Mésologie du Nouveau Monde / Sébastien Baudoin

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Mésologie du Nouveau Monde : Chateaubriand face à la Nature américaine. - Intervention au séminaire « mésologies » (22 mai 2015) -

Aux origines du rêve américain Alors qu’il perçoit au loin la terre américaine depuis le navire dans lequel il s’est embarqué pour une longue traversée, Chateaubriand rappelle, dans les Mémoires d’outre-tombe (première partie, Livre sixième, chapitre 6) le bouillonnement de son esprit à l’approche de ce Nouveau Monde, qui suscite en lui une foule de projets, de souvenirs, bref, autant de ferments d’une exaltation frénétique, celle qui nourrit les grands rêves d’exploration. Parmi eux, l’idée que sa « Muse vierge » vient là « se livrer à la passion d’une nouvelle nature » 1 . Depuis la « révélation de la Muse » par sa sœur Lucile (« tu devrais peindre tout cela »), l’écrivain en devenir est taraudé par les Muses et ne cesse de vouloir nourrir ces monstres insatiables qui enfantent le génie. Mais encore faut-il trouver une sujet digne d’épouser cette folle démesure de l’ambition littéraire pour celui qui ne s’est pas encore vu intimer l’ordre ou le conseil de « deven[ir] illustre » par son mentor Fontanes. L’Amérique et ses espaces démesurés semblent pouvoir combler la faim d’absolu du jeune écrivain en herbe (alors âgé de 23 ans), grisé par les récits d’aventuriers et de naturalistes parcourus avec frénésie avec un autre de ses mentors, peut-être le premier, ChrétienGuillaume de Lamoignon de Malesherbes, qui devait périr sous l’échafaud le 22 janvier 1794, peu d’années après le retour de son jeune parent, Chateaubriand. La « petite-fille » de Malesherbes, « Aline-Thérèse » a en effet épousé Jean-Baptiste de Chateaubriand, frère de François-René 2 . Grand érudit, botaniste et ancien élève de Jussieu, Malesherbes partage avec son jeune admirateur de 22 ans, qu’il rencontre pour la première fois en 1788, son enthousiasme pour les grands voyageurs, la « botanique » et la « géographie » dont il s’entretiennent des journées entières pendant trois mois à la mi-octobre 1790 3 . Ce « grand homme » sait communiquer au jeune écrivain son rêve inaccessible de « voyager à nouveau », lui qui sent venir les affres du grand âge (il a alors 70 ans). Chateaubriand partira donc à sa place, grisé par les paroles enchanteresses du vieillard. Ainsi s’élabore dans l’esprit de Chateaubriand ce que Jean des Cars nomme un « voyage mythique » : « Malesherbes parle des forêts américaines à François-René, sous le charme de ce voyageur trop immobile. Et il lui dit comment aller là-bas, il est son professeur, son conseiller. »4. Naît le projet fou et inaccessible de trouver un nouveau passage du Nord-Ouest, dans la lignée des explorations menées par Hearne et Mackenzie. Malesherbes a flatté dans le jeune breton la fibre voyageuse héritée de ses ancêtres, mais aussi le goût immodéré pour la liberté et la découverte de nouvelles contrées 5 . Si l’Amérique à cette époque avait été déjà l’objet d’une

Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Flammarion, 1982, édition du Centenaire établie par Maurice Levaillant et préfacée par Julien Gracq (Paris, José Corti, 1961), tome I, I ère partie, livre sixième, chapitre 6, p. 274. 2 C’est ce que rappelle Jean des Cars dans son excellente biographie de Malesherbes (Malesherbes, Paris, de Fallois, 1994, rééd. Perrin, « Tempus », 2012, p. 452). 3 C’est ce que précise Jean-Claude Berchet, qui fait de cette période d’intense fréquentation entre le vieillard et son « romanesque compagnon » le point culminant de la créativité chateaubrianesque : « Au cours de sa longue existence, Chateaubriand ne connaîtra pas beaucoup de journées aussi remplies, aussi fécondes, aussi prometteuses que celleslà ; Elles occupèrent les trois mois qui suivirent son retour à Paris, vers la mi-octobre 1790, après avoir réglé, depuis Fougères, le solde de ses affaires avec La Morandais. » (Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Paris, Gallimard, NRF, 2012, p. 158). George D. Painter, parle, pour sa part, d’une période qui s’étendrait « pendant tout l’été et l’automne de 1790 », durant laquelle « François-René alla le voir tous les jours dans son bureau » (George D. Painter, Chateaubriand, une biographie, volume I – Les orages désirés, [1977] traduction en français par Suzanne Nétillard, Paris, Gallimard, 1979, p. 194). 4 Ibid., p. 455. 5 Dans son Voyage en Amérique (1827), Chateaubriand rappelle le lien étroit entre son caractère et l’ambition de franchir l’Atlantique pour rejoindre le Nouveau Monde : « c’était avec joie que j’allais chercher une indépendance 1

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conquête partielle sur sa côte est, il restait encore à explorer plus avant dans l’ouest des contrées encore sauvages et inhospitalières, ce fameux wilderness qui ne s’offre qu’à l’aventurier qui ose franchir la frontière, toujours repoussée, de la société des colons et des pionniers. Malesherbes a aussi œuvré dans un terreau favorable. Si l’on en croit les Mémoires d’outretombe, Chateaubriand rencontre a point nommé ce fournisseur de grands rêves américains : en 1790, il se dépeint sous la forme d’un oisif, « dégagé de tous liens »6, en butte à une hostilité venue de toutes parts, de sa famille comme du cercle des idéologues, victime de ses opinions politiques trop tranchées. Bref, il est seul et incompris. Le « désert » ne s’offre à lui que sur le mode du paradoxe, au sein de la solitude des théâtres7. Dominé, comme il le dit, par cette idée fixe de passer aux Etats-Unis, obscur sous-lieutenant inconnu, Chateaubriand aurait rêvé de gloire outre-atlantique, envisageant de « chercher [sa] renommée dans la solitude », encore embué du rêve de la Sylphide qui deviendra Atala. Malesherbes donne alors corps à ses rêves d’évasion, d’autant plus forts que Chateaubriand fuit sans aucun doute l’oppression des nobles en cette période révolutionnaire où la barbarie sanguinaire anime les rues 8 . En ce sens, le voyage en Amérique pouvait prendre les dehors d’un exil ou d’une émigration9. Mais comme le rappelle George D. Painter, le rêve américain de Chateaubriand vient de plus loin, de Combourg plus précisément, point de naissance de la Muse révélée : la visite, en 1784, au château paternel, de « capucins missionnaires » retraçant « leur vie chez les PeauxRouges » fait naître dans l’esprit du jeune « chevalier » de Chateaubriand l’envie de fouler lui aussi ces grands espaces sauvages. En 1786, il annonce à son père qu’il veut « aller au Canada défricher des forêts ». Ce dernier lui donne sa bénédiction, d’autant que ce voyage avait déjà été effectué par son père lui-même, ayant été jusqu’à Québec10. Le rêve américain est donc né dans les brumes de Combourg, dans le sillage de la tradition familiale, mais aussi dans le giron de l’Histoire des Deux Indes de l’abbé Raynal (1770) qu’il avait lue dans le bureau de son père lorsqu’il y était enfermé en guise de punition11. Il y puise ce ferment de nostalgie qui bercera d’une atmosphère douce-amère son Voyage en Amérique, la tragédie épique des Natchez et le drame d’Atala12. Le Paradis américain y tourne en effet rapidement à l’Apocalypse, signe que ce « Nouvel-Eden » (« Prologue » d’Atala) n’était bel et bien qu’une chimère. Mais les chimères ont cette vertu qu’elles nourrissent parfois profondément les actions, surtout celles d’un jeune aristocrate flâneur dont les tempes sont battues par les Muses. Ainsi, alors qu’il écrit la mythologie de son enfance dans les Mémoires plus conforme à mes goûts, plus sympathique à mon caractère. » (Voyage en Amérique, in Œuvres romanesques et voyages, tome I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 667). 6 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., Ière partie, livre cinquième, chapitre 15, « mes jours solitaires », p. 239. 7 « Les rues de Paris, jour et nuit encombrées de peuple, ne me permettaient plus mes flâneries. Pour retrouver le désert, je me réfugiais au théâtre : je m’établissais au fond d’une loge, et laissais errer ma pensée aux vers de Racine, à la musique de Sacchini, ou aux danses de l’Opéra. » (Mémoires d’outre-tombe, op. cit., I, V, 15, p. 239). 8 « Au mois de janvier 1791, je pris sérieusement mon parti. Le chaos augmentait : il suffisait de porter un nom aristocrate pour être exposé aux persécutions : plus votre opinion était consciencieuse et modérée, plus elle était suspecte et poursuivie. Je résolus donc de lever mes tentes : je laissai mon frère et mes sœurs à Paris et m’acheminai vers la Bretagne. » (Mémoires d’outre-tombe, op. cit., I, V, 15, p. 241) 9 Jean-Claude Berchet, avec raison, nuance cependant cette hypothèse : « Ce départ pouvait passer pour une émigration, mais dans un sens assez large. » (Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, op. cit., p. 160). Il rappelle notamment, en notes (note 44, p. 933), que, dans l’Essai sur les Révolutions, Chateaubriand précise qu’il embarque sur un navire où se trouvent de nombreux prêtres émigrant à Baltimore. Il emploie d’ailleurs lui-même le verbe « passer » (« Dans le vaisseau sur lequel je passais alors en Amérique » [nous soulignons]), qui corrobore l’idée qu’il franchit en émigré l’océan atlantique. 10 George D. Painter, Chateaubriand, une biographie, op. cit., p. 189. 11 C’est ce que rappelle Painter, ibid., p. 190. 12 Cette nostalgie, Chateaubriand la puise surtout dans le dépit éprouvé face à la vente des territoires français sur le sol Américain, nommés « Nouvelle-France », dont la Louisiane, vendue par Napoléon en 1803. Dans le chapitre intitulé « Etat actuel des sauvages de l’Amérique septentrionale » du Voyage en Amérique (1827), Chateaubriand fait le parallèle entre les tribus indiennes éteintes et les terres françaises disparues du Nouveau Monde, déplorant cet état de fait en ces termes : « Nous sommes exclus de ce nouvel univers, où le genre humain recommence. » (Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 865). 2


