S’opposer à une manière de faire le monde : espace public et résistance

Page 1

ENSAP Bordeaux Séminaire «Repenser la métropolisation. Construire un monde en transition» Solda, Maëva S7 - Article - Janvier 2022

S’OPPOSER À UNE MANIÈRE DE FAIRE LE MONDE : ESPACE PUBLIC ET RÉSISTANCE L’espace urbain support de politique Place Tian’anmen, place Jaleh à Téhéran, place Tahrir (Egypte/Yémen), place Taksim, les marches pour le climat, le mouvement des droits civiques dans les années 1960 aux États-Unis, la prise de la bastille. Cet échantillon de mouvements contestataires atteste que partout et ce depuis des siècles, les lieux publics accueillent et fondent de nombreux rassemblements. Souvent en opposition avec des mesures mises en place par les gouvernements, l’expression visible et audible des individus dans l’espace public a souvent entrainé des transformations sociétales profondes. L’Histoire nous montre que, bien souvent, c’est à travers la rue que les peuples s’expriment. Du grec ancien ἀγορά, agora signifie « forum, marché ». Sa signification provient également de αγειρειν qui veut dire « rassembler » « lieu où l’on se réunit ». Dans la cité grecque, l’agora est le lieu où à l’origine, se réunit l’assemblée des citoyens, pour devenir par la suite la place principale de la cité : centre politique, économique, religieux autour duquel s’installe une partie des édifices publics.1 L’agora et son architecture est ce qui a permis de créer un support pour accueillir les intéractions collectives et enrichir la vie politique. Aujourd’hui les espaces publics contemporains ne sont pas nécessairement dédiés à accueillir la parole et les revendications des habitants. Ils sont cependant inclus dans des espaces sociaux, communaux et politiques et font fréquemment l’objet d’une réappropriation par la foule. (Schwarte, 2019) En effet, les « Printemps arabes » qui débutèrent en 2010 révélèrent la capacité des populations à (re)créer des espaces de contestation, y compris lorsque des pouvoirs publics autoritaires bloquèrent l’accès aux espaces publics. C’est alors que la rue révèle son sens le plus fort, et que l’espace urbain devient véritablement un espace vivant. 1

https://www.cnrtl.fr/definition/agora

«Dans son aspect physique, l’espace public est, avant toute chose, l’endroit (place, rue, commerce, plage ou tout type d’espace) où il n’y a pas d’obstacle, où quiconque a la possibilité d’accéder et de participer.» (Vincent Berdoulay, Iná Castro et Paulo C. Da Costa Gomès, 2001, p.417) Son rôle premier en dehors de fonctions prédéfinies, serait donc d’être accessible à tous les individus sans contraintes, permettant donc à tous les acteurs composant la société de s’y trouver ensemble. Après avoir été oublié ou mis de côté de nombreuses années, les travaux sur les actions collectives et notamment leurs dimensions spatiales suscitent un intérêt grandissant. (Auyero, 2005) En effet, il ne s’agit plus d’un “angle mort“ qui ne peut être pris en compte dans la compréhension des mouvements de contestations. La société étant construite dans l’espace, l’organisation spatiale peut avoir une influence directe sur son fonctionnement. Il est donc nécessaire d’étudier cette corrélation si l’on veut appréhender objectivement les politiques de contestation. (Ayuero, 2005) D’autre part, nous connaissons une multiplication des mouvances contestataires ces dernières années, décuplées et diffusées de manière instantanée à travers les réseaux sociaux. À cela s’ajoute une diversité de méthode d’action. La relation avec l’espace est réelle, qu’il s’agisse de l’occupation des rues ou places par la foule ou d’actions ciblées aux portées symbolique. D’autre part, certaines actions peuvent être motivées par les espace publics eux-mêmes, c’est le cas pour la sauvegarde du parc Gezi sur la place Taksim à Istanbul. Ainsi par le biais de différents exemples, nous questionnerons les rapports qu’entretiennent les espaces publics et les mouvements contestataires. Par la suite, la thématique de la crise environnementale nous permettra de saisir une approche plus moderne du militantisme.


