Mémoire de Master : Sons et espaces

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Sons et espaces

Sarra Ben Gara Professeurs : J. Gautel, M. Mazlouman, Y. KneuzĂŠ





remerciements Je tiens à remercier Jakob Gautel pour son aide précieuse tout au long de ce travail, ainsi que Frank Lamy et Jason Karaïndros de m’avoir éclairée durant mes recherches.


SOMMAIRE

1

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table des matières

Contexte historique

Les relations du son à l’espace

P8

P18

P34

Les artistes qui ont commencé à travailler avec le son dans l’espace

Lorsque l’espace contient le son

introduction P14

démarche

P48

Les architectes qui utilisent le son

Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne s’excluent pas

P26

P146

L’apparition d’un domaine théorique concernant le son

Lorsque le son dessine l’espace

P22


3 Synthèse des relations

conclusion

P158

P162

P170

Bibliographie Webographie

&

P176

Eléments de la grille d’analyse des expositions P178

Guides d’entretiens P184

Retranscriptions d’entretiens


table des matières introduction

P8

démarche

P14

1. Contexte historique 1.1 Les artistes qui ont commencé à travailler avec le son dans l’espace 1.2 Les architectes qui utilisent le son 1.3 L’apparition d’un domaine théorique concernant le son

P18 P22 P26

2. Relations du son à l’espace 2.1 lorsque l’espace contient le son Open Ended Now - mélanie manchot au MAC VAL - 20.10.2018 / 24.02.2019

2.2 lorsque Le son et l’espace se complètent...ou ne s’excluent pas A. Le haut-parleur comme outil scénographique A.a Ososphère à la Coopérative - Couloir aérien du 28/04 au 16/05/2017 A.b Thierry Fournier, Sous-ensemble à L’Opéra National du Rhin, Ososphère 2017 A.c Véronique Béland, (Re)faire les cents-pas, Ososphère à la Coopérative 2017 A.d Elisabeth Ballet, Vous me direz, « tout en un plus trois » au MAC VAL du 21/10/2017 au 25/02/2018

P34 P36 P48 P50 P52 P70 P78 P86

B. Le son comme matière de travail dans un espace existant B.a Vous me direz, E. Ballet (Première œuvre, permanente), depuis 2014 B.b Ad Nauseam, Tania Mouraud au MAC VAL, du 20/09/2014 au 25/01/2015 B.c -MMM-, exposition originale à l’église d’Arles du 06/07 au 20/09/2015

P96 P98 P102 P110

C. Le son travaillé avec l’espace

P120 P122 P130 P50

C.a -MMM- à la Cité de la Musique du 04/10/2016 à 29/01/2017 C.b Boltanski, Panorama Bells / Bell Pavilion au MAC VAL, 2017 C.c Elisabeth ballet - Vous me direz - tout en un plus trois au mac val du 21/10/2017 au 25/02/2018


2.2 lorsque Le son dessine l’espace A. Rétrospective de Closky 8002-9891 au MAC VAL, du 28/03 au 22/06/2008 B. Le labyrinthe invisible au Centre Pompidou du 15/09 au 14/11/2005

P146 P148 P154

3. synthèse

P158

conclusion

P162

bibliographie & webographie

P170

éléments de la grille d’analyse

P176

Guides d’entretiens Curateur des expositions au MAC VAL Jason Karaïndros - au sujet de l’oeuvre Catharsis

retranscriptions d’entretiens Frank Lamy Jason Karaïndros

P178 P182 P184 P192


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INTRODUCTION Les études et le domaine d’architecture ont été et demeurent majoritairement visuels, sans prendre compte des autres sens qu’utilise chacun d’entre nous. En ce qui concerne l’étude de l’espace, certains ont pu comparer la vue au toucher, à l’instar de


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Diderot qui, dans sa Lettre sur les aveugles affirme que les aveugles utilisent leurs mains de la même manière que nous utilisons nos yeux. En outre, l’étude cartésienne de la perception des espaces exclut tous les sens autres que la vue, en raison de leur variabilité, leur

incertitude. Il est pourtant impensable d’amputer quatre sens à un sujet qui fait l’expérience d’un espace. Lorsque Murray Schaffer conta sa renconte avec des étudiants en architecture : « Je discutais un jour avec un groupe d’étudiants en architecture de sujets qui


12 nous concernent les uns et les autres. Je dessinais au tableau noir une possible cité future et leur demandais quels traits saillants ressortaient de cet environnement. Il y avait sept hélicoptères dans le ciel de mon dessin, et aucun étudiant ne les remarqua. Exaspéré, je m’écriai : “Avez-vous jamais entendu sept hélicoptères ?”. L’architecte aujourd’hui travaille pour des sourds. Il a lui-même les oreilles bouchées. Aussi longtemps que des exercices d’éducation n’auront pas amélioré la situation, on peut s’attendre à le voir poursuivre sur sa même voie. L’étude des sons n’entre aujourd’hui dans les écoles d’architecture que pour ce qui intéresse leur réduction, leur isolation et leur absorption. Ecoutez un édifice vide de tout homme. Il respire, il a sa propre vie. Le parquet, les poutres craquent, les radiateurs craquètent, les chaudières grognent. Les constructions du passé émettaient elles aussi des

sons bien à elles, mais elles ne sauraient entrer en compétition avec les bâtiments modernes pour ce qui est de la puissance et de la permanence de ces sons. La ventilation, l’éclairage, les ascenseurs et le chauffage produisent un important volume sonore ; les ventilateurs et les systèmes d’évacuation de l’air dégorgent des masses incroyables de bruits dans les rues et dans les allées mêmes qui bordent les immeubles. » En réponse à cette citation, dans son livre Avant-gardes sonores en architecture, Carlotta Daro pose la question suivante : «les architectes seraint-ils devenus sourds?». Etant particulièrement sensible à la musique depuis longtemps, je pense qu’il existe de véritables relations entre son et espace, que ce soit en termes de confort ou d’usage notamment. Par

ailleurs,

les

évolutions


13 techniques et technologiques ont rendu le son omniprésent dans nos vies : de la rumeur de la ville en passant par les écouteurs de balladeurs portables, les musiques «d’ambiance»... Ce cadre quotidien modifié par les technologies et la présence du son, a mené à la création en 1901 du Centre National du Bruit, qui vise à informer, mais aussi à promouvoir la qualité de l’environnement sonore. La notion de musique d’ambiance a commencé à être développée depuis le XVIIe siècle, notamment avec l’oeuvre de Georg Philipp Telemann, avec son recueil de Musique de Table, composé pour accompaagner le moment de dîner. Cette musique d’ambiance qui accompagne le quotidien, et fait même office d’ornement a été pensée pour conditionner psychiquement les auditeurs, susciter des émotions, etc. Satie, plus tard, travaille la musique comme objet fonctionnel

dans le but d’aménager une pièce, avec la notion de «musique d’ameublement» en 1917. Cet aménagement par le son est une première étape dans le développement de cet élément en relation avec un espace. Ces essais ne prennent cependant pas en compte les qualités spatiales. Ces travaux ont mis en marche une pensée, qui se développe encore aujoudh’hui, jusqu’à arriver à utiliser le son comme véritable matière de travail et de production spatiale. C’est donc à cela que je vais m’intéresser dans ce mémoire : le son en tant que matière, et les relations qu’il entretient avec l’espace. Il ne s’agit pas d’étudier des objets sonores, mais des espaces qui entretiennent des relations au son. Par son j’entends «Toute vibration acoustique considérée du point de


14 vue des sensations auditives ainsi créées» (Larousse). Ce son peut être d’ordre musical, mécanique, «ambiant» (environnement, ville), de l’ordre du «bruit»... La question que je vais traiter dans ce mémoire est donc la suivante : Dans quelles mesures le son peut-il structurer l’espace?


15 Pour tenter d’y répondre, je vais tout d’abord introduire le contexte historique dans lequel ce sujet s’inscrit. Puis, à travers des études de cas comparatives d’expositions, je classerai les relations espaceson comme pour les traiter séparément : le son contenu dans un espace, la complémentarité son-espace et enfin, le son qui dessine un espace. Ces études traiteront aussi bien de qualités spatiales, sonores, des relations au visiteur, que de données techniques.


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démarche Au long de ce travail, j’ai tenté de mettre en place un code graphique exprimant la spatialisation sonore. La légende ci-contre est celle que j’ai choisie dans ce but. Pour chacune des expositions visitées, j’ai dessiné les plans et coupes, et pris les photographies des lieux. La source de tout document que je n’ai pas créé est évidemment précisée.


17 Douche sonore Hauts- parleurs, amplificateur Ecran vidéo, projection Ecoute au casque Propagation d’un son en plan dans l’espace Source lumineuse Propagation du son en coupe Télévision Videoprojecteur

Transat Banc

Prise de vue photo


contexte historique

1.1 Les artistes qui ont commencé à travailler avec le son dans l’espace 1.2 Les architectes qui utilisent le son 1.3 L’apparition d’un domaine théorique et technique concernant le son


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1. Contexte historique 20

1.1 les artistes qui ont commencé à travailler avec le son dans l’espace Le XXe siècle a été marqué par les avant-gardes artistiques qui ont modifié l’appéhension du son notamment. Les happenings, qui ont débuté avec Allan Kaprow, ont ouvert le champ des arts par leur association. La pièce 18 Happenings in six parts de 1959 qui a lieu dans trois espaces qui communiquent, allie danse et musique notamment. Mais c’est John Cage qui a réellement initié cet intérêt pour la musique -et le silence- en rapport avec l’espace dans lequel elle se

produisait. On peut effectivement citer les événements du Black Mountain College par exemple, ou encore The Event, dans laquelle il mit en relation danse, musique, peinture avec l’espace qui les contenait. L’oeuvre silencieuse 4’33’’ produite pour la première fois à Woodstock en 1952 de Cage, elle, brise les principes de la musique (alternance entre son et silences) pour laisser place aux sons environnants du lieu : «J’ai toujours senti et j’espère avoir fait sentir à d’autres que les sons qui nous entourent constituent une


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musique plus intéressante que s’ils allaient au concert.», dit-il à propos de sa pièce. Il faut également noter que John Cage a étudié chez le compositeur Henry Cowell. Celui-ci a inventé le Rhytmicon en 1930, la première boite à rythmes, à l’aide de Leon Theremin (inventeur du premier instrument de musique électronique en 1919). Cette période marque le début de la désincarnation de la musique, où elle peut être séparée de l’objet qui la produit ; cela se renforcera encore plus avec l’évolution de la

technologie. Durant la même période, le compositeur allemand Karlheinz Stockhausen s’est servi de ce progrès technologique (électro-acoustique) en explorant les possibilités spatiales du son. En 1968, dans son oeuvre Musik für ein Haus (Musique pour une maison), des musiciens étaient répartis dans diverses pièces, et le spectateur se déplaçait d’un espace à l’autre, tandis que sa perception sonore évoluait. Il poussa cette idée encore plus loin lors de l’Exposition Universelle


22 d’Osaka en 1970. Pour le Pavillon de l’Allemagne Fédérale, il travailla avec l’architecte Fritz Bornemann pour concevoir un espace particulier : cinquante haut-parleurs étaient placés sur la structure du dôme géodésique. L’on pouvait s’assoir parmi les 550 places sur un plancher acoustiquement transparent. Les sons se déplaçaient d’un haut parleur à l’autre, tout en jouant avec l’acoustique du lieu, ce qui créait une polyphonie de sons qui entouraient l’auditeur-spectateur. Cette oeuvre était pour Stockhausen le début d’une nouvelle ère d’espaces de diffusion de la musique. Max Neuhaus est un artiste essentiel dans cette thématique ; ce sound artist utilise les caractéristiques sonores spécifiques au lieu dans lequel son oeuvre s’installe (que ce soit une oeuvre urbaine, ou en musée). L’une de ses oeuvres les plus remarquables est


23 l’installation sonore Times Square dans les rues de New York ; un son harmonique est diffusé à partir des grilles du métro, et un passant attentif distinguera ce son à travers la rumeur de la ville.

Photographie de l’intérieur du Pavillon de l’Allemagne Fédérale Exposition Universelle d’Osaka, 1970 Source : pinterest.com

Bruce Nauman, lui aussi, a fait partie de ces artistes qui ont travaillé avec la matière sonore. Un exemple remarquable est la Acoustic Pressure piece, ou Acoustic Corridor. Cette oeuvre est composée de panneaux capitonés et insonorisés. Le visiteur traverse l’espace de la galerie ou musée et entend successivement ses propres sons corporels, puis ceux environnants, sans avoir de modification dans l’espace visuel. Cette sensation soulève la question des troubles psychologiques engendrés par le changement de pression sur notre système auditif.


1. Contexte historique 24

1.2 Les architectes qui utilisent le son L’exemple de Stockhausen et Bornemann évoqué précédemment montre une étape de la prise en compte du son dans le domaine de l’architecture. En 1958, Le Corbusier avait été chargé du projet du pavillon de la Hollande, et a travaillé avec Xenakis pour imaginer le Pavillon Philips. Il a fait appel à Varèse, un musicien contemporain, ainsi qu’à Xenakis, architecte, ingénieur génie civil et compositeur. Xenakis utilisa les notions physiques du son pour imaginer l’espace : propagation,

diffusion, réverbération... Ce sont ces mêmes notions sur lesquelles on s’appuie pour mettre en place des salles de danse et de théâtre. Dans ce pavillon fut diffusée une composition de Varèse Poème électronique (compositeur considéré par ses contemporains comme pionnier dans son utilisation du son, de la musique), et en entracte, celle de Xenakis. La disposition des enceintes émettant le son a aussi été pensée en fonction de la diffusion polyphonique dans l’espace : “Quatre cent bouches sonores autour de cinq cent visiteurs”


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Plan du Pavillon Xenakis Source : Avant-gardes sonores en architecture, Carlotta Daro.


26 (le Corbusier). Ce pavillon relie intimement son (ou musique), espace (puisque celui-ci a été pensé selon ce son), et corps (le public est un flux qui traverse, vit cet espace). Même si le son a été pensé pour cet espace, et vice-versa, il n’en demeure pas moins que cette oeuvre est de l’ordre de la «métaphore musicale en architecture» (Carlotta Daro) au même titre que l’est l’Experience Music project à Seattle de Frank Ghery (dont la forme a été inspirée par les guitares Fender cassées de Jimi Hendrix) ou encore la Cité de la Musique de Portzamparc donc la forme évoque l’appareil auditif. Ces métaphores sont formelles (contrairement au Pavillon Xenakis), mais les formes de l’oeuvre du Corbusier et Xenakis ne résulent pas de données acoustiques. D’autres artistes ont également pu collaborer avec des

architectes afin d’étudier ou de mettre en place des espaces aux qualités sonores particulières ou adéquates. Pierre Mariétan, compositeur suisse, a notamment étudié à la Hochschule für Musik de Cologne, ou encore la Musikakademie de Bâle, aux côtés de Stockhausen évoqué précédemment. Il est fondateur et directeur du LAMU (Laboratoire Acoustique et Musique Urbaine) de l’Ecole d’Architecture de Paris La Villette depuis 1990. Il a initié les recherches sur les qualifications sonores des espaces. Ses travaux cherchent à tenir compte du bâti ainsi que de l’environnement extérieur. Il a véritablement mis en avant la place du sonore dans le monde de l’architecture. Mariétan a notamment créé les notions de « situation sonore » ou de rumeur de la ville. Ces idées font partie désormais d’un langage technique et théorique désignant la relation du sonore à


27 l’espace, qui peut sembler difficile à qualifier. Avec son N.I.S.U (nouvel instrument sonore urbain), il met en valeur les qualités des espaces qu’il investit, du point de vue acoustique et musical.

Photographie du Pavillon Philips lors de l’Exposition Universelle de Bruxelles de 1958. Source : archdaily.com


1.

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1.3 L’apparition d’un domaine théorique concernant le son Le néologisme « Soundscape » (ou paysage sonore) apparait dans l’ouvrage de R. Murray Schafer en 1969 : The New Soundscape. Le compositeur canadien emprunta ce mot au géographe Michael Southworth (qui l’inventa quelques années auparavant). Schafer mit en place cette notion afin de définir un domaine d’étude acoustique, non seulement pour une sensibilsation par rapport aux « bruits » ou nuisances sonores, mais également dans le but d’étudier finement les paysages sonores. Cette idée se distingue d’un environnement sonore dans la mesure où le terme environnement nous place, sujets, au centre de l’étude. Il travailla aux côtés de compositeurs, musiciens, acousticiens, architectes et ingénieurs afin d’établir cette

nouvelle pensée. Il eut de nombreuses influences : Cage, évidemment, avec sa musique expérimentale qui bouleversa le monde de la musique en attirant l’attention des sons du lieu ; Albert Mayr, compositeur et chercheur italien qui travailla avec lui sur les soundscape studies ; Mc Luhan, très impliqué dans l’histoire du sounscape et qui a permis de jeter les bases théoriques de cette pensée. Un autre référence importante de Schafer est le compositeur français Pierre Schaeffer dont le travail résulte d’expérimentations utilisant la technologie électroacoustique lui permettant de théoriser les caracétistiques de situations sonores. Il montra comment écouter la musique et le son à travers une étude phénoménologique du fait sonore ; la technologie impliquant que le son se dissocie de l’objet qui le produit (depuis le XXe


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Croquis de Schafer pour qualifier un paysage sonore Source : The Soundscape, Our Sonic Environment and the Tuning of the World

siècle), lui permit d’effectuer des enregistrements d’environnements sonores, de la même manière que les principes de la musique concrète. Par ailleurs, Schafer se soucie de la qualité de l’environnement, telle une écologie sonore pour l’avenir. En cela il se rapporoche de la pensée de Buckminster Fuller

qui tenta de mettre en place des environnements qualitativement habitables pour tous. Dans cette optique, il mit en place le WSP: World Soundscape Project. Le but était de comparer les paysages sonores du monde, dépassant la simple notion de nuisance sonore. Cela se fait aussi bien par la mise en place de sonogrammes que


30 par des relevés de niveaux, de distribution géographique des faits sonores, leur relation au bâti, leurs effets sur la perception. L’impact de ce mouvement en France s’est très vite ressenti : dès la fin des années 1970, « le ministère de l’environnement lance des projets singuliers de recherche sur le paysage sonore » (Carlotta Daro). En parallèle, des groupes de recherche questionnent ce point de vue des nuisances et cherchent, de manière expérimentale, à traiter la question sonore d’un autre point de vue : celui de son potentiel. C’est ainsi qu’est né le Cresson (Le Centre de Recherche sur l’Espace Sonore et l’environnement urbain, équipe grenobloise du laboratoire Ambiances Architectures Urbanités), créé par JeanFrançois Augoyard, dont le but est d’effecturer des recherches sur l’environnement sonore et urbain. De même, Pierre Mariétan mit en place le LAMU évoqué

auparavant. En outre, cette approche française a permis de voir naître des applications réelles des recherches, via le Plan Construction. Ces avancées du point de vue théorique restent néamnoins à être précisées, particulièrement du point de vue de leur application concrète. Aussi, le langage qui s’est défini au fur et à mesure (pour ne plus rester dans une musicalité poétique) et s’approfondit pour dépasser le vocabulaire technique de l’acousticien.


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Plan des niveaux sonores dans une zone de Vancouver, Canada Source, idem..


relations du son à l’espace

2.1 Lorsque l’espace contient le son 2.2 Lorsque le son et l’espace se complètent...ou ne s’excluent pas 2.3 Lorsque le son dessine l’espace


2


2.1 Lorsque l’espace contient le son 36

Etude de cas Nous allons donc à présent aborder quelques relations espace-son au travers de cas concrets d’expositions visitées. Ce premier cas concerne la situation fréquente où le son est contenu dans un espace plus ou moins fermé, plus ou moins étanche. On cherche à séparer les diverses sources sonores dans un contexte d’exposition afin de permettre la lisibilité de chacune des œuvres. Nous allons donc étudier les situations retrouvées dans l’exposition monographique de Mélanie Manchot « Open Ended Now » au MAC VAL., celle-ci présentant une richesse de par les diverses manières de contenir le son dans un espace donné.


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1. L’espace contient le

Diagramme expliquant la notion de «contenir le son»


2.1 Lorsque l’espace contient le son

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Open ended now - mélanie manchot au MAC val 20.10.2018 / 24.02.2019

L’exposition, ayant eu lieu au MAC VAL, réunit une sélection d’oeuvres (de vidéos en majorité) réalisées entre 1998 et 2018. L’exposition est plongée dans la pénombre. Il n’y a pas de murs, mais des boîtes de diverses formes et tailles qui offrent différents modes d’observation et d’écoute des vidéos. On note un rapport entre le travail de l’artiste et le choix scenographique dans cette exposition : il s’agit de la relation à l’espace public, de multiplicité des points de vue ou d’écoute et d’avoir une vue globale sur son travail. Les tensions et liens entre les individus dans ses oeuvres se retoruvent entre les pièces ainsi exposées. Il s’agit d’un choix artistique plutôt que curatorial. L’échange curateur/artiste s’est uniquement opéré pour placer les œuvres dans l’espace.

