Les Tsiganes et la ville. Le mode de vie nomade dans un monde sédentarisé : résistances socio-spatia

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LES TSIGANES ET LA VILLE

Le mode de vie nomade dans un monde sédentarisé : résistances socio-spatiales à Bordeaux

Mémoire de master - Magda MEZIANE - ENSAP Bx - Juin 2020

Sous la direction de :

Equipe enseignante du séminaire « Repenser la métropolisation, construire un monde en transition » : Julie Ambal, Aurélie Couture, Xavier Guillot, Omar Rais, Fabien Reix, Delphine Willis

LES TSIGANES ET LA VILLE

Le mode de vie nomade dans un monde sédentarisé : résistances socio-spatiales à Bordeaux

Mémoire de master - Magda MEZIANE - ENSAP Bx - Juin 2020 Sous la direction de l'équipe enseignante du séminaire « Repenser la métropolisation, construire un monde en transition » : Julie Ambal, Aurélie Couture, Xavier Guillot, Omar Rais, Fabien Reix, Delphine Willis
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CITATION

« Souvent coincés

Entre l’autoroute et la décharge municipale, Les Gitans occupent la dernière place dans la société.

Mais cette place me plaît, Je n’en voudrais pas d’autre. »

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Alexandre Romanès, Un peuple de promeneurs , 2000

A. Les Tsiganes ou la construction d’une représentation collective 18

• Le Mythe nomade

> Une Histoire faites de détours multiples et légendaires

> Entre rejet et désir : la fabrique des clichés

• Un amalgame social qui brouille la réalité de l’autre

> Le prisme occultant du sédentarisme : termes génériques et généralisés

> Des processus identitaires et spatiaux complexes : définitions internes

B. La ville planifiée VS la ville foraine . . . . . . .

• Le nomadisme, une dissidence qui fait peur à l’Etat

> Peuples nomades face aux empires despotiques : une déviance originelle

> Un mode de vie qui échappe au contrôle spatial

• La mobilité insoluble dans le logiciel spatial urbain

> Des conceptions de l’espace qui diffèrent

C. Caravane et campement : des concepts d’habitat encore discriminés. .

• L’habitat mobile évocateur d’un niveau de vie incertain

> Une frugalité qui ne rime pas toujours avec précarité

• Rejet atténué mais perpétué d’un mode d’installation

> Le campement vu comme une invasion

AVANT-PROPOS. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 INTRODUCTION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 I. LES GENS DU VOYAGE PARCOURS DUN MODE DE VIE MARGINAL . . . . . . . . . . . . . . . 17
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
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. . . . . . . . . . . . . . . . . 34
6 SOMMAIRE

II. ENTRE RESISTANCE SOCIO-SPATIALE ET MUTATIONS

A. Une place accordée mais non ajustée

• Un accueil spatial encore insuffisant et insatisfaisant

> Des aires mal localisées

> Des espaces mal conçus

• Les processus de sédentarisation

> L’insertion rime-t-elle avec sédentarisation ?

> Concevoir sans comprendre : fausses solutions spatiales

B. Résilience tsigane d’une culture de la mobilité .

• Le voyage : un ancrage mental profond

> La vie à l’extérieur : habitude(s) et bonheur

> Mémoire de l’habiter et rapport symbolique

• La mobilité comme équilibre social et économique

> La particularité Tsigane : une mobilité perpétuée pour elle-même

> Dispersion et réunion, deux pratiques spatiales complémentaires

• Les nouveaux comportements circulatoires

> Grands rassemblements et affirmation culturelle

> L'acquisition comme stratégie d’adaptation

C. Insertion plutôt qu’assimilation : un processus socio-spatial complexe mais progressif

• Les mécanismes d’intégration

> Des communautés qui se tiennent à l’écart

> Des démarches positives existantes

• L’« Habiter » tsigane dans la ville : éviter l’annihilation, favoriser l’alliance

> Mutations de l’habitat et dualité des cultures

> Vers une manière alternative d’occuper et de penser l’espace ?

CULTURELLES : LES TSIGANES AUJOURD'HUI, le cas de la métropole bordelaise . . . . . 41
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
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CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 BIBLIOGRAPHIE 81 ANNEXES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 7
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AVANT-PROPOS

Ma toute première approche du « peuple Tsigane » se fit par le biais du cirque Romanès venu à Bordeaux pour présenter son spectacle1. Ce qui constitue le dernier cirque Tsigane, c’est à première vue un groupe de caravane planté au cœur de la métropole pouvant apparaitre et disparaitre en une nuit : « C’est un cercle protégé : votre ville à vous dans la ville des autres.2 » disait Bernard Kudlak, le fondateur du Cirque Plume. Leur rapport à la société est complexe, seules les grandes villes, où la vie est cosmopolite et la mentalité plus ouverte, acceptent leur passage, tandis que les petits villages leur opposent un non catégorique. Pour le semestriel C !RCUS magazine3, nous nous sommes entretenus avec Alexandre Romanès, directeur de la troupe et fondateur avec son épouse Délia du premier Centre artistique Tsigane et Gitan. Si on peut voir la ville comme perpétuellement en mouvement, Monsieur Romanès nous expliquait pourquoi il ne l’aime pas : il la trouve figée. Commença alors une discussion sur la sédentarisation, qui a débuté lorsque l’Homme s’est mis à cultiver et s’approprier des terrains. Alexandre nous expliqua sa théorie, pouvant se résumer ainsi : « C’est la carotte qui nous a tué ». Cet entretien et ce spectacle furent pour moi l’occasion d’entrevoir une culture à part, et de me confronter à une conception différente du territoire et de l’« Habiter ».

1. Cirque ROMANES, «La Lune Tsigane brille plus que le soleil», 2016-2017 2. KUDLAK Bernard, « V comme Voyages », L’Abécédaire du Cirque Plume , ed. SO.A.C.D., 2014
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3. C!RCUS Magazine , semestriel fondé et réalisé par RUNDSTADLER Arthur et MEZIANE Magda depuis 2016

En septembre 2019, un cas du quotidien a pu attirer mon attention aux abords du tram B. Il ne s’agissait ici pas d’un cirque itinérant venant proposer un événement aux citadins, mais d’un simple groupe de caravanes installées sur la plaine des sports universitaires de Monadey à Talence. En quelques jours, le terrain est transformé en une forteresse sans murs : l’altérité et l’inconnu semblent y avoir édifié des frontières invisibles. Même sans construction, l’installation opère un changement profond bien que temporaire du territoire. Entre les terrains de foot se sont glissés des espaces habités temporaires. Là où il y avait un chemin piéton courent maintenant des câbles électriques, et en plein milieu du gazon trônent un parasol, un chien en laisse qui aboie ou encore un lave-linge. Voilà l’endroits comme mué soudainement en un immense salon. Cette occupation singulière est loin de faire l’unanimité chez les usagers et la municipalité. Ce qui dérange tout d’abord, c’est peut-être cette façon déroutante de contrer spontanément les délimitations conventionnelles de propriété. L’espace public est approprié et détourné, se muant en espace intime inattendu ; le passant déboussolé hésite et emprunte un détour.

D’année en année, les plaintes des riverains et usagers à proximité de ce type d’installation se répètent : nuisances sonores, problèmes d’hygiène, conflits d’usages... De là, j’en suis venue à me demander quelles sont les raisons profondes de ce rapport de tension immuable. En effet, les « Gens du Voyage » semblent depuis toujours évoluer dans un univers marginal et vouloir y rester, entretenant réciproquement avec la société autour une imperméabilité persistante. Cependant, on pourrait également se questionner sur la nature de ces tensions : Y a-t-il une communication, un contact concret entre les individus et les groupes ou est-ce une tension flottante, purement mentale ?

INTRODUCTION
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La société contemporaine occidentale dans laquelle nous vivons semble de plus en plus tournée vers la mobilité et attirée vers les modes de vie nomades alternatifs. Les générations actuelles sont plus mobiles que celles post Trente Glorieuses, pour qui la sédentarité s’était instaurée comme valeur suprême. La surconsommation et le « mauvais » matérialisme font désormais réfléchir à un repli sur l’essentiel et à une nouvelle façon d’être au monde. Des groupes comme les « néo-nomades » ont fait leur apparition. Ces hommes et femmes préfèrent aménager camion, bus ou autre véhicule plutôt qu’une maison en dur. Souvent artisans, intermittents ou saisonniers, ils se déplacent selon des rythmes obéissant à des impératifs de travail et à une volonté de changer leur rapport à l’environnement. On n’est cependant pas mobile d’une seule façon. Si le nomadisme et la vie en caravane ont le vent en poupe, et peuvent parfois alimenter une image bohème glamour qui fait vendre, la réalité de ce mode de vie et les populations qui l’adoptent depuis toujours sont souvent relégués… mais résistants.

