le cas de l ’ agence sla en scandinavie Le paradoxe du projet face au vivant manon darde mémoire de master 20 janvier 2021 - ecole nationale supérieure d ’ architecture et de paysage de bordeaux séminaire « repenser la métropolisation : construire un monde en transition » éncadré par : aurelie couture , delphine willis , fabien reix , julie ambal , omar rais , xavier guillot
La crise écologique à laquelle nous faisons face requestionne nos manières d’habiter. La ville est en difficulté devant l’apparition de nouveaux climats caractéristiques de l’Anthropocène où l’Homme s’est progressivement déconnecté des milieux vivants. Une forme de responsabilité commune encourage alors les concepteurs à ré-inventer nos milieux urbains à travers de nouvelles approches de projet. Ce dernier se retrouve face à un paradoxe, entre révolution technique et appel à la résilience.
La découverte de la culture scandinave nous révèle des manières d’intégrer au quotidien la nature et le vivant. Une forme de cohabitation facilitant la pensée des concepteurs à se détacher des schémas classiques du projet. Ainsi, l’agence SLA, à Copenhague, s’investit dans la réalisation de projets architecturaux et urbains tout en explorant de nouvelles méthodes d’approches. Ce cas singulier est l’occasion de repenser de manière plus générale quelle place pour la nature nous désirons dans le projet ? Peut-il devenir le point de départ d’une réconciliation entre la ville et la nature ?
We are experiencing an ecological crisis which requestion our ways of living. Cities are in difficulty with the emergence of new climates characterisitic of the Anthropocene where mankind have gradually disconnected themself from the living world. A common responsibility then encourages designers to reinvent our urban environments through new project approaches. These are facing a paradox, between a technical revolution and a call for resilience.
The exploration of Scandinavian culture reveals ways to integrate nature and the living into everyday life. A form of cohabitation that ease designers to detach themselves from the classic patterns of a project. In this way, the SLA office in Copenhagen is involved in the realization of architectural and urban projects while exploring new methods of approaches. This singular case is an opportunity to rethink more generally how important is nature in a project? Can it become the starting point for a reconciliation between city and nature?
Nature - Culture - Scandinavie - Résilience - VilleVivant - Conception - Ecologie - Anthropocène
Nature - Culture - Scandinavia - Resilience - CityLiving - Design - Ecology - Anthropocene
Constat et évolution du récit écologiste : le projet dans la ville de l’Anthropocène
01 Les frontières entre Culture et Nature à l’heure de l’Anthropocène
Le réveil de l’Anthropocène
Une nature oubliée de notre culture
02 Une nouvelle génération d’acteurs face aux changements climatiques
L a nature évocatrice d’image, la naissance d’un mythe urbain
Vers la transformation du récit écologiste par le projet
03 Paradoxe d’une approche : de l’ère technique vers l’ère de la résilience
L’approche environnementale par la technique dans le projet
La résilience pour rétablir l’horizontalité avec la nature : le nouveau récit du vivant dans la ville
PREMIÈRE PARTIE
16 26 36 AVANT-PROPOS 6 INTRODUCTION 8 14
DEUXIÈME PARTIE
Le cas
de
l’agence SLA en Scandinavie : une ambition d’intégration de la nature
partagée par les habitants, les politiques publiques et les concepteurs de la ville
01 Un contexte culturel favorable à la proximité avec la nature
La Scandinavie, symbiose entre nature et culture
Copenhague, une ville laboratoire de la nature urbaine
02 L’agence SLA et le concept de New Nature : la nouvelle nature urbaine
S tig L ennart A ndersson initiateur de la New Nature
Une co-conception humain/nature à l’heure de l’Anthropocène
Le projet de Sankt Kjeld Plads : l’espace de la rue comme lieu clé pour redonner place à la biodiversité
03 L’interdisciplinarité et la recherche comme approche du vivant
Le projet de la ville de Fredericia : de l’atelier d’architecte paysagiste traditionnel vers un urbanisme processus
Une configuration d’agence qui permet l’interdisciplinarité
La recherche comme outil de médiation : une meilleure connaissance du vivant vers une réconciliation ?
BIBLIOGRAPHIE
CONCLUSION
TABLE DES FIGURES
68 50 90 116 122 126 48
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Fig. 1 La ville de Trondheim à la lisière de la forêt.
Architecte au sein d’une agence de paysagisme, comme 50% de l’équipe travaillant à SLA à Copenhague. C’est alors pour moi le début d’une aventure dans les pays Scandinave, il y a un an et demi. Une expérience révélatrice, basée sur la manière dont notre environnement influence nos comportements, entre bâtiments et nature. Entourée de personnes passionnées par cette dernière, prêtes à décortiquer un site aussi bien géologiquement que socialement pour le faire parler. Dans chaque projet, elles font preuve d’un investissement sans limite pour redonner place à la nature dans la société, sans jugement d’échelles, en ville ou à la campagne.
Apprendre à connaître et réintroduire le vivant dans les projets est alors pour ces acteurs la clé face aux défis urbains, sociaux et environnementaux de notre époque. C’est d’ailleurs une maturité sur le sujet que l’on ressent au quotidien à Copenhague, que ce soit dans les discussions, les prises de positions politiques ou l’énergie qui animent ses habitants.
Cette première étape a alors généré des questionnements sur cette apparente facilité pour les pays scandinaves de procéder à une transition énergétique et de faire ainsi évoluer leurs habitudes. À titre d’exemple, le port anciennement pollué par les industries est aujourd’hui l’un des plus propres et les habitants y ont développé une réelle culture du bain urbain ces dernières années.
L’idée ici ne sera donc pas de rentrer dans une comparaison de culture mais de comprendre comment cette familiarité du vivant leur permet aujourd’hui de renforcer leur engagement écologique. Cette familiarité, très sensible, j’ai pu l’expérimenter par la suite à Trondheim en Norvège lors d’un échange universitaire. Malgré le climat qui peut y être rude, les activités en extérieur rythment les journées, laissant souvent la vie professionnelle sur un plan secondaire. Pour les habitants, tout est une question de prendre le temps. L’accès à ces activités est particulièrement simple. À Trondheim on peut se retrouver au cœur de la forêt en moins de vingt minutes.
De retour en France c’est alors la crise du Covid 19 qui met le monde au ralenti. Loin de la nature scandinave, il est désormais impossible d’y avoir accès dans notre espace quotidien. La question de la présence de la nature en ville est alors d’autant d’actualité qu’elle a été l’une des conditions sine qua non à un bon confinement pour la plupart d’entre nous.
Ces observations, déclencheurs de cette recherche, me permettent aujourd’hui de poser des mots pour engager une discussion sur la place de la nature que nous voulons demain dans nos sociétés.
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AVANT-PROPOS
INTRODUCTION
À la recherche du vivant.
Aujourd’hui, de nombreux débats dépassant la sphère de la géologie, sont critiques au regard de l’ère planétaire dans laquelle nous nous situons. Depuis la fin du XXème siècle, le milieu scientifique a statué et démontré que l’humain est devenu une force supérieure aux forces naturelles de la terre. Une théorie assumée depuis 2000, définie aujourd’hui par le terme Anthropocène1. Cette prise de conscience, de plus en plus populaire, fait aujourd’hui partie du récit écologiste comme le remarque l’architecte Léa Mosconi, dans sa thèse2. Un récit qui a d’ailleurs bien évolué. Nous sommes passés d’un temps marqué de catastrophes industrielles marquantes : Seveso, Tchernobyl, Fukushima, AZF, … à des catastrophes naturelles récurrentes : inondations, feux de forêts, tempêtes, … auxquelles il est maintenant difficile de ne plus être sensible. Cette nouvelle génération du récit écologiste est maintenant touchée par des catastrophes climatiques naturelles affectant la biodiversité et le vivant dont il est aujourd’hui impossible de négliger les conséquences. La crise sanitaire dans laquelle nous nous situons découle de ce rapport de supériorité au vivant et de sa consommation excessive, hors d’échelle. Notre consommation s’élève au-delà de ce qu’est capable de supporter la planète. Dans de nombreuses régions, c’est en chassant les espèces sauvages et en interférant avec des milieux naturels qui ne lui sont pas communs que l’Homme se met au contact d’agents pathogènes contre lesquels il n’est pas armé3. Cette crise nous impose de (re)questionner les rapports entre l’Homme et la nature qui nous entoure, dans l’espoir de redéfinir une certaine éthique.
Ces crises résultent des différentes approches de la nature que l’Homme a pu expérimenter ce dernier siècle, globalement menées par une démarche technique. Une première notion de «Révolution verte» apparait dans les années 1970 conduite par l’agronome américain Norman Borlaug. Elle a effectivement permis de sortir d’une crise alimentaire mais on retiendra aujourd’hui qu’elle a fortement réduit la diversité agricole, augmenté l’utilisation des pesticides et impacté la consommation et la qualité de l’eau. Des facteurs qui ont fortement amoindri la biodiversité en Amérique et en Asie du Sud Est. Cette manipulation du vivant a d’ailleurs été reconnue comme une erreur à travers la signature de la déclaration de Rio en 1992. On peut aussi noter le mouvement du biomimétisme qui se qualifie d’un retour au naturel mais qui a finalement plus profité au développement technologique et économique qu’à une véritable connaissance du vivant et à sa préservation. Par exemple, après le développement de l’aviation grâce aux études de comportement des oiseaux et des chauves-souris, aucun
1 ELLIS, Erle C., Anthropocene: A Very Short Introduction, Oxford, 2018
2 MOSCONI, Léa, Emergence du récit écologiste dans le milieu de l’architecture 1989-2015 : de la réglementation à la thèse de l’anthropocène, thèse pour le doctorat en architecture, Paris, 2018
3 World Wide Fund for Nature, WWF, «The loss of nature and rise of pandemics», 2020
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bénéfice ou avantages n’ont été constatés pour leur protection. Entre 2006 et 2016, 38% de chauves-souris métropolitaines ont disparu en France4 . De la même manière, on a vu naître un aménagement des territoires par fonctions avec une politique de sanctuarisation quasi-mystique de «zones naturelles5», imposant des barrières à la nature. Ces scissions spatiales n’ont fait que rigidifier les rapports avec l’être humain. Enfin, dans la construction, l’affirmation d’une conscience environnementale s’est vue représentée par la HQE (Haute Qualité Environnementale) en 1996, devenue une marque en 2004, statuant 14 cibles permettant de référencer un bâtiment comme respectueux de son environnement. Cette limitation à des caractéristiques techniques est toujours vivement critiquée par de nombreux architectes, bien loin d’une invitation à la résilience.
