La nature au quotidien. Le cas de la métropole de Tokyo et de ses habitants

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La nature au quotidien

Le cas de la métropole de Tokyo et de ses habitants.

Sous la direction de :

Équipe enseignante du séminaire « Repenser la métropolisation, construire un monde en transition » : Julie Ambal, Aurélie Couture, Xavier Guillot, Fabien Reix, Omar Rais, Delphine Willis.

La nature au quotidien

Le cas de la métropole de Tokyo et de ses habitants.

Elise Lartigue

Mémoire de Master - Séminaire « Repenser la métropolisation, construire un monde en transition »

Sous la direction de Julie Ambal, Aurélie Couture, Xavier Guillot, Fabien Reix, Omar Rais, Delphine Willis.

École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Bordeaux

Juin 2020

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REMERCIEMENTS

Je souhaiterai tout d'abord remercier l'équipe enseignante du séminaire « Repenser la métropolisation, construire un monde en transition », Julie Ambal, Aurélie Couture, Omar Rais, et particulièrement Xavier Guillot, qui m'ont accompagné, conseillé et encouragé le long de cet exercice de mémoire.

Merci à tous les tokyoïtes bienveillants et sincères, qui ont répondu à mes demandes d'entretiens et à mes interrogations, durant une période difficile de confinement. Je tiens à remercier plus particulièrement les neuf personnes : Simon, Kazuko, Yumiko, Kohei, Kana, Yo, Shin, Yoko et Mamié, qui ont prit de leur temps pour répondre à mes entretiens depuis l'autre bout du monde.

Je remercie mes proches, français, japonais, pour leurs conseils, leurs relectures, leurs soutiens. Merci à l'ensemble des personnes ayant contribué de près ou de loin, au développement de ce travail. Merci à ma grand-mère japonaise qui m'a tant appris de sa culture, rendant ce mémoire un peu plus authentique.

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REMERCIEMENTS

SOMMAIRE
INTRODUCTION PARTIE I : LA CULTURE JAPONAISE ET SON MILIEU VIVANT Chapitre 1 : Nature sacrée 1.1. Une ressource, un danger 1.2. La croyance en la nature 1.3. Nature divertissante Chapitre 2 : L’art du jardin japonais
Nature contemplative 2.2. Habitat et jardin Chapitre 3 : Nature construite 3.1. La nature au même plan que l’humain 3.2. Nature sauvage et artificielle 3.3. La culture de l’éphémère 3.3.1. Shokou-mujou. 3.3.2. Mono no aware 03 07 17 17 17 18 25 29 30 34 40 40 42 43 43 44 04
2.1.

PARTIE II : LA NATURE DANS TOKYO.

Chapitre 4 : Les identités naturelles de Tokyo

4.1.

hypercentre
Un
végétalisé
4.2. Eau précieuse
métropole
Les arbres, symboles d’une
La nature en miniature
La communauté pour la nature Chapitre 6 : Réponses habitantes
Les rues japonaises, un lieu d'expression ? 6.1.1. L’amour du végétal 6.1.2. Jardins urbains 6.2. Habitat et nature, du fuurin au dual life 6.2.1. Un appel aux sens 6.2.2. La double vie, un éloignement urbain nécessaire ? CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE ENTRETIENS 05 48 48 48 52 55 57 57 61 64 66 66 66 69 73 73 76 79 82 87
4.3. Le danger de la vie urbaine Chapitre 5 : Les défis de la
5.1.
culture 5.2.
5.3.
6.1.

INTRODUCTION

Premiers constats et interrogations

Lorsque l’on pense à la ville de Tokyo, quelle image vient en premier ? Celle d’une capitale hyperactive, ou la concentration d’humains et d’édifices surchauffe les voies souterraines, terrestres et surélevées ? Dans l’imaginaire collectif, la mégalopole japonaise est représentée par le célèbre croisement de Shibuya, où tous les jours des millions d’individus traversent de chaque côté. La ville est ainsi perçue comme minérale, dense, surchargée. Cependant en quinze ans de vie au sein de toutes ces activités, je ne me suis étrangement jamais sentie coupée de la nature. Pourtant, son manque commence à créer de grands problèmes ; le nombre de jours dans l’année où la température atteint ou dépasse les trente degrés et plus y a doublé au cours des quarante dernières années1. La ville a créé son propre climat dû à un environnement minéral. L’humidité variant entre 70 et 90% durant les mois où il fait le plus chaud de l’année, rend très vite cette chaleur insupportable. La nécessité de repenser la ville est urgente, et le manque d’espace naturel se fait ressentir. Mais comment sommes-nous arrivées à ce point ?

Le Japon et sa nature, un comportement contrasté

Dans la culture japonaise, nous portons une affection particulière à la nature, c’est l’image qui ressort des arts japonais traditionnels. Ce regard porté envers son milieu propre à cette culture, est un sujet qui intéresse de nombreux scientifiques, qu’ils soient japonais ou étrangers. On remarque particulièrement un intérêt porté aux quatre saisons, très distinctes dues à la position géographique et au climat spécifique du pays. Avant 1872, les japonais rythmaient leurs vies en fonction des saisons, découpées en vint quatre sekki 節気, qui eux même étaient découpées de soixante-douze kou 候, qui sont des périodes nommées selon un évènement spécifique lié à un certain moment de l’année2 Ce séquençage permettait notamment aux agriculteurs et riziculteurs de se repérer durant leurs activités. Cette sensibilité a permis le développement d’un vocabulaire riche lié aux saisons, que l’on retrouve dans l’art du haïku, qui sont des poèmes japonais brefs comportant à chaque fois un terme lié a une saison, appelés kigo 季語. Cet art est particulièrement témoin de cet intérêt fort pour la nature, liant fréquemment un instant d’une saison à un sentiment, une émotion.

赤蜻蛉 筑波に雲も なかりけり3

La libellule rouge Les nuages sur (le mont) Tsukuba Il n’y en a pas

1 HAGAN, Susannah, Ecological Urbanism : the nature of the city, New-York, Routledge, 2015.

2 SHIRAI, Akehiro, ARUGA, Kazuhiro. 日本の七十二候を楽しむ (Traduction de l’autrice : Profiter des 72 temps du Japon), Toho Publishing, Tokyo, 2012.

3 MASAOKA Shiki, Kanzanrakuboku, 1894.

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Le mot de saison dans ce haiku est la libellule rouge, un des symboles de l’automne. Ce poème écrit par Shiki Masaoka en 1894 construit ici en quelques mots, un paysage typique de cette saison avec un ciel dégagé, laissant les couleurs du ciel, du mont et de la libellule dominer le paysage contemplé par l’artiste. Ici selon l’interprétation de la dernière phrase « Il n’y en a pas », on peut voir le poète simplement touché par cette vision, ou bien y voir le témoignage d’une certaine tristesse due à un manque. La structure simple et rapide à comprendre fait que dans toutes les catégories sociales et à tous les âges, l’art du haïku est apprécié et pratiqué. Ils ont été popularisés durant l’ère d’Edo, ce qui reflète donc une civilisation en harmonie avec son milieu vivant, comme le montrent également les estampes réalisées durant cette période.

La ville d’Edo était particulièrement proche de son milieu. En effet, c’était la première des cités écologiques. Pour cause, durant deux cents ans, le Japon connait une fermeture quasi-totale de ses frontières refusant les échanges commerciaux avec les pays appartenant à la religion chrétienne. Il n’autorise que certains échanges avec la Chine, la Corée, puis la Hollande, cette dernière de manière plus restreinte. Cette période s’appelle le Sakoku 鎖国 (1639 - 1854). Le Japon et donc Edo, étaient quasiment auto-suffisants. C’est en 1853 que les bateaux de Matthew Perry venant d’Amérique débarquent sur la cote japonaise, entraînant la fin de la période de Sakoku. Edo change de nom et devient Tokyo en 1863. En 1939, le gouvernement de la ville ainsi que ses municipalités présentent un projet de ceinture verte entourant la ville avec le palais impérial au centre, constitué de parcs et d’espaces ouverts. Les plans d’implantation ont été étudiés même durant la Seconde Guerre Mondiale, dans le cadre d’un projet de défense aérienne, ainsi qu’en 1947, durant le plan de réhabilitation après-guerre. Certains espaces comme le parc de Kasai Rinkai, situé au Sud de Tokyo au niveau de sa baie, ont été réalisés1

Cependant, la défaite du Japon lors de la Seconde Guerre Mondiale modifie les priorités du gouvernement, qui se voit abandonner les projets déjà prévus pour le futur développement de la ville. L’objectif premier devient le redressement économique. La ville priorise ses développements industriels et technologiques, et intègre très vite les nouvelles connaissances venues depuis le monde extérieur. Son relèvement rapide permet au pays de trouver sa place sur la scène internationale.

La capitale japonaise procède alors à une urbanisation accélérée durant sa reconstruction. Elle part de zéro car la ville a été complètement rasée par les bombardements. C’est alors qu’elle n’hésite pas à goudronner ses sols, raser ses monts, combler ses rivières… tout cela avec une rapidité impressionnante. Elle envisage même de combler sa baie, sur lequel la ville s’étend de plus en plus. La baie de Tokyo devient un espace d’expression pour les différents visionnaires, qui y projettent

1 YOKOHARI Makoto, AMATI Marco, Nature in the city, city in the nature: case studies of the restauration of urban nature in Tokyo, Japan and Toronto, Canada. Tokyo, International Consortium of Landscape and Ecological Engineering and Springer-Verlag, 2005.

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URL : https://jp.japanese-finearts.com/item/list2/ A1-93-372-06/Hiroshige/One-Hundred-Famous-Views-of-Edo-Ichigaya-Hachiman-Shrine

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Image 1 : UTAGAWA Hiroshige, 1858, Estampe datant de l’ère d’Edo (Ukiyo-e), représentant le quartier d’ichigaya et son temple Kamegaoka-Hachimangu.

leurs projets pour la ville future. C’est le cas pour le projet 1960 de Kenzo Tange par exemple, un des architectes phares du mouvement Métaboliste. Encore aujourd’hui, certains projets phares dans le développement urbain se trouvent au niveau de la baie de Tokyo. En tout cas, la ville ne reconnait plus sa baie et lui tourne le dos.

Après un tel sabotage du milieu vivant, pouvons-nous encore considérer que les japonais respectent leur milieu vivant ? En 1986, le géographe, orientaliste et philosophe Augustin Berque se questionne, « Comment donc un pays ou, tout au long de l’histoire, et aujourd’hui encore, l’homme n’a cessé de chanter les beautés de la nature et de faire preuve d’une sensibilité extraordinaire aux moindres variations du milieu, comment un tel pays a-t-il pu, dans les années soixante, devenir le plus pollué de la planète ?1 »

Vers une nouvelle pensée de la ville ?

