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TATOUÉ COMME TOUT LE MONDE
by Sparse
Trouver une personne qui ne serait ni tatouée ni percée relève aujourd’hui du défi. Il en existe bien sûr, des irréductibles. Mais ils sont désormais obligés de se cacher, craignant d’être pointés du doigt, jugés, ridiculisés. La peur a changé de camp. Mais comment expliquer qu’une pratique autrefois marginale soit aujourd’hui devenue la norme ? On en parle avec des tatoueurs et des tatoués, des perceurs et des percés. Tous tatoués
Par Matthieu Fort, à Dijon
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Le corps, ce champ de batailles. Il subit nos assauts permanents pour venir en modifier les contours, la forme, les dimensions, la couleur. Cela passe par différentes formes : la transformation corporelle sportive, #NoPainNoGain, ou encore la transformation corporelle médicale avec, par exemple, des prothèses mammaires utilisées autant par Kim K que par une illustre inconnue suite à un cancer du sein. Mais il existe également une autre forme, que l’on pourrait qualifier d’artistique. Le corps devient une œuvre vierge qu’il faut décorer, orner, peindre. Il est difficile de retracer avec exactitude les origines de la modification corporelle. Ce qui est sûr, c’est que cela remonte à une période ancestrale. Une époque dont on n’a pas envie de se souvenir, sans 4G ni machine à laver connectée. De plus, la signification de ces modifications diffère selon les cultures. Pour le tatouage par exemple, en Polynésie, il marque l’appartenance à une classe sociale élevée. Plus t’es tatoué, plus t’es le boss. En application chez nous, Bernard Arnault passerait sa vie sous l’aiguille. À l’inverse, au Japon, le tatouage servait à marquer les criminels. Plus de rédemption possible, si tu avais fait une connerie, tu étais marqué à vie.
Le tatouage, une affaire de taulard ?
Dans le monde occidental, la pratique du tatouage fut interdite par l’Église durant le Moyen Âge. Le clergé considérait qu’on ne devait pas modifier la création divine (l’Homme) et que le tatouage était la marque du diable. Mais cela va réapparaître au XVIII ème siècle, au moment des grandes conquêtes maritimes. Ainsi, au contact des peuples polynésiens, les marins anglo-saxons vont découvrir cette pratique et vont ramener, directement inscrits sur leur corps, leurs souvenirs. Une sorte de carte postale à la Prison Break. Dans le même temps, « pour les pays latins comme la France, l’Italie ou l’Espagne, le tatouage est une affaire de taulards », précise Jérôme Pierrat, auteur du livre Marins Tatoués. Dans les deux cas, le point commun est le temps. Le temps long, confiné dans un espace fermé, durant lequel on s’ennuie profondément. Et quand on s’ennuie, on fait des conneries, c’est un réflexe enfantin. « Ils faisaient brûler du bois pour créer du noir de fumée qu’ils délayaient avec de l’eau, relate Jérôme Pierrat. Ils prenaient
trois pointes simultanément, qu’ils trempaient ensuite dans l’encre de fumée pour commencer à tatouer ». Ça c’étaient des bonhommes, des vrais ! C’est en adhésion totale à cet esprit, que Manon, qui n’est pourtant pas un bonhomme, s’est fait tatouer pour la première fois. « C’était beaucoup trop jeune et dans de mauvaises conditions, nous raconte-t-elle. J’avais 14 ans, c’était super punk. C’était une pote à moi qui ‘savait tatouer’. On a fait ça dehors, posées sur des escaliers en ville ». Même si, avec du recul, le résultat était décevant, « elle m’a fait un truc horrible sur le bras que j’ai dû faire recouvrir 2 ans après », Manon ne le regrette aucunement. C’est l’expérience d’une forme de « rébellion » qui importe.
Culture punk
C’est également par le biais de la culture punk que Veg, le fondateur et gérant du salon de tatouage Mu à Dijon, a approché les modifications corporelles. Les contrecultures en général sont marquées par une esthétique particulière, qui se construit en rejetant les normes de beauté. Les tatouages et les piercings sont là pour graver dans les corps cette opposition. Pour lui, « ils ont un capital très fort d’expression d’une propriété de soi ». Et il n’est pas forcément nécessaire d’être un ado en pleine crise pour ressentir ce besoin d’adrénaline libertaire. Veg nous raconte, par exemple, l’anecdote d’un homme de 60 ans venu se faire percer le lobe de l’oreille. A priori, on peut difficilement faire plus banal. Pourtant, l’homme avouera plein d’émotions que cela faisait 40 ans qu’il voulait le faire et qu’il s’est senti enfin autorisé à passer à l’acte seulement aujourd’hui. Modifier son corps aurait même une portée curative. « J’ai des tatouages aux significations lourdes, qui m’ont aidé à accepter certaines choses et même parfois à les surpasser », explique Romane, déjà tatouée à plusieurs reprises à 22 ans. Et effectivement, notre tatoueur nous rapporte des exemples de personnes venues panser des traumatismes, se réconcilier avec des parties de leur corps qui faisaient l’objet de complexes, recouvrir des cicatrices. Les tatoueurs, ces nouveaux psychologues. Cette notion explique en partie que le piercing se soit développé dans la communauté gay. Par exemple, un des salons pionniers dans le perçage corporel est The Gauntlet, fondé en 1975 aux États-Unis et dont la clientèle originelle était quasi exclusivement des personnes homosexuelles. Bien que dans une autre mesure, comme les taulards, c’est une communauté stigmatisée, dont le corps est pris pour cible et peut être meurtri.