Ainsi, dans un monde fait de mobilités où les flux touristiques et migratoires s’intensifient, la mobilité des Tsiganes reste à part. Tout cela amène à se questionner : Comment le rattachement à un habitat mobile couplé à une culture singulière représente un mode de vie en marge de la société, encore aujourd’hui ? L’intérêt n’étant pas de s’attacher seulement à une vision interne d’un groupe singulier. Ce mémoire ne se poste en aucun cas comme une apologie des Gens du Voyage et de leur mode de vie et ne souhaite pas montrer des « bons nomades » contre des « mauvais sédentaires ». Il s’agit ici d’une part de comprendre les rapports de tensions entre ces pans de la société, de quoi ils se nourrissent et comment ils évoluent. D’autre part, d’entrevoir ce qui fait que la mobilité Tsigane constitue une résistance spatiale à la fois fragile et obstinée dans notre monde globalisé. Le titre de ce mémoire « Les Tsiganes et la ville » énonce un écueil à éviter, en opposant volontairement et frontalement deux entités abstraites, deux mondes qu’a priori (de notre point de vue sédentaire) tout semble séparer. Nous verrons que cette perception ne reflète pas la réalité : que l’on soit voyageur ou non, la multiplicité des sentiments d’appartenance et des pratiques de l’espace empêche une catégorisation aussi rigide. Que veut dire être Tsigane ? Gens du Voyage ? Sédentaire ? Français ? Que représente une maison ? Un toit ? Une propriété ? Un foyer heureux ? Autant de questions dont les réponses sont infinies, variant selon chaque groupe et individu.

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Aujourd’hui, le département de la Gironde est un des départements français qui accueille le plus de gens du voyage avec la Seine-et-Marne. La forte présence d’activités saisonnières dans la région rend celle-ci attractive pour les personnes de la communauté des voyageurs. Sur les 13 000 Tsiganes recensés dans le département (soit environ 0.8% de la population girondine)4, 80 % sont Manouches5, ethnie à laquelle appartiennent d’ailleurs les deux groupes rencontrés. L’étude cible différents cas d’installations spatiales observées dans la métropole bordelaise. Les établissements temporaires de groupes Tsiganes en caravanes choisis ont pour particularité leurs terrains urbains et non prévus pour cet usage. Le premier cas d’étude n’est autre que le campement sur la plaine des sports universitaire Monadey évoqué en début d’introduction. Ses résidents de passage s’y étaient établis illégalement comme chaque année pour plusieurs semaines, faute de place dans les aires alentours. Ce type d’occupation non autorisée et très controversée est présent sur tout le campus talençais. Le second cas est un autre groupe manouche, rencontré sur un lieu atypique : le parking de la Halle Soferti à Brazza. Rencontrés à deux reprises vers le mois de décembre, les habitants avaient investi un lieu normalement fermé au public en attendant les travaux de dépollution, actuellement entamés. Encadrée par la municipalité et par conséquent entièrement légale, cette installation ne soulève pas moins un problème de nombre d’aires d’accueil et de places prévues. Ces deux cas principaux ont en commun de révéler des enjeux aussi complexes que divers : évitement des aires d’accueil, vacances d’espaces urbains, frottements sociaux, résilience nomade inattendue… Le but n’est aucunement de faire un diagnostic poussé de chaque cas, ou de proposer des solutions miracle aux problèmes d’insertion sociale et d’accueil spatial de ces populations. L’étude propose avant tout de dialoguer pour mieux comprendre, et soulever des problématiques allant de l’échelle urbaine à celle de la cellule de l’habitat. Afin d’appuyer mes propos, différents types d’occupations allant de stationnement légal dans les aires d’accueil, terrain familial et habitat adapté seront également évoqués. Par le biais d’entretiens libres et d’études d’installations spatiales, j’aimerais mieux cerner les perceptions et représentations autour de l’habitat et de la place des Gens du voyage dans la ville. Au regard de mon sujet, cette méthode comporte cependant des limites. La mobilité des groupes rencontrés étant fréquente et imprévisible, un suivi sur le long terme s’avère compliqué : on revient sur le

4. Source : ADAV33 – Accessible sur : https://www.adav33.fr/

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5. D’après l’article de Stéphanie Bousquet, « Voyage chez les fils du vent », Libération , 15/08/2002

campement en quête de nouvelles informations et du jour au lendemain le terrain est à nouveau vide. L’étude ne se basera donc pas sur une observation in situ sur le long terme, mais sur des situations spatiales uniques, des moments très précis qui ne se répètent pas sur le temps d’écriture du mémoire.

Dans un premier temps, ce mémoire tentera de faire un tour des projections exercées sur les nomades et leur manière d’habiter, en retraçant le parcours de ce mode de vie marginal qu’est l’habitat mobile. Au fil des siècles, des représentations communes se sont construites autour des Tsiganes et de leur rapport à l’espace. En effet, le peuple des « fils du vent » transporte avant tout un mythe vaporeux, tissé par ses détours géographiques multiples, contés et imaginés. En résulte un monde amalgamé volontairement ou non par les sédentaires, confondant les diverses ethnies et modes de vie qui en font partie. Cette ignorance mutuelle de la réalité de l’autre fait barrage à la rencontre et à l’intégration. Le monde Tsigane fantasmé est comme bipolaire, « synthèse des pulsions contradictoires de rejet et de désir6 ». Dans l’imaginaire collectif, au « bon nomade » à l’esprit bohème s’oppose le « vagabond voleur de poule ». Cette culture si singulière a en effet inspiré bon nombre d’œuvres filmographiques, musicales ou picturales, nourrissant des clichés -bienveillants ou non- qui ne font qu’épaissir le mystère. Le nomadisme est aussi fondamentalement un mode de vie qui échappe au contrôle spatial : pas d’adresse, pas de déplacement précis, pas de propriété foncière. Ainsi, la mobilité insolente fait peur aux autres citoyens et à l’Etat, et ce-dernier a tenté de la dompter à coup de législations punitives dès le XVème siècle, époque d’arrivée des Tsiganes en France. Aujourd’hui encore, les concepts clé de l’habitat tsigane demeurent dévalorisés. La cellule même de l’habitat peut renvoyer à une image discriminante malgré elle : la caravane a bon dos, vue comme précaire ou au contraire trop luxueuse, elle peine à se faire une place dans notre espace cadastré. Le campement, mode d’installation par essence des "voyageurs", est souvent relégué et perçu comme invasif. En témoigne une politique de rejet, certes atténuée, perpétuée par beaucoup de municipalités. Les terrains mis à disposition sont généralement déconnectés du tissu urbain par faute de place, et/ou simplement pour ne pas nuire à l’image de la ville.

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6. CAMBOT, Stany, pour Echelle Inconnue, Villes Nomades, Histoires clandestines de la Modernité , Paris, éd. Etérotopia, 2016

Dans un second temps, l’étude se portera sur la situation concrète des Tsiganes en France : sur ce qui met actuellement en péril leur mobilité, et ce qui fait qu’elle persiste. Depuis 1990 et la Loi Besson I, la place des Gens du voyage dans la société française est remise en question, travaillée par l’Etat et les départements afin d’améliorer l’insertion et d’estomper les frictions. Cependant cette place accordée reste non adaptée aux modes de vie Tsiganes. Pour ce qui est des aires d’accueil réservées à l’habitat mobile, les réponses spatiales proposées sont trop souvent insuffisantes et insatisfaisantes. Mal situées et mal conçues, elles ne prennent pas en compte les pratiques et attentes réelles des habitants voyageurs. Chez la majorité des populations nomades de la planète, on assiste à un phénomène de sédentarisation tendance comme forcée. Pour les politiques publiques, insertion des minorités semble rimer inéluctablement avec sédentarisation. Certains logements prévus, pensés comme transitoires, se muent en ghettos insalubres à l’image du "Village Andalou", bidonville gitan qui vit le jour à Bordeaux Bacalan. Les logements en durs s’apparentant à des boîtes perméables sont bien loin de la vie à la belle étoile. La place et la responsabilité de l’architecte dans ce genre de projet pose alors question, la nécessité de comprendre une culture pour fournir des espaces de vie heureuse apparaît cruciale. Malgré tous ces facteurs déstabilisants, la culture de la mobilité Tsigane ne semble résolument pas se dissoudre. Pourquoi ? Tout d’abord car la mobilité, même partielle, reste profondément ancrée dans la culture Tsigane. De la vie en habitat mobile découlent une fluidité spatiale, un sentiment de liberté et une logique communautaire forte auxquels les voyageurs sont liés. La caravane, même remisée, est porteuse à la fois d’une symbolique et d’une mémoire de l’Habiter individuelle et collective. De plus, l’attachement à un lieu se fait bel et bien, passant par le réinvestissement répété et non par l’occupation pérenne. Or, si d’autres peuples nomades ont dû délaisser -peu à peu ou brutalement- la mobilité, on observe chez les Tsiganes une endurance de cette-dernière, qui garantit la stabilité culturelle et psychologique, mais aussi économique et familiale. On voit se développer depuis la fin du XXe siècle des stratégies diverses pour perpétuer la mobilité malgré tout : les grands rassemblements et l’acquisition foncière permettent l’affirmation d’une culture et la multiplicité des accroches territoriales. Enfin, on s’intéressera au devenir de la relation habitat mobiles/espaces sédentaires. Concernant les mécanismes d’intégration sociale et culturelle, un manque de

