Mémoire Cinéma/Audiovisuel - Bilan d’étape - Janvier 2015 Université Paris III Sorbonne Nouvelle Directeur de recherche : Matthias STEINLE Matthieu SAMADET « le territoire cinématographique du taxi »
Table des matières 0- Introduction (avancement) 1- Note d’intention 2- Plan détaillé (provisoire) 3- Résumé des idées d’espace imaginaire et de territoire cinématographique (les idées, les arguments, les exemples) 4- Forme du taxi/forme de ville/lieu en mouvement. (Analyse d’un segment de Night on Earth de Jim Jarmush) 5- Bibliographie
0- introduction En introduction à ce bilan d’étape il est important de rappeler mon avancement ainsi que mon parcours : j’ai commencé il y a deux ans maintenant un travail de mémoire autour de la notion d’image en architecture dans le cadre d’une licence justement en architecture à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille, cette discipline est très attachée à « sa cousine » le cinéma. Je pense qu’on peut même parler de mariage entre architecture et cinéma, celui-ci poussant à se rechercher des problématiques nouvelles dans les deux disciplines ; et c’est justement autour de l’architecture que j’ai voulu commencer ma recherche, étalée elle aussi sur deux ans. Je me suis tout d’abord demandé qu’elle était la vision des réalisateurs occidentaux sur des villes orientales et ce de manière globale, dans l’histoire du cinéma en général. Car une des critiques que je peux faire de l’enseignement de l’architecture en France c’est qu’il a tendance à s’enfermer dans un excès de localité, c’est-à-dire que jamais durant 4 ans je n’ai pu voir autre chose que la ville occidentale - celle-ci quasiment toujours européenne - en cours. Ma vision scolarisée de l’architecture est donc elle aussi très occidentale, par extension les villes orientales et asiatiques me fascinent, j’ai alors cherché dans un premier temps à exploiter cette curiosité urbanistique en analysant deux films. J’ai alors développé dans des notes autour des films Calcutta de Louis Malle et Tokyo-Ga de Wim Wenders. Mais ces deux films ne correspondaient finalement pas assez à ce que je cherchais, Calcutta ayant trop vieilli et Tokyo-Ga trop attendu. J’ai rouvert mes possibilités, et j’ai long moment recherché un lien, un trait d’union réel entre cinéma et architecture, celui de la ville étant évident, presque trop présent. Il fallait remonter plus à la source de l’idée même de « ville », essayer de comprendre d’où elle venait, et surtout d’où vient sa représentation, son image. J’ai opté alors pour une relecture d’un « classique » dans le champ de l’urbanisme : l’image de la cité de Kevin Lynch qui ma rappelé une chose essentielle : la ville ne peut pas se représenter sans le territoire autour ou sans y induire une certaine idée d’échelle. En outre il en va de même pour le travail de recherche. Il devenait alors urgent de trouver cette échelle particulière de représentation de la ville qui me permettrait à la fois de parler d’elle mais aussi de sa représentation et ça à travers un (des) film(s). Il me fallait un espace particulier, comme disait Georges Perec, une espèce d’espace, autrement dit une bulle. Le très célèbre architecte Suisse Le Corbusier comparait la conception d’un espace à la formation d’une bulle - vue de l’intérieur. La bulle corbuséenne est transparente, on y voit un extérieur en étant dans un intérieur, on reçoit la lumière naturelle ou artificielle et surtout il y a un vide dans lequel on peut se déplacer, s’installer et méditer sur le monde autour de nous. Depuis le début il me manquait un motif pour poursuivre la recherche que je veux mener sur l’espace au cinéma. Ce motif est là devant moi, celui du déplacement en ville dans un véhicule. Le véhicule transporte avec lui
plusieurs choses, un espace interne, un territoire externe défilant ou non qui lui est rattaché et des personnes mobiles selon un référentiel terrestre. Un véhicule comme la voiture se présente comme l’ambigüité même. D’un point de vue physique les personnes à l’intérieur sont immobiles selon le référentiel/voiture mais se déplacent sur la croute terrestre selon une ligne, un flux. Et ainsi le monde autour défile, se tord, se distend, devient parfois limpide et parfois mystérieux. Depuis cette « découverte » j’ai la sensation que mon travail avance mieux, il se développe dans un sens où je peux le suivre et en voir la suite ainsi que la finalité. Pour moi, c’est un constat rassurant. Le travail est pour autant loin d’être terminé, le constat n’est qu’un constat et pour écrire de la bonne manière ce mémoire il faut des intentions claires, une structure solide, des images frappantes. Comme quand je devais dessiner des plans, coupes et élévations d’un projet pour que celui-ci soit réalisable. Ce bilan d’étape se compose de cinq parties distinctes, allant du plus lointain mais non moins nécessaire au plus concrètement lié à l’objet final. Je pense que ce document constitue une preuve de l’étude en cours et en aucun cas un travail définitif, c’est aussi dans le but de montrer au maximum mes intentions que je vais réduire l’utilisation de la citation à la simple contextualisation, en revanche dans le mémoire il y aura des citations expliquées et commentées.