Ainsi, la mégalopole de Tokyo est devenue celle qu’on connait. L’éloignement de la nature et l’urbanisation excessive influent petit à petit les habitants. Le film Nausicaä de la Vallée du Vent, réalisé par Hayao Miyazaki, apparu pour la première fois sur les écrans en 1984 délivre un message d’alerte. Il critique la société moderne et le mouvement de domination qui anime les humains à tenter de contrôler la nature, agissements qui causeront, selon ce qui ressort du long-métrage, la perte de l’humanité. Nausicaä demande à retrouver un équilibre entre le monde de l’humain et celui de la nature2

En parallèle, Tokyo continue à se développer pour se démarquer sur la scène internationale. Les enjeux évoluent, et la ville tente de répondre aux nouvelles problématiques auxquels la société doit se confronter. L’idée d’une ville uniquement industrielle parait obsolète, et la tendance tend vers la ville écologique. La capitale fait directement face à ce type de problématique, puisque comme dit précédemment, elle subit les effets du réchauffement climatique accélérée à cause d’une densification et d'une minéralisation élevée. Petit à petit, les gratte-ciels de taille moyenne se font remplacer par des « super gratte-ciels », et la densité au centre de la ville ne cesse d’augmenter. Cette urbanisation excessive a pour conséquence des formations d’« îlots de chaleur » et cause une hausse de la température moyenne au sein de la ville, de trois degrés en cent ans. Le besoin d’abaisser ces chiffres est urgent. Cependant, comment devenir une ville plus verte avec si peu d’espace exploitable ?

En mars 2001, le gouverneur de Tokyo propose au gouvernement son projet : Five-Year, Ten Trillion Yen Project for Urgent Revitalization of the Greater Tokyo Area (Cinq ans, Projet de dix trillons de yens pour la revitalisation urgente de la grande zone de Tokyo)3. Il y présente son projet de devenir une Super Eco Town, une ville « super écologique ». De

1 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. p.203.

2 Nausicaa de la Vallée du Vent. (Hayao Miyazaki) 1984.

3 BUREAU OF ENVIRONMENT, «Tokyo Super Eco Town Project», Tokyo Metropolitain Governement.. URL : https://www.kankyo.metro.tokyo.lg.jp/en/waste/eco.html

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metro.tokyo.lg.jp/en/waste/eco.files/Super_Eco_Town_Project_Outline.pdf

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Image 2 : DIGITAL GLOBE, 2009, Affiche pour le projet de Tokyo Super Eco Town. Il présente les deux espaces sur la baie de Tokyo dédiés au recyclage des déchets de la ville. URL : https://www.kankyo.

nombreux objectifs sont lancées, comme celui de devenir une ville auto-suffisante, ou encore avec un taux maximum de recyclage. En 2010, la mégalopole parvient à recycler 25% de ses déchets, contre 6% à Paris et 15% à New-York1 Dans cette continuité, la ville propose un projet : le Ryokuka Keikaku 緑化計画 (projet de re-végétalisation). Il a pour but de ramener de la verdure au sein de la ville afin de atténuer la hausse des températures. Il oblige tous les projets d’une certaine ampleur à avoir une certaine superficie d’espaces végétalisés. Le pourcentage varie en fonction du quartier, qui possède ses propres réglementations.

C’est durant ces nouvelles réflexions que les catastrophes du 11 mars 2011 ont lieu. Les séismes ainsi que les tsunamis qui ont suivi, provoquent le décès de plus de quinze mille personnes, la destruction d’une partie des habitations du Nord-Est (Tohoku), mais également l’explosion de deux réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima. Ce tragique évènement marque profondément la conscience collective qui jusque-là occultait le fait que malgré tout, la nature est plus puissante que l'humain. Tokyo se retrouve confronté à son plus grand défaut ; sa fragilité, causée par la concentration de tous ses centres de pouvoir. La capitale la plus peuplée du monde, aurait peutêtre dû se faire évacuer. Ce scénario cauchemardesque qui aurait pu être fatal pour le pays, a pu être évité2. Cependant beaucoup d’entre nous restent traumatisées par ces événements tragiques, ayant mis en avant divers problématiques majeurs.

Les réflexions sur les formes de la ville de demain deviennent encore plus importantes aux yeux de certains individus. C’est le cas notamment de l'architecte Toyo Ito, qui passa une grande partie de sa vie concentré sur la capitale japonaise en y voyant de la nouveauté, de la modernité. La ville de l’avenir qui lui permettrait de réaliser ses rêves. Au fur et à mesure, il ne ressentait plus d’attirance envers cette dernière, et c’est en visitant les zones sinistrées pour leur reconstruction qu’il retrouve dans la campagne une forte inspiration dans sa vision d’avenir.

La richesse qu’a perdue Tokyo existe toujours dans le Tohoku. De quelle richesse s’agit-il ? De celle d’un monde dans lequel l’homme et la nature ne font qu’un. Les gens ici sont encore heureux de vivre des bienfaits de la nature. C’est pourquoi même lorsqu’ils sont victimes de sa violence, ils n’éprouvent aucune rancœur et gardent confiance en elle. La preuve en est que, malgré les tsunamis successifs, ils souhaitent retourner vivre au bord de la mer3.

Après le 11 mars, Tokyo revoit tous ses projets à la hausse. Alors, est-ce une motivation politique, due à la décision peu de temps après à l’accueil des Jeux Olympiques et Paralympiques de 2020 (décalés aujourd’hui en 2021), ou bien à une réelle prise de conscience ? Les projets réservés pour le futur de la ville sont-ils seulement issus d’une conscience écologique ? N’est-il pas nécessaire de comprendre comment nous

1 Naturopolis - Tokyo. (Bernard Guerrini) 2013.

2 KAN NAOTO, « 想像した最悪のセナリオ». (Traduction de l’autrice : La pire situation imaginée). Gentosha plus, URL : https://www.gentosha.jp/article/15076/

3 ITO, Toyo, L’architecture du jour d’après, Tokyo, Shueisha Inc., 2012. Traduit du français par Myriam Dartois-Ako et Corinne Quentin. p.15.

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percevons notre milieu pour pouvoir le transposer dans notre environnement urbain ?

En tout cas, retrouver de la nature dans une mégalopole comme celle de Tokyo n'est pas évident. De quelle manière le faire ? La capitale japonaise doit à tout prix comprendre comment sont vécus les espaces d’aujourd’hui par ses habitants, afin de pouvoir réfléchir à la meilleure manière de modifier son tissu urbain et intégrer les nouveaux espaces qui viendraient apporter de la nature. Mais tout d’abord, il est important de savoir comment est perçu le territoire japonais par ses habitants.

Il est difficile de dire, dans un monde où les effets de la mondialisation sont omniprésents, que la société d’aujourd’hui reste imperméable à toute influence extérieure au niveau de la réflexion, de la philosophie ou de la perception de la nature. Je reste positive à l’idée que le mélange des cultures favorise l’évolution des idées vers le meilleur. Cependant il reste nécessaire d’approfondir ses connaissances sur le passé de sa propre culture, pour connaitre véritablement les raisons d’être des espaces qui entourent et composent notre quotidien. J’écris ce mémoire pour pouvoir reprendre ce qu’il y a de positif dans la réflexion sur les formes de notre milieu naturel qui nous entourent, cette fois spécifiquement japonaise, culture dans laquelle je suis plongée depuis ma naissance.

Les dispositifs de recherche

Le mémoire va donc porter sur les formes de manifestations du milieu vivant japonais au sein de la ville, puis de leur appropriation et perception par les habitants. Une étude sur la vision des japonais sur leur environnement naturel le long de l’histoire, jusqu’à aujourd’hui, est documentée par diverses sources, japonaises, françaises, anglaises et américaines. Les sources proviennent d’ouvrages, d’articles sur internet et également d’enregistrements radios. Les textes traduits en français par l’autrice seront indiqués.

Ensuite, des échanges avec une dizaine d’habitants de la ville de Tokyo ont été effectués. Le cadre d’étude se limite aux vingt-trois arrondissements spéciaux de Tokyo, appelées ku 区. Ces derniers composaient autrefois la ville de Tokyo, qui n’existe plus en tant qu’entité administrative depuis 1943. Aujourd’hui, on parle plutôt de la préfecture métropolitaine de Tokyo, Tokyo-to 東京都1. Les vingt-trois ku sont donc considérés comme étant le centre de la métropole. Chaque ku constitue une municipalité urbaine. Le développement de chaque ku se retrouve donc assez spécifique, même si des réglementations communes existent. Les différents tokyoïtes ayant témoignés habitent de part et d’autre de ce centre, et nous montrerons une vision plus globale des divers espaces qui se sont développés différemment. Les questions s’orientent vers la perception que les habitants ont sur la nature qu’ils trouvent au sein de Tokyo, ainsi que sur la manière dont ils interagissent avec. L’objectif est d’en tirer les envies de chacun pour le développement d’espaces naturels dans Tokyo.

1 TOKYO METROPOLITAN ARCHIVES, «

de l’autrice : Histoire des 23 ku de Tokyo). Tokyo Metropolitan Government. URL : https://www.soumu. metro.tokyo.lg.jp/01soumu/archives/0714tokyo_ku.htm

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大東京35区物語〜15区から23区へ〜東京23区の歴史 » (Traduction

Le plan du mémoire

En première partie, le mémoire portera sur des études sur la culture japonaise et de sa relation singulière avec son milieu. Comment les japonais perçoivent leur nature ? Cela permettrait de mettre en lumière les divers procédés intellectuels qui ont précédés le rapport de la ville avec son milieu. Elle permettrait également de comprendre les différentes formes que prennent les manifestations de la nature au sein du quotidien des japonais, les raisons de leurs présences ou de leur absences. Les origines proviennent d’une longue histoire, d’un peuple ayant bâti sa civilisation entre monts et mers, ayant vécu avec sa nature particulière. Cette partie veut porter un regard rétrospectif sur les rapports entre la nature et la civilisation japonaise, par plusieurs dimensions : spirituelle, historique, et philosophique. C’est alors que la notion de nature doit être définie afin d’effectuer cette étude. Pour la définir, nous pourrions dire que la nature, ce sont l'ensemble des paysages et des éléments composant le monde et la Terre, qui n'ont pas été altéré par l’être humain. C'est une définition qui fonctionne si nous prenons les critères l'influence humaine. Augustin Berque part de cette définition et distingue le domaine de la culture (l’écoumène, qui signifie l'espace habité par l'humain), et le domaine de la nature (l'érème, espaces sauvages et inhabités)1. Durant les chapitres, nous pourrons voir en quoi le terme possède des nuances différentes dans la culture japonaise.

Ensuite, la seconde partie portera sur l’étude des formes contemporaines de la nature au sein de la métropole de Tokyo, qui seraient le résultat de l’évolution de la relation entre nature et culture japonaise, dans le cadre de la mondialisation. Cette partie sera accompagnée de témoignages des habitants vivants dans le centre de Tokyo, les vingt-trois ku. Tout d’abord nous traiterons des divers espaces et éléments naturels marquants de la ville, qui se développent autour de l’hypercentre. Cette partie mettra en avant le développement de la ville et par conséquent de ses espaces de végétalisation, relevant alors des problématiques importantes afin de faire avancer la réflexion. Ensuite, nous verrons les nouvelles formes de la nature, pensées par la métropole, particulièrement pour ses quartiers résidentiels. Nous pourrons voir ce que provoque ces aménagements puis analyser les critiques qui en découlent. Enfin, la dernière partie mettra en avant les initiatives habitantes, mettant en avant les réflexions propres des tokyoïtes face à leur nature, face à l’image de l’avenir de leur ville.

