Je me souviens quand j’étais vraiment gamin j’allais souvent au vidéoclub avec mon père, on ramenait trois cassettes, on en regardait seulement deux. Outre le fait, triste en soit, de la pure et simple disparition de quasiment tous les vidéos-club, le peu qu’il en reste respire la froideur et la sécheresse d’un désert la nuit quelque part sur terre. Dans quel secteur peuvent bien se recycler les vendeurs ? La vente reste la vente dans tous les cas. J’ai voulu rencontrer un des responsables d’un des derniers vidéoclubs à Paris, il a refusé prétextant avoir dix demandes de ce genre par jour ! Son désert et son manque de réussite dans le business vidéo font de lui une célébrité du genre « le dernier des Mohicans ». Ce jet-setter magnétique ayant refusé cette offre d’entretien je me suis simplement dit qu’il mentait, or pas du tout car deux semaines plus tard je vois son doux patronyme dans le journal de l’école. Ah, célébrité quand tu me tiens ! Les magnétoscopes et autres lecteurs Blu-ray vont peut être recouvrer un moment de gloire, sans doute quand les bûcherons des villes en auront marre des chemises à carreaux et des vinyles qu’ils ne savent ni écouter ni enfiler. Le désert vidéo-clubique m’a rendu exceptionnellement cynique, le vin devient aigre, le gout du pain est sucré et c’est douteux, le parmesan dans le frigo a pris sa teinte verte doux paysage — pays sage, à quand les concerts d’un million de personnes et les avions peints aux couleurs des arbres ? — En bref, un court instant je suis devenu impropre à aimer les choses, impropres à apprécier le monde dans sa soit-disant décadence, impropre à valider que la pire invention du siècle, c’est-à-dire le bien nommé magnétoscope, trouve refuge dans les bras d’amateur du vintage. Et comme, je suis devenu cynique à cause d’un vidéoclub, un jour j’apporterai ma machine magnétique liseuse de bandes et mes boites noires et on ira ensemble envoyer valser le désert et ses touaregs du dimanche.
Je mange toujours de la viande et pourtant j’ai vécu un an avec une fervente défenseuse de ce cazzo de régime vegan. Dio bono, au fond j’aimerai être végétarien parce que comme beaucoup de figliocci di putana je ne tolère pas le massacre di merda que l’on opère méthodiquement sur des dizaines de centaines de milliers de millions de milliards d’animaux sans compter ceux qui sont esclaves dans un cirque pienno di coglioni ce que je trouve bien pire — si vous ne me croyez pas, rdv cirque Zavatta rond-point de Plan de Campagne, près de Septèmes-les-Vallons tous les jours à 13 h, venez avec moi à la rencontre du cirque le moins nomade du monde, là où les Lions sont des chats ! — Cazzo no je ne le tolère pas. Mais comme je mange toujours de la viande, je dois bien avoir une bonne raison d’être un pezzo di merda moi aussi. Peut être que mon amour pour l’Italia m’a toujours empêché d’être un véritable homme saint. J’ai toujours voulu vivre dans ce
paradis tranquille qu’est la Toscane, et minchia ! Vous me voyez là-bas refuser un plat de Tortellini in brodo ? Impossible ! En revanche quand je pense qu’en France et dans les autres pays du monde c’est possible de le refuser ce plat divin, car il n’existe presque pas, je ne comprends toujours pas cazzo pourquoi il y a si peu de figli di vacche di végétariens. Dans le monde idéal, on laisserai l’Italia gérer ses abattoirs et ces élevages et en France on ferait juste des vaches à lait par exemple, je sais pas, c’est juste une proposition, c’est mieux que de critiquer sans proposer comme le font certains. Moi je vis en France et je travaille en France, mais dans un restaurant italien et c’est bien là la différence, je ne peux pas être végétarien dans mon lieu de travail je risquerais de perdre mon job. Et si mon chef me demande de plumer un pezzettino de poulet ou de couper du prosciutto de Parma et non d’Aoste — vous connaissez la minchiatta no ? — je serais bien obligé de le faire et je serai un mauvais coupeur de prosciutto si je ne gouttais pas une tranche ou deux. À savoir, elles fondent sur la langue comme une feuille de sucre de pastèque. Votez pour mon monde idéal et buvez du lait entre temps pezzo di mer.. coledi, pardon my french.
