Dans quelle mesure la mondialisation a-t-elle un impact sur les espaces publics

Page 1

Séminaire « Repenser la métropolisation » / Article – Semestre 7
 Léa Tran

Dans quelle mesure la mondialisation a-t-elle un impact sur les espaces publics, notamment sur le rapport à la rue et les pratiques culturelles vietnamiennes ?

La mondialisation est un processus qui participe de la transformation des modes d’habiter des sociétés dans le monde. C’est l'ensemble des processus socio-économiques, culturels, technologiques grâce aux progrès comme internet, facilitant la mise en relation des sociétés du monde entier. Celle-ci peut s’expliquer en trois points principaux : la contraction de l’espace-temps, l’augmentation des flux à travers le monde et la dominance du régime économique capitaliste (Warnier, 2017). L’analyse spécifique de la mondialisation de la culture est depuis quelques années un champs de recherche florissant (Mattelart, 2008 ; Warnier, 2017). De ce fait, la mondialisation s’entend aujourd’hui également comme un processus relatif aux transformations des pratiques culturelles : elle a un impact considérable sur les cultures et les sociétés locales partout dans le monde. Il semble alors pertinent de s’intéresser aux nouvelles manières d’habiter : une ville, un espace, un territoire. C’est au travers de la capitale vietnamienne, Hanoï, qu’il s’agira dans cet article de questionner les impacts de la mondialisation sur les espaces publics et notamment sur le rapport à la rue, fortement ancré dans la culture vietnamienne. 1. Une culture de la rue La culture de rue est une des singularités des pays asiatiques de l’extrême orient et instituent des pratiques sociales et culturelles de l’espace. La rue est particulièrement riche. C’est un espace urbain qui se trouve à la croisée des différentes échelles de la ville : quartier, résidence, logements ainsi qu'à la croisée des différentes fonctions : circulations, commerces, activités riveraines. De nombreux chercheurs et auteurs analysent les évolutions contemporaines des rues dans différentes métropoles asiatiques telles que Shanghai, Pékin ou encore Ho Chi Minh à l’ère de la mondialisation, et constatent une réelle identité des rues asiatiques qui se destinent à des rues dites plus génériques. « Les destins de la rue en Asie orientale sont ici multiples. Les nouveaux cloisonnements résidentiels peuvent la réduire au seul mouvement, la circulation, quand des rues intérieures la relaient en parallèle à l’intérieur d’une « communauté fermée » et d’un centre commercial. D’autres rues deviennent des axes de prestige, grossis sur leurs flancs d’espaces publics, de places destinées à la récréation et aux espaces verts. D’autres encore renforcent leurs fonctions commerciales et les aménageurs en font des espaces piétonniers en centre-ville. D’autres enfin disparaissent simplement sous l’emprise d’une vaste opération immobilière. Il faut


cependant remarquer un lien très fort entre résidence et commerce en Asie orientale. » ( Sanjuan, 2010 1) Cette culture de la rue se reflète particulièrement à Hanoï. La rue est depuis longtemps scène de nombreuses pratiques culturelles : les stands de cuisine de rue, la « street food », abondent les trottoirs avec leurs petits tabourets et tables en plastique, témoins de la culture gastronomique du Vietnam. La rue est également l’espace de travail des marchands ambulants, la plupart du temps des femmes à pied ou à vélo, portant des palanches remplies de fruits ou autres produits. La rue est aussi souvent une prolongation des habitations : les célèbres maisons-tubes vietnamiennes. La force de ce type d’habitat réside dans la porosité qu’il met en place entre la sphère publique et la sphère privée. De fait, il est courant d’avoir les maisons ouvertes à la rue, avec laquelle elles communiquent directement : les lieux de vie donnent alors à voir des scènes du quotidien tels que les repas en famille devant la télévision. Ces dispositions offrent au piéton une expérience unique d’immersion pour quelques secondes dans le quotidien des habitants. Ce sont autant d’exemples fascinants témoignants une pratique de la rue dominante, enracinée dans la culture vietnamienne. Cette culture, acquise par apprentissage ne peut ni se vivre ni se transmettre indépendamment de la société qui la porte (Warnier, 2017). Dès lors, la rue s’appréhende différemment suivant les sociétés et les cultures.

Coiffeur de rue, cuisine de rue et maisons tubes. Photos de Déborah Tran et moi-même.