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communication fragilise encore la relation entre les voyageurs et les autres citoyens. Les Tsiganes sont peu représentés, et parfois peu investis dans la politique de la ville. Néanmoins, si la volonté d’insertion n’est pas toujours manifeste, bon nombre de structures existent et des personnes œuvrent pour favoriser la rencontre et diffuser la culture Tsigane. D’un point de vue spatial, on observe que les mutations culturelles font évoluer l’habitat Tsigane vers des formes hybrides, alliant les cultures sans les annihiler. Quant à l’installation « informelle » et spontanée de caravanes illustrée par les cas d’étude, elle soulève des problématiques urbaines et sociales profondes. S’immisçant dans les espaces normés, elle révèle des potentiels de vie là où il n’y avait parfois que du vide. L’endurance du mode de vie nomade invite ainsi à repenser notre rapport à la propriété et au temps et à l’architecture. Pourquoi s’acharner à tout délimiter et acquérir si dans le fond, notre passage à tous est temporaire ? Il ne paraît désormais plus absurde d’imaginer un corps social et spatial qui donnerai plus de place au mouvement et à l’altérité.

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I.
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Les «Gens du voyage», parcours et perceptions d’un mode de vie marginal

Les Tsiganes ou la construction d’une représentation collective

A la base de ce présumé fossé mental et spatial entre nomades et sédentaires, il y a tout d’abord la représentation d’un peuple dont on ignore les contours et les détours. Les Tsiganes ont en effet une Histoire faite de mobilités et d’appartenances multiples. Les pays d’origine, les raisons du départ, les itinéraires pris, etc., furent contés au fil des siècles. Partis d’Inde et arrivés en Perse vers 950, les Tsiganes fuient les guerres byzantino-turques pour arriver en Europe de l’Ouest au XVe. Cependant, les connaissances quant à leur parcours ont parfois relevé plus du mythe que de la réalité. Une méprise quant aux véritables origines des voyageurs a notamment pris sa source dans la transformation de faits et une confusion des groupes par le langage. Vers 1100 , « Venue d’Asie mineure, une secte hérétique dont les membres avaient réputation de devins et de magiciens est connue depuis plusieurs siècles en Grèce sous le nom d’Atsinganos ou Atsinkanos ( "intouchés" / "intouchables" )

[ ] il se trouve que le nom de cette secte sera attribué à de nombreux groupes de voyageurs venant de l’Est et qu’il leur restera attaché dans de nombreux pays (Tsiganes en France, Zigeüner en Allemagne, Sigöyner en Norvège, Zingari en Italie, Ciganos au Portugal, etc.) 7 ». De la même façon, le passage au XIVe siècle de Tsiganes dans certaines régions comme l’Epire ou la Grèce, surnommées « Petite Egypte » pour la fertilité de leurs terres, a formé une légende selon laquelle ces peuples seraient venus d’Égypte. En ont découlé entre autres les dénominations française et anglaise « Gitans » ou « Gypsy »

utilisées aujourd’hui. D’après C. Robert8, ce sont par ailleurs des travaux menés par des linguistes qui ont permis de détailler certains parcours depuis le NordOuest de l’Inde jusqu’à l’Europe Occidentale, les pays traversés et la durée des séjours.

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7. LIEGEOIS Jean Pierre, Roma, Tsiganes, Voyageurs , Strasbourg, Les éditions du Conseil de l’Europe, 1994, p.19 8. ROBERT Christophe, Eternels étrangers de l’intérieur ? Les groupes Tsiganes en France , éd. DDB, 2007

Carte des migration Romtziganes, production de l'auteure réalisée à partir de données, source : https://lesplurielles.org/2015/03/03/origine-des-tziganes/

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En relevant les emprunts successifs aux dialectes côtoyés qui ont peu à peu modifié la langue originellement indienne (le sanskrit), des hypothèses historiques et ethnologiques ont pu être confirmées. De grands déplacements ont lieu jusqu’au début du XVIe siècle. Dans un contexte où l’exploration du territoire européen se poursuit, les groupes se brassent et les pistes se confondent. Disséminés dans toute l’Europe, les Tsiganes ont aussi rejoint l’Amérique, l’Afrique et en l’Australie. La France connait une vague migratoire venant d’Hongrie et de Roumanie vers la fin du XIXe, qui se prolongera de façon régulière jusqu’à la première guerre mondiale. Au cours des années 1960, des Tsiganes de Yougoslavie gagnent les pays de l’Ouest par relances successives. Après quelques mouvements venant d’Europe centrale et orientale dans les années 1980 (des milliers de Roumains et Macédoniens rejoignant l’Allemagne pour y obtenir l’asile politique), la vague migratoire la plus récente fut celle connue dans les années 1990. Son ampleur fut telle que la visibilité donnée aux peuples concernés fut inédite, à une échelle continentale et mondiale. Pour finir, le conflit de l’ex Yougoslavie qui marquera la fin du XXe siècle provoquera une intensification des migrations vers les pays d’Europe occidentale. En 2010, la population Tsigane était estimée à près de 10 millions sur le territoire Européen9. Bien qu’une Histoire des déplacements et des populations ait pu être retracée, elle reste partielle et composée de bribes parfois incertaines. Contrairement à d’autres civilisations aux repères et mythologies connus de tous aujourd’hui (Grecs, Romains…), il n’y a « pas de héros légendaires chez les Tziganes, pas d’histoire concernant l’origine, pas de justification de la vie errante. 10 »

Cette part de flou, d’inconnu et d’insaisissable alimente un mystère flottant autour de ce peuple. Depuis leur arrivée en Europe de l’Ouest, la représentation collective des Tsiganes reste coincée entre deux images opposées. Au « vagabond voleur de poules » se confronte le « bohème affranchi », traduisant un couple désir/rejet aux traits exagérés. D’après Bernard Leblon, c’est de cette manière « que le monde gitan, le « Gitanisme » ainsi qu’on le dit à l’époque, devient le repoussoir moral du monde « civilisé », « l’antisociété » 11 ».

9. Source : Conseil de l’Europe

10. YOORS Jan, Tsiganes , 1967

11 Bernard Leblon, Les Gitans d’Espagne, Les Chemins de l’Histoire, PUF, Paris, 1985, p. 46.

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Images extraites du film J’ai même rencontré des tziganes heureux , de Aleksandar Petrović, 1967

Dès lors, c’est tout un imaginaire pictural qui se transmet alors à travers le cinéma, la peinture, la littérature, le spectacle etc. La période Romantique éprise d’ailleurs lointains et de bohème érigeait ce mode de vie en idéal, et l’Orientalisme dépeignait des peuples et personnages entre mythe et réalité. Parmi les figures stéréotypées modelées par ces mouvements, on retrouve celle bien connue de la gitane exotique et farouche. Voyante ou danseuse, couverte de bijoux et de foulards colorés, elle représente la sensualité exacerbée et insaisissable. Elle ira même jusqu’à se muer en un type musical et littéraire, à l’image d’Esmeralda ou de Carmen de Mérimée. Si cette esthétique puise dans la réalité d’une culture, elle a participé au fil du temps à la construction d’un cliché. C’est ainsi que dès le XIXème siècle, les « Bohémiens » vont susciter la curiosité du grand public. De nombreux écrivains et hommes de lettres vont étudier et publier des écrits sur ce « peuple » afin de satisfaire cette soif.

Toutes ces projections d’altérité, ainsi que ce rêve impossible de liberté et de dépaysement, constituent le fantasme nomade : « C’est impossible pour un gadjo de savoir c’que c’est mais pourtant si tu savais la belle vie que c’est, comme on dit dans les chansons, c’est la vie de bohème 12». Des productions d’Emir Kusturica à Toni Gatlif, nombreux sont les films contemporains emprunts de magie et de folklore qui nous brossent le portrait d’un peuple rieur et affranchi. La compagnie Romanès évoquée en avantpropos se présente comme le dernier cirque Tsigane. Elle performe fièrement des spectacles folkloriques et enjoué. La spectatrice étrangère à cet univers que je fus, est ressortie du chapiteau comme hypnotisée par les robes à fleurs et les violons tournoyant. En résumé, le monde Tsigane apparaît en premier lieu comme un monde fascinant ou effrayant. Il semble évoluer à part, hors du temps… La réalité est bien autre.