d’outre-tombe, Chateaubriand mentionne le fond de sa résolution à fuir en Amérique qui n’est autre qu’un motif littéraire (il motivera ainsi plus tard la quête d’« images » en Orient, nécessaire à la rédaction des Martyrs, pendant oriental et chrétien des Natchez). Dès son plus jeune âge, Chateaubriand aurait eu l’ambition d’écrire « l’épopée de l’homme de la nature » ou « de peindre les mœurs des Sauvages en les liant à quelque événement connu »13. Cet événement sera la révolte des Natchez contre les colons de Louisiane (1729-1731). Nourri par des ambitions littéraires, galvanisé par les conseils et les récits de Malesherbes, épris de liberté absolue, grisé par le mythe d’un Nouvel Eden et d’un monde pur où évolueraient de bons sauvages tels que les décrit Rousseau, Chateaubriand rêve aussi de Nature exubérante. Comme le rappelle Jean-Claude Berchet, « en pensée, il erre déjà dans les savanes du Nouveau Monde. »14. Plus que le découvreur du passage du Nord-Ouest, c’est l’écrivain et le poète en lui qui cherchent un motif, et un accord familial,15 pour embarquer vers cet inconnu : « devenir un coureur de bois » 16 , flâner comme un botaniste amateur 17 ne sont que des prétextes pour se fondre dans le wilderness, seul espace qui puisse nourrir sa Muse, lieu d’inspiration ultime. Chateaubriand le concède lui-même : il troqua très vite ses habits trop larges d’explorateur amateur pour la livrée du poète en devenir18. Le milieu américain est donc happé à l’avance par ces considérations multiples et complexes qui s’enchevêtrent dans le jeune esprit bouillonnant du chevalier Chateaubriand, cadet de Bretagne qui rêve d’aventure et de gloire littéraire. Le paradoxe est de chercher cette gloire dans le « désert ». C’est que ce « désert » n’est à ses yeux pas si vide que pourrait le concevoir tout un chacun. Peuplé des rêves rousseauistes et chrétiens du jeune homme, espace de projection érotisé de sa Sylphide, sa Muse à lui nourrie dans le donjon de Combourg, le wilderness alimente ce rêve et vient le détruire tout à la fois. S’opère une trajection singulière dans cet espace démesuré : lieu de confrontation à l’infini, aux limites de l’être, aux dangers qui mettent en péril l’intégrité du voyageur, l’espace américain de la sauvagerie est aussi un lieu de projection des fantasmes culturels, religieux et sensuels qui nourrissent le jeune aventurier. Entre la vastitude grisante des lieux et la culture ou le corps du voyageur, s’opère l’alchimie d’une relation trajective : la Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 190. Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, op. cit., p. 158. 15 Chateaubriand évoque clairement l’idée que la découverte ambitionnée du passage du Nord-Ouest n’était qu’un but permettant de justifier son départ : « il fallait un but utile à mon voyage ; je me proposais de découvrir […] le passage au nord-ouest de l’Amérique. Ce projet n’était pas dégagé de ma nature poétique. » (Mémoires d’outre-tombe, op. cit., I, V, 15, p. 240). Le jeune Chateaubriand ne croit qu’à demi à sa chimère, définitivement ruinée par les considérations du terrain une fois parvenu sur les lieux : « Quels moyens avais-je d’exécuter cette prodigieuse pérégrination ? Aucun. […] Je ne trouvai aucun encouragement à Philadelphie. J’entrevis dès lors que le but de ce premier voyage serait manqué, et que ma course ne serait que le prélude d’un second et plus long voyage. » (Mémoires d’outre-tombe, ibid., I, VII, 1, p. 287). Painter rappelle d’ailleurs que cette ambition chimérique n’a été pour le jeune Chateaubriand qu’une caution envers ses proches, afin qu’ils lui permettent d’entamer cette folle escapade : « L’accord de sa famille était nécessaire » (Painter, Chateaubriand, une biographie, op. cit., p. 193). Cependant, le biographe ajoute que « son projet était irréalisable, mais nullement absurde. » (ibid., p. 195). 16 Voir sa lettre à Malesherbes, une fois arrivé en Amérique, où il mentionne ses premiers élans un peu fous, dont son destin possible de s’ensauvager dans les forêts américaines faute de pouvoir devenir un grand explorateur : « je me ferai aux coutumes des Indiens, aux privations de tous genres ; je deviendrai un coureur de bois avant de devenir le Christophe Colomb de l’Amérique polaire. » (Chateaubriand, Lettre à Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1791), dans Correspondance générale, Paris, Gallimard, 1977, volume I, p. 60). 17 Dans sa lettre à Malesherbes, Chateaubriand rappelle d’ailleurs combien, en voulant herboriser comme Rousseau, il en vient à se ridiculiser par sa méconnaissance des plantes, révélant la faillite du rêve de l’imitation rousseauiste : « Je tâche de ramasser des plantes ; mais je ne m’y connais guère et on se moquera de moi. » (Lettre à Malesherbes, ibid., p. 60). Malesherbes lui-même aurait déploré : « c’est bien dommage que vous ne sachiez pas la botanique ! » (cité par Jean des Cars, dans Malesherbes, op. cit., p. 457). 18 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., I, VII, 1, p. 287-288 : « en attendant l’avenir, je promis à la poésie ce qui serait perdu pour la science. En effet, si je ne rencontrai pas en Amérique ce que j’y cherchais, le monde polaire, j’y rencontrai une nouvelle muse. ». Dans sa lettre à Malesherbes datée de 1791, Chateaubriand déclare ainsi : « Au surplus, je suis content de ce que je vois, et si le découvreur s’afflige, le poète s’applaudit. » (Chateaubriand, Correspondance générale, op. cit., p. 60). 13 14