1- Note d’intention Le taxi avance entre les voitures embouteillées. Il se déplace comme un animal sauvage à travers la ville, son milieu naturel. Au lieu de klaxonner, le chauffeur peste dans sa barbe. Le point A vers le point B, voilà ce qu’il veut et le plus rapidement. Pour lui les repères sont des arbres, des trottoirs, des largeurs de chaussées ou des terre-pleins. Voilà l’utilisateur de la ville. Il parcourt l’espace urbain pour transporter des gens, des personnes qui ne se connaissent pas. Mais la ville, elle, quelle est-elle exactement ? Il crée le flux, le mouvement dans la ville immobile. Est-il à Marseille, à Lausanne, à Hambourg, à Milan ou encore à Tokyo ? Il est dans tous les pays. Dans le taxi tout s’annule, tout comme dans la salle de cinéma. La notion d’espace y est remise en question, basculée dans une crise. Puis tous les taxis du monde se mêlent dans un intérieur commun, dehors la toile défilante n’a pas de fin et les couleurs floues et vagues de la ville coagulent pour former un territoire cinématographique homogène. Car intentions il y a. Je veux parler de l’espace au cinéma, de l’architecture au cinéma, de territoire imaginaire, de vision, de mouvement, de temps. Le taxi est un médium me permettant d’aborder ces quelques notions dans une approche esthétique à travers des textes. La structure du mémoire sera classique de type dissertation. Coupé en trois grandes parties, ellesmêmes redécoupées en trois sous-parties. C’est au niveau des sous-parties que le découpage va changer, il va devenir plus rythmé, parfois binaire, parfois ternaire, ces variations ayant pour but d’offrir plus d’air au lecteur ainsi qu’à moi même. En outre c’est surtout la connexion qu’il existe entre l’espace de la ville et celui du cadre cinématographique que je vais essayer de décrire, décortiquer, analyser, démembrer pour finalement approcher sa compréhension. Je vais tenter de comprendre comment ce lien fonctionne, comment pouvons-nous ressentir le vide dans lequel nous habitons tous, ce vide qui tient grâce à ces pleins. Je me souviendrai toujours de la première fois où j’ai vu le plan de Saint Pierre de Rome en négatif. Les pleins ressortaient en blanc et les vides en noir. C’est une façon de symboliser la place vide que nous parcourons et que nous occupons dans l’espace. Mon intention est donc théorique, autrement dit j’ai envie de développer cette notion de science de l’espace au cinéma, cette architecture du vide mais aussi appliquée à travers des analyses autour du film Night on Earth de Jim Jarmush. Night on Earth regroupe une bonne part des interrogations théoriques qui seront présentes dans mon mémoire par exemple la confrontation des espaces dans un même cadre (un intérieur étriqué et intime, un extérieur proche, sombre et immense), la représentation de la logique de la ville semblable à une vieille machine, le travail sur le rendu de la ville la nuit, la matière nocturne de la ville, la création d’un lien entre les villes réelles par la segmentation du film (montage) ainsi que par le traitement de l’image de la ville. Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas
tant la ville dans sa réalité géographique mais au contraire la ville dans son onirisme et irréalité poétique à travers le fond de bouteille qu’est le taxi. La nuit aussi a son importance. On pourrait dire qu’elle est matérielle car elle s’allume, elle multiplie ses machines, ses néons, ses feux tricolores, ses voitures et ses avions. J’aimerais dans ce mémoire faire ressortir en filigrane ce potentiel que peut avoir la nuit au cinéma de rendre visible ce vide dans lequel on circule, comme la matière noire que poursuivent tant les physiciens d’aujourd’hui. Ce qui m’amène à la problématique choisie pour initier ce travail de mémoire. En effet on peut se demander en quoi le taxi au cinéma offre une possibilité de montrer la ville comme étant un territoire cinématographique imaginaire ?