« Mélanie est très attentive à la diffusion de ses œuvres, alors qu’il y a des artistes qui n’y accordent pas d’importance. C’est pareil pour le son que la vidéo ; on peut diffuser du son à partir du téléphone, et dans la même pièce si on diffuse le son à partir d’un énorme ghetto-blaster ou alors à partir d’une chaîne très fine, d’abord on n’aura pas le même son, on n’aura pas la même spatialisation du son, et quand bien même on aurait la même spatialisation du son, on a quand même un élément visuel qui va complètement orienter la manière dont on va positionner son corps par rapport à cet objet, mais aussi la manière dont on va se mettre dans l’espace et comment on va recevoir ce son. Le son et la vidéo c’est exactement les mêmes questions, c’est une chose que je dis souvent aux jeunes artistes et aux jeunes commissaires, c’est qu’il ne suffit pas de faire une vidéo. Une fois qu’on a fait une


39 Vue de l’exposition Module de projection vidéo

vidéo, j’ai envie de dire qu’il y a une grande partie du travail qui commence: comment on diffuse la vidéo? Se poser la question c’est au fond terminer l’œuvre, aller au bout de la pièce. » Frank Lamy, curateur du MAC VAL durant notre entretien. Ces choix de mise en tension des oeuvres ont mené à des éléments sonores que l’on

entend vaguement dans la salle d’exposition, tout en permettant de s’isoler pour écouter une œuvre. Ainsi, on peut observer et écouter l’ensemble du travail de vingt années par l’absence de murs, traduisant l’intention artistique d’être dans un continuum. Cette intention connaît une exception : il s’agit du cube central, dont le sujet est l’architecture.


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Plan sonore de la salle d’exposition 0 10


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Frank Lamy me fait part de son échange avec l’artiste : « très vite on s’est dit (Mélanie connait bien la salle) qu’il ne fallait pas de murs, vraiment pas de murs, et que chaque vidéo, chaque projet devait avoir son lieu, son espace qui va être singulier. Tout est dans le même continuum. La seule pièce qui a des murs est la pièce centrale Cornered Star, parce que ce dont il est question c’est l’architecture, et puis qu’elle est un peu singulière par rapport aux autres et en même temps c’est une sorte de matrice. C’est en même temps le moteur de l’expo et l’avenir du travail ». Ce cube permet d’isoler visuellement mais surtout phoniquement l’oeuvre. Il y a un vrai rapport entre le thème de l’oeuvre et la manière de le montrer. Le matériau de la boîte contenant l’oeuvre, en dur avec finition noire, montre le thème architectural de la vidéo. La mousse isolante phonique

à l’intérieur permet de diffuser les sons de battements à haut niveau d’intensité. La pièce est plongée dans le noir complet, avec la lumière de la projection uniquement. Les hauts-parleurs sont placés en hauteur aux quatre coins de la pièce pour plonger le visiteur dans le son. Cette boîte est un dispositif commun pour contenir un son dans un espace, plongeant le visiteur dans le son de par la disposition des sources sonores, tout en l’isolant complètement de l’extérieur. On trouve, par ailleurs, d’autres dispositifs intéressants montrant comment on peut contenir un son dans un espace. Le dispositif séparant son/vidéo : Ce module développé par Frank Lamy permet de contenir le son sans faire de boîte. Diverses vidéos sont présentées via ce module. Celui-ci avait


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Boîte ouverte avec écoute au casque

été introduit sous sa forme de prototype par le curateur du MAC VAL Frank Lamy en 2012 durant l’exposition « Situations » ayant eu lieu dans ce musée, et à laquelle avait participé Mélanie Manchot entre autres. Les œuvres données à voir et à écouter dans « Open Ended

Now », ayant pour thème l’espace public et l’individu, le choix du curateur et de l’artiste était de ne pas mettre de murs, comme expliqué précédemment. Ce dispositif a donc été intéressant à développer ici car il permet de donner à chaque œuvre un espace singulier tout en gardant


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Ecrans de projection

une vue globale sur l’ensemble des œuvres, les mettant ainsi en tension. Il s’agit de deux éléments se faisant face, l’un ayant une surface sur laquelle est projetée la vidéo, et l’autre accueillant le projecteur, ainsi que des assises et des enceintes, et donc un point

d’écoute et d’observation. Ces modules son/image sont comme jetés dans l’espace d’exposition, installés dans des sens différents (voir plan précédent). Les sons forment une rumeur sourde qui se clarifie et s’intensifie lorsqu’on s’assoit dans les niches ainsi formées.


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Module son-projecteur-assises

On contient ainsi le son dans son espace d’écoute, sans le fermer. La boîte ouverte avec écoute au casque Cette boîte à face ouverte isole visuellement la vidéo par rapport au reste de l’exposition tout en isolant le son de par son écoute

au casque. L’oeuvre montrée dans cet espace est « For a moment between strangers » datant de 2001. Dans cette vidéo, Mélanie Manchot invite des inconnus rencontrés dans la rue à lui donner un baiser. Ceci est le symbole d’un échange intime dans l’espace


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Gradins avec écoute au casque

public qui se retrouve au niveau du dispositif choisi. L’écoute au casque renforce l’idée d’intimité, qui s’étend au périmètre de la boîte, limite du fil du casque. Le parallélépipède ouvert d’un côté est placé à 15 cm du sol, cette marche marquant le seuil. On s’isole du reste des œuvres, mais

on peut toujours observer la vidéo de l’extérieur de la boîte. Les gradins avec écoute au casque : contenir par la technique et laisser le visuel ouvert L’oeuvre intitulée Dance (All night Paris) 2011 est la vidéo montrée par ce dispositif. Dans le cadre de


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la Nuit Blanche de 2011, Mélanie Manchot a réuni, dans une cour de lycée dix groupes de danseurs amateurs équipés de casques, filmés par trois caméras. Avec divers types de danse, chaque groupe dansait simultanément, sans que le public ne puisse entendre les musiques. On entend ainsi les respirations, et les pas des danseurs, ainsi que le public qui observe. Une fois encore, la scénographie joue en reprenant des éléments de l’oeuvre : les gradins sont identiques à ceux des observateurs dans la vidéo – et les casques qu’on porte sont identiques à ceux des danseurs.

Contenir le son ici permet une mise en abyme des observateurs dans la vidéo. Ainsi, ces choix scénographiques offrant une multiplicité de points d’observation et d’écoute, font un parallèle avec le travail de l’artiste: l’espace public, la mise en tension, les isolations possibles... On contient le son de diverses manières – par souci de lisibilité des œuvres, et en relation avec le sens : dans une boîte isolée phoniquement, dans des boîtes ouvertes, ou encore par l’usage du casque. Les vidéos et les sons renvoient à chaque fois vers un


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Coupes-perspectives de l’espace d’exposition montrant différents lieux d’écoute


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ailleurs : un autre temps, un autre espace. Cette qualité de voyage dans le temps et dans l’espace est propre au son, et ici à la vidéo. Dans cette exposition, la pénombre générale favorise la concentration sur les matières sonores et visuelles données. La déambulation est favorisée par la mise en tension des boîtes disposées dans la salle, tout en

proposant des pauses ou points d’écoute et d’observation avec les assises pour chaque œuvre.


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Coupe-perspective : le son enfermé dans la boîte

Battements sonores de la pièce Cornered Star

Dialogues de la vidéo diffusée dans le module son


2.2 Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 50 s’excluent pas Etude de cas, comparaisons

pace

2. espace et son complètent 2. espace et son sese complètent

Diagrammes expliquant la notion de «non-exclusion»


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Une relation de nonexclusion peut être mise en place. On distingue trois cas : lorsque le haut-parleur est utilisé comme outil scénographique, lorsque le son est une matière de travail dans un espace existant, et enfin lorsque l’espace est travaillé avec le son. Pour montrer comment cela peut se faire, nous étudierons des expositions dans chacun des cas.


2.2 Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 52 s’excluent pas a. Le haut-parleur comme outil spatial et scénographique

Dans ce premier cas, nous étudierons : Couloir aérien dans le festival Ososphère, puis Sousensemble à l’Opéra National du Rhin de Strasbourg, (Re)faire les cents-pas à Ososphère, et enfin Vous me direz au MAC VAL.


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2.2 Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 54 s’excluent pas A.a ososphère à la Coopérative - Couloir aérien 28/04 au 16/05/2017 La Coopérative de Strasbourg est un ensemble de bâtiments construits au début du XXe siècle par la Coop, ancienne coopérative qui y avait établi son siège et développé ses activités, puis fut rachetée par la Société Publique Locale Deux Rives (ou la SPL Deux Rives) de la ville. Les bâtiments accueillent aujourd’hui de nombreux événements culturels, à l’instar du festival annuel d’arts numériques Ososphère. Le festival a lieu dans l’ancienne cave à vin, d’environ 12500m2 dont 8200m2 sont utilisés ici suite à une réhabilitation par la ville de Strasbourg. Certains espaces extérieurs sont également utilisés, en face de la Cave à Vin, par l’aménagement d’une estrade en bois et la mise en place de structures géodésiques et containers accueillant des expositions et autres activités.

Ososphère est un festival d’arts numériques, permettant chaque année de réfléchir et questionner les espaces qui nous entourent et plus généralement l’urbain, mais aussi la place de la culture dans la fabrique de la ville. Le site principal de l’exposition, relié à la ville par le tram (qui la relie à l’Allemagne par ailleurs), lui procure une qualité de vitrine. Par ailleurs, c’est aussi un lieu d’expérimentation avec les visiteurs, sur les techniques utilisées dans les œuvres, ce qui permet de mettre en application leurs questionnements dans la pratique quotidienne. De plus, la plupart des œuvres présentées dans l’exposition ont été élaborées in situ par les artistes, durant toute l’année précédant le festival. Ce dernier investit également d’autres lieux de Strasbourg, comme l’Opéra national du Rhin (dont l’exposition sera étudiée par la suite), ou


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Plan de la CoopĂŠrative de Strasbourg Source : www.rue89strasbourg.com


56 encore l’Université de Strasbourg. Sur le site du festival, on lit: « Plus de 50 musiciens, plasticiens, photographes, designers, architectes, invités par l’Ososphère se sont préoccupés avec elle d’inventer, dans un geste amoureux, un « art de ville », partageable par tous, inscrit dans son époque – y compris par le prisme du numérique et s’attachant à nourrir le regard

du visiteur sur son environnement urbain fait de mouvements et persistances. Dans le Pop Up District et au cœur du Café Conversatoire qui s’y nichait, une foule de complices est venue participer de la co-création et activation de cette « machine à ville » traversée par les enjeux de nos temps modernes ». Dans le cadre d’Ososphère,

Vue axonométrique sur la Coopérative de Strasbourg Source : strasbourgdeuxrives.eu


57 le bâtiment de la Cave à Vin, préexistant, n’a pas été modifié. L’espace est caractéristique des constructions industrielles du XXe siècle, à savoir une construction en béton armé brut et de grande hauteur, avec une grande paroi vitrée. Cet espace, de par ses proportions et ses matérialités, présente une résonance particulière. Ainsi, les sons s’amplifient,

notamment ceux aux fréquences aiguës tels que les pas des visiteurs, tandis que les sons aux fréquences medium se présentent comme un bourdonnement d’atmosphère. Par ailleurs, au sein de la cave à vin, les œuvres se trouvent au sein d’un même espace et communiquent donc – d’un point de vue visuel comme sonore – entre elles ; il n’y a quasiment pas

Photographie de l’espace d’excposition (RDC)


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59 Vues intérieures de l’exposition


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Plan RDC de la Cave à Vin (espace d’exposition)

Haut-parleur Video

Oeuvre «couloir aérien»


61 de parois verticales et seuls les planchers (RDC à R+1) forment des séparations. L’agencement général des œuvres entre elles a été pensé par une équipe de curateurs ainsi que par les directeurs du projet (l’on peut citer entre autres Thierry Danet, Nathalie Fritz, Patrick Schneider, Christian Wallior, ainsi que le régisseur Cyprien Quairiat). Cette mise en espace particulière produit des marqueurs sonores aux œuvres (sonores) dans l’espace ; on peut donc s’orienter dans l’espace avec ces sons, notamment dans les deux étages supérieurs où la lumière est quasiabsente. Il s’agit dans la plupart des cas de sons de l’ordre du bruit, ou ambiants ; on ne retrouve ainsi pas de musicalité contrairement à de nombreuses œuvres sonores. L’on retrouve, dans ces grands espaces, à la fois des sons amplifiés et des œuvres où les visiteurs doivent écouter les sons dans un casque (voir plan R+1). Cela montre donc que les artistes,

ayant travaillé leurs œuvres in situ ont pensé à la mise en espace de l’œuvre, et du placement et mode d’écoute du visiteur. Ainsi l’information sonore fournitelle des données spatiales et peut inviter à un certain parcours ou déplacement au sein de l’exposition. Les visiteurs se déplacent, de par les observations effectuées durant l’exposition, vers les oeuvres sonores qui se distinguent de celles sans son. Puis, is continuent leur parcours vers les autres oeuvres. Cependant, la communication entre les œuvres et la relation ainsi créée ne semble pas avoir été effectuée dans un but scénographique, ni pensée particulièrement par rapport à l’espace dans lequel l’exposition a lieu. Le son n’est pas utilisé comme véritable outil de l’exposition, mais il est toutefois intéressant d’étudier ce cas pour les effets qu’il produit. L’absence de séparations visuelles et la présence de marqueurs sonores invite le visiteur à


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distinguer les espaces de chaque œuvre de par l’aire sonore qui les entoure : certains sons investissent tout l’espace et donc l’œuvre aussi, tandis que d’autres se circonscrivent à un espace plus restreint qui est celui de la propagation du son.

Ecoute au casque dans une autre oeuvre de l’exposition


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Ecoute par hauts parleurs, Ososphère


64 La première œuvre étudiée est intitulée Couloir aérien, de l’artiste Cécile Babiole et se situe au rezde-chaussée. L’artiste est très active depuis les années 80 dans le champ musical puis dans le domaine des arts numériques et électroniques. Par son travail, elle cherche à questionner les technologies et plus précisément leur utilisation normée à travers leur détournement. Elle intervient aussi bien dans des lieux d’exposition que dans des espaces publics (à l’instar des bus) ou encore dans des lieux de travail. Cette installation transmet en temps réel les sons amplifiés des avions qui atterrissent, décollent ou volent dans l’espace aérien situé au-dessus de l’exposition, via une antenne placée sur le toit du bâtiment. L’œuvre n’a pas été pensée par rapport à l’espace dans lequel elle est exposée, mais par rapport à un autre espace qu’elle évoque, celui du ciel. Cette pièce avait été présentée pour la

première fois à la Panacée, espace d’exposition à Montpellier, puis à la Gaîté Lyrique (Paris) entre autres. La particularité de l’œuvre est qu’elle émet à temps direct un son réel ayant été émis dans un autre espace auquel nous n’avons pas accès d’habitude : le ciel. Elle informe sur ce contexte inhabituel des hautes altitudes. De même, cette œuvre est une véritable mise en scène du contrôle de l’espace aérien par «monitoring» des avions, en transmettant des informations à leurs propos. Un écran indique le nom du vol, son altitude, sa vitesse, sa latitude et sa longitude. La caractéristique remarquable de ce son est sa fréquence de répétition irrégulière ; par cette qualité il ne rythme pas de parcours particulier mais il peut en guider un ponctuellement. En effet, lorsqu’un son est émis, celui-ci invite les visiteurs à se rapprocher. Cette relation établie à distance avec l’auditeur est


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Plan RDC de la dispersion sonore de l’oeuvre Couloir aérien


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Ecran indiquant les informations sur les avions Source : www.ososphere.org

possible car le son peut s’écouter dans tout l’espace du rez-dechaussée, de par le haut niveau sonore émis par les hautsparleurs. Ces-derniers, au nombre de quatre, sont placés le long d’une paroi. L’inscription spatiale des sources sonores et le parcours longitudinal qu’elle implique rappelle l’espace architectural du couloir, auquel le nom de l’œuvre fait référence, mais aussi de la piste d’atterrissage. Ainsi, le visiteur se déplace de manière

linéaire - de la même manière que dans l’œuvre de Dominique Béland étudiée plus tard – à l’image des avions qui passent dans le ciel au même moment. Les hauts-parleurs de forme verticale et en hauteur participent à suggérer le ciel : les auditeurs lèvent la tête, comme ils le feraient pour observer un avion passer dans la stratosphère. Toutefois, il semble que la spatialisation du son reste élémentaire (par manque de


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moyens peut-être) : les sons de chacun des quatre hauts-parleurs sont identiques et ne participent pas à la matérialisation de ce couloir aérien. L’outil sonore n’a donc pas été exploité dans sa totalité. De plus, aucun dispositif scénographique particulier n’a été organisé dans le but de signifier ce couloir aérien, outre ces hauts-parleurs, notamment en terme d’ambiance lumineuse. Il faut tout de même souligner que dans les autres espaces où

elle avait été exposée, lorsque cela était possible, l’œuvre était installée dans un couloir afin de figurer l’espace imaginé. Enfin, l’on ne note pas de hiérarchisation particulière entre les informations visuelle et sonore. Même si le niveau sonore de l’œuvre peut suggérer que l’ouïe est importante ici, la proéminence de l’écran porte les informations situées dessus sur un même pied d’égalité avec les sons.


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Dessin technique de «Distant Trains» avec 16 hauts-parleurs. Plan fait par l’artiste. Source : www.resoundings.org

Dans la lignée des sound artists pionniers, l’on peut mentionner Bill Fontana, artiste américain dont le travail s’appuie surtout sur l’environnement urbain. Dans ses

« sound sculptures » il utilise le son comme médium sculptural afin d’interagir et transformer notre perception des espaces visuels et architecturaux. Par exemple,


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Dessin technique final de la position des 8 hauts.parleurs. Plan fait par l’artiste. Source : www.resoundings.org

dans sa sound sculpture Distant trains de 1983, l’idée initiale était de relocaliser les sons de la station centrale de trains de Cologne à la gare Anhalter Bahnhof de

Berlin en temps réel, sur seize hauts-parleurs disposés dans la gare. Cependant, pour des raisons techniques et politiques de l’époque (impossible de


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Schéma montrant la position des microphones entre les quais et les rails dans la station centrale de Cologne. Plan fait par l’auteur, d’après le site : www.resoundings.org

L’un des 8 hauts-parleurs «Musicaster IIA» utilisés par Bill Fontana pour «Distant Trains» . Source : Photographie de l’auteur dans les archives du Stuidio Electronique de la Technische Universität Berlin www.resoundings.org


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Croquis technique de l’artiste des cubes en bois accueillant les hauts.parleurs, creusés au sol de la Anhalter Bahnhof Berlin. Source : www.resoundings.orgce : www.resoundings.org

passer des lignes téléphoniques permanentes d’Allemagne de l’Ouest par la République Démocratique d’Allemagne à Berlin Ouest), il a décidé de produire huit enregistrements au lieu d’une transmission en temps réel.

L’idée du son comme évocateur d’un autre espace n’en est toutefois pas moins forte, et se retrouve clairement dans Couloir aérien.


2.2 Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 72 s’excluent pas A.b Thierry fournier - Sousensemble à L’Opéra National du Rhin, Ososphère 2017 Amplificateurs et détecteures de mouvement 0

Salle Paul Bastide de l’Opéra National du Rhin

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Plan de la salle et ses alentours, RDC Source : www.archi-wiki.com

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Cette pièce de Thierry Fournier se situe dans la salle Paul Bastide, adjascente à la salle principale de l’Opéra National du Rhin. L’artiste utilise des médiums variés dans l’ensemble de son travail, mais porte toujours une attention à l’espace, étant architecte de formation. des Dans Sous-ensemble, hauts-parleurs et détecteurs de mouvements sont placés au centre de cette salle (voir plan précédent) sur une surface en vinyle noir souple, rappelant un studio d’enregistrement abandonné. Les déplacements, passages des


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spectateurs déclenchent au fur et à mesure de leurs mouvements des sons harmoniques d’orchestre symphonique (qui se déclenchent par groupe d’instruments), puis qui restent en suspens après ce passage. Si l’on arpente l’ensemble de la surface en groupe, on peut écouter la pièce musicale dans sa totalité.

ainsi créé et la proximité de la avec la salle de représentation. En effet, on écoute l’oeuvre à l’entracte, comme si les musiciens accordaient leurs instruments. L’espace plongé dans la lumière rappelle également ce moment de l’entracte. Ainsi la matière sonore a-t-elle une qualité de projection dans un espace proche.

Ces hauts-parleurs ainsi placés, veritables outils d’espace, alliés au sons que les mouvements déclenchent, invitent à se déplacer entre ces éléments, à se faufiler et tourner autour, sur la surface noire se distinguant du parquet ancien de la salle.

Cette musique de Thierry Fournier, produite spécialement pour cette installation transforme le visiteurauditeur en acteur de la pièce et le plonge dans les coulisses du spectacle auquel il assiste.

