Mésologie du Nouveau Monde : Chateaubriand face à la Nature américaine. - Intervention au séminaire « mésologies » (22 mai 2015) -
Aux origines du rêve américain Alors qu’il perçoit au loin la terre américaine depuis le navire dans lequel il s’est embarqué pour une longue traversée, Chateaubriand rappelle, dans les Mémoires d’outre-tombe (première partie, Livre sixième, chapitre 6) le bouillonnement de son esprit à l’approche de ce Nouveau Monde, qui suscite en lui une foule de projets, de souvenirs, bref, autant de ferments d’une exaltation frénétique, celle qui nourrit les grands rêves d’exploration. Parmi eux, l’idée que sa « Muse vierge » vient là « se livrer à la passion d’une nouvelle nature » 1 . Depuis la « révélation de la Muse » par sa sœur Lucile (« tu devrais peindre tout cela »), l’écrivain en devenir est taraudé par les Muses et ne cesse de vouloir nourrir ces monstres insatiables qui enfantent le génie. Mais encore faut-il trouver une sujet digne d’épouser cette folle démesure de l’ambition littéraire pour celui qui ne s’est pas encore vu intimer l’ordre ou le conseil de « deven[ir] illustre » par son mentor Fontanes. L’Amérique et ses espaces démesurés semblent pouvoir combler la faim d’absolu du jeune écrivain en herbe (alors âgé de 23 ans), grisé par les récits d’aventuriers et de naturalistes parcourus avec frénésie avec un autre de ses mentors, peut-être le premier, ChrétienGuillaume de Lamoignon de Malesherbes, qui devait périr sous l’échafaud le 22 janvier 1794, peu d’années après le retour de son jeune parent, Chateaubriand. La « petite-fille » de Malesherbes, « Aline-Thérèse » a en effet épousé Jean-Baptiste de Chateaubriand, frère de François-René 2 . Grand érudit, botaniste et ancien élève de Jussieu, Malesherbes partage avec son jeune admirateur de 22 ans, qu’il rencontre pour la première fois en 1788, son enthousiasme pour les grands voyageurs, la « botanique » et la « géographie » dont il s’entretiennent des journées entières pendant trois mois à la mi-octobre 1790 3 . Ce « grand homme » sait communiquer au jeune écrivain son rêve inaccessible de « voyager à nouveau », lui qui sent venir les affres du grand âge (il a alors 70 ans). Chateaubriand partira donc à sa place, grisé par les paroles enchanteresses du vieillard. Ainsi s’élabore dans l’esprit de Chateaubriand ce que Jean des Cars nomme un « voyage mythique » : « Malesherbes parle des forêts américaines à François-René, sous le charme de ce voyageur trop immobile. Et il lui dit comment aller là-bas, il est son professeur, son conseiller. »4. Naît le projet fou et inaccessible de trouver un nouveau passage du Nord-Ouest, dans la lignée des explorations menées par Hearne et Mackenzie. Malesherbes a flatté dans le jeune breton la fibre voyageuse héritée de ses ancêtres, mais aussi le goût immodéré pour la liberté et la découverte de nouvelles contrées 5 . Si l’Amérique à cette époque avait été déjà l’objet d’une
Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Flammarion, 1982, édition du Centenaire établie par Maurice Levaillant et préfacée par Julien Gracq (Paris, José Corti, 1961), tome I, I ère partie, livre sixième, chapitre 6, p. 274. 2 C’est ce que rappelle Jean des Cars dans son excellente biographie de Malesherbes (Malesherbes, Paris, de Fallois, 1994, rééd. Perrin, « Tempus », 2012, p. 452). 3 C’est ce que précise Jean-Claude Berchet, qui fait de cette période d’intense fréquentation entre le vieillard et son « romanesque compagnon » le point culminant de la créativité chateaubrianesque : « Au cours de sa longue existence, Chateaubriand ne connaîtra pas beaucoup de journées aussi remplies, aussi fécondes, aussi prometteuses que celleslà ; Elles occupèrent les trois mois qui suivirent son retour à Paris, vers la mi-octobre 1790, après avoir réglé, depuis Fougères, le solde de ses affaires avec La Morandais. » (Jean-Claude Berchet, Chateaubriand, Paris, Gallimard, NRF, 2012, p. 158). George D. Painter, parle, pour sa part, d’une période qui s’étendrait « pendant tout l’été et l’automne de 1790 », durant laquelle « François-René alla le voir tous les jours dans son bureau » (George D. Painter, Chateaubriand, une biographie, volume I – Les orages désirés, [1977] traduction en français par Suzanne Nétillard, Paris, Gallimard, 1979, p. 194). 4 Ibid., p. 455. 5 Dans son Voyage en Amérique (1827), Chateaubriand rappelle le lien étroit entre son caractère et l’ambition de franchir l’Atlantique pour rejoindre le Nouveau Monde : « c’était avec joie que j’allais chercher une indépendance 1
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