L’expression des contestations au sein de l’espace public Marguerite Aulanier
La Communauté Urbaine de Bordeaux est devenue Bordeaux métropole en 2015. A l’instar des vingt autres métropoles françaises, le changement de statut de la ville renforce le poids de l’agglomération par rapport au reste de la région1. S’inscrivant dans un puissant phénomène de mondialisation, la recherche de compétitivité de ces principaux centres urbains participe à la réorganisation concentrique des territoires. Les concentrations de population, d’emplois, de réseaux et de ressources sont des composantes importantes de ces métropoles qui contribuent à la fois à leur attractivité et accessibilité en terme de transport mais aussi à leur homogénéisation (Smith, Gintrac (dir.), Giroud (dir.), 2014). La liberté d’expression, inscrite dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, donne le droit aux citoyens d’exprimer leur désaccord. De ce fait, la politique, l’économie, l’éducation, les mesures sociales sont fréquemment remises en question par les citoyens. Les villes, et plus encore les métropoles sont des symboles de pouvoir dans l’imaginaire collectif et accueillent ainsi de nombreuses mobilisations. Bien que la ville dense, engendrant des rapports de proximité entre les individus (Ripoll, Rivière, 2007) semble être un terreau particulièrement favorable aux contestations, les périphéries restent des terrains de mobilisations actifs comme l’a démontré la crise des Gilets jaunes l’an passé. Par ailleurs, le développement du numérique donne un nouvel essor aux réseaux de mobilisations, qui deviennent visibles par tous et à travers le monde. Dans la Grèce et la Rome antique se trouvaient respectivement l’agora et le forum. Point névralgique de la vie politique et de la vie publique, ce lieu accueillait débats et discussions façonnant les réflexions collectives. Les villes modernes, dessinées selon un urbanisme fonctionnaliste, n’ont pas intégré d’espace public consacré au débat au sein de la ville (Ripoll, 2008). Leur absence peut produire des effets de compensation spatiale importants dans l’espace quotidien, comme l’illustrent la multitude de mouvements contestataires qui s’établissent dans l’espace public. Cette extension spatiale des contestations dans l’espace public permet d’interpeller les citoyens et les élus en prenant place au cœur de la vie quotidienne (Mevel, 2016). Réquisitionnée par les militants, la rue devient ainsi le principal lieu de contestation. Détournés de leurs fonctions originelles, places ou ronds-points deviennent également des lieux de rencontre pour les militants, qui cherchent à se rassembler dans des endroits accessibles à tous, facilitant ainsi l’inclusion des citoyens (Ripoll, 2008). Les lieux publics préexistants se transforment en lieux de lutte contre les pouvoirs politiques en place, souvent dans l’illégalité et parfois dans la violence. Cependant, il n’existe pas une seule occupation mais bien des occupations, qui envahissent l’espace à différents degrés. Ainsi, à travers différents exemples, nous questionnerons la spatialisation des mouvements sociaux qui occupent, chacun à leur manière, les territoires métropolitains. Tout d’abord, nous verrons la dépendance qui peut exister entre espace et contestation afin de comprendre l’importance du contexte dans les mouvements collectifs. Ensuite, nous tenterons de saisir en 1
« Redonner du poids à l'aire métropolitaine au sein du département et de la région » Sous-titre de partie dans le Projet d’aménagement et de développement durables, SCoT 2030 de l’aire métropolitaine bordelaise, 2014, P.14 URL : https://www.sysdau.fr/sites/default/files/padd_mod_dec2016.pdf
quoi le dépassement des formes de contestation traditionnelles peut mener à une installation plus pérenne du mouvement.
Le contexte, donnée essentielle pour la compréhension des mouvements sociaux Les confrontations les plus connues sont celles qui perturbent l’ordre habituel des choses, notamment les axes de circulation. Entrainant rapidement des rapports conflictuels avec les forces de l’ordre, les politiques, et parfois les citoyens, ces crises contestataires modifient l’organisation spatiale et l’usage de nos villes. En changeant les pratiques coutumières des citoyens, les mouvements et leurs militants s’approprient l’espace (Ripoll, 2004). Le mouvement Nuit Debout, lancé le 17 mars 2016, en réaction à l’annonce de la loi Travail El Khomri, débute par une manifestation à Paris. L’appel à rester dehors de François Ruffin2, prend très vite forme sur la place de la République à Paris. Infirmerie, cantine et points d’accueil se structurent malgré la répression qui conduit à un démontage quotidien par la préfecture et les forces de l’ordre. L’appel à une « convergences des luttes » traduit la volonté d’élargir le sujet de la mobilisation à des revendications plus larges, notamment à propos des institutions politiques et du système économique. Les deux nuits de mobilisation prévues durent finalement trois mois, principalement en ville car la dynamique a du mal à s’installer dans les banlieues. Densité de population, opinions politiques et taux de chômage sont identifiés comme des facteurs de diffusion du mouvement dans la région Ile-de-France (Beauguitte, Lambert, 2018). Ainsi, il semble que les conditions d’émergence et de durabilité du mouvement soient relatives au contexte (Auyero, 2005). Un paradoxe semble apparaître lorsqu’un mouvement qui conteste l’appropriation de l’espace se l’approprie au profit de ses actions collectives (Ripoll, 2004). Le mouvement Extinction Rébellion, fondé en mai 2018 au Royaume-Uni, réclame une implication des gouvernements contre le changement climatique. Des actions de désobéissance civile sont menées afin d’interpeller citoyens et hommes politiques. Du déversement de faux sang sur le ministère britannique au blocage de lignes de transports aériens, les actions militantes sont diverses mais non sans incidence. Le 24 août 2019, des militants s’installent, s’attachent et se suspendent au pont Chaban-Delmas à Bordeaux. L’occupation de la partie amovible du pont empêche un navire de croisière d’accoster dans la métropole, le long de la Garonne. Cette opération coup de poing s’oppose à une politique de la ville qui favorise le tourisme de masse au détriment de l’environnement. En effet, la part du tourisme, de masse mais pas que, est responsable de 8% de la production des gaz à effets de serre mondiaux.3 Le tourisme, dont la croissance exponentielle s’explique par une homogénéisation de nos sociétés (Christin, 2014) et une injonction à la mobilité, est pourtant considéré comme un facteur d’attractivité et de fait, un moyen pour les métropoles de se démarquer les unes des autres en se singularisant (Smith, Gintrac (dir.), Giroud (dir.), 2014).