1 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. p.67

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Image 3 : TOKYO MAPS.COM, date inconnue. Le plan représente les vingt-trois arrondissements spéciaux de la métropole de Tokyo, qui sont le cadre d’étude de ce mémoire. URL : http://www.tokyomap.com/

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PARTIE I : LA CULTURE JAPONAISE ET SON RAPPORT A LA NATURE

Chapitre 1 : Nature sacrée

1.1. Une ressource, un danger.

Tout d’abord, il est important de rappeler les particularités du milieu vivant japonais, pour pouvoir étudier puis justifier les comportements de la population japonaise face à son milieu, puis face à la nature. En effet, selon Augustin Berque, le climat japonais est le « matériau brut à partir de quoi s’est élaboré le sentiment des saisons du peuple japonais1 ».

Le Japon est un archipel volcanique se situant sur la ceinture de feu du Pacifique. Son île est constituée au centre essentiellement de volcans, le plus connu mondialement étant le Mont Fuji, toujours actif à ce jour. Les paysages sont donc très montagneux. Coincés entre monts et mers, les japonais installent leurs civilisations le long de ses côtes. La position géographique et le climat varié favorisent la riziculture. A la fin de l’été survient la période des typhons. Leurs arrivées chaque année garantissent aux riziculteurs une bonne récolte, cependant présentent également une crainte. Selon leur violence ils peuvent être fatals. Encore aujourd’hui les typhons sont une grande crainte : le typhon Hagibis apparaît le 6 octobre 2019. Il touche le Japon six jours plus tard, et cause la mort d’au moins cent quatre personnes, et provoque des dommages matériels importants, selon les chiffres du 10 avril 20202. C'est le premier typhon depuis 1977 à être considéré si grave qu’il fut nommé par le gouvernement japonais, afin de mieux transmettre la catastrophe aux futures générations. Le typhon Reiwa gantan higashi nihon taifuu

causa l’endommagement de plus de mille logements, puis l’inondation de plus de dix mille logements3.

La nature, c’est donc à la fois une ressource précieuse, et dans le même temps un grand danger. Chaque élément remarquable composant le paysage naturel japonais présente un véritable risque. Les volcans offrent aux habitants un paysage magnifique mais peuvent détruire leurs alentours par une simple éruption. La mer offre d’innombrables ressources nutritives, mais peut provoquer des tsunamis. Même le sol peut devenir une source d’inquiétude. Les séismes sont rarement destructeurs, mais très fréquents.

1 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. p.203.

2 FIRE AND DISASTER MANAGEMENT AGENCY, « 令和元年東日本台風及び前線による大雨による 被害 及び消防機関等の対応状況 » (traduction de l'autrice : La situation des dommages et les réactions des pompiers face au typhon et aux grosses pluies de la première année de l’ère Reiwa), 10 avril 2020. URL : https://www.fdma.go.jp/disaster/info/items/taihuu19gou66.pdf

3 Auteur inconnu, « 台風19号は「令和元年東日本台風」43年ぶりに命名 » (traduction de l’autrice : Le nom du 19eme typhon est Reiwa gantan higashi nihon taifuu, on donne un nom après 43 ans) The Asahi Shimbun Company, le 19 février 2020, URL : https://www.asahi.com/articles/ASN2M65F5N2MUTIL034. html

令和元旦東日本台風
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Lorsque nous avons l’habitude de vivre dans un pays où le sol est habituellement inerte, nous le percevons comme une valeur sure, quelque chose qui ne trahira jamais sa fonction fondamentale : être stable. Cependant le sol japonais tremble fréquemment (durant l’année 2019, 1564 séismes de plus de 1 sur l’échelle de Shindo ont eu lieu dont six ont causé des dégâts matériels1 Dès l’école primaire, les enfants sont entraînés à se réfugier sous les tables dès les premières secousses ressenties. Les séismes en particulier, font partie du quotidien. Ils rappellent fréquemment qu’en seulement un instant, d’une minute à l’autre, si la nature le décide, il est possible de tout perdre. Terada Torahiko, dans La vision des japonais sur leur milieu, partage son avis sur l’impact de ces conditions environnementales sur la perception de la nature, pour lui, « Il ne semble pas étrange de dire qu’entre les peuples faisant fréquemment l’expérience de sentir le sol trembler sous leurs pieds, et les peuples qui n’en font pas l’expérience, il s’est créé une grande différence au niveau de leur perception envers la nature2. »

Tandis qu’en Occident, les sciences se développaient motivées par l’envie de contrôler le pouvoir de la nature, il est probable que dans les civilisations qui subissaient d’aussi grosses catastrophes, le sentiment d’impuissance écrasant faisait perdre ne seraitce qu’un début de réflexion visant à dominer cet adversaire paraissant invincible. Cette peur ainsi que cette admiration envers l’existence d’une puissance supérieure, justifient probablement le développement de la civilisation japonaise autour d’une manière de penser sacralisant son milieu vivant.

1.2. La croyance en la nature

Il n’est donc pas étonnant que le rapport que possédaient les japonais avec leur milieu ait abouti à une spiritualité possédant un lien très fort avec la nature.

Pourtant, dans le langage japonais ancien, il n’existait pas de terme désignant la nature jusqu’à l’arrivée de la langue chinoise. En effet la nature n’était pas considérée comme un simple objet environnant, mais était vu comme un être possédant une vie, une âme. Il y avait des termes désignant les éléments comme le rocher, la montagne, la rivière, la mer… mais autrement, ce qui était utilisé pour désigner l’ensemble relevait de la notion de la vie, inochi 命. Cette notion regroupe tout ce qui relève des choses de l’existence, la dimension matérielle, naturelle et spirituelle.

Dans chaque phénomène naturel, il y a de la vie. Pour le vent il y a la vie du vent. Pour l’eau il y a la vie de l’eau. Pour le feu aussi il y a la vie du feu. Cela relève de la même chose que de penser que pour le vent il y a le kami du vent, pour l’eau il y a le kami de l’eau, pour le feu il y a le kami du feu. C’est cela que veut dire avoir les

1 JAPAN METEOROGICAL AGENCY, «平成31年/令和元年(2019年)の地震活動について» (traduction de l’autrice : Activités sismiques de l’année 2019), 2019. URL : http://www.jma.go.jp/jma/ press/2001/14a/1912jishin2019.pdf

2 TERADA, Torahiko, 日本人の自然観 (Traduction de l’autrice : La vision de la nature des japonais), Toyo Shichou, 1935.

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mêmes notions dans les termes inochi 命 et kami 神1 .

C’est ainsi que se développe la croyance des Yaoyorozu no kami 八百万の神, les huit millions de kami (le terme en soi signifiant aujourd’hui « Dieu / dieu », dans le cadre de cette croyance elle désignerait plutôt des forces ou êtres spirituels, se rapprochant davantage des esprits). Cette croyance consiste à penser qu’il existe une divinité dans chaque élément constituant le monde. Les huit millions ne désignent pas un nombre précis mais est utilisé pour accentuer une forte et nombreuse présence. Encore aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre dire aux enfants de finir leurs bols de riz jusqu’au dernier grain, car un kami est présent dans chacun d’entre eux. Il est dit que cette croyance est issue du Koshintou 古神道, désignant une religion japonaise ancestrale étant considéré comme ayant reçu le moins d’influence de la part de l’étranger. Elle consistait à croire que le sacré se trouvait dans la nature, par conséquent que les kami se manifestaient à travers des éléments naturels tels que des montagnes, des grands arbres, des rochers (iwakura 磐座)… Ces éléments sont appelés des yorishiro 依り代, des réceptacles capables d’attirer les kami. Lors des prières, les croyants s’installaient alors simplement devant ces yorishiro, et les lieux consacrés à la vénération étaient d’une grande simplicité, pouvaient même être inexistants. Ce n’est que plus tard que les temples se développent, lorsque le Japon et la Chine commencent leurs premiers échanges entre pays durant l’ère Yamato (250-710), apportant l’écriture chinoise qui évoluera en kanji, mais également la religion du bouddhisme. La forme des temples shintoïstes évolue fortement, inspirée des modèles des temples bouddhistes. La vénération de la nature se poursuit et continue de faire partie du quotidien, les deux religions ayant pu coexister ensemble en paix. 2

La nature était donc au cœur des croyances, ainsi que les éléments naturels composant les paysages. Les montagnes, ainsi que des mers, étaient et sont aujourd’hui encore, les paysages les plus puissants et remarquables de l’archipel. Elles étaient alors considérées comme le lieu de résidence des kami. Coincés et entourés par ces deux paysages, les civilisations ont développé une croyance, celle du voyage des kami entre leurs domaines et le domaine des humains, un voyage entre érème et écoumène. Augustin Berque dans son ouvrage Le sauvage et l’artifice met en évidence cette chorologie, qui permet de mieux comprendre la relation entre la culture japonaise et sa nature.3 Au printemps, les kami des montagnes descendraient sur la terre ou vivent les populations, devenant les kami des rizières afin de protéger les cultures. Puis lorsque la récolte se passe, c’est-à-dire en automne, ils retourneraient dans les monts. Les animaux apparaissant dans les montagnes ou bien aux alentours des rizières durant ces périodes, étaient considérés comme les servants des kami.

1 KAMADA, Touji, 神道とは何か (Traduction de l’autrice : Qu’est ce que le shintoïsme), PHD Kenkyujo, 2000.

2 BRUTUS CASA, Traditional Japanese Architecture and Design. Tokyo, Magasin House, 2007. (Brutus Casa, Extra Issue) pp.13-14.

3 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. p.76

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nature faisait partie de la culture, de la vie humaine. La civilisation s’imprégnait de cet arbre. C’est quelque chose qui est ancrée dans la culture à tel point qu’encore aujourd’hui, les nombreux éléments naturels présents dans la ville sont issus de cette croyance, sans que nous le réalisions forcement.

URL : https://travelog-jpn.blogspot.com/2012/05/blog-post_09.html

Image 4 : MIYA, le 9 mai 2012, à Shizuoka, dans le temple de Mishima, Mishima-taisha 三島大社. Photographie d’un shinboku 神木, signifiant un arbre sacré. Un lieu de culte dédié a la croyance dans le kami de l’arbre, dans la plupart du temps très ancien. C’est la première forme de « nature urbaine », la
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Une estampe du nom de

流 représentant le paysage traditionnel japonais, avec la mer, une montagne au fond, au oku. Elle fait partie d’un groupe d’oeuvre, Chie no umi 千絵の海. Ces deux éléments naturels sont très souvent présents ensemble dans ses œuvres, comme s’ils étaient inséparables.

URL : https://www.chiba-muse.or.jp/NATURAL/special/rekisihp/section02/gallery06.html

Image 5 : HOKUSAI Katsushika, 1833, région de Kanto. Kabari Nagashi 蚊針
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C’est le cas notamment des renards, qui furent eux-mêmes petit à petit considérés comme des esprits venant des montagnes. Nous les retrouvons alors aujourd’hui encore dans de nombreux temples shintoïstes. L'importance du mont et de la mer en tant qu'élément sacré se retrouve dans diverses œuvres de la mythologie japonaise, tel que le mythe de Yamasachihiko 山幸彦 et Umisachihiko 海幸彦, inscrit dans le Kiki 記紀, qui désigne l’ensemble des deux ouvrages les plus anciens racontant l’histoire du Japon. Durant le cours de l’histoire, le personnage de Yamasachihiho (représentant la montagne grâce à ses dons de la chasse), perd un outil que son frère, Umisachihiko (représentant la mer grâce à ses dons de la pêche) lui prête, puis est amené à se rendre dans la résidence du dieu de la mer afin de rechercher de l’aide. Ce mythe a inspiré celui de Urashima Tarou 浦島太郎, dont nul japonais n’ignore l’histoire.