12. Propos de J.J, Manouche en reprise du Voyage, extraits d’entretien mené par C. Bergeon en Charente-Maritime, mars 2005. Source : BERGEON Céline et SALIN Marion, « Se dire Manouche, Rom, Gitan ? », e-Migrinter [En ligne], 6 | 2010, mis en ligne le 22 août 2019, consulté le 03 décembre 2019.

URL : https://journals.openedition.org/e-migrinter/1454

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• Un amalgame social qui brouille la réalité de l’autre

Tsigane, bohémien, gitan, manouche, romanichel, zingaro, roms Dans l’imaginaire collectif occidental, ces termes sont diverses manières de nommer une seule catégorie ethnique et sociale. En réalité génériques et généralisés, ils prennent leurs racines dans des identités et des parcours multiples. Comme l’énonce J.B. Humeau, « La définition “tsigane” ne rend pas plus compte de la réalité sociale “des” Tsiganes, de ses modalités et de sa diversité, que la définition “gadjo” ne peut aider à la compréhension des comportements des populations sédentaires 13". Quant à l’appellation «Gens du Voyage» tant utilisée, elle désigne en réalité une catégorie purement administrative, liée au mode d’habitat et non à l’ethnicité. Au sens de la loi n°69-3 du 3 janvier 1969, elle concerne les personnes qui logent de façon permanente dans un véhicule, une remorque ou tout autre abri mobile. Or, aussi innocente soit elle parfois, cette méconnaissance participe à la construction d’une frontière mentale et spatiales entre cultures nomades et sédentaires. Elle alimente la peur de l’autre, que j’avoue avoir moi-même ressentie en m’avançant entre les caravanes, allant la rencontre des voyageurs : peur de déranger, d’être rejetée ou mal vue… ou encore peur qu’on ait peur de moi, les Tsiganes se méfient des journalistes et inquisiteurs qui pourraient nuire à leur réputation. Les stigmates ont la peau dure dans toutes les sphères sociales. A titre d’exemple, on peut citer l’amalgame très politisé survenu en France il y a une dizaine d’années. Le 28 juillet 2010, suite à des violences dans le Loire-etCher14, Nicolas Sarkozy, alors chef de l’Etat, avait tenu une réunion à l’Elysée sur les « problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms 15». Puis, un démantèlement avait été lancé viant des implantations sauvages, avec un objectif fixé de 300 campements en trois mois. Les associations nationales et départementales ont alors tenu à rappeler que les problématiques sont totalement différentes entre les communautés de

13. Humeau, Jean-Baptiste, Tsiganes en France : de l’assignation au droit d’habiter , Paris, L’Harmattan, p.16-17, 1995

14. Une cinquantaine de « Gens du voyage » avait protesté contre la mort d’un jeune de la communauté, abattu la veille par un gendarme lors d’une course poursuite. (Le Figaro, 18/07/2010)

15 Source : Auteur Inconnu, « Sarkozy mis à l'index pour sa politique anti-roms », L’Humanité , 22/07/2011. URL : https://www.humanite.fr/sarkozy-mis-lindex-pour-sa-politique-anti-roms

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Photo d'illustration d'un drapeau rom au World Roma Festival à Prague en mai 2015, Source : Michal Cizek

citoyens français nomades vivant en caravane (soit environ 450 000 personnes16), et les Roms arrivés de Roumanie et de Bulgarie, principalement sédentaires. Pour tenter de désamorcer la polémique européenne sur le traitement français de la question des Roms, le Président avait argumenté en septembre suivant lors d’une conférence de presse qu’ « Au total ce sont plus de 500 campements illicites qui ont été démantelés au cours du mois d'août 2010. Les gens du voyage, français donc, ont représenté entre les deux tiers et les trois quarts des démantèlements. Et ont représenté 80 % des personnes concernées 17". Les Tsiganes, qui sont effectivement français pour plus de 95% d’entre eux18, ont véhément et massivement rétorqué ne pas avoir été touchés par ces démantèlements. Certains ont vu ce discours comme volontairement stigmatisant. La Ligue des Droits de l’Homme (LDH) dénonçait en réponse des « amalgames inacceptables 19», visant des populations qui seraient « les boucs-émissaires des carences d’Etat 20». Face à ces caractérisations externes, les Tsiganes vont opérer ce que Jacques Rancière nomme la « logique de subjectivation ». Cette-dernière « n’est jamais la simple affirmation d’une identité, elle est toujours en même temps le déni d’une identité, imposée par un autre, fixée par la logique policière. La police veut en effet des noms “exacts” qui marquent l’assignation des gens à leur place [...]. La subjectivation comporte toujours une identification impossible 21».

16. SZADKOWSKI, Michaël, « Les gens du voyage assurent que le démantèlement des camps visait les Roms », Le Monde , 23/09/2010. URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2010/09/23/les-gens-duvoyage-assurent-que-le-demantelement-des-camps-visait-les-roms_1415305_3224.html

15. L'Elysée

17. Source : L'Elysée - URL : file:///C:/Users/magda/Desktop/ARCHI/M2/S10/MEMOIRE/ARTICLES%20&%20 RECHERCHES%20RESSOURCES/elysee-module-12132-fr.pdf

18 Auteur Inconnu, « Sarkozy accusé de «stigmatiser» les Roms et les gens du voyage », Libération , 23/07/2010. URL : https://www.liberation.fr/societe/2010/07/22/sarkozy-accuse-de-stigmatiser-les-roms-etles-gens-du-voyage_667716

19 Ibid.

20. Ibid.

21. Ranciere, Jacques, Aux bords du politique , Paris, La Fabrique-Editions, 262 p., p. 121, 1998

25

Les sentiments d’appartenance internes à la communauté voyageuse, sont le produit de processus identitaires complexes. Comme nous l’avons évoqué, au cours des déplacements Tsiganes, trois groupes se seraient formés depuis le Xe siècle : les Manouches ou Sinté en Europe de l’Ouest (France, Allemagne, Italie, Grande-Bretagne), les Gitans ou Kalé dans la péninsule Ibérique, et les Roms en Europe de l’Est. En 1971, afin d’être mieux représentés et s’autodéfinir comme mouvement politique au sein de l’Union internationale romani, des membres de ces différents groupes ont adopté le terme générique de « Rrom ». Signifiant « homme », « mari », « époux », en rromani, cette dénomination renvoie à un peuple qui partage à la fois une origine (l’Inde du Nord), une langue (le rromani), et des caractéristiques culturelles communes (références et organisation familiale). Le rromanipen (« la romanité ») est un concept revendiqué par les principaux défenseurs rroms. Un drapeau a même été créé figurant trois éléments essentiels de la culture Tsigane : sur un fond bleu et vert dont les couleurs symbolisent respectivement ciel et liberté, nature et terre, une roue de charrette rouge représente le voyage. Les Rroms incarnent un peuple sans territoire officiel ni revendications territoriales. Cette identité nouvelle est avant tout un outil pour gagner une certaine légitimité et une reconnaissance institutionnelle. Il apparaît généralement dans les instances représentatives et les recherches, particulièrement à l’échelle européenne et mondiale. Parmi elles, l'Union Romani Internationale (IRU) créée en 1978, l’association “La Voix des Rroms” en 2005, ou encore les Nations Unies. Cependant la conscience identitaire forte qu’il semble transcrire est en fait plus fractionnée qu’on ne le croit. Des divisions voire des tensions, invisibles au travers du prisme du sédentarisme, existent entre les différents groupes invoqués. Ce qui peut être déroutant, c’est que si certains se disent Rroms, et considèrent que ce terme regroupe plusieurs ethnies, d’autres soutiennent avec ardeur qu’elles n’ont rien n’à voir les unes avec les autres. Cette attitude étonnante, j’ai pu la constater chez les voyageurs installés vers Doyen Brus : « Les aires d’accueil on n’a pas le temps de s’y mettre. Il y a des roumains qui viennent d’ailleurs qui s’y mettent, et puis ce sont des gens très dangereux. » me déclarait un vieux Tsigane. La doctorante en géographie C. Bergeon explique en effet que « lorsque les groupes sont en concurrence pour l’espace, la distinction entre les Roms (appelé « Roumains » par les Manouches et Gitans), et les Manouches et Gitans se fait plus évidente. 22».

26
22. BERGEON Céline et SALIN Marion, « Se dire Manouche, Rom, Gitan ? », e-Migrinter [En ligne], 6 | 2010, mis en ligne le 22 août 2019, consulté le 03 décembre 2019, p. 36

Les individus souhaitent éviter des amalgames qui pourraient porter atteinte à l’image de leur groupe et empêcher leur installation sur tel ou tel lieu. De plus, nous verrons que chaque groupe possède un rapport singulier au déplacement et à la l’habitat dans toute sa dimension. Ce que développe Bourdieu, c’est que « le discours minoritaire est un discours performatif, visant à imposer comme légitime une nouvelle définition des frontières et à faire connaître et reconnaître la minorité ainsi délimitée contre la définition dominante et méconnue comme telle, donc reconnue et légitime, qui l’ignore ».23 L’affirmation culturelle et non institutionnelle semble alors s’opérer par la différenciation plutôt que par l’union. Néanmoins, il est un autre terme important et qui pourrait atténuer ces disparités : celui de « voyageur ». Il évoque pour moi la route mentale comme concrète, qui fut à un moment ou à un autre, commune à tous les Tsiganes.