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description littéraire est le fruit de cette médiance, étrange rencontre entre l’absolu du monde naturel et le vertige intérieur de l’être, nourri par ses lectures et ses croyances. L’expérience du sublime, nous le verrons dans un premier temps, par la confrontation à la nuit, à la navigation fluviale et à l’orage, nourrit cette relation au milieu américain en la faisant tendre vers la griserie métaphysique ; mais le Nouveau Monde, nous le verrons en second lieu, n’est nouveau que pour les êtres venus de l’Ancien Monde : s’y opère alors un type inverse de relation mésologique, ne tendant plus l’être au-delà de lui-même mais le faisant au contraire entrer au sein de sa nature profonde, par la conversion antique et le mythe du Nouvel Eden. *** I. Le milieu américain du wilderness : l’expérience du sublime. Chateaubriand arrive en Amérique, à Baltimore, le 10 juillet 1791. Il en repartira au début de décembre 1791 pour arriver au Havre, après avoir essuyé une terrible tempête, le 2 janvier 1792. Pendant les 5 mois de son parcours américain, Chateaubriand vit l’expérience du wilderness, cette sauvagerie dont il avait déjà goûté les prémisses aux alentours de Combourg19. Désormais, il en expérimente les effets à une dimension bien plus large. La vastitude du Nouveau Monde le saisit d’abord à Niagara, dont il décrira les chutes à la fin de son épopée des Natchez avec une précision vertigineuse, suivant le vol tournoyant d’un aigle jusqu’à la considération morbide d’un carcajou, animal mythique du panthéon indien, dépouillant, au fond de l’abîme, le cadavre d’un ours. Avant de décrire le vertige du gouffre, ce sont les profondeurs des nuits qui le subjuguent, nuits américaines où il entend rugir le monstre Niagara, tapi au-delà des forêts.

1. La nuit américaine

Le morceau est d’anthologie. Les manuels de Littérature le prenaient jadis comme l’exemple le plus abouti de la poésie descriptive du paysage. Déjà, à l’époque de Chateaubriand, la fameuse « nuit chez les sauvages de l’Amérique » avait donné, entre autres extraits repris et remaniés ad libitum, ses lettres de noblesse à l’auteur du Génie du Christianisme. Car, avant de venir se loger, après moult réécritures, dans le cadre des Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand relate son expérience extatique de la nuit en Amérique, au voisinage des terribles chutes de Niagara, dans l’Essai sur les Révolutions, paru à Londres, pendant l’exil du jeune auteur, en 1797. Ce morceau de bravoure descriptive fera alors le lit de gloire de celui que Sainte-Beuve appelle « l’Enchanteur ». Avec ce fragment de génie descriptif, Chateaubriand, forge les galons de sa gloire littéraire. C’est dans le salon de Mme Récamier, à l’Abbaye-aux-Bois, qu’il déclamera par la suite les fragments d’anthologie de ses Mémoires, dont le fameux tableau descriptif de la nuit américaine, remaniés pour l’occasion. Ce tableau favorise l’établissement d’une médiance particulière : le monde naturel qui entoure le contemplateur ne peut être saisi majoritairement que par l’ouïe, du moins l’ouïe prendelle le pas sur la vue, réduite à deviner les ombres et les lueurs vagues qui se dérobent dans le champ de vision. La nuit, au fond de la forêt américaine, Chateaubriand fait donc l’expérience du sublime de terreur théorisé par Edmund Burke, passant notamment par le frisson des bruits, dont on ne connaît que vaguement l’origine. La nuit, l’imaginaire l’emporte sur le réel : réduit à l’état d’indice, le spectacle du wilderness rejoint les ténèbres de la psyché. L’horreur du dehors ravive les démons intérieurs : la trajection qui s’opère n’est cependant pas dénuée de charme. Chateaubriand ne fait pas que projeter ses peurs délicieuses car grisantes sur l’objet qu’est la cataracte lointaine et pourtant si proche dans ses grondements. Il en ressent les effets et essaie de sonder, par l’art descriptif, ce qui se joue dans cette relation singulière à l’espace, qui le met en contact avec le divin ou du moins une transcendance obscure et mystérieuse : Cette expérience est retracée dans le chapitre 3 du livre troisième de la Ière partie des Mémoires d’outre-tombe intitulé « Deux années de délire. Occupations et chimères ». 19

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Il faisait clair de lune. Echauffé de mes idées, je me levai et je fus m’asseoir, à quelque distance, sur une racine qui traçait le bord du ruisseau : c’était une de ces nuits américaines que le pinceau des hommes ne rendra jamais, et dont je me suis rappelé cent fois le souvenir avec délices. La lune était au plus haut point du ciel : on voyait çà et là dans de grands intervalles épurés, scintiller mille étoiles. Tantôt la lune reposait sur un groupe de nuages, qui ressemblait à la cime de hautes montagnes, couronnées de neige ; peu à peu ces nues s’allongeaient, se déroulaient en zones diaphanes et onduleuses de satin blanc, ou se transformaient en légers flocons d’écume, en innombrables troupeaux errant dans les plaines bleues du firmament. Une autre fois, la voûte aérienne paraissait changée en une grève où l’on distinguait les couches horizontales, les rides parallèles tracées comme par le flux et le reflux régulier de la mer : une bouffée de vent venait encore déchirer le voile, et partout se formaient dans les cieux de grands bancs d’une ouate éblouissante de blancheur, si doux à l’œil, qu’on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour céruséen et velouté de la lune, flottait silencieusement sur la cime des forêts, et descendait dans les intervalles des arbres, poussait des gerbes de lumières jusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. L’étroit ruisseau qui coulait à mes pieds, s’enfonçant tour à tour sous des fourrés de chênes-saules et d’arbres à sucre, et reparaissant un peu plus loin dans des clairières tout brillant des constellations de la nuit, ressemblait à un ruban de moire et d’azur, semé de crachats de diamants, et coupé transversalement de bandes noires. De l’autre côté de la rivière, dans une vaste prairie naturelle, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons où elle était étendue comme des toiles. Des bouleaux dispersés çà et là, tantôt, selon le caprice des brises, se confondaient avec le sol, en s’enveloppant de gazes pâles, tantôt se détachaient du fond de craie en se couvrant d’obscurité, et formant comme des îles d’ombres flottantes sur une mer immobile de lumière. Auprès, tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d’un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte ; mais au loin, par intervalle, on entendait les roulements solennels de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s’exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. Au milieu de nos champs cultivés, en vain l’imagination cherche à s’étendre, elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes : mais, dans ces pays déserts, l’âme se plaît à s’enfoncer, à se perdre dans un océan d’éternelles forêts ; elle aime à errer, à la clarté des étoiles, aux bords de lacs immenses, à planer sur le gouffre mugissant de terribles cataractes, à tomber avec la masse des ondes, et pour ainsi dire à se mêler, à se fondre avec toute une nature sauvage et sublime. Ces jouissances sont trop poignantes : telle est notre faiblesse, que les plaisirs exquis deviennent des douleurs, comme si la nature avait peur que nous oubliassions que nous sommes hommes. Absorbé dans mon existence, ou plutôt répandu tout entier hors de moi, n’ayant ni sentiment, ni pensée distincte, mais un ineffable je ne sais quoi qui ressemblait à ce bonheur mental dont on prétend que nous jouirons dans l’autre vie, je fus tout à coup rappelé à celle-ci. Je me sentis mal, et je vis qu’il fallait finir. Je retournai à notre Ajouppa, où, me couchant auprès des Sauvages, je tombai bientôt dans un profond sommeil20.