Ces voyages sont également effectués par les croyants, faisant des allers retours pour retrouver les sanctuaires dédiés aux esprits, se retrouvant dans les profondeurs des montagnes, dans le oku 奥, signifiant le fond. L’arrivée du bouddhisme au Japon accentue fortement cette tendance, la religion considérant également la montagne comme un lieu sacré. Il arrivait souvent que des moines partent s’isoler dans les profondeurs de la nature, afin de s’éloigner des vices de la civilisation et suivre l’enseignement bouddhiste menant au satori 悟り, l’Illumination. Ces pratiques sont popularisées avec l’enseignement ésotérique durant l’ère Heian (794 – 1185). Des pratiques sévères, dans un environnement sévère. Nous pouvons y voir une volonté d’apprendre et d’accepter la crainte de la nature, selon Tokuyama Hirokazu1. Le lieu choisi était donc habituellement les montagnes. Le terme construire un temple bouddhiste est kaisan 開山. Ce terme décomposé signifie l’ouverture (kai 開) de la montagne (san 山). Il est encore dit aujourd’hui qu’il est difficile de trouver une montagne sans qu’un temple lui soit associé.

Ainsi, ce culte de la montagne et la croyance du voyage des kami, ont développé la formation d’une certaine nature construite au sein de la ville. Le chinju no mori 鎮守の 森 signifie littéralement une forêt protectrice. Il désigne la forêt qui entoure un temple shintoïste, où les kami se rendent lors de leurs visites dans le domaine des humains. Ces kami protègent alors la ville ou le village. Selon les villages, il était dit que les kami ne venaient pas lorsque cette foret n’était pas en bonne santé. Les habitants ont donc pris soin de chaque arbre affaibli, et les bois et les matériaux qui en sortaient à chaque entretien étaient utilisés pour les festivités ou pour les constructions de temple. Afin de se protéger des kami, les habitants protégeaient la forêt afin de la transmettre de génération en génération, c’est ainsi que la tradition de garder une végétation forte autour d’un temple est restée durant une longue période. La protection et la survie de certaines espèces végétales sont dues à la sauvegarde de certaines de ces forêts et font notamment l’objet de recherches sur la flore locale, aujourd’hui souvent

1 MORI ART MUSEUM, Japan In Architecture: Genealogies of Its Transformation, Tokyo, Mori Art Museum, 2018. p.262.

2 Auteur inconnu, « 鎮守の森 神が降り立つ身近な森 » (traduction de l’autrice : Chinju no mori - Une foret proche où descend le kami), Learning Museum of the Forest and Foresty, date inconnue. URL : https://www.shinrin- ringyou.com/topics/chinjyu.php

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. URL : https://www.flickr.com/photos/cktse/69488047/in/photostream

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Image 6 : CK TSE, le 2 décembre 2005, à la péninsule de Noto, à Ishikawa, Japon. Photographie d’un torii 鳥居, signifiant l’entrée d’un temple shintoïste. La forêt autour, entourant et protégeant le temple, c’est un Chinju no mori 鎮守の杜

altérée par les diverses interventions humaines. 2 Au cours du temps, la croyance s’est estompée et les forêts sont de moins en moins considérées comme nécessaires, et sont progressivement détruites. Des temples sont construits sans se soucier de la présence d’une forêt autour. C’est durant la fin de l’ère Meiji (1868 - 1912) qu’une politique de rassemblement des kami de temples shintoïstes, jinjagoushi 神社合祀 a été mise en place dans plusieurs endroits du Japon. Autrement appelée politique d’organisation des temples, le principe était de rassembler les kami vénérés dans plusieurs temples, en général de petite taille, dans un seul, afin de libérer de l’espace pour le consacrer à d’autres choses. Les temples ainsi que leur chinju no mori associés sont alors rasés. Cette politique est critiquée par les citoyens mais il semblerait qu’elle passe relativement inaperçue, puisque le Japon se prépare en parallèle pour la Guerre du Pacifique. Au sein de la population, la croyance ne se dirigeait plus vraiment sur la nature mais bien sur l’empereur. Il était cru que sa puissance divine protégerait le peuple. Par conséquent, a quoi aurait servi de préserver autant les forêts protectrices1 ?

C’est le personnage de Minakata Kumagusu, qui va marquer un tournant dans cette histoire en manifestant fortement contre cette politique. Il craignait que ces destructions massives affectent les individus sur leurs croyances envers le shintoïsme, mais également, il luttait contre la destruction d’un écosystème unique qui servait de lien pour les habitants entre sacré et quotidien, entre nature et culture. C’est la présence d’une histoire, d’un environnement, mais également d’une vie, qui sont mis en danger, qui se font détruire. Il est connu pour ses manifestations violentes qui entraîneront son arrestation, mais également pour être le premier japonais à avoir utilisé le terme « écologie » au Japon. Ses efforts n’ont pas été vains, puisqu’il réussit à faire reconsidérer cette politique, ce qui freinera considérablement l’élan de ces destructions2

C’est ainsi que ces espaces de végétations sont toujours très présents au sein de la ville, sous différentes formes. Aujourd’hui ils n’évoqueraient en général au japonais moyen que les paroles d’une chanson populaire.

村の鎮守の神様の 今日はめでたい御祭日~

Le kami protecteur du village Aujourd’hui est son jour de o-matsuri (fête)

1 KITAMURA Riko, « 神社合祀とムラ社会 » (traduction de l’autrice : Rassemblement des temples et société Mura), Masayoshi Kishimoto Magazine, Japanese Folklore 223, août 2000. URL : http://www. iwata- shoin.co.jp/shohyo/sho97.htm

2 KAMADA, Touji, 神道とは何か (Traduction de l’autrice : Qu’est ce que le shintoïsme), PHD Kenkyujo, 2000.

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1.3. Nature divertissante

Aujourd’hui, autrement que par les temples, la spiritualité japonaise marque la ville par les activités qui en découlent. Une d'entre elles est encore très présente dans le quotidien des japonais : ce sont les fêtes religieuses, les matsuri 祭り

L’origine de ces fêtes se cache dans le kanji (caractère japonais provenant de l’écriture chinoise) sai 祭. Il est composé de trois caractères, 月, 又 et 示. Le caractère 月 symbolise en fait le caractère 肉, signifiant la chair. 又 signifie la main qui prend ou récupère. Enfin la partie basse du kanji, 示, représente un objet où repose une offrande destiné à un kami1. La forme d’origine des matsuri, c’est donc l’organisation de rites servant à faire des offrandes aux kami qui étaient attirés par les réceptacles préparés, afin de leur exprimer reconnaissance. Ces occasions fêtaient les interactions entre les humains et les kami qui venaient jusqu’à eux. Les matsuri sont déjà présents durant le Koshintou, et donc se présentaient en tout premier lieu dans la nature, dans l’érème.

Ainsi, les individus se déplacent dans la nature, ce qui les éloigne de leur environnement habituel, et dans la fête, régénèrent leur énergie afin de faire face à nouveau, à leur vie du quotidien, leur vie au sein de la civilisation. On effectue des échanges entre le quotidien et la fête, la culture avec la nature. C’est le hare et le ke, une idéologie traditionnelle japonaise. Le hare désigne les choses hors du quotidien, le ke désigne donc l’inverse. Les japonais cherchent à s’éloigner de leur vie en civilisation, à briser un rythme occasionnellement. C’est pourquoi on retrouve aussi dans la notion du divertissement, un lien avec cette notion d’échappement.

A l’origine, le verbe asobi 遊び, signifiant jouer, se divertir dans le langage d’aujourd’hui, représente dans la partie droite 斿 un enfant tenant un drapeau. 2 Il représente en fait le kami du drapeau se libérant de son réceptacle, pour continuer son voyage comme il le souhaite. La signification du terme était donc de se libérer le corps ainsi que l’esprit, vers un lieu hors de la vie quotidienne. Augustin Berque soulève que les jeux auquel les japonais consacraient parfois de leur temps, comme les parties de montagnes (yamaasobi 山遊び) ou les parties de landes (no-asobi 野遊び) se trouvaient souvent dans l’espace sauvage, et par conséquent moins dans l’espace urbain. « La société se divertissait (se détournait) à la fois du quotidien de la fête, de l’écoumène vers l’érème.3

1 ITOU, Shinobu, 成立ちで知る 漢字のおもしろ世界 [道具•家•まち] 編 (Traduction de l’autrice : Connaître par l’origine, le monde intéressant des kanji, partie outils, maison, ville.). Tokyo, Shinobu Ito, 2007.

2 Ibid.

3 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. p.70.

»
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Durant trois jours, un total de dix dashi et stands de nourriture parcourent le quartier. URL : https://www.chibanippo.co.jp/news/local/608712

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Image 7 : (C) 2020 CHIBA NIPPO CO.,LTD, le 5 juillet 2019, à Chiba, au Japon. Photographie de dashi 山車, du matsuri du temple bouddhiste Narita-san 成田山. C’est un matsuri d’été du nom de Narita-Gionsai 成田祇園祭.

Les matsuri ainsi que les jeux, et donc le hare, permettent la socialisation. Les espaces de rassemblement se retrouvaient donc dans la nature. Dans l’évolution de sa forme, les matsuri s’organisent de plus en plus également dans les villes. Les lieux de rassemblement sont donc les temples ainsi que les rues, où traversent le o-mikoshi お神輿, qui est le lieu où vient se reposer le kami durant la fête remplaçant les réceptacles habituels. Pour m’expliquer ce qu’était ce grand objet ressemblant à un temple en miniature, une personne de ma famille en parlait comme étant « une maison du kami ». Le o-mikoshi parcoure les rues de la ville, porté sur les épaules des habitants, qui doivent unir leurs forces pour le soutenir et assurer les rondes. C’est un moment d’unité, de socialisation forte, encore aujourd’hui. Une autre forme du o-mikoshi, c’est le dashi 山車, qui est également un lieu attirant le kami, cependant il est d’une grandeur plus impressionnante et le terme signifie « véhicule montagne ». Cette appellation provient donc du culte de la montagne, l’objet permettant l’arrivée des kami dans la culture représente alors métaphoriquement ici un élément de la nature1

La forme des matsuri évolue encore. De nos jours, beaucoup de nouvelles fêtes sont présentes dans la culture, à commencer par celles célébrant des évènements venus de cultures diverses. Il y a également des matsuri fêtant des évènements qui ont eu lieu dans l’histoire. Puis, sont créés des matsuri fêtant directement des éléments naturels tels que la neige, ou bien les fleurs de cerisiers, autrement dit sakura 桜.

Ainsi, les matsuri sont devenus un signe important pour marquer l’écoulement des saisons, rythmant notre calendrier. Selon les saisons, les matsuri ont différents objectifs, en lien avec les notions liant la nature a la culture. Au printemps par exemple, la saison de la plantation des rizières signifie la saison du commencement. Des matsuri souhaitant la bonne récolte se déroulent ainsi dans plusieurs lieux, que la riziculture soit encore pratiquée ou non. En été, c’est la saison avec le plus de risques de catastrophe. Des fêtes sont organisées afin d’éloigner les mauvais esprits, de protéger les habitants des typhons par exemple.