27
23. Bourdieu, Pierre, L’identité et la représentation. Eléments pour une réflexion critique de la région, Actes de la recherche en sciences sociales, n°35, p. 66, 1980

La ville planifiée VS la ville foraine

• Le nomadisme, une dissidence qui fait peur à l’Etat

Le « forain » en vieux français (qui a donné l’anglais « foreign »), c’est l’étranger, celui qui vient d’ailleurs. L’inconnu génère souvent de la peur, mais au-delà de la xénophobie ou de la discrimination raciale, c’est bien le rattachement à une culture nomade qui préoccupe la société englobante. A l’origine de cette défiance, D. Couchaux expose le fait que « le nomadisme correspondrait à un type de société qui ignore le pouvoir despotique24». Les sociétés itinérantes sont des sociétés sans Etat. Leur cycle économique et social se base sur un système de dons et de contre-dons, d’obligations réciproques et d’échanges de biens qui lient paritairement les membres de chaque tribu. La dispersion sur un vaste territoire préserve les nomades des rapports de dépendance trop étroits. De cette manière, on en vient à se demander si les formes extrêmes de nomadisme que constituent les civilisations bédouines et mongoles ne seraient pas « la contrepartie de la formation des grands empires despotiques (Proche-Orient, Chine, Rome)25» . Les tribus en question auraient eu recourt à des pillages et cérémonies (évoquant le Potlach), consistant à brûler et détruire d’énormes quantités de nourriture et d’objets. Ces pratiques viseraient en fait à éliminer l’excédent intolérable de biens et d’espace que représentent les états sédentaires. Les lieux d’enracinement faisant obstacle au mouvement sont détruits rituellement, afin de les rendre à l’étendue du désert ou de la steppe. Rejetées à la lisière des zones agricoles irriguées mais bénéficiant de l’avantage militaire considérable que prodigue la domestication du cheval et du dromadaire, « ces nomades ont formé des civilisations belliqueuses et sont devenues, par réaction peut être, les ennemis héréditaires des états sédentaires26 ».

24.
25 Ibid 26. Ibid 28
COUCHAUX
Denis, Habitats nomades, collection anarchitecture, Paris, éd. Alternatives, 1980, p.20

Arrêté de police générale des Bouches-du-Rhône, 22 septembre 1866

Source : http://maclarema.fr/blog/linternement-des-nomades-en-france-entre-1939-et-1946/

29

D’après P. Clastres, dans LaSociétécontrel’Etat27, la mobilité serait en outre un facteur de régulation sociale. Lorsqu’une fraction du groupe cherche à prendre pouvoir, ou qu’une crise de surpopulation menace la stabilité d’une société itinérante, un éclatement du groupe d’origine a lieu et les contestataires s’en vont vers d’autres territoires. Ainsi, même si ce rapport belliqueux ne concerne historiquement pas les peuples Tsiganes, il pose la question de l’essence même de la relation complexe entre Etats et peuples nomades. Plus tard et autre part, dans l’Europe du XIVe siècle, les individus dont la profession ou le mode de vie impliquait une mobilité fréquente (forains, marchands ambulants etc) étaient perçus comme une déviance sociale inquiétante. Qu’ils soient étrangers ou français, Tsiganes ou non. Afin de mieux se fondre dans la société, les grandes troupes de voyageurs se fractionnèrent en familles circulant seules sur les routes de France.

De par leur non-enracinement, les Gens du voyage constituent un groupe difficile à surveiller et incorporer à la société. Selon Michel Foucault, « la discipline procède d’abord à la répartition des individus dans l’espace28 » : n’ayant originellement pas de propriété foncière (nous verrons que ce n’est plus le cas aujourd’hui), les Tsiganes échappent en principe à un certain modèle de contrôle social. Pour mieux saisir juridiquement cette minorité, des mesures réglementaires d’exception ont alors été mises en place par l’Etat à travers les siècles. Dès leur arrivée en France au XVe, ces populations itinérantes sont considérées comme des intrus sur le territoire. Le simple fait d’être « bohémien » ou « nomade » sera passible de châtiments et de bannissement. Dans un texte de loi datant de 1802, rédigé par le préfet de Castellane, il est énoncé que les individus appartenant à la « caste nomade [ ] ne peuvent être considérés comme citoyens, ni jouir des droits attachés à ce titre 29 ».Bien plus tard, en 1912, on réserve toujours au voyageurs un statut d’exception. Le fichage policier de chaque famille est effectué et ces-dernières ont l’obligation de détenir un carnet anthropométrique qui permettra de surveiller leurs déplacements sur

27. CLASTRES, Pierre, La Société contre l’Etat, 1974, 186 p., cité in; COUCHAUX Denis, Habitats nomades, collection anarchitecture, Paris, éd. Alternatives, 1980, p.20

28 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Naissance de la prison , éd. Gallimard, 1975, 352 p., p. 143

29. DARREGERT Sylvie, Leconflitsocio-spatialtsiganes-sédentaires:étudeexploratoire,contributionà l'actionenfaveurdustationnementdesgensduvoyagesurlaCommunautéurbainedeBordeaux , Thèse

: Sociologie : Bordeaux : 1985, p.21

30

le territoire français. Ce dispositif facilitera, sous l'occupation, l’internement administratif des Tsiganes qu’un décret-loi d'avril 1940 prévoyait de regrouper dans des camps pendant la durée des hostilités. Entre 1941 et 1946, c’est plus d'un demi-million d’entre eux qui moururent en déportation. A la suite de ce génocide, les pouvoirs publics français s'émurent de la situation des survivants. Une commission interministérielle fut créée en 1949 afin de travailler à rendre meilleures les conditions de vie des populations nomades ou d'origine nomade. Ce travail sera le point de départ d'une mutation du régime des Tsiganes et aboutira à la loi du 3 janvier 1960 relative aux personnes sans domicile ni résidence fixe (S.D.F.) et aux commerçants ambulants. Dès 1969, un livret spécial de circulation sera instauré pour ceux qui exercent régulièrement une activité professionnelle, et un carnet de circulation pour ceux, français ou étrangers, sans activité et/ou ressources régulières. D'autre part, tous les S.D.F. doivent alors être inscrits à une commune de rattachement. Le stationnement, en théorie librement autorisé, se révèle très largement réglementé qu'il ait lieu sur un terrain privé ou sur les voies et places publiques. Le carnet de circulation, soumis à un visa mensuel, ne sera complètement abolit qu’en 2015.

Au XXème siècle, apparaît la création de la catégorie administrative des « Gens du Voyage », toujours dans une logique de différenciation et de saisie des populations concernées. Enfin, on doit attendre 1992 pour que la mendicité et le vagabondage ne soient plus considérés comme des délits. Un constat peut être dressé à travers toutes ces réglementations : « la reconnaissance de la spécificité des gens du voyage s'établit en négatif par rapport au mode de vie sédentaire, l'identité socio-culturelle des Tsiganes n'est jamais prise en compté sauf si elle pose un problème à la société30 ». Ainsi, c'est davantage pour tenter de résoudre le problème que « posent » les nomades que les pouvoirs publics légifèrent, au lieu de mettre en place une véritable politique sociale et spatiale.

30. Charlemagne J., Tziganes et nomades : quel statut juridique ? . In: Espace, populations, sociétés, 1983-2. L'immigration étrangère en Europe occidentale. pp. 147-150; p. 148

31

Nomadisme et sédentarisme renvoient à des manières d’être au monde et de concevoir l’espace différentes voire opposées. Chez le sédentaire par exemple, a une agglomération des richesses correspond une agglomération d’espaces : c’est la ville, la cité. D. Couchaux indique qu’elle constitue le lieu par excellence d’enracinement du pouvoir économique, les personnes et les biens s’y concentrent à l’abri de constructions et de monuments en dur. Les bâtiments peuvent être porteurs d’une symbolique forte et/ou servent de repères spatiaux et mentaux. La ville est « construite, détruite et reconstruite au même endroit, en strates successives [ ] à l’image du corps social divisé en classes, castes, corporations, l’espace y est morcelé en quartier, maisons, pièces cloisonnées… 31».

Chez le nomade au contraire, la fluidité de l’espace reflète celle des rapports économiques et sociaux. L’espace n’y est pas aggloméré sous la forme de lieux : ces-derniers n’existent que comme points de passage.

