L’ESPACE PUBLIC COMME ESPACE DE RECONCILIATION
Une alternative à la fragmentation sociale et urbaine Étude du Parc Cuscatlán à San Salvador
Patricia Choussy - Mémoire de Master - Janvier 2021
Seminaire “Repenser la Métropolisation” ENSAP Bordeaux
Encadré par Xavier Guillot, Aurelie Couture, Fabien Reix et Julie Ambal
Résumé :
Dans les sociétés latino-américaines, des problématiques comme la ségrégation socio-spatiale et l’insécurité ont des conséquences négatives dans le fonctionnement de la ville et de la société. Des espaces d’intéraction sociale semblent manquer dans le contexte urbain et permettent d’interroger le rôle des espaces publics, qui sont censés appartenir à tous les citoyens et favoriser la mixité sociale et la création d’opportunités. Des initiatives de projets de rénovation de l’espace public sous un intérêt social sont apparues ces dernières décennies, nottament avec l’exemple de la ville de Medellín et des villes comme San Salvador, qui commencent à s’intéresser sur ces sujets. Ce mémoire est l’occasion d’interroger la réappropriation de l’espace public comme un outil de cohésion sociale dans un contexte de ségrégation et d’insécurité.
Mots clés :
- espace public - cohésion sociale - ségrégation socio-spatiale - insécurité -
Ce mémoire a été possible grâce à plusieurs personnes qui m’ont aidé à pousser ce sujet et à enrichir mes connaissances et expériences, sur ce contexte qui fait partie de mon identité, et qui m’aideront dans mon futur comme architecte.
Je remercie tout d’abord le corps d’enseignants du séminaire “Repenser la métropolisation” de l’ENSAP Bordeaux. Xavier Guillot, Delphine WIllis, Fabien Reix et Omar Rais qui ont encadré ce mémoire depuis le semestre 8. Ainsi que Julie Ambal et Aurelie Couture tout le long du semestre 9 jusqu’à l’aboutissement de ce travail.
Également, je remercie Mayuli Ferrufino, Sofia Bonilla, Ignacio Lecha et Eva Hinds, qui très gentillement ont accordé un peu de leur temps pour réaliser les entretiens. Connaître leur travail et leur vision du Salvador m’a permis d’ouvrir les yeux sur des sujets indispensables au moment de repenser la ville de demain.
Finalement, je remercie mon pays, que je tiens bien à coeur depuis l’autre côté de l’océan.
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REMERCIEMENTS
SOMMAIRE
UNE VILLE STRUCTUREE PAR LE PRINCIPE DE SEGREGATION SOCIO-SPATIALE
Chapitre 1
L’espace public en question : le redessiner afin de favoriser l’inclusion sociale
A – L’espace public en définition. Accessibilité et limites
Chapitre 2
Habiter dans une ville fragmentée : la sécurité citoyenne comme facteur de développement urbain
A – Une priorité donnée à des projets privés exclusifs
B – Contre une multiplication des constructions informelles
Chapitre 3
Un espace public qui ne remplit pas ses fonctions
A – Des espaces publics abandonnés face à l’insécurité
B – Le centre commercial : une alternative à l’espace public ? Un intérêt économique dans le développement d’espaces de consommation
C - Le centre commercial comme un espace de mixité ?
REMERCIEMENTS SOMMAIRE AVANT-PROPOS INTRODUCTION PARTIE I
C
comme
de transformation urbaine et sociale à Medellín 3 5 9 11 18 18 21 24 31 38 31 42 42 46 48
B – Crime Prevention Through Evironmental Design
– L’urbanisme social
outil
PARTIE II
PARIER SUR L’ESPACE PUBLIC COMME OUTIL DE TRANSFORMATION SOCIALE ET URBAINE: LA RENOVATION DU PARC CUSCATLAN
Chapitre 1
Mener un projet de grande ampleur dans un pays en développement.
A – Un projet initiateur de la transformation du centre ville: plan général du Parc Cuscatlán
B – Soutenabilité économique du projet : engagement d’acteurs publics et privés
Chapitre 2
Un parc qui se veut attractif et accessible à différents groupes sociaux
A – Mobilité et accessibilité au Parc Cuscatlán dans une ville dominée par la voiture
B – Créer une attractivité commune à différents groupes par le biais de la culture
C – Retrouver une identité commune pour redonner sens à la notion de citoyenneté
Chapitre 3
Le Parc Cuscatlán face a un contexte d’insécurité et de division. Un projet soutenable à long terme?
A – Deux approches par rapport à la sécurité : des mesures strictes versus une solidarité entre citoyens
B – Un sentiment d’appartenance développé par la participation citoyenne
C – Un impact sur le devenir des espaces publics : des initiatives créatives telles que le Laboratoire d’espaces publics “Imagina”
CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE
51 51 56 59 67 73 59 77 82 86 77 89 92
AVANT - PROPOS
Ce sujet m’est venu à l’esprit suite à mes expériences vécues au Salvador, mon pays d’origine, et à Bordeaux, où je suis arrivée en 2016 pour mes études. Le fait de fréquenter parallèlement ces deux environnements si différents, m’a obligé à questionner ces deux modes de vie et finalement à les comparer. Le Salvador, comme la plupart des pays latino-américains, souffre de toute une liste de problématiques sociales, économiques et politiques. Des dictatures, des guerres civiles, l’insécurité, le crime organisé... Il vit des fortes inégalités qui se traduisent notamment dans les modes d’habiter de la population. De plus, les gangs, appelées « maras » au Salvador, terrorisent la population avec pour conséquence : les villes qui se ferment suite à un besoin de se protéger et d’être dans un environnement sécurisé. Ceci crée des barrières physiques et sociales qui font ressortir les inégalités. La société est aujourd’hui très fragmentée, et seule une petite partie des salvadoriens a les moyens et l’opportunité d’habiter dans une maison digne et dans un environnement calme et sûr. Pendant que d’autres groupes habitent dans des quartiers populaires dominés par la violence et dans des conditions misérables. Ces deux groupes étant si fragmentés, les lieux de fréquentation sont opposés. Il existe un manque d’espaces publics où l’ensemble de la population puisse en profiter sans craindre à la violence. On parle donc d’un manque de cohésion sociale.
Pour les plus jeunes générations, c’est seulement en quittant le Salvador qu’elles peuvent prendre réellement conscience de la situation du pays. Et pour la salvadorienne que je suis, la simple observation du fonctionnement de la ville de Bordeaux me permet de prendre un recul et avoir une vision extérieure de mon environnement d’origine. Passer d’habiter dans un quartier résidentiel sécurisé salvadorien, à un appartement en métropole bordelaise où on peut sortir se promener en toute sécurité, provoque un choc d’habitudes et de manières d’habiter. C’est cette rencontre qui a déclenché une série de constats et de questionnements. Est-ce que c’est normal d’habiter dans des quartiers sécurisés, tout en ignorant ce qui se passe à l’extérieur ? Pourquoi, au Salvador, continue t-on à fermer la ville? Y a-t-il une alternative à cette ségrégation socio-spatiale ? Comment affronter cette fracture sociale et spatiale face à de nombreuses autres problématiques qui ont aujourd’hui plus d’importance aux yeux des autorités publiques ? Comment les concepteurs d’espaces peuvent-ils agir dans un contexte de fragmentation sociale urbaine ?
Ce mémoire m’a permis de redécouvrir la ville de San Salvador à travers un nouvel regard afin de comprendre mieux ses problématiques et son fonctionnement, tout en prenant un recul de la ville que je connais depuis mon enfance.
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- PROPOS
AVANT
INTRODUCTION
Avec la métropolisation, les villes continuent à s’étaler, et des sujets comme la ségrégation socio-spatiale surgissent. La nécessité d’accueillir de plus en plus de population en zone urbaine nous oblige à réfléchir par rapport à la ville de demain. La planification urbaine devient indispensable afin d’éviter des disparités évidentes dans l’espace. D’une part, il existe des villes mieux planifiées que d’autres, qui cherchent à concevoir des espaces pour toute la population, de manière cohérente et efficace en termes de convivialité. D’autre part, des villes se développent de manière improvisée, concevant des projets avec d’autres intérêts que ceux d’avoir un impact positif dans la ville et de s‘adapter à son contexte. Non seulement au contexte spatial mais aussi social et politique. Un développement urbain improvisé ne peut que faire ressortir des dysfonctionnements et enrichir des problématiques qu’il faudrait affronter directement au moment de faire projet.
La ségrégation socio-spatiale et l’insécurité, sont présentes en différents niveaux dans toutes les villes du monde. Cependant, les villes latino-américaines sont considérablement confrontées à ces deux problématiques, additionnées à celles des tensions politiques et des inégalités socio-économiques. L’approche de l’ensemble des acteurs par rapport à la planification urbaine, varie, et ceci a des conséquences dans son fonctionnement et dans celui de leur société. La ville continue à se développer en mettant les interventions urbaines basées sur un intérêt social, en deuxième place. La plupart des fois, faire projet vient d’un intérêt économique ou politique sans se soucier des divisions sociales et spatiales. De plus, l’insécurité et le besoin de se protéger viennent créer des contraintes au moment de faire projet, limitant le travail des architectes à créer de plus en plus de barrières. La ville latino-américaine finit par se développer sans une planification urbaine précise et en mettant en évidence une société divisée socialement et spatialement. Dans leur article sur les politiques urbaines et la convivialité en Amérique latine, Fernando Carrion et Grace Benalcazar mentionnaient la vulnérabilité des villes aujourd’hui après avoir été construites avec un patron d’urbanisme qui favorise l’exclusion sociale et qui s’exprime dans une « constellation d’espaces discontinus1. »
En effet, les villes construites sous ce principe de ségrégation, possèdent une majorité de quartiers populaires informels représentant une population à l’écart qui veut participer à la vie sociale et faire usage de leur citoyenneté. Suivant le modèle des « gated communities » américaines, les groupes aisés se replient sur eux-mêmes, favorisant l’apparition de quartiers résidentiels sécurisés et exclusifs. Pendant que les catégories pauvres de la société s’installent dans des habitats informels et improvisés souvent dans des zones à risque. Cette ségrégation provoque une dualité dans la société, entre une population intégrée et une autre exclue et elle se traduit visiblement dans les barrières physiques de la ville.
Le sujet prend plus d’ampleur face au besoin de combattre cette fragmentation en investissant dans des espaces potentiels de création de lien social, afin de favoriser la convivialité des citoyens qui pourrait aboutir à un meilleur fonctionnement de la ville et sa société. La ségrégation socio-spatiale résulte en une absence d’espaces publics de qualité qui favorisent la mixité sociale. Ces espaces sont finalement considérés comme des espaces de
10 INTRODUCTION
1 CARRION, Fernando, BENALCAZAR, Grace, Políticas integrales y convivencia en las ciudades de América Latina : servicios urbanos e inclusión, 2009, p.27
conflits entre différents groupes sociaux et les usagers qui s’en approprient. Dans les sociétés latino-américaines, ces espaces sont souvent délaissés et occupés par des habitats et ventes informelles et deviennent des espaces d’opportunités pour la délinquance. Ceci dit, le centre commercial, surveillé et exclusif pour les catégories moyennes et aisés, devient l’un des seuls lieux de rencontre sécurisés, et tente de jouer le rôle d’espace public. Tandis que les places et jardins de la ville deviennent des lieux de conflit, lesquels sont difficilement solutionnés par les puissances publiques. La violence et l’insécurité en dialogue avec la sécurité privée et les barrières physiques, forment partie des causes qui augmentent l’exclusion2.