On comprend pourquoi le matsuri a aussi survécu, tout en évoluant au cours du temps, le concept d’avoir des étapes divertissantes, des moments de hare, reste, et permet au peuple de souffler dans son quotidien2. C’est quelque chose dont nous avons tous besoin dans notre existence. Les couleurs, les musiques, les danses, les cris… L’énergie qui découle des matsuri marque une rupture dans la vie de tous les jours. Il permet également de créer des liens entre les habitants. Les matsuri étant encore nombreux, ils sont organisés dans plusieurs quartiers et contribuent à la socialisation des habitants. Quelque chose de précieux dans notre société contemporaine qui tend vers l’individualisme. Le matsuri permet de renouer l’individu à la communauté, et dans un certain sens, l’humain à la nature.

1 ANA OMATSURI TOURISM PROJECT, 「お祭り」って何? (traduction de l’autrice : Qu’est ce que qu’un o-matsuri ?), ANA, date inconnue. URL : https://www.ana.co.jp/ja/jp/japan-travelplanner/japanese-festival-omatsuri/0000001.html?fbclid=IwAR1fBxGubJh9CCnxsVIYFkScmcctn_ bQCg0vOPMaeSxKx7WH2K1fLqedmhE

2 Ibid.

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Selon le philosophe et scientifique Kamata Touji, l’esprit du matsuri dans le shintoïsme serait lié au mouvement contemporain de l’écologie profonde. L’écologie profonde, c’est une remise en question du rapport entre l’humain et la nature. C’est la reconsidération d’une philosophie de vie, allant au-delà des actions concrètes telles que la réparation ou le ralentissement des dégâts écologiques. Cette notion apparaît pour la première fois dans les années 70. Elle invite donc à un décentrement de soi, puis à se diriger vers une recherche d’un rapport équilibré entre nature et culture, mettant les deux domaines au même plan, à la même importance1. Kamata Touji y voit là une connexion.

Dans le cœur du matsuri shintoïste, l’esprit du matsuri, il existe une idéologie et des pratiques liés à l’écologie profonde. Le matsuri est un acte visant à apporter l’harmonie entre visible et invisible, entre la nature et l’humain, les activités humaines telles que la culture et la civilisation. (…) C’est être reconnaissant et accepter la vie elle-même, son rythme, son élan, puis c’est harmoniser la créativité remplie de vivacité. Voilà ce qui est le matsuri2 .

Le matsuri permet alors aux humains, à la nature, aux esprits, à tout ce qui existerait de « vivant », de se retrouver au même plan, tous dirigeant une énergie commune vers une activité liée au spiritualisme. Cette force physique et intérieure qui mène aujourd’hui à la destruction des écosystèmes et de l’environnement, pourrait être relâchés lors de ces événements. Ce serait cette voie du matsuri qui mènerait à l’équilibre et à l’harmonie. Kamata partage son souhait de repenser la place du matsuri dans la société japonaise.

Évidemment aujourd’hui les pensées évoluent et les notions religieuses ne sont plus aussi présentes dans la société qu’auparavant. Cependant, les mythes qui se transmettent véhiculent encore aujourd’hui une certaine vision de la nature. Puis la présence de nombreux temples shintoïstes et bouddhistes au sein des paysages japonais, urbain et naturel, montrent qu’ils ne sont pas totalement coupés du sacré. Enfin, beaucoup d’habitudes restent ancrées dans la culture, comme le montrent les nombreuses visites au temple pour le jour de l’an par exemple, et les matsuri tout le long de l’année. Ces actions sont pratiquées par les croyants ainsi que les noncroyants, plutôt comme une habitude ou en tant qu’héritage de la culture. Mais surtout, ces croyances sont à l’origine de beaucoup de choses. Elles ont forgé des modes de pensées responsables de certaines formes urbaines japonaises. En effet, comme le souligne Augustin Berque, le rapport de la culture japonaise avec la nature qu’elle montre à travers sa spiritualité « …aura bien joué le rôle de matrice par rapport à un certain nombre d’élaborations ultérieures, apparues à mesure que progressait la civilisation japonaise.3 »

1 CHARMETANT, Eric. « Écologie profonde : une nouvelle spiritualité ? », Revue Projet, vol. 347, no. 4, 2015, pp. 25-33.

2 KAMADA, Touji, 神道とは何か (Traduction de l’autrice : Qu’est ce que le shintoïsme), PHD Kenkyujo, 2000.

3 BERQUE, Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. p.76.

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Image 8 : TAKAHASHI, Kazuko, Kita-Shinjuku, Tokyo, 2000. Cette photographie montre des habitants du quartier de Kita-Shinjuku portant le o-mikoshi depuis le temple de Yoroi.

Chapitre 2 : L’art du jardin, une mise en forme de la nature dans l’espace

2.1. Nature contemplative

En japonais, le jardin se dit niwa 庭. La partie tei 廷 du kanji représente de nombreuses personnes (tei 壬) affiliées à une tache dans un lieu dédié au déroulement d’un rite entouré par des limites (in 廴). Le kanji niwa 庭 indique donc ce lieu avec un toit qui le recouvre. Le terme désignait ainsi à l’origine, un site où avaient lieu des événements liés au sacré1. Cette cour pouvait être plantée par des arbres, destinés à être des yorishiro 依り代 lors des cérémonies ou des fêtes. Ces plantations sont le début du développement que connaîtra la forme du jardin japonais, mais c’est avec l’arrivée des modèles de la civilisation chinoise que le Japon commence réellement à pratiquer et développer l’art du jardin.

En effet, les éléments qui vont s’y trouver et les formes qu’ils vont prendre seront fortement influencés par les idéologies et les mythes provenant des diverses religions pratiquées en Chine. C’est ce qui par exemple explique la forte présence de la montagne dans les jardins. Le culte de la montagne était déjà présent dans la culture japonaise mais va être alimenté par les écrits et les enseignements venant de la Chine. C’est le cas des mythes par exemple, tels que celui des Îles de l’immortalité. Sous les Han, les chinois développent une croyance pour l’immortalité, et envoient des expéditions dans la mer de l’Est, où se seraient trouvées les îles montagneuses de l’immortalité, dans lesquelles se trouvaient des êtres immortels. Un mythe indien a également traversé les frontières grâce au bouddhisme, évoquant le Shumisen, une vision du monde dont au centre se trouveraient neuf montagnes et huit mers2

Ainsi, nous retrouvons des paysages montagneux transposés à l’aide de buttes, de rochers. Le jardin va donc représenter des paysages issus de l’imaginaire, issus des histoires ne possédant pas d’image figée, puisqu’ils n’existent à la base que dans les paroles et les écrits. Il peut également représenter des paysages existants dans le monde réel, souvent des lieux remarquables en Chine ou bien au Japon. Pour les deux cas le jardinier suit trois méthodes : le shukukei 縮景,le mitate 見立て et le shakkei 借景3. Le shukukei est la réduction d’un paysage naturel dans un espace donné, le shakkei est le fait d’emprunter le paysage d’un terrain dans le but d’en représenter un nouveau. Le mitate, c’est en fait l’essence de l’art du jardin. C’est le fait de faire exister un élément, le faisant représenter un autre, et donc de l’utiliser comme métaphore. L’art du jardin, c’est donc transposer un paysage sous une forme miniature, utilisant comme matériau uniquement des éléments naturels.

1 ITOU, Shinobu, 成立ちで知る 漢字のおもしろ世界 [道具•家•まち] 編 (Traduction de l’autrice : Connaître par l’origine, le monde intéressant des kanji, partie outils, maison, ville.). Tokyo, Shinobu Ito, 2007.

2 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. pp.79-80.

3 JAPAN FACT SHEET, « 庭園 » (traduction de l'autrice : Jardin), Web Japan, date inconnue. URL : https://web-japan.org/factsheet/archives/ja/pdf/J26_garden. pdf?fbclid=IwAR1klDnkJtHXYkeur1Ba2y9NyNN2u2wUye7suwbTWCch6855Xw5PwMJq3jE

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Image 9 : Auteur inconnu, au temple Tenryu-ji 天竜寺 à Kyoto, date inconnue. Une photographie du jardin de type Chisen 池泉. Cet endroit spécifique appelé le cascade de Ryumon 龍門瀑, représente une cascade à l'aide de pierres, selon une légende chinoise.

URL : http://www.kyoto-ga.jp/greenery/kyononiwa/2015/11/post_15.html

Image 10 : GAZELLE36, au temple Reiun-in 霊雲院, à Kyoto, en octobre 2017. Une photographie du jardin des Neuf Montagnes et des Huit Mers, représentant le Mont Sumeru, de la légende du Shumisen. C’est un jardin de type Karesansui 枯山水. URL : https://www.tripadvisor.jp/LocationPhotoDirectLink-g298564-d6839632-i283636350Un_Un_in-Kyoto_Kyoto_Prefecture_Kinki.html

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URL : https://www.pacifichorticulture.org/articles/doubt/

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Image 11 : BOURNE, Mark, au temple de Kenni-ji 建仁寺, à Kyoto, date inconnue. Photographie du jardin de type Chaniwa 茶庭 et du roji 露地, c'est le chemin menant jusqu'au pavillon de thé.

Les trois principales catégories de jardin japonais sont : les jardins Chisen 池泉, qui sont avec un lac, les jardins Karesansui 枯山水,qui sont sans eau, puis les Chaniwa 茶 庭, les jardins conçus avec un pavillon de thé, les deux pensés en tant qu’ensemble1 Dans ces trois catégories se trouvent une caractéristique commune, la présence de rochers. Ces rochers demandent une attention particulière de la part du jardinier mais également du visiteur. C’est eux qui servent le plus dans le processus de mitate, car ils peuvent représenter beaucoup de choses différentes. C’est pourquoi il est dit que pour bien comprendre le jardin, il faut savoir tout d’abord contempler puis comprendre les rochers. Ils ne peuvent être modifiés et sont directement prélevés et agencés dans leur forme naturelle, les rochers les plus remarquables et populaires (meiseki 名石) étaient alors possédés par des nobles. Il ne s’agit donc pas de représenter au millimètre près une montagne, une mer ou un animal, mais bien de transposer des métaphores de ces éléments, en utilisant un autre élément naturel, afin d’en faire ressortir sa beauté pure. Plus qu’une reproduction, le mitate selon Augustin Berque est une « recréation de la nature, une transposition délibérée des mécanismes qui intègrent l’homme a son environnement2. » En plus de sortir de l’imaginaire des jardiniers, le jardin pour être compris, demande de la part du visiteur de la patience, de l’observation puis de l’imagination à son tour. Cette façon de faire n’est pas spécifique aux jardins, nous la retrouvons dans tous les arts.

Mais qu’est ce qui rendrait le jardin japonais si spécial, tellement qu’il reste encore aujourd’hui très présent dans la société, et semble encore être auprès des japonais, une évidence en tant que représentant de leur nature ?