Dans ce tableau de la nature, Chateaubriand prend initialement acte de la défaite de la plume face à la réalité qui la dépasse (« C’était une de ces nuits américaines que le pinceau des hommes ne rendra jamais »). L’expérience, de l’ordre de l’ineffable, est celle d’une sublimation qui ne peut être vécue. Pourtant, l’écrivain cherche malgré tout à relever ce défi en proposant un compte rendu vivant de cette médiance singulière. Car proclamer la défaite de l’écrivain, c’est surtout une posture rhétorique visant à rendre l’intensité du vécu, de ce qui s’est produit là, dans l’espace du nocturne américain. Deuxième surprise : la nuit n’est pas totalement obscure. Elle est même singulièrement lumineuse et blanche. Scintillement des étoiles, neige des cimes, « satin blanc » des nuages… Sur le modèle, appelé à devenir classique chez Chateaubriand de la bipolarisation des points de vue21, l’espace se dédouble : l’expérience de la médiance est celle de l’irréconciliable, ou plutôt de la coexistence paradoxale et mystérieuse, grisante, envoûtante, des contraires. Car le paysage nocturne américain est une totalité qui se nourrit de la synthèse des contrastes. Ce qui l’unifie, son point de fuite ontologique, c’est le regard du rêveur postrousseauiste qui révèle combien l’imaginaire est propice à une recomposition inversée des Chateaubriand, Essai sur les Révolutions, dans Essai sur les Révolutions – Génie du Christianisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, IIe partie, chapitre LVII, « Nuit chez les Sauvages de l’Amérique », p. 445-447. 21 Si l’on pense aux deux rives du Meschacebé décrites dans le prologue d’Atala (1801) ou encore la perception du paysage diurne et nocturne par René dans la fiction du même nom. 20

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éléments. Les cieux lunaires sont les « plaines bleues du firmament » et la « voûte aérienne » devient un océan, ou plutôt une « grève », bordant les rides du « flux et reflux régulier de la mer ». C’est le battement du cœur, la résurgence de la vie, dans un monde mort qui se vaporise et se dissipe. La rêverie ouatée et cotonneuse du contemplateur ne perçoit pas tant l’opposition des éléments, la plaine, l’océan extravasés dans les cieux, que leur fusion molle. La bipartition rêveuse des cieux se répète cette fois dans le mouvement descentionnel du regard, passant désormais à l’examen de la terre : le fil conducteur de cette rêverie de la chute amortie n’est autre que la lune, que Chateaubriand décrit dans ses récits américains comme la compagne du voyageur, le miroir réfléchissant de sa rêverie. Que capte ainsi le regard du rêveur ? La persistance de la vie qui trouve son chemin dans un monde apparemment mort, les « gerbes de lumières » qui sillonnent à travers les troncs noirs de la forêt et enchantent « l’épaisseur des plus profondes ténèbres » : c’est le jour qui ne veut pas mourir et la nuit qui s’anime. Cet univers nocturne se révèle paradoxalement animé et dynamique : la lune cède le pas alors au ruisseau, nouvelle ligne de perception du regard et l’artialisation du paysage, comme dirait Alain Roger22, n’est pas tant une projection de l’être qu’une rencontre – une médiance – entre l’univers imaginaire de l’auteur et l’espace qui le sollicite. Ainsi, la rivière qui s’enfonce dans les « fourrés de chênes-saules et d’arbres à sucre », est analogiquement rapprochée d’un « ruban de moire et d’azur, semé de crachats de diamants ». Alors que le regard s’élargit, le paysage de nouveau se divise selon le régime de l’alternance, la fusion des bouleaux avec le sol, enveloppés dans la rêverie de « gazes pâles » contrastant avec le détachement « du fond de craie », dont la blancheur devinée « se couvr[e] d’obscurité ». Dynamisme et stagnation se superposent, les « îles d’ombres flottantes » s’esquissent sur le fond d’une « mer immobile de lumière ». La caractéristique de ce tableau à demi-rêvé qui semble, alors que le voyageur finira par se coucher, aussi irréel qu’une apparition, est ainsi de former un long prélude, une période rhétorique laissant préfigurer le surgissement final – comme une apothéose orchestrée – de la terrible Niagara. Ainsi, le « silence » et le « repos » ne sont jamais totalement de mise, « la chute de quelque feuille » vient ajouter la nuance au tableau, réveiller l’immobilisme et la torpeur, faire signe vers un changement plus profond : le « passage brusque d’un vent subit » signale la tempête à venir, coordonné aux « gémissements » intermittents « de la hulotte ». Ce déroulé théâtral du tableau chateaubrianesque, si bien mis en valeur par Gracq pour le prologue d’Atala comme un lever de rideau23, débouche sur le clou du spectacle : « les roulements solennels de la cataracte de Niagara ». Mais l’événement n’est qu’une omniprésence absente : il se laisse deviner par les sons lointains, d’autant plus terribles qu’ils viennent rompre de leur inquiétant éloignement, « le calme de la nuit ». Leur puissance se laisse deviner : elle ne saurait se dire. Elle se répercute sur le mode de l’écho24 : Niagara vit d’autant plus fortement dans l’esprit qu’elle n’en finit pas de mourir, ses grondements de bête « se prolonge[ant] de désert en désert », « expir[ant] à travers les forêts solitaires ». L’adjectif à son importance : la forêt revêt les particularités du « moi » rêveur, elle est solitaire car elle fait corps avec l’être qui s’y trouve, devenant la caisse de résonance de l’effroi provoqué par le monstre lointain et ses grondements. La fin du tableau rappelle l’ineffable pourtant combattu par la poésie analogique du tableau qui tente d’en rendre la substance émotionnelle pour mieux tendre asymptotiquement vers l’infini. Chateaubriand anticipe Mallarmé, il « suggère » et « voilà le rêve » qui se déroule à ses yeux, mais qui prend toutes les ambivalences du cauchemar : la réflexion sur l’opposition entre l’Europe cultivée et l’Amérique sauvage prend alors tout son sens. Ce qui rend le tableau nocturne de l’Amérique si grand, mélancolique et solennel, c’est justement la sauvagerie qu’il présuppose, impossible dans les champs civilisés de l’Ancien Monde. Et l’on devine alors ce que recherche Chateaubriand dans Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. Julien Gracq, En Lisant en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 14. 24 Jean-Pierre Richard a montré tout l’éventail des possibilités poétiques de l’écho dans Paysage de Chateaubriand, Paris, Le Seuil, « Pierres Vives », 1967. 22 23