J’étais dans la salle d’attente de l’hôpital dans lequel se trouve mon grand-père. Sur une des tables basses devant moi il y avait un vieux magazine, c’était un exemplaire de « Geo » datant de juin 1998. Vers le milieu y figurait un article d’astronomie. L’article indiquait qu’on était en passe de pouvoir cartographier complètement l’univers, et qu’on allait sans doute avoir enfin la chance d’observer notre point de départ, de voir en arrière, autrement dit de voir le Big Bang lui-même ! Cet article m’a perturbé, il est resté dans un coin de ma tête. Comment se fait-il que notre univers soit si libéré des contraintes de temps et d’espace que nous nous imposons sur terre ? Cette question me rappelle cette phrase de Woody Allen : « Le seul aspect positif de l’identité du temps et de l’espace, c’est que lorsque vous bourlinguez aux confins de l’univers pour un voyage de trois mille années terrestres, certes à votre retour, vos amis seront morts, mais au moins vous n’aurez pas besoin de Botox » Je repense à ce sentiment que l’on peut avoir lorsqu’on regarde la mer - dilatation de l’espace extérieur, compression de l’espace intérieur comme aurait dit mon médecin généraliste. Ici ce sentiment se retrouve décuplé car la mer est en elle-même si petite comparée à l’univers. Comment relativiser cette notion, comment connaître la théorie qui permettrait de ne pas s’inquiéter du drame qui pèse sur nous. Et si la terre se dégonflait comme un ballon de baudruche, pourrait-on toujours lire des livres, faire de la course à pied ou bien encore allez au cinéma ? Mais la vraie question est peut-être plutôt comment s’organiseraient
les formes de résistance ? Comment pourrait-on continuer à s’enfermer dans des salles noires si la lumière disparaissait ? On installerait peut-être des canons à photons dans les salles, on se baignerait sans doute dans de l’eau au nitrates d’argent et on mangerait pourquoi pas - des vers luisants en salade. La ville entière grouillerait comme une colonie de lucioles. Maintenant l’expression « projeter des choses sur les gens » serait perçue au sens propre puisqu’ on deviendrait tous écrans de cinéma. L’univers est certes en expansion mais peut-être un jour lui viendra-t-il à l’idée de rentrer chez lui, de se tasser comme un vieil homme, rides en comètes au coin des yeux et corset d’astéroïdes pour redresser la colonne. Le cosmos a ses raisons que le commun des mortels ignore, d’ailleurs personnellement je me sens en première ligne du régiment des incultes spatiaux. Malgré tout, je me suis toujours demandé pourquoi depuis 1972 et la mission américaine Appolo 17, personne n’était jamais plus retourné là-haut. Faut-il que la lumière disparaisse pour qu’on assume enfin le fait d’en revenir sans images?
La machine bon soldat ne devrait alors ne jamais faire d’erreur ? En tout cas pour se dédouaner c’est ce qu’on attend d’elle ! Plus tard quand les ordinateurs possédant une intelligence artificielle ultra-perfectionnée se pointeront d’un air vengeur il ne faudra pas faire l’autruche. Une vieille dame — la même — dans le métro l’autre jour posait une question à un jeune lascar à côté. « Jeune homme dis-moi : que va t’on faire quand les machines auront remplacé les hommes » à quoi le garçon répondit (il avait il faut l’avouer un air de ressemblance avec le T-800 aka « Shwarzi ») : « il faudra toujours des hommes pour s’occuper des machines Madame » cette phrase m’a interloquée, déjà en rentrant dans le métro je ne me serai jamais douté une seule seconde que j’allais assister à un débat transgénérationnel sur le futur de la robotique, mais de là d’entendre la précision de leurs mots, les fleurs dans leurs deux phrases la logique implacable du jeune et l’inexpérience de la vieille je me suis dit que peut-être les machines, sages bêtes, avaient depuis belle lurette pris leurs corps en résidences et mieux ne valait pas leur chercher des puces ! Il n’y a plus de vieillesse bordel !
« Quel espace fantastique ! » Les belles figures se font face tandis que les petites lampes s’allument. C’est le direct de l’écriture. L’histoire d’un garçon précis et aventureux, lent et rapide à la fois pour qui l’algorithme de la vie ne fonctionne pas comme pour les autres. Son grand-père est à l’hôpital, lui il est loin, dans une très belle bibliothèque il se dit par ailleurs, comme pour sensibiliser son cerveau : « Quel espace fantastique », il regarde les jolies filles. Puis les coupoles se détachent, le soleil s’éteint, la vague brusque et gratuite les avale en apéritif. Il n’y a plus d’histoire et pourtant on s’en souvient, lui il n’est pas mort, son grand-père non plus. Plus rien ne meurt alors que la terre n’en finit pas de s’agrandir, car elle est l’univers. Finalement, flash, plus rien ne change.
J’ai rencontré cette fille il y a longtemps, ça doit remonter à l’époque de l’école primaire. Un jour de carnaval son déguisement de dalmatien m’avait marqué, elle aboyait et grognait comme un véritable chien, tellement que je n’avais pas pu l’approcher. Bien plus tard, elle m’a avoué avoir toujours préféré le colley au dalmatien et cette information m’a semblé si cruciale que je me la suis toujours rappelée avec exactitude. Cette fille c’est E., pas aperçue depuis peut-être deux ans, jusqu’à ce jour de carnaval où le hasard fit encore bien les choses. La Colley-Girl est là, mégaphone à la main, sa crinière blonde mêlée à celle, très brune, du déguisement canin. C’était en vérité plus une manifestation qu’un véritable carnaval, mais peu importe son visage noir peinture m’a laissé baba, je la revois encore hurler sur moi comme le loup blanc. Car oui, c’est mon nom qu’elle criait dans le mégaphone - l’enquête est bonne lorsqu’elle a le goût de la surprise.