2- Plan détaillé (provisoire) Chaque partie possède des sous parties non numérotées et non notées ici pour ne pas alourdir la lisibilité du plan.
Introduction générale
1- Le cinéma de la mobilité 1-1. Historique du taxi au cinéma 1-2. Esthétique et identité : le taxi nation 1-3. Rupture et mixité : quand l’extérieur/jour est un intérieur/nuit
2- Les taxis de Night on Earth de Jim Jarmush : à bord d’un espace/temps malléable 2-1. Segment Américain : taxis pros 2-2. Segment Franco-italien : taxis fous 2-3. Segment Finlandais : taxi froid
3- La ville floue : territoire imaginaire à explorer 3-1. La ville, pour l’urbaniste, n’est pas floue 3-2. Relation de Chasles ou comment aller du point A au point C. 3-3. Le territoire homogène ou derrière les vitres sales d’un vieux taxi toutes les villes sont les mêmes.
Conclusion générale
3-Résumé des idées : espace imaginaire et de territoire cinématographique « Les images de l’environnement sont le résultat d’une opération de va-et-vient entre l’observateur et son milieu. L’environnement suggère des distinctions et des relations et l’observateur – avec une grande capacité d’adaptation et à la lumière de ses propres objectifs – choisit, organise et charge de sens ce qu’il voit. L’image ainsi mise en valeur limite et amplifie alors ce qui est vu, tandis qu’elle même est mise à l’épreuve des impressions sensorielles filtrées, en un processus constant d’interaction. Aussi l’image d’une réalité donnée peut présenter des variations significatives d’un observateur à un autre. » (LYNCH Kevinvoir bibliographie-p7) Cette longue citation de Kevin Lynch pose les bases du concept d’image en architecture, c’est par ailleurs en ce sens là que je vais l’interpréter pour l’instant. En effet ce concept est souvent instrumentalisé, c’est pourquoi ici je commence par le définir. L’image de la ville constitue un va-et-vient entre la ville elle-même et la projection mentale qu’elle va avoir dans l’esprit de son observateur. Suivant cette définition qui ne s’applique pas seulement à l’image de la ville mais au concept d’image comme je l’ai dit plus haut, l’image est d’emblée une chose mentale pour reprendre une expression qui m’est chère de Léonard de Vinci à propos de la peinture (« La pittura è una cosa mentale »), autrement dit le phénomène de la projection d’image se déroule dans un esprit, enfermé dans sa boite crânienne, loin du vide et à l’abri de la ville. On peut ainsi jouer un peu sur les mots et dire que la notion d’espace en général à travers le spectre de l’image est un phénomène mental – donc imaginaire. Or ce n’est pas si simple et c’est ici que s’enclenche mon travail car cela voudrait dire que la ville ne s’exprime seulement en image et ce n’est pas le cas, il y a le son aussi. Et le son magnifie ce rapport à la ville imaginaire. Pourquoi et à quel moment dans le cinéma ? J’ai choisi le film Night on Earth aussi pour cela, pour expliquer ce moment. Le moment, très simple, très canonique, du taxi. Ce film correspond car il se compose de cinq segments distincts étalés sur un long métrage. C’est une sorte de film à sketches, réalisé par le même réalisateur, de la durée de cinq courts métrages, reliés ensemble par une mise en forme commune et un espace-temps commun ce qui fait