La question de la revitalisation des espaces publics devient un sujet incontournable dans les villes de l’Amérique latine. Notamment, suite au réaménagement de villes comme Medellín en Colombie, qui témoigne d’un « avant et un après » par une initiative de planification urbaine, politique et sociale. Un projet où l’intérêt social prend sa place avec l’objectif d’améliorer le fonctionnement de la ville à travers l’intervention et la réappropriation de l’espace public. Plusieurs autres villes cherchent aujourd’hui à faciliter un changement dans leur fonctionnement en suivant ces principes, c’est-à-dire, à travers de politiques urbaines et d’initiatives de rénovation de l’espace public. Analyser le rôle des espaces publics comme ceux d’inciter les habitants à cohabiter et partager dans des espaces communs à tous semble pertinent dans la recherche d’actions qui permettraient un changement de direction dans le devenir des villes fragmentées.
L’architecture et l’urbanisme par eux-mêmes ne peuvent pas changer la société, mais induire un changement. La ségrégation socio-spatiale et l’insécurité sont des problématiques qu’il faut aborder sous différentes angles et à partir de plusieurs disciplines. Ceci dit, les architectes ont une responsabilité par rapport au contexte dans lequel ils conçoivent leurs projets. Une responsabilité d’adaptation et de considération des différentes problématiques présentes dans le site de projet. Les concepteurs d’espace sont les constructeurs de la ville de demain, et si un impact positif peut se faire à partir d’interventions spatiales, il existe une responsabilité par rapport au métier à créer des projets rationnels et fonctionnels. Sofia Bonilla, coordinatrice du Laboratoire d’espaces publics « Imagina » à San Salvador disait lors d’un entretien : « Nous habitons dans une société très polarisée et conflictuelle. Nous croyons que l’espace public peut donner sa part pour ne plus continuer dans la même direction. »
Ce mémoire sera l’occasion d’interroger la manière de faire projet dans un contexte de ségrégation et d’insécurité. Ainsi que les réponses que peut apporter l’espace public en termes d’inclusion sociale et de convivialité. C’est par une interdisciplinarité et une prise en compte de l’ensemble des acteurs de la ville, que des interventions urbaines peuvent résulter sur un impact positif. Tout au long de ce mémoire, il s’agira de questionner l’espace public comme un outil qui pourrait favoriser la mixité sociale tout en confrontant la violence et l’insécurité, principales causes de la ségrégation socio-spatiale dans le contexte des villes latino-américaines. Il s’agit de chercher une réponse qui pourrait induire un changement dans la pensée des habitants fortement polarisés. Qu’est-ce que faire projet dans des situations de ségrégation socio-spatiale ? Comment l’espace public peut devenir un espace de réconciliation dans un contexte d’insécurité et de ségrégation ? En quelle mesure la réappropriation de l’espace public peut apporter une réponse à l’insécurité et à la ségrégation socio-spatiale dans le contexte salvadorien ?
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2 CARRION, Fernando, BENALCAZAR, Grace, Políticas integrales y convivencia en las ciudades de América Latina : servicios urbanos e inclusión, 2009, p.66
CAS D’ETUDE : LE PARC CUSCATLAN À SAN SALVADOR
À travers ce mémoire nous parcourrons la question de la rénovation des espaces publics vers des espaces de réconciliation en nous appuyant sur le cas de San Salvador au Salvador, en Amérique Centrale. Depuis la fondation de la métropole salvadorienne, l’insécurité et la ségrégation socio-spatiale se sont complexifiées au cours des années. Notamment avec la guerre civile des années 1980 qui a fait croître le besoin de barrières de protection et de l’entresoi, qui sont à l’origine de la multiplication des quartiers résidentiels sécurisés. San Salvador fait partie des villes latino-américaines qui actuellement sont à la recherche d’innovation et d’un changement de direction dans leur avenir. Le discours sur l’espace public comme un espace de réconciliation semble être à l’aube de ce changement.
A partir de 2015, une grande initiative de rénovation urbaine du centre ville est initiée avec la collaboration de l’architecte colombien Felipe Uribe, qui a participé à la transformation de la ville de Medellín. Il s’agit du Parc Cuscatlán situé stratégiquement entre le centre historique de San Salvador, des zones résidentielles et culturelles. Entouré par deux axes routiers principaux de la capitale, il s’agit d’un des espaces les plus transités de la métropole. Ceci dit, comme la plupart des places et parcs de la ville, il était abandonné et connu comme un lieu dangereux. Ce projet cherche à redessiner l’organisation spatiale de San Salvador à long terme avec un plan directeur innovateur et ambitieux crée par l’architecte colombien, en mettant le Parc Cuscatlán au cœur de celui-ci. Le but est de rendre cet espace plus accessible et sûr à travers le développement de la culture, d’activités sportives et pédagogiques. Ceci permettra d’ouvrir des portes aux nouvelles générations qui se perdent dans le monde des gangs et leur violence. Nous analyserons dans quelle mesure le Parc Cuscatlán cherche à être un espace de réconciliation de la société, créant de nouveaux liens sociaux entre différents groupes et assurant une liberté d’usage pour répondre à la notion de citoyenneté et favoriser la convivialité. S’agissant d’une société vivant sous des conditions d’insécurité, le rôle régulateur de l’espace public est remis en question et devient essentiel pour assurer la sécurité des habitants devenant un défi à gérer de manière intelligente et pertinente. Une importance sera accordée au processus de conception et de dialogue du projet urbain, tout en faisant ressortir les leçons apprises de cette intervention. Un intérêt sera donné à l’influence de ce projet dans l’impact sur le devenir de San Salvador à moyen et à long terme.
METHODOLOGIE
La lecture d’ouvrages, d’articles scientifiques et de presse en différentes langues a permis de former une bibliothèque de connaissances théoriques par rapport au thème de la ségrégation socio-spatiale et surtout de l’espace public à travers différents points de vue provenant d’une variété de cultures et sociétés. Un regard sur la manière de faire projet dans des situations d’exclusion et d’insécurité a été formulé à partir de ces références bibliographiques, qui forment la base des principes défendus sur l’hypothèse de la rénovation de l’espace public vers un espace de réconciliation. L’expérience personnelle et l’observation de la ville de San Salvador à partir d’un nouveau regard, complété par les lectures, a permis l’édification de l’hypothèse en question. De plus, suite à la situation sanitaire, à partir de l’année 2020, nous avons découvert une capacité d’adaptation au travail en distanciel. Même si celui-ci contraint le travail de terrain nécessaire afin de développer un regard personnel plus complet. Les moyens de communication à distance ont facilité la prise de contact avec différents acteurs situés au
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Salvador. L’intégralité des entretiens réalisés pour ce mémoire ont été faits par visioconférence depuis des continents différents avec des hispanophones. Les citations issues de ces entretiens et de textes en espagnol ou en anglais, ont été traduites par moi-même.
Le projet du Parc Cuscatlán a été mené originellement par l’association Glasswing International et il semblait pertinent de connaître leur point de vue à travers deux entretiens. Un premier réalisé avec Sofia Bonilla, coordinatrice du Laboratoire “Imagina” de Glasswing International, qui de la main de la mairie de San Salvador, de l’USAID3 et des communautés du centre-ville, travaille sur l’aménagement des espaces publics. Sofia Bonilla a fait ses études d’architecture à l’Université Centraméricaine José Simeón Cañas à San Salvador, et des études de Planification urbaine en Allemagne. Elle a travaillé depuis une dizaine d’années dans le secteur public comme conseillère pour les Nations Unies sur des thèmes comme la mobilité urbaine et l’accessibilité universelle, les groupes vulnérables, et la représentation des femmes et des personnes en handicap. Depuis un peu plus d’un an elle a intégré son poste de coordinatrice du Laboratoire d’espaces publics « Imagina ». Un deuxième entretien a été réalisé avec Mayuli Ferrufino, directeur exécutive de la fondation Fundaparc, créée par Glasswing pour la gestion et l’entretien du Parc Cuscatlán. Elle a participé aux dialogues et à la conception du projet depuis le début. Elle a été une source assez importante pour ce mémoire en ce qui concerne le partage d’informations liées à des études préliminaires et de résultats suite à l’ouverture du parc. En partenariat avec l’Université Technologique de San Salvador, ils ont observé et répertorié les fréquentations dans le parc, et réalisé des enquêtes. Deux autres entretiens ont été effectués avec des concepteurs d’espaces qui ont participe dans l’initiative du Parc Cuscatlan. Eva Hinds, architecte diplômée de l’Université de Los Andes à Bogotá, et directeur de l’agence Eva Hinds Arquitectura à San Salvador. Elle a été en charge du projet de la Galerie Nationale située à l’intérieur du Parc Cuscatlán et elle a travaillé avec Felipe Uribe Bedout depuis plusieurs années sur différents projets. Ainsi, Ignacio Lecha a été interviewé. Il est architecte et paysagiste diplômé de l’Université Albert Einstein à San Salvador et de l’Université Francisco Marroquín au Guatemala. Directeur de l’agence El Patio Creadores de Ambientes, qui a participé à la conception des espaces végétalisés du Parc et continue à travailler de la main de Glasswing dans des interventions urbaines dans les communautés de San Salvador. Ces derniers entretiens ont permis de former une vision autre que celle de l’organisation Glasswing et de comprendre mieux comment s’est déroulé le processus de conception entre différents acteurs.
En raison de la situation sanitaire actuelle, les visites de terrain ont été restreintes en décembre 2020 et ont été à l’origine d’observations, de prises de photographies et d’entretiens informels avec quelques usagers et personnel d’entretien et de sécurité du parc. L’accès au parc étant régulé et des mesures particulières prises par ses intervenants et usagers, le travail réalisé sur site, a abouti à des résultats qui n’auraient pas été les mêmes dans un contexte sans distanciation sociale.
3 L’USAID est l’agence des États-Unis chargée d’apporter l’aide humanitaire et l’assistance sociale et économique pour le développement du pays. Elle est présente dans plusieurs pays du monde et de manière assez importante au Salvador.
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ORGANISATION DU MÉMOIRE
À partir de toutes les informations recueillies et des entretiens réalisés, il semble pertinent de questionner ce qu’est l’espace public de manière générale mais aussi depuis un regard situé, c’est-à-dire, celui des sociétés latino-américaines afin de connaître au mieux l’espace mis en question. Étudier la confrontation de l’espace public aux problématiques de la ségrégation et de l’insécurité à travers des principes d’intervention comme ceux du Crime Prevention Through Environmental Design ont permis d’avoir un nouvel approche dans la rénovation de l’espace public. L’exemple de la ville de Medellín permet d’identifier la définition d’un espace public inclusif qui cherche à affronter les disparités sociales d’une ville touchée par l’insécurité et la fragmentation sociale et urbaine. Par la suite, nous analysons le contexte actuel de San Salvador qui continue à s’étaler par la multiplication de quartiers résidentiels sécurisés et des constructions informelles et marginales. L’abandon des espaces publics qui sont en partie remplacés par les centres commerciaux permet aussi de comprendre la situation urbaine de la métropole salvadorienne et donc de faire ressortir ses problématiques. Cette première partie a été surtout enrichie par un étude d’une bibliographie variée.