J’avais cet oncle qui était toujours très classe. Il avait toujours une montre à gousset dans la poche comme s’il lisait le temps dans le passé. En plus de cela tout le monde s’amusait à l’appeler Arsène Lupin parce qu’il était en plus de cela très souple avec une répartie tranchante. De plus, je crois bien qu’il a fait un petit tour rapide en prison pour une vague histoire de vol. Autant dire qu’il prenait son histoire de Lupin plutôt au sérieux. Il avait aussi un signe distinctif, une marque violacée sur le front et le visage, et le mystère qu’elle exerçait sur moi en avait fait l’objet d’une tradition entre nous deux ; à chacune de nos rencontres, je lui poser cette immanquable et sempiternelle question, à savoir « Où tu t’es fait cette marque? Et cette fois pas d’histoire ! » à laquelle il ne manquait pas de répondre, justement, par une histoire toujours différente. L’une d’entre elles, en particulier, me régalait ; d’ailleurs, elle revenait plus souvent que les autres. Tonton Arsène, un jour où il était semble-t-il particulièrement de bonne
humeur, aurait lancé à ma grand-mère après qu’elle se soit étendue pendant deux longues heures sur son succès auprès des hommes l’année de ses dix-huit ans « Très chère Lucie, c’est la meilleure plaisanterie que vous nous aviez jamais racontée » sur quoi Mémé Lucie imperturbable lui écrasa un bon gros gigot sur le crâne, à la gauloise. Dans ma famille, comme dans beaucoup d’autres je suppose, le mensonge existe. Mais celui-ci, entretenu gentiment et consciemment pendant des années entre un voleur du dimanche et une terreur des bac-à-sable, conserve la couleur lie-de-vin de nombreuses parties de rigolades.
Merde. Ça fait longtemps qu’il ne m’a pas appelé celui-là. Et puis ce qu’il avait à me dire n’était pas ce qu’il y avait de plus légendaire. Je me pose des questions sur la réelle utilité du téléphone. Quand on m’appelle, j’ai tendance à attendre que l’on me laisse un message avant de rappeler ou de répondre, je suis une sorte d’indirect téléphonique. J’ai du mal à comprendre de ce fait mes opposés, ceux qui sont directs. Ceux qui m’appellent dès qu’ils ont quelque chose à demander. Ça doit être le syndrome de notre temps. Encore une phrase toute faite. Ne plus savoir parler ni écrire doit aussi en faire partie et celui qui est atteint de cette maladie aura tendance à récidiver. La personne qui m’appelle jouait de la guitare avec moi il y a longtemps, on était peut-être amis ou peut-être pas - on était rien du tout en fait. En tout cas, il m’appelle de temps en temps dans l’objectif de rendre ce qui nous lie plus concret. C’est sûr que l’impalpabilité de la ligne téléphonique ajoutée aux kilomètres, eux bien réels, n’arrange pas les choses. C’est ce qui me fait dire que le téléphone n’est peut être plus si utile, je vais sans doute m’y intéresser dès lors. Il commence à se teinter de la couleur d’un vestige, il commence doucement à sentir la ruine, le vieil objet et l’histoire. Petit-à-petit, le téléphone tel qu’on le connaissait disparait de toute manière. Mais par tendresse collective il est encore là et quand j’y pense je ne suis qu’un con à penser de cette manière. Regardez comme il est beau ce téléphone, et celui-ci comme il est petit et élancé, un coup de cuillère pourrait le rompre. Entre nous, le téléphone est l’une de ces choses insignifiantes que j’ai choisi de conserver. Même si celui-ci sonne faux parfois, quand des amis intéressés appellent à travers lui. Je me demande souvent ce que les extraterrestres pensent de nous, de quoi doit-on avoir l’air recevant des appels de l’autre bout du monde pour cotiser à je-nesais-quel jeu concours merdique? On doit avoir l’air de s’agripper très fort à quelque chose, au temps comme d’habitude mais pas que, on s’agrippe aux autres il me semble et ce beaucoup plus fort que ce que l’on a tendance à laisser transparaitre dans l’univers collectif.
L’architecture a souvent pour prétexte la lumière entre autres ou plus généralement l’objet construit en soi. Et avant de parler des gens qui vont habiter dans ce qu’ils dessinent, souvent les architectes emploient des formules du genre « Canon à lumière », « Machine à habiter » ou encore et c’est ma préférée — et c’est sur celle-ci que je vais m’arrêter —, car elle passe des mains des plus anciens aux plus jeunes « comme une retranscription d’un paysage total et englobant à la fois souverain et identitaire » une formule parmi d’autres, mais qui cette fois peut être appliquée à tout, tout simplement. Par exemple : « Derrière cette dalle se situe un jardin qui se lit comme une retranscription d’un paysage total et englobant à la fois souverain et identitaire. » ou encore : « Ce travail de menuiserie et de vitrage effectué dans les règles de l’art permet de lier patrimoine et innovation tout en proposant une vue sur un extérieur comme étant une retranscription d’un paysage total et englobant à la fois souverain et identitaire.» Or, tout cela n’est qu’une différente sorte de palabre, un autre vocabulaire, ici celui des architectes. Je me demande alors s’il est possible de trier les mots, selon des critères qui auraient pour principale fonction d’exclure les hommes du discours. Dans un tri aussi efficace soit-il, je pense que les bons mots sont difficilement remplaçables.