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ces « champs primitifs de la nature » (prologue d’Atala), « dans ces pays déserts » : c’est ce que recherchera Thoreau sous les dehors du transcendantalisme d’Emerson, à savoir une immersion de l’âme, qui « se plaît à s’enfoncer » dans cet inconnu terrible et pour cela vibrant, rejoignant le mythe des origines, « l’océan d’éternelles forêts » prenant les allures de source de jouvence. Dans cette formule où les éléments se fondent et s’associent, il y a, il me semble, la quintessence même de la médiance chateaubrianesque : face à l’infini du milieu naturel américain dont il ne perçoit pas les limites, Chateaubriand est renvoyé à sa culture – chrétienne en l’occurrence – et surgit en lui l’idée du Paradis perdu que tout le monde recherche sans l’atteindre. Il lui semble alors revenir aux origines du monde incréé, à l’époque antédiluvienne où les éléments n’étaient plus distingués, mais fusionnaient dans une heureuse harmonie. Mais le rêve, nous l’avons vu, voisine avec le cauchemar et le Mal gît sous le Bien apparent : Chateaubriand, irréconcilié, enfant d’Adam, ne peut que constater combien l’ivresse de la perte, fusion euphorique, cache mal « le gouffre mugissant de terribles cataractes » car, en Amérique, on ne peut « se mêler », « se fondre » qu’avec un élément chaotique, primitif, sauvage et indompté, donc dangereux, ce réversible sublime burkéen quintessencié dans le wilderness, la « nature sauvage et sublime ». Certes, Chateaubriand a oublié un instant qu’il était un homme, en proie au ravissement d’un songe, mais la « faiblesse » de l’homme, inapte à restituer la vigueur du vécu, se sentant écrasé par la démesure du spectacle, est saisi entre les deux pôles dynamiques – trajectifs – de la médiance : « absorbé dans [son] existence », il opère un retour sur lui et constate son euphorie, mais « tout entier hors de [lui] », il se sent dépossédé de son être, réduit à « un ineffable je ne sais quoi » informulé et informulable, bonheur mental qui, dans le champ de ses références, se traduit en termes d’au-delà. Ainsi, le gigantisme du Nouveau Monde invite en dernier ressort à une réflexion mésologique : en lui comme hors de lui, le sujet observant se situe entre la stase et l’ek-stase, il se saisit comme être humain paradoxal, comme corps et comme âme, et tente de dire, sans y parvenir autrement que par le point de fuite de la poésie et sa force de suggestion. L’expérience d’une médiance ultime le place face à des interrogations ontologiques. Lui, l’homme de l’Ancien Monde, retrouverait dans le Nouveau Monde la vibration intime de ses origines, tout en percevant ses limites. La traversée du fleuve et le spectacle de l’orage réitèrent l’expérience mais dans l’ordre du mouvement. 2. La traversée du fleuve et l’orage Dans son Voyage en Amérique, Chateaubriand retrace ce qui est et sera par la suite un lieu commun des voyageurs au Nouveau Monde : la traversée du fleuve en canoë. Alors que, plongé au sein de la Nature américaine, il ressent « la tristesse du bonheur », ce sentiment ambivalent qui fait qu’il se sent « vivre comme partie du grand tout, et végéter avec les arbres et les fleurs » 25, il éprouve profondément la schize qui s’opère en lui, être de l’Ancien Monde, corrompu donc, qui replonge dans le Nouveau Monde, qui lui fait sentir ce qu’il ne peut plus atteindre : « la rêverie du voyageur est une sorte de plénitude de cœur et de vide de tête, qui vous laisse jouir en repos de votre existence : c’est par la pensée que nous troublons la félicité que Dieu nous donne : l’âme est paisible ; l’esprit est inquiet. »26. Cette distinction entre âme et esprit est fondamentale : la vie psychique de l’esprit est tourmentée, alors que l’âme, en connexion étroite avec le monde des origines, est apaisée. Ainsi est l’homme, éternellement divisé : la confrontation au Nouveau Monde et à son milieu naturel fait de plénitude et de prodigalité, révèle au voyageur la différence entre la quiétude qui l’entoure, d’essence divine pour Chateaubriand, et la perturbation qui est celle de son esprit, inapte à se mettre au diapason de son âme. Le Nouveau Monde révèle l’être à sa dualité, endormie par la civilisation de l’Ancien Monde. Le voyageur peut bien, pris d’un élan rousseauiste, s’exclamer « Liberté primitive, je te retrouve enfin ! » puis « Me voilà tel que le Tout-Puissant m’a créé, souverain de la nature, porté triomphalement sur les eaux, tandis que les habitants des fleuves accompagnent ma course, que les 25 26

Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 730. Ibid. 7


peuples de l’air chantent leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts courbent leur cime sur mon passage »27, il peut à bon droit retrouver en lui apposé « le sceau immortel de notre origine », déclarer « moi j’irai errant dans mes solitudes », il n’en demeure pas moins enfant d’Adam, « libre comme la nature » 28 mais foncièrement distinct d’elle malgré tout. La traversée du fleuve entretient ainsi l’illusion d’une médiance harmonieuse, où l’être n’est plus saisi de manière dysphorique par le décalage intrinsèque et extrinsèque qui se produit au contact du milieu naturel américain. S’embarquer sur le fleuve, c’est renouer avec les eaux matricielles du Grand Tout. Pour cela, Chateaubriand imagine, au sein de son Voyage en Amérique, ce qu’il nomme un « Journal sans date », où la chronologie aurait donc abdiqué en partie face à l’immanence de l’expérience vécue, qu’il annonce restituer telle quelle : « après cet aperçu des lacs, vient un commencement de journal qui ne porte que l’indication des heures » 29 . Avec une certaine désinvolture, Chateaubriand construit ou plutôt organise la déconstruction savante de son Voyage en Amérique, recousant les données brutes de son manuscrit à la hâte, associant à la suite de son récit des pages manuscrites volantes ou des développement plus aboutis. Il s’agit autant de recomposer la mosaïque impressionniste du vécu à la manière d’instantanés fulgurants que d’attester, par l’effet de realia, de la véracité de l’expérience retracée. S’embarquer sur le fleuve – Thoreau éprouvera, dans Sept jours sur le fleuve, la même expérience – c’est renouer avec le double infini qui l’a grisé lors de la traversée de l’Atlantique, celui du Ciel et celui des ondes. L’être, pris entre ces deux absolus, s’éprouve naturellement comme limité mais tendu, happé littéralement par ce cadre sublimant : Le ciel est pur sur ma tête, l’onde limpide sous mon canot, qui fuit devant une légère brise. A ma gauche sont des collines taillées à pic et flanquées de rochers d’où pendent des convulvus à fleurs blanches et bleues, des festons de bignonias, de longues graminées, des plantes saxatiles de toutes les couleurs ; à ma droite règnent de vastes prairies. A mesure que le canot avance s’ouvrent de nouvelles scènes et de nouveaux points de vue : tantôt ce sont des vallées solitaires et riantes, tantôt des collines nues ; ici c’est une forêt de cyprès dont on aperçoit les portiques sombres, là c’est un bois léger d’érables, où le soleil se joue comme à travers une dentelle30.

Tout est disposé, dans cette description, pour former un tableau : l’onde est un point de fuite et le regard reprend son intermittence poétique de gauche à droite pour recenser les splendeurs du Nouveau Monde. La dynamique du fleuve change cependant la donne : le spectateur n’est plus extérieur au monde qu’il observe et qui l’attire invinciblement, mais il se sent intégré en son for intérieur. Il fait, l’espace d’un instant, partie de l’univers de la Création aussi est-il nécessaire d’en retracer le décorum paradisiaque. Il navigue dans un écrin formé par les « collines taillées à pic et flanquées de rochers », orné de fleurs dont les simples noms suggèrent la quintessence de la beauté exotique. « Convulvus », « bignonias », « graminées » et « plantes saxatiles » rappellent l’ambition du botaniste amateur mais tendent aussi vers la picturalité des teintes : la palette s’offre à l’écrivain qui en restitue les touches chromatiques (« fleurs blanches et bleues », « plantes saxatiles de toutes les couleurs »). La Nature le célèbre en somme puisqu’elle lui fait paraître au regard ses « festons » qui descendent vers lui comme pour le contaminer de leur beauté chatoyante (« de longues graminées », « pendent des convulvus »). Après ce lever de rideau, dont la tonalité est princière (« règnent de vastes prairies »), le déséquilibre de la description, qui met l’accent sur l’écrin floral vertical au détriment de l’horizontalité majestueuse des « vastes prairies », favorise l’émergence d’un imaginaire de la clôture protectrice et féconde. Ainsi en est-il des merveilles intarissables qui s’offrent à son regard sur le mode du défilé au gré de la progression du fleuve : or, ces merveilles de la nature trahissent de nouveau une ambivalence foncière, un contraste irréductible que viendrait associer le fleuve harmonieux et le Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 703-704. Ibid., p. 704. 29 Ibid., p. 703. 30 Ibid. 27 28

