’un individu.

Conclusion Les différentes théories psychologiques occidentales concourent à concevoir l’individu comme une entité distincte. Notre propension culturelle est de tirer le self vers l’organisme, le sujet, la personne. Ainsi la tendance ambiante est de diviser, limiter, cerner, contrôler. Dans un tel contexte, la proposition

gestaltiste

qui

pose

comme

base

le

principe

de

l’unité

du

champ

organisme/environnement est novatrice parce qu’elle remet en cause la vision individualiste et solipsiste de la personne. C’est une invitation à convertir notre mode habituel de pensée. La révolution gestaltiste tient moins à l’esprit libertaire des fondateurs, qui s’est développé dans le contexte de la contre-culture américaine dans les années 1960, qui encourage l’expression du corps et des émotions dans une société normative qu’à cette invitation à convertir notre mode habituel de pensée. La vision individualiste de l’homme occidental s’enracine dans un paradigme qui nous enferme dans un duel infini (Corps/ Esprit, Raison/émotions, positivisme/subjectivisme…). La perspective de champ nous invite à sortir du dualisme en considérant l’ensemble d’une situation dont les différents éléments s’assemblent pour co-exister. Nous sortons de la dynamique binaire, duale (« ou toi, ou moi ») pour envisager la dynamique d’une co-construction (« et toi, et moi »).

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