L’urgence climatique ne peut plus attendre et notre approche de la nature doit porter plus loin qu’une approche purement technique. Il faut maintenant observer et se (re)familiariser avec les phénomènes vivants qui nous entourent. L’architecte et la construction sont évidemment concernés par ces constats. En effet, les projets de construction et de déconstruction sont les plus consommateurs de ressources polluantes.
Au même moment des architectes issus d’une génération pionnière du récit écologiste commencent à requestionner nos façons de concevoir et de construire le projet. Philippe Madec a choisi les bons mots quand il s’est interrogé sur notre capacité à introduire le sens de la nature dans l’œuvre architecturale, urbaine et paysagère, «cela ouvrirait à une architecture en recherche ou mieux en mouvement en déséquilibre6». Il était précurseur sur l’évocation horizontale du projet architectural, urbain et paysager qui n’établit pas un ordre de priorité entre ces éléments. Le projet, quelle que soit son échelle, doit-être étudié sous tous ces regards pour en faire un projet durable. Dans cette ère de l’Anthropocène où l’humain possède une force capable d’influencer les comportements géologiques et climatiques, le projet urbain et architectural pourrait-il alors changer le regard que l’on porte sur la nature ? Aujourd’hui revoir nos processus de conception pourraitêtre l’une des entrées pour laisser plus de place à la nature vers des projets durables ? Suite à ces questionnements on pourrait se demander : Comment faire pour réintégrer le vivant dans la conception urbaine et architecturale ?
4 Commissariat général au développement durable, CGDD, «Biodiversité : Les chiffres clés –Édition 2018», 2018, p.22
5 Définition des Réserves Naturelles «RN» en 1976, puis des Zones Naturelles «N» non constructible définies par l’article R. 123- 18 du code de l’urbanisme dans sa version en vigueur jusqu’au 28 mars 2001.
6 MADEC, Philippe, Le sens de la nature dans l’œuvre architecturale, Colloque Philosophie & Architecture Clermont-Ferrand, avril 2001, p.12
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Au travers de l’étude des différents acteurs dans cette recherche nous allons essayer de comprendre les outils pour réintégrer dans le projet la notion de nature et de vivant au sens large. Cette manière d’aborder le projet remet le processus de conception et de construction au centre de la création et non le produit fini en tant que tel. Aujourd’hui dans notre société, il est plus facile de maintenir et vendre un produit que le processus qui, lui, est instable. Pourtant les processus et ses acteurs fonctionnent directement avec le contexte. François Képés, biologiste cellulaire, définit le vivant par deux caractéristiques : «l’évolution, cette capacité d’adaptation permettant à un organisme d’optimiser son fonctionnement par rapport à son contexte» et «la capacité à mobiliser des concentrations locales7». Le vivant est sûrement une notion plus qu’intéressante dans un contexte actuel où les rythmes s’accélèrent, où il n’est plus durable de consommer mondialement et où les ressources se font rares.
À l’occasion d’un stage long à Copenhague, j’ai pu observer pendant une année des méthodes qui réintègrent la nature au cœur des projets. SLA, agence scandinave, se définit comme une agence d’urbanisme, de stratégie et de paysage. Ses collaborateurs, qu’ils soient biologistes, paysagistes, urbanistes ou sociologues abordent le projet de manière horizontale avec les architectes. Il n’y a alors plus de débats sur la nécessité d’intégrer la nature dans le projet mais seulement des discussions pour le nourrir. Le postulat et la stratégie dominante de l’agence s’appuient sur la New Nature8 Stig Lennart Andersson, architecte et fondateur de l’agence, part du constat que l’humain a interféré sur les processus naturels et les écosystèmes qui maintenant se forment et se comportent irréversiblement en conséquence de notre façon absurde de consommer des ressources. Mais nous ne pouvons vivre sans nature, alors que faire ? La nature devient complémentaire de l’environnement construit. Ainsi, ne pas considérer la nature comme un élément que l’on doit affronter mais comme un élément qui peut recréer une communauté vivante. Ce postulat rejoint le questionnement de Marion Waller et sa notion d’artefact naturel, très proche de celle découverte chez SLA. Leur point commun est de rapprocher les Hommes de la nature dans leur quotidien et dans les séquences urbaines qu’ils traversent. En effet, ce sont des lieux hybrides qui se dessinent, intentionnellement créés par l’Homme mais reposant sur des principes de réalité, d’autonomie et de continuité avec la nature; dans des écosystèmes reconstitués. Ce rapport de restauration de la nature nous ramène aux débats sur la restauration architecturale de notre patrimoine. Les conditions d’une telle réparation nécessite un savoir-faire. Il est alors intéressant de comprendre, à travers un travail méthodologique d’observations et de témoignages, comment cette agence a bâti ce savoir et ses méthodes qui permettent ces nouvelles séquences urbaines pour rapprocher l’être humain de la nature.
Alors que les principes mis en place chez SLA sont tout à fait innovants, et leur développement rapide en Scandinavie, au contraire, les concours perdus ont été plus courants lors de candidatures en France. On pourrait d’ailleurs
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7 KÉPÉS, François, «Manipuler le vivant ?», dans Les paradoxes du vivant, Stream, 2017, p.75
8 ANDERSSON, Stig, After nature, lecture at Harvard University, 2018
faire le lien avec un constat avancé par le fondateur : «Lorsque l’on perd un concours c’est que l’on a été trop innovant.9» Nous découvrirons ce rapport à la nature qui continue alors de questionner nos cultures à travers un travail de lectures et de rencontres venues nourrir ce cadre théorique. Le cas d’étude scandinave se dessine au regard de la notion de progrès. La Scandinavie qui, face à celui-ci, a tenu une réaction mesurée. Elle n’a pas été exposée autant au mouvement des modernes que la France et à son désintérêt du contexte. En effet, Alvar Aalto, face à Le Corbusier et au CIAM a défendu une certaine éthique des milieux vivants dès 193510 qui s’est alors imposée dans les pays nordiques. Cette pensée a servi à préserver un lien historique qu’entretient le peuple scandinave avec la nature. L’allemannsrett (le droit pour tous de profiter de la nature en norvégien) est une notion très particulière aux pays nordiques qui donne la possibilité de pouvoir parcourir et profiter des espaces naturels indépendamment de leur statut foncier. Ce droit remonte au lien historique qu’entretient le peuple nordique avec la nature. En effet, chaque famille possède une hytte (cabine) en dehors de la ville qui leur permet de s’échapper pour le week-end. L’histoire de leur langage révèle aussi des liens sensibles à la nature. Il est alors évident que la culture joue un rôle et bat le tempo. Leur approche de la nature est familière quand la nôtre est secondaire, si le temps s’y prête. Elle est aussi observée et renseignée par une approche pédagogique quand la nôtre reste technique et informelle. C’est alors une relation historique et nécessaire, compte tenu de la rudesse climatique, d’un fonctionnement avec la nature que les scandinaves ont pu développer.
Dans ses hypothèses évoquées plus haut, la deuxième notion avancée par Philippe Madec au sujet de la réintégration de la nature dans le projet est celle d’une «architecture en recherche». Durant mes six mois d’expérience chez SLA j’ai pris le temps nécessaire pour découvrir le laboratoire. Une première pour moi de voir au sein d’une agence des collaborateurs investis dans la recherche par le projet : prendre le temps d’étudier et d’approfondir des concepts propres. Par exemple, étudier et comprendre le fonctionnement des écosystèmes d’un site, qu’il soit en ville, pollué, en bord de mer ou en plein désert au Moyen-Orient. Ces projets ont aussi une visée politique et pédagogique. Par exemple, la création de zones d’adaptation climatique en ville pouvant retenir les fortes pluies permettant de comprendre et prévenir les phénomènes naturels. L’eau y est retenue pendant plusieurs jours, le temps qu’elle soit absorbée par la terre, plutôt que de la voir disparaître directement dans les égouts, sous terre. C’est alors un nouveau temps pour l’observation qui s’offre à nous. Au même titre que Gilles Clément, paysagiste dont le travail est reconnu jusqu’en Scandinavie, consacre ses recherches au vivant et au génie naturel. Ici SLA augmente cette échelle de recherche pour s’intéresser à la relation en tension entre le naturel, l’Homme et l’architecture. Le projet est donc nourri de ressources scientifiques lui
9 Citation de Stig Lennart Anderson affichée dans les bureaux de l’agence.
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10 BEAUX, Dominique, Alvar Aalto & Reima Pietilä : Finlande, architecture et génie du lieu, Éditions Recherches, 2015, p.171
assurant une durabilité qui permettra de ramener plus de biodiversité en ville, un nouveau temps pour le vivant. Il faut alors trouver un équilibre dans l’approche technique du projet pour ne pas rentrer dans les extrêmes. En effet, si l’on ne prend pas en compte une certaine approche de la recherche dans cette volonté de projets plus vivants on se laisse alors bercer par la «nostalgie de l’origine [...] à la recherche d’un invisible dévoilement11». Jana Revedin défend la recherche dans sa vision d’une architecture appelée «Construire avec l’immatériel12». Elle y évoque en introduction l’importance de la mobilisation des ressources dans le processus de conception pour se confronter au réel. Il est alors impératif de reconstruire nos savoirs autour de ces ressources mouvantes, particulières aux milieux et écosystèmes qu’on ne trouvent pas sur catalogue. Plus que la création d’espaces naturels, c’est la place laissée aux processus naturels que les projets doivent prendre en compte. La connaissance et cette familiarité recréées deviennent alors sources d’ouvertures du champ des possibles.