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regard conciliateur du poète voyageur. D’un côté des « vallées solitaires » mais « riantes », font face à des « collines nues », vide et plein tout à la fois pour paraphraser le titre d’une œuvre célèbre de Nicolas Bouvier31 : « portiques sombres » et « bois léger d’érables, où le soleil se joue comme à travers une dentelle ». Le régime festif demeure à travers la délicatesse de la dentelle mais la lourdeur des « portiques sombres » inquiète, allégée par le bois d’érable. Le jour et la nuit, la mort et la vie, se combattent perpétuellement, cautionnant la structure diaïrétique mise au jour par Gilbert Chinard et les deux régimes qui lui sont associés dans ses Structures anthropologiques de l’imaginaire (1960). Mais Chateaubriand ne cède jamais à la force du clivage : ce qui pourrait trancher net le domaine bifide des représentations naturelles du milieu américain trouve un mode de coexistence paradoxal, et harmonieux, sous sa plume. La médiance chateaubrianesque est une réparation des béances irréductibles de l’espace. Elle n’en met pas moins en exergue la double nature de l’Amérique sauvage que l’orage et son spectacle font culminer dans une expérience du sublime céleste. Dans un fragment ravaudé à la hâte au texte hybride qu’est le Voyage en Amérique, intitulé « Description de quelques sites de l’intérieur des Florides », Chateaubriand, qui n’est pas allé jusque-là en réalité, laisse pleinement jouer son imaginaire et transpose en ces lieux des réminiscences littéraires des Voyages de William Bartram en ces lieux. Malgré la puissance fertilisante de l’intertexte, Chateaubriand, comme nous allons le voir, parvient à créer un tableau original qui est le fruit d’une médiance qui lui est propre : William Bartram, Voyages (1798 ; traduction de Pierre-Vincent Benoist [1808] révisée en 2013 par Fabienne Raphoz, Paris, José Corti, « Biophilia », pp. 133, 141-142 et 311)

Chateaubriand, Voyage en Amérique (1827 ; édition de 1969, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 732)

Mais ce qui étonne le plus celui qui ne connaît pas ces animaux [le crocodile, ou alligator], c’est leur effroyable rugissement. Le son en est terrible, surtout au printemps, qui est le temps de leur frai. Il ressemble au bruit du tonnerre entendu dans le lointain. Il ébranle l’air et l’eau et fait trembler la terre. Lorsqu’ils rugissent ainsi par centaines, par milliers à la fois, on serait tenté de croire que quelques secousse violente agite le globe, et l’ébranle jusque dans ses fondements. […] L’on entendait dans le lointain gronder sourdement le tonnerre. Les crocodiles par leurs rugissements, répondaient à ce murmure, présage infaillible de tempête. […] Ainsi, renfermé entre les bois et les savanes, je ne pus juger des progrès de l’orage qui s’approchait ; et lorsqu’il arriva, je fus frappé d’une terreur soudaine, des nuages pourprés parcouraient avec vitesse toute l’étendue de l’horizon, et semblaient, dans leur rencontre, se heurter avec violence. En un instant, tout le ciel fut en feu ; les éclairs se succédaient sans intervalle ; le tonnerre grondait d’une manière effrayante. […] Le temps devenait obscur. Le tonnerre grondait dans l’éloignement ; des nuages noirs s’approchaient pesamment, couvrant d’une ombre épaisse les sommets des montagnes : tout annonçait la tempête. Un calme lourd semblait tout engourdir. On n’entendait pas un bruit, pas le moindre mouvement. Nul insecte ne bourdonnait ; nul oiseau ne poussait un cri ; chacun avait fui, cherchant un asile contre l’orage qui menaçait.

Le soleil se couvre, les premiers roulements du tonnerre se font entendre ; les crocodiles y répondent par un sourd mugissement, comme un tonnerre répond à un autre tonnerre. Une immense colonne de nuages s’étend au nord-est et au sud-est ; le reste du ciel est d’un cuivre sale, demi-transparent et teint de la foudre. Le désert éclairé d’un jour faux, l’orage suspendu sur nos têtes et près d’éclater, offrent un tableau plein de grandeur. Voilà l’orage ! qu’on se figure un déluge de feu sans vent et sans eau ; l’odeur de soufre remplit l’air ; la nature est éclairée comme à la lueur d’un embrasement. A présent les cataractes de l’abîme s’ouvrent ; les grains de pluie ne sont point séparés : un voile d’eau unit les nuages à la terre. […] Le courlis, dont nous entendons la voix dans le ciel au milieu de la pluie et du tonnerre, nous annonce la fin de l’ouragan. Le vent déchire les nuages qui volent brisés à travers le ciel ; le tonnerre et les éclairs attachés à leurs flancs les suivent ; l’air devient froid et sonore ; il ne reste plus de ce déluge que des gouttes d’eau qui tombent en perles du feuillage des arbres.

Nicolas Bouvier, Le Vide et le Plein (Carnets du Japon, 1964-1970), Paris, Hoëbeke, 2004 ; réédition, Paris, Gallimard, « Folio », 2009. 31

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Les nuages s’étendant du nord au sud, couvrirent bientôt tout l’horizon. Le vent s’éleva rapidement. Les plus hauts arbres des forêts pliaient, courbés par sa violence. L’agitation de l’air semblait se communiquer aux montagnes ; l’on eût dit qu’elles étaient ébranlées jusque dans leurs fondements. La pluie tombait en torrents, et j’étais assourdi par le bruit du tonnerre.

Chateaubriand semble s’inspirer de trois passages distincts de Bartram, reprenant certains des éléments exotiques et pittoresques du récit du naturaliste américain (l’écho sonore des mugissements des crocodiles avec le tonnerre, les nuages qui confondent le ciel et la terre, le motif igné, l’embrasement, la pluie et la mention des oiseaux) mais il ajoute sa propre vision de la scène. Chateaubriand se distingue par un apparent détachement par rapport à l’orage, décrit de manière synthétique. Il ne s’attarde pas longtemps sur les mouvements des nuages et surtout ne décrit pas ses impressions : il les laisse deviner ou plutôt le lecteur de la scène les ressent d’autant plus qu’elles ne sont pas décrites. Tout laisse entendre que, le spectacle de l’orage étant placé sur le devant de la scène, le contemplateur s’efface devant un tableau recomposé sur le modèle de Bartram mais fortement investi par la dimension spectaculaire, picturale et biblique. Ainsi, les colonnes de nuages, l’épée de Damoclès de l’orage, « suspendu sur nos têtes », les « cataractes de l’abîme », la mention explicite du « déluge », tout cela confère à la scène une dimension spirituelle et cosmogonique à connotations bibliques. Le Dieu vengeur agit derrière le tumulte des éléments : être confronté à l’orage, pour Chateaubriand, c’est avant tout percevoir la force divine de destruction à l’œuvre dans la Grande Nature américaine. Ainsi, les images de l’union 32 , préfigurent celles de la déchirure violente33. Le contraste est saisi dans l’ordre des sens et de la stupéfaction contenue dans l’exclamative (« Voilà l’orage ! »), qui laisse entendre la théâtralité du spectacle qui s’offre au regard : roulement du tonnerre qui annonce la venue de l’acteur principal, l’orage, entrée en scène annoncée par l’exclamative, démonstration de puissance violente sous l’angle du lumineux, des feux de la rampe 34 . Le tableau en actes, « plein de grandeur », se développe sur le mode du contraste, d’abord l’air brûlant et sec (« sans vent et sans eau », « odeur de soufre ») puis humide et froid (« l’air devient froid et sonore »), se concluant sur la goutte d’eau, microcosme symbole de la vie qui réchappe aux forces de mort qui se déchaînent. C’est le clou du spectacle, en bordure harmonieuse du tableau, illustré par la poésie de la goutte-perle : « des gouttes d’eau qui tombent en perle du feuillage des arbres ». On est loin de la pluie qui, chez Bartram, « tombait en torrents » : la violence chaotique s’est muée en poésie de l’apaisement minimal. On le voit, Chateaubriand en Amérique tente de réconcilier l’irréconciliable, de saisir par les mots l’expérience du sublime, nocturne et menaçant, sur le mode du grondement et de l’orage, mais aussi exaltant et transcendant. Ce paradoxe se résout souvent sans se résoudre, par la coexistence harmonieuse des contraires que la plume tente de rendre par l’analogie poétique. Car Chateaubriand fait de son expérience mésologique du Nouveau Monde un point de résolution de l’être en crise, tendant vers les origines sauvages de l’Amérique du wilderness, poussant l’être civilisé aux limites de ses croyances et de ses représentations. C’est aussi un défi lancé à la Muse car « la nature se joue du pinceau des hommes, nous dit-il : lorsqu’on croit qu’elle a atteint sa plus grande beauté, elle sourit et s’embellit encore » 35 . Dans cette expérience de l’outrance, du dépassement perpétuel, Chateaubriand établit une médiance particulière, commune aussi à Thoreau, investi par la même culture antique, consistant à rendre la nature par la culture, non point tant en faisant de la Nature Echo des crocodiles mugissant et du tonnerre, voile d’eau qui associe le ciel et la terre, les signes de la nature qui encadrent le tableau, le soleil couchant à l’initial, la voix du courlis en clôture. 33 « Le vent déchire les nuages qui volent brisés à travers le ciel », personnification des nuages comme corps sacrifié ; « les éclairs attachés à leurs flancs les suivent ». 34 Le « jour faux » laisse la place à une « nature éclairée comme à la lueur d’un embrasement » précédant l’ouverture des « cataractes de l’abîme ». 35 Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 729. 32