Le son porte un sens : il y a un parallèle entre l’orchestre absent


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Sous-ensemble


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Forty Part Motet à la Fondation d’entreprise Hermès, Tokyo, 2009 Source : www.newlynartgallery.co.uk

Ce travail n’a pas sans rappeler celui de la pionnière Janet Cardiff, Forty Part Motet. L’artiste canadienne a, depuis les années 1990, utilisé le son comme matière de travail, notamment par la création d’espaces définis par les hauts-parleurs. Sa première œuvre majeure était The Whispering Room, qui était installée dans une salle sombre où 16 hauts-parleurs ronds était

placés sur des piédestaux qui jouaient des voix de personnages Les visiteurs, par leurs passages, déclenchaient une vidéo à une vitesse lente. Forty Part Motet est l’une de ses œuvres majeures, qui fut installée de manière temporaire et permanente dans divers lieu. Il s’agit cependant d’une œuvre in situ, dans la chapelle Rochmond à Penzance en Angleterre.


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Forty Part Motet à la Richmon Chapel, 2001 Source : www.cardiffmiller.com

L’artiste y enregistra les voix de quarante chanteurs de la chorale de la cathédrale de Salisbury, chantant l’oeuvre Spem in alinum nunquam habui du compositeur Thomas Tallis datant du XVIe siècle. Elle diffusa ensuite, dans le même espace de la chapelle ces voix masculines par quarante hauts parleurs placés en ovale, en les classant en cinq groupes : basse, baryton, alto, ténor et

soprano. Les visiteurs peuvent ainsi parcourir l’espace de la chorale, en ayant à chaque fois les points d’écoute qu’avait chacun des chanteurs, ou se placer au centre pour écouter l’ensemble de cet ensemble complexe. Ces hauts-parleurs créent un espace par leur verticalité et matérialisent ces sons.


2.2 Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 80 s’excluent pas A.c véronique béland - (Re) faire les cents pas, ososphère à la Coopérative 2017 Véronique Béland est une artiste qui travaille notamment dans les domaines de l’art numérique de la littérature, et s’intéresse particulièrement à « la matérialisation des formes textuelles dans l’œuvre visuelle ou sonore ». Sa démarche artistique, par le silence, donne à voir et à écouter des phénomènes à la fois invisibles et silencieux, avec

en filigrane la thématique de la mémoire. Elle considère le son et les mots comme lien entre un monde perceptible et un monde imperceptible. L’œuvre (Re)Faire les cents pas est une adaptation in situ de l’œuvre Faire les cents pas, présentée à Arras en 2012. L’artiste a imaginé une œuvre qui « puisse entrer en résonance directe avec l’endroit, avec son emplacement et son architecture » (site web du festival). Toujours avec cette thématique de la mémoire, elle a


81 arpenté les lieux de la Cave à Vin, avant la période d’exposition, afin d’enregistrer le silence du vide ambiant et de donner à l’entendre. Cet enregistrement a été effectué à l’aide d’antennes décamétriques, de capteurs d’ondes électromagnétiques et de microphones de contact qu’elle a adaptés pour son travail. La composition se traduit en sept hauts-parleurs directionnels à une hauteur d’1.50m, un pour chaque espace. Cette œuvre sonore fait ainsi référence au même espace, mais à un autre temps. Cette relation espace-temps hors du commun mène le spectateur à se projeter dans un temps où la cave à vin était utilisée pour sa fonction initiale. Le son a ainsi une qualité temporelle directement liée à l’espace qu’il occupe. Ici ce n’est pas l’espace qui a été pensé pour accueillir un son, mais plutôt le son qui a été fait par rapport à un espace. Cette démarche inhabituelle donne une nouvelle dimension (temporelle) à

l’espace qui ne paraît plus comme étant figé. Le placement des hauts-parleurs côte à côte invite le spectateur à se déplacer en les longeant, et donc à faire les cents pas. Cela rappelle en outre les déplacements du visiteur, dans cette exposition au parcours libre et indéfini : les allersretours dans l’espace, à la lumière de cette œuvre, lui permettent de redécouvrir le lieu dans lequel il évolue avec ce prisme de l’information temporelle. Le son et sa mise en espace (linéaire) dessine un parcours implicite, de même nature linéaire. L’on note ainsi l’importance d’un son dans l’espace : plus qu’un simple porteur d’information, le son stimule le corps et l’appelle à s’y rendre, l’invite à un certain cheminement. La relation du corps à l’espace peut donc être modifiée par cette matière sonore. Pour privilégier sonore, des

l’information dispositifs


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Ecriture au sol, une manière de favoriser l’information sonore

scénographiques sont mis en place. Tout d’abord, on note une hiérarchisation de l’information visuelle par rapport à celle du son. Cette hiérarchie est faite en premier lieu par l’absence de lumière, mis à part la lumière indirecte provenant du second jour créé par la paroi vitrée. Le visiteur fait l’expérience de l’œuvre dans un espace en pénombre, ce qui lui permet de focaliser son attention sur l’ouïe. L’espace d’exposition en béton brut,

d’un ton gris foncé, participe à l’absorption de la lumière. Cette mise en ombre semble être utilisée fréquemment comme outil dans les expositions sonores puisque le cerveau humain traite en premier lieu son environnement visuel. Par ailleurs, les cartels d’informations ne sont quasiment pas visibles : au pied de chaque haut-parleur, au sol, se trouvent des données sur le lieu d’enregistrement telles que l’étage, la pièce, le revêtement


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Plan R+1 de la présence sonore de l’oeuvre « (Re) faire les cents pas »

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84 de sol, la superficie, l’altitude. Cette information, en gris foncé, ne peut être lue qu’au moment du parcours linéaire que sont les cents pas. Une publication accompagne l’installation : il s’agit d’une feuille au format A2 comprenant des informations sur les intentions de l’artiste. « Il y avait d’abord la tentation du silence. Le désir de voir ou d’entendre des choses qui ne sont pas habituellement perceptibles par les sens. L’obsession de ressentir que le vide n’est pas rien. Une histoire de distance et de proximité » V. Béland. Ainsi les données visuelles viennent-elles compléter, dans un second temps, les informations recueillies grâce au son par le visiteur : il paraît donc que le son n’est pas autosuffisant. La présence peu notable des cartels s’explique également par la présence, dans l’ensemble de l’exposition, de médiateurs qui peuvent, à la demande du visiteur, expliquer les démarches

et intentions de l’artiste, mais également répondre à des questions plus techniques sur l’œuvre en particulier. Cette intention de donner à écouter le silence n’est pas sans rappeler le travail de John Cage, dans son oeuvre emblématique 4’33’’ où il se place devant un piano sans jouer, et durant ces quatre minutes trente-trois secondes les auditeurs écoutent ce silence qui n’en est pas un. L’étude de cette exposition et de ce cas en particulier permettent, en somme de montrer que le son peut être utilisé comme un marqueur spatial permettant au visiteur de choisir un parcours plutôt qu’un autre. C’est un appel à un cheminement, qui ajoute une dimension à la relation du corps à l’espace. De même, le son peut être de porteur d’informations sur un espace, sur un temps passé, et brise cette vision linéaire du temps.


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ÂŤ (Re) faire les cents pas Âť : lorsque le son guide un parcours


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PrivilÊgier l’information sonore : (Re)faire les cents-pas


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a.d Elisabeth ballet - Vous me direz - tout en un plus trois au mac val 21/10/2017 - 25/02/2018


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90 Dans le cadre de son exposition monographique « Tous en un plus trois », Elisabeth Ballet a investi les 1300 m² de l’espace d’exposition temporaire du MAC VAL. Elle y a sélectionné des œuvres de chacune des séries qu’elle a effectuées durant plus de trente années de travail, dans le but de mettre en place une rétrospective, mais surtout de réinterpréter ses œuvres. Frank Lamy, commissaire de l’exposition, parle de « rétrospective prospective ». Elisabeth Ballet est une artiste qui travaille souvent dans l’espace public, à partir de sa perception spatiale. Elle engage son travail sur « les questions du déplacement dans l’espace, sur l’articulation du dehors et du dedans, des mots aux choses, du dessin vers la sculpture, du mur vers le centre, du plan vers le volume et plus généralement d’une œuvre vers l’autre ». L’on comprend ainsi l’importance de la qualité spatiale dans ses œuvres, tout en tenant compte de leurs

relations aux visiteurs, au corps. Elle n’a pas l’habitude de travailler avec le son, ce qui rend l’œuvre Vous me direz, exposée à l’occasion de « Tous en un plus trois » particulièrement intéressante. Il s’agit d’une l’œuvre autonome utilisant les matières sonores de l’oeuvre Vous me direz, produite en 2014, que nous aborderons plus tard. La première est une installation sonore permanente située dans et devant l’ancien arrêt de la gare d’Issantouans, située en face de l’usine de moulinage « Le Moulinon » en Ardèche. L’ancien bâtiment de l’arrêt a été rénové à cette occasion. Il se présente comme une chambre d’écoute, dont la position stratégique élevée sur la vallée en fait également un poste d’observation. L’œuvre sonore consiste en une diffusion simultanée d’enregistrements effectués par l’artiste afin de restituer l’atmosphère sonore de


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l’usine, fermée depuis 1999. L’interprétation de l’oeuvre dans l’espace d’exposition du MAC VAL prend une toute autre forme. Elle se traduit par six enceintes directives et un caisson subbass placés en cercle dans l’espace et dirigés vers ce centre. L’espace n’a pas été modifié en vue de l’exposition : les œuvres communiquent toutes visuellement mais aussi d’un point de vue sonore, ce qui créé un lien

entre elles. Le grand volume de la salle, le sol en parquet et les murs en béton recouvert de plâtre produisent une amplification des sons émis par les hauts parleurs, et plus particulièrement de ceux des machines en marches, ainsi que ceux des manifestations de Mai 68, dont les fréquences sont medium / medium-aigus. Ici aussi, la notion de déplacement par rapport au son est importante. Le parcours circulaire créé par


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les écoutes des hauts-parleurs directionnels successifs est marqué d’une pause mobile au centre. Deux chaises sur roues y sont placées, invitant d’une part à s’y arrêter pour apprécier l’ensemble des sons, et d’autre part à se déplacer au gré de chacun des enregistrements. Cette chaise est un choix scénographique jouant avec le sens de l’oeuvre : la matière sonore a pour sujet une

ancienne usine de moulinage, avec des entretiens de travailleurs et des sons de machines ; la chaise à roulette évoque cet espace de travail. Par ailleurs, même si certains sont émis simultanément, d’autres demeurent silencieux un certain temps avant de commencer. Cela permet ainsi de rythmer le parcours et de créer une nouvelle relation du corps à l’espace


93 Plan de la salle d’exposition temporaire du MAC VAL

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via l’œuvre sonore. L’attention portée sur le sens de l’ouïe se relève par ailleurs par l’absence de cartel d’information à côté de l’installation. De même, on ne note pas de lumière directe au dessus, permettant ainsi de focaliser l’attention sur cette matière sonore. En somme, ce son qui informe sur un autre espace et un autre

temps est placé dans l’espace de telle sorte à produire et rythmer un parcours. Ce sont ces hautsparleurs dirigés vers le centre qui forment un espace elliptique ; il y a un intérieur et un extérieur dans la mesure où on ne peut pas entendre les sons à moins d’être placé dans l’enceinte créée par les hauts-parleurs.


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Plan des sons de l’oeuvre : un espace sonore


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Parcours circulaire et mobile


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97 Coupe-perspective de la diffusion du son de l’oeuvre dans l’espace à un temps donné D’après les dessins de Jacques Ripault exposés au MAC VAL, « De l’intuition au réel »

Diagramme sonore de l’enregistrement de dialogues

Diagramme sonore de l’enregistrement des sons de pas

Diagramme sonore de l’enregistrement des sons de machines à coudre


2.2 Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 98 s’excluent pas B. le son comme matière de travail dans un espace existant

Dans ce deuxième cas, nous étudierons des expositions où le son a été spatialisé dans un lieu préexistant : Vous me direz en Ardèche, puis Ad Nauseam au MAC VAL et enfin -MMM- à Arles.


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2.2 Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 100 s’excluent pas B.a Vous me direz – E. Ballet (Première œuvre, permanente) depuis 2014

Dans cette première oeuvre d’Elisabeth Ballet répondant à une commande publique, les enregistrements rendent compte d’une période passée d’occupation de l’usine, par le biais d’entretiens avec les ouvriers, de sons de voix et machines ou encore de sons de pas dans les espaces de l’usine. Une attention particulière a été

Photographies de l’oeuvre orginaale en Ardèche Source : www.elisabethballet.net Photographie de Phoebé Meyer

donnée à la mise en espace des sons dans cette première œuvre : les sons des entretiens sont diffusés en haut de la construction de l’ancien arrêt de la gare d’Issantouans, vers les bancs. Les sons du vacarme des machines se situe à l’intérieur de la chambre d’écoute. Celle-ci étant ouverte sur l’extérieur, les sons aux sources cachées se mélangent durant le


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parcours du visiteur, le projetant dans le lieu de l’usine se trouvant face à lui, à un autre temps. Le bruit assourdissant des machines est amplifié par la matérialité de la construction, en béton lisse, et fait écho aux murs de l’usine. Cette disposition spatiale offre au passant divers modes d’observation mais surtout d’écoute : assis, en mouvement, à

l’intérieur, à l’extérieur. Cela l’invite à essayer chacun de ces modes, créant un possibilité de parcours multiples. La matière sonore ainsi alliée à l’espace existant a permis à l’artiste de proposer un voyage dans le temps et dans l’espace.


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ElÊvation et plan de l’oeuvre originale Source : www.elisabethballet.net


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2.2 Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 104 s’excluent pas B.b Ad nauseam - tania mouraud au mac val 20/09/2014 - 25/01/2015

Tania Mouraud est une artiste contemporaine française qui travaille sur des médiums variés : texte, typographie, peinture, photographie, vidéo, son – dès la fin des années 60 à aujourd’hui. Sa pratique questionne les rapports entre l’art et les liens sociaux, et pousse le spectateur à se questionner (sur la conscience de soi), et le monde qui l’entoure. Durant cette exposition au MAC VAL, elle investit non seulement l’intérieur et l’extérieur du musée, mais aussi l’ensemble de la ville de Vitry (affiches dans la rue, sur des façades de bâtiments…), et même les tickets d’entrée au musée. C’est à l’intérieur de l’espace d’exposition que l’artiste travaille le volume, l’architecture sonore. Tania Mouraud a effectué une résidence de quelques mois

à l’IRCAM pour préparer ces sons. L’Institut de recherche et coordination acoustique/musique est l’un des plus grands centres de recherche publique au monde. Ce lieu réunit aussi bien des pôles de recherche scientifique et technologique, que de création musicale et artistique. Fondé par Pierre Boulez, l’IRCAM est associé au Centre Pompidou sous la tutelle du ministère de la Culture. L’Unité mixte de recherche STMS (Sciences et technologies de la musique et du son), hébergée par l’Ircam, bénéficie de plus des tutelles du CNRS et Sorbonne Université. L’artiste a ainsi effectué une partie de son travail dans les studios de cet institut, qui l’a accompagnée de son savoir-faire. Ainsi la spatialisation d’une multitude de sons, presque mille, fut au centre de l’échange avec l’IRCAM, ainsi que du choix de ces samples (ou échantillons). Tania Mouraud voulait construire une masse sonore qu’elle nomme drone, car


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Vue de l’intérieur de la salle d’exposition Photographie de Stépahe Léger - Coloscopic Blog

elle ne contient pas de basse ni de rythme, uniquement des sons aux fréquences médiums. Ne voulant pas de sons électroniques (« car ils sont fabriqués » dit l’artiste dans un entretien pour le catalogue de l’exposition),

les sons utilisés sont des field recordings (enregistrements de terrains). Diffusés à partir d’une cinquantaine de points de diffusion dans l’espace d’exposition, la masse de son était formée de micro-événements ; lorsque le


106 Synoptique d’installation pour le MAC VAL, AutoCAD, Ircam, Paris, 2013 Source : Catalogue de l’exposition

spectateur est attentif, il pouvait percevoir qu’il ne s’agissait pas d’une masse mais d’une véritable architecture sonore, aux divers détails placés dans l’espace. L’ensemble des enceintes étaient invisibles, cachées en hauteur ou au sol. Dix-huit hauts parleurs à large bande étaient éclatés dans le lieu autour d’un premier cercle de cinq. Huit étaient placés en

hauteur, dix au sol, auxquels il faut rajouter les quatre caissons de basse (deux sous les écrans et deux aux coins opposés). Les diverses sources sonores créent une multiplicité de points d’écoutes que le visiteur peut tenter de démêler dans cette masse. Tania Mouraud allie cette spatialisation du son aux images.


107 Ad Nauseam, Wok in progress avec Thomas Goepfer, Ircam, Paris, 2014 Source : Catalogue de l’exposition

Dans le catalogue de l’exposition, Bastien Gallet écrit : « Un processus industriel documenté et projeté sur 3 écrans de 7m de haut couvrant 37m de mur. Impossible d’y échapper. Mais qui voudrait voir se trouvera pris dans le jeu des images, les vidéos passant d’un écran à l’autre, changeant leurs dispositions à intervalles réguliers, une machine remplace

l’autre, le regard attentif se perd vite, devient flottant, incertain. Et qui voudra écouter sera pris dans le même piège, les sons ne répondent jamais directement aux images, les commentent de loin, se laissent confondre – entends-je le déchiquetage du papier, le grincement des Fenwicks, le cliquetis des tapis ? et qui voudrait les suivre s’égarera


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Ad Nauseam, interface de spatialisation des sons, Spat, Ircam, Paris, 2014 Source : Catalogue de l’exposition

dans l’espace, les sons passant incessamment d’un haut parleur à l’autre, filant un fil impossible à démêler. [...] Le visiteur qui s’y attarde ne sait vite plus où il se trouve, sinon au coeur d’un drone massif et continu, tournant autour de la fréquence de résonance de l’usine. Plongé dans l’image

sonore déformée du lieu qu’il voit par ailleurs sur le mur d’écrans mais ne peut accommoder, le visiteur n’est finalement ni là-bas ni ici. » Le son, ainsi spatialisé, en relation avec l’image, renvoie vers un ailleurs. Outre la projection vers un autre lieu, le


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Ad Nauseam, version de tavail du programme sonore, Thomas Goepfer (réalisateur en informatique musicale), Ircam, Paris, 2014 Source : Catalogue de l’exposition

changement de sources sonores (tout comme celles des vidéos) empêche le visiteur d’avoir des repères spatiaux fixes. Cet effet est d’autant plus important que la salle est plongée dans une pénombre, l’unique source lumineuse provenant des écrans. Cela permet à l’auditeur d’aiguiser

ses sens, l’invitant à ralentir le pas, l’écoute et l’observation. Ces dispositifs spatiaux et temporels qui désorientent ou angoissent ne vont pas sans rappeler le titre de l’exposition, Ad Nauseam.


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Spectogramme d’un enregistrement sonore à la staion de pilonnage, Audiosculpt, Ircam, Paris, 2013 Source : Catalogue de l’exposition

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2. Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 112 s’excluent pas B.b -MMM – expo originale (cathédrale d’Arles) 06/07 - 20/09/2015

Il s’agit d’une exposition à la fois spatiale, visuelle et sonore, ayant eu lieu dans l’Eglise des Frères Prêcheurs durant la rencontre d’Arles en 2015 dont Martin Parr et Mathieu Chedid en étaient tous deux les curateurs, avec Chedid pour directeur artistique. Martin Parr est un photographe faisant partie de la coopérative Magnum dont la renommée repose sur son détournement de la photographie documentaire sociale. Il soulève, par son regard ironique, les excès de la société occidentale. Il s’allie dans le cadre des rencontres d’Arles, à Mathieu Chedid, auteur-compositeur et multi-instrumentiste, également connu pour son nom d’artiste « M », aux inspiration musicales variées. Cette rencontre fait naître, en premier lieu dans l’église puis à la Cité de la Musique (que nous étudierons par la suite), une exposition aux dimensions multiples. L’exposition est pensée

comme une démabulation où des espaces sont connectés. Neuf instruments sont joués (un par espace) et le tout compose une pièce musicale. Chaque instrument est lié à une thématique de photos, tirages, vidéos, diaporamas, et ceuxci forment un tout. L’exposition avait été pensée spécifiquement à l’église, et sous la nef l’on pouvait entendre toutes les pistes simultanément. Cet édifice ancien, difficile à investir, a mené à certains choix d’affichage : poser des parois pour y accrocher les photographies (ci-contre), projeter les noms d’instruments, utiliser des transats comme assises. De même, les hauts-parleurs étaient visibles et il n’y avait pas de travail sur l’éclairage. La mise en place des installations dans les alcôves notamment, et l’adaptation du son à la résonance particulière de l’église a fait l’objet d’études poussées et s’est présentée comme un véritable défi technique, dont le résultat procurait une nouvelle dimension à cet espace religieux.