Cette nouvelle manière d’aborder et de concevoir le projet urbain et architectural devient une source d’expérimentation. Des chercheurs comme Thimothy Morton13, philosophe, nous font d’ailleurs remarquer qu’il nous faudra maintenant prévoir qu’un bâtiment ne sera pas seulement utilisé par les êtres humains à l’avenir mais par tous les êtres vivants. Croisant alors les propos de Philippe Madec, ces appels à l’expérimentation sont, sans nul doute, un témoignage d’un nouveau temps pour la conception de projets. La construction d’un récit écologiste ces dernières années nous a amené un nouveau vocabulaire pour exprimer ces nouvelles pratiques. Des dogmes systémiques des Modernes du siècle dernier appelant au progrès et empreints de mots en –iste, nous sommes passés à un vocabulaire des possibles en -able, laissant portes ouvertes aux découvertes et expérimentations. Le récit écologiste a lui-même bien évolué, ne serait-ce que dans l’utilisation du mot «vivant». Des travaux de Philippe Madec, on retient une approche sociale que l’on retrouve dans son appel à l’architecture frugale qui utilise son contexte naturel. Plus récemment, les projets de SLA expriment une approche écologue, une pensée du vivant intégrée au programme, mais aussi aux valeurs de l’agence qui tentent de le ramener en ville.
Dans cette recherche, la réflexion autour du vivant et de sa réintégration en ville se fera en deux temps. Afin de permettre la mise en avant d’un cadre théorique qu’une étude de cas viendra explorer dans la pratique. Cette approche révélera des méthodes et des outils clés pour repenser la place de la nature dans nos villes de demain. Dans un premier temps, il sera exposé l’apport du constat de l’Anthropocène dans l’évolution du récit écologiste. Ce récit a fait prendre conscience d’abord aux scientifiques puis à une nouvelle
11 ASSENNATO, Marco, Technique, Architecture, Politique, extrait de la retranscription d’une conférence en 2013 d’après le texte de Martin HEIDEGGER, La question de la techniques, Essais et conférences, Gallimard, Paris, 1958, p.10
12 REVEDIN, Jana, Construire avec l’immatériel, Manifestô, 2018
13 MORTON, Thimothy, «La singularité des choses», dans Les paradoxes du vivant, Stream, 2017, pp43-49
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génération d’architectes, d’urbanistes, et de paysagistes qu’ils tenaient les clés pour assurer un rétablissement des écosystèmes en place. Les frontières entre culture et nature ont progressivement évolué dans notre Histoire et nous ont laissé penser que nous pouvions fonctionner indépendamment de cette dernière. Un paradoxe est donc né, nous poussant à observer notre environnement comme un objet indépendant de notre fonctionnement. Une approche technophile qui cherche à la maîtriser et même à l’exploiter. Aujourd’hui, quelle approche du vivant doit-on explorer dans nos processus de projet pour le révéler ?
Dans un second temps, à travers la découverte de la culture scandinave dans sa mesure face au progrès des Modernes, on s’intéressera au cas d’étude de l’agence SLA. On émettra l’hypothèse que d’une certaine manière, la force culturelle de la Scandinavie permet une forme de persistance dans sa coexistence avec la nature. Il faut alors comprendre quelle importance elle prend dans les rapports quotidiens à la ville. C’est à travers l’analyse des politiques urbaines de Copenhague et dans la pratique de l’agence SLA que nous essaierons de comprendre ce rapport à la nature au quotidien, dans un pays ou la nature est une réelle culture sociale. On observera le développement de la stratégie urbaine et paysagère de l’agence SLA dans la ville de Copenhague avec la prise en compte des écosystèmes urbains comme à travers le projet de Sankt Kjeld Plads. Mais ce concept de New Nature impliquant une forme d’interventionnisme dans la façon de créer avec la nature pour accroître la biodiversité de nos milieux est-elle éthique ? La technique sans les artefacts technologiques nous défait-elle d’une approche artificielle ? La nature n’est plus cantonnée aux notions de parcs et jardins mais devient une nouvelle séquence urbaine, vecteur du vivant. On découvrira alors dans un dernier temps ces méthodes qui dénotent d’une agence traditionnelle comme l’urbanisme transitoire observé sur le projet de Fredericia. Cette stratégie de SLA peut être mise en place grâce à un processus de recherche prenant source dans le laboratoire de l’agence et la coopération entre les différents acteurs, architectes, paysagistes, biologistes, sociologues et tant d’autres... La recherche et l’observation ralliées au projet pourraient re-questionner les notions de temporalités classiques accordées à celui-ci.
Au regard de ces projets, c’est un tout nouveau rapport de bienveillance envers la nature qui peut se créer dans nos sociétés, vers une nouvelle culture des milieux vivants ?
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PREMIÈRE PARTIE
Constat
et
évolution du récit écologiste : le projet dans la ville de l’Anthropocène
(THE END OF NATURE)
«Une relation différente avec le monde naturel pourrait-être la base d’un rapport différent à nous-mêmes et aux autres. Mais puisque la ‘‘nature’’ - en tant que ressource, spectacle, objet d’étude, occasion de spéculation – arrive toujours à l’intérieur d’une culture, il faut se demander en premier lieu : quelle culture ?»
Essais 01, Luigi Snozzi et Fabio Merlini, L’architecture inefficiente, 2016, p.30
Fig. 2 Couverture du magazine anglais Nature, volume 519, publié le 12 mars 2015. Ce magazine fondé en 1869 témoigne des avancées scientifiques récentes à travers des articles reconnus dans le monde entier. Cette couverture démontre que la définition de l’Anthropocène reste un débat depuis le discours de Paul Crutzen en 2001.
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CHAPITRE 01
LES FRONTIÈRES ENTRE CULTURE ET NATURE À L’HEURE DE L’ANTHROPOCÈNE
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A. LE RÉVEIL DE L’ANTHROPOCÈNE
L’Anthropocène. Un terme aujourd’hui que l’on retrouve souvent dans la presse, la littérature et la culture de manière générale. Pourtant, ce terme scientifique très récent, signifiant «ère de l’humain », est le point culminant d’un sentiment partagé depuis plus d‘un siècle, comme nous le montre ce témoignage précurseur de JeanBaptiste De Lamarck en 1820:
«L’homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot, par son insouciance pour l’avenir et pour ses semblables, semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propre espèce. En détruisant partout les grands végétaux qui protégeaient le sol, pour des objets qui satisfont son avidité du moment, il amène rapidement à la stérilité de ce sol qu’il habite, donne lieu au tarissement des sources, en écarte les animaux qui trouvaient leur subsistance, et fait que de grandes parties du globe, autrefois très fertiles et très peuplées à tous égards, sont maintenant nues, stériles, inhabitables et désertiques.
Négligeant toujours les conseils de l’expérience, pour s’abandonner à ses passions, il est perpétuellement en guerre avec ses semblables, et les détruit de toutes parts et sous tous prétextes : en sorte qu’on voit des populations, autrefois considérables, s’appauvrir de plus en plus. On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable1».
L’Anthropocène expose un lien fort entre les sociétés humaines et l’histoire géologique, de ce que l’on trouve dans les roches. Il est donc essentiel d’introduire cette recherche ici avec la présentation de cette nouvelle période géologique, proposée en 2001 par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen. La proposition de l’Anthropocène fait suite a un long questionnement sur le sens de l’ère géologique dans laquelle nous nous situons aujourd’hui, l’Holocène. Cette dernière s’inscrit dans une temporalité qui a débuté il y a 10 000 ans, date de la dernière ère glaciaire. Même si elle est utilisée officieusement depuis les années 1980, c’est à la suite d’une déclaration officielle en 2001 que Paul Crutzen en présente le concept. Une annonce qui fait réagir le milieu scientifique et fait toujours débat aujourd’hui. En effet, malgré de nombreuses hypothèses, il est compliqué de déterminer une date de commencement exacte à l’Anthropocène (fig.3). Cette ère géologique est donc toujours considérée comme une ère non officielle scientifiquement. Pourtant, elle a déjà beaucoup de répercussion au sein de débats et démonstrations culturelles. En donnant l’Homme comme principal acteur dans la balance de transformation de son environnement géologique, il en ressort une forme de responsabilité soudaine. En effet, l’Anthropocène marque la fin officielle d’une forme d’inconscience de la force géologique de l’humanité. Comme la proposition d’un nouveau récit, ce
1 DE LAMARCK, Jean-Baptiste, Système analytique des connaissances positives de l’homme, 1820, pp.154-155, citation affichée au jardin botanique de Bordeaux
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Fig. 3 Propositions de datation pour l’ère de l’Anthropocène en comparaison avec l’Holocène se basant sur différents moments marquants de la modification des données géologiques de la Terre.
nouveau terme permet alors de se remettre en perspective et d’en prendre conscience. De la même manière que «Copernic et Darwin ont construit des récits à partir de preuves scientifques2», la proposition du récit de l’Anthropocène par Crutzen vient s’inscrire dans cette démarche. Une responsabilité qui questionne alors, peut faire peur, mais surtout, permet enfin à l’Homme de prendre conscience de son impact sur l’environnement. En effet, les démonstrations scientifiques du changement du climat sur Terre, de l’évolution de la composition de son atmosphère datent déjà du siècle dernier. Ces informations scientifiques ont une résonnance mondiale et sont même actrices de nouvelles formes de politiques depuis le premier sommet de la Terre en 1972 à Stockholm. Ainsi, même si l’Anthropocène n’est toujours pas reconnue par son monde d’origine, elle propose alors de créer un nouveau récit commun à l’histoire de l’humanité.