Attention je n’ai rien de particulier contre les Suisses ou leur pays, encore une fois je fais juste un constat d’espace. La Suisse est un pays connu et reconnu pour ses architectes, entre autres. Les architectes suisses sont très rigoureux et ordonnés, ils alignent les choses et se rassurent avec cette vision du bon sens. Pas tous bien entendu, mais la plupart, et dans les écoles c’est pareil. Mon ami R vient d’arriver en 4e année dans une de ces écoles et non des moindres, l’école de Lausanne, la célèbre EPFL. Là-bas tout est plus vaste et plus haut sous plafond, c’est vraiment une belle école, au sens le plus prononcé possible. Mais je n’y ai vu que très peu d’élèves. Lausanne subit le même sort, belle ville en soit, mais très vide. C’est assez effrayant en un sens, un pays vide. Sans meurtre ni bonne action, de l’écho plein les rues, de l’argent plein les banques, et surtout cette odeur qui occupe le pays entier, une odeur de fondue suisse, de gruyère non accompagné, juste du gruyère. Heureusement que pour les heures des touristes comme celles des habitants il y a les paysages, les montagnes et les lacs, la pluie et le soleil parfois. Mais comme pour tous les lieux de la planète il faut un temps d’adaptation, ici pas de coup de feu dans les rues ou de déforestation massive, juste un grand vide, un grand délestement en contrepoint de Paris où le manque d’espace donne envie de s’échapper au dehors. Il faut juste apprendre à respirer ce vide, à s’en nourrir. R s’y est fait, il a compris comment ça fonctionne et dans la vie ça va mieux. Est-ce que le vide peut être trié à son tour ? En tout cas le vide peut étouffer aussi bien qu’il soulage, trier c’est aussi réussir à retrouver l’équilibre, retrouver l’évidence d’un trait, d’un lieu, d’une présence. Car ce que sur terre on appelle le vide ne correspond pas à la notion scientifique qui entend le rien absolu dans lequel nous flottons tous mystérieusement depuis le Big Bang, mais bel et bien le vide humain.
Il fait très froid dehors, où plutôt c’est moi et uniquement moi qui ressens ce froid, je couve sans doute quelque chose. Je suis chaudement habillé pourtant, plus que les autres en tout cas. Ces mêmes autres qui semblent ne pas se laisser atteindre par mon froid, ils sont carrément invincibles et beaux. Mes os sont de plus en plus glacés et ma peau se craquèle comme le sol de la pampa. Exténué je m’assois, et je perds mon temps à regarder autour. Je vois du bitume, de la gomme, du plastique aussi, des tissus aux couleurs variées, de la pierre, beaucoup. Je pense à l’échéance qui s’approche, je pense aux choses insignifiantes que j’ai à faire. Pendant ce temps une fille en robe violette et veste en cuir attire mon attention, elle est debout contre la vitre arrière de l’abribus et le mur dans un espace large de maximum un mètre. Elle cache quelque chose dans ses mains, et ce quelque chose c’était son secret de verre, le verre a toujours été l’une de mes matières favorites, « le verre flatte et renvoie à l’égo, à une conception auto-centrée de l’univers » - ce n’est pas moi qui le dit mais un de ces sombres peintres hantant depuis trente ans au moins les couloirs du centre Pompidou, et qui m’a abreuvé deux heures durant de sa théorie douteuse concernant le Grand Verre de Duchamp - pour ce que j’en pense, le verre ne m’inspire pas grand-chose mise à part quelques chocs violents dans mon enfance - mon ami Rudy écopant de cinquante points de suture pour avoir cru pouvoir passer à travers les murs comme Shadowcat, ou encore ma mère rentrant de vacances et ne voyant pas les vitres trop propres de la véranda, suite au travail appliqué de Mémé Chiffon - à bien y réfléchir, le seul verre qui m’inspire est celui rempli à moitié d’une naïveté bien optimiste.
La membrane du Sennheiser tremble, elle s’imbibe de la salive des chanteurs grimaçants. D’autres personnes tapent sur des tambours et des bouts de murs. On est en train de vivre le strict oeil du cyclone, j’y vois un peu flou, mais c’est normal, tout va très vite et tout le monde semble heureux. Je suis paisible et je médite. On zigzague en descendant les escaliers du Panier une fois la fête s’essoufflant. Puis un de mes amis tombe, puis un autre poursuit un homme, puis soudain mon ami à terre a une auréole sanguine autour de la tête, il regarde au ciel, on dirait moi tout à l’heure, on dirait qu’il médite. Je le regarde: tout est lent, photographique, joli temps ouaté. Je ferme les yeux, puis les heures passent. Le médecin le sauve, il est embarqué vers l’hôpital. La musique est morte vive la musique.
Je me suis donc déguisé en fille pour rentrer, tout simplement, je me suis rasé la barbe et la moustache. J’ai acheté une perruque blonde et ma copine m’a fait rentrer. J’avais l’impression d’être Tony « Joséphine » Curtis dans Some Like it Hot. J’étais habillée simplement, un jean, un pull pour couvrir mes non-formes, un large collier et pour finir un ruban dans les cheveux, un peu de rouge sur les lèvres parce que c’est comme ça que font les filles habituellement je crois. Premièrement le stratagème a fonctionné, personne ne m’a arrêté, j’emboitais le pas de la jolie blonde. Deuxièmement j’avais appris à marcher en talons, et je me délectais à l’avance de ce que cette nouvelle science allait apporter à ma vie. C’était un foyer gardé par des religieuses pas très tendres et dont la simple idée de tomber nez-à-nez avec un homme leur aurait fait friser le poil unique qu’elles avaient toutes au menton, signe viril plus distinctif encore que leurs larges soutanes de couleur grise - mois de février oblige. Rentrer avait été facile, mais sortir était un exercice d’un tout autre niveau. Il était environ 19h, et comme les chambres étaient inspectées avant le couvre-feu, je devais partir fissa. Évidemment les vieilles peaux regardaient ce cocaïnomane de Julien Lepers d’un œil torve (l’autre oeil aussi mobile qu’une balle de ping-pong prise dans une descente de bobsleigh) et m’ont repéré me faufilant sur la pointe des pieds avec ma perruque de drag queen mal mise et mon maquillage approximatif. J’ai dû parler haut perché, et prétexter que l’on m’attendait dans mon propre foyer pour pouvoir fuir tranquille. Je me suis changé sur la route près du parc Monceau, Paris, elle était belle cette nuit d’hiver, les arbres regardaient les gens avec une quiétude toute paternelle.