113 Plan de ll’église des Frères prêcheurs d’Arles Plan travaillé à partir du site : www.wikipedia.com

Paroi « Piano » Photographie du site www.phototrend.fr © L’Œil Derrière le Miroir • Photographie


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Alcôve « Zheng » Photographie du site www.phototrend.fr © L’Œil Derrière le Miroir • Photographie


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Paroi « Synthétiseur » Photographie du site www.phototrend.fr © L’Œil Derrière le Miroir • Photographie


116 Ce travail rappelle l’œuvre de l’artiste Jason Karaïndros nommée Catharsis, ayant eu lieu en mars 2017 sur l’île volcanique de Nysiros au Dodécanèse en Grèce. L’artiste investit un ancien bâtiment thermal municipal en ruine, datant de 1870. Invité par le collectif « Sterna Project », il décide d’habiter le lieu iconique de l’île (considéré comme un « bijou de l’île », d’après un entretien avec l’artiste) par le son. Plus de 140 voix murmurent, chantent ou psalmodient deux strophes du poème Je brûle du poète grec Níkos Gátsos, sur la mélodie du compositeur Stávros Xarchákos. : « Je brûle, je brûle, jette plus d’huile sur le feu. Je me noie, je me noie, jette-moi dans la mer profonde. » . Soixante-dix personnes de l’île (habitants grecs ou étrangers faisant fonctionner l’île donc pas de simples touristes) ont été enregistrées par l’artiste avec du matériel professionnel après avoir passé du temps sur l’île avec les

habitants. Vingt-quatre hauts-parleurs ont été placés en hauteur, cachés, d’un coté et de l’autre du couloir divisant le bâtiment. Par le système informatique Raspberry (système le moins cher, le plus souple et le plus fiable d’après l’artiste), 70 voix ont été placées à gauche et à droite. Le logiciel permet de distribuer spatialement et temporellement les voix, et de contrôler les silences entre chaque strophe. Ainsi, une voix venant de gauche (sur un haut-parleur au hasard le long des 30m du bâtiment) récitait la première strophe, puis une voix venait de droite récitant la seconde (de même) après un silence de 0 à 20 secondes entre chaque strophe. L’aspect aléatoire du lieu et du temps de diffusion donnait l’impression que le lieu était hanté par des fantômes ou habité par des gens. Ce son est, en outre, porteur de sens. En effet, la première strophe « Je brûle, je brûle... »


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Vue du couloir, le soir Photographie du site de l’artiste


118 était diffusée du côté des anciens bains thermaux qui accueillaient l’eau volcanique chaude à 70°, et fait écho à l’histoire du bâtiment, lieu de souffrance dans lequel les gens venaient se soigner, mais également à l’histoire de l’île puisque le volcan en est un élément important. De même, la seconde strophe « Je me noie, je me noie... » est placée face à la mer, dirigée vers la Turquie, rappelant ainsi l’histoire d’immigration passée et actuelle de l’île. En effet, il y a deux ans, les immigrés débarquaient à Nysiros. Le son permet ainsi d’invoquer une mémoire et des histoires douloureuses du lieu. Cette spatialisation sonore est accompagnée, le soir (faute de moyens), de lumière : d’un côté une lumière rouge enveloppe les espaces des bains d’eau chaude, et de l’autre une lumière bleue recouvre l’espace faisant face à la mer, rappelant ainsi les paroles diffusées. Un seul cartel d’information se trouve à l’entrée

du bâtiment, afin que le visiteur puisse absorber les sons diffusées et parcourir cette ruine habitée. Selon l’artiste, cette matière sonore est le moyen d’habiter le lieu de la manière la plus immatérielle et d’émouvoir : « et particulièrement celui où il y a une mélodie, un peu comme le parfum d’ailleurs. Quelque chose qui va directement au cœur de l’autre. J’ai vu des personnes rentrer dans le lieu et pleurer. Le son, une mélodie, c’est comme un parfum, ça touche, ça donne des images de manière vertigineuse sans forcément demander de grands efforts intellectuels. Cela provoque de l’émotion très rapidement. Cet espace là, à mon sens, est un monument architectural chargé de douleur d’histoire et de mémoire »


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Vue du couloir, de jour Photographie du site de l’artiste


120 En outre, Christina Kubisch, artiste berlinoise, figure majeure et pionnière de l’art sonore international, a également investi une construction ancienne pour l’une de ses interventions ; il s’agit des Silences électriques, dans l’abbaye de Noirlac (du 23 juillet au 18 septembre 2011). Elle a, depuis les années 70, travaillé les sons notamment dans le cadre de promenades sonores. Elle a entre autres développé des techniques comme l’induction électromagnétique qu’elle utilise dans beaucoup de ses réalisations sonores, afin de révéler l’invisible. Elle occupe dans cette abbaye, divers espaces : l’abbatiale, le cloître, la salle capitulaire (voir plan). C’est l’intervention dans l’abbatiale qui nous intéresse ici. L’artiste a diffusé sur huit hautparleurs les sons de diapasons aux fréquences différentes. Les espaces de la nef et la croisée des transepts se transforment en cages de résonance, où

les vibrations de chacune des fréquences est différente. « Je souhaite créer une dimension sonore, car le son est aussi important que le visuel, bien qu’il ne participe que rarement de l’émotion esthétique qu’on ressent dans un site patrimonial. Le son révèle l’espace, aiguise le regard et la sensibilité intérieure. » - Christina Kubisch.


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Plan des oeuvres sitées dans le domaine de l’abbaye Source : Dossier de presse de l’Abbaye de Noirlac


2. Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 122 s’excluent pas c. Le son travaillé avec l’espace

Dans ce troisième cas, nous étudierons des espaces travaillés par ou avec le son, à travers les expositions : -MMM- à la Cité de la Musique et le Bell Pavilion au MAC VAL.


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2. Lorsque le son et l’espace se complètent... ou ne 124 s’excluent pas C.a -MMM- à la cité de la musique 04/10/2016 - 29/01/2017

Il s’agit d’une exposition à la fois spatiale, visuelle et sonore. C’est une adaptation de la première exposition ayant eu lieu dans l’Eglise des Frères Prêcheurs durant la rencontre d’Arles en 2015, évoquée précédemment. Les compétences alliées des deux artistes sont complétées par le travail des scénographes Olivia Berthon et Julia Kravtsova. Elles travaillent majoritairement sur des projets culturels publics ou privés et se soucient des questions spatiales et lumineuses mais également de l’aspect sonore en faisant appel à une expertise. Comme expliqué précédemment, l’exposition spatiale et sonore originale tournait autour du vide central de la nef de la cathédrale, permettant d’écouter la composition dans sa totalité. Cet espace central est inexistant dans l’exposition de la Cité de la Musique, mais l’on peut tout de


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Vue du mur «Piano» de l’exposition Source : www.loeil2fred.com © Frédéric Fleury


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même entendre l’ensemble de la pièce, et se rapprocher d’une paroi pour écouter un instrument. La composition des affichages est également travaillée comme un ensemble. Ils sont classés par thématique (par instrument, etc.) et de plus la composition fait partie intégrante de l’exposition, plusqu’elle donne sens au reste des éléments (sonores, visuels, etc.). Par exemple, la paroi synthétiseur a une composition hétérogéne, tandis que celle du piano est une longue série de photographies de même format les unes collées aux autres. L’espace percussions est rempli de photographies sur trois lignes : leur formats et thèmes identiques (parties du corps) fait écho au rythme des percussions. Les murs noirs et la lumière tamisée permettent de focaliser l’attention sur les images et sons, tout en offrant une surface pour projeter des vidéos, photos, ou noms d’instruments.

Vue de l’espace « Basse » vers la paroi « Piano » Source : www.loeil2fred.com © Frédéric Fleury


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Il n’y a pas de cartels explicatifs sous ou à côté des photos. Les titres des oeuvres se trouvent sur des planches glissées discrètement dans un meuble avec des fentes.

Vue de l’espace « Celesta » Source : www.loeil2fred.com © Frédéric Fleury

Ce plan schématique ciaprès montre avec les arcs de cercles les périmètres à partir desquels on entend le mieux chaque instrument. Ce plan est schématique car si l’on fait attention, nous pouvons tous les écouter partout et plus ou moins forts. La zone blanche au centre est celle où on entend toutes les pistes à des niveaux similaires. Le parcours est libre. Cependant, on observe un principal parcours emprunté. Par ailleurs, le rythme de la musique (mais aussi le fait que les pistes se répètent), de même que celui des vidéos ou diaporamas, encourage les visiteurs à passer un temps donné dans un espace avant d’aller au


128 suivant. La multiplicité des sources sonores dans cette exposition est intrinsèque à la scénographie et à l’idée même de l’exposition, et la mise en espace en est le résultat. Le son, au-delà du simple fait d’offrir une ambiance à l’ensemble du lieu, est porteur d’une information et donne un contexte aux pièces de Martin Parr et vient les compléter. Les espaces, même s’ils ne sont pas fermés, peuvent se définir clairement par les parois. Chaque instrument occupe un espace différent : le synthétiseur occupe un angle, le piano une longue paroi, la guitare acoustique une paroi en arc… Ainsi, le travail du son avec les parois et les assises offre divers modes d’écoutes, en rapport avec le sens du son et des photographies: écouter la progression du piano en marchant droit, les voix en étant assis sur un transat, le son chaud de la guitare acoustique en étant

enveloppé par la paroi courbe, le rythme des percussions en étant assis comme un batteur dans un espace carré, la basse en étant allongé pour en sentir les vibrations, ou encore l’entretien dans l’intimité du casque. Les choix scénographiques participent à la hiérarchisation de cette information sonore: la lumière tamisée, le sol, le plafond et les murs noirs, les possibilités d’assises diverses, ou encore la discrétion des cartels d’information. Dans cette perspective, les sources sonores ne sont pas remarquables au premier abord, sauf dans le cas de la basse pour laquelle les amplificateurs Marshall 30 Watts ne peuvent être cachés.


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Plan des zones sonores

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Parcours


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Basse

En somme, dans cette exposition où le son a été utilisé à la fois comme œuvre et comme outil scénographique, l’on remarque que le travail du studio BerthonKravtsova a été de créer des

espaces qui se servent de ces sons pour rythmer des parcours ou des pauses, et focaliser l’attention sur les sens visés. Cela passe aussi par la mise en place d’une ambiance lumineuse en pénombre, avec les murs noirs qui relèvent cet effet.


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C.b Boltanski – panorama Bells / Bell Pavilion au MAC VAL 2017


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L’espace a été imaginé pour cette exposition, il s’agit d’un pavillon imaginé par Maurizion Pezo et Sofia von Ellrichshausen.

du Sud. Le son des cloches et diffusé par deux amplificateurs, eux aussis discrètement placés en hauteur.

Il a une résonance particulière de par sa matérialité et sa forme : les parois sont incurvées avec un enduit produisant un effet en terre cuite. Il forme ainsi des échos amplifiés. A l’intérieur est projetée une vidéo, sur une paroi à 180 degrés, par deux vidéoprojecteurs placés en hauteur. Il s’agit d’une oeuvre de Boltanski, dans laquelle sonnent des cloches qui sonnent dans un champ en Amérique

Ces sons, alliés à la forme de l’espace dans lesquels ils sont diffusés produisent un effet d’écho, accentuant les sonorités aigües. Il semble que le son n’ait pas été pensé par rapport à l’espace (puisque la vidéo a été créée antérieurement au pavillon) mais plutôt l’inverse. Le son de ces cloches en Amérique du Sud est réfléchi par ces parois incurvées


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Plans sonores de l’exposition Travaillés à partirr du site : www.macval.fr 0

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136 aux finitions lisses. La forme du support de projection, et les sons ainsi créés plongent le spectateur dans ce champ, le transportant ailleurs. Dans cette perspective, l’ensemble de l’espace est plongé dans le noir ce qui permet de focaliser l’attention sur la vidéo et le son. La notion de déplacement est donnée par la forme de l’espace qui invite à longer ces courbes. Comme nous pouvons le voir dans les plans précédents, le son se propage à l’extérieur du

pavillon par ses ouvertures. Les cloches appellent ainsi le visiteur à s’en rapprocher pour pénétrer cet espace. L’espace imaginé donne un parcours singulier puisque l’entrée se trouve du côté de l’arrivée du visiteur (voir plan), cependant il reste relativement libre puisqu’on peut contourner le pavillon. Un banc, se trouvant à l’intérieur du pavillon, invite à s’asseoir afin de marquer une pause dans ce parcours. En somme, le travail de l’espace


137 par rapport à ce son préexistant permet de mettre en valeur cette matière visuelle-sonore, afin de transporter les visiteurs dans un autre contexte, celui du Chili. La forme de cet espace créé une sorte de bulle, isolant l’auditeur du monde extérieur. Cet effet s’accentue par la mise en pénombre. Enfin, on note une véritable hiérarchistation de informations puisqu’aucun cartel ne se trouve dans cet espace (il se trouve à quelques mètres du pavillon) ;

c’est l’expérience de cet espace sensoriel qu’est mise en avant. La spatialisation du son vient apporter la dimension de voyage, ou de transportation et c’est la scénographie qui donne son sens à l’oeuvre sonore.

Coupes sonores (A et B) Travaillées à partir du site www.macval.fr


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Tania Mouraud, One More Night, Galerie Rive Droite, Paris, 1970 Collection Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Photographie André Morain Source : www.centrepompidou-metz.fr

Des artistes et des architectes ont, depuis les années 70, poussé l’idée de travailler un espace avec le son encore plus loin. Tania Mouraud, évoquée précédemment, est une pionnière des installations de ce type. A la fin des années soixante, elle a développé un espace intitulé

One More Night, qui sera suivi d’une série de lieux nommés Initiation Rooms. La première œuvre, présentée en 1970 à la Galerie Rive Droite à Paris, est un habitacle qui occupe tout l’espace d’exposition et couvre les ouvertures vers l’extérieur. Il s’agit de sept panneaux de bois stratifiés recouverts de vinyle


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Tania Mouraud, One More Night, 1969 Projet. Echelle 005, tirage gélatine sur papier. Collection de l’artiste Source : www.taniamouraud.com

blanc, cette matière couvrant également les murs et le plafond. Au sommet des marches créées par les strates se trouve une plateforme creusée à 25 m de profondeur, aux proportions du corps de l’artiste (voir photo). Une lumière blanche et diffuse aux sources cachées inonde la pièce. De même que pour la lumière, le

son a été travaillé avec l’espace ; cinq hauts parleurs Rolen Stars sont placés dans les cloisons. Cette œuvre sonore spatiale a, selon l’artiste, une dimension symbolique : « pour mourir au monde et vivre à la mort », mots rapportés par Pierre Restany. Dans l’entretien de l’artiste avec Marie-Laure Bernadac « La Nuit


140 de l’espace. ». Elle continue à développer l’idée d’expérimenter un espace, en supprimant la dimension symbolique évoquée précédemment, pour que le lieu soit l’œuvre et l’expérience qu’on en fait. Ainsi, dans son Initiation Room n°2, qui fut réalisée à Turin dans la galerie LP 220 en 1971,

1.50 m

Blanche de Tania Mouraud », Galerie des Arts, n°85, février 1970, p21., l’artiste décrit son œuvre : « Cet environnement ne peut être appréhendé dans sa totalité par l’œil, il n’y a pas une approche formelle, visuelle de la chose […] l’environnement n’est pas conçu en tant que réalisation formelle, mais bien comme une expérience psychosensorielle

Tania Mouraud, Initiation Room n°2, 1970. Projet. Tirage gélatine sur papier. Collection de l’artiste Source : www.taniamouraud. com

Tania Mouraud, Initiation Room n°2, Galleria LP220, 1971. Laque blanche sur sol, murs et plafond,lumière indirecte et fréquence sinusoïdale 200 Hertz. Photographie de BerengoGardin Source : www.macval.fr

De gauche à droite : Tania Mouraud, Terry Riley, Ann Riley, Pandit Prân Nath, La Monte Young, Marian Zazeela


141 Tania Mouraud créé une pièce parallélépipédique de 6 x 5m et 1.50m de haut. Lorsque le visiteur pénétrait dans cet espace, la cloison refermait derrière lui. L’espace était éclairé par fluorescence et « Les parois sont laquées, les arêtes estompées : l’espace semble sans limites mais la hauteur du plafond impose au corps la position assise, accroupie ou allongée : l’immobilité favorisera l’ouverture de la perception et la concentration. Cet espace est lui aussi habité par du son : une fréquence sinusoïdale

de 200 Hz produisant un effet apaisant. » (CQFD, MAC VAL) Tania Mouraud créa par la suite quatre autres variations de cette Initiation Room, avec les mêmes principes sonores, spatiaux et lumineux et en modifiant des paramètres comme par exemple l’incurvation du plafond, afin de brouiller les marques du visiteur dans ces pièces. Ainsi ces installations semblentelles porter divers sens ou effets, à l’instar de l’apaisement, la concentration, ou encore la perte des repères spatiaux quotidiens pour avoir une nouvelle expérience sensorielle et mentale. Le visiteur est ainsi poussé à réfléchir le monde qui l’entoure et sa place dedans, et ce sont ces questions ontologiques que l’on

Tania Mouraud, One More Night Chambre de méditation en bois stratifié, Galerie Rive droite, Paris, 1970. Photographie d’André Morain Source : www.macval.fr


142 retrouve à travers le travail de Tania Mouraud. Par ailleurs, l’artiste française ne fut pas la seule à produire ce type d’espaces d’expériences, ou « experience spaces » (expression utilisée en 1975 par le critique et commissaire italien Germano Celant dans la revue Studio International sous le titre « Artspaces »). On peut par exemple évoquer les artistes californiens dits « Light and Space », qui proposaient un travail semblable à celui de Tania Mouraud. Ce type d’œuvre était qualifiée d’« immersive » et d’ « isolation sensorielle ». Le critique et commissaire italien organisa une exposition historique en 1976 appelée « Ambiente/arte : dal futurismo alla body art. ». (Catalogue MAC VAL ). Germano Celant écrit, dans l’article évoqué précédemment, suite à une image de l’Initiation Room n°2 : « Chaque espace...

permet intentionnellement une « descente dans le moi » [« Descent into the self »]. Quiconque pénètre dans ces champs non physiques et non spatiaux fait l’expérience d’une phase pré-logique et préexterne. Il y a un sentiment de privation sensorielle. Et parce que ce sentiment agit comme un isolateur, l’individu se retrouve face à face avec sa propre individualité et sa propre manière de comprendre les choses. […] La révélation de soi [self revelation] se fait par la manifestation de moyens de découverte latents, qui ne sont plus basés sur l’objet externe, mais sur les états intérieurs perceptifs et psychiques ». Un autre type de boîtes a vu le jour à la même époque, avec la participation d’architectes : les boîtes sonores, jusqu’aux discothèques. Ce sont des projets qui s’inscrivent dans une période de changements culturels et sociaux ; ils prennent


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Robert Morris, Box with the sound of its own making Source : www.partage-du-sensible.blogspot.com

des formes variées pour parler à un large public de questions qui investissent la société et la culture, et la manière dont l’architecture participe à ces changements. On peut d’abord mentionner les projets de « boîtes sonores » (Carlotta Daro, Avant-gardes sonores en architecture p138), dans lesquels le son meuble l’espace, détermine la façon de l’habiter et influence l’état psychique de ses usagers. La Box with the sound of its own making en 1961 du minimaliste américain Robert Morris est un exemple de boîte sonore non architecturale : une boîte en bois de 23 x 23 x 23 cm à l’intérieur de laquelle est diffusé le son de sa fabrication,

ce qui donne une dimension temporelle à l’objet. L’artiste Nicolas Schöffer fut l’un des premiers à travailler sur des sound boxes architecturales. Il s’intéressa à la science cybernétique, à partir de laquelle il promeut un art cybernétique selon lequel le contrôle des flux et des ambiances a un impact direct sur le comportement de son public. C’est ainsi qu’en 1957, à SaintCloud, il mit en place une maison en forme de « trou de serrure », dans laquelle il installe des températures et sons différents, sans mettre de parois, par l’usage de moyens technologiques et matériels. La chaleur s’y oppose


144 au froid, accompagnés de sons différents, et sont sensés provoquer d’une part une sensation de bienêtre, et d’autre part de malaise. Cette expérimentation avait pour but de tenter de se libérer de la contrainte de la matière tout en maîtrisant les ambiances. En 1966, Schöffer s’associe avec l’architecte Paul Bertrand et l’entrepreneur Félix Girault pour créer le night-club Voom Voom à Saint Tropez. L’artiste y installa plusieurs dispositifs de conditionnement qu’il avait expérimentés auparavant. Cet ensemble « luminodynamique » (Carlotta Daro) modelaient l’état psychique du public, selon Schöffer. Pour lui, ce nightclub n’était que l’application à petite échelle du modèle urbain cybernétique. En Italie, ces boîtes ont pris la forme de « pipers ». A l’origine de la nouvelle avantgarde « radicale » florentine, au

moment des dernières années de formation dans la faculté d’architecture de la ville les étudiants et futurs architectes radicaux suivirent des cours particulièrement marquants pour les années à suivre (parmi lesquels on compte Fabrizio Fiumi et Paolo Galli, fondateurs du groupe 9999, ou encore Alessandro Poli et Alessandro Magris, futurs Superstudio). Durant l’année universitaire 19661967 ils eurent un enseignement de Leonardo Savioli sur l’aménagement intérieur des pipers. Ce mot provient du Piper Club, night-club mythique de l’époque qui ouvrit en 1957 à Rome. Sa structure architecturale de l’extérieur ne montrait aucune intention esthétique particulière. Tout se passait à l’intérieur, par un système sophistiqué de sons et de lumière. Le genre dont le nom s’inspire du club fait ainsi référence à un programme spécifique qui marqua les espaces et les activités des années 60. Ce sont


145 des boîtes à l’intérieur desquelles on offre une liberté de son et de lumière, où par le biais des technologies et des structures on créé des ambiances. En 1969, le groupe florentin Superstudio réalise un night club Mach 2, où, de la même manière, il s’agit d’une boîte fermée et même enterrée (étant située dans des caves) dans laquelle on installe des réseaux techniques et où les sons, lumières et matériaux participent la création d’une ambiance sensorielle. Ces projets de pipers seront ensuite des modèles pour les projets architecturaux et urbains de l’architecture radicale. Passons à New York. Ce même travail sur des intériorités qui procurent des expériences sensorielles apparaissent : les clubs disco. En 1969 s’ouvrait à Hell’s Kitchen (New York) le premier club disco de l’histoire, The Church, qui s’appela ensuite The Sanctuary était situé dans une ancienne

église baptiste et ne resta ouvert que 3 ans. De nombreux autres lieux suivirent, parmi lesquels on peut citer The Loft (1970), The Gallery (1973) et The Paradise Garage (1977). Ces clubs étaient des lieux « d’amplification sensorielle et d’inversion sociale » (Bastien Gallet) ; véritables lieux d’expérimentation sonore et spatiale, il s’agissait d’espaces portés surtout par les communautés gays, qui à l’époque ne pouvaient pas vivre ouvertement (harcèlement des établissements gays par la police new yorkaise, l’État de New York qui interdisait aux hommes de danser ensemble, ou le quota minimum d’une femme pour 3 hommes à respecter...) La création d’environnements immatériels fut au centre des travaux d’architectes, urbanistes ainsi que des artistes. Nous pouvons mentionner le Pavillon Pepsi (évoqué dans la partie Contexte historique), durant


146 l’Exposition Universelle d’Osaka en 1970, où était alliée prouesse structurelle, technologique et artistique pour former un environnement immersif sur ces mêmes principes d’expérience sensorielle. Ces bases promues par les recherches d’architectes expérimentaux, avec la progression technologique, la dimension sonore de l’espace parvient à toucher l’espace urbain. L’architecture se dématérialise peu à peu pour laisser place à un système d’infrastructures, notamment avec les projets de néo avant-garde des années 60 et 70 où on passe à une ville productrice d’effets environnementaux, avec des espaces d’écoute collective, à l’instar du travail de la compagnie de Muzak Co. dont les projets furent rapidement dépassés par le progrès technologique. L’année 1979 marque le passage

de la boîte au casque, avec la naissance du Walkman : on passe d’un univers sonore portatif et individuel, permettant une écoute mobile et libre. De nombreux artistes s’emparent de cet outil pour l’utiliser dans l’espace.