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Journaliste français, élu député de la Somme lors des élections législatives de 2017. Documentaire « Merci Patron ! » en rapport avec la loi Travail. Figure centrale du mouvement Nuit Debout. 3 Etude réalisée sur 160 pays (sur les 197 officiellement reconnus), intégrant dans son calcul les GES émis par le secteur du transport mais aussi de l’hôtellerie et de la restauration dans le domaine touristique.
L’empowerment, outil citoyen pour une construction collective des contestations Dans une société dirigée pour et par l’économie au détriment de l’humain, la ville ne fait plus société (Donzelot, 1999). La métropolisation, dynamique d’organisation spatiale renforcée depuis quelques années, induit à la fois une augmentation de la part de la population urbaine, mais contribue également au morcellement des territoires périphériques (Charmes, 2011). Ainsi, autant les habitants de la « France périphérique » (Guilluy, 2014) que des militants de l’espace urbain ont mené des actions collectives, favorisant ainsi une émancipation citoyenne face à des politiques d’aménagement publiques sclérosantes. À l’automne 2018, en réaction à l’annonce du gouvernement français d’augmenter la taxe sur l’essence, naît le mouvement social des Gilets jaunes. En plus des samedis de manifestations, le mouvement se pérennise et s’installe sur des ronds-points à travers la France entière. Les périphéries des villes et les régions rurales sont particulièrement touchées par le phénomène d’occupation. La transformation des ronds-points, places rondes inhabitées, en lieux de rassemblement et de solidarité créée une « sociabilité du rond-point » (Bernard de Raymond, Bardiac, 2019). Les ronds-points et les cabanes, construites par la suite, deviennent des symboles de la résistance du mouvement. En rendant ces espaces visibles et accessibles à tous, le mouvement participe à une démocratisation continue de l’espace de proximité (Petrescu, Querrien, Petcou, 2007). De la même manière, le mouvement des Incroyables Comestibles, mène des actions dans l’espace public quotidien. Né dans un village du nord de l’Angleterre, la mobilisation citoyenne revendique l’importance de l’agriculture urbaine. Depuis quelques années, certains citadins, s’équipent de gants de jardinage et de pieds de tomates, pour accompagner leur combat de mots par des actions. Les militants installent des bacs à légumes dans des lieux fréquentés de la vie quotidienne. Plus que l’aspect de production alimentaire, Sébastien Goelzer démontre l’importance des communs dans cette démarche d’agriculture urbaine, qui légitime au citoyen une place d’acteur dans l’espace public. Ce type d’occupation peut être considéré comme une nouvelle forme de lutte, urbaine et quotidienne (Petrescu, Querrien, Petcou, 2007).
Les contestations, dialectique entre les hommes et les lieux « Toute population a un répertoire limité d'actions collectives, c'est-à-dire de moyens d'agir en commun sur la base d'intérêts partagés » (Tilly, 1986 : 541-542) Le contexte urbanistique semble encadrer les mouvements de contestation par les possibilités spatiales qu’il propose. Ainsi, toute occupation de l’espace par un mouvement contestataire implique une structuration réciproque entre espace et mobilisation politique (Auyero, 2005). Pour s’attacher à un pont faut-il encore qu’il existe. Cependant, l’existence d’un répertoire d’actions collectives ou de manuels modèles de la contestation témoignent d’une tendance à homogénéiser les pratiques. Signe de résistance, certaines mobilisations, qualifiées d’activisme et d’engagement plutôt que de militantisme (Petrescu, Querrien, Petcou, 2007), semblent hybrider des formes existantes et les adapter à leur cause. A l’ère de la mondialisation, du numérique et des moyens de transports toujours plus rapides, les mobilisations ne s’arrêtent pas aux frontières administratives d’une région, d’un pays ou d’un continent. Certaines deviennent des mouvements de contestation transnationaux, dans lesquels le processus de débat est souvent plus important que le résultat (Baeza, Bonnefoy,
Thiollet, 2005). Ces mouvements semblent s’affranchir de certains paramètres, sans pour autant perdre de vue les revendications premières de la mobilisation. La formalisation spatiale d’un mouvement de contestation peut-elle donc être indépendante du sujet même du mouvement ? En me concentrant sur la métropole bordelaise, un travail de terrain semble nécessaire pour la suite de mon mémoire. Par l’observation in-situ de différentes occupations spatiales comme mode de contestation, je souhaiterais découvrir d’éventuels liens entre la place qu’occupe un mouvement dans l’espace public et le sujet de la mobilisation. L’immersion participante au sein de groupes contestataires me permettrait d’adopter une posture active pour en comprendre les enjeux. Afin de cadrer mes recherches tout en correspondant au sujet du séminaire, mon travail se concentrera sur les mouvements de contestation de la métropolisation et leur spatialisation.
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