Dans la culture vietnamienne, la rue est un espace habité, un véritable lieu de vie, un espace qui devient familier à chaque individu qui l’appréhende. Il est ordinaire de cracher dans la rue, d’y jeter ses déchets, de faire la sieste, de se promener en pyjama, de chanter le karaoké, de jouer aux cartes sur les trottoirs, etc. Ces nombreuses pratiques traduisent une appropriation de la rue et favorisent un sentiment de «chez soi». La notion du privé/public est bien différente de celle de la majorité des occidentaux qui, au contraire, tentent au mieux de protéger leur intimité et la rue s’apparente plutôt à l’espace de circulation, de transition. Olivier Mongin (2015) dans son essais «La condition urbaine» aborde cette notion de seuil entre privé et public, qu’il estime tout de même existant en occident, et dans toutes les villes 1

Voir article en ligne : https://journals.openedition.org/echogeo/11914


car l’opposition radicale entre le privé et le public est intenable car invivable, l’un et l’autre n’en finisse pas de jouer ensemble. L’auteur évoque Baudelaire qui, à travers son personnage du flâneur, rejette cette opposition du privé et du public. Par ces pratiques spécifiques de la rue, on peut affirmer que Hanoï possède une forte identité locale. Cependant, aujourd’hui nous vivons à l’ère de la mondialisation, celle que l’on appelle « la troisième mondialisation » (Mongin, 2015) qui aurait tendance à uniformiser et standardiser. Se pose alors la question de l’identité et la singularité de la ville de Hanoi dans ce contexte. « Face à l’ouverture mondiale, de nombreux peuples s’interrogent sur ce qu’ils sont et sont conscients de la nécessité de défendre leur culture pour ne pas disparaître. D’où l’affirmation identitaire que l’on retrouve en plusieurs points du globe. La montée de l’indigénisme, la volonté de défendre et de sauvegarder son patrimoine ; autant de principes qui naissent de la compréhension qu’il faut se défendre pour ne pas disparaître. » (Noé, 2016 2) 2. Le « Doi Moi » et l’ouverture à l’internationale En effet, depuis la mise en place de la politique de renouvellement économique en 1986, le Doi Moi (đổi mới), face à l’échec du système économique centralisé d’après guerre, Hanoï est pleinement intégré dans la mondialisation. Celle-ci qui tend à accentuer les phénomènes d’uniformisation à travers l’espace mondial et a pour conséquence une déstabilisation des grilles de références des identités et des modes de vie (Cluzet, 2020). Cette politique de renouveau met fin à l’isolement du Vietnam et entraine d’importants changements dans la vie quotidienne des vietnamiens. Longtemps soumise à un contrôle très strict, la population a désormais la possibilité d’accéder à la culture occidentale. Le Doi Moi, connotant un nouveau départ, une reconstruction après une période difficile comme la guerre et les mesures communistes drastiques, vise à revitaliser la croissance économique en passant d’une économie centralisée à une économie de marché, et ainsi l’intégrer dans l’économie mondiale. Les nouvelles réformes ont enlevé graduellement les embouteillages au niveau du secteur public et permettent les investissements privés. Les indicateurs clés de mesures incluent le transfert des terres agraires appartenant à l’État aux particuliers, la libéralisation des prix et la privatisation des industries du commerce. De fait, la capitale commence à s’ouvrir à l’internationale ce qui engendre des résultats premièrement économiques : le commerce extérieur tire vers le haut l’économie vietnamienne et lui permet d’atteindre des hauts niveaux de croissance : plus de 7% en 20183. La libéralisation des forces productives à la campagne a conduit par exemple le Vietnam à devenir le 2ème exportateur de riz, derrière la Thaïlande. En parallèle, les cultures de canne à sucre, le thé, le poivre, le caoutchouc, le café ou le coton se sont 2

Voir article en ligne : https://institutdeslibertes.org/les-consequences-de-la-mondialisation/

Données observées dans l’article : https://www.lecourrier.vn/leconomie-vietnamienne-devraitcroitre-de-67-a-69-en-2019/587671.html 3