Premier Walkman, 1979. Source : www.lemonde.fr


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3. Lorsque le son dessine l’espace 148

Cette partie sera dédiée aux oeuvres qui nécessitent des écouteurs ou casque. Elles marquent la dématérialisation de l’espace bâti, désormais formé par la matière sonore. Nous étudierons les oeuvres suivantes : La Rétrospective de Closky 8002-9891 au MAC VAL puis le Labyrinthe invisible à l’espace 315 du Centre Pompidou .


3. Le son donne /dessine l’espace

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2. espace et son se complètent

Diagrammes expliquant la notion d’un «son qui dessine l’espace»


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A. Retrospective de closky 8002-9891 au mac val 28 mars/22 juin 2008

Claude Closky est un artiste contemporain français dont le travail examine « les systèmes d’information, de représentation et d’organisation du monde. Poussant leurs logiques internes jusqu’à leur propre point d’effondrement et d’anéantissement, il agence, classe, répertorie, ordonne, désordonne, désorganise de l’intérieur. Il met véritablement en œuvre une théorie subjective de l’information et des médias qui obéit à deux mouvements apparemment contradictoires : l’ellipse et l’accumulation. Cette navigation entre les objets, les signes et les images qui codifient et informent notre univers prend au piège les techniques de la communication par infiltration. Les clichés et autres mots d’ordre ainsi véhiculés sont détournés et retournés pour une réflexion sur la construction de l’identité,

tant individuelle que collective » (Frank Lamy, CQFD, Mac Val). Le texte est l’un des médiums principaux de Claude Closky, allié à l’utilisation de technologies actuelles, du minitel à Internet. La mise en espace de l’exposition est le fruit de trois ans de travail entre Frank Lamy (commissaire et curateur de MAC VAL) et l’artiste. En vue d’une rétrospective, Frank Lamy invita l’artiste afin de réunir des œuvres physiques qui existent pour tenter de les rassembler dans un espace. Beaucoup d’œuvres de Closky étant liées aux conditions technologiques d’une certaine époque, ils se sont trouvés confrontés à un problème de cohérence. Le curateur s’est intéressé aux pièces textuelles de Closky, voulant les utiliser comme des partitions : elles peuvent être écrites, ou jouées (ici lues). Afin d’homogénéiser et dématérialiser les œuvres, ils décidèrent donc


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Vue de la salle d’exposition Photographie de Jean-Louis Boissier Source : www.artpla.fr


152 d’utiliser les œuvres sonores de l’artiste et d’enregistrer les pièces textuelles de Closky, afin d’en proposer une relecture. L’enregistrement a été effectué dans le cadre d’un partenariat avec l’atelier de création radiophonique France Culture de Radio France. C’est donc un enregistrement professionnel, avec des lecteurs variés (contacts de Radio France et de Frank Lamy), aussi bien en ce qui concerne des critères comme l’âge, le genre, le niveau professionnel ou non de lecture (comédiens…), selon les œuvres en question. Ce travail est le résultat de nombreuses expérimentations au sein des studios. Par la suite, il a été question de la spatialisation de ces œuvres. Leurs emplacements dans l’espace ont été réfléchis comme s’il y avait des murs (voir plan de l’exposition), de manière à les classer de manière thématique, suivant une logique d’enchaînement et une articulation entre les œuvres.

Ainsi, 53 pièces sonores sont données à écouter au casque, et 6 sont diffusées dans tout l’espace d’exposition. Ce choix de modes d’écoutes était une question de sens, car ils permettent, d’une part, de permettre à chacun de naviguer librement parmi les œuvres pour expérimenter l’espace (casques), et d’autre part de jouer de la frustration pour les pièces diffusées en haut-parleurs. En effet, il s’agissait de jingles ou génériques qui tournaient en boucle, et l’effet de frustration fait également partie du travail de l’artiste. Pour permettre au visiteur de naviguer l’espace physique et des œuvres librement, un grille technique a été mis en place audessus de telle sorte à créer un espace aux proportions 1/3 2/3 . Le corps qui traverse l’espace déclenche l’écoute d’une œuvre, puis l’autre ; lorsqu’on enlève le casque, on peut écouter les jingles qui occupent tout l’espace. On note une véritable


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Plan de l’exposition Source : macval.fr 0

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154 hiérarchisation entre informations sonore et visuelle. En effet, il n’y avait pas de cartels à l‘intérieur, mais un plan de la distribution spatiale des œuvres était placé à l’entrée de l’exposition, laissant le visiteur l’expérimenter par luimême. Dans cette perspective, l’exposition était plongée dans la pénombre (quatre petites veilleuses étaient placées aux quatre coins de la salle entre la plinthe et le mur afin de distinguer les gens et les colonnes), qui masquait le grille technique d’une part, mais qui poussait surtout l’auditeur à se concentrer sur cette matière sonore. De même, une moquette épaisse noire recouvrait le sol. Sa couleur, marquant une certaine neutralité, permet de renforcer cette atmosphère de pénombre ; son épaisseur, amortissant les pas des visiteurs, offrait également la possibilité de s’asseoir, de s’installer. Ainsi le son dessine-t-il des espaces, de par l’utilisation de

la technique alliée aux casques. La scénogrphie participe à l’immersion du visiteur et lui permet d’expérimenter cet espace virtuel à sa guise: l’absence de cartels à l’intérieur de la salle et sa pénombre favorise l’éveil de l’ouïe, la moquette permet à l’auditeur de s’arrêter durant son parcours libre.


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B. Le labyrinthe invisible au Centre pompidou

murs ainsi dématérialisés laissent place à un signal sensoriel.

Jeppe Hein est un artiste danois contemporain qui vit et travaille à Berlin. En septembre 2005, il conçoit dans les 300 m² de l’espace 315 une salle complètement vide. Un labyrinthe sonore occupe l’espace, variant chaque jour de la semaine.

Cette architecture invisible est accompagnée de choix scénographiques neutres, afin d’inviter à la concentration sur les signaux envoyés aux visiteurs : murs et plafonds blancs (à l’exception des barres métalliques noires aux émetteurs infrarouges), un parquet en bois clair, et l’absence de cartels d’information. On ne trouve qu’un plan du labyrinthe à l’entrée de la salle.

15/09 - 14/11/2005

Le labyrinthe se matérialise par le son. Chacun des visiteurs était doté d’un casque capteur-émetteur, communiquant avec des capteurs-émetteurs infrarouges placés à égale distance les uns des autres au plafond, formant une grille placée. Ce système permet de signaler la position de chaque visiteur-participant dans l’espace. Ceux-ci naviguent pour tenter d’arriver de l’autre côté du labyrinthe. Dès qu’ils rencontrent un mur virtuel, une vibration est envoyée dans les casques. Les

Cette œuvre est interactive, dans la mesure où le visiteur est lui-même acteur de l’œuvre, sa présence l’aboutissant. Le dispositif utilisé pousse ces acteurs à déambuler lentement dans l’espace, créant une sorte de jeu et de complicité entre les personnes présentes dans la salle.


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Vue intérieure de l’espace 315 Source : www.jeppehein.net

Plans placés à l’entrée de l’exposition Source : www.a51. idata.over-blog.com


Synthèse


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160 Ces analyses d’expositions visitées, alliées aux références contemporaines et historiques de travaux d’artistes, scénographes, curateurs et architectes nous ontelles ainsi permis d’une part, de répertorier les diverses relations que le son peut avoir avec l’espace, c’est-à-dire comment l’un peut être travaillé pour ou avec l’autre, puis d’autre part de démontrer quels effets ou impacts peut avoir le son lorsqu’il est travaillé dans un contexte donné. Nous avons ainsi noté divers dispositifs scénographiques mis en place dans chacune des situations. Lorsque le son est délimité, enfermé dans un espace donné, cela donne une lecture claire d’un son par souci de compréhension. Des matériaux et formes physiques spécifiques sont utilisés : le cube est un modèle commun dans ce cas, allié à des matériaux isolants tels que la mousse ou des rideaux phoniques. On

relève également des dispositifs originaux mis en place, tels celui de Frank Lamy au Mac Val : un module ouvert séaprant son et vidéo, qui permet à l’auditeur d’être isolé de l’extérieur durant l’écoute. Dans les situations où les sons et espaces se complètent, on relève divers cas. D’abord, dans des espaces existants. Le son, immatériel, peut également être délimité sans murs : le haut parleur peut être utilisé comme un véritable outil spatial. Sa taille, sa hauteur, sa direction, la disposition des hautsparleurs les uns avec les autres peuvent créer un espace à part entière, et matérialiser ce son. Dans un espace existant, les sons se travaillent fréquemment en fonction de cet espace : l’emplacement des sources sonores se trouvent dans des points clés du lieu. Le long d’un couloir, dans des alcôves, dans un coin…


161 permettant ainsi d’accompagner les espaces existants Lorsqu’on créé un espace pour ou avec un son, il s’agit de le modeler pour des fréquences données. A l’instar de l’exposition étudiée MMM à la Cité de la Musique, on retrouve des parois courbes, des espaces cubiques, ou de longues parois. Les « Initiation rooms » de Tania Mouraud sont souvent des cubes, où on peut s’asseoir. En outre, ces sources sonores sont cachées afin de garder cet aspect immatériel du son et de procurer des expériences sensorielles des espaces. Ceux-ci peuvent prendre des formes diverses, avec des matériaux variés, mais ils tentent souvent d’inviter les visiteurs à s’arrêter, s’asseoir : on retrouve ainsi des transats, des bancs, des plafonds très bas, des creux au sol. L’expérience du son peut devenir individuelle, par le casque, et le visiteur est ainsi acteur. Les techniques mises en place

sont des grilles placées au plafond, ou encore des capteurs électromagnétiques interagissant avec l’environnement dans le cas du travail de Christina Kubisch. Dans les expositions de Closky et Hein, l’espace physique disparaît et ce sont les ondes sonores, qui, avec la participation de l’auditeur, créent un nouvel espace virtuel. Dans toutes ces situations où l’espace est travaillé avec le son, on cherche à révéler des qualités d’un espace par ce médium : inviter à ralentir le pas, mieux observer, habiter dans le cas d’une ruine, émouvoir, provoquer l’angoisse (Tania Mouraud – Ad Nauseam), créer des expériences psychiques et sensorielles (Initiation rooms, pipers, clubs…). Afin de mieux donner à écouter ces ondes, on hiérarchise souvent l’information sonore par rapport à la visuelle. La mise en ombre : murs noirs, moquette noire, quasiabsence de lumière, favorise la concentration sur l’ouïe. Dans


162 cette perspective, on note souvent l’absence (ou la discrétion) des cartels d’information. Par ailleurs, malgré les diverses classifications effectuées dans ce travail, l’on note à travers les études de cas que la matière sonore, alliée à l’espace -car elle n’est jamais autonome-, a des qualités de projections spatiotemporelles. Il peut évoquer un autre espace : l’espace aérien (Couloir aérien), un continent lointain (The Bell Pavilion)… Il renvoie, de même, l’auditeur vers un autre temps : celui de l’espace dans lequel il se trouve ((Re)faire les cents-pas, The box with the sound of its own making), celui d’un passé historique, de la mémoire commune (les usines de Vous me direz , les bains thermaux et l’immigration de Nysiros dans Catharsis…). Cela peut se résumer par une phrase de Dominique Petitgand

dans « City Sonic » : l’art sonore est « un art du temps en même temps qu’un art de l’espace. Mais surtout un art de l’écoute. ». Il brise la vision figée de l’espacetemps. Il semble cependant que la dernière qualité évoquée par Dominique Petitgand se retrouve d’autant plus lorsque l’espace est travaillé avec le son. En effet, lorsqu’on créé un espace pour le son, plutôt que de chercher simplement à l’enfermer, cela invite à écouter : les sons environnants, ou tout simplement le « silence » (comme John Cage l’a montré dans son travail, même le silence a des sons). Par ailleurs, lorsque les espaces sont créés pour le son, les expériences individuelles et collectives en sont plus puissantes. Ces lieux d’expériences sensorielles peuvent réunir des communautés, dans le cas des pipers, mais surtout des premiers clubs disco


163 new-yorkais. Ils peuvent aussi inviter à se questionner, à méditer, à avoir un nouveau regard sur notre propre conscience et sur le monde qui nous entoure, à l’instar des « Meditation » ou « Initiation rooms » de Tania Mouraud. Le travail des architectes radicaux, bien qu’il ne soit plus d’actualité, avait bien démontré que les sons ont un réel impact sur l’état de ses auditeurs.


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Conclusion La réflexion sonore en territoire urbain invite à questionner le visible et l’invisible, l’audible et l’inaudiible de cet environnement. Le travail de Christina Kubisch évoquée précédemment en est un excellent exemple. Ses « Electric Walks », ou promenades électroniques invitent à expérimenter et explorer, dans


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de nombreux endroits dans le monde, les ondes acoustiques inaudibles à l’oreille nue, au cours d’une promenade urbaine. L’auditeur est équipé d’un casque permettant de transformer les signaux électromagnétiques de l’environnement. A l’intérieur de ce casque se trouve une bobine qui, lorsqu’elle est en contact avec un champ électromagnétique est mise en mouvement grâce

aux forces de Laplace. Par une membrane, une onde acoustique est générée. L’explorateur de la ville ainsi équipé redécouvre son environnement. L’artiste effectue au préalable son exploration afin de mettre en place divers itinéraires, en laissant sa liberté au visiteur.


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Nous pouvons également mentionner le projet Géosonic Mix Normandie de Julien Poidevin qui propose, dans la ville de Caen, une architecture ou topographie invisible. Il s’agit d’une balade sonore immersive dans laquelle le marcheur équipé d’un smartphone et d’écouteurs génère des sons qui se modulent en fonction de la position. Véritable portrait sonore de la ville, les pièces sont des enregistrements effectués in situ : sons environnants, entretiens, fictions, lectures, qui gardent la mémoire du lieu, de l’expérience

sensible qu’on en fait. La réalité des sons urbains se mêlent à celle des pièces sonores, écrivant l’espace urbain d’une nouvelle manière. Certains ont réussi à allier, de manière permanente, l’utilisation du son à l’architecture. Le pionnier du sound art Bill Fontana l’a fait à Rome. Sonic Mappings est une sculpture sonore née de la relation entre MAXXI (musée d’art contemporain de Rome), l’architecture de Zaha Hadid, et la ville de Rome. Bill Fontana enregistra les sons de


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l’eau coulant dans l’aqueduc de l’Acqua Vergine, qui entre dans le quartier historique par l’Est et qui approvisionne de nombreuses fontaines à l’instar de la célèbre Fontana di Trevi. Les sons de l’eau qui coule sont diffusés par 38 hauts-parleurs, intégrés aux surfaces incurvées de l’espace imaginé par Zaha Hadid. Le travail des architectes et urbanistes avec cette matière sonore invite à se questionner sur l’importance de cet environnement dans les villes de demain.


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1.

2.


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3.

1. Plan distribuĂŠ du parcours mis en place par Christina Kubisch pour les Electrical Walks (ou balades ĂŠlectroniques) de Copenhague, 2009. Source : www.proyectoidis.org 2. Promeneur durant la Balade Electronique de Bruxelles, 2013. Source : www.christinakubisch.de 3. Promeneuse durant la Balade Electronique de Berlin, 2003. Source : www.christinakubisch.de


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171

Image du GĂŠosonicc Mix de Caen, par Julien Poidevin, 2006. Source : www.julienpoidevin.fr


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Bibliographie & webographie

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éléments de la grille d’analyse

Son :

Scénographie :

- Multiple ou non ? - Si multiples : communiquent ou séparées ? - Préexistant ou fait à cette occasion ? - Pensé par rapport à un espace ? - Guide-t-il un parcours ? - Avec ou sans écouteurs ? Si avec, comment : Wifi, branchements par le spectateur... - Est-il musical, ambiant, « bruit »… (type de son) - Le son porte-t-il une information ? Si oui, laquelle ? (sujet de l’expo, guide de parcours...) - Est-il partagé par tous les visiteurs ? - Est-il isolé des sons « ambiants » du lieu/de la ville ? - déclenché par le visiteur ou pas ? Ou autonome

- L’exposition fonctionnet-elle sur un principe d’immersion ? Si oui, comment ? - Le son est-il indispensable à la compréhension de l’exposition ? - Le son est-il un véritable outil de l’exposition ? - Le son informe-t-il sur l’espace ? - D’où vient le son (dans l’espace) - Le son est-il le long d’une paroi, d’un angle (2 parois), d’une pièce (3,4,,,) ? spatialisation complexe ou non ? Multiplicité de sources intrinsèque à la scénographie - Quel(s) type(s) d’écoutes : ouverte, « douche », écouteur, dans une pièce… - Le son est-il contenu dans l’espace ? - Le son dessine-t-il un espace ? - Y-a-t-il une interaction avec


179 le visiteur ? - Quelle place est donnée à l’information visuelle? = quelle hiérarchie entre l’info visuelle et sonore ? Y-a-t-il des cartels d’information ? Quelle place ont-ils (disposition dans l’espace, moyens techniques, dimensions, typographie.s, couleurs) - Quels choix de lumière pour quelle ambiance sonore ? = quelle ambiance lumineuse pour quelle ambiance sonore ? Quelles techniques sont utilisées ? - Quels moyens techniques de diffusion du son ? (amplificateurs ? Si oui, lesquels ?…

Espace : - Préexistant ? - Un ou des espaces ? - Résonance particulière ? - Si pas préexistant : fait par un artiste, scénographe, architecte, musicien ? - Notion de déplacement : importante ? - Un ou plusieurs parcours ? - Existe-t-il un rapport à la ville ? (transition de la ville à cet espace)


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Guides d’entretiens

Curateur des expositions au mac val Au sujet de la Rétrospective de Closky au MAC VAL - Comment est venue l’idée d’effectuer une exposition uniquement sonore pour cette rétrospective ? Quelles sont les caractéristiques, selon vous, que possède le son par rapport à d’autres médiums (en terme d’expérience par exemple) ? - Les sons, de par les divers modes d’écoutes offerts et leur organisation spatiale, ne semblent pas guider de parcours particulier ; avez-vous cependant remarqué des rythmes ou temps de parcours ? Des cycles ? - La notion de déplacement du visiteur est-elle essentielle à l’exposition ? - Y a-t-il une relation entre les

types de sons et leurs modes d’écoute (au casque, ou partagés par tous) ? Si oui, la/lesquelles De la même manière, y a-t-il une relation entre les types de sons et leur disposition dans l’espace (le long d’une paroi, dans un angle, à l’entrée/sortie, le long d’une paroi virtuelle) ? Si oui, la/ lesquelles ? - En quoi la spatialisation du son est-elle importante ou intéressante ? - Que créé la multiplicité des sources sonores pour le visiteur ? - Pourriez-vous préciser les différents moyens techniques de diffusion du son et leurs fonctionnements ? - Estimez-vous que le son dessine un espace ? Si oui, pourquoi ? - Quel était le matériau (« moquette ») utilisé au sol afin d’éliminer les sons parasites ?