Dans un deuxième temps, l’analyse théorique du contexte pose les bases pour l’étude du cas du Parc Cuscatlán à San Salvador. Le projet prend une grande ampleur dans le centre ville de San Salvador ce qui peut paraître utopique dans un pays où il y a un manque d’investissements économiques dans des projets de ce type. Le Parc Cuscatlán pose différents angles d’attaque afin d’obtenir l’impact positif cherché. La mobilité et l’accessibilité sociale et physique dans une ville dominée par la voiture reste un élément important à prendre en compte. Se pose ainsi la question de l’attractivité du Parc pour devenir un espace de mixité entre des groupes sociaux clairement divisés mais qui possèdent une identité salvadorienne commune qui peut être mise en avant par la biais de l’art et de la culture. De plus, la soutenabilité du projet à long terme pose question. D’un côté, par rapport à un contexte d’insécurité et de dominance par les groupes criminels qui ont tendance à prendre contrôle des territoires au centre-ville. D’un autre côté, par rapport à l’entretien du parc et une culture d’usage et d’entretien de cet espace auquel tous les citoyens peuvent s’identifier. Le projet du Parc Cuscatlán est une première initiative d’un projet qui cherche a affronter les problématiques de l’insécurité et de la ségrégation sociospatiale à travers la rénovation de l’espace public. Ce mémoire permet d’étudier l’impact que ce projet a eu depuis ses débuts non seulement dans le fonctionnement de la ville et la société salvadorienne mais aussi dans la méthode de conception de nouveaux projets et nouvelles initiatives comme celle du Laboratoire « Imagina ». Nous interrogerons la vision actuelle des différents acteurs dans la planification urbaine de San Salvador. Une vision qui semble avoir eu un impact suite aux nouveaux questionnements posés dans le contexte latino-américain mais aussi suite à cette ambitieuse intervention dans l’espace public salvadorien.
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PARTIE I
UNE VILLE STRUCTUREE PAR LE PRINCIPE DE SEGREGATION SOCIO-SPATIALE
Chapitre 1
L’espace public en question : le redessiner afin de favoriser l’inclusion sociale
A - L’espace public en définition. Accessibilité et limites
À un premier abord, l’espace public est un espace commun à tous, qui peut servir pour se divertir, réaliser des activités physiques ou culturelles, se relaxer et profiter de la nature ou autres activités dépendant de l’espace duquel il s’agit. Par conséquent, c’est un espace clé pour assurer les conditions de vie optimales d’une population. Ceci dit, définir l’espace public comme un espace servant au divertissement et au bien-être de la population reste un rôle assez court. Il existe une responsabilité et des fonctions beaucoup plus profondes à atteindre. Comme mentionné dans le rapport du forum réalisé à Bruxelles, avec la participation de la fondation BOZAR et EU-LAC, sur le thème du développement urbain et l’espace public, celui-ci possède une responsabilité vers les citoyens qui en font usage. Il s’agit d’un facteur à prendre en compte au moment de concevoir l’espace public : « La planification urbaine des espaces publics ne peut pas se baser uniquement sur des principes architecturaux et esthétiques, mais elle devrait surtout tenir en compte que l’espace public est un espace de personnes1. »
L’espace public ne comprend pas seulement des espaces naturels, végétalisés, des parcs ou des places, mais aussi la rue, le trottoir, les rond-points et tout espace qui n’est pas privé. Il est donc mitoyen, c’est à dire, un espace partagé, commun, contigu à l’un et l’autre et dont tous les citoyens peuvent en faire usage2. Il est indispensable dans une ville pour assurer la sociabilisation et la création d’opportunités. C’est dans l’espace public que les citoyens peuvent se retrouver, échanger et se reconnaître entre eux. Comme mentionné par Nora Clichevsky, « L’espace est le moyen à travers duquel les relations sociales se produisent et se reproduisent (Massey, 1985, p.8)3. » Ainsi, c’est par ces relations sociales que peuvent se créer des opportunités tout en favorisant un sens de communauté, dans laquelle tous les usagers peuvent s’identifier et participer. L’espace public devient donc une plateforme et un outil pour la création de liens sociaux dans une ville. S’agissant du seul espace mitoyen et commun à tous dans la ville, c’est le seul espace où une possible rencontre entre individus appartenant à différents groupes sociaux peut se produire. D’où l’importance de l ‘espace public comme lieu de convivialité et de création de lien social.
1 Fondations BOZAR et EU-LAC, « Desarrollo Urbano y Espacio Público. La cultura como motor para las ciudades » , 2015, p.9
2 GARCIA SANCHEZ, GONZALEZ TELLEZ, « Ségrégation, communauté et mitoyenneté : les épreuves de la contiguïté à Caracas » , Les Annales de la recherche urbaine, n°105, 2008, p.14
3 CLICHEVSKY, Nora, « Informalidad y segregación urbana en América Latina. Una aproximación » , Serie Environnement et Développement, octobre 2000, n°28, p.8
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Les villes actuelles sont construites par une variété d’individus qui avec la globalisation continuent à se diversifier. Par conséquent, le besoin d’espaces propices à l’interaction, et la rencontre d’une multiplicité de personnes devient essentiel au moment de réfléchir à la ville de demain. Comme mentionnaient Fernando Carrion et Grace Benalcazar : « Sont requis des espaces de rencontre et contact, tangibles (places) ou intangibles (imaginaires), qui permettent de reconstruire l’unité dans la diversité (la ville) et définir la citoyenneté (démocratie)4. »
L’espace public devient un espace nécessaire pour l’organisation de la vie collective et pour l’expression de ses citoyens. C’est dans les places et la rue que les citoyens se rassemblent, s’organisent, s’expriment et pratiquent leurs libertés. Ceci a été commenté lors du forum « Que signifie expérimenter dans la ville ? », où les intervenants discutaient sur l’espace public comme une plateforme permettant l’accès à d’autres droits. Ainsi, le fait d’être citoyen devrait garantir l’accès à tous les espaces que peut offrir une ville, ce qui n’est pas le cas dans toutes les villes du monde, notamment dans celles de l’Amérique latine qui souffrent de toute une liste de tensions sociales liées à la violence et à un manque de tolérance, concluant dans l’exclusion de certains groupes sociaux.
L’espace public comme un lieu d’expression de nos droits est un moyen pour l’accès à la citoyenneté pour tous ceux qui souffrent d’un type d’exclusion ou de relégation. C’est l’estime de soi du manifestant en grève qui exprime son rêve d’occupant de la ville, qui est quelqu’un dans cette ville et qu’il n’est pas seul5. Nous avons donc, en tant que citoyen le droit de faire usage de ces espaces qui nous appartiennent et dont le bon fonctionnement est preuve d’une société diverse et tolérante. Une reconnaissance du droit d’autrui est nécessaire pour la construction d’une tolérance commune6. Non seulement il s’agit de faire usage de nos droits comme citoyens mais aussi de reconnaître celui d’autrui, qui est également occupant de la ville et de ses espaces.
L’ensemble des citoyens ont un droit à l’espace public sans prendre en compte leur âge, sexe, ethnicité, profession, religion, condition physique ou catégorie sociale. D’où une nécessité d’adaptation des espaces publics à ses citoyens et à leur diversité. La ville est complexe et nous ne pouvons pas ignorer ou exclure un groupe social à cause de leurs différences. Le droit à celui-ci doit être garantit par une accessibilité physique avec une adaptation de l’espace public à partir de normes à respecter. Mariela Fernandez-Bermejo exprimait dans son article : « Le manque d’accessibilité limite l’autonomie des personnes autant que leur capacité de choix et d’interaction avec ses alentours et ses opportunités de participer à la vie sociale. (Mozo, E.S.; López, F.A. 9, 20057. » Cependant, l’accessibilité traite aussi des questions sociales. Souvent, l’espace public est catégorisé selon les groupes sociaux qui habitent la zone et qui en font usage. Faisant une « démocratisation fictive de l’espace public8 » qui vient créer des difficultés d’accès par des questions sociales qui au contraire pourraient être vues comme une richesse pour la société, et non comme une différence, source d’exclusion.
4 CARRION Fernando, BENALCAZAR Grace, Políticas integrales y convivencia en las ciudades de América Latina : servicios urbanos e inclusión, 2009, p.58
5 BORJA, Jordi, MUXI, Zaida, El espacio público: ciudad y ciudadanía, Electa, 2003, p.86
6 CARRION, Fernando, BENALCAZAR, Grace, Políticas integrales y convivencia en las ciudades de América Latina : servicios urbanos e inclusión, p.58
7 FERNANDEZ-BERMEJO, Mariela, « El espacio público como elemento de inclusión a través del cambio de paradigma del diseño urbano », La Ciudad Accesible. Revista Científica sobre Accesibilidad Universal, p.83
8 Ibid. p.83
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Dans une ville idéale, l’espace public est le lieu où tous les citoyens se sentent les bienvenus comme occupants et acteurs des espaces que celle-ci offre. Cependant, dans les villes construites à partir du principe de ségrégation socio-spatiale, comme dans les villes de l’Amérique latine, ce n’est pas le cas. Les tensions sociales dominent sur le droit d’occupation de l’espace public en tant que citoyen. Les fractures sociales se voient donc reflétées dans ces espaces qui ne sont fréquentés que par une seule partie de la population, c’est-à-dire, par un groupe social qui est accepté et qui développe un sentiment d’appartenance dans cet espace. L’espace public ne remplit donc pas ses fonctions, mais au contraire, il souligne les différences, ce qui empêche l’organisation de la société et l’expression de ses citoyens. Finalement, un espace public adéquat et adapté à l’ensemble des citoyens dans les villes latino-américaines, fortement divisées spatialement et socialement, peut-il servir comme vecteur d’inclusion et cohésion sociale ?
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B - Crime Prevention Through Environmental Design
Un espace public idéal serait un espace harmonieux où tous les citoyens se sentent en sécurité et libres d’en faire usage sans se soucier de possibles actes de violence.
D ‘après une étude réalisé à Chicago, des chercheurs ont trouvé 52 % moins de crimes en proximité des bâtiments entourés par des arbres ou autre végétation. À New York, les zones résidentielles qui investissent davantage dans l’aménagement d’espaces publics végétalisés voient une moyenne de 213 fois moins de crimes par an1
Cependant, ceci n’est pas le cas dans toutes les villes du monde. Dans plusieurs des villes latino-américaines, l‘espace public est perçu comme un espace d’opportunités criminelles. Soit un parc, une place, le trottoir ou même les équipements ou transports publics tels qu’un stade, un marché, une ligne de bus… Il existe une vrai tension dans l’ambiance publique, et la confiance vers autrui n’est pas évidente. Les usagers de l’espace public sont finalement obligés de rester vigilants et de ne pas trop attirer l’attention ni par le vestimentaire ni par le matériel (téléphones portables, montres et sacs à mains de valeur, entre autres). Ceci influe finalement dans la qualité de vie des citoyens qui ne profitent pas réellement des espaces publics d’une manière paisible et harmonieuse mais plutôt méfiante et dangereuse. Leur liberté est restreinte par des normes sociales de vigilance transmises de génération en génération.
