Et la Chine inventa le paysage

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TERRE

LIBÉRATION VENDREDI 4 OCTOBRE 2013

LE LIBÉ DES GÉOGRAPHES

Récente en Occident, la notion de paysage apparaît entre le IIIe et le VIe siècle chez des Mandarins lettrés poussés par les guerres à découvrir un monde nouveau.

Et la Chine inventa le paysage… D

Par AUGUSTIN BERQUE Géographie, orientaliste, directeur d’études à l’EHESS et directeur du site Mesologiques.fr es paysages, ne suffit-il pas d’ouvrir les yeux pour en voir ? Pourtant, chose étrange, ce mot n’a pas toujours existé. En Europe, il ne date que de la Renaissance. La question a beaucoup préoccupé les sciences humaines voici une trentaine d’années,


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à l’époque où l’on commençait à s’intéresser sérieusement à cette question parce que l’on se rendait enfin compte des ravages que la civilisation moderne inflige aux paysages.

A l’époque des Six Dynasties On a donc alors découvert que «le paysage» n’avait pas toujours existé. Il est effectivement apparu à un certain moment de l’histoire et dans une certaine culture, mais initialement, ce ne fut pas en Europe. Ce fut en

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Chine, à l’époque des Six Dynasties de la Chine du Sud (IIIe-VIe siècle). Cette période fait suite à celle des Trois Royaumes (IIIe siècle), qui elle-même faisait suite à l’écroulement de l’empire Han (contemporain de l’Empire romain). Dans ce temps d’invasions barbares et de guerres incessantes, la dynastie Jin se réfugie au sud du Yangzi, où les élites de la culture chinoise vont découvrir un milieu beaucoup plus accidenté –des paysages pittoresques, dirions-nous– que celui des grandes plaines de la Chine du Nord. Ils

ouvrent les yeux sur un monde nouveau. En même temps, les troubles dynastiques font que la carrière de mandarin devient risquée. Beaucoup, par désaccord avec le régime ou simplement pour sauver leur vie, quittent la capitale et se réfugient sur leurs terres. C’est aussi l’époque où le confucianisme, qui avait soutenu l’empire Han et qui exalte la règle sociale, connaît une relative éclipse devant le taoïsme, qui au contraire exalte la nature. Dans cette conjoncture, le talent littéraire de ces lettrés que sont les

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mandarins construira un mythe homologue au mythe arcadien en Europe, celui de l’ermitage paysager. C’est de ces circonstances que «le paysage» est né. Il a fallu d’abord, bien sûr, un mot pour le dire. Ce mot existait depuis longtemps, mais il n’avait pas le sens de «paysage». Il signifiait «les eaux de la montagne», shanshui. C’était un mot que les ingénieurs hydrauliciens utilisaient depuis le temps des Royaumes combattants (Ve-IIIe siècle av. J.-C.), désignant par là les torrents montagnards qu’ils devaient maîtriser pour protéger les maisons ou pour l’irrigation. Aucune connotation esthétique, comme en témoigne le fait que ce mot n’était pas utilisé en poésie. Il ne le sera esthétiquement pour la première fois que beaucoup plus tard, vers 300, dans un poème de Zuo Si, intitulé Visite à l’ermite, où il signifie encore «les eaux de la montagne», mais pour dire qu’on y trouve un plaisir esthétique: «Les eaux de la montagne ont un son pur» (shanshui you qing yin).

Une coupe de vin flottant sur le ruisseau

Ci­contre et ci­dessus : la réunion du Pavillon des orchidées: vue grandiose sur la campagne attribuée à Zhao Mengfu (1254­1322). MUSÉE GUIMET, PARIS, DIST.RMN­ GRAND PALAIS, GHISLAIN VANNESTE

Puis ce nouveau sens de shanshui va s’étendre à la vue. C’est chose faite à la fameuse réunion du Pavillon des orchidées (Lanting), chez le grand calligraphe Wang Xizhi, le troisième jour du troisième mois de 353.Cette date est celle d’un rite de lustration très ancien, où l’on va au bord des rivières se laver des souillures de l’an écoulé. Puis ce rite devient, dans les classes cultivées, l’occasion d’une fête où l’on se réunit dans un jardin, agrémenté d’un ruisseau, et où l’on festoie en composant des distiques. Il s’agit de terminer le poème avant qu’une coupe de vin, flottant sur le ruisseau, n’arrive à votre hauteur. Dans la quarantaine de poèmes qui nous sont restés du banquet de Lanting, plusieurs comportent le mot shanshui dans l’acception évidente de «paysage». C’est la première fois au monde qu’apparait cette notion. • Augustin Berque est notamment l’auteur de «Thinking Through Landscape» (Routledge, 2013).


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