Contestations collectives A l’automne 2018 né le Mouvement des gilets jaunes, des manifestations et des blocages sont organisés tous les samedis sur l’ensemble du territoire français afin de protester contre l’augmentation des prix du carburant. Un rassemblement se définit par la convergence, de manière spontanée, de personnes en un lieu. Ces rassemblements ont eu lieu sur les rondspoints afin d’organiser les blocages. Peu à peu, ils sont devenus des lieux de vie et des lieux symboliques de résistance. Selon Fisher, les lieux ne sont jamais vides ou neutres du point de vue psychologique, ils ont des fonctions, des configurations et sont habités. Il considère que l’espace a son propre langage dans la mesure où il est forcément vecteur de significations qu’elles soient individuelles ou collectives. (Fisher, 1997). Ces lieux qui étaient auparavant « invisibles » aux yeux de tous sont occupés des mois durant et permettent de maintenir la lutte. Il arrive que la contestation en elle-même transforme la symbolique de certains lieux. Bien souvent, la fonction de la rue est détournée par les militants, d’un lieu de passage et de mobilité elle devient support d’expression. L’enjeu climatique, un défi pour l’humanité Le modèle actuel de nos sociétés est basé sur la volonté d’une croissance économique exponentielle. À cela s’ajoute une augmentation sans précédent des populations humaines (qui devrait évoluer de 7,7 milliards aujourd’hui à 9,7 milliards à l’horizon 2050 selon un rapport de l’ONU). Ces phénomènes entrainent l’anthropisation des espaces métamorphosant les milieux naturels afin de répondre à une demande en besoin toujours plus forte. La crise écologique qui en résulte entraine de multiples phénomènes. La communauté scientifique ne cesse d’alerter sur le désastre environnemental qui s’accélère et s’aggrave. La population est de plus en plus préoccupée, une prise de conscience collective est en marche. Audelà d’une prise de conscience, des citoyens se mobilisent et passent à l’action face à l’inaction des gouvernements. Les injustices criantes en matière de changement climatique et de dégradation environnementale sont à l’origine d’un nombre croissant d’actions et de manifestations depuis quelques années.

Aux origines, le terme « militant » concernait les personnes qui se battaient, les armes à la main, pour défendre (ou imposer) leurs idées et convictions propres ou celles de leur école de pensée. Aujourd’hui le dictionnaire Robert nous dit que militer : « c’est agir pour défendre une idée. On agit pour ou contre quelque chose. Il y a la volonté de changer la société, changer le monde. » Ripoll (2008) considère que cette volonté de vouloir peser sur le cours des évènements à l’échelle nationale peut être motivée par le non-accès aux lieux de pouvoirs voire même par le fait de ne pas vouloir s’impliquer dans le milieu politique. Le désintérêt et la méfiance de la plupart des français envers les politiques a entrainé plus de 66% d’abstention aux dernières élections régionales en 2021. Cependant beaucoup de français militent pour leurs idéaux et il existe différentes formes d’engagement. En mars 2019, une « marche du siècle » est organisée pour accompagner la pétition de l’Affaire du siècle qui recueille 2,1 millions de signatures, accompagnant l’assignation en justice de l’État pour inaction face au réchauffement climatique lancée par quatre ONG. Dans 185 pays, plus de 7,6 millions de personnes ont pris part à des grèves et des marches pour le climat en 2019, afin de demander des mesures urgentes et concrètes pour lutter contre le réchauffement climatique. Ces manifestations étaient à l’initiative de « Fridays for Future », un jeune mouvement initié par la militante suédoise Greta Thunberg. On voit également apparaître différentes formes d’expression du militantisme complémentaire aux formes « traditionnelles » de la grève, de la manifestation ou de la pétition. Des personnalités publiques choisissent différents supports afin de porter et diffuser leur message au plus grand nombre.2 L’écrivain et réalisateur Cyril Dion, militant écologiste, a réalisé plusieurs films. L’artiste britannique Banksy utilise le street art pour dénoncer et véhiculer des messages politiques forts. Hugo Clément, journaliste et écrivain français anime l’émission « sur le front » centrée autour de combats environnementaux. Chaque émission dénonce un scandale environnemental ou alerte sur un danger, tout en montrant que l’engagement de citoyens peut porter ces fruits. 2