Il est alors nécessaire de faire attention dans l’utilisation de ce terme. En effet, il peut apparaître comme une critique de sa propre définition. Catherine et Raphaël Larrère nous rappellent qu’il n’encourage pas à faire «comme si l’humain avait absorbé la nature, et comme si c’était quelque chose dont on pouvait se glorifier.3». Une forme d’anthropocentrisme dont il faudrait bien se garder et qui pourtant régit encore notre comportement et nos actions avec notre environnement. Avoir conscience de cette force et de notre impact n’est pas suffisant à une bonne gestion des risques. En effet, l’humain continue à prendre le dessus sur la biodiversité au quotidien. Que ce soit en choisissant des espèces qu’il faut préserver ou non, à travers une mise en valeur d’espèces remarquables au profit d’espèces silencieuses et invisibles à l’œil nu. En réduisant la place de la nature au profit de la progression de l’industrialisation et de l’urbanisation : on consomme d’une part dix millions d’hectares de forêt par an4 et on crée d’autre part des limites administratives et physiques aux espaces naturels à protéger. Les espaces de nature et les espaces dédiés aux activités humaines n’ont jamais été autant scindés. Ce constat de l’Anthropocène nous aide alors à redéfinir la notion de limite. Celles qui s’imposent entre l’Homme et la Nature, qu’elles soient physiques ou idéologiques. C’est aussi remettre en question les limites et les frontières qui ont longtemps contraint des actions politiques. Au regard de la crise du coronavirus, nous voyons bien que le virus n’a pas de frontières, il en est de même pour la Nature. Ces logiques nous invitent alors à revoir notre culture environnementale tant au niveau spatial, temporel et philosophique.
En histoire environnementale, il nous a été montré que «Periods of dramatic environmental change gave rise to new attitudes towards nature5.» La proposition de l’Anthropocène serait-elle alors le récit qui conjecturerait toutes ces analyses
2 ELLIS, Erle C., Anthropocene: A Very Short Introduction, Oxford, 2018, p.1
3 STREAM, Les paradoxes du vivant, PCA Editions, 2018, p.15
4 FAO, Organisation des Nations Unis pour l’alimentation et l’agriculture, «Évaluation des ressources forestières mondiales 2020», 2020
5 JØRGENSEN F., KARLSDOTTIR U., MÅRALD E., POULSEN B., RÄSÄNEN T., «Entangled Environments: Historians and Nature in the Nordic Countries», Historisk Tidsskrift, Janvier 2013, p.9
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scientifiques du siècle dernier ?
Avec du recul sur ces derniers siècles, on trouve une corrélation dans les pays occidentaux entre un rapport hostile avec une forme de nature non maîtrisée par l’Homme, dite sauvage, et le développement de l’industrie. Il faut alors comprendre comment l’Homme s’est construit en opposition avec la Nature ?
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B. UNE NATURE OUBLIÉE DE NOTRE CULTURE
Finn Arne Jørgensen, professeur norvégien en histoire environnementale nous rappelle dès le début les définitions de nature et environnement : «An increasingly common set of definitions considers ‘‘nature’’ as the physical world ‘‘out there’’ without any humans in the picture, while ‘‘environment’’ is what we get when humans and nature interact6.». Cette analyse nous permet dès lors de nous questionner sur l’origine d’une distinction entre l’humain et la nature.
La notion de nature a longtemps cherché sa place dans nos sociétés. La nature est en effet une part de notre culture, toutes cultures confondues. Mais c’est à travers le travail d’anthropologues que l’on peut découvrir différents degrés de sa présence au sein des cultures qui composent notre planète. En effet, chacune d’elle en a fait sa propre définition et engendre alors des comportements humains particuliers à celle-ci. On peut alors citer le travail de Philippe Descolas sur les sociétés qui composent l‘Amazonie équatorienne7. Il tire de ses observations quatre définitions culturelles de la nature dans la société : le totémisme, l’animisme, le naturalisme et l’analogisme, un grand pas dans l’exploration de nos orientations culturelles. Le constat de l’Anthropocène nous pousse alors à requestionner nos définitions pour se rendre compte de la pluralité d’approches de la nature qui existent ou pourraient exister. Une forme de curiosité s’offre à nous pour découvrir sous de nouveaux points de vues qui est cet autre non-humain. Il en ressort que les sociétés occidentales ont poussé vers une forme de scission voire d’opposition entre la nature et la culture. En occident, les humains se sont depuis longtemps positionnés hors de la nature car ils ne se retrouvaient pas dans son comportement. Le terme nature a été étudié et défini depuis les grecs. Il était déjà question à cette époque de la différence entre le Tout, constituant le monde animal et végétal, avec l’Homme. L’autonomie de la Création a amené vers une rupture, concrétisée par la suite avec l’établissement du christianisme qui a complètement perturbé l’étude des sciences de la nature. L’art témoigne alors de son époque, au regard des peintures paysagères du XVème siècle, celles-ci atteignent une pleine maîtrise de l’espace, scénographiées de manière scientifique et mathématique8. Ces nouveaux outils d’optiques et de perspectives, notamment avancés par Copernic et Descartes, sont des dispositifs qui établissent un nouveau rapport au monde excluant l’humain et ses sens de son paysage. Réduite au sens de la vue, «[...]la nature s’est vidée de toute vie9» et rend l’Homme maître de son environnement.
Au Moyen-Âge, l’apogée de cette nature rendue mécanique se retrouvent dans les études de Galilée avec la publication des Dialogues sur les deux principaux systèmes
6 JØRGENSEN F., KARLSDOTTIR U., MÅRALD E., POULSEN B., RÄSÄNEN T., «Entangled Environments: Historians and Nature in the Nordic Countries», Historisk Tidsskrift, Janvier 2013, p.10
7 DESCOLAS, Philippe, Par-delà nature et culture, Editions Gallimard, 2005
8 Voir les œuvres de Filippo Brunelleschi citées dans : Renaissance sauvage, l’art de l’Anthropocène par Guillaume Logé, PUF, 2019, p.19
9 Op. Cit. DESCOLAS, p.121
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du monde, en 1632, où la physique moderne déconstruit et reconstruit l’existence de la nature. Philippe Descolas dit à ce sujet : «Le dualisme de l’individu et du monde où se retrouvent en vis-à-vis les choses soumises à des lois et la pensée qui les organise en ensembles signifiants, le corps devenu mécanisme et l’âme qui le régit selon l’intention divine, la nature dépouillée de ses prodiges offerte à l’enfant roi qui, en démontant ses ressorts, s’en émancipe et l’asservit à ses fins.10».
Malgré la mise en avant des sciences modernes de Francis Bacon et René Descartes, Philippe Descolas révèle qu’une minorité, représentée par Gottfried Wilhelm Leibniz puis Jean-Jacques Rousseau : «furent des avocats non négligeables d’une conception de la nature comme une totalité et unité équilibrée, essentielle à notre existence11». Ainsi, dans les Rêveries du promeneur solitaire, mêlant autobiographie et réflexions philosophiques, Rousseau attaque directement les principes dominateurs avancés par Descartes : «Une autre chose contribue encore à éloigner du règne végétal l’attention des gens de goût ; c’est l’habitude de ne chercher dans les plantes que des drogues et des remèdes.12»
L’écrivain insiste par la suite sur la valeur première : «On ne conçoit pas que l’organisation végétale puisse par elle-même mériter quelques attentions.13» À travers ses écrits, il critique alors cette nature instrumentalisée mise en avant par les scientifiques de son époque. À travers l’allégorie de la rêverie il donnera la voix à une nature sensible et puissante, un précurseur qui restera longtemps incompris au sein de sa société littéraire et philosophique. L’état des lieux réalisé par Philippe Descolas nous montre que des points de vues idéologiques, au-delà du monde scientifique se sont longtemps opposés pour faire avancer le débat, comme lorsqu’il cite le philosophe Maurice Merleau-Ponty : «Ce ne sont pas les découvertes scientifiques qui ont provoqué le changement de l’idée de Nature. C’est le changement de l’idée de Nature qui a permis ces découvertes.14»
Ces théories ont été reprises plus tard par le naturaliste Charles Darwin au XIXème siècle. Les êtres humains ont ainsi commencé à être étudiés permettant tardivement à la notion de société de se définir, écrivant une histoire commune. Les sociétés occidentales basées sur ces pensées chrétiennes ont donc depuis longtemps créé une dichotomie entre nature et culture. Ce déphasage observé entre la construction de nos sociétés et la recherche scientifique continue d’être observé dans notre histoire plus récente. Des pratiques qui ont mené à une forme
10 Ibid. p.122
11 Op. Cit. DESCOLAS, p.133
12 ROUSSEAU, Jean-Jacques, Les rêveries du promeneur solitaire, 1782, p.137
13 Ibid.
14 Op. Cit. DESCOLAS, p.106
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«d’amnésie environnementale15» comme le qualifie l’écologue Philippe Clergeau. Comment pouvons-nous dépasser ce conditionnement culturel ?
15 CLERGEAU, Philippe, «La biodiversité en ville n’est pas le problème mais une des solutions», Le Monde, tribune, 14 Avril 2020
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CHAPITRE 02
UNE NOUVELLE GÉNÉRATION D’ACTEURS FACE
AUX CHANGEMENTS CLIMATIQUES
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A. LA NATURE ÉVOCATRICE D’IMAGE, LA NAISSANCE D’UN MYTHE URBAIN
Plus récemment, c’est aux États-Unis que le débat sur la nature et la culture a pris racine. L’idée du sauvage et de la wilderness a parcouru les siècles depuis la colonisation de l’Amérique par les occidentaux. Cette idée prend source depuis que les colons ont progressivement voulu mettre en avant une image de nature à l’état sauvage en arrivant sur ce «nouveau» continent qu’ils découvraient. Cette conception de la nature se base alors sur l’évocation d’un milieu inhospitalier primitif, originel, voir quasi biblique et surtout extérieur au développement de l’être l’humain. Pourtant, ces terres étaient peuplées, pratiquées et domestiquées avant l’arrivée des européens et ces paysages dits «sauvages» sont souvent le résultat d’une forme d’habiter. Ce mythe génère alors un dualisme entre ce que l’on considère comme la «vraie» nature et la nature civilisée, transformée par les mains de l’Homme. L’idée d’une nature sauvage, incompatible avec nos modes de vies humains s’enracinent alors dans la culture américaine. Le mythe des origines et de la wilderness sont depuis critiqués, comme par l’historien William Cronon en 1995. À cette époque, il écrit un témoignage contesté car ces mythes représentent encore des notions de bases populaire de l’histoire environnementale développée aux Etats-Unis jusqu’alors.