J’ai peur d’oublier un jour ce que j’amasse. Comment trier quand on oublie ? Comment garder l’essentiel ? Je ne suis pas malade, mais peut-être qu’un jour je le serai, ce jour-là j’oublierai peut-être que j’ai participé à ce concours, j’oublierai peut-être qu’il m’est arrivé de jouer de la guitare en costume multicolore, je m’oublierai peut-être. Soit. Et si c’était le deal pour garder le nom des autres, pour savoir qui est en face de moi, pour le reconnaitre et reconnaitre sa vie. D’accord je l’accepte sans même savoir avec qui je discute, ni à qui je serre la main. Diable et Dieu je ne crois pas que ça existe, même si ça intéresse beaucoup de monde de connaître ce qui est vrai ou faux, en tout cas c’est comme ça qu’avec les gars on pensait dans les années 70. Tu te souviens ce que je te rabâchais à propos des révolutions, qu’il ne faut rien lâcher, tout ça - laisse tomber, c’était soixante-huit encore. Aujourd’hui? Je me rappelle plus la date mais tu sais quoi on s’en fout. Peut-on accepter sérieusement la vision occidentale de la religion ? Et l’enfer ? Elles sont chiantes tes questions… Le paradis avec Dieu/ père Noël - je te rappelle qu’il vient fêter la naissance de son mioche tous les ans sur terre en distribuant des bouts de plastiques nippons aux enfants de Mickey Mouse - qui nous attendrait sur ce gros nuage de crème baigné de lumière, derrière un chœur classique de poupons ailés s’égosillant sur un alléluia salvateur, et l’enfer ? Un espace sulfureux et surpeuplé où vivent des rock star défoncées en perfecto et des tueurs à gages des banlieues de toutes les villes du monde armées de leur shotgun tirant sur des verres remplis de whisky ? Et Mère-Noël, toute de cuir rouge vêtue, se vautrant dans la luxure et l’adultère avec une demi-douzaine de lutins masochistes, entre les éclats de verre et les mégots. Il me semble que nous y voyons tous une facette d’Hollywood de nos quinze premières années. Le fantasme à la caméra. On avait beau faire les guignols et critiquer à tout va, en fait cette image-là, c’était notre point de repère. Je le vois aujourd’hui, c’était l’époque quoi. Moi l’enfer ça me disait bien… Et puis merde j’oublie déjà, c’était quoi le but de ta question ? Ah non j’oublie pas encore pour de vrai, je ne fais que ranger par couleur pour l’instant, mais t’inquiète c’est pour bientôt. Non je suis pas malade, pas encore putain.
Je suis un cœur tendre y’a pas à dire. Et puisqu’il n’y a pas à dire, je ne dis plus. Et pour ne plus dire, j’ai déménagé, j’ai changé mon territoire, mes amis ne m’ont pas pour autant suivi. J’ai par ailleurs souvent entendu l’expression suivante : il faut faire le tri dans tes amis. Aujourd’hui je les compte sur mes verres de lunettes. Le fait d’avoir peu d’amis me fait penser que d’une certaine façon j’étends mon espace, je dois voir un ami en Suisse, un autre en Italie, un autre à Dijon, à Marseille et à Paris, et cela me fait beaucoup de verres de lunettes en définitive. On pourrait dire que je me suis divisé en partant, mais je sens que ce déracinement me permettra d’expérimenter des choses positives. Je ne veux pas trier des humains, je veux tout prendre en bloc et souffrir s’il le faut. Comme disait Évelyne Thomas : C’est mon choix. Je pense qu’Évelyne aime les fins heureuses elle aussi.