Horiguchi Sutemi (1895 – 1984) est un architecte japonais, ayant fait parti du mouvement architectural du Bunriha. Il passe une grande partie de sa vie à étudier le pavillon de thé, ainsi que le jardin japonais. Dans son essai A propos du jardin, il partage sa perception du jardin3. Le jardin, tout d’abord est un ensemble de choses, un rassemblement de divers objets dans un espace donné. Cependant cette vision, nous l’avons lorsque nous regardons la nature en tant que telle, dans son état brut. C’est seulement lorsque nous considérons cet ensemble comme un œuvre d’art, que nous nous éloignons de cette vision. Nous sommes alors dans un état intérieur de contemplation. Cela nous permet de nous éloigner de la réalité brute. C’est donc un passage nécessaire afin de pouvoir comprendre l’essence du jardin. La contemplation pour Horiguchi, est une manière de voir les choses autrement, au-delà de la réalité du monde. C’est possible grâce à une autre dimension qui doit être prise en compte faisant partie intégrante de l’art du jardin : le temps. Il rapproche alors l’art du jardin avec celui du cinéma. Comme dans le septième art, le jardin se compose d’une succession de plans. Chaque élément du jardin évolue, et ils ne sont jamais les mêmes selon le

1 BRUTUS CASA, Traditional Japanese Architecture and Design. Tokyo, Magasin House, 2007. (Brutus Casa, Extra Issue). p.42.

2 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. p.84

3 JACQUET, Benoit, Dispositifs et notions de la spécialité japonaise, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014. Chap. 10, pp.235 -251. p.243.

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temps, l’heure, la saison… Le jardin se différencie des autres arts car c’est une entité qui ne cesse de se transformer. C’est un art qui utilise des matériaux vivants, possédant alors une beauté que seule la vie peut faire apparaître. C’est ainsi que l’œuvre pourra sans cesse évoluer, dépassant l’art de l’humain, alimentée par une force, une beauté qui nous dépasse. Notre rôle est de contempler, lorsque se manifeste dans le présent cette « vie d’un au-delà plus profond1 », à travers les divers éléments de l’ensemble mouvant. Nous pourrions nous demander s’il ne suffirait pas de n’importe quel lieu tant qu’il y a la présence de la nature vivante, cependant selon Horiguchi, c’est bien la main de l’humain qui permet la contemplation de cette dernière. En effet l’humain doit organiser les formes de la nature pour en ressortir des choses que l’on ne pouvait pas y voir auparavant. « C’est un engagement qui engendre l’œuvre de l’art plastique : c’est ça le jardin. C’est la nature sans être la nature : un monde dont l’expression a été fabriqué2. » Ainsi, le jardin est une œuvre d’art liant l’humain à la nature et la nature à l’humain. La contemplation de la nature grâce au jardin nous permet d’accéder à la contemplation de la vie, puis de nous échapper de notre réalité.

Encore une fois, la nature nous sert à échapper de notre quotidien de la ville, cependant il est dit ici que sans l’œuvre de l’humain, sans son intervention, la nature ne pourrait pas suffisamment s’exprimer d’elle-même. Le jardin est l'œuvre dans la culture japonaise étant la plus représentative, en tout cas pour les japonais euxmêmes, de leur relation avec la nature. C’est bien l’art qui a introduit dans la culture la métaphorisation de la nature et de ses éléments, ce qui au cours du temps a engendré de nouvelles formes ainsi que de nouvelles notions, permettant encore aujourd’hui de trouver ses influences dans la formalisation de la nature au Japon. Le jardin cependant nécessiterait selon Horiguchi, une vision artistique, nous permettant de sortir d’un état dans lequel nous sommes enfermés dans notre quotidien. Le japonais pour contempler doit pouvoir s’éloigner de sa réalité.

2.2. Habitat et jardin

Le développement de l’art du jardin influe alors sur les qualités de la spatialité de l’architecture traditionnelle japonaise. Ici il est question de comprendre le rapport que l’architecture traditionnelle a pu construire avec la nature, et donc avec le jardin, car l’objectif est de voir comment ce rapport qui fut développé durant des années, se manifeste dans le quotidien du japonais d’aujourd’hui.

Premièrement, l’architecture traditionnelle est proche de la nature par l’utilisation de divers matériaux provenant du milieu naturel. De l’architecture de cabane aux maisons de noble, les matériaux proviennent principalement du végétal. Aujourd’hui pratiquement disparu, le Shiba-mune 芝棟 était un type de construction d’habitation

2 Ibid. p.245.

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1 JACQUET, Benoit, Dispositifs et notions de la spécialité japonaise, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014. Chap. 10, p.244.

Image 12 : IIO, Mitsuru, aoüt 2003, Fukushima. Photographie d'une cabane Shiba-mune, construite dans les années 1980 en tant que dispositif en faveur du tourisme. URL : http://blog.livedoor.jp/ mitiio/archives/1040407685.html?fbclid=IwAR3xAE1t75-RtDBXXkhL37nhlicqkNdkGddKYIBHZ3vpYnkwHLfNvLrvDs

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traditionnel. Très populaire, cette technique était visible dans tout le Japon dans les zones rurales. Cette architecture consistait à planter des herbes et des fleurs dans la crête des toits de chaume. Des végétaux destinés à solidifier le toit étaient soigneusement sélectionnés. Il était dit également que cette partie du toit était protectrice de la maison, et selon les régions, qu’elle repoussait les mauvais esprits1 Ces architectures traditionnelles simples, mais très présentes, étaient le résultat de grandes connaissances en végétal et témoigne d’une vie en communion avec la nature. Horiguchi parle de l’utilisation de « matériaux universels qu’on ne peut pas s’empêcher d’aimer2. » Il émet une analyse sensible sur la sensation que nous procure le toucher d’un matériau naturel, qu’il pense permettre à l’architecture traditionnelle d’être en harmonie avec la nature.

Au sein de la ville, l’architecture traditionnelle subit une évolution. Le bois est le matériau le plus utilisé dans les trois grands types d’architecture urbaine, qui sont le shinden-zukuri 寝殿造, le shoin-zukuri 書院造, puis le sukiya-zukuri 数寄屋造3 L’édification des jardins en milieu urbain commence dès le VIIème siècle. L’urbanisation des villes reprenant le modèle des villes chinoises écarte la nature au sein de l’environnement quotidien, le japonais recherche alors une substitution. Une longue période qui relocalise le ressourcement de la nature dans le sauvage perdure, cependant la volonté de reconnecter l’urbain avec la nature resurgit durant l’ère Muromachi et Momoyama (XIVème – XVIème siecle). Lorsque les moines Zen ne partaient pas dans les montagnes, ils pouvaient profiter des jardins de Karesansui qui se construisaient au sein de leur temple, un jardin sans eau, construit avec uniquement de la roche et du végétal. L’architecture du chaniwa 茶庭, et donc du pavillon de thé (chashitsu 茶室) et de son jardin, montre également cette volonté sous la forme de métaphore, de retrouver cette connexion au sein de la ville.

Les formes du sadô, paradigme d’urbanité que s’imposent les marchands comme les guerriers, s’accomplissent dans une métaphore de nature : par son exiguïté comme par le choix de ses matériaux, le chashitsu est une image de l’abri de montagne et un symbole de la précarité de la vie en ce monde ; de même, avec ses pierres (les “pas japonais”), le roji évoque le sentier montagnard, rocailleux et ardu, symbole de la voie difficile qui mène au monde pur de la bouddhéité4 .

Le jardin domestique quant à lui se développe sous différentes formes. Au fur et à mesure, de nombreux japonais ont adopté cette tradition de paysage miniature au sein de leurs maisons. C’est ainsi que les dispositifs spatiaux japonais évoluent afin d’intégrer ce jardin dans l’habitat. L’exemple le plus parlant est bien sur l’engawa 縁 側, signifiant selon les kanji le coté vert. L’engawa correspond à la partie de l’édifice

1 MORI ART MUSEUM, Japan Architecture: Genealogies of Its Transformation, Tokyo, Tsuchiya Takahide, Maeda Naotake, Tokuyama Hirokazu, Hirose Mami, 2018. pp.262 - 263.

2 JACQUET, Benoit, Dispositifs et notions de la spécialité japonaise, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014. Chap. 10, p.241.

3 Ibid. Chap.2, p.66.

4 BERQUE, Augustin, « Représentations de l’urbanité japonaise », Géographie et cultures, 1, 1992, 72-80.

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: https://minkara.carview.co.jp/userid/157690/spot/162115/?fbclid=IwAR0WUHu4uY-Pg

ZJavEqYFuZ7xCKBPN5eqpf7VzLd8tu02D5uC7TIl8Hnipg

jp/arara1212-2011/archives/28644283.html

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Image 14 : ARARA1212, Togu-Do dans le Kinkaku-ji, à Kyoto, le 21 juin 2013. Cette pièce est la plus ancienne de type d'architecture Shoin 書院造 existante. URL : http://blog.livedoor. Image 13 : CARVIEW CORPORATION, Seiryo-den 清涼殿, à Kyoto, le 12 avril 2007. Ancien centre politique, c'est une des dernières traces de l'architectures de type Shinden 寝殿造. URL

Image 15 : 8WISDOM, Villa impériale Katsura 桂離宮, à Kyoto, date inconnue. Photographie du Shokin-tei 松琴. Cette piece qui se nomme le toko no ma 床の間 est de type de construction Sukiya 数寄屋造. URL : http://zuien238.sakura.ne.jp/newfolder1/fusuma-katsurarikyu. html?fbclid=IwAR13BZnVxfOyh6qe6z2_VTONCIWlLvpgnfH-w_2DVbZehk_XiJeNQ-9i044

Image 16 : KYOYO CITY TOURISM ASSOCIATION, Muri-an, à Kyoto. Une photographie de l’espace intérieur, qui est mis en lien avec le jardin, par l’intermédiaire de l’engawa. URL : https://ja.kyoto.travel/ event/single.php?event_id=2469

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qui regarde le jardin. C’est une coursive suspendue qui se trouve derrière les vitres et fenêtres. C’est un espace de contemplation qui peut être complètement ouvert. Cette particularité spatiale permet de voir deux choses, tout d’abord l’importance que portait les individus sur la contemplation, ainsi que l’effacement d’une frontière nette entre l’intérieur et l’extérieur, entre espace vert et urbanisation. On parle donc de « jardin-paysage. » 風景庭園, un concept venu de la Chine.

Le jardin-paysage n’est donc pas seulement un objet de contemplation. Les édifices construits et les êtres humains qui y vivent font partie intégrante du paysage. Il serait en fait plus exact de penser cet espace en termes de maisonpaysage1

Les arguments de Horiguchi soutiennent aussi que le jardin doit être perçu comme un paysage. Le jardin est conçu comme un lieu qui est pensé avec l’habitat, qui doit comprendre les modes de vie dans laquelle il doit trouver sa place. Ce n’est pas un simple espace délimité. « C’est un projet de structure spatiale qui entoure la résidence de la même manière que la nature nous entoure. On peut penser que c’est un art qui a émergé de la naissance de la nature depuis une époque très ancienne2 ». De par sa matérialité et sa fonction, l’espace de l’engawa vient flouter les limites entre la résidence et le jardin, et permet ainsi à l’habitant d’entrer en immersion, et se placer en état de contemplation. On y contemple le végétal, la lune…

C’est ainsi que l’amour pour le végétal se développe et continue son cours. La tradition dédiée à la contemplation se traduit aujourd’hui dans la forme du hana-mi 花見, contemplation des fleurs, tsuki-mi 月見, contemplation de la lune, ume-mi 梅見, contemplation des pruniers, yuki-mi 雪見, contemplation de la neige, momiji-gari 紅 葉狩, contemplation des érables… Terada Terahiko appuie dans son essai que si les traditions de ce genre persistent encore aujourd’hui, ce serait grâce à la popularisation puis au développement qu’a connu l’art du jardin japonais. Ce serait l’héritage qui nous reste, les espaces permettant aux individus d’avoir un jardin étant de plus en plus rares dans la société contemporaine3

Ainsi, la transposition de l’espace sauvage au sein de la ville se fait donc par cette forme miniature de paysages réels. L’architecture traditionnelle témoignerait alors d’un rapport entre la nature et la culture en harmonie, et une affection particulière des japonais face à leur nature environnante, tellement qu’ils voulaient en rapprocher le plus leurs habitations en effaçant les limites. Il est dit qu’avant la Seconde Guerre mondiale, presque toutes les maisons possédaient une forme de cette nature miniature au sein de leur habitat.