Le facteur violence ne peut pas être ignoré au moment de repenser la métropole latinoaméricaine. Il s’agit d’une contrainte incontournable qui continue a s’aggraver lorsqu’elle n’est pas traitée. Ayant des conséquences extrêmement négatives non seulement dans la ville mais dans les conditions de vie de ses citoyens. Le fait d’avoir un sentiment constant d’insécurité et méfiance, prive les citoyens d’exercer leurs libertés et leur droit à l’espace public. Les villes latino-américaines ont fait face à de nombreux conflits qui continuent à avoir des effets dans leur sociétés et leur perception d’autrui. Notamment, les violents conflits contre le narcotrafic au Mexique, en Colombie et au Pérou, ou encore les conflits entre différents gangs en Amérique Centrale, provoquent un besoin de protection qui finit par multiplier les barrières et le sentiment d’insécurité dans l’espace public. Un espace public où personne fait confiance à l’autre fragilisant le sentiment de communauté qui constitue la citoyenneté2
« Un design correct et un usage efficace de l’environnement bâti pourrait guider vers une réduction de l’insécurité et de l’incidence de crime, et une amélioration de la qualité de vie. (Crowe, 2000, p.46)3 » Les politiques urbaines ne devraient-elles pas être basées sur des principes qui permettraient de combattre l’insécurité dans l’espace public ?
Des théories sur la prévention du crime dans l’espace public ont déjà été développées dans le monde. Depuis les années 1960 des architectes, sociologues, urbanistes et autres scientifiques se sont regroupés pour fonder une théorie nommée Crime Prevention Through
1 OGLETREE S. Scott et LARSON, Lincoln, « Can parks help cities fight crime? » , The Conversation, Juin 2019, URL: https://theconversation.com/can-parks-help-cities-fight-crime-118322
2 CARRION, Fernando, BENALCAZAR, Grace, Políticas integrales y convivencia en las ciudades de América Latina : servicios urbanos e inclusión, 2009, p.66
3 OGLETREE S. Scott et LARSON, Lincoln, « Can parks help cities fight crime? » , The Conversation, Juin 2019, URL: https://theconversation.com/can-parks-help-cities-fight-crime-118322
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Environmental Design (CPTED par ses sigles anglo-saxonnes), ou Prévention Situationnelle4 en français. Un mouvement qui cherche à réduire l’insécurité en créant des environnements plus sécurisés et harmonieux à travers des principes et stratégies basées sur les origines du crime. En réduisant les opportunités de crime et en promouvant un sens de communauté entre citoyens afin de gagner contrôle des territoires de risque5. Ces principes et stratégies ont été appliquées dans des nombreux pays, notamment à Medellín en Colombie. Le concept du CPTED se concentre sur le fait de promouvoir des attitudes positives, principe appelé “motive reinforcement” (renforcement motivationnel) et de réduire les opportunités physiques pour le crime6. L’idée est d’analyser les zones où les crimes se produisent régulièrement, ainsi que les opportunités et motifs de ceux-ci. Quatre principes de base ont été développés depuis les débuts du CPTED. Ces principes sont expliqués dans l’article « Using Design to Reduce Crime » de la National Recreation and Park Association (NRPA), écrit par Michael Cannavino7 :
- Access Control, c’est-à-dire, contrôler l’accès des espaces publics à travers le design architectural et paysagiste de celui-ci. Le fait de guider le public depuis leur arrivée à l’espace vers différentes directions permet de contrôler l’accès indirectement et de donner un sentiment d’inconfortabilité aux visiteurs qui pourraient perturber l’ambiance. Espérant diminuer leur envie de commettre des actes criminels.
- Natural Surveillance, c’est-à-dire, créer des espaces lisibles et ouverts visuellement, pour promouvoir une surveillance entre citoyens, une observation omniprésente. Il est donc nécessaire d’y penser depuis la conception de l’espace. Penser à l’illumination le soir, à une végétation qui ne bloque pas la vue (par exemple en diminuant l’usage d’arbustes) et surtout penser à l’élimination de barrières physiques qui donneraient lieu à des espaces d’opportunité de crime et qui bloqueraient la vue des usagers. L’idée est d’exposer les criminels à une surveillance constante par les visiteurs et non nécessairement par des autorités de l’ordre.
- Territorial Reinforcement, renforcer le sentiment d’appropriation et d’appartenance à un territoire antérieurement dominé par l’insécurité et le crime. Les espaces publics qui sont repensés à partir de ces quatre principes, sont souvent occupés par des groupes malveillants et criminels. Le fait de se réapproprier ces espaces signifie plus d’usagers positifs, et donc une réappropriation plus légitime et paisible de celui-ci. Ainsi, la surveillance et l’observation de l’espace public est donc assurée par ce compromis social8. Ce principe est aussi liée au fait de promouvoir des activités dans l’espace public qui attireraient les communautés des alentours pour qu’elles se réapproprient plus facilement ces territoires. De plus, grâce à l’organisation d’activités à l’extérieur, l’espace public « peut promouvoir des interactions sociales positives et des connections entre voisins dans des communautés urbaines diverses9. » Par ces principes
4 CHALUMEAU, Erick, « Prévention sociale, prévention situationnelle, fondements complémentaires d’une politique de sécurité », Les cahiers du DSU, n°22, 1999, p.11-14
5 « Primer in CPTED – What is CPTED? » , Association Internationales du CPTED, URL: https://www. cpted.net/Primer-in-CPTED
6 Ibid.
7 CANNAVINO, Michael, « Using Design to Reduce Crime » , National Recreation and Park Association, février 2016, URL :https://www.nrpa.org/parks-recreation-magazine/2016/march/usingdesign-to-reduce-crime/
8 Ibid.
9 OGLETREE S. Scott et LARSON, Lincoln, « Can parks help cities fight crime? » , The Conversation, Juin 2019, URL: https://theconversation.com/can-parks-help-cities-fight-crime-118322
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du CPTED, l’espace public cherche à assurer sa fonction de lieu de sociabilisation et de mixité sociale entre différents groupes.
- Maintenance and Management, c’est-à-dire, maintenir l’espace public en bon état pour ne pas transmettre une image d’abandon qui pourrait donner lieu à plus d’opportunités de crime. Un espace abandonner fait penser à un espace où il y aurait moins de contrôle et donc plus de tolérance à des activités de désordre10. D’après ce principe, il est nécessaire de planifier l’entretien de l’espace public, avec du personnel dédié à maintenir l’espace propre et avec une végétation et bâti en bon état. Ceci concerne aussi, le programme d’activités organisées pour cet espace. S’il y a plus d’événements et activités culturelles dans l’espace, une image positive de celui-ci est maintenue, ainsi que la participation de plusieurs usagers positifs et diverses.
Avec l’apparition du CPTED, ces quatre principes ont été améliorés et modifiés, mais continuent à former les bases de cette théorie qui cherche à combattre l’insécurité et la violence par la conception de l’espace public. Cependant, ces problématiques ne peuvent pas être effacées que par le réaménagement de l’espace. Il ne s’agit pas seulement de principes à respecter lors de la conception de l’espace public, mais aussi de questions politiques et sociales qui pourraient être appliquées de la main du concept du CPTED. Ainsi, une mauvaise application des principes du CPTED pourrait emmener à l’exclusion de certains groupes sociaux qui mériteraient comme tout autre citoyen, d’utiliser paisiblement l’espace, comme par exemple les vendeurs informels. De même, ne pas repenser le contexte de l’espace public concerné, pourrait avoir comme conséquence, le déplacement des activités criminelles vers d’autres zones, c’est-à-dire que le problème ne serait pas totalement éliminé mais déplacé.
Depuis des décennies, les villes latino-américaines ont dû faire face à des problèmes traditionnels additionnés à ceux de l’insécurité, la convivialité et la violence11. La réappropriation de l’espace public ne devrait-elle pas se baser sur ces problématiques dès le moment de leur conception afin d’anticiper ses effets dans la société et la ville ? En quelle mesure, des principes comme ceux du CPTED basés sur la prévention de la violence, peuvent-ils être appliqués de manière efficace dans des contextes tels que ceux des villes latino-américaines?
10 OGLETREE S. Scott et LARSON, Lincoln, « Can parks help cities fight crime? » , The Conversation, Juin 2019, URL: https://theconversation.com/can-parks-help-cities-fight-crime-118322
11 CARRION, Fernando, BENALCAZAR, Grace, Políticas integrales y convivencia en las ciudades de América Latina : servicios urbanos e inclusión, 2009, p.30
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C - L’urbanisme social comme outil de transformation urbaine et sociale à Medellín
Un cas reconnu dans toute l’Amérique latine, où une transformation importante a été atteinte à partir d’une stratégie basée sur l’architecture et l’urbanisme, pour le développement social et la prévention de violence, est celui de la ville de Medellín.
Medellín a été la base opérationnelle du connu « Cartel de Medellín », dirigé par Pablo Escobar depuis les années 1970 jusqu’à sa mort en décembre 1993. La ville été principalement financée par le commerce de drogues et ses quartiers étaient dominés par des groupes armés. Les citoyens furent obligés à s’enfermer et se protéger, multipliant des barrières physiques et sociales, et soulignant les quartiers populaires isolés. Depuis la fin de cette guerre entre les forces de l’ordre et le cartel de Pablo Escobar, la ville lutta contre l’image négative héritée du narcotrafic. C’est grâce à tout un plan de réaménagement de la ville et des politiques urbaines, culturelles et sociales que la ville se transforma à peine vingt ans après la fin de l’empire d’Escobar.
En 2004, le maire de Medellín, Sergio Fajardo, et le directeur de projets urbains, Alejandro Echeverri, ont développé un ambitieux programme de réaménagement urbain afin de transformer la ville, traitant les problématiques depuis ses racines. Leur stratégie se basa sur la recherche de solutions à la mobilité, la gouvernance, l’éducation et l’insécurité à travers la récupération de l’espace public et les espaces végétalisés1. Un des objectifs étant de rénover les espaces publics et zones végétalisés qui étaient abandonnées, pour proposer des espaces ayant un impact positif dans la société et apportant des bénéfices à l’ensemble des citoyens. De même, la récupération des territoires les plus pauvres de la ville, dominés par les narcos, était primordiale afin d’assurer une convivialité des différents groupes sociaux. Pour le maire Sergio Fajardo, il s’agit donc de récupérer ces zones, pauvres et isolées, à travers l’urbanisme social et cherchant à « […] faire conscience des injustices du développement traditionnel urbain et de la gestion municipale2. » Le cas de Medellín, n’est pas un cas indifférent à ceux des autres villes latino-américaines et le processus de cette transformation pose en question la gouvernance et l’approche mené par les municipalités sur ces problématiques communes. Revenir aux fonctions de base de l’espace public et assumer l’importance de ceux-ci dans le fonctionnement de la ville et la société paraît être nécessaire afin de trouver des solutions pérennes aux inégalités urbaines et sociales, ainsi qu’à l’insécurité. Comme le disait Fernando Carrion dans son ouvrage « Politiques intégrales et convivialité dans les villes d’Amérique latine : services urbains et inclusion » :
Sont requis, une institutionnalité et des politiques (urbaines et sociales) qui traitent les différences et construisent une intégration dans ce contexte. C’est pour cela qu’une vraie ville est celle qui optimise et multiplie les possibilités de contact de la population, c’est-à-dire, celle qui possède des espaces publics de bonne qualité3.
1 GARCIA, Tere, « Medellín: Arquitectura y urbanismo como herramientas para el desarrollo social », El País, 31 juillet 2015, URL: https://elpais.com/elpais/2015/07/31/seres_urbanos/1438322400_143832.
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html 2 Ibid. 3 Ibid.