Je l’ai rencontré au travail, c’est là qu’il m’a parlé de sa technique. On se baladait entre les œuvres d’art contemporain que l’on surveillait. Il m’a alors expliqué qu’il utilisait un dé pour décider de quoi faire dans toutes les situations - mon ancien prof de maths Monsieur Dianea aurait probablement voulu savoir si celui-ci était truqué, sans doute que non d’ailleurs - un dé ! Oui, un dé pour interagir avec les gens. C’est aussi dégueulasse qu’extraordinaire, à savoir : son propriétaire est un ancien étudiant en philosophie fatigué par les déterminismes incroyablement forts qui dirigent nos émotions et nos réactions en public. Ce gars-là s’appelle Léo, mais on pourrait aussi bien l’appeler Pierre ou Jacques, selon que le dé tombe sur un trois ou un cinq. C’est sa solution pour se compliquer la vie et de la même manière se simplifier le travail : utiliser un dé qu’il garde toujours avec lui. Exemple, un jour il était en Suisse pour voir des amis de longue date - je me souviens de ce prénom que tu portais dans la pièce toi l’amie de Longuedate - il rencontre cette très jolie fille qui vit avec des Espagnols, elle l’invite à venir chez elle pour finir la soirée - vous aurez bien compris que je me déleste des détails dispensables - devant la maison de cette fille, il lui avoue cette histoire de dé. Elle est assez ivre pour trouver ça amusant et lui propose de se faire passez pour un allemand si le dé une fois lancé tombe sur un chiffre pair, l’inverse je l’ai oublié car je vous le donne en mille, le dé est bel et bien tombé sur un chiffre pair comme 2 ou 4 (le 6 relevant de la chance uniquement, un concept que je ne peux pas défendre ici). Il a donc fallu qu’il joue à l’Allemand toute la soirée, par chance, les trois Espagnols qui finissaient leurs bières n’étaient pas très exigeants en matière de locuteur germanique, un simple ich bin berliner ou encore guttentag ja ja les ravissant au plus haut point. Après avoir baragouiné son charabia de casque à pointe pendant presque trois quarts d’heure, il est allé dormir avec cette fille-là, qui a dû le trouver amusant et courageux. Mais soyons sérieux un instant: le principe du dé ne lui sert pas qu’à assouvir ses pulsions sexuelles, cela va beaucoup plus loin puisqu’il l’aide aussi à décider de ce qu’il va porter pour aller travailler, de ce qu’il va dire dans quelles circonstances, et
surtout à choisir le menu qu’il veut dans un fast-food, ce qui reste d’après moi une de ses plus utiles fonctions. À travers le dé, il a l’impression de se dégager du temps libre, de mieux connaître ses choix potentiels et donc de mieux se connaître en théorie. Aujourd’hui avec juste un peu de recul, juste un peu plus de temps, je trouve que cette technique atteint vite ses limites morales, même si au début j’étais plutôt convaincu. Je ne me sens pas esclave de mes choix étant donné que je ne les connais pas à l’avance, en revanche, c’est sur ce point précis que réside selon moi la perversité du dé. Lorsqu’on décide que sur les chiffres pairs, on se décidera à parler à cette fille dont le large front et les épaules tombantes sont aussi attirants qu’intimidants, et que sur les chiffres impairs on ne lui pipera pas mot, on est finalement enchaîné à la volonté du dé. La solution à un problème sentimental est-elle réellement mathématique ? Avant de quitter mon job j’aurais du lui balancer la célèbre phrase de Mallarmé « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard » ou peut-être même lui en acheter un exemplaire grand format, pour que les lettres immenses lui découpent les yeux en vue d’en faire sortir les trinômes du second degré.
R. S’en sert pour aller partout, sa voiture n’a pas tenu le choc, jalouse, elle a déclaré forfait. Et puis un vélo ça fait les jambes. Un vélo d’étudiant c’est comme un vélo de facteur, il faut se mettre à sa place. Ces deux pauvres roues portant livres et ordinateurs c’est pas la place la plus aisée. On peut bel et bien trier les objets ce qui n’enlève rien au fait que je sois persuadé qu’ils possèdent une aura, je n’irai pas jusqu’à dire une âme, mais l’intention y est. Le vélo de R. est un vieux Peugeot qu’il a ramené de Marseille, il ne lui a rien coûté, il l’a trouvé dans sa cave il y a longtemps, maintenant que j’y pense je crois qu’il l’a volé. Il n’empêche que je vois mal ce vélo appartenant à quelqu’un d’autre que lui ; ce vélo a sa forme, tout comme les pieds de mon père ont été modelés par la forme des Santiags qu’il a portées assidûment durant toutes les années 75-85. Il faut dire que mon père ne les enlevait jamais ces chaussures importables. Il dormait presque avec je crois, en tout cas je sais que pour le plaisir il allait jusqu’à les porter sur le terrain de foot. Revenons au vélo, il a un son significatif, je le reconnaitrais entre tous, c’est une sorte de redondance ternaire. Autrement dit, il grince une fois tous les trois tours de roues et les deux roues, comme deux orchestres musettes rivaux, jouent deux valses différentes sur la même tonalité décalées d’un temps. R. a tout tenté pour venir à bout de cet ignoble quoique mémorable grincement, il a même mis du beurre sur les roulements comme quand on prépare un gâteau. C’est sans doute le fait qu’il ne soit pas bon en mécanique, mais il n’est jamais parvenu à faire taire ce son. Il est d’ailleurs connu là où il habite pour ça. Les gens se disent « Tu entends le cycliste qui peine à monter, c’est sans doute un vélo d’étudiant », il me l’a dit, il a entendu ça. Ce grincement de roue me plait aujourd’hui, car même si mon ami est loin il suffit que je l’invoque pour me faire sourire.
Il est comme ça S. en tout cas je le vois comme ça. Agressif pour la bonne cause. Il est né avec une oreille inactive, il a dû apprendre à entendre le monde en mono. Pour détecter qui dit quoi, pour déceler qui ment et qui dit la vérité. Pour savoir qui a hurlé et de quel côté vient la grande vague à affronter. Il n’empêche que ce handicap l’a rendu plus fort et plus tenace. Il a développé ses autres sens, comme Dardevil le super héros aveugle. Il a entre autres un regard acéré qu’il n’hésite pas à utiliser pour repérer les bancs de proies nageant au large. Ces amis l’appellent le Tigre, Tigre est son nom de scène, son costume des sens. Il ne se laisse pas faire sur le port, il ne se laisse pas faire sur la vieille planche qui lui sert de bateau. Tigre est un marin à la Hemingway, qui s’amuse à gratter pendant les heures creuses sur sa guitare sèche histoire de réchauffer les costumes humides. Il joue toujours le même air, une sorte de mélange entre « Petite Marie » et « Les portes du pénitencier », la guitare en perd parfois ses cordes d’ailleurs ! Cet air, que je m’amuse à appeler « l’air du Tigre » en forçant sur ma voix, donne aux voyages journaliers un ton de balade triste. C’est alors que les matelots et les matelotes sans doute lui jettent des « Oh Tigr’oh t’chu nous rend trist’ah ! », c’est apparemment souvent comme cela que la matinée de pêche se termine. Et solennellement le bateau retourne vers la ville.