que le film échappe à la dure vie des films à sketches hétérogènes. Et le son dans Night on earth est tout à fait intéressant car il est monté de toutes pièces, recomposé avec des bruits de villes et ambiances authentiques. Alors, comment retranscrire fidèlement une ville, comment nous en faire sortir aussi, c’est ce que réalise le film de Jarmush, c’est ce que je vais tenter d’expliquer grâce à la notion de territoire cinématographique. Le principe de tournage est simple lui aussi. Une toile défilante, un véhicule, un cadrage unique. Ce principe génère les fondations d’un système de représentation étrange. Étrange car replié sur lui même tout en étant clairement porté à l’extérieur. La toile défilante c’est la ville en vrai, en ciment et en lumière, c’est n’est pas la fausse
route de Pierrot le Fou avec ses néons tournoyants. Ici la poésie tout comme la ville se doivent d’être réelles. La caméra est orientée vers l’habitacle, vers les personnages, vers l’intime, mais parfois, comme en contrepoint elle se retourne à l’opposé. Ce système de tournage est propre à Night on Earth et j’y reviendrais plus en détail durant l’analyse, mais les questionnements et la théorie qu’il génèrent peuvent, eux, s’appliquer aux films qui veulent représenter la ville en général. Comment faire pour créer une identité de ville forte à l’image tout en la distanciant de la réalité ? Comment rendre Paris plus réaliste encore que Paris ? Cette question m’intéresse beaucoup aussi. C’est-à-dire analyser le moment et les moyens précis qui font qu’à un instant donné une ville réelle devienne une ville imaginaire. Le motif du taxi permet de créer un surcadrage (cadre dans le cadre) très efficace dans ce cas là. Dans la vitre arrière, on voit la ville comme un espace et on expérimente le temps comme une distance à la manière de Jacques Tati dans son film Trafic. Le taxi possède un compteur, il connaît son chemin et ce qu’il l’intéresse c’est d’aller d’un point A à un point C sans passer par le point B, c’est aussi pour cela que par amusement j’ai appelé une des parties de ce mémoire « relation de Chasles » (AB+BC=AC en vecteurs), car le taxi expérimente un espace sous tension et il doit, comme le fil d’un élastique, rejoindre son point de tension, l’arrivée, là où la microhistoire s’arrête, là où on enlève les lunettes déformantes et où Rome redevient Rome entre autres. À savoir aussi que je ne considère pas ce film comme un road movie dans le sens où le but final n’est pas une fin en soit, le taxi arrive et tout le monde s’en va. Je pense que si devais inventer une image autre de ce film il serait plutôt comme une séance de psychologie de groupe filmée avec comme toute thérapie des projections d’images de villes, villes qui apaises comme le dernier mot de Aki le finlandais alcoolisé du dernier segment de Night on Earth, « … Helsinki… » Avant de s’étendre doucement sur un trottoir de son voisinage enneigé.
4- Forme du taxi/forme de ville/lieu en mouvement. (Analyse partielle d’un segment de Night on Earth de Jim Jarmush)-hors images. Cette analyse partielle est là pour souligner de manière pour l’instant schématique les principaux thèmes et variations que je vais aborder dans ce travail de recherche, elle n’a donc rien d’exhaustive.