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Que produit-il (amortir les bruits des pas, les échos…) ? Son utilisation est-elle importante pour produire l’effet scénographique recherché ? Si oui, pourquoi ? Quelle importance donnezvous à la matérialité dans une exposition sonore (aussi bien d’un point de vue technique que d’effet recherché pour l’auditeur) ? - Quels sont les choix de lumières ? En quoi participent-elles à une meilleure compréhension de l’exposition ou à une mise en valeur de l’information sonore ? Que produisent-elles en terme d’expérience de l’auditeur ? - Quelle place est donnée à l’information visuelle ? Existe-t-il une hiérarchie entre l’information visuelle et sonore ? Par exemple, y avait-il des cartels d’information ? Si oui, quelle place, taille, couleurs avaient-ils ? - Considérez-vous que l’exposition fonctionne sur un principe

d’immersion ? Si oui, comment ?

Au sujet de l’oeuvre sonore d’Elisabeth Ballet: Vous me direz - Quelles caractéristiques possède le son par rapport à un autre médium, et pourquoi exprime-t-il mieux ici, la mémoire ? - Que produit le son, en terme d’expérience ? - Quels changements notez-vous par rapport à l’oeuvre in situ qui se situe à la fois en intérieur et en extérieur, dans son contexte spatial ? La transposition de l’oeuvre lui apporte-t-elle de nouvelles caractéristiques ? Interagitelle avec son nouveau contexte d’espace d’exposition (dimensions, matérialité, résonance) ? Ou avec les autres œuvres ? Dans quelle mesure la


182 spatialisation du son est-elle importante ici? - Les différentes pistes sonores (« intérieur » et « extérieur », dialogues etc) interagissentelles ? Qu’est-ce que cela produit en termes d’écoute ou d’expérience ? - Existe-t-il une transition sonore avec le contexte extérieur ? Que produisent les interactions sonores de l’oeuvre avec son contexte sonore ? - Quels moyens techniques de diffusion du son ont été utilisés ici et comment fonctionnent-ils au service de l’oeuvre? - Quelle importance est donnée l’information visuelle dans cette œuvre ? (Cartels d’information etc)

- Comment caractériseriez-vous le parcours dans tout l’espace d’exposition et par rapport à l’oeuvre « Vous me direz » ? Est-il libre, rythmé, avez-vous noté des temps particuliers à ce parcours ? - Cette œuvre est-elle immersive ? Si oui, pourquoi ?


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Guides d’entretiens Jason Karaïndros - au sujet de l’oeuvre Catharsis

- Pourquoi avoir choisi d’utiliser le son pour cette œuvre in situ quelles caractéristiques possède le son par rapport à un autre médium, et pourquoi exprime-t-il mieux ici, la mémoire ? - Que produit le son, en terme d’expérience ? - Dans quelle mesure la spatialisation du son est-elle importante pour vous ? - Y-a-t-il un choix particulier de lumière pour l’ambiance sonore que vous donnez à écouter dans l’œuvre in situ ? - Les différentes pistes sonores interagissent-elles ? Qu’estce que cela produit en termes d’écoute ou d’expérience ? - Comment décririez-vous la relation entre le son et l’espace où il a été diffusé ?

- Existe-t-il une transition sonore avec le contexte extérieur ? Que produisent les interactions sonores de l’oeuvre avec son contexte sonore ? - Quels moyens techniques de diffusion du son avez vous employé ? - Quels sont les choix de lumières (bleu et rouge)? En quoi participent-elles à une meilleure compréhension de l’exposition ou à une mise en valeur de l’information sonore ? Que produisent-elles en terme d’expérience de l’auditeur ? - Quelle place est donnée à l’information visuelle ? Existe-t-il une hiérarchie entre l’information visuelle et sonore ? Par exemple, y avait-il des cartels d’information ? Si oui, quelle place, taille, couleurs avaient-ils ? - Avez vous pensé à la notion


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de parcours ? Si oui, estil libre, rythmé… comment le caractériseriez-vous ? Quel effet a pu avoir le son sur cela ? - Votre œuvre est-elle immersive ? Si oui, pourquoi ? - Que pensez-vous du son comme matière de travail de l’espace architectural ou urbain ?


Retranscriptions d’entretiens 186 Frank Lamy SBG. Pouvez-vous commencer par me présenter votre travail et puis ensuite votre relation avec le son ? FL. je suis Franck Lamy, chargé des Expositions temporaires ici au Mac Val depuis mai 2004, et avant j’étais pendant une dizaine d’années commissaire et critique indépendant. Il se trouve qu’avant d’arriver au Mac Val j’ai fait toute une série d’expositions, au début des années 2000, qui s’intéressait aux questions des artistes et des relations entre les arts plastique et la pop music. Il y a eu plusieurs occurrences de ce projet, mais la première était consacrée uniquement à la figure de l’artiste chanteur. C’était donc une exposition uniquement constituée de son, enfin en tout cas c’était une exposition qui exposait des objets très hybrides parce que pour certains artistes, faire un disque était un passe-temps, pour d’autres ça faisait partie vraiment du travail artistique. Une fois que j’avais sélectionné les disques qui m’intéressaient, mon travail était d’essayer de comprendre avec les artistes les enjeux de ce projet-là pour pouvoir trouver les meilleures manières de les donner à expérimenter dans l’espace. Puisqu’on était aussi dans un cadre budgétaire contraint, on ne pouvait pas faire tout ce qu’on voulait. Il fallait jouer avec l’existant et donc pour Serge Compte, par exemple, on avait fait une sorte de petite assise avec une chaîne domestique, vraiment comme si on était chez quelqu’un. Pour Cécile Paris et Fanny Adler, qui était aussi un projet sonore, c’étaient des casques qui tombaient du plafond. En fait, avec chaque artiste, on s’est posé les questions de savoir si on exposait l’objet disque, ce qu’il représente, et dans quelles conditions on voulait les écouter, etc... A partir de là, j’ai pu déterminer et construire une scénographie. Je vous donnerai un catalogue qui reconstitue toute cette histoire, Popisme, en référence à Warhol, mais il y a eu toute une série d’expositions autour de ça. Je dis vraiment “expositions” parce qu’il se trouve aussi qu’à côté de mon activité de commissaire d’expo, j’avais aussi une activité de DJ et d’organisateur de soirées parce qu’il y a une sorte de parallèle entre les deux, parce qu’on travaille avec les oeuvres des autres : un DJ va les organiser dans une temporalité alors qu’un commissaire les exposera dans une spatialité. J’ai beaucoup réfléchi cette posture-là et ai développé en même temps des performances où je vais travailler uniquement avec les reprises de la chanson My Way. Ce sont des projets qui peuvent durer entre 1h et 8h, avec des contraintes très particulières. C’est écouter la même chanson mais jamais la même version : qu’est-ce que ça veut dire, qu’est-ce que ça déclenche, comment on écoute, etc… Après toutes ces expositions sonores ou autour d’un artiste, les arts plastiques et de la pop music, j’avais les disques chez moi, et un jour j’ai simplement décidé de faire écouter mon exposition et me suis aperçu que c’était une autre forme d’exposition, c’està-dire que cette œuvre sonore pouvait bien sûr être diffusée dans une salle d’expo mais qu’elle a été produite pour être écoutées. J’ai donc développé un projet qui s’appelait “Popisme la tournée”, où je faisais une dizaine de dates dans des lieux où je construisais une playlist en fonction du contexte. C’était comme une projection vidéo : il y avait une programmation, c’est-à-dire que physiquement je ne servais à rien en tant que DJ (parce que j’aurais pu faire la playlist et la lire automatiquement) mais pour moi, cela semblait extrêmement important d’être là pour activer les choses parce qu’on peut toujours se planter. Il y a donc une espèce de fébrilité quand même une de rien et puis parce que c’est aussi une manière d’assumer les choses. Il a eu plusieurs versions par exemple à la nouvelle galerie à Grenoble où j’étais comme une sorte de sculpture au milieu de l’espace, une version à Toulouse dans un collectif à la plage où c’était très festif, puisque c’était la fête de l’association et j’avais fait un set extrêmement dansant mais avec un programme qui était distribué comme un programme de vidéos et puis j’avais fait un set qui faisait que les gens avaient de plus en plus envie de danser, qui monte en crescendo, donc au bout de 2h, le temps imparti, ça s’arrête et ne reprend pas. Au Palais de Tokyo, dans le cadre d’une expo sur les émotions d’art et musique j’avais imaginé une sorte de dispositif sous forme de conférence, avec une très grande table de projection derrière moi. Et comme on n’avait pas le droit de danser dans cet endroit j’avais fait un set court mais facile. L’idée était de s’adapter en contrepoint à chaque fois au lieu où je rentrais. C’est un peu mon histoire avec le son avant d’arriver au Mac Val. Dans beaucoup d’expos que j’organise il y a des pièce sonores et je dédie de la place du son. Dès qu’il y a une vidéo ou du son, ça pose un certain nombre de questions. SBG. Ce qui est intéressant, c’est la relation au contexte. Vous disiez qu’on peut les écouter partout, mais les écouter ici ou ailleurs, le fait qu’il y ait plusieurs sons qui interagissent avec les corps qui traversent les espaces, ce n’est pas la même chose. Je trouve que c’est surtout ça qui est intéressant dans le fait d’utiliser le son comme une matière de travail. FL. Je ne suis pas artiste, je travaille à partir de ce que les artistes fabriquent. Les questions devraient presque être posées aux artistes. Dans la série d’expos ici au Mac Val mettant en jeu une dimension sonore très particulière, intéressez-vous à Tania Mouraud : on avait fait une exposition ici où il y avait surtout une très grande projection vidéo sur le grand mur de la salle des


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expositions, et il y avait un partenariat avec l’IRCAM. Le son était complètement spatialisé, était vraiment une matière. On avait une cinquantaine de points de fusion dans la salle. Là il y avait un gros travail, on était au milieu du son, qui venait de partout, et évidemment les techniciens de l’IRCAM savent faire ça. SBG. Par rapport à la rétrospective de Closky, est-ce que l’idée de faire une exposition uniquement sonore est venue de votre dialogue avec l’artiste ou était-ce une idée qu’il voulait porter de cette manière dès le départ ? FL. Le projet avec Claude Closky, c’est 3 ans de travail et de réflexion. Nous étions beaucoup en contact, et ça a nécessité 3 ans de réflexion entre le moment où je l’ai invité et le moment où on a ouvert l’exposition. Au départ, je l’invite pour une rétrospective, assez classique, en allant chercher les œuvres physiques à droite et à gauche qui existent, en essayant de les rassembler dans un espace. Très vite, Claude et moi nous sommes retrouvés confrontés à un problème de cohérence parce que son travail est très lié aux conditions matérielles d’apparition. Evidemment, quand il fait des dessins sur des feuilles A4, ce n’est pas de cela dont je parle. Mais il y a plein de pièces qui sont technologiques, techniques, ou qui s’inscrivent dans des technologies du temps présent pour les détourner, pour les déconstruire, etc... Par exemple, une pièce qui a été faite pour le minitel, qu’est-ce qu’on en fait ? Donc on se disait avec Claude qu’il faudrait essayer de trouver un minitel - vous imaginez qu’il avait aussi plein d’autres occurrences possibles, au risque d’être dans une forme de fétichisme, de nostalgie qui ne correspond pas du tout au travail de Claude-, ou faire une version contemporaine qui s’adapterait aux technologies les plus actuelles, ou les technologies qui correspondraient à ce que serait le minitel aujourd’hui. Claude est l’un des premiers à avoir fait des pièces sur Internet, en l’utilisant comme médium, donc il a beaucoup travaillé sur ces histoires. De fil en aiguille, on s’est aperçu que les deux solutions nous embêtaient, ou plutôt qu’elles étaient intéressantes mais qu’elles posaient des problématiques différentes. On se disait que si on faisait ce travail de reconstitution historique sur une pièce, il fallait le faire sur toutes les autres. Ou alors adapter toutes les pièces à la technologie contemporaine. On n’arrivait pas à prendre de décision ni à construire un espace qui soit cohérent avec toutes ces données-là. On en est arrivé aux raisons pour lesquelles je l’ai invité : ce qui m’intéresse dans le travail de Claude, c’est surtout la dimension conceptuelle, la dimension littéraire, textuelle, que j’avais envie de mettre en avant, plutôt que ce qu’il est à la mode, à l’industrie du luxe. Donc de cette idée d’artiste conceptuel, d’adaptation, on en est arrivé au fait qu’il y avait beaucoup de texte dans son travail, et qu’un texte est une partition, que ça existe en objet, mais que ça peut être dit, lu, entendu. Et comme Claude cherchait à imaginer un geste artistique puissant pour cette rétrospective, il n’était pas du tout question qu’il réunisse des œuvre isolées les unes à côté des autres. On en est arrivé facilement à l’idée de prendre des pièces textuelles, quelles qu’elles soient, des pièces sonores existant déjà, qu’on a gardées en l’état. Ensuite, toutes les pièces où il y avait du texte (évidemment sélectionnées), et à partir de là on les a enregistrées, transformées en pièces sonores. Une fois cela décidé, il y a eu beaucoup de questions soulevées, c’est-à-dire : comment les donner à écouter, comment construire l’espace? Sachant qu’il y a un budget et autres contraintes, on peut pas non plus tout faire. Donc on a décidé que les œuvres seraient diffusées via des douches, et qu’on aurait des casques, que la circulation du corps dans l’espace qui déclencherait la découverte d’une autre pièce. Ceci dit, la répartition physique des œuvres dans l’espace était extrêmement thématique, on l’avait construite sur le papier comme s’il avait des murs, bien qu’il n’y en ait pas. On a ensuite travaillé avec une entreprise pour trouver la technologie qui nous permettrait d’avoir les effets recherchés, d’être dans le budget fixé. Que se passe-t-il au sol ? Puisqu’à partir du moment où tout ce qui se passe dans une salle d’exposition est assimilable à une scène de théâtre, tout peut potentiellement faire sens. Et je suis très attaché à ça, donc toutes les décisions qui sont prises dans la salle d’exposition ont une raison d’être, quelque chose à dire et font sens. On a passé des heures à discuter avec Claude : comment éclairer ? que mettre au sol ? des assises ? de la moquette ? si oui, où s’arrête-t-elle ? quelle est sa couleur ? son épaisseur ? On a donc choisi, on a opéré un certain nombre de choix. SBG. Quels ont donc été ces choix ? FL. Une moquette un peu épaisse parce qu’on voulait que ce soit confortable, une moquette plutôt noire parce qu’elle montre une gestuelle, on voit que ce n’est pas le sol d’exposition mais en même temps il y a une forme de neutralité. Une moquette rose nous aurait emmené complètement ailleurs, une moquette noire est a priori est assez neutre. La hauteur du grille était aussi


188 faite pour qu’on soit dans une sorte de rapport à la salle, qu’on ne puisse pas toucher non plus les choses. Comment éclairer ? Parce qu’on ne pouvait pas non plus être complètement dans le noir. On a alors décidé de mettre des petites veilleuses au quatre coins de la salle au sol entre la plinthe et le mur afin que ce soit éclairé pour qu’on puisse voir les colonnes et qu’on puisse voir les gens. Ca c’est dans la salle, mais ce n’est pas tout. Comment enregistrer le texte ? On à passé un partenariat avec l’atelier de création radiophonique de Radio France. France Culture sur Radio France, à l’époque où ça existait encore, qui nous ont donc permis d’enregistrer toute la matière sonore qui a constitué l’exposition dans les locaux de France Culture avec un producteur de la radio, donc c’était formidable. Ensuite, Claude, avec cette même matière sonore, a imaginé aussi bien l’exposition. Si vous n’avez pas vu l’expo, vous pouvez toujours consulter les archives des ateliers de création radiophonique, l’atelier de création radiophonique de Closky, ça vous donnera une idée de ce qu’on pouvait vivre avec le casque. C’est une création d’une heure à écouter chez soi, ça n’a rien à voir avec l’exposition mais c’est une retranscription. Une fois ces textes sélectionnés, il était question de les enregistrer. Claude n’étant pas metteur en scène, il était très compliqué pour lui d’exprimer ce qu’il voulait dire. On a commencé à se poser des questions : enregistrer d’une voix masculine ou féminine, une voix jeune ou vieille, une voix marquée ou non, avec un accent ou pas, lecteur professionnel ou non... Vous pouvez imaginer qu’à partir de là tout est possible, surtout si on fait lire un texte par une voix connue ou non, ça ne raconte pas la même chose. Ou par exemple si on fait lire un texte par un enfant ou par un vieillard. La voix va véhiculer un certain nombre d’informations, et Claude ne l’avait pas anticipé. Donc une fois cela compris, on a fait quelques essais, j’ai enregistré quelques textes, on a expérimenté et donc à partir de là on a repris chaque texte en se demandant ce qu’on veut lui faire dire. Avant de partir à certains moments sur un lecteur professionnel, à d’autres sur quelqu’un dont ce ne sera pas le métier... Une fois qu’on a identifié tout ça, on a fait une sorte de casting général sur mon réseau de comédiens, donc c’était assez facile de se faire les choix. Mais ça a été un énorme travail d’essais avant les séances d’enregistrement dans les studios de Radio France, où Claude a dû expliquer ce qu’il entendait à des comédiens (ce n’était pas du tout le même dialogue), puis le travail de montage et de mise en espace. J’espère que cela répond à votre question. SBG. Oui tout à fait, vous avez répondu à plusieurs questions que je n’avais pas encore posées. Donc par rapport à la mise en espace, est-elle thématique, au final ? FL. Elle est construite thématiquement sur une sorte d’enchaînement : on avait imaginé une sorte de parcours virtuel, s’il y avait des murs. C’est important pour nous d’avoir cette structuration. Concrètement, ce qu’il se passe, c’est qu’à l’entrée dans la salle on avait son casque, on était en face d’une vidéo, il y avait des gens avec des casques (c’était d’ailleurs assez beau), il fallait expérimenter, se déplacer pour déclencher des choses. A l’entrée il y avait un plan pour localiser les oeuvres puisqu’il n’y avait pas de cartel des œuvres bien sûr. On avait réalisé un plan qui était le guide, le petit journal dans lequel il y avait la salle d’expo, dans lequel il y avait par exemple mentionné à quel endroit se trouvait telle pièce, et puis il comportait comme des séparations, un peu thématiques, mais qui étaient complètement théoriques. SBG. Finalement, cette séparation reste de l’ordre de la réflexion, mais lorsqu’on arrive sur place, n’avez-vous pas forcément remarqué que les gens prenaient un parcours plutôt qu’un autre ? FL. N’étant pas en salle, je n’en ai pas d’idée, et puis on ne sait jamais comment visitent les gens. On arrive dans un open space, il y avait un plan mais les gens faisaient ce qu’ils voulaient. SBG. Vous parlez du choix du noir par rapport à sa neutralité, mais ne pensez-vous pas que la mise en ombre permet d’éveiller d’autres sens ? FL. Oui bien sûr, évidemment, la mise au noir, enfin la mise en pénombre permet de favoriser la concentration. La même expo, dans un espace complètement illuminé, ne s’entend pas du tout de la même manière. Et puis cela camoufle aussi le grille technique, d’être dans une sorte d’ambiance, mais on n’était pas dans le noir, plus dans une pénombre évocatrice, ouatée, avec une moquette justement suffisamment épaisse pour qu’on puisse éventuellement avoir envie de s’asseoir, ne pas faire de bruit en marchant. SBG. Je pense que vous avez répondu à toutes mes questions concernant la rétrospective de Claude Closky. FL. Peut-être que ce projet, pour vous, peut être mis en parallèle avec un projet de rétrospective de Bruce Nauman juste avant ou en même temps. L’exposition avait eu lieu à la Tate Modern. C’est aussi une expo sonore, une relecture des œuvre, mais