1 JACQUET, Benoit, Dispositifs et notions de la spécialité japonaise, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014. Chap.2, p.66.

2 Ibid. Chap 10, p.246.

3 TERADA, Torahiko, 日本人の自然観 (Traduction de l’autrice : La vision de la nature des japonais), Toyo Shichou, 1935.

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Chapitre 3 : Nature construite

3.1. La nature au même plan que l’humain

Dans ce chapitre, nous regardons les conséquences de ces rapports entre la culture japonaise et la nature, qui sembleraient avoir construit une idéologie particulière visà-vis de son milieu.

Pour commencer, dans la culture, on n’opposerait pas la nature à l’humain. En effet au Japon, la nature constituant aussi un danger, elle était trop puissante, les humains ne pouvaient rien faire pour se défaire de cette menace. Il fallait donc vivre en communion avec elle, c’est ce que les japonais ont voulu faire. C’est ainsi que nous avons pu voir qu’elle arriva au centre de la spiritualité, elle est sacralisée. Ainsi, il y a une vie dans chaque élément. Chaque être, chaque objet est vivant, puisqu’il peut être le réceptacle d’un kami. C’est une idéologie que nous retrouvons dans des expressions tels que ;

一寸の虫にも五分の魂

Issun no mushi ni mo gobu no tamashii

Ce proverbe signifie que dans un insecte d’environ trois centimètres, il existe une âme de la moitié de sa taille1. La signification est tout simplement la présence d’une âme dans chaque existence, même la plus petite. Par conséquent, ils vont vers une mort certaine, comme chaque humain. C’est pourquoi la nature devient un sujet d’attachement, comme le souligne Horiguchi.

La nature, c’est un peu comme l’arbre que l’on peut voir là-bas. Il a une existence similaire à la nôtre et il croît de manière autonome. Il est né, il a grandi, il vieillit puis il va mourir. Il est un être vivant. C’est cela que l’on peut appeler nature, n’est-ce pas2 ?

C’est pourquoi lorsque que ma grand-mère se sépare d’un objet, elle le remercie avant de lui faire ses adieux.

Reprenons également le concept religieux des échanges entre humain et sacré, culture et nature. Il existerait une relation transversale entre les domaines. Les échanges constants entre le domaine de l’humain et de la nature, comme évoqués dans le chapitre précédent, montrent selon de nombreux anthropologues japonais que les deux domaines sont mis sur le même plan. 3 Ainsi, les japonais ne verraient donc pas

1 KOJI KOTOWAZA JITEN, « 一寸の虫にも五分の魂 » (traduction de l’autrice : Pour un insecte d’issun, une ame de gobu), Koji Kotowaza Jiten, date inconnue. URL : http://kotowaza-allguide.com/i/ issunnomushinimogobu.html#:~:text= 【一寸の虫にも五分の魂の解説】&text=体長わずか一寸(約三, 分の魂」ともいう。

2 JACQUET, Benoit, Dispositifs et notions de la spécialité japonaise, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014. Chap. 10, p.247.

3 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. p.73

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l’être humain opposé à la nature. D’ailleurs, le mot shizen 自然, désignant la nature dans le langage d’aujourd’hui, n’existait pas avant l’arrivée de la culture chinoise. Le terme est la prononciation japonaise du mot chinois, ziran1. C’est un terme qui trouve son origine au VIème siècle avant Jésus-Christ, souvent utilisé par le fondateur du taoïsme. Il désigne alors un état, opposé à l’artifice. Il signifie le laisser-aller de la nature. Entre le IVème et le IIIème siècle, avec Zhuangzi, la signification du terme évolue et englobe aussi deux notions, le tian qui est le monde distinct de l’humain, ainsi que le xing qui désigne la nature humaine. La définition finit par comporter les notions de l’environnement et des éléments naturels du paysage au cours du temps. On considère le ziran étant le lieu où l’être humain peut se reposer et se ressourcer. Dans le taoïsme, on n’oppose pas la nature à l’humain, puisque l’ensemble fait partie de l’univers, d’un tout. Elle représente une notion positive, même après que le terme comprend de nouvelles valeurs confucéennes. La nature, être naturel, révèle alors une valeur positive, comme le désignerait l’utilisation du terme encore aujourd’hui dans la culture contemporaine japonaise. Watanabe confirme dans sa conférence que « le terme nature est souvent utilisé pour décrire un élément qui serait dans un état idéal ou un état souhaitable2. »

C’est ainsi que le terme ziran, prononcé shizen 自然 fut adopté par la culture japonaise. On désignait cependant les éléments naturels comme les montagnes, la mer, les arbres par des termes, mais il n’y avait pas de terme désignant l’ensemble, peut-être parce qu’il n’était pas nécessaire de créer un mot distinguant les deux domaines. On la reconnaissait en tant que telle, et non par rapport à l’humain, contrairement à la tendance chinoise.

La culture japonaise montre, dès le Manyoshu, une véritable familiarité avec la nature : on la voit comme un ami, un compagnon pour l’homme. Cette affinité entre propensions autochtones et modèles venus de Chine s’est rapidement épanouie en trajets de paysages originaux3

Cette relation contraste avec la vision occidentale traditionnelle, qui a longtemps été sous l’influence de la religion chrétienne. Dieu étant l’être suprême, c’est le créateur du monde. Il créé alors l’humain à son image. La nature devient un objet de domination, puisqu’elle a été créée par l’être divin, pour le bien-être de l’être humain. La nature est alors objet, contrairement à la culture japonaise où elle est considérée comme sujet.

1 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. pp.172 - 173.

2 WATANABE Masao, 特別講演 日本人の自然観 - 西洋との比較 (Conférence spéciale, La vision de la nature par les japonais - comparaison avec l’Occident), Niigata, Humanities and Social Sciences Institute Annual Report / Keiwagakuen University, 2001. p.16.

2 BERQUE Augustin, Le sauvage et l’artifice : les japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986. pp.173 - 174.

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3.2. Nature sauvage et artificielle

C’est alors que des questions se posent : comment une culture qui semblerait aussi proche de la nature, tellement qu’elle l’a placée au centre de sa spiritualité, a au fur et à mesure montré un comportement destructeur vis-à-vis de ses paysages ? La raison se cacherait derrière les conséquences de cette relation, qui rendrait flou également la distinction entre la nature sauvage et construite par la main humaine.

La nature, shizen en japonais, c’est ce qui va de soi, dans les êtres et les choses, quels qu’ils soient. L’être humain n’est pas fondé à le récuser. Il doit en reconnaître la raison, et composer avec celle-ci, distincte de la raison absolue du logos occidental1

Philippe Pelletier dans son ouvrage La Fascination du Japon, évoque les divers pensées philosophiques japonaises ayant été dominantes durant l’ère Edo et Meiji. En commun aux idéologies du kaibutsu ou meijiens, la pensée dominante était de considérer l’être humain comme faisant partie de la nature, de l'ordre naturel. L'industrialisation et la destruction de la nature ayant débuté durant l’ère Meiji, s'inscrit donc dans la logique des choses. Ces processus sont même nécessaires, puisque ce serait cette industrialisation massive qui permettrait l’être humain à s’intégrer ainsi dans la nature, selon le gouvernement de Meiji.

Sur cette base, tel intellectuel meijien n’hésite pas à proclamer que " l’industrie, en soi, est un instrument pour accomplir les principes moraux de la nature " (Yoshida Heijiro, 1885). La tradition japonaise privilégiée non pas la nature sauvage, mais la nature construite, artificialisée, reconstruite esthétiquement2

C’est alors que les paysages japonais sont souvent construits au fur et à mesure par les habitants. On entretient les arbres, les forêts… Un paysage naturel dans lequel l’humain y met la main, reste la nature. Nous avons pu le voir pour les chinju no mori qui sont, même faiblement, entretenus par les habitants. C’est également cette idée qui va entraîner le développement des formes du jardin japonais. Elle reste la nature, puisque nous la laissons vivre en tant que telle. Horiguchi appuie cette idée dans son analyse du jardin. « Le jardin embrasse à la fois la nature et la vie humaine (…) Le jardin n’est pas vraiment la nature, l’œuvre humaine y participe. Mais la vraie œuvre humaine n’est pas artificielle, elle inclut toujours des choses naturelles3 »

Il n’y a pas de dissociation claire entre la nature sauvage et artificielle, puisque l’être humain est lui-même issu de la nature. Le développement de cette indistinction est encore ressenti dans le vocabulaire japonais. Par exemple, feu d’artifice, un individu quelconque en tirerait simplement la beauté d’une explosion, mais dans le vocabulaire

1 PELLETIER Philippe, La Fascination du Japon, idées reçues sur l’Archipel japonais, Le Cavalier Bleu Editions, 2018. pp. 107-108.

2 Ibid.

3 JACQUET, Benoit, Dispositifs et notions de la spécialité japonaise, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014. Chap.10, p.246.

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japonais, hanabi 花火 est la combinaison des kanji fleur et feu, ici on y voit donc une référence au végétal. Il existe également comme le souligne Watanabe, l’expression « embouteillage naturel ». Cela désigne les embouteillages qui ne sont pas causés par un accident. Un embouteillage, c’est bien une accumulation d’automobiles construites, sur des routes construites. Cette utilisation du terme naturel pour désigner des choses qui sembleraient être purement artificielles, serait la conséquence de cette limite floue entre élément naturel et élément construit. Selon Watanabe, le fait de ne pas distinguer les deux serait alors un danger. Cette indistinction rend difficile la destruction de la nature causée par elle-même ou par l’humain. Il en devient difficile de la protéger. La notion même de la protéger paraît absurde, puisque sa destruction devient le courant des choses. Lors d’un procès concernant les victimes de destructions causées par des catastrophes naturelles ou humaines, il devient difficile de connaitre le véritable responsable puisque ces deux domaines se confondent1

3.3. La culture de l’éphémère

3.3.1.

Une autre raison qui pourrait être associé au comportement destructeur des japonais envers leur environnement, est la grande présence de la notion de l’éphémère dans la culture japonaise. Au cours du temps, les japonais intègrent le fait que la nature, est une existence qui se modifie constamment, sans arrêt. En effet, ce sont premièrement les phénomènes ou les catastrophes naturelles qui changent fréquemment les paysages. Il arrivait que l’environnement soit détruit, ainsi que les habitations, dont les matériaux étaient constitués majoritairement de bois. Ils étaient souvent exposés à des typhons, des séismes, des incendies… Ils étaient menacés de destruction. Il fallait alors rapidement reconstruire, c’est pourquoi les japonais sont devenus pragmatiques, ils s’adaptent facilement face aux changements physiques de leur environnement. Masao Watanabe durant sa conférence sur la perception japonaise de la nature, explique qu’une idée dans la tradition japonaise appelée le shokou-mujou 諸行無常, était dominante. C’est une notion religieuse bouddhiste, désignant le fait que tous les phénomènes composés sont impermanents2

Le changement fait partie intégrante de la raison du monde. L’idée qu’il existe une constante dans le monde de la nature, ou bien que les relations avec ce dernier est constant, était soit pas, soit très peu répandue. Par conséquent, même si des changements se passent, il est rare que cela cause des dérangements3

1 WATANABE Masao, 特別講演 日本人の自然観 - 西洋との比較 (Conférence spéciale, La vision de la nature par les japonais - comparaison avec l’Occident), Niigata, Humanities and Social Sciences Institute Annual Report / Keiwagakuen University, 2001. p.17.