La désobéissance civile et sa dimension spatiale : La ville comme terrain de jeu Les dynamiques d’opposition traduisent un malaise grandissant dans la société civile. Une nouvelle forme de militantisme vient également défier les organisations institutionnelles. On parle de « désobéissance civile » lorsque des citoyens, mus par des motivations éthiques, transgressent délibérément, de manière publique, concertée et non violente, une loi en vigueur. La désobéissance a pour but de changer le gouvernement et questionne le concept de démocratie. (Cynthia Fleury, 2015). Le recours à la désobéissance civile est souvent motivé par l’envie d’éveiller les consciences et d’œuvrer pour l’intérêt général. « À la différence de la désobéissance commune, elle n’aspire pas à désintégrer l’ordre mais à le changer ... D’où son nom de désobéissance “civileˮ.» (Maria José Falcon y Tella, 1997, p.41) C’est un moyen de se faire entendre et d’initier un débat dans l’espace public. Les mouvements de contestation se déroulent dans des espaces physiques. L’espace dit « construit » offre à la fois des potentiels de mobilisation mais aussi des contraintes, des obstacles physiques avec lesquels les militants doivent s’accoutumer.

Le recours à la désobéissance non-violente comme répertoire d’action, conduit les militants à entrer dans la contestation avec l’objectif majeur de transgresser la loi autant que nécessaire afin de parvenir à un changement politique. Cela pourrait s’apparenter à des performances artistiques véhiculant un message fort, celui de la disparition de notre futur. Le mouvement accorde une grande importance à la visibilité de ces actions afin d’éveiller les consciences. On retrouve une multiplicité de tactiques, toujours induites par l’espace publique, allant de la protestation et de la persuasion non violente à des méthodes d’obstruction ou d’interposition. Il s’agit parfois même de mises en scènes spectaculaires comme en mai 2019 lorsqu’ils font couler des litres de faux sang sur les marches du Trocadéro pour dénoncer la sixième extinction de masse (figure 1). Extinction Rebellion se démarque en utilisant l’espace à la fois comme le cadre, la ressource et l’enjeu de l’action. Les grandes métropoles et les grandes industries sont les cibles, elles sont le symbole de tout ce qui crée ou aggrave le problème climatique (pollution, surconsommation, gaspillage...).

Extinction Rebellion Le mouvement Extinction Rebellion est né au Royaume Unis en 2018, il prône la désobéissance civile. En 2019 le groupe rassemble plus de 100 000 militants à travers le monde. « Trois revendications principales forment le discours d’Extinction Rébellion, qui vise à un soulèvement mondial, grâce à une mise en réseau d’initiatives nationales : déclarer un état d’urgence climatique et écologique, en mettant en place une communication honnête sur le sujet ; agir dès maintenant pour freiner la perte de biodiversité et atteindre zéro émission carbone en 2025 ; créer une assemblée citoyenne sur la justice climatique et écologique. » (Brunon, 2021, p.2) Le mouvement prône la désobéissance civile majoritairement dans le milieu urbain par diverses actions. Ces actions sont à la fois extrêmement réfléchies, anticipées et ciblent souvent des lieux symboliques. Figure 1, Marches du Trocadéro, Mai 2019 François GUILLOT/ AFP