Dans un premier chapitre intitulé «The Trouble with Wilderness; or, Getting Back to the Wrong Nature16», William Cronon tente de démonter le mythe du «sauvage» pour montrer qu’il n’est pas un refuge loin de notre civilisation mais qu’il est lui même le reflet du développement de celle-ci. La culture populaire ne nous aide pas à nous émanciper de ces images envoûtantes de paysages où l’Homme n’aurait jamais mis les pieds. L’idée de wilderness est au final un mirage de l’idée réelle de nature où l’humain en est seulement l’invité. Ainsi, à l’image de la politique des grands parcs nationaux ouverts au public commençant à Yellowstone en 1872, les fondateurs de ce parcs décident d’en arracher les peuples autochtones de la région et nous montrent alors tous les «effets négatifs» de ce mythe17. La nature devient alors un projet. Les parcs américains seront les premiers créés dans le monde dans le but de donner à voir une nature sauvage quasi originelle. Loin de se douter alors que l’Homme y a longtemps eu un impact quotidien, comme on le rappelait dans le constat de l’Anthropocène, que ce soit au travers de l’agriculture sur brûlis, de la chasse ou de la cueillette. Aujourd’hui encore, de nombreux touristes viennent fréquenter ce parc pensant découvrir des territoires que l’Homme n’a jamais habité. Cette image divertissante est renforcée par les récits de voyage et l’appel à s’échapper de notre quotidien de citadin. C’est un réel courant artistique qui se développe autour de la wilderness, Henry David Thoreau, philosophe, en est un pilier. Il écrit un livre fondateur de ce courant en 1854 : «Walden ou la vie dans les bois» après avoir passé deux ans seul dans une cabane dans la forêt.
16 CRONON, William, «The Trouble with Wilderness; or, Getting Back to the Wrong Nature» in Uncommon Ground: Rethinking the Human Place in Nature, W. W. Norton & Co., 1995, pp.69-90
17 DESCOLAS, Philippe, «À qui appartient la nature?», La vie des idées, 21 janvier 2008
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Au même moment que la nature se retrouve sanctuarisée dans les campagnes, elle fait son premier retour en ville. Dans son livre, Histoire naturelle de l’architecture, Phillippe Rahm constate qu’après la découverte de la photosynthèse par Joseph Priesley en Angleterre en 1772 les premiers parcs urbains s’implantent en Europe puis à New York en 1872. Cette découverte révèle alors aux urbanistes et paysagistes l’intérêt de l’arbre en ville pour la santé de ses habitants. À l’époque les arbres deviennent alors «‘‘des équipements techniques’’ pour améliorer l’air, comme les
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Fig. 4 Carte détaillée de la ville de New York par Will L. Taylor en 1879. On peut y voir dessiné Central Park, récemment terminé dix ans plut tôt.
réverbères sont installés pour améliorer la lumière18». Après un concours public, Central Park est finalement dessiné par les architectes paysagistes Frederick Law Olmsted et Calvert Vaux. On retrouve dans la composition cette forme d’esthétisme véhiculée par l’idée de wilderness et d’une nature de décor plus que la considération des êtres vivants qui habiteront cet espace. Le parc est alors découpé en tableaux paysagés pittoresques. Central Park s’inscrit dans un mouvement global hygiéniste du XIXème siècle des grandes villes occidentales. Ils incarnent alors l’image de la nature que l’on a à l’époque. Il est un espace dédié au divertissement en opposition avec l’espace de la ville. Au même moment, en France sous Napoléon III, ce sont les grands travaux de Georges Eugène Haussmann et d’Adolphe Alphand qui redessinent la ville médiévale de Paris. Les rues sont élargies pour devenir des boulevards aboutissant à deux grands parcs aux extrémités de la ville (Bois de Boulogne et Bois de Vincennes) et faire ainsi circuler l’air. Philippe Rahm nous rappelle que ces travaux feront doubler le nombre d’arbres plantés, notamment sur les alignements des boulevards. Il y a donc la nature de ville, alignée, monotone, répondant à la géométrie pensée par Hausmann et Alphand, s’opposant aux Bois en périphérie, scénarisés. Le choix des espèces relèvent d’envies esthétiques plus qu’écologiques : «Le but recherché était d’offrir la beauté et l’élégance des feuillages19.» L’arbre est alors le seul végétal choisi par l’Homme à s’introduire dans l’enceinte de Paris grâce à sa prestance, la notion de biodiversité est encore loin d’être considérée.
Pour recomposer nos rapports à la nature et la préserver il est donc essentiel de ne pas omettre la présence et l’action de l’Homme, et de nos sociétés petites ou grandes. Catherine et Rapahêl Larrère pensent alors qu’il est temps d’introduire un nouveau vocabulaire dans nos descriptions de la nature : «Passer de la wilderness à la biodiversité, c’est abandonner la rigidité d’une vision dualiste, selon laquelle nature et culture n’existent que séparées, pour une approche qui fait l’hypothèse de leurs interactions positives20.»
Plus qu’un vocabulaire renouvelé ce sont de nouvelles formes spatiales de nature qu’il serait temps d’expérimenter. Cette nouvelle «écologie de la réconciliation21» nous permet de «réinscrire les hommes et leurs activités dans la nature22». La critique de ces mythes nous amène donc à une relecture de la présence de la nature dans notre Histoire. Que cette approche soit culturelle ou scientifique elle nous montre que l’idée d’une nature à l’origine vierge et externe à l’Homme est fausse. Une idée que l’on pourrait imager par le projet utopique de Dogma, «Stop
18 RAHM, Philippe, Histoire naturelle de l’architecture, Pavillon de l’Arsenal, 2020, p.146
19 TAITTINGER, Pierre-Christian, «Jean-Charles Adoplhe Alphand, le jardinier de Paris», Revue du Souvenir Napoléonien, n°447, juin-juillet 2003
20 LARRERE, Catherine et Philippe, Penser et agir avec la nature : Une enquête philosophique, La Découverte, 2018, p.81
21 Ibid. p.124
22 Ibid.
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City» exposé en 2007 (fig.5). Partant du constat des méfaits de l’étalement urbain, précédemment mis en avant en 1969 dans l’utopie No-Stop City de l’agence de design italienne Archizoom, Dogma vient recréer l’image d’une nature dense et sauvage, inaccessible, en opposition à la nature alimentaire. En effet, l’habitat humain vient créer une enceinte entre ces deux espaces. C’est cette image de séparation de la nature sauvage et de la nature quotidienne que Dogma vient questionner et alimenter le débat. Confirmé par ce récent constat de l’Anthropocène, l’histoire environnementale contemporaine nous apprend donc que cette séparation de l’Homme et la nature n’a jamais vraiment existé. Elle relève seulement de notre propre perception culturelle. C’est pourquoi aujourd’hui les chercheurs affirment que la relecture de cette histoire commence par considérer «la fin de la Nature» comme nous pensons la connaître23. Cette expression est empruntée en référence au livre écrit en 1989 par le militant écologiste et journaliste Bill McKibben, «The end of Nature». Le vivant est donc un terme intéressant au regard des scissions spatiales que l’idée de nature a pu provoquer dans nos milieux urbains. Il rassemble, sans frontières, tous les êtres vivants.
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23 JØRGENSEN F., KARLSDOTTIR U., MÅRALD E., POULSEN B., RÄSÄNEN T., «Entangled Environments: Historians and Nature in the Nordic Countries», Historisk Tidsskrift, 2013, p.10
Fig. 5 Plan, Stop City, Dogma, 2007
B. VERS LA TRANSFORMATION DU RÉCIT ÉCOLOGISTE PAR LE PROJET
Ce dernier siècle et plus récemment le constat de l’Anthropocène ont vu évoluer les pensées et les discours écologistes. Ces mouvements incitent dès lors de repenser la manière dont on habite le monde. Aujourd’hui, ce constat peut donc nous amener à faire évoluer les idéologies sur notre environnement. C’est alors l’ouverture d’une dicsussion vers une reconsidération des rapports entre humain et non humain qui est fondamentalement éthique. Cette éthique qui devient une vision commune comme réponse à une crise écologique et sociale.
On parle beaucoup de nos manières de consommer et nos manières de vivre au quotidien. Pourtant, la question de la construction est cruciale. En France, le milieu du bâtiment est s’impose comme l’un des plus grands consommateurs de ressources :
«Le bâtiment (la construction) représente environ 40 % des émissions de CO2 des pays développés, 37 % de la consommation d’énergie et 40 % des déchets produits.24»
Les effets de l’industrialisation dans la construction de bâtiments et d’infrastructures n’ont fait qu’augmenter les productions de CO2 et ces systèmes restent globalement inchangés depuis plus de quarante ans. Il est donc l’heure de repenser nos manières de construire et de faire la ville.
Aujourd’hui, la mise en avant de l’histoire environnementale grâce au débat de l’Anthropocène, nous montre que l’intérêt pour la nature a longtemps été évité par les sciences sociales et sciences humaines. Des domaines longtemps éloignés de la production de sciences naturelles. Aujourd’hui il est alors évident qu’en tant qu’architectes, prenant appui sur notre environnement physique et social, mêlant le réel et le sensible, nous sommes acteurs, via l’acte de projet, de la transformation du récit écologiste d’aujourd’hui.