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Image 1 : Medellín se situe dans la vallée du fleuve portant son même nom. Elle est caractérisée par un relief important avec des collines et parcs naturels de part et d’autre, ce qui peut poser des défis sur la planification urbaine. Source : Google Maps, 2021
Une des actions mises en place par la municipalité gérée par Fajardo, c’est le développement du Projet Urbain Intégral (PUI), le Plan d’Ordre Territorial (POT) et le Plan Directeur des zones vertes. Ces différents plans comprenaient l’ensemble des interventions urbaines et architecturales, concernant des équipements liés à la culture, à l’éducation et au sport ; mais surtout des espaces conviviaux cherchant à apporter harmonie et sécurité à la société. Le PUI comprenait notamment la stratégie de mobilité par Metrocable, développée premièrement au Nord-Est de la ville, ainsi que le développement urbain autour de chaque station de Metrocable
Medellín se situe dans la vallée du fleuve portant son même nom. Elle est caractérisée par un relief important avec des collines et parcs naturels de part et d’autre, ce qui peut poser des défis sur la planification urbaine. L’étalement de la ville, comme dans plusieurs d’autres villes latino-américaines, a pour conséquence le développement d’habitats informels dans des zones à risque, c’est-à-dire, avec un relief important et à l’écart du centre ville. Ceci pose des problèmes de mobilité et d’accessibilité aux équipements liés à l’éducation et la culture qui sont davantage situés dans la vallée. Depuis le début du plan de réaménagement en 2004, il était nécessaire de comprendre le relief de la ville dans son intégralité afin d’apporter des solutions urbaines aux problèmes de mobilité4. Plusieurs solutions ont été trouvées comme des escaliers mécaniques publics et gratuits permettant de connecter la commune 13, par exemple, connue comme l’une des plus dangereuses et isolées, jusqu’au réseau de métro. Celui-ci, a été la majeure solution urbaine apportée à la question de la mobilité et connectivité de la ville. Le réseau de transport par Metrocable a été mis en place, réduisant les trajets de plus d’une heure à seulement dix minutes et bénéficiant à plus de 134 mil habitants qui auparavant étaient isolés et exclus spatialement5. Le Metrocable eu aussi des conséquences positives dans les réseaux automobiles, diminuant la fréquence des embouteillages. Aujourd’hui, les habitants des quartiers populaires ont l’opportunité d’accéder plus facilement à une éducation et de participer à la nouvelle économie issue du tourisme, mais surtout d’accéder à de nouvelles interactions sociales en ville.
Image 2 : Réseau de Metrocable vers le quartier Santo Domingo à proximité de la BIbliothèque España. Source : Getty Images, MEDINA, Miguel Angel, « Medellín, acupuntura urbana », 2016, URL : https://elviajero.elpais.com/ elviajero/2016/02/04/actualidad/1454585354_938521.html
4 GARCIA, Tere, « Medellín: Arquitectura y urbanismo como herramientas para el desarrollo social », El País, 31 juillet 2015, URL: https://elpais.com/elpais/2015/07/31/seres_urbanos/1438322400_143832. html
5 Ibid.
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Image 3 : Plan de Metrocable montrant l’ampleur des connections avec les quartiers qui étaient isolés auparavant. Source : URL : www.metrodemedellin. gov.co, dernière mise à jour : octobre 2020
Un des angles d’attaque pour la transformation de Medellín est celui de l’éducation avec la construction de nouvelles écoles, parcs et bibliothèques publiques de qualité architecturale et urbaine. Ceci fait partie des principes pour combattre la violence à travers le développement culturel et l’inclusion sociale défendus dans la théorie du CPTED. En effet, plus du 40% du budget annuel (1.5 milliards de dollars annuels) à été consacré à l’éducation et la culture durant les années de Fajardo dans la mairie (2004 – 2007) ; permettant la construction de 135 nouvelles écoles et 8 bibliothèques6. L’ensemble des équipements ont été conçus suite à la consultation des résidents des quartiers concernés, et accompagnés de programmes sociaux mis en place par la mairie. En effet, du fait des barrières physiques et sociales, les habitants des quartiers populaires ont pris du temps à se rendre compte qu’ils étaient bienvenus dans ces nouveaux projets de qualité architecturale et esthétique. C’est le cas pour le Jardin botanique (image 6) où tous les murs qui faisaient le périmètre ont été enlevés et il y a eu des travailleurs sociaux qui faisaient le lien avec les communautés des alentours pour les inviter et les guider vers le jardin7. C’est à travers de ces nouveaux espaces publics que se dessine aujourd’hui tout un parcours touristique qui a permis le développement d’une nouvelle économie à laquelle l’ensemble des citoyens ont accès, n’important leurs origines.
Image 4 : Des architectes locaux ont participé à la conception de projets ponctuels tels que le Parque de los Pies Descalzos (Parc des Pieds Nus) au centre-ville. Réalisé par l’agence +Udeb Architectes de l’architecte Felipe Uribe Bedout. Source : Shutterstock, https://elsouvenir.com/parque-de-los-pies-descalzos/
6 DENNIS, Anne, « A Medellín l’urbanisme social contre la criminalité. Ou comment lutter contre le crime par l’urbanisme social », Slate, 2011, URL : http://www.slate.fr/story/47003/urbanisme-criminalitemedellin
7 D’après l’entretien réalisé avec Mayuli Ferrufino qui a réalisé un voyage à Medellín avec Felipe Uribe et Melguiso, des architectes qui ont participé à la transformation de la vision sociale et urbaine à travers différents projets d’équipements comme la Bibliothèque EPM ou le Parc des Pies Descalzos
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: Carlos Tobon, 2008, Archdaily, URL : https://www.plataformaarquitectura.cl/cl/02-6075/biblioteca-parque-espana-
Image
: “Orquideorama” du Jardin Botanique de Medellín. Réalisé par Plan B Architects et JPRCR Architects. Source : SG, 2008, Archdaily, URL : https://www.archdaily.com/832/ orquideorama-plan-b-architects-jprcr-architects
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Image 5 : Bibliothèque España située au Nord-Est de Medellín dans une des zones les plus précaires de la ville. Réalisé par l’architecte Giancarlo Mazzanti. Source
6
Sergio Fajardo expliquait qu’à partir de ce programme de rénovation urbaine, des nouvelles portes d’opportunités seraient ouvertes pour la population, surtout pour les plus jeunes qui se perdent souvent dans le narcotrafic. L’idée étant de proposer une alternative à celle de joindre les groupes de narcos. Fajardo parlait de « […] fermer la porte du crime et ouvrir celle des opportunités8. » Il s’agit d’inciter un changement d’attitude chez les citoyens de la ville. Ce qui revient au principes du CPTED avec le Territorial Reinforcement, en créant un sentiment d’appartenance et d’orgueil des habitants envers leur ville et leurs espaces publics, par la valorisation de leur richesse culturelle.
La stratégie de transformation de Medellín continue à se développer au fur et à mesure que la ville évolue avec le temps. Apercevoir un changement drastique dans une société qui était fortement dominée par la violence nécessite plusieurs années. Ainsi, des problématiques comme l’insécurité continuent a être présentes mais avec une intensité considérablement reduite. Miguel Angel Medina mentionne dans son article « Medellín, acupuncture urbaine » :
Il ne s’agit plus d’un destin dangereux, même s’il faut faire attention le soir. Ses habitants, les paisa, le disent dans leur dicton “no des papaya”, c’est-à-dire, ne donne pas des opportunités pour le vol: il ne faut pas avoir le sac visible, ni passer par certaines zones le soir9
De même, Medellín a encore un chemin à suivre dans le réaménagement des espaces publics, notamment dans la zone Sud de la ville où il n’existe pas encore une relation entre l’espace public et privé, où des projets comme des quartiers résidentiels sécurisés continuent a être développés par les promoteurs immobiliers, ainsi que des centres commerciaux essayant de jouer le rôle de l’espace public. Cependant, comme disait Tere García dans son article de El País, « Medellín: Architecture et urbanisme comme outils de développement social. » : « L’architecture non seulement a transformé Medellín mais aussi a changé la manière de faire de l’architecture, concevant l’espace public d’une manière plus consciente et humaine10. » Aujourd’hui, le tourisme s’est fortement développé et Medellín est connue comme une ville exemple grâce à l’impact positif que cette stratégie d’urbanisme social a eu dans la population. Medellín est actuellement la deuxième puissance économique de la Colombie et on pourrait dire que pour atteindre cela, la ville est devenu une sorte de laboratoire d’innovation et de transformation urbaine grâce à une planification urbaine plus consciente et des politiques sociales et culturelles plus inclusives. Ce qui démontre que la prise en compte de principes comme ceux du CPTED peut être essentielle si l’on veut atteindre une transformation considérable dans le développement social et urbain de la ville. Il pourrait ne pas seulement s’agir d’appliquer ces principes mot par mot sur tous les villes faisant face à des problématiques d’insécurité et de convivialité. Mais les adapter selon le contexte particulier de la ville et des espaces publics en question. C’est-à-dire, prendre en compte le contexte dans son intégralité pour appliquer par la suite, ces principes de prévention de violence à travers l’urbanisme social.
Dans ce mémoire, le cas de Medellín ayant obtenu des résultats positifs suite aux différentes interventions, sert comme référence par rapport à l’étude de cas de la ville de San Salvador. Celle-ci faisant face à des problématiques communes ; c’est-à-dire, celles des barrières physiques et sociales, ainsi que la violence et l’insécurité.
8 DENNIS, Anne, « A Medellín l’urbanisme social contre la criminalité. Ou comment lutter contre le crime par l’urbanisme social », Slate, 2011, URL : http://www.slate.fr/story/47003/urbanisme-criminalitemedellin
9 MEDINA, Miguel Angel, « Medellín, acupuntura urbana », El País, 2016, URL : https://elviajero. elpais.com/elviajero/2016/02/04/actualidad/1454585354_938521.html
10 GARCIA, Tere, « Medellín: Arquitectura y urbanismo como herramientas para el desarrollo social », El País, 31 juillet 2015, URL: https://elpais.com/elpais/2015/07/31/seres_urbanos/1438322400_143832. html
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Chapitre 2
Habiter dans une ville fragmentée : la sécurité citoyenne comme facteur de développement urbain
A - Une priorité donnée aux projets privés exclusifs
Le Salvador, situé en Amérique Centrale, est un pays assez jeune avec une histoire similaire à celle des autres villes de l’Amérique latine. Son indépendance a été en 1821, et depuis, plusieurs régimes politiques ont vu le jour, faisant face à des problématiques importantes et des inégalités économiques et sociales qui ont déclenché une guerre civile de 1980 jusqu’à la signature des Accords de Paix en 19921. Ses conséquences ont marqué la société salvadorienne ainsi que leur villes, notamment avec l’apparition du crime organisé avec différents groupes de gangs qui ont été crées par des salvadoriens qui échappaient de la guerre civile à Los Angeles2. Actuellement, le pays vit dans un conflit constant avec les maras3, ayant des fortes conséquences dans l’habitat, les modes de vie et les interactions sociales de la population. Le besoin de protection face à l’insécurité4 est devenu nécessaire et habiter dans des quartiers résidentiels sécurisés, basés sur le concept des gated communities aux États Unis, est devenu la meilleure option en termes de sécurité et confort. Ce phénomène est très visible dans la capitale du pays : San Salvador.