également développés. Aujourd’hui le pays exporte en très grande majorité des produits manufacturés ce qui a fait entrer le Vietnam dans la catégorie des « nouveaux pays exportateurs » aux cotés de la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie et les Philippines dans ce qu’on appelle les Tigres asiatiques. Ils connaissent un processus de croissance économique tirée par les investissements directs à l’étranger des pays industrialisés 4. Cette ouverture sur le monde s’accompagne également de bouleversements politiques : instauration d’un dialogue entre l’Etat et la société, d’une plus grande écoute venant d’en haut. Ce dialogue s’étend aussi à la communauté exilée, mais sans succès. Enfin, le Doi Moi engage des conséquences urbanistiques. Les plus remarquables des mutations territoriales sont la densification et l’expansion du tissu urbain qui accompagnent la transition économique d’une société historiquement structurée en « villages » et encore largement agraire lors du lancement du Doi Moi (Gironde, Tessier, 2015). Dans un second temps, ces villes ont connu un processus de reconstruction du centre-ville sur lui-même. Le paysage urbain de la capitale est marqué par d’importantes opérations d’urbanisme. De fait, il se transforme et se standardise sur des codes plus occidentaux : les ouvertures et les élargissements des rues ainsi que l’augmentation des équipements de la circulation (carrefours giratoires, feux tricolores, tunnels, etc) donnent une nouvelle fonction à la rue, celle de la circulation à l’image de la rue occidentale. La verticalisation des constructions participent également à la transformation du paysage urbain. Les bâtiments remplacent les maisons tubes et se construisent de plus en plus haut, prenant beaucoup de hauteur et de distance avec la rue et perdant ainsi cette forte proximité. De même, les habitations tendent à se construire en ilot introvertis, moins ouverts et débordants sur la rue. L’exemple typique est la résidence Royal City par les promoteurs Vincom, au sud-ouest de la ville. Il s’agit d’un complexe abritant plus de trois mille appartements ainsi que le plus grand centre commerciale souterrain du Vietnam et de nombreux loisirs. D’une échelle démesurée comparée au tissu urbain environnant, ce complexe s’inscrit en plan masse comme quatre blocs d’habitations formant un ovale fermé sur l’extérieur, qu’aucunes rues ne pénètrent. Cela semble traduire une volonté d’une partie de la population de s’éloigner physiquement et prendre de la hauteur sur la vie qui grouille dans les rues. 3. Des nouvelles manières d’habiter Ces importantes transformations du paysage urbain participent à une évolution des modes d’habiter des vietnamiens. La réorganisation des rues de manière plus formelle, les nouveaux quartiers et l’éviction des marchands ambulants sont autant de processus qui introduisent de nouvelles normes d’usages de la ville et entrainent une perte de la relation à la rue. La rue se rapproche de la définition première qui est « voie de circulation bordée de maisons ». En effet, dans les nouveaux quartiers il devient plus rare de voir les pratiques précédemment évoquées. L’uniformisation de la ville est alors un des risques de la mondialisation comme en témoignent les nouvelles architectures, l’urbanisme et les pratiques culturelles de Hanoï. Mais ce n’est pas la seule issue possible. On constate en effet qu’elle renforce et différencie les cultures fortes. Cette culture mondiale qui transcende les 4

Voir : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/tigres-asiatiques


territoires est faite de paradoxes susceptible de fragiliser les identités locales comme d’en faire des piliers du multiculturalisme. N’est il pas au contraire interessant de composer une ville hétérogène, marquée par la diversité des cultures? (Cluzet, 2020). Ce phénomène pourrait réellement enrichir matériellement et culturellement les populations, et instaurer des nouveaux modes d’habiter pas nécessairement moins bien ou moins ancrés dans la culture vietnamienne. Il s’agira de considérer les nouvelles formes urbaines et architecturales comme des dimensions constitutives des cultures contemporaines, cosmopolites. Au delà des enjeux culturels et patrimoniaux, cette « modernisation » accélérée pose la question de la durabilité du modèle de développement adopté, celui d’une forte ouverture à l’internationale. Cela soulève une multitude de questions : Quels sont les facteurs qui ont enclenché ce processus de transformation vers une ville mondiale, et quelles évolutions socio-spatiales se dessinent? Comment ces transformations urbaines et architecturales à Hanoï, inspirées d’une culture occidentale, influent-elles sur les pratiques de la rue? Quelles sont les nouvelles manières d’habiter l’espace public, et la rue ? Finalement, comment Hanoï réussira-elle a créer sa singularité dans cette culture mondiale? Ce sont ces nombreux questionnements que je souhaite étudier dans mon mémoire. Je souhaiterais également m’interroger sur l’avenir de la capitale au sein des problématiques actuelles socio-écologique. Il s’agira principalement de poursuivre une étude à partir de la littérature existante mais également par une analyse secondaire de mes carnets d’observations de mon voyage à Hanoï. En effet, j’ai déjà investigué ce terrain en 2019, par divers moyens: sketchs, écrits et photographies. Je compte compléter ce travail avec des entretiens : avec les locaux pour comprendre leurs pratiques de la ville ainsi qu’avec des professionnels du territoire basés à Hanoï, pour une meilleure expertise. (architectes, urbanistes, sociologues, etc).


Bibliographie Cluzet, A. 2020. Mégalopoles : malades de la globalisation?, Paris, Collection Archigraphy, Poche. Dutheil, Pauline. 2017. Hanoï à l’ère de la mondialisation, Mémoire d’architecture, Toulouse.

ENSA

Gironde, C. et Tessier, O. 2015. « Vietnam : les nouveaux territoires d’une modernisation inégalitaire », Hérodote, n°157, p. 161-183. Leon, S. 2015. « L’identité, une ressource dans les stratégies métropolitaines? », Métropolitiques (en ligne) Mattelart, T. 2008. « Les théories de la mondialisation culturelle : des théories de la diversité » Hermes, La Revue, 2008/2, N°51, p. 17-22. Mongin, O. 2015. La condition urbaine. La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Coll. La Couleur des Idées, Points. Sanjuan, T. 2010. « La rue en Asie », EchoGéo, 12/2010 (en ligne) Söderström, O. Blaise Dupuis, B. Geertman, S. et Leu, P. 2010. La mondialisation des formes urbaines à Hanoï et Ouagadougou, Neuchâtel: Institut de géographie et Fonds national suisse de la recherche scientifique. Warnier, JP. 2017. La mondialisation de la culture, Paris, La Découverte.

Atelier International du Grand Paris 2013. « Systèmes métropolitains », p. 10-42.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.