En 2010, Thierry Paquot25, philosophe et urbaniste, publie le livre Les faiseurs de ville. Il met en lumière pour réunir sous une même appellation ces concepteurs qui ont pour lui transformé la ville à travers le projet. Dans son livre, trois profils ressortent majoritairement : les architectes, les urbanistes et les politiques. La période d’étude retenue par Thierry Paquot, de 1850 à 1950 nous montre déjà que le métier de paysagiste n’est pas valorisé. À l’époque, il est plutôt relégué au second rang du projet. Le milieu de l’architecture n’est donc pas resté spectateur des débats écologiques, mais plutôt acteur, au même titre que l’art, alors initiateur d’un mouvement. On peut ainsi nommer le mouvement des earthships aux EtatsUnis dans les années 1970, ou plus récemment Encore Heureux et Bellastock appelant au réemploi dans la construction. Des mouvements qui ont, et posent encore des questions sur notre manière de vivre et de construire nos sociétés. L’évolution de ce récit écologiste nous permet aujourd’hui d’être critique sur des œuvres qui ont longtemps été considérées comme exemplaires. On pourrait citer
24 DESHAYES, Philippe, «Le secteur du bâtiment face aux enjeux du développement durable : logiques d’innovation et/ou problématiques du changement», Innovations, Janvier 2012 (n°37), p. 219-236
25 PAQUOT, Thierry, Les faiseurs de ville, Infolio, 2010
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par exemple la maison sur la cascade de Franck Lloyd Wright, longtemps modèle d’une architecture réunissant l’homme et la nature dans un complexe défini comme organique par Wright lui-même. Un geste aujourd’hui controversé car le décor planté de plus de 5000 arbres et de plantes exotiques a mis en danger, et continue de pousser de manière invasive26.
Ce récit écologiste chez les architectes, Léa Mosconi l’a analysé très récemment dans sa thèse : Emergence du récit écologiste dans le milieu de l’architecture 19892015 : de la réglementation à la thèse de l’Anthropocène, une thèse soutenue dans le cadre d’un doctorat en architecture à Paris en 2018. Dans cette étude, elle présente trois périodes correspondant à trois décennies où le récit écologiste s’est distingué de manières différentes.
Pour identifier ces trois périodes elle appuie ses références sur des sommets et évènements sociohistoriques forts qui ont marqué nos sociétés. Dans un premier temps, un récit écologiste qui se tient plutôt à un niveau politique, marqué par la chute de deux grandes idéologies du XXème siècle, qu’elle représente par la chute du mur de Berlin et la chute des Tours Jumelles. Ces évènements forts contrastent avec les premiers sommets et accords internationaux qui ont su démontrer que des «efforts importants étaient menés au niveau mondial27». L’écologie devient un parti pris politique, relevant d’un processus décisionnel dans ce premier temps. Par la suite, à partir de 2001, la question politique s’immisce dans le projet à travers l’outil de la performance énergétique et sous l’affirmation du développement durable, comme elle le montre avec la publication en 2004 d’un livret de l’ordre des architectes résumant dix propositions pour le développement durable. Ce mouvement pionnier tente alors de créer une écriture commune de la pensée écologique intégrée au projet. Enfin, elle fait référence à la troisième période correspondant à la diversification des discours chez les architectes. Léa Mosconi prend alors le témoignage de Julien Choppin, architecte du collectif Encore Heureux, qui exprime que sa jeune génération d’architectes a été touchée par Fukushima et les catastrophes nucléoindustrielles (naufrages industriels, usine AZF…) qu’il considère comme «l’aporie du projet moderne et des croyances qu’il véhicule, notamment en ce qui concerne le progrès technique28.». Il ressort de cette analyse une désillusion de l’action politique mise en place depuis les années 1980. En effet, l’accélération générale du monde se fait toujours sentir et les techniques de construction n’ont que très peu évolué depuis le XXème siècle. Le processus de production est alors remis en question grâce à des collectifs comme Encore Heureux ou Bellastock s’intéressant au réemploi des matériaux de construction.
Cette analyse réalisée par Léa Mosconi jusqu’en 2015 nous permettrait aujourd’hui d’esquisser une quatrième période. Celle-ci pourrait être définie et faire référence à une nouvelle génération touchée par des catastrophes climatiques naturelles
26 SCHLESINGER, Allison, «Nature strikes back at Frank Lloyd Wright’s Fallingwater», Institute for Agriculture and Trade Policy, 27 avril 2005
27 JACKSON, Peter, «De Stockholm A Kyoto : Un Bref Historique Du Changement Climatique», Chroniques ONU
28 MOSCONI, Léa, Les architectes français et l’écologie, Nancy, 12 Décembre 2018, à 36mn
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affectant la biodiversité et le vivant : feux de forêt réguliers, déchaînements climatiques, disparition de 68% des vertébrés sauvages depuis 197029 (fig.6). Elle se dessine comme une prise de conscience réelle du récit de l’Anthropocène face à ces évènements. Les changements climatiques rythment désormais la pratique de nombreux architectes. Frédéric Bonnet, un des architectes fondateurs de l’architecture des milieux, témoigne de ce rapport qu’entretiennent les habitants aux éléments qui les entourent, lors d’une conférence au 308, à Bordeaux, sur l’un de ses projets en bord de mer. En effet, il constate que ces derniers ont un rapport aux processus naturels très artificialisé car ils ne réalisent pas du caractère inondable de leurs terrains. Pourtant touchés à plusieurs reprises par les tempêtes, pour eux ces évènements présentent un ressort anecdotique, presque un hasard. Frédéric Bonnet, avec son agence OBRAS, apporte donc à travers le projet un réel ré-apprentissage des façons de vivre avec les milieux que l’on habite. Il en fait la démonstration récente avec le futur projet de Pirmil les Isles à Nantes, où il dessine un quartier résilient face aux phénomènes de marées et d’inondations partielles caractérisant ce milieu du centre de la ville. La particularité de ces projets, d’ambition plus urbaine, est l’intégration de nouveaux acteurs dans la conception. Des bureaux d’études extérieurs spécialisés en paysage, écologie des berges et des sols forment une équipe de projet pluridisciplinaire. Ces études approfondies du contexte intégrant le bâti restent rares mais on peut noter des initiatives comme l’agence ChartierDalix et son projet de l’école de la biodiversité intégrant des écologues au processus de conception mais aussi a posteriori de sa livraison pour continuer à étudier le développement de sa biodiversité sur le long terme. Ces observations révèlent de nouvelles pistes de réflexion au regard de la conception de projets de manière générale, relevées par une génération plus récente de concepteurs comme le chercheur et architecte Mathias Rollot :
«Ce pourrait être l’idée même de projet, ce qui fait projet - le projet en tant qu’outils, que méthode, que système d’action voire de valeurs même -, qui pourrait être adapté à ses contextes de déploiement. Ou, pour exprimer autrement encore cette idée difficile : pour tendre vers un développement de savoirs situés, l’architecture, l’urbanisme et le paysagisme devraient peut-être pouvoir accepter l’idée de formes disciplinaires situées. Non seulement des «architectures» (formes construites) différentes, mais aussi des «architectures» (disciplines) différentes ?30»
En s’appuyant sur la thèse de Léa Mosconi, nous avons observé cette évolution du discours écologiste maintenant plus favorable à un changement de paradigme. Malgré ce regain d’intérêt pour la nature, la biodiversité et l’écologie dans le projet architectural et urbain, les réponses restent timides et ne font pas l’unanimité. Aujourd’hui, si l’on y est que peu sensibilisé, l’amalgame avec le greenwashing est facile. Au regard de l’augmentation des catastrophes naturelles, ce n’est plus seulement notre rapport à la technologie et à la croissance qui doit évoluer mais notre rapport au vivant et à nos milieux auxquels nous devons nous reconnecter pour sortir de cette crise. Il faut alors comprendre comment nous avons pris tant de distance avec la nature au point de ne peu la comprendre ?
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29 LPR, Living Planet Report,
30
d’Architecture
«Living Planet Report 2020» WWF, 2020
ROLLOT, Mathias, (2021, 8 Février), Ce que le biorégionalisme fait à l’architecture, [Conférence]. Faculté
de l’Université de Liège à 1h07mn
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Fig. 6 Types et nombre de catastrophes survenues dans le monde de 1900 à 2007
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CHAPITRE 03
PARADOXE D’UNE APPROCHE : DE L’ÈRE TECHNIQUE VERS L’ÈRE DE LA RÉSILIENCE
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A. L’APPROCHE ENVIRONNEMENTALE PAR LA TECHNIQUE DANS LE PROJET
On a pu voir à travers les générations du récit écologiste mises en avant par Léa Mosconi que celui-ci va chercher rapidement dans la technique un moyen de résoudre la crise environnementale. En effet, la technique devient un outil politique pour essayer d’avoir une forme de contrôle sur nos modes de production et tenter de les réguler. Une emprise technique qui s’inscrit dans la continuité historique de notre rapport à la nature. Jean-Jacques Rousseau en témoignait déjà pour montrer que l’apprentissage de la nature est toujours passé par une machinerie scientifique : «Sitôt qu’on ne veut apprendre que pour instruire, […] on ne voit plus dans les plantes que des instruments de nos passions, […] au lieu d’observer les végétaux dans la nature, on ne s’occupe que de systèmes et de méthodes5.»
En architecture on retrouve cette forme de contrôle dans la fondation de l’association HQE (Haute Qualité Environnementale) en 1996. À ces débuts, il s’agit d’une association créee par les pouvoirs publics mettant en relation l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) et d’autres acteurs du bâtiments : Arene, CSTB, PCA, AIMCC31ainsi que le ministère de l’environnement. L’association est devenue une réelle marque déposée en 2004 car elle est reconnue d’utilité publique et peut ainsi mettre en place un certificat attestant du respect de sa démarche appelé «NF ouvrages - Démarche HQE». Ce certificat peut-être obtenu pour un projet lorsque celui ci intègre les quatorze cibles définies par l’association, faisant de lui un bâtiment respectueux de l’environnement. La mise en place de la HQE est une révolution en architecture car elle témoigne de l’énergie d’un investissement public et privé, unis pour déclencher une amélioration de nos modes de constructions. L’idée d’une pensée écologique intégrée dès la conception nécessite de recréer des méthodes de travail. Avec du recul, la HQE aura permis la mise en place d’équipes de projets plus complètes, intégrant des bureaux extérieurs dès l’esquisse du projet. Ce travail en amont a offert l’opportunité aux équipes de conception de se réinventer vers une incitation à la conception pluridisciplinaire.