La poésie américaine à ceci d’agréable qu’elle ne tient pas compte du temps. On peut étaler la lecture d’un livre de poésie américaine sur toute une vie. C’est ce qu’a décidé de faire un de mes bons amis, c’est-à-dire de s’attaquer avec minutie à l’œuvre complète de Richard Brautigan, qu’il voit comme un unique et vaste livre de poésie. Les fragments poétiques, les instantanés de voyages permettent de poser le livre toutes les deux pages, d’y réfléchir et d’en faire le dessin. Ce n’est pas un gros livre, mais on y apprend entre autres la pêche à la truite en Amérique, on devient expert en hamburgers qu’on préfère aux balles d’un 22 long Rifle et on peut aussi s’instruire sur la distance qui sépare le Montana de Tokyo dans un sens ou dans l’autre. Cet ami s’appelle Massimo R., il est franco-italien. Je crois bien qu’il est le seul à penser comme il pense. J’ai reçu ses dernières lettres avant l’arrivée de l’hiver. Comme Brautigan, lui aussi trop seul à être lui-même, trop seul pour mesure la distance entre l’état du Montana et la ville de Tokyo à l’aide d’un poème système-métrique. Trop seul comme la fleur du Japon qui pousse sur le mont Fuji, minimaliste, unique et belle. Brautigan est mort tout seul aussi, trop seul pour venir à bout de la patience, mais pas encore assez pour sentir le bonheur s’infiltrer en lui comme le poison des montagnes.
Froideur dans le couloir de mon travail. Je vois les œuvres d’art d’un autre œil. Quand j’y repense quel moment glaçant ! Quelle absurdité de ma part d’avoir travaillé ce jourlà ! Et en même temps, j’étais sous contrat, je ne pouvais pas vraiment faire autrement j’avais consenti et signé cet enfermement muséal. Mais ce jour-là, je ne sais pas. Alors j’ai pu observer — ah ça comme d’habitude j’ai bien observé — les gens, les contractuels, les vacataires et les œuvres aussi, mais un peu moins. La rue était en émoi, je voyais tout depuis les fenêtres teintées du 6e étage. C’était comme un ruisseau de pétrole tremblant sous les lampes. Ce travail suintait le silence radieux de la pitoyable élévation culturelle. Puis j’ai été distrait, plusieurs fois, par des collègues un peu puis par les gens. Certains s’en foutaient, d’autres étaient plus honteux qu’autre chose. Puis quelqu’un ma sorti de ma torpeur, c’était selon ses dires un artiste. Il regarde le Homard gonflable que je devais surveiller et me dit très fort « C’est de l’art ÇA ? ». Aujourd’hui encore je ne sais pas si c’est de l’art. J’ai été enfermé plusieurs heures avec ce homard pendu de façon ironiquement christique, j’ai essayé de lui parler de la même façon que ce bon Don Camillo parlait à Jésus sur sa croix, mais ce satané crustacé ne m’a jamais répondu. Inévitablement j’ai fini par me vexer, et en quelque sorte cette vexation m’a fait perdre la foi et non mal au foie. Alors quand cet artiste m’a regardé de son air bovin guettant une réponse digne des plus grands écrivains wikipédiesques de notre temps je n’ai pu m’empêcher de lui envoyer à la figure le très doux et arrogantissime « Mais qu’est-ce que l’art ? » tout en tenant mes deux poils de barbe en vue d’en faire une tresse énigmatique. J’étais à moitié dans la provocation à moitié dans l’expectative réelle. L’artiste m’a répondu plein d’aplomb
« L’art c’est le rire d’un enfant, c’est tout simplement la larme qui coule. » Ce fut pour moi une extraordinaire rélévation j’avais devant moi un potentiel créateur de slogans pour Monique Ranou ou Cetelem. Mon agressivité n’a été que décuplée alors plutôt que d’être courageux et de lui lancer avec véhémence un puissant : « vous écoutez l’anthologie d’André Rieu en faisant vos affaires avec la voisine d’en face ? », au lieu de cela j’ai baissé les yeux pour ne pas regarder ma tête rouge prendre feu, pour ne pas me voir surfer sur le homard volant à la recherche de Charlie Brown. J’ai fini par l’aimer, je crois.
Il est là le capitaine. Steve, on va l’appeler S. pour l’anonymat, encore. Steve a un visage paisible, il me fait penser à chez moi, il me met de bonne humeur. Soixante ans qu’il est sur terre, cinquante-quatre ans sur l’eau et pourtant son rêve est, depuis que je le connais, d’avoir une moto pour rouler vite sur les routes bien droites de la Crau, ou celles au contraire joyeusement sinueuses des côtes marseillaises. Lorsque je vois son visage, je vois aussi que je flotte dans des eaux un peu incertaines. Pour moi qui suis plus nuancé, les couleurs primaires du visage de S. semblent souvent loin de moi. En quoi consiste ce sentiment, étrange en soi, d’appartenance à un territoire ? En étant marin S. s’est souvent posé la question, il s’est habitué aux eaux internationales, il a fréquenté les Italiens, les Japonais et les Chilliens, il leur a appris à apprécier le français et les chants de la Méditerranée. Sa terre est aquatique, et une fois à Paris, lors de notre rencontre, il tanguait, il cherchait l’eau. Ce qui est à lui c’est le très petit port de Malmousque, c’est son groupe de pêcheurs négociant toute la journée et la nuit avec de gros poissons, c’est aussi la terre à l’horizon là où il vend son trésor de la même manière que les pirates enterraient le leur dans le sable. La mer nous rappelle qu’il y a d’autres dimensions sur cette terre, que l’on peut se noyer en tombant à l’eau, que des monstres y habitent, que le K de Buzzati rôde en définitive. Des choses que la ville a tendance à étouffer, car la ville prend tout ou plutôt cache tout. C’est pour cela que je flotte, que je me laisse porter, car je ne vois plus la mer depuis longtemps et quand il sera temps pour moi de l’apercevoir à nouveau, le bonheur sera encore plus fort que celui ressenti par S. retrouvant son bateau et son sel sur les lèvres.