De la même manière, les Tsiganes confèrent des valeurs et des sens à l’espace bien éloignées de celles des « Gadjés ». Ils peuvent ainsi se sentir « exclus du rapport qu’entretien le sédentaire à son territoire, et des concepts qui servent à l’organiser32 » d’après J.B. Humeau. Champs, cadastre, village, parcelle, clôture, maison… autant de notions qui sont à l’origine propres au sédentarisme et qui organisent l’entièreté de nos espaces. A une autre échelle, on peut également citer tous les éléments de planification urbaine plus récents (PLU, SCoT, PDH, etc.) dont bon nombre de voyageurs ne connaissent pas l’existence. Comme nous le développeront par la suite, les territoires administratifs n’ont effectivement que peu d’importance pour les voyageurs. Les représentations territoriales n’ont de signification qu’en référence à un espace approprié où vivent des membres de la famille, ou lors des rencontres obligatoires avec les institutions, ne pouvant s’affranchir du cadre étatique.

La mobilité insoluble dans le logiciel spatial urbain
31
.
32
COUCHAUX Denis, Habitats nomades , collection anarchitecture, Paris, éd. Alternatives, 1980 32
HUMEAU Jean-Baptiste, Tsiganes en France : de l'assignation au droit d'habiter, Paris, éd. L'Harmattan, 1995
33
Photo prise Samois-sur-Seine lors d'un rassemblement à la mémoire de Django Reinhardt, 1983 Source : Jean-Yves Varin

Caravane et campement : des concepts d’habitat encore discriminés

• L’habitat mobile évocateur d’un niveau de vie incertain

Comme nous l’avons abordé, la caravane peut renvoyer à un idéal de vie qui a inspiré de nombreuses communautés, allant des hippies des sixties aux néonomades du XXIe. De nos jours, elle vend un style de vie bohème et glamour dont la « Gypset 33 » raffole. Cette tendance est mise en scène dans l’espace urbain, et on voit fleurir les événements et concepts qui surfent sur la vague du nomadisme chic (festivals, food trucks, etc). On peut également citer les « Tiny Houses », ces petites maisons sur roues nées de la crise immobilière de 2008, qui font aujourd’hui peau neuve et évoquent à n’importe qui un mode de vie alternatif excitant.

Néanmoins, quand cette vie mobile est rattachée à la culture tsigane dans sa réalité, elle fait l’objet d’un rejet fréquent. A l’origine, les formes d’habitat tsigane principales sont la tente comme abri de fortune et la roulotte, faites de matériaux légers et peu coûteux. En observant le plan d’une roulotte traditionnelle, on constate que l’espace y est réduit à l’essentiel. Quelques mètres carrés sont partagés par toute la famille pour dormir, manger, se réchauffer, stocker et prier (les roulottes pouvaient comporter une niche destinée à un autel). Le « manque » d’espace et le lien plus direct avec l’extérieur sembler être un obstacle au confort selon notre point de vue sédentaire. Il est vrai qu’en été l’ombre est de mise pour empêcher les caravanes de se changer en four, et qu’à la saison froide, les terrains goudronnés sont recherchés pour éviter l’humidité et la boue qui rendent le quotidien pénible. Un vieux tsigane me confie « La caravane en été c’est bien mais en hiver c’est petit et pas commode34 ». Or, cet aspect rudimentaire de la vie nomade peut renvoyer à une précarité fausse. L’artiste gitane Tanya Magy résidant dans sa caravane-atelier, raconte : « J’ai un CDI, je gagne bien ma vie, mais je ne réussis pas à acquérir un bout de terre pour installer une caravane dessus. Aucune banque n’accorde sa confiance à

33. Contraction de "Gypsy" et "Jetset" 34. Voir entretiens en annexe 34
Plan d'une roulotte traditionnelle Tzigane, production de l'auteure d'après une production de D. Couchaux
1 2 3 4 5 35
1. Tente conique utilisée dans les Balkans / 2. Tsera de Roumanie / 3. Reconstitution de la tente des Tsiganes Parpulias / 4. Chariot gitan / 5. Reconstitution de l'assemblage d'un chariot et d'une tente Source : D. Couchaux

ce type de projet.35 ». L’image discriminée de la caravane la rattache à un statut paupérisé, même lorsqu’il s’agit d’un logement à part entière et convenable sur le plan sanitaire. L’habitat constitue alors une barrière sociale, là où un logement choisi et choyé ne devrait pas l’être. Il me paraît important d’évoquer que dans un contexte de flambée des prix de l’immobilier, des dizaines de milliers de français sont contraints de vivre de façon permanente dans un habitat mobile. En 1996, un journaliste du Monde, Jérôme Fenoglio, titrait : « La caravane, havre de misère pour des familles au bout de l’impasse ». Le sociologue Gaspar Lion s’est intéressé à ces populations. En allant vivre au sein de groupes installés au Bois de Vincennes ou dans un camping en Ile-de-France, il a pu constater que sur le plan juridique, les habitats en question ne sont pas reconnus comme des logements à part entière. Les résidents sont donc privés de tous les droits et garanties attachés au logement standardisé. Parmi les divers profils de résidents, certains aiment malgré tout leur logement. Attentif aux « petits riens » du quotidien, le sociologue a pu observer la décoration intérieure et l’aménagement minutieux des mobile homes investis. Ce soin n’est pas sans rappeler celui que l’on retrouve dans les roulottes et caravanes tsiganes d’hier et d’aujourd’hui. Cela amène à se demander ce que signifient dans notre société des notions comme le luxe, le confort ou le « bien-vivre ». Est-ce une question de superficie, de matériau, de rareté, de quantité d’objets possédés, d’argent, de salubrité, de liberté de mouvement ? Il y a en effet une tendance à penser ces formes de logement non ordinaires au regard des normes des catégories sociales dominantes. Elles sont globalement perçues par défaut, à travers un prisme légitimiste et misérabiliste (privation, inconfort, carence, indignité). Par le biais de ses études, G. Lion note « la violence des rapports de domination » mais aussi « la force des moyens de résistance, la façon dont dans un contexte d’adversité ces personnes arrivent coûte que coûte à s’aménager des espaces d’autonomie relative 36 ». La caravane est de la même manière à l’origine du mode de vie des voyageurs, et la plupart des Tsiganes (citoyens français eux-aussi) continue d’opter résolument pour cette forme d’habitat simplement différente du modèle sédentaire.

35. Source : HAUS, Hélène, « Tania Magy, sur la route de la tolérance », Sud-Ouest , 07/08/2010 URL : https://www.sudouest.fr/2010/08/07/tania-magy-sur-la-route-de-la-tolerance-156036-2147.php

36. LION, Gaspard, « Habiter en camping. Trajectoires de membres des classes populaires dans le logement non ordinaire », L’Atelier du Centre de recherches historiques [En ligne], 2018, mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 10 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/acrh/9286

36
37
Occupation illégale du parking de l'ancien local de Pôle Emploi, La Jallère, Bordeaux (33), photographie de l'auteur, 2019

• Rejet atténué mais perpétué d’un mode d’installation

Habiter le campement, lorsqu’il ne s’agit pas de loisir ou de vacances, correspond parfois à l’urgence. Dans le monde entier, des populations chassées de leur foyer et de leur pays d’origine par des causes multiples (guerres, catastrophes climatiques, etc) sont contraintes d’habiter cette forme architecturale et urbaine primaire. Un fois de plus, ce mode d’installation peut renvoyer mentalement à une situation précaire et à des conditions de vie misérables. D’autre part, bien que le campement soit une forme d’implantation temporaire par essence, cela ne l’empêche pas d’être vu comme invasif et perturbant pour les habitudes des locaux. Alexandre Romanès ironise : « ça dérange, c’est inquiétant ces gens qui passent. On ne sait pas ce qu’ils pensent, on ne sait pas ce qu’ils font. 37 ». Depuis ses débuts, sa troupe de cirque fait face à un rejet de la part des petites communes, qui refusent catégoriquement leur passage et leurs représentations. Le cirque tsigane est aussi habitué aux actes de vandalisme qui ne font qu’attiser une certaine hostilité. Lors de mon entretien avec les Tsiganes du stade Monadey, un voyageur témoigne : « A la campagne, à peine la caravane arrivée sur un terrain, la maison à 200 mètres a déjà prévenu la police ». D’après lui, le fait que leur présence soit plus acceptée dans les grandes villes comme Bordeaux est dû à leur aspect cosmopolite. Ainsi, les situations de voisinage semblent plus problématiques pour les Gadjé que pour les Tsiganes. On peut également évoquer le phénomène NIMBY (« Not In My Back Yard », que l’on pourrait traduire par « surtout pas chez moi ») dépeignant l’accueil fait aux familles, par exemple lorsqu’une aire de stationnement est en projet. La virulence commune des réactions de la population locale révèle une hospitalité qui a ses limites. Il est vrai que la présence d’un campement illégal de caravanes sur un terrain non dédié rime souvent avec conflits d’usage. Les riverains proches et usagers se plaignent du manque d’hygiène qui peut être observé (non-gestion des déchets, vols de fluides, etc.) ainsi que des nuisances sonores. En ville comme à la campagne, les caravanes nuisent à l’image de marque des villes. Certains voient d’un mauvais œil cette conception différente de la propriété et la perçoivent comme une accaparation dérangeante.