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la projection artialisée de son esprit mais en cherchant à rendre compte de la beauté ineffable du Nouveau Monde pour le rendre sensible aux lecteurs européens cultivés de l’Ancien Monde. ***

II. La médiance chateaubrianesque : dynamiques naturelles et culturelles 1. La conversion antique du Nouveau-Monde Il est surprenant de lire bon nombre de descriptions du wilderness dans le Voyage en Amérique qui tendent vers un modèle antique et architectural afin de saisir les arbres, les lianes et les méandres de la forêt primitive. Sans doute le point commun entre ce milieu des origines et les origines de la culture européenne est-il justement cette dimension matricielle : dire les racines du monde naturel ne peut alors se faire qu’en employant des analogies gréco-romaines, l’enfance de la nature dans le Nouveau Monde rejoignant l’enfance de la culture de l’Ancien Monde. C’est ainsi que Chateaubriand se décrit comme un nouveau Caton à la recherche des origines d’une Rome fantasmée, « un homme débarqué […] aux Etats-Unis, plein d’enthousiasme pour les anciens, un Caton qui cherchait partout la rigidité des premières mœurs romaines » 36 . Ce régime analogique conduit Chateaubriand à penser les Indiens comme de nouveaux Grecs des temps anciens, dont les coutumes s’apparentent à celles des premiers hommes de l’Antiquité37. Le mythe de la primitivité est fécond et alimente les plumes romantiques, figurant un motif puissant de l’exploration du wilderness : Chateaubriand, Tocqueville après lui, ont ainsi à cœur de se plonger dans cet univers fascinant et hostile de la Grande Nature pour la dire en termes de culture. Cette conversion antique du Nouveau Monde, pour paradoxale qu’elle soit, illustre parfaitement la double trajection qui s’opère dans ces « solitudes », comme on les nomme au XIXe siècle : la nature qui n’est qu’un désert dans son gigantisme absolu évoque en retour un rêve d’antiquité, si bien que l’exubérance se trouve traduite en termes de rigueur de colonnes et de perfections de voûtes. Il n’y a qu’un pas de la forêt à la cathédrale (c’est ce pas que franchira Chateaubriand dans le Génie du Christianisme38). L’arbre est en particulier le point d’ancrage d’une rêverie autour de la colonne et du temple de la nature 39 : sa verticalité invite à l’analogie, qui est poussée plus loin encore par Chateaubriand. Ainsi, si « l’imagination s’accroît avec l’espace » comme le laisse entendre l’auteur40, la nature vue comme un temple sollicite non seulement les talents du peintre écrivain mais aussi de l’écrivain-architecte : Là croissent quelques-uns de ces arbres de forme pyramidale que la nature entremêle à ses grandes architectures et à ses grandes ruines, comme les colonnes de ses édifices debout ou tombés : le pin se dresse sur les plinthes des rochers, et des herbes hérissées de glaçons pendent tristement de leurs corniches ; on croirait voir les débris d’une cité dans les déserts de l’Asie : pompeux monument, qui, avant leur chute, dominaient les bois, et qui portent maintenant des forêts sur leurs combles écroulés 41.

Les termes architecturaux employés (« plinthes », « corniches », « colonnes ») motivent l’analogie avec un temple antique tel qu’on en voit en Orient, superposant les espaces de l’Ancien et du Nouveau Monde pour donner à l’imaginaire du lecteur un référent connu. Bien plus, il s’agit de rendre compte d’une rencontre singulière avec un milieu qui, en retour, réactive l’imagerie Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 676. Ibid., p. 690 38 L’on pense au chapitre intitulé « Des églises gothiques » (Génie du Christianisme [1802], in Essai sur les Révolutions / Génie du Christianisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, troisième partie, livre premier, chapitre VIII, p. 800-802). 39 Idée que reprendra Baudelaire dans son sonnet « Correspondances » des Fleurs du Mal (1857). 40 Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 700. 41 Ibid., p. 702. 36 37

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antique qui peuple l’univers de référence de l’auteur. Cependant, les temples évoqués sont des ruines, « grandes ruines », « édifices debout ou tombés », d’une verticalité chancelante, formant, d’une vue d’ensemble, « les débris d’une cité dans les déserts de l’Asie ». C’est une leçon de vanité qui découle de cette métamorphose de la nature en ruines antiques, rappelant aussi l’homme d’avant la chute puisque l’orgueil des arbres, « domin[ant] les bois » auparavant, ont été rabaissés au niveau des forêts, « sur leurs combles écroulés ». Ainsi, la méditation sur l’Antiquité du Nouveau Monde vise avant tout à ruiner l’idéal d’un accès possible aux origines de la création : teintés de la « lueur scarlatine » du « bûcher » allumé par le voyageur et ses compagnons, les troncs des arbres qui les entourent « s’élèvent comme des colonnes de granit rouge, mais les plus distants, atteints à peine de la lumière, ressemblent, dans l’enfoncement du bois, à de pâles fantômes rangés en cercle au bord d’une nuit profonde. »42. La rêverie antique conduit à la ruine ou à l’évanescence : la chimère périt dans une atmosphère de vanités. Le double mouvement d’enchantement et de désenchantement trahit ainsi le rapport ambivalent de Chateaubriand au milieu naturel du Nouveau Monde : le renouveau n’est toujours tendu que vers sa fin et sa limitation, sa dissipation à venir. Comme les monuments de l’Ohio, dont les vestiges ne laissent rien augurer des peuples qui les ont construits, les seuls vestiges possibles de ce Nouveau Monde sont à lire dans les troncs des arbres, dans les forêts solitaires. Chateaubriand ne peut que rester circonspect devant le paradoxe qui se présente à lui devant une « ruine indienne » qu’il contemple au détour de son itinérance, en venant à cette conclusion : « le contraste de ces ruines et de la jeunesse de la nature, ces monuments des hommes dans un désert où nous croyions avoir pénétré les premiers causaient un grand saisissement de cœur et d’esprit. »43. Ainsi, si le voyageur voit dans le papaya une urne antique, ça n’est qu’un mirage de son esprit européen qui peine à se déciller et à s’ouvrir pleinement à la virginité régénérante du Nouveau Monde : Leur tronc droit, grisâtre et guilloché, de la hauteur de vingt à vingt-cinq pieds, soutient une touffe de longues feuilles à côtes, qui se dessinent comme l’S gracieuse d’un vase antique. Les fruits, en forme de poire, sont rangés autour de la tige ; on les prendrait pour des cristaux de verre ; l’arbre entier ressemble à une colonne d’argent ciselé, surmontée d’une urne corinthienne 44.

Bartram lui-même parlait du papaya comme un cierge ou une colonne sculptée45, mais l’on voit combien l’imaginaire chateaubrianesque étend la référence et dédouble l’univers fantasmatique d’une Grèce transposée en Amérique, en prenant pour support l’arbre exotique : urne, vase, cristaux de verre, argent ciselé, autant de termes renvoyant à la richesse produite par les hommes, à la perfection de l’ouvrage, qui fait signe vers le grand ouvrier divin qui les a produits avec perfection. Arrivé au village siminole de Cuscowilla, l’illusion qu’entretient Chateaubriand se fait plus complète encore : en parvenant dans ce lieu, il croit entrer en Grèce à la vue d’Athènes : Des sapins écartés les uns des autres et se touchant seulement par la cime, séparent la ville et le lac : entre leurs troncs, comme entre des colonnes, on aperçoit des cabanes, le lac, et ses rivages attachés d’un côté à des forêts, de l’autre à des prairies : c’est à peu près ainsi que la mer, la plaine et les ruines d’Athènes se montrent, dit-on, à travers les colonnes isolées du temple de Jupiter Olympien46.