Originellement, les ménages les plus aisés habitaient à l’Ouest du centre-ville de San Salvador, vers le campo Marte et la Rue Arce. Ensuite, des résidences furent construites dans l’avenue Roosevelt et le quartier Flor Blanca, et plus tard dans le quartier Escalón et San Benito5. C’est à partir des années 1970 que la zone Sud-Ouest de San Salvador, en contiguïté de la ville de Santa Tecla se développa avec plusieurs quartiers résidentiels destinés aux classes sociales moyennes et aisées. Aujourd’hui, le Sud-Ouest de San Salvador est devenu la zone la plus développée de la ville avec la multiplication de quartiers résidentiels sécurisés et de nombreux services et commerces. Actuellement, San Salvador continue à s’étaler avec la multiplication de grands complexes résidentiels exclusifs et sécurisés en se rapprochant de villes comme Zaragoza et San José Villanueva, qui continuent à être des villes assez modestes. Ceci souligne les barrières sociales et urbaines qui sont devenues encore plus visibles aujourd’hui avec l’apparition de quartiers résidentiels sécurisés comme Tuscania construit en 2010 en contiguïté du quartier populaire El Barillo. Nous pouvons constater une décentralisation, avec l’abandon de l’habitat au centre-ville et une gentrification des villes périphériques de la métropole,
1 Les Accords de Paix en 1992 donnent lieu à la fondation du parti communiste FMLN qui pendant la guerre civile était représenté par la guerrilla. Celui-ci se confronte le gouvernement du Salvador supporté par l’Armée Nationale
2 ALEMAN, Marcos, « Cronología del origen y organización de la Mara Salvatrucha », Chicago Tribune, 2019, URL : https://www.chicagotribune.com/hoy/ct-hoy-origen-evolucion-mara-salvatrucha20191014-ga2rbkzulrbiniojxbqgagmc7a-story.html
3 Nom donné aux gangs au Salvador.
4 Il n’existe pas seulement le danger de se faire violenter par les membres des gangs mais aussi par des civiles qui se tournent vers le vol et la violence pour faire face aux inégalités économiques et sociales.
5 LUNGO UNCLES, Mario, La urbanización del área metropolitana de San Salvador: tendencias a partir de 1970 e ideas preliminares para un desarrollo urbano alternativo, 1993
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Image 7 : Située dans la vallée du volcan de San Salvador et à proximité de la plage au Sud. Source : création personnelle
Image 8 : Zone Sud-Ouest de la métropole, où des quartiers résidentiels sécurisés (en rouge) se sont développés depuis les années 1970 à proximité de communautés marginales et de quartiers précaires (en noir). Source : création personnelle à partir de photos aériennes Google Maps, 2019
comme c’est le cas à Zaragoza avec le quartier Tuscania. Cette gentrification périphérique de la ville est présente dans la plupart des villes latino-américaines6.
Ce mode de vie de prévention et de méfiance vers l’étranger se développe suivant des protocoles caractéristiques des quartiers résidentiels sécurisés, constituant des « douanes résidentielles urbaines7 ». Par exemple par la présence de vigiles, le besoin d’identification à l’entrée, des autocollants dans les voitures des résidents, la vérification du coffre de la voiture à la sortie, des appels téléphoniques aux résidents pour confirmer qu’ils attendent un invité et ainsi de suite… Le but étant de reconnaître les résidents du quartier le plus facilement possible et d’éviter que des étrangers, perçus comme indésirables, y accèdent8. Les barrières physiques se manifestent par installation de grilles, de cameras de surveillance, de fils éléctrifiés dans les bords supérieurs des murs faisant le périmètre des maisons, entre autres. Finalement, le budget dédié à la prévention de violence par les foyers salvadoriens a été d’un total de 14,9 millions de dollars en 20149. Néanmoins, ceux qui travaillent comme des employés domestiques, d’entretien ou de sécurité, les livreurs et les ouvriers constituent une population acceptée. Un sentiment d’entre-soi et de communauté caractérise ces quartiers clos. Les voisins souvent se connaissent entre eux et appartiennent au même groupe social.
6 CLICHEVSKY, Nora, « Informalidad y segregación urbana en América Latina. Una aproximación», Serie Medio ambiente y desarrollo n°28, octobre 2000, p. 9
7 GARCIA SANCHEZ, GONZALEZ TELLEZ, « Ségrégation, communauté et mitoyenneté : les épreuves de la contiguïté à Caracas » , Les Annales de la recherche urbaine, n°105, 2008, p.10
8 Ibid.
9 « Precio de la violencia en El Salvador significó 16% del PIB en 2014 », E&N , 2016, URL: https:// www.estrategiaynegocios.net/lasclavesdeldia/954886-330/precio-de-la-violencia-en-el-salvadorsignific%C3%B3-16-del-pib-en
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Image 8 : Entrée d’un quartier sécurisé à San Salvador. Au loin, un bâtiment de logements exclusifs. Source : photo prise le 31/08/2019
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Image 9 : L’utilisation de razor, c’est-à-dire, du fer électrique ou pas, est un des moyens de protection les plus utilisés. Source : photo prise le 31/08/2019
Image 10 : Entrée d’un bâtiment de logements exclusifs. Source : photo prise le 31/08/2019
Les promoteurs immobiliers investissent de plus en plus dans des projets exclusifs (appartements ou quartiers sécurisés) utilisant la sécurité, l’exclusivité et la tranquillité comme l’offre principale de leurs projets. Ces projets se développent souvent au détriment des espaces déjà présents sur le site, surtout en périphérie où l’environnement naturel vient compléter l’offre immobilière. Comme le mentionnent García Sánchez et González Tellez dans leur article « Ségrégation, communauté et mitoyenneté : les épreuves de la contiguïté à Caracas », il s’agit du « […] développement d’une forme privative de l’urbanité (García Sánchez, 2004), avec ses modalités différenciées d’aménagement sécuritaire et de mise en forme communautaire10. » De plus, ce concept de communauté au sein d’un quartier exclusif et poussé encore plus loin avec l’intégration de services à l’intérieur du quartier. Par exemple, une maison commune ou casa club, souvent à côté d’un parc commun avec piscine ou des terrains de sport. L’idée est de réserver la casa club pour faire des événements comme des piñatas pour l’anniversaire des enfants ou des réunions sociales au sein du groupe.
Dans un contexte capitaliste, c’est souvent ce type de projets qui sont favorisés par les politiques urbaines des villes fortement ségrégées et par les promoteurs immobiliers qui possèdent de nombreux terrains prévus pour la construction de nouveaux quartiers en périphérie des villes. La valeur économique des maisons monte avec ces nouvelles offres immobilières ce qui devient avantageux pour les promoteurs mais inaccessible pour l’ensemble de la population. La ségrégation socio-spatiale s’intensifie au fur et à mesure que les quartiers résidentiels sécurisés se multiplient. Ainsi, construire des quartiers fermés exclusifs pour les groupes sociaux aisés, ne revient pas à produire ou faire de la ville. Il s’agit de la construction d’un type d’habitat exclu volontairement de la ville, pour des citoyens qui ne s’identifient pas à la ville mais au quartier où ils habitent11.
10 « Precio de la violencia en El Salvador significó 16% del PIB en 2014 », E&N , 2016, URL: https:// www.estrategiaynegocios.net/lasclavesdeldia/954886-330/precio-de-la-violencia-en-el-salvadorsignific%C3%B3-16-del-pib-en
11 CARRION, Fernando, BENALCAZAR, Grace, Politicas integrales y convivencia en las ciudades de América Latina : servicios urbanos e inclusion , 2009, p.61
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Image 11 : Vue aérienne d’un quartier résidentiel sécurisé à San Salvador. Au premier plan, un nouveau projet d elogements exclusifs sécurisés. Source : photo prise le 31/08/2019
Image 12 : Vue aérienne d’un quartier résidentiel sécurisé à San Salvador. Source : photo prise le 31/08/2019
B - Contre une multiplication des constructions informelles
D’après les conférences menées pendant la semaine de développement territorial par le Conseil de maires et le Bureaux de Planification de l’Aire Métropolitaine de San Salvador (COAMSS/OPAMSS1), 88,7 % du territoire national est une zone à risque à cause de sa situation géographique et ses conditions géologiques. 95,4% de la population habite dans une zone à risque, ce qui représente une très grande majorité de la population salvadorienne. Même si la plupart correspond à la population habitant en zone rurale dans des zones peu aménagées et souvent même sans accès en voiture, ces données montrent l’importance et urgence de faire remonter ce problème et de trouver des alternatives à ce type d’habitat extrêmement risqué.
En vue d’un espoir d’accessibilité à plus d’opportunités de travail, des habitants de zones rurales migrent vers la capitale, augmentant le besoin de logement et soulignant l’étalement urbain de la métropole. Ces populations n’ayant souvent pas les moyens d’accéder à des logements dans des zones bien situées et desservies, se voient obligées de construire leurs logements dans les zones à risque disponibles. Des quartiers populaires apparaissent dans les « intervalles spatiaux » de la ville, jugées quasiment inconstructibles2, mais qui ne posent pas des réels obstacles administratifs en ce qui concerne le droit du sol. Ces habitats improvisés sont donc en majorité informels et sans permis de construire. Très peu de contrôles sont réalisés par les municipalités et montrent le manque de politiques urbaines efficaces sur le droit du sol et sur la planification urbaine de San Salvador. De même, ces habitats informels deviennent une expression du fonctionnement d’une société capitaliste, où prédominent les politiques néolibérales3 favorisant les projets exclusifs et la gentrification.
Ce phénomène de ségrégation est présent dans la majorité des villes de l’Amérique latine, c’est le cas pour les favelas au Brésil et les barrios au Vénézuela. A San Salvador, ces quartiers, dits marginaux, sont situés davantage dans la zone Nord-Est de San Salvador, dans les communes de Soyapango et San Marcos par exemple; connues populairement comme des territoires dominés par les gangs. Cependant, dans la zone Sud-Ouest de la capitale, aujourd’hui la plus développée de la ville, existent encore des quartiers marginaux. Des habitants qui avec l’arrivée des nouveaux projets exclusifs, sont restés et leurs communautés représentent aujourd’hui des porosités dans la ville. Ils sont souvent situés en contiguïté des quartiers résidentiels sécurisés ou des centres commerciaux, comme c’est le cas pour la communauté « La Cuchilla » à côté de Multiplaza, l’un des centres commerciaux de luxe de San Salvador (image 14). La ségrégation socio-spatiale devient encore plus évidente dans cettes situations. Des frontières se font remarquer et viennent créer un paysage fragmenté et abrupt.
1 Conférence du jour 5 transmise par la page Facebook du COAMSS/OPAMSS pendant la semaine du 23 au 29 novembre 2020
2 GARCIA SANCHEZ, GONZALEZ TELLEZ, « Ségrégation, communauté et mitoyenneté : les épreuves de la contiguïté à Caracas », Les Annales de la recherche urbaine, 2008, n°105, p.7
3 CLICHEVSKY, Nora, « Informalidad y segregacion urbana en América Latina. Una aproximación», Serie Medio ambiente y desarrollo n°28, octobre 2000, p. 13
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Image 13 :Toiture des maisons de la communauté La Cuchilla en face du centre commercial Multiplaza. Source : photo prise le 31/08/2019
Image 14 : Communauté La Cuchilla en face du centre commercial Multiplaza.On aperçoit une annonce publicitaire de la marque de bijoux Swarovski. Source : photo prise le 31/08/2019
Ces habitats sont principalement auto-construits avec des matériaux assez fragiles tels que des tôles d’aluminium, de plastique, de la paille ou autres matériaux issus de déchets. Ces construction sont donc liées à des savoirs-faire de l’autoconstruction4 ce qui devient problématique pour la qualité constructive des logements. Les chambres sont partagées même entre trois personnes ou plus. Pendant la période pluviale5 de nombreuses inondations se produisent et se sont ces quartiers marginaux qui souffrent les conséquences majeures. Non seulement à cause de leur emplacement dans des zones de risque, souvent à côté de ruisseaux, mais aussi à cause de la qualité constructive de leurs logements. Des fortes inondations ont eu lieu par exemple avec la tempête tropicale Amanda en mai 2020, laissant un bilan de 14 personnes décédées et des centaines d’autres disparues ou sans abris. De plus, le manque d’accès à l’eau potable et l’électricité font que les conditions de vie soient extrêmement difficiles.