Une jolie fille équipée de la panoplie talons très hauts jupe très courte attend le métro. Je la remarque et la regarde discrètement, quasiment tout de suite j’éprouve de la honte de l’avoir observée car deux garçons un peu en vrac la reluquent et l’abordent comme des pirates, à coup de bottes et de canons « hé mam’zell zet mign’on !! ». Elle ne répond rien, moi faible comme tout le monde je ne bronche pas. Le métro arrive, les deux gars ont lâché l’affaire, je me dis à moi-même que ça doit vraiment pas être facile d’être une fille dans une grande ville puis j’oublie. Je rentre et m’assois dans la rame, elle m’emboite le pas et viens s’assoir dans un des compartiments à deux fois trois places en vis-à-vis qui font le charme de ce genre de train. Face à elle un gars au regard rouge pétard, un splif calé sur l’oreille, pas spécialement le gendre idéal quoiqu’on ne sait pas, j’attends de voir. Il lâche à son acolyte rivé sur son portable un « y’ak délectriss ce soir pff » tout en brutalité amicale, il pratique la drague, mais sa poitrine est imberbe comme dirait M. Chedid. La fille en question le regarde ou plutôt le foudroie d’un regard timidement intimidant avant de replonger dans son livre de droit des affaires. Il se rince l’œil pendant encore 4 stations avant quelle ne s’en aille. Il a presque une larme sur sa joue quand le postérieur chaloupé de l’étudiante lui fait comme un signe d’adieu. Pas le temps de pleurer que voilà la tendre remplaçante, une femme qui n’en est pas à son premier voyage en métro if you know what i mean et qui n’attend pas une seconde avant de lui jeter un très perçant « Je suis dix fois grand-mère et quatre fois arrière grand-mère alors arrêtez votre manège ! ». Rire du métro entier, vengeance savoureuse indeed.
La ville lui appartient et pourtant elle vit dans un tout petit appartement, comme il y en a des centaines de milliers de milliards dans cette ville-là. Pour vivre L. a besoin de place, elle a besoin de courir et de sauter. Paris est parfait pour cela. C’est une ville qui crée des tensions liées à l’espace, qui le remet en question d’une manière très particulière. La ville se dessine comme une maille, un de ces jeux numérotés fait de points et de lignes d’où soudainement un motif apparait. Lorsqu’on arrive à Paris pour la première fois, le motif est celui du couloir de métro, un garde-corps qui empêche quiconque de s’égarer : en ce sens, c’est un espace plutôt logique où il faut se perdre à dessein. C’est même un travail de professionnel. Dans une ville comme Marseille par exemple c’est assez différent. Bref, L. vit dans un petit appartement, mon préféré sûrement car c’est celui que j’ai voulu garder. Confinée et compressée elle est poussée dehors, alors elle court, elle saute, elle parle toute seule aussi tout cela dans sa tête bien entendu. Ce qu’elle fait concrètement c’est marcher dans la rue, et à vrai dire que ce soit à Paris ou ailleurs elle s’en fout comme d’une guigne - et du reste moi aussi. J’aime penser que c’est le besoin d’espace qui la pousse à sortir, à mériter la ville dans laquelle elle vit comme le ferait un tenace coureur de marathon.
Des grands-parents reçoivent leurs enfants et petits-enfants à la campagne. Ils veulent leur annoncer quelque chose qu’il faut malgré tout croire. Je me souviendrai longtemps des tapisseries très ornementées et du mobilier rustique. L’impatience des clients du magasin était phénoménale. Ils étaient là trente minutes avant l’ouverture et dans ces cas-là même si c’est bon pour le commerce mon café du matin passe à la trappe c’est sûr. Il faut que je me rappelle de cet article dans ce journal de merde dans lequel il y avait écrit que les Belges ne boivent plus assez de bières et qu’en réaction à cette catastrophe économique certaines compagnies, en vue d’éviter la faillite, incitent les Belges à boire dans le cadre de concours sponsorisés. La maison de couleur et surtout le petit chien fou et vieux. Le discours intérieur de certains se voit parfois à l’extérieur. Ici les commerçants ouvrent à 11h du matin, partent en pause à 13h, reviennent de pause à 17h puis ferment enfin boutique à 17 h 45. Un diabétique se suicide au DoMac, le gamin a avalé 75 BigMacs, personne n’a voulu assumer. Tout ne tient qu’à un fil, au revoir, je reviens déjà. Le bel accent des gens qui pleurent. Ça fait toujours bizarre d’écrire une année pour la première fois.