Une note plus tardive de Chateaubriand précise : « Je les ai vues depuis » 47 . Reste que la volonté de l’auteur est bel et bien de faire de l’Amérique une nouvelle Grèce antique : il entre dans le Nouveau Monde comme dans un pays fantasmé, un pays de connaissance ou plutôt de reconnaissance, à la poursuite de ses chimères éveillées par le grand spectacle de la Nature. La mésologie du Nouveau Monde chez Chateaubriand passe donc par la prééminence de Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 706. Ibid., p. 726. 44 Ibid., p. 728. 45 Je renvoie à la note de Maurice Regard dans l’édition Pléiade du Voyage en Amérique, note 4, ibid., p. 1304. 46 Ibid., p. 734. 47 Ibid., note A, p. 734. 42 43

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l’imaginaire, que guette le déclin toujours présent, la menace de la ruine des idéaux. C’est une chimère qui se connaît chimère. C’est entre autres la raison pour laquelle, conscient de ces illusions antiques, sa vision de la nature américaine est investie plus en profondeur par une croyance bien plus profonde, celle de l’Amérique comme un Nouvel Eden. 2. Le mythe du Nouvel Eden Il convient tout d’abord de noter que, si Chateaubriand voit le Nouveau Monde comme un paradis retrouvé, il n’y a rien là d’original : Colomb avant lui, et tous ceux qui l’ont précédé sur ces terres foisonnantes et prodigues ont fait le parallèle et ont cru y voir l’Eden tel que le décrit la Bible, a fortiori William Bartram, qui, dans ses Voyages, ne cesse de louer combien la « main du Tout-puissant » est à l’œuvre dans le « monde végétal » qu’il perçoit48. Chateaubriand, sur son modèle, médite sur ces paysages qui lui semblent immaculés, à peine touchés par la main de l’homme, comme sortis du moule de la Création 49 . La nature y est évidemment prodigue et nourricière, comme au Paradis50. La médiance chateaubrianesque s’inscrit dans le sillage de celle établie par Bartram, faite, comme le rappelle Augustin Berque dans La Mésologie, pour quoi et pourquoi faire ?, de « l’interrelation entre nature et culture, c’est-à-dire le milieu » qui se construit « historiquement » 51 . Le milieu est naturel et culturel, il s’édifie par le rapport de l’être – ici le voyageur – et de l’espace qui l’entoure – ici la nature américaine. La perception antique historicise le paysage, lui donne une épaisseur temporelle, lui qui se présente comme une immanence sensorielle : la médiation paradisiaque poursuit dans la même voie, mais ramène l’être aux origines des temps. Le paysage, intrinsèquement mésologique, comme le rappelle encore Augustin Berque52, est essentiellement ontologique et lorsque l’être sort de lui pour tendre vers l’infini divin, il se perd dans des nuages métaphysiques. Mais la nature américaine n’en devient pas moins paysage par le filtre du divin. Souvent, le voyageur désarme face à ce qui le transcende : « il faut se contenter de jouir de ce spectacle, sans chercher à le décrire »53. Lorsqu’il cherche à sonder la médiance singulière qui s’opère en lui alors qu’il se trouve envahi par la présence du divin face à la splendeur des paysages, il ne peut le formuler que sous une forme interrogative, aveu de défaite du langage face à l’absolu : « Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création, telle qu’elle sortit des mains de Dieu ? »54. L’on ne peut ainsi que s’en faire « une idée » : le Nouveau Monde n’est donc pas l’Eden, mais sa figuration, sa copie conforme, son illusion. Chateaubriand ne chercherait donc pas tant un véritable retour aux origines, à la primitivité de l’être en Amérique, mais la sensation de se sentir renouvelé, un avant-goût (ou un arrière-goût ?) du Paradis, mais sur Terre. Singulièrement, c’est dans cet étonnement toujours renouvelé face au spectacle de la Nature et de ses merveilles que Chateaubriand rejoint les Sauvages dans leur culte animiste : « Ces Sauvages ont été entraînés à faire [du lac Supérieur] l’objet principal de leur culte, par l’air de mystère que la nature s’est plu à attacher à l’un de ses plus grands ouvrages. »55. Nul doute que le « charme de la vie sauvage »56 touche Chateaubriand par cet élan naïf de l’Indien vers une Nature investie du divin, qui est leur commun partage. Le « pinceau des hommes » 57 est toujours insuffisant pour peindre ces sublimités : chaque paysage décrit n’est dès lors qu’un échec, mais un bel échec, pour rendre l’idée du divin dans les perfections de la nature américaine. Le prologue d’Atala, récit des amours malheureuses de deux Indiens, l’une chrétienne, l’autre païen, sera alors un immense William Bartram, Voyages, op. cit., « introduction », p. 13-14 et 17. Ibid., p. 69. 50 Ibid., p. 129 ; 173-174 ; 199. 51 Augustin Berque, La Mésologie, pour quoi et pourquoi faire ?, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, p. 40. 52 Ibid., p. 48. 53 Chateaubriand, Voyage en Amérique, op. cit., p. 705. 54 Ibid., p. 705. 55 Ibid., p. 700. 56 Ibid., p. 721. 57 Ibid., p. 729. 48 49

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paysage en forme d’hymne à la création : mais cette Amérique-là n’est qu’une projection fictive, le fruit d’une trajection où l’imaginaire prend une bonne part et transfigure l’espace pour émerveiller le lecteur qui n’a pas pu assister lui-même à ce spectacle de la Création rejouée. ***

Les brisures poétiques du rêve américain

Que conclure de ce parcours américain sous la plume de Chateaubriand ? La réalité de la nature américaine est foncièrement trajective pour Chateaubriand : il y fixe ses chimères, y investit son imaginaire mais, comme il va de soi dans la logique de la médiance, il est aussi fortement influencé par ce milieu où le gigantisme et le mystère raniment ses sens et renouvellent sa perception. Lui qui voulait trouver la gloire en Amérique semble bel et bien l’avoir trouvée non pas là-bas mais à son retour dans l’Ancien Monde. Car le fruit de cette médiance est la littérature, la description, l’encodage poétique de ce monde si nouveau pour les Français du XIXe siècle. Enfermé dans les perspectives sombres de la société post-révolutionnaire, il trouve en Amérique l’espace nécessaire à l’agrandissement de son imagination, à la dilatation salvatrice de la liberté, qui passe avant tout par la transfiguration de l’esprit. La cataracte qui gronde, l’orage qui tonne, la fusion euphorique avec le fleuve et sa mouvance infinie, renvoient Chateaubriand à un au-delà de lui-même. Mais cette transcendance ne suffit pas à évacuer les aspérités du réel : derrière le paradis revécu par la chimère antique ou le nouvel Eden fantasmé, les tensions restent à vif, irréconciliables. En Amérique, Chateaubriand a donc donné l’essor à son talent descriptif mais a aussi éprouvé les limites de la création humaine. Le wilderness enchante dans les deux sens du terme : il ravit et illusionne. Il contient aussi en lui une part d’ombre inaliénable : Chateaubriand y loge sans aucun doute ses démons et ses hantises mais y libère aussi ses propensions à l’idéal. Il donne corps aux élans de sa Muse. La mésologie du Nouveau Monde, pour ambivalente qu’elle soit, est bien en ce sens un « milieu » au sens géographique et géométrique du terme, un point de rencontre du monde naturel et de l’être, qui tourne autour de lui jusqu’au vertige pour mieux retourner au mystère ontologique de sa propre identité. Le Nouveau Monde que Chateaubriand appréhende n’est ainsi, ultime révolution copernicienne de la médiance, qu’un Nouveau Moi, débarrassé pour un temps des scories de la Révolution et de sa barbarie. Sébastien Baudoin.

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