38
37 Propos extraits de « Bohèmes : visite guidée au Grand Palais à Paris avec Alexandre Romanès, ALLAIN Pierrick & ROSSIGNOL Lorraine, Télérama, 04/10/2012

De plus, l’appropriation spatiale faite par les voyageurs peut créer un phénomène de « ville dans la ville ». La communauté des voyageurs n'est pas perçue et ne se présente pas toujours comme invitante. Elle semble former une sorte de ghetto plus ou moins temporaire, fondé sur une image de communauté fermée alimentée par les préjugés. Ces représentations approvisionnent ainsi « des différences qui trouvent leur transcription sur l’espace38 ». La place de l’aire d’accueil dans la ville en est un exemple probant.

38
39
DELEPINE, S., Quartiers Tsiganes. L’habitat et le logement des Rroms de Roumanie en question, Paris L’Harmattan, 2007

II.

Entre résistance spatiale et mutations culturelles : les Tsiganes aujourd’hui, le cas de la métropole bordelaise

41

Une place accordée mais non ajustée

• Un accueil spatial encore insuffisant et insatisfaisant

L’installation des groupes manouches rencontrés dans des espaces non dédiés, qu’elle soit légale ou non, révèle un disfonctionnement autour de l’accueil. Votée en 2000, la loi Besson II a rendu obligatoire l’aménagement d’aire d’accueil pour les communes de plus de 5000 habitants, interdisant dans le même temps le stationnement de voyageurs en dehors de ces espaces dédiés. Aujourd’hui, le taux global de réalisation sur le territoire français serait d’environ 71%. Globalement, la région girondine est certes plus équipée que cette moyenne nationale39 mais manque encore de structures. Les aires permanentes d’accueil du passage en Gironde ont pour la majorité été conçues ou rénovées depuis lors sur le principe du prépaiement des fluides et d’’individualisation des emplacements. Cependant, le décalage entre les lieux assignés par l’Etat et les besoins réels des voyageurs s’avère considérable. De plus, les variations tarifaires d’emplacement et de fluide génèrent des disparités sur un même bassin de vie. La localisation de ces aires pose problème, d’une part parce qu’elle ne prend pas en compte la réalité des parcours et des lieux d’implantation, d’autre part car elle se concentre sur des lieux reculés. Ce sont par exemple des sites agricoles en marge, ou encore au cœur de zones industrielles comme celle de la Jallère à Bordeaux. Ces emplacements isolés peuvent mettre en difficulté économique le commerce des Tsiganes. Ils restreignent l’accès à la ville et à ses ressources, or les Manouches avec qui j’ai pu discuter à Brazza et à Doyen Brus ont tous exprimé un certain désir de ville, à son dynamisme et ses commerces. On imagine que cette situation peut rendre compliqués l’intégration et le sentiment d’appartenance à la commune d’accueil. Ces lieux assignés constituent ainsi « plutôt qu’une invitation au voyage en parsemant la France d’étapes repérées ou adaptées, un lieu de contrôle, de regroupement surveillé d’une population-problème 40 ».

39. Source : Schéma départemental d’accueil des gens du voyage 2019-2024 , Conseil Général de Gironde, 2019
42
40. Charlemagne, J., Tziganes et nomades : quel statut juridique ? . In: Espace, populations, sociétés, 1983-2. L'immigration étrangère en Europe occidentale. p. 16

L’évitement des aires d’accueil de la part des familles les plus précaires est un phénomène très présent sur le territoire de la métropole bordelaise. On observe dans ces cas des vols de fluides et des dégradations de locaux techniques. Ce phénomène génère des risques sociaux et de santé publique, et d’après le schéma départemental, les Gens du Voyage ont un état de santé global jugé moins bon que celui de la population générale. Le non-respect des durées de séjour est fréquent sur les aires de passage, engendrant un ancrage précaire. On constate en Gironde un phénomène sédentarisation en résidences mobiles inadéquats, qui concernerait 18 aires d’accueil dont toutes les aires de Bordeaux Métropole. L’ambivalence de l’accueil aujourd’hui est perceptible.

Considérés d’un côté comme un moyen d’accès aux droits sociaux, les espaces assignés sont de l’autre évités ou critiqués par leurs usagers.

43
Aire d’accueil de Saint Benoit (86), source : C. Bergeon, 2010

Aux défaillances évoquées plus haut s’ajoute un manque de qualité et de pertinence spatiale, souvent au rendez-vous. Bon nombre d’aires d’accueil payantes s’apparentent à un simple parking muni de blocs d’hygiène. Cet agencement stérile s’avère déshumanisant : fournir de tels espaces à une communauté est pour moi une forme de déconsidération d’un mode de vie. Il semble alors compréhensible que comme les Tsiganes que j’ai pu rencontrer, les voyageurs préfèrent utiliser de vrais parkings gratuitement. D’après le Schéma Départemental d’Accueil et d’Habitat des Gens du Voyage de 2019, on observe en effet une forte présence des stationnements illicites en Gironde. Les dispositifs proposés ne prennent pas en compte l’intégralité de leurs pratiques habitantes et ne permettent pas de les déployer. Les limites de stationnement ne permettent pas la continuité familiale, ces limites sont alors non respectées. Cette disposition empêche la création d’espaces plus intériorisés, tourné vers les caravanes. Le manque d’intimité se fait ressentir au sein d’un même campement : « Vous croyez que vous pourrez, vous, vivre tout le temps avec vos voisins ? 41» questionne un homme manouche stationné sur une aire de Charente-Maritime. Même si la vie en communauté est au cœur des pratiques Tsiganes, elle n’en demeure pas moins subtile et nécessite une organisation particulière. La notion d’hospitalité, très importante chez les voyageurs, n’est pas intégrée à la conception des espaces d’accueil. L’acte de recevoir « fait aussi partie des pratiques qui participent de l’acte d’habiter et de se sentir chez soi42 » explique d’ailleurs C. Bergeon. L’évitement des aires est, à un autre degré, aussi dû à l’aspect concentrationnaire que leur assignent les voyageurs, rappelant à certains des heures sombres dans l’Histoire de leur communauté. Par exemple, dans un courrier destiné à un élu, suite à ses propos calomnieux tenus dans une revue municipale43, une voyageuse s’exprime au sujet des aires d’accueil : « Vous savez, nous ne les avons jamais demandées, nous aimions mieux nous arrêter où cela nous plaisait surtout que presque toutes les aires sont faites comme certains camps que nous aimerions ne jamais avoir connus, avec des grillages autour et des barrières à l’entrée, il ne manque plus que les miradors».

41. Propos recueillis par C. Bergeon en 2007, extraits de BERGEON, Céline, « Habiter en étant mobile. Parcours, ancrages et sentiments d’appartenance : Les gens du voyage, des habitants comme les autres », FNASAT, Etudes Tsiganes 2017, n°61-62, p. 68 à 83. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-tsiganes2017-2-page-68.htm

42. Ibid.

43. Charles Perrot, « Très chers gens du voyage… » et « Roms, gens du voyage et discrimination positive… », parus dans la tribune du groupe Front National du magazine Aujourd’hui St Etienne, n°228, mai 2007. 44

Plan schématique d’installation sur un lieu non dédié, cas détude de Talence (33) production de l'auteure sur la base d’observation, septembre 2019

Cette comparaison amère d’une partie des aires d’accueil avec les camps d’internement est selon Gaëlla Loiseau44 récurrente chez les Tsiganes, et leur réticence à fréquenter ces espaces va de pair avec le sentiment d’assignation à résidence se dégageant du dispositif d’accueil actuel. Une variété de types d’accueil est également nécessaire, afin de répondre à des temporalités et des pratiques différentes marquant la vie des voyageurs : emplacement pour grand rassemblement, aires de petit passage et de grand passage, terrain pour la halte et terrain familial. Les communes se montrent réticentes ou peinent encore à proposer cette diversité. De plus en plus, les responsables des groupes de voyageurs expriment des demandes d’ordre qualitatif, concernant par exemple les aménagements paysagers ou les équipements sanitaires. Ces requêtes traduisent une évolution des pratiques, et mettent en cause la fréquentation des équipements. La question du devenir de ces « aires d’accueil à visage unique 45 »destinées à des familles aux pratiques multiples se pose.