Les villes concentrent pouvoir et population. En 2021, des militants se sont enchainés aux grilles de l’assemblée Nationale dans le but de dénoncer l’abandon de nombreuses mesures issues de la convention citoyenne. Le choix du lieu n’est pas anodin, il s’agit d’un des lieux de pouvoir les plus important en France. L’action comporte une symbolique forte puisque les clés des cadenas ont été remises à des députés et des ministres, montrant ainsi que l’avenir était entre leurs mains (figure 2). Les lieux sont choisis en fonction de la cause à dénoncer. Chaque actions répond à une problématique précise, en voici quelques exemples. Fastfashion : Infiltration dans un défilé de Haute Couture. Dégâts de l’utilisation du béton armé dans la construction : Perturbation d’un chantier à Besançon. Impact climatique des transports internationaux : Occupation d’une piste d’atterrissage à l’aéroport de Mérignac. En réalité, pour être politiquement efficaces, impactantes et imprévisibles, les actions sont amenées à changer de forme et de lieux. Manifester devient presque un art, le répertoire d’actions est infini. L’innovation dont font preuve les groupes à travers notamment la désobéissance civile permet de surprendre et ainsi exprimer un message plus fort. Cette réappropriation de l’espace nous montre une approche plus moderne de la contestation.

Le militantisme est une notion qui évolue et son rapport à l’espace avec. L’espace public n’est plus uniquement le support des contestations mais devient un acteur à part entière de cellesci. Je souhaiterais poursuivre mes recherches sur les corrélations existantes entre les espaces publics et les dynamiques de contestation qui y prennent place. L’urgence de la crise environnementale et climatique pousse de plus en plus de citoyens à se mobiliser. Cette thématique me paraît pertinente au vu du contexte actuel. Mes recherches pour la rédaction de l’article m’ont fait découvrir plusieurs organisations militantes, il serait intéressant et particulièrement stimulant de me rapprocher d’eux afin de me mener une enquête « immersive ». L’enjeu étant de comprendre et d’analyser leurs méthodes et processus d’actions qui prennent place dans les lieux publics ainsi que la portée symbolique. Je pense qu’il me faudra mener des entretiens semi-directifs accompagnés d’un travail d’observation. Si cela s’avère pertinent pour la compréhension du sujet, j’aimerais utiliser l’outil photographique lors de l’enquête.

Figure 2, Assemblée Nationale, 5 Mai 2021 NnoMan/Reporterre


BIBLIOGRAPHIE • AUYERO Javier, « L’ espace des luttes. Topographie des mobilisations collectives » Actes de la recherche en sciences sociales, 2005/5 (no 160), p. 122-132 URL : https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2005-5-page-122.htm • SCHWARTE Ludger, Philosophie de l’architecture, La découverte, Paris, 2019. • RUBY Christian, Quand les lieux publics façonnent la vie politique, 16 septembre 2019. URL : https://www.nonfiction.fr/article-10015-quand-les-lieux-publics-faconnent-la-vie-politique.htm • STADNICKI Roman, « Les lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, sous la direction d’Hélène Combes, David Garibay et Camille Goirand », Les cahiers d’EMAM [En ligne], 28 | 2016, mis en ligne le 14 juillet 2016, consulté le 28 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/emam/1283 • RIPOLL Fabrice, Espaces et stratégies de résistance : répertoires d’action collective dans la France contemporaine, Dans Espaces et sociétés 2008/3 (n° 134), pages 83 à 97. URL : https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2008-3-page-83.htm?contenu=citepar • FLEURY Cynthia, « Formes anciennes et nouvelles de la désobéissance civile », Pouvoirs, 2015/4 (N° 155), p. 5-16. URL : https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2015-4-page-5.htm • BERNARD DE RAYMOND Antoine & BORDIEC Sylvain, «Tenir : les Gilets jaunes, mouvement d’occupation de places publiques», Métropolitiques, en ligne le 14 octobre 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Tenir-les-Gilets-jaunes-mouvement-d-occupation-de-places-publiques. html • BRUNON HERVÉ, « Extinction Rébellion : pratiques et motivations de l’activisme écologiste radical », Métropolitiques, 27 septembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Extinction-Rebellion- pratiques-et-motivations-de-l-activisme-ecologiste-radical.html. • URL : https://extinctionrebellion.fr • NnoMan, Enchaînées devant l’Assemblée nationale pour protester contre la loi Climat, Reporterre, 5 mai 2021. URL : https://reporterre.net/Enchainees-devant-l-Assemblee-nationale-pour-protester-contre-la-loi-Climat



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.