« Il y avait autrefois une chouette petite vieille qui dirigeait la seule compagnie de taxis de la ville. L’affaire ne comprenait guère plus d’une voiture. Même qu’on aurait pu dire que tout allait chercher dans le taxi et des poussières sans être loin de la vérité. » Taxis période glaciaire and co. – Richard Brautigan (voir Bibliographie) Segment finlandais : Il fait froid évidemment, Jarmush disait s’intéressait surtout à la couleur d’une ville, Paris étant multicolore mais surtout rouge et verte comme un feu de signalisation, ou jaune à l’intérieur des tunnels du périphérique. Helsinki, quant à elle est une ville bleue, très éclairée, très froide d’où le fait qu’il y fasse froid évidemment. Dans ce dernier segment on retrouve un taxi miteux dans ce qui semble être dans sa forme la banlieue de la capitale finlandaise. Mais avant ça quelques plans de ville. Helsinki, semble noyée sous la neige et ressemble à des images que certains on pu faire sur des villes après l’apocalypse. La musique de Tom Waits joue avec le caractère glacial de l’image, on cherche le cirque, la carriole ou plutôt le taxi. Les lumières des réverbères sont bleu nuit, le ciel lui est noir souligné par une fine ligne de neige volante à sa lisière. On voit qu’ici Jarmush ne fait pas dans la demi-mesure, ces plans de ville appuient sur ce que l’on sait déjà d’Helsinki, ville froide dans l’imaginaire collectif. Il filme avec ironie les cabines de téléphone vide et les voitures alignées et garées sous la neige. Voilà des espaces à part dans le cadre, des exemples de bulles. L’environnement est quasiment lunaire, les grues blanches sur le port ressemblent a des répliques de vaisseaux de l’empire galactique dans Star Wars, glacial et métallique mais aussi immobile. Le film doit, pour se remettre en marche, poser les bases d’une trame scénaristique. Qui va troubler le calme et le silence qui règne en cette heure de la nuit – ou du jour ! — à Helsinki ? Un taxi noir qui roule près de l’eau gelée et rentre dans le cadre comme des coureurs passe la ligne d’arrivée du 100 m sprint. Le taxi ne s’arrête pas ici, il roule depuis longtemps, on le voit loin, habitué de la route. Il prend petit à petit de l’importance à l’intérieur même de cette ville déserte ou du moins endormie. En une coupure voilà brusquement le chauffeur. Moustache, cheveux en arrière, un vague air de morse filmé de face dans toute son habitude et sa routine. Il est silencieux, à travers ses vitres on ne voit presque rien, que des lumières qui passent elles aussi sans
s’arrêter. Car il y là un paradoxe d’enfant. La lune suit-elle la voiture en marche ? Jarmush alterne l’extérieur et l’intérieur ce qui retourne l’objet mobile et le référentiel dans lequel on comprend celui-ci dans une analyse physique. Autrement dit, vu de loin, quand la ville englobe dans son immobilité le taxi, celui-ci s’extirpe des plans en toute tranquillité, mobile jusqu’au bout, en revanche à l’intérieur du taxi une fois le bruit du moteur intégré, on trouve le personnage immobile, impassible à l’extrême ce qui renforce encore plus cette idée de retournement. C’est à l’intérieur du taxi que la ville se met en mouvement. Ce taxi et son chauffeur nous balade, et nous entraine dans sa ronde. Et c’est par jeu que le chauffeur bâille, à l’image du spectateur endormi, pris dans le manège du froid et du silence. Le taxi se met à parler, ou plutôt sa radio, elle donne au chauffeur un objectif, une mission. La radio du taxi, lointaine et elle aussi endormie, fixe au chauffeur son point de départ. L’histoire peut alors commencer. La musique de Tom Waits se remet en marche elle aussi, comme pour faire attendre, ou que l’on se rend compte musicalement du temps/distance que le taxi parcoure pour trouver ces