189 formulée complètement différemment. Cela peut être un contrepoint. SBG. Peut-être un petit détail que nous avons pas abordé. Justement vu qu’il y a divers modes d’écoute dans cette exposition, par rapport au son propagé dans l’ensemble de l’espace, s’agissait-il de douches ou de hauts-parleurs ? FL. Non, il n’y avait pas de hauts-parleurs, tout s’écoutait au casque. Il y avait 6 pièces qui étaient hors des casques. SBG. Et tout ça dans même espace ? FL. Oui. SBG. Le but était d’entendre ces sons en portant les casques ? FL. Le but ? SBG. Le fait d’avoir mis deux modes d’écoute, donc un qui est partagé, l’autre non… FL. Non. Le but était de jouer de la frustration, parce que cela fait aussi partie du travail de Claude. Il y avait deux ou trois pièces qui étaient diffusées de manière totale dans l’espace d’exposition. Une qui était un générique, un jingle de TF1 ou quelque chose comme ça, parce que ce sont des pièces qui sont faites pour ça, qu’on n’entendait pas au casque. On les entendait quand même, mais pas dans le casque. Les gens ne gardaient pas leur casque en permanence. SBG. C’était donc plus une question de sens finalement. FL. C’est ça. SBG. On passe à la prochaine expo ? Par rapport à l’exposition d’Elisabeth Ballet, mais plus précisément l’oeuvre “Vous me direz”, celle avec les hauts-parleurs placés en cercle, quelle est la différence principale pour vous entre l’oeuvre originale et celle qui a été exposée au MAC VAL ? FL. Je ne comprends pas votre question. SBG. L’oeuvre “Vous me direz” est l’œuvre avec des haut-parleurs placés en cercle. En fait il y a une oeuvre originale, dans une ancienne station de train devant une usine. FL. Ce n’est pas du tout l’oeuvre originale. SBG. J’ai lu ça quelque part sur internet. FL. Il faut toujours se méfier de ce qu’on lit sur internet. SBG. Évidemment. FL. Ce n’est pas du tout comme ça que ça marche. C’est une œuvre autonome qui a été faite pour l’exposition, qui s’appelle “Vous me direz”, qui reprend une matière sonore qui est utilisée dans une autre œuvre. Ce n’est pas une œuvre originale, c’est une pièce qu’Elisabeth Ballet a vraiment imaginée pour cette exposition ici au Mac Val. Ce n’est pas du tout un geste curatorial, c’est vraiment un geste artistique. La question du son est importante justement par son silence, elle est importante chez Elisabeth. Elle a des pièces en collaboration notamment avec MNM, c’est une dimension importante. La pièce qui était introductive de l’exposition, le corridor rouge qui entre dans la salle d’exposition, normalement cette pièce dans sa première version était accompagnée d’une pièce sonore, composée par MNM justement. On était là à cheval entre la salle d’expo et les espaces de circulation. On s’est dit que la pièce sonore allait contaminer tout le musée et que ce n’était pas très intéressant. On se débarrassait alors de la pièce sonore dans cette pièce-là. Néanmoins, on avait envie de ramener du son dans l’espace. Et puis surtout, j’avais demandé à Elisabeth de réfléchir à la manière de rendre compte de tous ces projets qu’elle fait à l’extérieur


190 et qui sont invisibles, toutes ses réponses aux nouveaux commanditaires, ce projet justement qu’elle a mené avec ces usines de textile… Il y a plein de projets de commande publique : comment les exposer, les donner à voir ? On a donc opté pour cette série de dessins croquis préparatoires qui étaient au mur, dont on se passe très bien si c’est des croquis préparatoire, ou si c’est a posteriori. Dans tous les cas ça évoquait un certain nombre de projets. Et puis Elisabeth est arrivée avec cette idée-là, en me disant que donc il y avait cette pièce dans le village dont j’ai oublié le nom, mais qui est une pièce double, avec d’un côté les entretiens avec les gens qui ont travaillé dans cette usine, et de l’autre côté les sons d’usine, travaillée avec une certaine musicienne. C’est une proposition d’Élisabeth de ramener ces objets-là dans l’espace d’exposition, d’en faire autre chose. Vous avez vu que dans tout le travail d’Élisabeth il y a à voir avec l’enclos, c’est-à-dire la frontière autour de l’espace vide qui est précisément celui de la sculpture. Il y a tout un jeu comme ça, je vous renvoie par exemple au texte magnifique de Michel Gauthier, qui parle très bien de cela, sur le travail d’Elisabeth. On a travaillé avec elle à la mise en forme de cette pièce sonore avec ça en tête, c’est-à-dire qu’il s’agissait presque au centre de l’exposition de créer une sorte d’arrière et d’avoir un vide central, pour se retrouver dans cette situation-là. C’était une tentative, puisque c’était la première sculpture sonore qu’avait réalisée Élisabeth, faite avec les moyens du bord, en interne. Cela a aussi conditionné la forme, ce qu’on donne à voir... Et puis c’était aussi une idée d’Élisabeth que de mettre au centre les chaises à roulettes, d’abord car il était question du travail. Après tout les chaises à roulettes c’est aussi cela que ça évoque, ça permet de se déplacer. Si on met un siège, c’est un point d’écoute fixe, et c’était plus intéressant d’avoir là au contraire l’absence d’un point central. SBG. Par rapport à ces hauts-parleurs placés en cercle, est-ce que c’était un choix visant à créer un espace par les hautsparleurs, donc à utiliser le haut-parleur comme outil scénographique, ou est-ce que l’alternative de faire un enclos en dur était imaginée ? FL. Alors elle n’a pas du tout été imaginée, on n’y avait même pas pensé, puisque le principe de l’expo était de ne pas construire de mur. On n’allait par contre pas construire de mur à cet endroit-là : c’est comme si on avait pris les œuvre et qu’on les avait dispersées comme ça. Ensuite, vous l’avez dit, c’est construire un espace, un espace temps physique vu qu’il y a une forme de frontière. Ca dessine une sorte de forme circulaire ou ovoïde, mais aussi toutes les enceintes étaient orientée vers le centre, et je ne sais pas si vous vous en souvenez mais il y avait très clairement une sensation physique : à l’extérieur on n’entendait pas et quand on passait ce cercle c’était complètement différent. C’était aussi ça, c’était créer un espace, oui. SBG. Parce que la question du haut-parleur comme outil scénographique est une partie très importante de mon mémoire, et effectivement beaucoup d’artistes et scénographes s’intéressent à cette question. FL. Vous connaissez le travail de Janet Cardiff ? Le “Forty Part Motet” est une pièce sublime. SBG. Oui bien sûr. Ca donne une certaine matérialité au son. FL. C’est ça. SBG. Justement à l’opposé, la rétrospective de Closky visait tout dématérialiser, et là donc c’est construire… FL. Ca lui donne de la matière oui. Et on en revient à ce que je disais au début, que quand j’ai fait cette exposition de popisme, il s’agissait de matérialiser cette expérience-là, alors il y a un travail que vous connaissez peut-être, de Dominique Petitgand. Renseignez-vous, car c’est un artiste quasiment uniquement sonore, une sorte de documentaire sonore, avec un travail extrêmement précis sur le type, la forme de l’enceinte, son positionnement dans l’espace... Il y a des pièces dans la collection, sinon il a un site internet qui est très facile à trouver, très précis et très intéressant. Je sais pas si vous allez voir l’exposition en ce moment de Mélanie Manchot, qui est une intention portée par l’artiste et non pas par le commissaire. C’est une réflexion artistique, sur la manière dont sont diffusées les images qu’elle produit. On se demande si c’est projeté, si c’est sur un écran, quel type d’écran. Tout ça fait sens, et là en l’occurrence ce ne sont pas du tout des décisions de scénographie de commissaire mais des décisions artistiques. Mélanie est très attentive à la diffusion de ses œuvres, alors qu’il y a des artistes qui n’y accordent pas d’importance. C’est pareil pour le son et la vidéo : on peut diffuser du son à partir du téléphone, et dans la même pièce si on diffuse le son à partir d’un énorme ghetto-blaster, à partir d’une chaîne très fine... D’abord on n’aura pas le même son, ni la même spatialisation, et quand bien même on aurait la même spatialisation du son, on a quand même un élément visuel qui va complètement orienter la manière dont on va se positionner et positionner son corps par rapport à cet objet. Le son et la vidéo posent exactement les mêmes questions, c’est une chose que je dis souvent aux jeunes


191 artistes et aux jeunes commissaires : c’est qu’il ne suffit pas de faire une vidéo. Une fois faite, il y a une autre grande partie du travail qui commence. Comment diffuser ? Se poser la question c’est, terminer l’oeuvre, aller au bout de la pièce. SBG. L’exposition de Mélanie Manchot, j’ai vraiment pensé que c’était le fruit d’un travail entre commissaire et artiste, qui y avait donné lieu. FL. L’organisation de l’espace oui, c’est-à-dire quelle pièce mettre à quel endroit, etc... Mais tout le reste, c’est elle. On a travaillé ensemble sur les espèces de modules qui différencient l’image et le son. Ca, c’est un travail commun. Sur la pièce “Eleven Eighteen”, où cette jeune fille est filmée tous les ans, le dispositif et moniteurs font partie de la pièce, c’est toujours montré comme ça. “Dream Collectors”, “Les Rêves à Mexico”, sur la moquette verte, doivent toujours utiliser ce type de moniteur-là, au sol. Ici, on a donc adapté la pièce à partir du matériel qu’on avait à disposition, mais le principe est de toujours avoir ces types de moniteurs et les plus proches du sol possible. “Dance all night London”, même si c’est la première fois où c’est montré, sera toujours montrée comme ça. SBG. Les gradins avec les casques ? FL. Oui, voilà, parce que ça reprend des éléments : le tapis de sol et un tapis de danse. Les gradins sont la reprise exacte, sur laquelle était positionné le public quand il regardait les leçons de danse collective, et les casques sont les mêmes. Il y a plein de jeux comme ça. La pièce à Newcastle, “Tracer”, c’est pareil : le sol fait penser à du bitume, l’écran n’est pas accroché mais posé, autour de la colonne il y a des socles qui forment une espèce de montagne, mais ce sont des socles du musée (de la récupération), sur lesquels on peut monter ou s’asseoir. En tout cas elle est toujours très attentive à la manière dont c’est montré. Encore une fois, ce n’est pas une décision curatoriale. SBG. Et le dispositif qui sépare donc vidéos projetées et son avec les assises, c’est quelque chose qu’elle a déjà utilisé dans son travail auparavant ? FL. C’est quelque chose que j’avais proposé en 2012. J’ai fait une exposition qui s’appelait “Situations”, réunissant une dizaine d’artistes autour d’une œuvre qui mettait en jeu des collaborations avec d’autres gens. Elle était très bruyante, très sonore. Je voulais qu’il y ait une sorte de brouhaha, et en même temps certains endroits où l’on pouvait s’isoler et s’entendre. J’ai imaginé donc à ce moment-là ce dispositif consistant d’un l’écran et d’un module de projection, dans lequel étaient placées les enceintes. On a réalisé un prototype, Mélanie était dans cette expo, ça lui a plu. Et quand on a commencé à discuter autour de l’expo, que j’avais expliqué que je voulais montrer certaines oeuvres, je voulais montrer celles qui avaient à voir avec le travail collectif, l’individu et le collectif. Très vite, on s’est dit (Mélanie connaît bien la salle) qu’il ne fallait pas de murs - vraiment pas de murs - et que chaque vidéo, chaque projet, devait avoir son lieu, son espace, singulier. Tout est quand même dans le même continuum. La seule pièce qui a des murs est la pièce centrale, “Cornered Star”, parce que ce dont il est question c’est l’architecture, et puis qu’elle est un peu singulière par rapport aux autres et en même temps c’est une sorte de matrice. C’est en même temps le moteur de l’expo et l’avenir du travail. Et donc à partir de là une fois qu’on s’est dit qu’on ne voulait pas de murs et en même temps elle m’a dit qu’elle voulait bien reprendre le principe du module, on s’est dit que c’était intéressant parce que ça nous permettrait de rester dans un continuum, de pouvoir s’isoler pour entendre le son tout en regardant l’image et d’avoir le son d’autre chose, pour aussi voir les gens en train de regarder. Ca nous permettait d’inclure tout le monde. Aussi bien les visiteurs, le son, l’image, le tout dans un espèce de grand continuum où tout et tout le monde était toujours en train de se regarder. A partir de là, on a donc fini le module, et avec les équipes techniques on est arrivé à cette solution-là, qui permet aussi de contraindre le son. Je ne suis pas acousticien et il n’y en a pas ici. C’est compliqué de travailler la contamination sonore, et ne on peut pas tout mettre au casque parce que ça raconte aussi des choses. Une diffusion au casque n’est pas pareille qu’une diffusion sans casque. Je voulais quand même des casques dans certaines situations, et le moins de casques possibles. A partir de ces contraintes, on en est arrivé là. SBG. Peut-être juste une ouverture, parce qu’après mon mémoire je voudrais bien poursuivre la question du son, mais pas forcément dans le cadre d’expositions. Plutôt dans un cadre où la musique précisément est au centre le la réflexion spatiale. FL. Du côté technique ou de celui de la pensée ? SBG. De la pensée, plutôt. Peut-être d’un côté théorique, plutôt architectural, urbain et scénographique : que pensez-vous des espaces architecturaux et urbains et de la relation avec le son ? comment peut-on utiliser le son dans la réflexion de la ville par


192 exemple, puisque c’est quelque chose qui concerne un peu tout le monde. FL. Je ne suis pas urbaniste sonore, mais usager de la ville. SBG. Et votre avis compte tout autant. FL. Je pense qu’il est important d’y réfléchir, qu’il y a beaucoup de sons dans la ville. Donc ça dépend du type de son. SBG. Il y a beaucoup d’essais des années 80. Je ne sais pas si vous connaissez Muzak, ou encore les exemples de villes américaines passaient des musiques, des jingles, justement que tout le monde devait écouter dans l’espace public. Cela n’a pas marché parce que le son est quand même quelque chose de très personnelle, qui quand elle est imposée à quelqu’un dans un cadre urbain est complètement différente que de choisir d’aller dans une expo. FL. Ca dépend de quel type de son on parle : est-ce que c’est un son qui va dire par exemple en envoyant qu’ils peuvent traverser, un jingle ? une musique publicitaire d’une vitrine ? une musique pour la mort de Johnny Hallyday non-stop ? le son des voitures ? Je vous invite à aller voir et vous rapprocher de l’IRCAM, c’est quand même le temple de la musique savante, des gens avec qui on a travaillé pour l’exposition de Tania Mouraud. Si la réflexion théorique sur le son vous intéresse, vous pouvez aller les voir. Il y a un bouquin formidable intitulé “Le son comme arme”, de Juliette Volclair, aux éditions de La Découverte. Et surtout les fantasmes, à l’idée que le son peut être effectivement une arme. C’est donc extrêmement intéressant sur les questions de l’écoute. Il y a aussi Peter Szendy, qui est un philosophe, psychologue et musicologue, apparaissant fans “Ecoute, une histoire de nos oreilles”, et qui a beaucoup travaillé sur ça. C’est un livre d’entretiens avec Jean-Luc Nancy. SBG. Effectivement, il y en a beaucoup, mais j’ai du mal à trouver des références en lien direct avec l’architecture. C’est quelque chose qui s’est un peu figée à la fin des années 90, notamment comme on peut le lire dans le livre de Carlotta Daro, “Avantgardes sonores en architecture”. C’est comme si la question avait un peu été abandonné, sauf lorsqu’on parle de nuisances sonores, mais pas comme matière de travail. FL. L’architecte, ici, aurait bien fait de travailler avec un acousticien, et se serait préoccupé de la question du son parce que c’est insupportable. Mais peut-être faudrait-il se rapprocher du design sonore, c’est peut-être là qu’il y a le plus de réflexions sur la spatialisation du son. Je vous invite une nouvelle fois à vous pencher vers l’IRCAM. Lorsqu’on a travaillé avec Tania Mouraud, il avait une grande projection sur le mur. La salle était vide, il y avait une cinquantaine de points de diffusion de son, qui avaient été travaillés par l’artiste, une base de données avec un son aléatoire, des drones, et on était en plein milieu d’une masse sonore et d’une architecture sonore dans un volume travaillé, à la différence d’Elisabeth Ballet, où c’était une tentative. C’était là une volonté de l’artiste, qui avait été pendant plusieurs mois en résidence à l’IRCAM, et on a travaillé avec le technicien de l’institut. Ils ont construit cet espace sonore ensemble, avec le bon matériel. On entrait et on se retrouvait en face de cette image. Tout était invisible à part une ou deux enceintes imposantes, impossibles à cacher. Le reste était accroché en hauteur ou dans le sol, camouflé, invisible. SBG. Je vais me pencher dessus en effet cela me paraît être un très bon exemple. FL. Après, le fait de ne pas en avoir fait l’expérience c’est compliqué, mais je vous donnerai le catalogue, vous verrez. SBG. Merci beaucoup. FL. Mais je vous en prie.


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Jason karaïndros

JK. Katharsis est un projet que j’ai fait l’été précédent. C’était une invitation de Sterna project, qui est un lieu d’art contemporain sur l’île volcanique Nysiros au fin fond du Dodécanèse. Le bâtiment dans lequel je suis intervenu est en ruine, et c’étaient des anciens bains thermaux municipaux, un bijou architectural de l’île. Il date de 1870. Entre 1870 et 1930 il y a eu 3 bâtiments de suite qui ont été construits – les premiers ont été détruits par les tremblements de terre, l’abandon, la difficulté de faire des travaux. Le dernier de 1930 est encore en fonctionnement . Il y a un projet de faire du premier un grand spa mais en attendant c’est une vraie ruine. Il n’y a que le toit qui a été refait il y a 25 ans pour ne pas que tout tombe. Sterna avait déjà organisé des expos dans ce lieu avec des artistes très intéressants, mais ils avaient utilisé le lieu un peu comme si c’était une galerie. Il y a des espaces à droite et à gauche, et des artistes qui avaient mis des œuvres dans chaque alcôve. Malgré la qualité des interventions, pour moi c’était un contre sens. Un bâtiment comme ça ne représente pas que des mètres carrés disponibles : c’est une histoire. C’est une histoire architecturale, de fonctions, et l’histoire actuelle de l’île. J’y reviendrai. Quand Sterna m’a invité pour ce projet, j’ai appréhendé, comme à chaque fois que je suis invité à intervenir dans un lieu aussi fort sur le plan architectural et symbolique parce que le danger pour un artiste quand il se confronte à un lieu comme ça est de se faire castrer. Tu peux mettre la plus belle œuvre d’art, et le lieu est une sorte de cathédrale qui peut tout détruire. Je sais, par ailleurs, pour avoir fréquenté l’île pendant une quinzaine d’années, que c’est un bijou symboliquement très fort. Les habitants de l’île sont malheureux qu’il soit délaissé. Je connais des pers qui y ont travaillé car le bâtiment était en fonctionnement jusqu’à 1950. Leurs mères étaient femmes de ménage, leurs grands-pères docteurs ou soignants, et enfants ils allaient courir là bas. Il y avait des bals le dimanche entre les soignés de la 1ere et 2e classe (il y avait 3 classes). Le fait d’intervenir dans cet endroit-là touchait les gens. Par ailleurs, nous sommes dans une petite île du fin fond de la mer Égée, donc l’art contemporain, ils ne savent pas ce que c’est. L’art en général, à part l’art des églises, la musique et la danse. Il était évident pour moi que je n’allais pas apporter quelque chose d’étranger, dans le sens d’expoplasmatique, comme un artiste colomb. Je voulais donc travailler avec le lieu, avec les gens de l’île. De fil en aiguille m’est venue l’idée “je brûle, je brûle”, cette chanson de Níkos Gátsos, très grand poète des années 50, mort depuis fort longtemps. Le refrain de la chanson, pas traditionnelle de l’île, une chanson Rebetika réalisée dans les années 80 par Stávros Xarchákos, qui est un très grand compositeur. Ce fut un grand succès en Grèce. SBG. Qu’est ce que le Rebetika ? JK. C’est la musique traditionnelle grecque, équivalent du Fado. C’est les chansons de douleur, d’immigration, de gens qui sont en prison car ils ont fumé du shit, les chanson d’amour et d’impossibilité de trouver sa douce moitié, chansons de pathos et de douleur ou de marins partis. Le Rebetika s’est surtout répandu en Grèce au début du XXè avec les Grecs venus d’Asie mineure - donc de Turquie, juste en face de l’île - et lorsqu’il y a eu un déplacement de population, ce qu’on appelle la Catastrophe en grec, Il y a eu un million de Grecs expulsés en une semaine, avec une politique de terre brûlée derrière, donc beaucoup de douleur. Le lieu est un lieu de douleur, ce n’était pas un spa. Avec les eaux chaudes du volcan, c’était un lieu de thérapie. Surtout pour des questions dermatologiques et de rhumatisme. A l’époque, il faut imaginer des lustres, des meubles très luxueux, des gens qui viennent de Constantinople, d’Egypte et d’ailleurs pour aller dans cet endroit-là se soigner. Donc un lieu de douleur et une chanson de douleur. Pour choisir cette chanson, ce n’était pas évident car en tant que plasticien tu ne peux pas t’accaparer une chanson aussi facilement, il y a des droits. Le premier obstacle était de les obtenir. J’ai pris contact avec la femme du poète et le compositeur, qui vit toujours. J’ai pu obtenir les droits gratuitement. Chose formidable car pour la production de l’oeuvre, les moyens étaient très réduits. Quelque chose comme 1500 euros pour investir un espace de 300 mètres carrés, c’est rien. Ensuite, la question de la voix se pose : je ne veux pas une magnifique chanteuse, je veux les gens de l’île. Je suis donc allé au mois de février sur l’île, quand il n’y a pas de touristes. En été, sur cette petite île de 100 habitants, il y a 5000 personnes qui traversent. J’ai demandé à la vingtaine de personnes que je connaissais, lesquelles m’ont conseillé d’autres, me disant “Mme Maria par-ci, le petit George par là, le boulanger plus loin a une belle voix, il serait assez ouvert.” Donc je suis allé les rencontrer. Je n’ai jamais bu autant de café et de raki les matins et les après-midis pour faire les enregistrements. J’y suis allé avec du