Un Français sur cinq serait tatoué
Mais aujourd’hui ? En septembre 2018, un sondage IFOP affirme qu’un Français sur cinq serait tatoué. On dépasse clairement le cercle de communautés victimes d’oppression. Prenons l’exemple d’Axel, 28 ans. Sur le papier, il coche assez peu de cases stigmatisantes : c’est un homme, il est jeune, blanc, hétéro et il bénéficie d’un physique plutôt avantageux. Pourtant, ses bras commencent à disparaître sous les tatouages : portrait de cow-boy, bête du Gévaudan, baleine, mammouth, crosse de hockey... Au moment où il nous répond, son dernier tatouage, le treizième, est tout juste en train de cicatriser sous une fine couche de crème. Il reconnaît volontiers un attrait pour le tatouage « par pur aspect esthétique. J’ai commencé à kiffer les tatouages quand j’ai vu le premier clip de Yelawolf (un rappeur américain produit initialement par Eminem, ndlr). Il mettait juste des débardeurs et ça claquait ». La forme prend le pas sur le fond. Le tatouage, autrefois une pratique marginale et stigmatisante, est aujourd’hui socialement valorisée. Elle touche l’ensemble des
- VEG, FONDATEUR DU SALON MU À DIJON
- DAVID LE BRETON, SOCIOLOGUE
classes sociales, des sexes, des genres. « On a parfois l’impression, à travers le prisme de la profession, que c’est en passe de devenir un devoir social d’avoir un tatouage ou un piercing », approuve Veg. Du coup, on ne peut pas s’empêcher d’avoir un sourire en coin quand on écoute Seth Gueko, rappeur viriliste, expliquer dans une interview que les gens ne sont pas encore prêts à accepter le style du tatouage. Selon lui, « on restera une niche et c’est bien mieux comme ça. Si la mode devient d’être tatoué, je me les enlèverais au laser ». Ok, et bien tu peux prendre rendez-vous, Seth.
Le corps, un autre soi-même
S’il est difficile à admettre que le tatouage serait devenu la norme, c’est bien parce qu’initialement, il était censé affirmer l’inverse. Pour l’anthropologue et sociologue David Le Breton, la marque corporelle « traduit la nécessité de compléter par une initiative personnelle un corps perçu comme insuffisant en luimême à incarner l’identité personnelle ». On cherche à se différencier en arborant des signes distinctifs. « L’originalité des vêtements, de la coiffure, de l’attitude ou, bien entendu, le recours au tatouage, au piercing, à la scarification, au branding, etc., sont des moyens de sursignifier son corps et d’affirmer sa présence pour soi et pour les autres. Ce sont des signes pour exister aux yeux des autres, ou du moins s’en donner le sentiment ». Forcément, les salons de tatouage sont aux premières loges pour constater ce phénomène. Pour autant, « j’ai envie de garder un regard positif sur la démocratisation, affirme Veg. Les gens se sentent autorisés de dire, par le corps, ce qu’ils ont envie d’être ». Et si, effectivement, on peut voir le côté individualiste et narcissique du tatouage et des piercings, « je me réjouis de voir parfois à l’accueil se juxtaposer un échantillonnage de cultures et de générations très diversifiées ». Évidemment, si certains font semblant de ne pas voir la vérité en face, d’autres ont bien conscience que les simples tatouages ou piercings ne sont plus suffisants pour affirmer une identité particulière. Il faut donc aller plus loin. Et là, si on commence un peu à naviguer sur Internet en cherchant « modification corporelle », il faut se tenir prêt. On plonge dans un univers étrange dont les contours s’apparentent à ceux d’un livre fantastique. Certains se font couper la langue en deux pour ressembler à un serpent, d’autres se font tailler la pointe des oreilles tel un elfe, ou optent encore pour des pas de vis dans le crâne, ou des reliefs sous la peau. Ainsi, dans une interview sur France Info
en juin 2017, l’artiste féministe Orlan arbore des cheveux bicolores, de grosses lunettes et des implants en silicone au niveau des tempes et déclare : « je me suis attaquée au corps pour changer le corps, pour me sculpter moi-même, pour me réinventer ». Cela concorde avec l’analyse de notre sociologue David Le Breton pour qui « le corps est aujourd’hui un autre soi-même disponible à toutes les modifications, preuve radicale et modulable de l’existence personnelle, et affichage d’une identité provisoirement ou durablement choisie ». Ces pratiques, qui paraissent radicales, restent marginales, du fait de leur illégalité pour le moment. Les plus téméraires se reportent sur ce qui reste abordable, comme se tatouer le visage. Dans un documentaire sur le sujet (Des visages, Yard), un tatoué déclare : « faut pas se mentir, si on se tatoue sur le visage, c’est principalement pour que les gens nous regardent et nous voient à travers ce qu’on représente ». Il ajoute pourtant : « c’est un suicide social » (coucou Orelsan). Car si modifier son corps peut paraître aujourd’hui banal, il demeure des poches de résistance, notamment professionnelles. Et dans une autre mesure, il s’agit de jongler en permanence entre l’expression de soi et le narcissisme absolu. // M.F.