Pourtant, une première critique peut-être réalisée au regard des fondateurs de l’association HQE qui intègrent dès sa création des groupes privés ayant des intérêts commerciaux pour les industriels comme l’AIMCC, regroupant alors les syndicats et fédérations des industriels de produits de la construction. À travers une recherche documentaire, on découvre que cette norme fait débat dans la sphère de l’architecture et fait réagir. Des architectes qui parfois ne partagent pas les mêmes convictions se rejoignent pourtant sur l’approche technicisée de la conception du projet architectural durable voulu par la HQE. On retrouve par exemple Rudy Riciotti à travers des interviews32 et une publication33, mais aussi Philippe Madec constatant que :
31 PCA, aujourd’hui nommé le Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA), (ARENE) l’Agence régionale de l’environnement et des nouvelles énergies Île-de-France, (CSTB) le Centre scientifique et technique du bâtiment, (AIMCC) l’Association des industries de produits de construction.
32 RICIOTTI, Rudy, BOUTTÉ, Franck «Le développement durable : une religion qui rapporte ?», L’Architecture d’aujourd’hui, n°375, Juillet 2010
33 RICIOTTI, Rudy, La HQE® brille comme ses initiales sur la chevalière au doigt, Le Gac Presse, 2013
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«[...]l’objectif [de la HQE] est de créer, sans abîmer davantage le monde extérieur, un monde intérieur sain, différent donc du monde extérieur reconnu malade, voire malsain.34»
Les cibles déterminées par la norme HQE réinterprètent notre environnement bâti à travers une approche rationnelle et systémique afin de décomposer un projet à l’intérieur de catégories, divisant celui-ci en deux grands thèmes : «l’environnement extérieur» et «l’environnement intérieur». Cette division nous présente deux mondes étanches à l’un et à l’autre. Dans cette liste, les éléments naturels, à l’origine de l’histoire de l’architecture35 permettant de nous protéger, doivent être désormais gérés et traités à l’image de la description des quatorze cibles (fig.7)
Dans la forme, La HQE représente la tentative d’une maitrise de la nature pour qu’elle corresponde à des codes et données chiffrés d’un environnement humain sain. Cette position se situe alors loin de la démarche bioclimatique, cherchant à comprendre puis intégrer les caractéristiques d’un milieu dans la conception de son architecture. De plus, elle se retrouve désormais dans la conception architecturale mais aussi urbaine avec la certification HQETM Aménagement soumettant une liste d’objectifs réduisant la conscience durable du projet à des points techniques. De ces observations on déduit que l’on a alors misé sur l’aspect énergétique de l’environnement, plus fructueux, au profit de tout le reste. Pourtant, le recours de plus en plus important à ces innovations technologiques ne fait pas éviter le pire, Philippe Madec dans une conférence cite Daniel Fauré, ingénieur :
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34 MADEC, Philippe, Le sens de la nature dans l’œuvre architecturale, 2001, p.6
35 RAHM, Philippe, Histoire naturelle de l’architecture, Pavillon de l’Arsenal, 2020
Fig. 7 Les 14 cibles de la démarche HQE®
«En quelques années le lot technique est passé de 15% à 25% du coût du chantier et en même temps on a vu la croissance des sinistres et celles des primes d’assurances.36»
Aujourd’hui, de l’habitat au territoire, toutes les échelles peuvent s’inscrire dans cette démarche globalisante de la HQE. La tentative de l’approche environnementale par une technique globale est pourtant déjà remarquée dans les années 1990 par des philosophes engagés dans l’écologie comme Arne Naess :
«Une hypothèse largement répandue dans les cercles influents des pays industrialisés est que le dépassement de la crise environnementale est un problème technique : il ne suppose aucun changement dans les consciences ou dans le système économique. Cette hypothèse est l’un des piliers du mouvement écologique superficiel. […] Par conséquent, un objectif crucial des années à venir est d’accroître la décentralisation et la spécialisation afin d’étendre l’autonomie locale et finalement de développer les richesses des potentialités de la personne humaine.37»
Dans sa démarche, le philosophe norvégien nous encourageait déjà à penser local plutôt que global pour prendre conscience de la particularité de nos territoires. Une pensée que l’on retrouve plus récemment dans le manifeste biorégionaliste écrit par l’architecte Mathias Rollot en 2018. Il y propose de nous reconnecter à nos territoires et nos régions au delà des limites administratives mais plutôt au regard des différents milieux géographiques et climatiques. En effet, les scissions entre le monde «extérieur» et le monde «intérieur» évoquées dans les cibles HQE démontrent un manque de porosité dans notre manière d’habiter un milieu : «Mais si habiter c’est être responsable des lieux, comment croire que cela soit possible au sein de pareil univers ? Si nous ne pouvons même pas ressentir les milieux, impossible de comprendre leurs besoins et leurs dynamiques, d’imaginer les échanges que nous pourrions envisager avec eux ou de réaliser quelles potentielles destructions nous leur causons malgré nous38.»
Dans son manifeste, il s’intéresse aux conséquences de la technique et notamment à l’éthique du biomimétisme dans la conception architecturale et urbaine. Le biomimétisme signifiant imiter le vivant, il désigne un processus technique de création s’inspirant de la nature. Cette proposition a témoigné de bonnes intentions à ces débuts, s’intéressant alors au vivant et à son fonctionnement pour s’en inspirer. Une approche vulgarisée par la scientifique Janine Benyus en 1997 dans son livre Biomimicry : Innovation Inspired by Nature. Elle attire le regard pour toute une génération de concepteurs sur le monde vivant, alors oublié de nos sociétés modernes. Son expérience et sa recherche nous encouragent à réapprendre à observer le vivant pour mieux le comprendre. C’est une réelle avancée dans notre relation avec la nature car on reconnait en elle des vertus qui appellent à la résilience, la simplicité et la coopération dans un monde où la production s’industrialise à un rythme effréné pour devenir toujours plus complexe. Janine
36 MADEC, Philippe (2019, 08 février) L’invention de l’Architecture Frugale. [Conférence]. Le 308 Bordeaux.
37 NAESS, Arne, Ecologie communauté et style de vie, Editions Dehors, 2013 p.153
38 ROLLOT, Mathias, Les Territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, Editions François Bourin, 2018, p.221
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inspirée du
variations hygrométriques pour s’ouvrir ou se refermer a inspiré les concepteurs pour réaliser des ouvertures dans ces panneaux de bois. Le pavillon fonctionne à la manière d’un organisme vivant, il se ventile grâce au calibrage des écailles imitant celle de la pomme de pin. Cette innovation biomimétique se limite à la technique, empruntant à la nature sans lui laisser plus de place pour intéragir avec elle.
naturel
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Fig. 8 Le pavillon Hygroskin exposé au Frac Centre Val de Loire en 2012 est une enveloppe
fonctionnement
de la pomme de pin. La réactivité de celle-ci face aux
Benyus met donc le doigt sur des caractéristiques du vivant, dont on devrait alors s’inspirer qu’elle traduit en neuf points :
«1. La nature fonctionne grâce à l’énergie solaire
2. La nature n’utilise que l’énergie dont elle a besoin
3. La nature adapte la forme à la fonction
4. La nature recycle tout
5. La nature récompense la coopération
6. La nature parie sur la diversité
7. La nature valorise une expertise locale
8. La nature freine les excès depuis l’intérieur
9. La nature transforme les limites en opportunités.39»
Malheureusement, cet appel à un intérêt pour le vivant ne communique pas sur comment nous pouvons vivre avec. Malgré les bonnes intentions défendues par Janine Benyus, la notion d’imitation se confond avec la notion d’emprunt, l’échange n’est ici que dans un sens. On emprunte à la nature mais on ne lui rend pas. On cherche à la comprendre mais surtout pour l’utiliser dans un intérêt de production et d’efficience, elle devient un outil dans la continuité de notre expansion humaine. Au travers de la définition d’une possible pratique biorégionaliste de l’architecture, Mathias Rollot nous alarme donc sur les dangers de ces pratiques du vivant : «[...][L’architecture biorégionale] pourra s’inspirer du vivant dans sa forme (biomorphique) ou dans ses structures et fonctionnement (biomimétique), gardant à l’esprit que ces processus ne sont que des moyens au service d’une fin qui est la cohérence avec le milieu, ses modes de fonctionnement, ses besoins et ses capacités propres (ce que ne garantissent pas nécessairement aujourd’hui les méthodes citées).40»
Cette recherche d’une balance de la technique a parfois été ambivalente. Le biomimétisme a continué à générer un regard distant avec les autres vivants, comme avec la mise en place de la HQE, pour se limiter à la technique pure et l’analyse scientifique.
Pourtant l’artefact technologique est nécessaire, il permet le lien entre la culture et les connaissances allouées à la nature pour son observation et sa compréhension. En effet, c’est au travers des innovations techniques que l’Homme s’est toujours construit pour aller toujours plus loin dans les découvertes et la recherche. Des outils sont donc nécessaires pour observer nos milieux mais ceux-ci doivent se limiter pour éviter de les maîtriser. Dans notre société où l’avancée technologique se développe sans précédent, l’artefact a pris une ampleur qui nous a mis à distance de la nature en nous divertissant par d’autres biais. Comme le dit Catherine Larrère il faut alors «trouver une conception de la technique qui ne soit pas oublieuse de la nature4.»
C’est pour cela qu’aujourd’hui ces observations nous amènent à voir plus loin
39 BENYUS, Janine, Biomimétisme : Quand la nature inspire des innovations durables, Rue de l’échiquier, 2011, p.22
40 Ibid. p.185
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que le biomimétisme ou les normes censées améliorer nos rapports avec le vivant mais qui au contraire se contentent de l’imiter, de le contrôler et donc de le complexifier. Il faut alors s’intéresser à cet «environnement extérieur» décrit par de nombreuses normes et qui est encore mis au second plan d’un projet construit. L’environnement vivant d’un site de projet bâti est souvent considéré dans un second temps de la conception, en attendant de faire appel à des acteurs extérieurs comme des paysagistes, si l’appel d’offre le demande. Pourtant, notre rapport à la nature doit devenir plus accessible au quotidien. Aujourd’hui, la majorité des habitants vivent en ville41, il devient alors indispensable de questionner dans leur quotidien de citadin le rapport qu’ils peuvent entretenir avec la nature.