Le fait de se sentir exclu de la société, emmène les citoyens à s’enfermer entre eux et à former leurs propres communautés. Ces quartiers marginaux sont aussi souvent liés aux communautés des maras. Les intégrants des gangs habitent souvent ce type de logements et leurs familles sont condamnées à faire partie de leur groupe. Le manque d’accès à l’éducation et les inégalités incitent les jeunes à intégrer ces groupes criminels qui peut devenir une attractivité et une solution à leurs yeux. Beaucoup de jeunes se perdent dans la voie de la violence et de l’addiction de drogues, augmentant la puissance des maras vers la population et surtout ver les habitants des communautés marginales et dominées par les maras. C’est dans ces quartiers que la plupart des homicides sont réalisés.
Finalement, habiter un quartier marginal signifie ne pas profiter du droit à la ville acquis comme citoyens de San Salvador. Les conséquences de cette ségrégation socio-spatiale sont visibles dans la reproduction de la pauvreté, les difficultés de fonctionnement de la ville, les inégalités économiques et sociales, et la violence et l’insécurité6. La reproduction du modèle des quartiers résidentiels sécurisés souligne ces inégalités et la présence des communautés marginales. La polarisation urbaine semble visiblement évidente et s’intéresser aux espaces “communs” entre ces deux types d’habitat extrêmement différents, peut soulever des questionnements pour l’avenir de la ville et ces espaces communs, c’est-à-dire, l’espace public.
4 GARCIA SANCHEZ, GONZALEZ TELLEZ, « Ségrégation, communauté et mitoyenneté : les épreuves de la contiguïté à Caracas », Les Annales de la recherche urbaine, n°105, 2008, p.6-15
5 La période pluviale va de mai jusqu’à août, suivie par l’été le reste de l’année.
6 CLICHEVSKY, Nora, « Informalidad y segregación urbana en América Latina. Una aproximación», Serie Medio ambiente y desarrollo n°28, octobre 2000, p. 10
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Image 15 :Toiture d’une maison de la communauté La Cuchilla en face du centre commercial Multiplaza. Source : photo prise le 31/08/2019
Chapitre 3
Un espace public qui ne remplit pas ses fonctions
A - Des espaces publics abandonnés face à l’insécurité
La multiplication des quartiers résidentiels sécurisés dans les villes latino-américaines encourage la privatisation des espaces publics et modifie la définition de citoyenneté, dans la mesure où des inégalités se produisent dans l’accès à certains espaces de la ville1. Ceci augmente les distances sociales entre les différents groupes de la population, ce qui empêche une ambiance conviviale et met en évidence les quartiers marginaux.
Dans le cas de San Salvador, le besoin de s’enfermer face à l’insécurité devient indispensable pour assurer des conditions de vie pacifiques. Tel est le besoin que dans ces dernières années, les riverains de quelques quartiers ouverts, n’ayant pas des « douanes résidentielles2 », s’organisent entre eux pour mettre en place encore plus de barrières. Les processus administratifs pour donner la permission de fermer des rues entières avec des portails et des locaux de sécurité pour des vigiles, deviennent compliqués. Les riverains finissent par installer leur mesures de sécurité de manière informelle et illégale. La pratique de s’enfermer et se protéger au maximum devient un besoin collectif, ainsi que celui de s’organiser en communauté3 . La ville continue à se fermer et les espaces qui restent ouverts et libres, c’està-dire, les espaces publics, restent par être perçus comme du vide dans les intervalles entre différentes constructions closes, ou un lieu de passage ou de transition d’un endroit à un autre. Pour les urbanistes, architectes et designers, espace public veut dire aujourd’hui, du vide entre constructions, qu’il faut remplir de manière adéquate aux objectifs des promoteurs et des autorités...(Delgado, M. 9. 2011)4
Ce qui emmène à poser la question de qu’est ce que l’espace public dans des situations de ségrégation socio-spatiale?
En effet, la ségrégation socio-spatiale se manifeste également dans les espaces fréquentés par chaque groupe social en dehors de leurs lieux de résidence. Dans une ville idéale, ces espaces seraient fréquentés par tous sans importer leurs origines et représenteraient une plateforme pour la production d’interactions sociales entre différents groupes. Cependant, à San Salvador, les espaces publics fréquentés par une personne dépendent du groupe social auquel elle appartient et de la zone où elle-même habite.
1 BAIRES, Sonia, « División social del espacio urbano y emergencia de los barrios cerrados en el Área Metropolitana de San Salvador », L. M. Castro, Antología del pensamiento crítico salvadoreño contemporáneo, CLASCO, 2003, pp.446
2 GARCIA SANCHEZ, GONZALEZ TELLEZ, « Ségrégation, communauté et mitoyenneté : les épreuves de la contiguïté à Caracas », Les Annales de la recherche urbaine, n°105, 2008, p.7
3 BAIRES, Sonia, « División social del espacio urbano y emergencia de los barrios cerrados en el Área Metropolitana de San Salvador », L. M. Castro, Antología del pensamiento crítico salvadoreño contemporáneo, CLASCO, 2003, p.450
4 FERNANDEZ-BERMEJO, Mariela, « El espacio público como elemento de inclusión a través del cambio de paradigma del diseño urbano », La Ciudad Accesible, Revista Científica sobre Accesibilidad Universal, p.83
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Image 16 : Mobilier urbain du Parc Cuscatlán avant sa rénovation. Source : photo partagée par Mayuli Ferrufino et prise le 17/06/2015
Image 17 : Sentiers du Parc Cuscatlán avant sa rénovation. Source : photo partagée par Mayuli Ferrufino et prise le 17/06/2015
À San Salvador, il semble exister deux types d’espaces publics : les espaces publics traditionnels comme les places et parcs, et les centres commerciaux qui depuis quelques années cherchent à remplir les fonctions des espaces publics traditionnels. En effet, comme dans la plupart des autres villes latino-américaines, ces derniers sont abandonnés et dominés par l’insécurité. Les strates sociaux les plus aisés évitent de les fréquenter et se mobilisent surtout dans des lieux surveillés et fermés comme c’est le cas dans les centres commerciaux. Les strates sociaux plus bas, venant des communautés marginales, continuent à utiliser les espaces publics traditionnels même si ceux-ci ont perdu de la qualité au cours des années et sont souvent des lieux d’opportunités pour le crime. Se pose donc la question des causes de l’abandon des vrais espaces publics qui auparavant servaient comme lieu de création de lien social, où tous les groupes sociaux s’identifiaient. Dans quelle mesure, les espaces publics traditionnels sont abandonnés dans le contexte de San Salvador?
De nos jours, les places et parcs de la métropole de San Salvador sont perçus comme des lieux d’opportunités criminelles ou de trafic de drogues. Leur image est devenue négative en raison du manque d’entretien de la part des municipalités. Comme mentionné sur la théorie du CPTED, les espaces publics abandonnés transmettent une image de tolérance vers des activités illégales en vue d’un manque de contrôle et de surveillance. La peur est devenue l’imaginaire urbain le plus significatif à cause de la violence présente dans les espaces publics de San Salvador comme dans ceux de la région de l’Amérique latine5. Ils deviennent le « camp de bataille » des gangs et donc le lieu le plus exposé à la violence.
De plus, il n’existe pas une culture commune de respect et d’usage des espaces publics. Ceci est visible dans les quantités de déchets laissés dans les places, parcs et rues mais aussi dans l’état des infrastructures publiques (bancs, luminaire, poubelles…) (image 16). Différents groupes sociaux exclus de la société se réapproprient l’espace public, comme des Sans Domicile Fixe, des trafiquants de drogues et des ventes informelles. L’abandon de ces espaces donne lieu à du désordre et à l’insécurité. Il devient moins attractif et accueillant pour l’ensemble de la population. Par exemple, dans le cas du Parc Cuscatlán à San Salvador, que nous étudierons le long de ce mémoire, les déchets s’accumulaient dans certaines zones et les cheminements à l’intérieur du parc étaient tellement abandonnés que certains y profitaient même pour donner des cours de conduite.
Dans des villes comme San Salvador avec un contexte de violence, les priorités des mairies se concentrent sur d’autres problématiques que celles de l’entretien ou de la rénovation de l’espace public. Leur regard est surtout tourné vers le contrôle de la violence à travers les institutions de police et gendarmerie. Ainsi, la violence cause des pertes en santé et attention aux blessés par exemple6. Investir dans l’espace public retombe en deuxième place et les autorités politiques finissent par avoir une vision assez limitée dans laquelle un parc, une place, un trottoir, n’ont pas besoin d’une majeure implication de leur part.
5 CARRION, Fernando, BENALCAZAR, Grace, Políticas integrales y convivencia en las ciudades de América Latina : servicios urbanos e inclusión , 2009, p.49
6 Ibid.
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Nous avons remarqué que plusieurs facteurs ont une influence sur l’abandon des espaces publics traditionnels, ce qui pousse à une polarisation entre ces espaces et les centres commerciaux qui cherchent à atteindre le rôle de l’espace public. Cette polarisation fait référence à la ségrégation socio-spatiale clairement présente à San Salvador. La qualité des espaces d’interaction de chaque groupe dépend de la zone dans laquelle ils sont situés7 Dans ce cas, l’espace public ne fonctionne pas selon sa définition initiale. Existent-t-ils d’autres espaces de cohésion entre différents groupes qui ne soient pas la rue au moment de se croiser en transport? Nous parlons d’un manque de vrais opportunités d’échange, dans des espaces fédérateurs de cohésion sociale parmi un contexte de division.
7 Forum « Qué implica experimentar en la ciudad ? Herramientas de colaboracion para construir ciudad » avec la parrticipation de Lorena Ruiz, Ana Longoni et Sofia Bonilla, Facebook du Centre Culturel d’Espagne à La Paz, URL : https://www.facebook.com/309957162357375/ videos/346721783411948
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Image 18 : Déchets dans les sentiers du Parc Cuscatlán à San Salvador avant sa rénovation. Source : photo partagée par Mayuli Ferrufino et prise le 17/06/2015
B - Le centre commercial : une alternative à l’espace public ?
Un intérêt économique dans le développement d’espaces de consommation
En absence d’espaces d’interaction, de vie en société et en sécurité, le centre commercial devient une alternative. Celui-ci est surveillé permettant à la population de s’y rendre en sécurité. Son essor à San Salvador est donc un résultat de l’abandon des espaces publics traditionnels, du contexte d’insécurité et de la société de consommation actuelle qui favorise des opérations d’urbanisme commerciales et privatives plutôt que de rénovation de parcs et places existants en ville. Ces grandes opérations, dans un contexte de ségrégation socio-spatiale, se développent souvent au détriment de l’environnement dans lequel elles sont réalisées, provoquant la gentrification des anciens habitants et la déforestation d’anciens bois. Sans avoir une réelle planification de la ville, des fortes situations de ségrégation se produisent, tel est le cas pour la communauté « La Cuchilla », séparée du centre commercial Multiplaza par l’autoroute Panamericana. Des problématiques se posent concernant ces quartiers populaires jugés indésirables et situés en première ligne des barrières physiques et sociales.