URL : https://www.cairn.info/revuele-sociographe-2009-1-page-13.htm

45. BERGEON, Céline, « Habiter en étant mobile. Parcours, ancrages et sentiments d’appartenance : Les gens du voyage, des habitants comme les autres », FNASAT, Etudes Tsiganes 2017, n°61-62, p. 68 à 83n°228, mai 2007. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-tsiganes-2017-2-page-68.htm

44. LOISEAU, Gaëlla. « Les « grands passages ». Une forme d'itinérance alternative à la spatialisation des gens du voyage », Le sociographe , vol. 28, no. 1, 2009, pp. 13-26.
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La "Cité du Soleil", logements gitans à Avignon livrés en 1961, photos de l'architecte G. Candilis, 1964

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• Processus de sédentarisation

Partout dans le monde, les politiques publiques d’insertion des minorités au sein des sociétés urbanisées semblent avoir pour principe directeur de « réduire l’altérité à sa dimension la plus acceptable par la société englobante 46 ». La dimension considérée comme la plus « acceptable » ici, c’est la sédentarité, et la sédentarisation progressive a longtemps été pensée comme seule voie d’intégration pour les populations nomades. Qu’elle soit choisie ou forcée, la sédentarisation prend aujourd’hui différentes formes. D’une part, on observe depuis les années 1980 une tendance à l’arrêt de la mobilité, due à la précarisation et aux difficultés financières rencontrées pour pallier les coûts de la circulation. Le SDAGV47 de 2019 signalait par exemple plusieurs situations de sédentarisation en résidences mobiles inadéquates, observées en Gironde. De nombreux ménages s’installent sur des aires d’accueil ou des terrains publics ou privés, sans droit ni titre, de façon précaire et prolongée. D’autres occupent des terrains dont ils sont propriétaires mais sans autorisation d’urbanisme puisque localisés dans des zones inconstructibles et/ou à risques. Trois secteurs seraient particulièrement touchés par ce phénomène d’installation : la métropole bordelaise, le libournais et le langonais. D’autre part, les prises en charge par les municipalités de la sédentarisation des Tsiganes, se sont souvent révélées catastrophiques au cours des dernières décennies. Pour servir l’installation et l’intégration socio-spatiale de ces populations, ce sont paradoxalement des terrains insalubres et en marge qui ont été accordés ou assignés. L’installation prévue pour être provisoire à la base, s’enlise et se transforme en source de problèmes sanitaires et sociaux divers et graves. Relogement, phénomène de ghettoïsation, création de « sous-sociétés » autonomes, repli des groupes sur eux-mêmes, perte d’identité culturelle, pathologies… la liste est longue. Le cas du « Village Andalou » à Bordeaux, détruit en 2001, est un des nombreux exemples. Cet ensemble de logements pavillonnaires pour familles gitanes avait fait polémique en été 2000, lorsqu’à la suite de dépistages menés par Médecins du Monde, les enfants y avaient été diagnostiqués atteints de saturnisme. Le problème impliquait directement le propriétaire des logements estimés insalubres. Or, le Village Andalou

46. HUMEAU Jean-Baptiste, Tsiganes en France : de l'assignation au droit d'habiter, Paris, éd. L'Harmattan, 1995
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47. Schémadépartementald’accueildesgensduvoyage 2019-2024 , Conseil Général de Gironde, 2019

appartenant à la ville de bordeaux, l’affaire vira au scandale politique médiatisé. Commença alors une prise de conscience de la société civile bordelaise quant à l’exclusion qu’endurent ces citoyens, tous gitans, qui depuis leur entrée dans ce ghetto n’avaient énoncé qu’une seule chose : la volonté d’en sortir. Les habitants étaient descendants d’immigrés d’origine espagnole, arrivés sur Bordeaux après avoir appris l’existence d’une grande décharge, qui représentait une opportunité de travail pour plusieurs familles. L’installation en 1964 par le biais d’un réseau familial élargi avait généré l’émergence d’un bidonville. Situé dans la plaine alluviale de Bordeaux nord, le lieu est chargé d’une histoire et d’une situation géographique associée à la symbolique de la souillure, mais près du quartier portuaire hispanophone de Bacalan rappelant aux Gitans leur attachement fort à leur pays d’origine. Face à l’urgence sanitaire que représenta le bidonville, un relogement transitoire fut proposé au motif de ne pas « brusquer » une population pour qui on présumait que la vie en maison n’était pas naturelle. En 1974, les Gitans furent donc relogés dans un premier temps au « Hameau de Garonne ». Le lieu est dans une zone marécageuse à la base inconstructible, toujours isolé du centre urbain (à 300m du bidonville qui allait être rasé). Puis, en 1988, le CCAS48 intervient : une partie des familles fut sélectionnée pour vivre dans des logements pavillonnaires, qui furent rebaptisé « Village Andalou » par ses habitants. Sans aucune autre habitation alentour et non desservis par les transports, ce quartier pâti d’une certaine invisibilité dans l’espace urbain. Non situé par le reste de la population, « le Village Andalou occupait une place quasi-fantomatique dans l’imaginaire bordelais. [ ] Au final, cette appellation de « village » traduisait pleinement l’isolement spatial qui caractérisait le lieu49 » selon G.Loiseau. Ce-dernier avait de plus sa propre centralité sociale, culturelle et administrative. Des projets socio-éducatifs furent certes mis en œuvre pour favoriser la mixité entre familles gitanes et bordelaises, mais n’ont pas pu surmonter l’isolement du site. On peut voir dans cette relégation spatiale une stratégie implicite d’évitement. Par peur de l’affrontement, du « choc des cultures », la municipalité préfère toujours isoler les populations qui dérangent. Les 208 modules fournis par la SONACOTRA étaient pensés comme provisoires pour les gitans car « nomades ils étaient,

48. Centre Communal d’Action Sociale

49. LOISEAU, Gaëlla, Chronique d’une ségrégation planifiée : Le Village andalou. Entre réparation et reconduction de l’exclusion. La politique bordelaise à l’égard de « ses gitans ». EtudesTsiganes , Fédération nationale des associations solidaires d'action avec les Tsiganes et les Gens du voyage, 2005, p.76-80

URL : https://fnasat.centredoc.fr/doc_num.php?explnum_id=886

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"Un jardin pas une décharge", Manifestation dans les rues de Bordeaux, 2000 photo de C. Goussard

et le resterait aux yeux de la société globale 50 ». Pourtant, cette communauté s’était sédentarisée depuis 40 ans, et, à la suite du scandale sanitaire, elle scandait « On veut des maisons » en manifestant dans les rues de Bordeaux.

Ainsi, c’est cet amalgame flagrant entre entité gitane (soit une fraction de la communauté Tsigane) et nomadisme qui révèle une ignorance profonde des modes de vie de ces minorités. Les Tsiganes ont un rapport à la mobilité plus complexe qu’on le pense. Des nuances existent entre nomadisme et sédentarité, se traduisant par des manières d’habiter diverses (habitat adapté, mobilité partielle, etc.). D’un point de vue global, les « Gens du voyage » ne voyagent plus : ils sont en majorité sédentaires. Aujourd’hui, seul 20 % d’entre eux seraient encore mobiles51. Lors de ma visite au campement de Monadey à Talence, je demandais à deux hommes Tsiganes s’ils avaient pour projet de rester nomades : « Ah non, nous on n’est pas nomades ! Nous avons des caravanes mais il y en a qui ont des terrains, des maisons, mais plutôt que de rester là-bas on préfère voyager ensemble » m’ont-ils rétorqué. A l’échelle domestique, la question architecturale et celle de la responsabilité des concepteurs se pose quand il s’agit de comprendre une culture habitante pour la loger dignement. On peut citer pour illustrer ce point la « Cité du Soleil » à Avignon, un autre ensemble de logements conçus dans les années 60 pour des familles gitanes. Derrière ce nom rayonnant, des emboîtements circulaires de résidences cubiques dessinés par l’architecte Georges Candilis. Cette disposition qui se voulait conviviale n’a pas su saisir la nature de la vie en communauté. L’architecture a en réalité amené un entre-soi forcé et un manque d’intimité chez les résidents. On note que les matériaux utilisés étant de mauvaise qualité, des problèmes d’isolation, d’humidité, etc. ont rapidement fait surface. Les espaces, s’apparentant à des boîtes blanches aux cloisons en dur difficilement adaptables, ne répondaient pas aux pratiques des résidents qu’ils accueillaient. Encore aujourd’hui, ce type de méconception se traduit par des transformations opérées par les habitants eux-mêmes sur les espaces qui leur sont assignés (appropriation des espaces intermédiaires, abattage de cloisons intérieures etc). Bien qu’une acculturation s’opère avec le temps, la résilience des pratiques habitantes tsiganes déforme le moule dans lequel on tente de l’enfermer.

50. Ibid.

51. Source : HAUS, Hélène, « Tania Magy, sur la route de la tolérance », Sud-Ouest , 07/08/2010 URL : https://www.sudouest.fr/2010/08/07/tania-magy-sur-la-route-de-la-tolerance-156036-2147.php

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