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2.2.3. L’appropriation du centre-ville
from TFE Le centre-ville colonial de Casablanca : Enjeux, appropriation et prospective
by Salma Chikri
2.2.3. L’appropriation du centre-ville
L’ap p r op r ia tio n m até r i e lle
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Ainsi, le centre-ville de Casablanca est dominé par deux classes sociales dont chacune se l’approprie à sa manière. Dans cette partie, le but est de comprendre comment chacune a choisi de marquer son territoire afin de pouvoir le contrôler.
Pour la classe moyenne, le contrôle de l’espace est direct : l’espace intime (l’appartement) est fermé et la présence des habitants est visible à l’extérieure à travers l’exposition du linge dans les balcons, les ventilateurs de climatisation sur les façades ou encore les modifications au niveau de celles-ci. A l’échelle de l’immeuble, tout comme la classe pauvre, ils modifient l’espace physique en refermant les balcons donnant sur la cour intérieure ou en ajoutant des extensions.
Figure 179 : Marquage de la façade, immeuble 4
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Figure 176 : Marquage en modifiant la façade, immeuble 18 Figure 177 : Marquage en modifiant l'intérieur, immeuble 8
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Figure 178 : Marquage en modifiant la façade (ajout des grilles aux fenêtres), immeuble 10
Au niveau de l’appartement, les habitants de la classe moyenne ont dû s’adapter à un nouveau mode d’habitat. En faisant cette démarche, l’usager s’approprie son milieu de vie en le rendant plus « marocain ». Ainsi, la salle à manger est souvent supprimée pour agrandir le salon et lui rendre l’aspect qu’il avait dans les maisons marocaines ; les bureaux sont convertis en chambres, certaines pièces sont transformées en deuxième salon alors que la cuisine, une pièce occidentale, est entrée dans le quotidien de la société. Les appartements du centre-ville semblent alors avoir réussi le test d’adaptabilité. En effet, les habitants qui ont participé à l’enquête ont affirmé être satisfaits de leurs habitations.
Chez la classe inférieure, l’espace intime est ouvert et parfois directement visible dès l’entrée de l’immeuble quand il est au rez-de-chaussée. En terrasse, les extensions sont moins visibles pour les étrangers, mais l’accès est beaucoup plus facile et ouvert pour les autres habitants de l’immeuble. Ce choix est le résultat d’une autre manière d’habiter l’espace où l’intime et l’extérieur sont confondus. Ainsi, il est normal que les marquages de l’espace de ce groupe social soient aussi retrouvés dans l’espace public.
Au niveau de l’immeuble, ce marquage se fait de la même manière, le linge est exposé et les portes sont ouvertes, un geste qui témoigne du sentiment de confiance et de légitimité que ces habitants peuvent ressentir.
A l’extérieur, l’appropriation se fait aussi par certaines pratiques. Par exemple, les familles des classes inférieures sont plus susceptibles de laisser leurs enfants jouer dans l’espace public sans supervision ou de sortir pour se détendre pendant une longue durée. En effet, l’appropriation de l’espace est tellement poussée au point de retrouver le confort du « chez-soi » à l’extérieur. En plus, les marquages d’appropriation se font aussi à travers les graffitis qui renvoient, dans le cas de la synagogue par exemple, à un club sportif du derby casablancais, une composante identitaire populaire très présente chez la jeunesse pauvre. C uis ine Hal l S. D . B
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Sal l e à mang er Sal on C hamb re
Figure 180 : Modifications courantes des appartements
Agrandissement de salon en supprimant la salle à manger
Conversion de bureau ou de salle à manger en chambre ou en deuxième salon selon les besoins du ménage.
Figure 181 : Enfants qui jouent dans une rue piétonne
Figure 182 : Marquage espace public, graffitis
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Il est intéressant de se demander si le déménagement de la classe marocaine moyenne et aisée ainsi que le phénomène d’abandon sont causés par la confrontation entre ces deux visions opposées concernant l’espace public et les limites de son utilisation.
Il est aussi important de rappeler le rôle que joue la classe sociale dans ce comportement, les constats cités peuvent aussi être expliqués par le manque de moyen. Par exemple, il est compréhensible de passer plus de temps à l’extérieur si on habite avec une famille nombreuse dans une extension de 60m².