[…] avec la privatisation de plusieurs services et avec le capitalisme généralisé, on a commencé à laisser, de la part des planificateurs et responsables publics, des espaces publics vides de contenu, des grandes esplanades sans intérêt dans lesquelles il n’y aucun attractif, pour qu’on n’ait plus le choix d’aller aux superficies commerciales qui simulent des places et des espaces publics1
La qualité des centres commerciaux et l’offre commerciale dépendent aussi de la zone2 et leurs usagers sont davantage les résidents des quartiers en proximité. À l’échelle de la ville, les centres commerciaux et les services les plus luxueux comme Multiplaza et La Gran Vía se situent au Sud-Ouest en proximité des quartiers résidentiels sécurisés, tandis que des centres commerciaux plus populaires et grands comme Metrocentro et Metrosur se situent vers le Nord-Est. Chaque année, des nouveaux centres commerciaux de différentes tailles sont construits. Les grandes superficies commerciales sont bien appelées « centres commerciaux » et équivalent au même concept des centres commerciaux européens. Mais de plus en plus, des petits et moyens espaces commerciaux sont développés et appelés Plazas3, ce qui peut sembler ironique sachant qu’une place fait partie des espaces publics traditionnels. Ce phénomène est présent dans toutes les villes latino-américaines, même à Medellín qui a eu un grand progrès dans le rôle de l’espace public. Tere García écrivait dans son article pour El País sur l’architecture et l’urbanisme social à Medellín : « Les centres commerciaux ont pris le rôle de l’espace public comme espace de rencontre et de divertissement, excluant de certaine façon à une grande partie de la communauté avec des faibles revenus, à utiliser ces espaces4. »
1 FERNANDEZ-BERMEJO, Mariela, « El espacio público como elemento de inclusión a través del cambio de paradigma del diseño urbano », La Ciudad Accesible, Revista Científica sobre Accesibilidad Universal, p.79
2 BAIRES, Sonia, « División social del espacio urbano y emergencia de los barrios cerrados en el Área Metropolitana de San Salvador », L. M. Castro, Antología del pensamiento crítico salvadoreño contemporáneo, CLASCO, 2003, p.448
3 Place en espagnol
4 GARCIA, Tere, « Medellín: Arquitectura y urbanismo como herramientas para el desarrollo social »
El País, 31 juillet 2015, URL: https://elpais.com/elpais/2015/07/31/seres_urbanos/1438322400_143832. html
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Aujourd’hui, les plazas et centres commerciaux, accueillent de plus en plus des restaurants, cafés et bars, répondant au besoin d’interactions sociales. Ils sont devenus des espaces de rencontre avant que des espaces de consommation matérielle. Pour une famille à San Salvador, aller au centre commercial peut correspondre à la sortie familiale du weekend. Et pour des jeunes, aller dans un restaurant, cinéma ou bar situé dans une des Plazas, par exemple, peut correspondre à une sortie entre amis. Le marketing des centres commerciaux fait aussi partie du jeu de rôle d’espace public, en développant des concepts de convivialité au
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Image 19 : Centre commercial Multiplaza à San Salvador. Source : site web de Multiplaza au Salvador, dernière mise à jour en 2021
Image 20 : Annonce publicitaire de Las Terrazas à Multiplaza. Source : site web de Multiplaza au Salvador, dernière mise à jour en 2021
C – Le centre commercial comme un espace de mixité?
Le centre commercial devient une alternative sécurisée et exclusive pourtant, il représente une contrariété au rôle de cohésion sociale de l’espace public originellement. Il s’agit d’un espace stéréotypé où pas toute la population n’est réellement bienvenue. Les habitants des zones marginales ayant une image négative sont catégorisés comme des intrus ou un danger, comme conséquence d’habiter dans des zones dangereuses souvent dominées par les gangs. Dans un centre commercial il peut y avoir même un agent de surveillance par magasin dépendant de la taille du centre commercial, et de son design, s’il est assez fermé ou pas. Également que pour les quartiers résidentiels ou bureaux, les centres commerciaux sont conçus de manière à devenir des sortes de fortifications contre le possible danger extérieur. Le design vise à placer une réelle barrière physique et sinon une barrière invisible représentée par les agents de sécurité qui surveillent constamment. Il s’agit d’un design favorisant l’exclusion des “indésirables”.
Dans les centres commerciaux de San Salvador il n’existe pas l’anonimat social1, c’està-dire, le fait de ne pas être reconnu comme un membre d’une catégorie sociale particulière et de faire partie d’une diversité sociale. Pour s’identifier dans un centre commercial à San Salvador, il faut correspondre à un groupe social accepté. Les personnes sont préjugées selon leur physique, leur langage corporal et surtout leur vestimentaire. De plus, étant donné que ces espaces sont fréquentés par les membres d’un même groupe social, il est probable de retrouver quelqu’un du même entourage. García Sánchez et González Tellez mentionnent dans leur écrit: « La reconnaissance des individus et de leurs activités opère ainsi comme le marqueur anthropologique et instrumental de l’accessibilité au territoire2. » Cela est vrai à Caracas, comme à San Salvador. Une personne habillée de manière inappliquée et avec des tatouages ressemblant à ceux des gangs sera préjugée et surveillée davantage qu’une personne bien habillée et coiffée avec un grand sac à main. De même, un centre commercial peut paraître un lieu froid pour une personne qui ne s’identifie pas avec celui-ci, ni avec les personnes qui le fréquentent. Ces facteurs donnent lieu à une discrimination et exclusion sociale qui se traduisent dans une carence de diversité et de liberté.
L’exemple de la communauté La « Cuchilla » à côté de Multiplaza est un bon exemple de ce cette exclusion. Cette communauté marginale ne se sent pas la bienvenue dans des espaces comme Multiplaza, même s’il s’agit du centre commercial à proximité. En vue de tous les nouveaux projets innovants qui sont réalisés dans les alentours de La Cuchilla, certains promoteurs et investisseurs préféreraient reloger les habitants de cette communauté. Non seulement pour prendre possession du territoire dans lequel sont construites leurs fragiles maisons, mais aussi pour changer l’environnement et l’esthétique de la zone. Créer une image positive, visuellement agréable et sécurisée de ce territoire, dans lequel aujourd’hui existe un contraste entre les maisons autoconstruites en plaques d’aluminium, et les bâtiments de Multiplaza faits par l’architecte mexicain, Ricardo Legorreta, reconnu mondialement.
1 FERNANDEZ-BERMEJO, Mariela, « El espacio público como elemento de inclusión a través del cambio de paradigma del diseño urbano » La Ciudad Accesible. Revista Científica sobre Accesibilidad Universal, p.83
2 GARCIA SANCHEZ, GONZALEZ TELLEZ, « Ségrégation, communauté et mitoyenneté : les épreuves de la contiguïté à Caracas », Les Annales de la recherche urbaine, n°105, 2008, p.10
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Les préjugements et les contrôles sociaux visuels réalisés dans ces espaces empêche les centres commerciaux de remplir les compétences de l’espace public et fait ressortir les divisions sociales existantes. Le centre commercial ne remplit pas le rôle d’un espace public traditionnel dans son intégralité mais dans ce contexte, il le remplace dans son rôle de divertissement et de rencontre d’un groupe social en particulier.
Finalement, les centres commerciaux font partie des espaces qui soulignent et multiplient les effets de la ségrégation socio-spatiale et donc de l’exclusion sociale. À San Salvador, l’espace public est aussi divisé ce qui favorise l’exclusion sociale de certains groupes.
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PARTIE II
PARIER SUR L’ESPACE PUBLIC COMME OUTIL DE TRANSFORMATION SOCIALE ET URBAINE: LA RENOVATION DU PARC CUSCATLAN
Chapitre 1
Mener un projet de grande ampleur dans un pays en développement. Un projet utopique?
A - Un projet initiateur de la transformation du centre ville: plan général du Parc Cuscatlan
L’initiative de rénover le Parc Cuscatlán est apparue quelques années après quelques interventions réalisées dans des espaces publics de la capitale : la rénovation de la place du Salvador del Mundo, monument national ; la création du Parc Naturel Bicentenario, qui auparavant été une zone boisée fermée ; et les débuts de la rénovation du Centre Historique de San Salvador. Le Parc Cuscatlán est situé stratégiquement dans la ville, aligné par l’avenue Roosevelt, d’un côté avec la place du Salvador del Mundo et de l’autre avec le Centre Historique. L’avenue Roosevelt représente la colonne vertébrale de San Salvador en termes de mobilité et de planification urbaine. C’est pourquoi, la rénovation du Parc Cuscatlán semble être une continuité nécessaire pour le développement des espaces publics de la capitale, avec l’objectif de favoriser la cohésion sociale et l’attractivité de San Salvador à long terme.
Depuis ses origines, le projet du Parc Cuscatlán semble être une opportunité pour le déclenchement d’une réorganisation spatiale de San Salvador avec le but d’avoir un impact positif dans des problématiques comme l’accessibilité, l’insécurité, l’éducation par la culture et les sports et la convivialité dans une société aujourd’hui polarisée. Ce projet fut le fruit d’une alliance publique et privée entre des associations, la mairie, des concepteurs d’espaces locaux et un architecte et urbaniste colombien appelé Felipe Uribe Bedout. Il a participé dans la transformation de la ville de Medellín avec des projets comme la Bibliothèque EDM et le Parc des Pieds Nus. Son expérience sur des contextes de ségrégation socio-spatiale et d’insécurité s’est traduite dans un plan directeur de la ville, avec le Parc Cuscatlán situé au centre. Lors d’un entretien avec Mayuli Ferrufino, qui a participé à l’organisation de cette initiative de la part de l’association Glasswing International, elle raconte l’importance de l’implication de l’architecte Uribe. Elle-même et d’autres acteurs du projet ont réalisé un voyage à Medellín et elle raconte que c’est à ce moment là qu’ils ont assimilé que « des projets d’infrastructures peuvent changer une ville mais il n’y a pas de projets d’infrastructure qui fonctionnent sans un projet social derrière1.» Ceci a permis de créer une vision plus globale du parc et de l’impact que celui-ci peut avoir dans la ville et sa société. C’est à partir de cette collaboration que la vision du Parc avec l’objectif de devenir un espace public vecteur d’une cohésion sociale presque inexistante est apparue. De même, Eva Hinds, architecte salvadorienne, raconte que Uribe réalise des projets au Salvador depuis une dizaine d’années et que son but est d’analyser le site à une échelle plus globale pour trouver des connections urbaines futures possibles tout en ayant un intérêt social et environnemental2
1 Entretien avec Mayuli Ferrufino, 04/11/2020
2 Entretien avec Eva Hinds, 08/12/2020
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Image 21 : Vue aérienne de San Salvador et Santa Tecla. Encerclé : Site du Parc Cuscatlán. Source : Google Maps, 2021
Mejicanos
San Salvador
San Marcos
Santa Tecla
Image 22 : Vue aérienne du site du Parc Cuscatlán. Source : Google Maps, 2021
Quartier Flor Blanca
Parc Cuscatlán
Centre historique