2 CHASLERIES, Guillaume, « 諸行無常 », Nichifutsu Jiten 日仏辞典, 2017. URL : http://www.dictionnairejaponais.com/w/52736/諸行無常

3 WATANABE Masao, 特別講演 日本人の自然観 - 西洋との比較 (Conférence spéciale, La vision de la nature par les japonais - comparaison avec l’Occident), Niigata, Humanities and Social Sciences Institute Annual Report / Keiwagakuen University, 2001. p.23.

Shokou-mujou
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Ce serait la raison qui aurait poussé les japonais a modifier fréquemment leurs propres paysages. Au cours de l’histoire, le pays a connu de nombreuses modifications de son milieu vivant, notamment lors des défrichements et replantations des forêts, qui ont été influencés par des modèles d’urbanisation chinois. C’est le modèle des Tang qui influe le quadrillage des parcellaires des champs de riz ainsi que du tissu urbain, entre le VIIème et Xème siècle. Puis sous les Tokugawa, les japonais procèdent à des défrichements intensifs, puis à une politique de reforestation. Selon Philippe Pelletier, malgré le fait que cette dernière action menée par le shogunat soit considérée comme un exemple précurseur de la pensée forestière propre aux japonais, elle serait dans la suite de la tradition chinoise interventionniste, qui consiste en la destruction puis reconstruction de leur milieu1.

Ainsi, les modifications de paysages deviennent une habitude. Encore aujourd’hui, les changements qui nous entourent font partie du quotidien, si bien que les tokyoïtes ne remarqueraient plus la diminution progressive des espaces verts, selon l’essayiste

3.3.2. Mono no aware

Cette instabilité de la nature, c’est aussi ce qui en fait sa beauté. Le Mono no aware も

, est une notion qui existe depuis l’ère de Heian. Elle désigne les émotions qui sont ressenties lorsque l’on parvient à toucher aux changements de la nature et aux subtilités de la vie. Il existe beaucoup d’interprétations au terme aware あはれ, dont une qui dirait qu’il désigne le mot aware 哀れ, signifiant la tristesse, l’empathie, ou la mélancolie face à la nature éphémère. Cependant la notion désignerait plutôt un sentiment d’attirance profonde, d’admiration et d’affection. Elle désignerait alors en général, toutes les émotions qui découlent des échanges entre la nature et l’être humain. La notion est inscrite dans différentes œuvres d’arts, poèmes, qui se sont transmis au cours du temps. Elle ne se résume pas à la contemplation individuelle de la nature, mais par-delà les œuvres, elle se pratique par le partage des émotions associées aux paysages. La notion vie encore également par la culture de la contemplation, comprenant le hanami, le tsukimi… Durant lesquels les individus se retrouvent et partagent ensemble leurs ressentis, dans le cadre du divertissement. Par le mono no aware, il est possible de se reconnecter avec le passé, avec les mêmes individus ayant vécu comme nous, les différentes phases de la vie, se répétant, depuis la nuit des temps3

1 PELLETIER Philippe, La Fascination du Japon, idées reçues sur l’Archipel japonais, Le Cavalier Bleu Editions, 2018. p.106.

2 TOKYO METROPOLITAIN GOVERNMENT, « 地球温暖化阻止!起こそう“緑のムーブメ ント”», (traduction de l'autrice : Stop au réchauffement climatique ! Provoquons un "mouvement vert") Tokyo Metropolitan Governement, 1er mai 2008. URL : https://www. metro.tokyo.lg.jp/tosei/tokyoto/profile/gaiyo/rekidai/20121031/giron/giron/eih97100. html?fbclid=IwAR1m4yu06wj8W3478aY8CCBKf6CuB8VNOHfJVZoPvoIN5CJIL1Q4Nz3qLP8

3 SUNTORY MUSEUM OF ART, «「もののあはれ」と日本の美 » (traduction de l'autrice : Mono no aware et la beauté du Japon), Suntory Museum of Art, date inconnue. URL : https://www.suntory.co.jp/sma/ exhibition/2013_2/display.html

ののあはれ
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Image 17 : KANOU Einou, XVIIème siècle, lieu inconnu. C’est une partie d’un paravent. L’écoulement des saisons, c’est un des thèmes principaux du mono no aware. Les fleurs ainsi que les oiseaux, sont les témoins de ces changements sensibles. Il fut exposé dans le musée Suntory lors d’une exposition sur le thème du mono no aware, en 2013.

URL : https://www.pinvibe.com/media/417708934181219130

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La fleur de cerisier, le sakura, est l’exemple le plus parlant dans cette culture. Elle illustre parfaitement le mono no aware. Fleurissant seulement trois ou quatre jours par an durant le printemps, elle est chaque année menacée par l’instabilité du climat. Son arbre attire les insectes, et demande un entretien important. Une mauvaise coupe suffit à le voir pourrir. Cependant malgré son fleurissement aussi court, il reste au centre de l’attention des japonais qui chaque année attend impatiemment sa fleuraison. Ses fleurs par leurs courtes et belles présences, représentent la fragilité et l’impermanence de la vie. Les sakura sont alors la transposition de la vie humaine. Frêle, instantané, éphémère. Cette idée se retransmet par un proverbe.

花は桜木、人は武士 Hana ha sakuragi, hito ha bushi Pour la fleur l’arbre de cerisier, Pour l’humain le guerrier

Ce texte serait issu d’une citation du moine et poète japonais Ikkyuu Soojun1. Il désigne la meilleure forme que peut prendre chaque sujet, c’est-à-dire selon le proverbe, le sakura pour la fleur, le guerrier pour l’être humain. Les deux sujets ont une existence frêle qui s’achève par la mort, le désir derrière ce proverbe est de partir de la manière la plus belle possible, et ce serait le sakura et le guerrier, qui représenteraient en mieux une fin modèle, pure et belle. C’est ainsi que la fleur de sakura va le mieux représenter ce sentiment, et va être fortement présente dans l’esthétique japonaise, qui affectionne particulièrement la nature pour les motifs en général. L’association profonde des émotions humaines avec la nature, est bien ce qui va préserver la présence encore aujourd’hui, de différentes formes de la nature dans le quotidien des japonais.

C’est ainsi que cette distinction floue entre nature et humain, nature sauvage et artificielle, aurait été considérée comme un courant naturel des choses par les japonais. Modifier les paysages a toujours fait partie de la culture. Cependant, l’introduction des nouvelles technologies lors de l’ère Meiji ayant conduit à une soudaine industrialisation, aurait accentué le processus, le rendant plus violent. Paradoxalement, c’est aussi les conséquences de ces idées qui vont construire et développer l’esthétique traditionnelle japonais, comme l’art du jardin mais aussi les vêtements, les œuvres d’art, les haiku Ces idéologies, cette perception ont formé les espaces d’aujourd’hui.

Ainsi, nous avons pu voir comment se sont développées les idéologies autour de la nature au Japon. Désormais, nous étudierons en quoi cette vision a influencé le tissu urbain et les formes de la nature au sein de la métropole de Tokyo, présentant un cadre d’étude particulier de par son échelle et de son développement singulier. Comment se présentent les différentes formes de la nature au sein de la capitale japonaise si connue pour sa minéralité ?

1 KOJI KOTOWAZA JITEN, « 花は 桜木、人は武士 » (traduction de l’autrice : Pour une fleur, l'arbre de sakura, pour l’être humain, un guerrier), Koji Kotowaza Jiten, date inconnue. URL : http://kotowazaallguide.com/ha/hanawasakuragi.html

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PARTIE II : LES FORMES DE LA NATURE DANS TOKYO

Chapitre 4 : Les identités naturelles de Tokyo

4.1. Un hypercentre végétalisé

La métropole de Tokyo possède une variété d’identités sans pareille. Ses vingt-trois arrondissements spéciaux (ku 区) sont composés de divers quartiers éclectiques, créant des paysages très contrastés. L’hypercentre se démarque particulièrement, car c’est là que se trouvent les plus gros espaces de verdure de la métropole actuelle. En effet la zone de l'actuel hypercentre était appelée Yamanote 山手 lorsque la ville s’appelait encore Edo. Yamanote désignait les quartiers de la partie haute de la ville, en opposition à Shitamachi 下町, les quartiers commerçants et industriels se trouvant au-dessous des reliefs, à l’Est. C’est à Yamanote que logeaient les personnages les plus aisés de la ville, on y trouvait donc les résidences des élites japonaises, ainsi que le château d’Edo. Par conséquent, ce quartier était riche en végétation. Il est dit que la ligne de train du même nom, la Yamanote line, représente les limites de la zone autrefois appelée ainsi1. La richesse que possédait cette partie de la ville en végétation se traduit encore par la présence du Koukyo 皇居, la résidence impériale ainsi que ses jardins qui ont été préservés. Comme évoqué précédemment, l’empereur a été considéré pendant des années comme une figure divine, et sa résidence ainsi que la nature qui l’entourait étaient donc considérées comme sacrées. Ainsi, le cœur de Tokyo se présente comme une forêt flottante, faisant de Chiyoda-ku l’arrondissement spécial le moins dense du centre-ville. Une grande partie du jardin se trouvant à l’ouest de ces terrains, appelés Fukiage 吹上, possède des arbres pouvant dater de 1657, année durant laquelle un terrible incendie détruit une grande part d’Edo. Cet incident marque une grande étape dans l’évolution de la morphologie urbaine de la ville. Une forêt a alors été plantée pour avoir un effet de coupe-feu, de protection. Le terrain subit plusieurs transformations, avant d’être aménagé en jardin japonais puis, à partir de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’Empereur décide de laisser le terrain évoluer tel quel, dans un état naturel2. Seul un entretien minimum est autorisé. C’est ainsi qu’on y trouve une biodiversité remarquable, recensant 1616 espèces de plantes et 4287 espèces animales différentes, selon les résultats des deux recherches de 2000 et de 2014. Encore aujourd’hui, des scientifiques poursuivent leurs recherches et partagent sur les journaux leurs nouvelles découvertes. Ce jardin n’est généralement pas accessible au public, sauf durant deux jours par an, selon un tirage au sort3.

1 SANDBERG, L. Anders, BARDEKJIAN Adrina, BUTT Sadia, Urban Forest, Trees, and Greenspace : A Political Ecology Perspective, New York, Routledge, 2014. Chap. 10 : Four Arboricultures of the Tokyo Metropolis, pp. 147 - 161.

2 IMPERIAL HOUSEHOLD AGENCY, «

» (traduction de l'autrice : événement pour l'observation de la nature du jardin Fukiage au Koukyo), Imperial Household Agency, janvier 2020.

URL : https://www.kunaicho.go.jp/event/kansatsukai/kansatsukai.html

3 Ibid.

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皇居吹上御苑での自然観察会

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