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matériel professionnel. Je leur ai demandé de me chanter ces deux strophes : “Je brûle, je brûle, jette plus d’huile dans le feu”, que j’ai réparties sur la partie gauche en entrant dans le bâtiment, là où il y avait les anciennes baignoires avec l’eau chaude. Cette première strophe fait référence à l’activité chaude du bâtiment et au volcan. L’autre strophe : “Je me noie, je me noie, jette moi dans la mer profonde”, je l’ai répartie sur la partie droite, devant la mer, le bâtiment étant construit en flanc de la mer, faisant face à la Turquie. Cela fait donc référence à l’actualité d’immigration d’il y a deux ans. Les immigrés débarquaient à Nysiros, et encore plus à Kos, la grande île voisine. Maintenant il se trouve qu’avec les accords entre la Grèce, la Turquie, l’OTAN, l’immigration est dirigée vers le nord de la Grèce et moins sur ces îles. C’est un clin d’oeil que je fais à cette autre histoire douloureuse actuelle de l’île. J’ai donc pu enregistrer des lyseriotes, des gens de l’ile, des jeunes, des vieux, des enfants et même une chorale d’enfants. Ceux que j’appelle lyseriotes, ce sont aussi des gens qui font vivre l’île, comme les Albanais qui travaillent sur l’île depuis plusieurs années. Ce sont d’excellents constructeurs, maçons, et heureusement qu’ils sont là car il y a des villages complètement abandonnées, et ils sont là avec leurs enfants. Ou encore une Américaine ou des Athéniens comme moi qui ont acheté une maison, et l’ont rénovée et viennent régulièrement, qui font vivre le lieu. Pas des touristes mais des gens qui font d’une certaine manière que cette île reste toujours vivante. Il y a un Albanais qui chante cette chanson comme si c’était une chanson des Balkans. Ou une Américaine avec un accent à couper au couteau. Il y a des gens avec des voix sublimes, comme cette vieille dame qui chante les chants orthodoxes à l’église tous les dimanches, ou d’autres qui n’ont pas une belle voix. Mais le but n’était pas d’avoir une belle voix. Par la suite, le problème était de savoir comment habiter cet espace avec toutes ces voix sans que cela devienne une cacophonie. Cela était clair pour moi dès le début que je ne voulais pas toutes les voix ensemble, et que je voulais séparer chaque strophe. Il y a la technologie qui entre en jeu et les moyens économiques. Alors que j’avais 70 personnes ayant chanté deux strophes chacune, donc 140 pistes sonores, j’ai décidé d’en mettre 70 d’un côté et 70 de l’autre. Avoir 140 haut parleurs était impossible. J’ai utilisé 24 hauts-parleurs, 12 d’un côté et 12 de l’autre, et via un système informatique Raspberry, le système le moins cher, fiable et souple, sur lequel j’ai travaillé avec un ancien étudiant qui est très fort en programmation et tout ce qui est sonore, on a pu dispatcher les 70 voix de chaque côté. On a décidé qu’il y aurait un voix venant de gauche, puis une venant de droite. Et pour qu’il n’y ait pas de systématisme, pour habiter cet espace comme s’il y avait des fantômes, des gens qui avaient souffert là-dedans voire des gens qui souffrent, qui passent et dont on entend des voix, dans la programmation, en dehors du droitegauche en zig-zag, j’ai demandé qu’il y ait un système de silence aléatoire entre 0 et 20 secondes entre chaque piste. Donc parfois on entendait une voix en haut à droite et on ne savait pas quand viendrait la prochaine, qui viendrait de gauche, mais qui pourrait être derrière ou devant, sur les 30 mètres du bâtiment. Il y a le côté aléatoire du silence, et du lieu de diffusion des voix. Cela donnait le sentiment qu’il y avait plein de personnes qui habitaient le bâtiment. Pour écouter le cycle entier il faudrait écouter une heure. En plus, il y a le système visuel de la lumière que j’ai rajoutée. Celui-ci est très important, notamment pour les gens. Même la nuit, quand l’installation sonore est éteinte, j’ai demandé à garder les lumières allumées. Donc le bâtiment, d’une certaine manière, qui est plongé à moitié dans le bleu et à moitié dans le rouge vivait 24 heures sur 24. Les gens qui passaient, sans rentrer dans le bâtiment, ont vu le bâtiment presque prendre feu de l’extérieur. SBG. Les lumières étaient donc bien distribuées à droite et à gauche ? Car à l’extérieur il semble qu’il y a une séparation haut et bas. JK. Cela est dû au fait qu’il y a encore un plafond dans une partie du bâtiment tandis que dans l’autre il n’y en a pas. SBG. Qu’est-ce que tu penses que le son apporte par rapport à un autre médium? Qu’est ce que cela exprime ? JK. Par rapport à une vidéo ou à une sculpture tu veux dire ? SBG. Oui, ou à un texte par exemple. JK. Cela permet d’habiter le lieu de la manière la plus immatérielle. Les deux moyens, la lumière et le son, m’ont permis - et d’ailleurs j’ai fait d’autres installations dans ce sens-là - d’habiter le lieu, de l’affronter, de faire une œuvre qui a le sens que je


196 veux lui apporter sans poser d’objets, de peinture, d’images, et de rester le plus abstrait possible. Il y aurait d’autres moyens : on pourrait diffuser un parfum, voilà une manière d’intervenir dans un espace d’une manière complètement immatérielle, ou on pourrait changer la température par exemple. Et de lui apporter du vivant, la voix des gens de l’île, et surtout de me confronter à ce lieu de la manière la plus minimale est la plus respectueuse, la moins invasive. SBG. Tu parlais de l’histoire, du symbole. Est-ce que le son révèle la mémoire ? JK. Oui, évidemment. Il parle de feu, et c’est le volcan, les eaux qui sont à 70 degrés Celsius lorsqu’elles sortent la terre, due au feu, au magma. Et cela marche avec l’histoire du lieu. De plus, la partie “je me noie, je me noie” fait référence à la mémoire des événements actuels de l’immigration. SBG. Est-ce que, dans cette œuvre ou dans ton travail en général, tu vois un intérêt particulier à spatialiser le son ? JK. Oui, et c’est pour cela que je fais pas mal d’installations sonores. SBG. Mais quel est l’intérêt, exactement, de spatialiser un son ? JK. D’une part, c’est ce que je te disais par rapport à pouvoir habiter un lieu de manière immatérielle. Le son, et particulièrement celui où il y a une mélodie, est un peu comme le parfum d’ailleurs, quelque chose qui va droit au cœur de l’autre. J’ai vu des personnes entrer dans le lieu et pleurer. Le son est une mélodie, comme un parfum, ça touche, ça donne des images de manière vertigineuse, sans forcément fournir de grands efforts intellectuels. Cela provoque de l’émotion très rapidement. Et cet espacelà, à mon sens, est un monument architectural, chargé de douleur, d’histoire et de mémoire. J’ai pensé que le son était le moyen le plus délicat de l’habiter. C’est un combat de s’affronter que des espaces comme cela. SBG. Comme on entend les voix de l’extérieur, on entend les cigales et la mer de l’intérieur. Est-ce que c’était voulu ou quelque part tu l’as subi ? JK. Je ne pouvais rien faire, je ne pouvais pas éliminer les cigales ni le son des vagues donc je l’accepte, c’est comme ça. SBG. Est-ce que cela a apporté une nouvelle dimension à l’oeuvre ? JK. C’est un mélange entre l’actualité, la vie du présent avec l’effectif. L’un se mélange avec l’autre. Par moments, il y avait des motos qui passaient, des gens qui parlaient, des portables qui sonnent. Ce qui est très beau, parce que je suis resté quand même un mois, c’est que toute l’île chantait ce refrain. C’est devenu comme un Ohrwurm, comme disent les Allemands, une mélodie qui reste en tête. C’est une très belle mélodie. C’est une composition musicale magnifique devenue un peu le slogan de l’île. Même là, un an plus tard, quand je suis revenu sur l’île, il y a des gens qui me chantent le refrain. SBG. Pour les moyens techniques d’enregistrement, tu m’as dit que c’était du matériel professionnel. Lequel ? JK. Micro professionnel, enregistrement numérique, 3 prises pour chacun. Ensuite, il a fallu choisir la meilleure, nettoyer les sons et faire la programmation. Quelque chose d’important à dire, c’est que c’est un travail que je ne peux montrer nulle part ailleurs, et il est né de cet espace, il a du sens là mais je ne peux pas le montrer à Paris, ni à New York, ni ailleurs en Grèce. Son sens est là et c’est un travail in situ. Aussi, n’importe quelle vidéo ne peut pas traduire la sensation qu’on avait là-dedans. C’est le propre des travaux in situ, et encore plus des installations sonores. SBG. Tout à fait. Dans les œuvres ou les expositions que j’étudie, je me suis posé la question de faire la vidéo. Puis je me suis dit que c’était inutile et qu’il n’y avait peut-être pas d’intérêt. JK. Il y a un intérêt pour les archives, mais ce n’est pas une œuvre. SBG. Ce n’est pas comme si on avait un tableau duquel on prenait une photo pour le montrer. C’est beaucoup plus complexe, il y a des sons qui viennent de quelque part et le corps bouge.


197 JK. Tout à fait. SBG. Est-ce que tu trouves qu’il y avait une hiérarchie entre les informations sonores et visuelles, entre la lumière et le son ? Qu’est-ce qui vient le plus apporter de sens à ton œuvre ? JK. C’est le son. Il est primordial, mais je tenais à faire une intervention lumineuse dans le lieu. Au départ, j’avais pensé à couvrir toutes les ouvertures avec de la gélatine rouge et bleue. Économiquement, au vu des moyens, c’était impossible. Après, je me suis dit que j’allais installer des néons de couleur. Mais lorsqu’il fait jour c’est inefficace. C’est pour ça que j’ai opté pour l’utilisation de spots qui étaient là et de mettre de la gélatine dessus, et que ce serait uniquement visible le soir. Si j’avais eu des moyens économiques et techniques, j’aurais plongé le lieu dans la couleur même pendant la journée, un peu comme Claude Lévêque le fait parfois. Mais techniquement c’était impossible et très coûteux, il fallait construire des échafaudages. Ca aurait été un grand chantier. Après, même si c’est le son qui prime par rapport au concept, il y a la partie esthétique qui est importante aussi. J’étais moi-même surpris le soir de la beauté. C’était fantasmagorique. On aurait dit qu’on était dans un aquarium où le bâtiment brûlait. Si cela avait eu lieu le jour et pas uniquement le soir, cela aurait eu un impact visuel esthétique très fort à côté de l’impact émotionnel, qui lui était déjà assuré par le son. SBG. Donc pour toi le côté émotionnel c’est le son, et le côté esthétique la lumière ? Est-ce que la lumière vient compléter le son ? Il n’est pas autonome ? JK. Il peut être autonome. Il l’a été, la lumière vient apporter quelque chose de plus. Le son était autonome puisque l’oeuvre a fonctionné à 80% sur 2 jours sans lumière. Il faut dire que le bâtiment a de telles qualités plastiques, même s’il est en ruine. Ou peut-être justement que c’est parce qu’il est en ruines, qu’il se suffit. SBG. Pouvez-vous me parler des visiteurs ? JK. Il a des gens qui sont venus et revenus, il y a des gens qui sont restés trois quarts d’heure, il y a des gens qui sont venus avec leur grand-mère, avec leurs enfants... SBG. Il y a quelque chose avec le son qui touche les gens plus qu’autre chose. Par rapport à la hiérarchie dont on parlait tout à l’heure, y avait-il des cartels d’information ? JK. Oui, il y avait des cartel d’information. Il y avait bien sur également les remerciements aux 72 personnes, qui étaient nommées est remerciées. SBG. Comment est-il ? Etait-il grand, discret ? JK. Je vous montre la vidéo : c’était un papier accroché à l’entrée du bâtiment. C’était écrit en grec et en anglais naturellement, pour informer au début. SBG. Est-ce que tu as remarqué un schéma de parcours des visiteurs ? Ou est-ce que c’était plutôt libre et aléatoire, comme le son ? JK. C’est l’espace lui-même qui induisait le parcours, car il y avait un couloir principal qui partageait à droite et à gauche les deux espaces principaux. SBG. Que penses-tu du son en tant que matière de travail de l’espace dans une exposition, en bâtiment, ou à l’échelle urbaine ? JK. Je pense que c’est une super matière première. Je fais ça depuis une vingtaine d’années, le son dans des espaces, et je suis profondément sculpteur. Je vais te montrer d’autres œuvres que j’ai faites avant. Quand tu es sculpteur, tu travailles l’espace. Même si c’est une sculpture autonome, l’espace fait partie de l’oeuvre et le son c’est pareil. Ce sont des ondes immatérielles,


198 et à partir du moment où tu les mets dans un espace, elles sculptent l’espace. Le silence sculpte également l’espace. Ici aussi le silence était très important. Il y a des personnes qui entraient dans l’espace d’exposition pendant le silence et se disaient qu’il n’y avait rien. Elles traversaient l’espace de 30 mètres et entendaient une voix. Au début, elles ne comprenaient pas. Elles pensaient que c’était quelqu’un dehors qui chantait. C’est en prenant du temps qu’elles se sont rendues compte que ce n’était pas quelqu’un et que c’était une installation. Le son habite complètement l’espace, il en est imbibé sans être envahissant. Il laissait du silence, il laissait du vide. SBG : En ce qui concerne le travail de l’espace, il y a le côté sculpture sonore, le côté de l’impact sur les individus, et depuis que le son a commencé à être détaché de l’instrument de musique (c’est-à-dire quand on commence à inventer des haut-parleurs), il y a beaucoup d’artistes qui ont commencé à expérimenter avec des architectes et des urbanistes. Mais j’ai l’impression que du côté artiste cela s’était plus développé et que le côté architecte-urbaniste n’a pas continué, ce sont des tests qui ont été laissés à l’abandon. Il y avait tout ce qui était Muzak, ou encore des urbanistes qui voulaient passer des sons dans des bâtiments publics comme des malls ou des stations de métro, dans des villes, des rues, mais ça n’a pas marché parce que les gens trouvaient ça imposé, c’est très fort. JK. Oui. Par exemple, quand on se balade dans les rues, il y a le son pour aider les aveugles, ou des voix et parfois on trouve que pas une gêne mais que c’est une présence forte. Donc je comprends que ce n’est pas évident, comme mettre une œuvre en béton ou en couleur (en ce qui concerne les 1% de commande publique) comme de mettre un son. C’est quasiment impossible parce que ça gèle. Le “détecteur d’anges” qu’on a fait avec Jakob, qu’on imagine dans l’espace public, serait l’absence de son. Je ne rajouterais pas du son, on marquerait le silence. Je connais très peu d’oeuvres sonores pérennes dans l’espace public. SBG. Il me semble que Bill Fontana a fait une passerelle comme ça. JK. Oui, tu as raison. Tu connais aussi cette très belle œuvre de Bill Fontana à l’Arc de Triomphe ? SBG. Oui, tout à fait. JK. Mais c’était provisoire, alors que c’était un son magnifique, abstrait, dans le cadre d’un événement. SBG. Toutes les choses que j’étudie, pour la plupart, sont éphémères. C’est peut-être bien aussi comme ça, plutôt que d’imposer le son comme dans les années 80. JK. Tu sais ce qui serait super ? Moi je rêve de créer - mais c’est du délire - des ondes sonores qui permettent d’avoir les fenêtres ouvertes et bloquer les nuisances extérieures. Des rideaux de silence. SBG. Invisibles. JK. Mais c’est une sculpture dans l’espace public qui est silencieuse, produite par l’onde sonore. Comme si c’était un vitrage immatériel. SBG. Qu’est-ce que l’opposé du son ? Moins que le silence ? JK. Mais je pense qu’un jour ça se fera. SBG. Ca pourrait être un champ de pression de molécules invisibles qui empêcherait les ondes sonores de passer. C’est pas mal comme idée ! J’ai fini mes questions, tu voudrais rajouter quelque chose ? JK. Oui, j’aimerais te montrer l’origine de ce travail. C’était en 1995. Tu étais née ? SBG. C’est l’année de ma naissance. JK. Nous sommes à Cadillac. Château à côté de Bordeaux, à 50 km. Le premier étage, chic, avec les apparats. Sous


199 Napoléon, il a été transformé pendant 150 ans en prison de femmes géré par les Carmélites. En 95, on m’invite là-bas et je me rends compte que dans les caves (car cela ne m’intéressait pas d’aller en haut), il y avait un phénomène qu’on remarque parfois dans le métro, qui est que lorsqu’on va près d’une voûte et qu’on parle en chuchotant, on entend clairement de l’autre côté de la voûte, comme si on parlait clairement dans l’oreille. C’était ma première installation sonore. J’avais 5 lieux, 5 caves, plus un escalier. C’est la base de Catharsis. Je me suis dit “Waouh !”. Prison de femmes, interdiction de parler. Les caves transformées en prison. Je me suis donc rendu à la librairie des femmes. J’avais déjà trouvé deux poèmes gravés au fin fond du 2e sous-sol. Puis je suis allé à la librairie et j’ai demandé des textes de femmes qui avaient traversé des prisons et ai donc pu récupérer les textes de Rosa Luxembourg, Petra Kraouche, Mata Hari. Une douzaine de femmes qui ont écrit entre elles des petits poèmes jusqu’au couloir de la mort. J’ai demandé à des amies de les enregistrer et installé des hauts-parleurs très discret, il y avait des kilomètres de câble. À l’école, à l’époque, il n’y avait pas de système informatique, donc j’ai gravé des CDs, il y avait une piste à droite, une autre à gauche, il y avait 5 caves et dans chacune une voix différente, et chaque CD jouait en continu. SBG. Ces pièces communiquaient-elles entre elles ? JK. Oui. Elles allaient d’une porte à l’autre, s’enchaînaient, mais on n’entendait pas le son d’une pièce à partir d’une autre. Pareil qu’avec Catharsis, c’étaient des voix qui parlaient normalement. La voix sortait du mur alors qu’elle était diffusée de l’autre côté. Les voix sortait des murs. C’était la première fois que je travaillais le son. En plus de ces œuvres, il y avait l’escalier qui ressemblait à l’intérieur d’un coquillage, et j’y ai installé le son de la mer et des mouettes, comme si on entendait dans un coquillage l’espoir après les voix des femmes parlant de prison et de souffrance. En 1998 j’ai travaillé sur un projet non réalisé d’un pont sonore en Irlande, traversant un fleuve. J’ai travaillé le son dans le cadre d’une exposition sur l’émotion, organisée par la ville de Paris. J’ai créé un faux écho avec une voix qui disait “moi”, et l’écho “toi, toi, toi, toi”. C’était une pièce autonome que je pouvais l’installer ailleurs. Sinon, j’ai fait un travail à la Maréchalerie, dans l’espace d’exposition, qui fait environ 10m sur 10m sur 10m, caractérisé par sa fenêtre. A la fenêtre, j’ai installé une sortie de théâtre à l’italienne, un échafaudage sur deux étages. Il y avait le rideau rouge, l’échafaudage face à la fenêtre et deux gros hauts-parleurs qui faisaient face au spectateur. J’ai travaillé là avec un compositeur, Alexandros Markias. Il y avait deux pistes sonores et un système informatique qui gérait, quand on diffusait les deux pistes le rideau qui s’ouvre et qui se ferme. Tant que le rideau était fermé, on était dans une ambiance sombre, avec un magnifique rideau rouge en velours. On entendait un orchestre en train de s’accorder. On avait une idée de théâtre à l’italienne, on pensait un spectacle en préparation. Lorsque le rideau s’ouvre, la lumière électrique de chantier s’éteignait, l’orchestre s’arrêtait, et pendant 10 minutes il y avait une autre piste sonore. On entendait les voitures, les bus qui passent, les motos, les touristes japonais qui font la queue pour entrer dans le château de Versailles. On en entendait l’orchestre jouer. Et en fait cette bande sonore n’était pas la transmission directe des voitures dehors, c’était une autre bande sonore. Le spectacle, c’était la vie que j’apportais dans ce théâtre. Ce travail et aussi né du lieu. SBG. Ici, on voit les hauts-parleurs comme une mise en scène, alors que dans Catharsis il s’agit de cacher les hauts-parleurs. JK. Tout à fait. Ici, la technique est mise à nu, on ne peut pas faire plus présent que les échafaudages. C’est costaud et fragile en même temps, et contraste avec la magnificence de cette fenêtre qui donne du sens à ce lieu d’exposition. SBG. Quand tu choisis de travailler avec un son, c’est pour donner un certain type d’expérience, de ressenti ? JK. Pour moi, le son c’est une super matière première, comme si on travaillait la terre ou la photographie. Comme je te le disais, je travaille parfois avec des compositeurs. J’avais fait une vidéo qui s’appelle Fugue, sans faire de son. C’est le compositeur qui l’a fait pour la vidéo. La vidéo est celle d’une cour ronde, vue du sol vers le ciel, avec une main obstruant la caméra. On y voit le temps qui passe, l’horloge du soleil. De l’aurore au soir, il y a quatre cycles. On regarde la vidéo d’un bâtiment autour de cette cour, allongé sur le lit d’un appartement.





Mémoire de Master, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-La Villette Année universitaire 2018-2019 Sarra Ben Gara



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