inconnus en perdition. Arrivé sur les lieux, ils sont trois, en équilibre, ivre jusqu’à la moelle. Le chauffeur, personnage imaginaire, doit vivre, il n’a pas le choix, il arrête la voiture et klaxonne. Le réveil fracassant des trois personnages fait écho à la véritable entrée du dialogue dans l’extrait. La ville glisse, gelée, elle n’aide pas du tout les personnages qu’elle porte en elle. Comme les marcheurs touareg les clients du chauffeur de taxi lui demandent d’aller tout droit. Nous voici alors dans cet espace particulier où trois personnes ne connaissent pas la quatrième, espace dans lequel nous sommes nous même depuis cinq minutes, de manière imaginaire. Or un des personnages ne va pas bien, il est hors de son corps il rêve. Cette absence laisse une place à nous spectateur du film. Encore une fois, il laisse un vide dans lequel on peut vivre. Le taxi redémarre, la musique aussi. L’espace est en marche, la ville bouge par extension, en lumière, à travers les fenêtres verglacées. Au niveau de cette ville justement un rythme obsédant s’instaure dans le défilement des lumières de la route. Mika, le chauffeur, est lent, volontairement lent, il profite du fait qu’il y a des gens avec qui parler, et à le voir il a envie de parler. On pourrait dire que la figure du Taxi dans ce film de Jarmush constitue une cellule psychologique – expression à prendre au 2e degré, dans le sens de cellule comme un espace – dans laquelle des âmes en peine, souvent les conducteurs, partagent des fragments d’histoires personnelles avec des inconnus. Helsinki est une ville droite, tellement droite que les clients n’ont même pas à préciser plus la direction qu’un simple « à la maison ». De plus plusieurs fois Jarmush insiste sur l’équilibre sur lequel reposent les clients et le chauffeur. Les clients ont absolument besoin du chauffeur et le chauffeur a plus que besoin de l’argent de ses clients – ainsi que de leurs oreilles. Pendant tout ce temps-là la caméra est posée comme un moteur américain, sur le capot de la voiture. Le micro quant à lui se trouve à l’intérieur ce qui appuie encore une fois sur une dichotomie intérieur/extérieur chère à Jarmush. C’est par ailleurs à travers cet angle de vue là que le soin apporté à l’image de la ville comme territoire est le plus visible. La ville y est vue à travers une vitre comme un
écran. On la voit mal, floue et vibrante. On la voit en schéma comme dans le livre de Kevin Lynch au bord des paragraphes, quelques traits pour définir la ville. Et la notion de territoire s’y inscrit naturellement, dans cette distance droite et froide qui laisse imaginer qu’Helsinki est en vérité Rome sous la neige ou encore New York à Noël.
5- Bibliographie AUGÉ Marc, Non-lieux, Éditions du Seuil, Paris, 1992 BACHELARD Gaston, la poétique de l’espace, PUF, Paris, 2011 BARICCO Alessandro, City, Gallimard, Paris, 1999 BRAUTIGAN Richard, Tokyo-Montana Express, Éditions 10/18, Paris, 1981 BAZIN André, Qu’est ce que le cinéma ?, Les Éditions du Cerf, Paris, 2011 DELEUZE Gilles, Pourparlers, Les Éditions de Minuit, Paris, 2007 DUREAU Yona, « utopie et cinéma », CinémAction n°115, Éditions Diffusion, Paris, 2005 FREUD Sigmund, Sur le rêve, Gallimard, Paris, 1988 LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris, 1996 LE CORBUSIER, Urbanisme, Flammarion, Paris, 1994 LYNCH Kevin, L’image de la cité, Dunod, Paris, 1999 MEDAM Alain, « Au film de la ville », Ville et Cinéma, Espaces et sociétés n°86, Éditions de L’Harmattan, Paris, 1996. MONTAGNE Albert, « Le train des cinéastes », CinémAction n°145, Éditions Diffusion, Paris, 2012 PAQUOT Thierry, le faiseurs de villes, Infolio, Paris, 2010 SERCEAU Michel, « 60-80 : Vingt ans d’utopies au cinéma », CinémAction n°25, Éditions l’Harmattan, Paris, 1983