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Figure 183 : Marquage bâtiment abandonné
L’ap p r op r ia tio n idé e lle
L’une des formes de l’appropriation idéelle est la maîtrise de la pratique de l’espace, un des exemples les plus simples est l’accès ; les Casablancais se sont appropriés le centre-ville en créant un code que seul eux comprennent pour y accéder. En effet, le système de transports en commun de Casablanca peut facilement embrouiller un visiteur étranger de par les numéros de bus qu’il faut connaitre par cœur (7 pour la place des nations unies) et les signes de mains à faire pour indiquer au taxi la destination désirée. Ce savoir-faire réside aussi dans la pratique de la place, il est très facile de différencier entre les usagers récents et les habitués ; si les premiers préfèrent découvrir le centreville en se baladant, les habitués ont des destinations bien plus précises que ce soit des cafés cachés à l’intérieur d’un îlot ou un lieu de travail.
L’appropriation idéelle réside aussi dans le sentiment d’attachement que les usagers éprouvent pour l’espace. Pendant l’entretien, tous les habitants interrogés, peu importe leur catégorie sociale, ont affirmé être attachés au centre-ville et qu’ils auraient aimé être propriétaires du bien où ils résident depuis des années8. Une autre manifestation de cet attachement est la volonté de prendre soin du bâtiment même en étant locataire ; dans le cas de l’immeuble 3, les habitants se sont réunis et ont pu imposer à l’agence d’agir et de ravaler la façade.
Pour le reste des Casablancais, l’attachement change d’une personne à une autre, mais reste la norme et plusieurs associations de sauvegarde dont Casamémoire en témoignent. En outre, l’analyse de l’espace perçu permettra de mieux comprendre la place symbolique du site chez les casablancais.
8 Cette volonté est souvent bloquée par le flou administratif qui complique la démarche.
L’ap p r op r ia tio n s y m b o l ique
Av en ue d es FAR
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Figure 184 : Noms actuels
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Figure 185 : Noms pendant le protectorat
Cette forme d’appropriation a lieu quand l’identité des usagers se mêle à celle de l’espace. Dans le cas du site, celle-ci a commencé juste après l’indépendance quand les autorités ont décidé de renforcer l’identité marocaine du centre-ville en remplaçant les noms français des rues et des lieux publics par des noms marocains.
La patrimonialisation est aussi l’une des formes symboliques d’appropriation. Le centre-ville colonial est aujourd’hui repris dans les plans de patrimoine9 et la population milite pour qu’il soit classé à l’échelle internationale. Il est aussi repris par les artistes qui souhaitent représenter le vécu des Casablancais. L’un des exemples les plus parlants est le film Casanegra de Nour Eddine Lakhmari qui date de 2008 et où la ville coloniale est un personnage à part entière qui interagie avec les autres.
Le créateur de contenu spécialisé en cinéma Youssef Ksiyer décrit la relation entre les personnages et la ville dans sa vidéo YouTube intitulée « ؟يرامخل لايد مليف نسحأ اركين ازاك » (Casanegra, le meilleur film de Lakhmari ?) : « L’un des personnages principaux du film est la ville elle-même. […] Casablanca exerce une pression sur les personnages ; les immeubles et les rues semblent renfermer Karim et Adil […] Les touristes viennent à Casablanca pour voir la beauté de l’art déco et se perdre dans ce musée à ciel ouvert mais pour les habitants de Casanegra, on ne sait pas si cette beauté leur est encore visible ou s’ils n’y voient que des murs de prison infranchissables. […] A la fin du film la vie de Karim est Adil n’a pas changé, [..] ils sont toujours bloqués à Casablanca et malgré les circonstances, ils vivent encore dans cette ville dont ils ont, peut-être, toujours été amoureux ». Ainsi, ce film a pu représenter la place symbolique de la ville art-déco chez les usagers qui, certes, ne sont pas satisfaits de son état actuel, mais qui y sont attachés au point qu’ils fassent de cet espace une partie de leur identité.
Ces expressions artistiques sont alors un des éléments les plus significatifs en termes d’analyse des formes de l’appropriation symboliques. C’est pour cette raison que l’espace perçu, la dimension symbolique de l’espace, est la prochaine à être étudiée.
9 Voir p. 108