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41 Insee, population française
dans une unité urbaine de plus de 2000 habitants en 2017: 72,4%
viavnt
B. LA RÉSILIENCE POUR RÉTABLIR
L’HORIZONTALITÉ AVEC LA NATURE : LE NOUVEAU RÉCIT DU VIVANT DANS LA VILLE
On a pu voir que la question de la technique est nécessaire dans notre rapport à la nature afin de pouvoir l’observer et la comprendre. Mais cette approche doit se renouveler et se mettre à jour pour s’éloigner de la maîtrise totale et rétablir une approche plus résiliente en adéquation avec le récent constat de l’Anthropocène. Comment ces outils, devenus quotidiens, doivent-ils être perçus dans la conception de la nature aujourd’hui et notre volonté de nous en rapprocher ? L’approche technique doit alors trouver un équilibre en laissant plus de place à la représentation sociale que la nature peut générer.
En effet, la présence du végétal présente un potentiel pour générer un lien social requestionnant ainsi la place de la nature dans notre culture. La ville devient un lieu avec de forts enjeux à ce niveau, où notre rapport à la nature est plutôt passif, faisant parti du décor. Aucune activité ne nous pousse réellement à partir à sa rencontre. Pourtant, quelques phases du passé ont ponctué notre façon de faire la ville créant des moments volontairement plus actifs de sa réinsertion dans notre quotidien.
Historiquement, la présence des arbres en ville a pu être initiatrice d’espaces de vie publique. Philippe Rahm, architecte, écrit ainsi dans sa relecture de l’architecture à travers l’histoire naturelle que «[...]la qualité climatique de l’arbre précède la fonction publique.42». Dans cette analyse, il décrit que l’ombre fournit par l’arbre en ville a longtemps attisé les liens sociaux en devenant un lieu de regroupement à l’abri de la chaleur, plus ou moins symbolique. Progressivement, la voiture a grignoté l’espace public en ville, puis l’invention et le développement de l’air conditionné a rendu inaperçu le besoin de fraîcheur en ville. Ces innovations ont alors réduit l’arbre à son seul caractère esthétique, faisant passer la présence du végétal en ville sur un second plan. En 2020, il a été relevé que l’énergie dépensée par les climatiseurs l’été se rapproche considérablement de la quantité d’énergie utilisée en chauffage l’hiver43. Ce constat montre le développement considérable de moyens techniques liés au besoin de fraîcheur se faisant de plus en plus sentir. Aujourd’hui, on pourrait dire que ces formes de regroupement sous des espaces ombragés ont été substituées par la présence démultipliée de centres commerciaux climatisés, devenus refuges d’une ville étouffante l’été. Cette approche nous déconnecte pourtant de nos rapports à nos milieux vivants et ce contexte appelant à la surconsommation est illogique dans la volonté d’un futur plus durable.
Le défi est alors de chercher comment pourrait-on réintégrer la nature dans nos villes du XXIème siècle ? L’approche destructrice des travaux hygiénistes de ces derniers siècles n’est plus une solution. La tabula rasa est un concept moderniste dépassé. D’un autre côté, Philippe Clergeau dans son étude de la biodiversité urbaine démontre que les villes sont devenues de réels écosystèmes à part entière 42 RAHM,
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Philippe, Histoire naturelle de l’architecture, Pavillon de l’Arsenal, 2020, p.65 43 Voir les graphiques du Bilan électrique 2019 publié en Janvier 2020 par le gestionnaire des réseaux de transport d’électricité français (RTE), p.81-82, URL : https://bilan-electrique-2019.rte-france.com/syntheseles-faits-marquants-de-2019/
que l’on connaît très peu44. Les phénomènes d’îlots de chaleur urbain, de présence de particules fines, de taux de dioxyde de carbone élevés et d’état des sols pollués sont si particuliers que ces paramètres ne sont similaires à aucuns autres biotopes classiques jusqu’alors observés. Par exemple, lors de la canicule de 2003, on pouvait évaluer une différence de 8°C entre le centre de Paris et sa périphérie45. Réintégrer la nature dans la conception de nos villes présentent donc plusieurs avantages. Tout d’abord, le métabolisme des arbres permet le stockage de dioxyde de carbone pour réaliser la photosynthèse et certaines espèces (principalement les résineux) fixent les particules fines. De plus, présents au sein des îlots de chaleur urbains, ils ont la capacité de refroidir la température grâce à un albédo élevé (entre 0,15 et 0,18). Additionné au phénomène d’évapotranspiration qui rejette de la vapeur d’eau dans l’air ainsi qu’à son ombre dans la journée, l’arbre devient un réel allié pour le confort urbain. Pourtant, des espaces de nature, tels que les friches urbaines, ne sont reconnues que depuis très récemment comme milieux de biodiversité. Le paysagiste Gilles Clément a été l’un des premiers à leur donner un regard renouvelé. Des lieux qu’on appelait communément «délaissés» sont renommés pour devenir le Tiers Paysage à travers un manifeste internationalement reconnu46. D’autres spécialistes de la biodiversité ont suivi, notamment Audrey Muratet avec un livre sur la Flore des friches urbaines publié en 2017 suivi du Manuel de l’écologie urbaine en 2019. La ville attire désormais toutes les attentions des chercheurs comme le témoigne la dernière publication de Philippe Clergeau en 2020 regroupant de nombreux témoignages, Urbanisme et biodiversité : vers un paysage vivant structurant le projet urbain.
Une reconsidération de cette nature du quotidien réapparaît alors dans la recherche et dans nos paysages urbains. Là où cette approche reste peu questionnée, c’est sur la valeur sensible attribuée à la nature. Un végétal qu’il soit issu d’une forêt primaire, d’une plantation en bordure agricole, d’une friche industrielle ou planté en ville doit-il être apprécié de manière différente ? C’est cette représentation sensible du vivant, au-delà des paramètres techniques et scientifiques qui lui permette d’être préservé des actions humaines irrespectueuses telles que l’empiétement d’industries sur des terrains naturels ou sa négligence observée sur ces milieux. Une prise de conscience qui doit désormais voir plus loin que le monde de la recherche pour s’immiscer dans le quotidien des citadins. Un dens enjeux qui se présente pour demain est donc d’apaiser nos rapports avec la nature pour les renouer, afin que la végétation d’une forêt est la même représentation sensibles que celle en ville et les mêmes opportunités d’accès.
Malheureusement, il est impossible d’imaginer de pouvoir compenser totalement nos émissions polluantes avec la végétation. Des calculs permettent de réaliser qu’il nous faudrait 276 arbres pour absorber l’empreinte carbone annuelle d’une personne, soit, par exemple 600 millions d’arbres pour les 2,2 millions d’habitant
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CLERGEAU, Philippe, Urbanisme et biodiversité : vers un paysage vivant structurant le projet urbain, Apogée, 2020 45 Agence Parisienne du Climat, APC, «L’îlot de chaleur urbain à Paris – Un microclimat au cœur de la ville», 2013
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CLÉMENT, Gilles, Manifeste du Tiers Paysage, Sens et Tonka, 2014
de Paris47. L’idée est alors de ne pas rentrer dans une logique de réparation ni de compensation mais plutôt une logique de prévention.
La nature en ville ne viendra pas réparer notre impact sur la Terre, mais elle devient médiatrice d’une nature holistique qui doit retrouver sa place au sein de nos fonctionnements humains.
L’idée de cette recherche n’est pas de rentrer dans un débat technophile/technophobe mais plutôt de considérer que notre approche technique nous donnent accès à plus de savoirs, nous permettant d’avoir plus de temps disponible afin de développer des relations plus équilibrées avec la nature et en prendre soin.
C’est une nouvelle co-relation où l’Homme prend définitivement conscience de sa présence dans les écosystèmes vivants. Pour autant, cette position à l’intérieur du système ne nous impose pas de revenir aux technologies antérieures. Au contraire, il faut faire avec ainsi qu’avec le développement de nos centres urbains. Par la technique vient aussi l’intérêt pour la découverte de ces nouveaux écosystèmes profitant d’un contexte souvent plus chaud et plus riche en CO2.
Aujourd’hui, quels sont ces acteurs de la conception qui doivent prendre le relais de la recherche pour accompagner le retour du vivant en ville ?
Le récit du vivant aujourd’hui dépasse donc le biomimétisme, car ce n’est pas s’inspirer et copier le vivant mais bien faire avec. Comment pourrait-on dépasser ce paradoxe ? Une hypothèse se dessine alors : nous rapprocher du vivant pour le comprendre nous permettrait de poursuivre le récit écologiste marqué par ce nouveau constat de l’Anthropocène. Comment pouvons-nous alors éveiller un désir collectif de nature ?
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Op. Cit. RAHM p.162
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DEUXIÈME PARTIE
Le cas de l’agence SLA en Scandinavie : une ambition d’intégration de la nature partagée par les habitants, les politiques publiques et les concepteurs de la ville
(A NEW KIND OF NATURE: NATURE AS COLLECTIVE INTELLIGENCE)
«What holds the Nordic countries together as a region while at the same time keeping them apart as individual countries?»
Fig. 9 «På vei ut» (En allant dehors). Affiche réalisée à l’occasion du futur déménagement du musée Munch à Oslo dans un nouveau bâtiment. Une exposition est réalisée à cet honneur «Edvard Munch and Nature», ici on peut voir un célèbre tableau du peintre norvégien «Apple Tree in the Garden» réalisé entre 1932 et1942.
Finn Arne Jørgensen, Unnur Birna Karlsdóttir, Erland Mårald, Bo Poulsen et Tuomas Räsänen, «Entangled Environments: Historians and Nature in the Nordic Countries», Historisk Tidsskrift, 2013
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