NON-LIEUX,
ESPACES ÉPHÉMÈRES FACE AUX DÉFIS DE LA SURMODERNITÉ. STEVE HARDY ETUDIANT JÉRÔME GUÉNEAU ENSEIGNANT
RAPPORT D’ÉTUDES DE FIN DE LICENCE S6 2015-2016 ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ARCHITECTURE DE MARSEILLE
En première de couverture, maisons démolies et abandonnées sur la Pastorijstraat à Doel.
NON-LIEUX,
ESPACES ÉPHÉMÈRES FACE AUX DÉFIS DE LA SURMODERNITÉ. STEVE HARDY ETUDIANT JÉRÔME GUÉNEAU ENSEIGNANT
RAPPORT D’ÉTUDES DE FIN DE LICENCE S6 2015-2016 ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ARCHITECTURE DE MARSEILLE
« Le monde de la surmodernité n’est pas aux mesures exactes de celui dans lequel nous croyons vivre, car nous vivons dans un monde que nous n’avons pas encore appris à regarder »
Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992), p. 49
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L’époque contemporaine dans laquelle nous vivons a subi d’énormes bouleversements accompagnés de nouvelles avancées technologiques qui ont modifié nos modes de vie mais pas le regard que nous portons sur le monde. Cette citation de l’anthropologue français Marc Augé nous invite à penser différemment. A penser différemment. Le monde a changé et notre vision changer aussi. L’architecture telle qu‘elle nous est apprise aujourd’hui est vue comme un élément devant favoriser les expériences de sociabilité. Paradoxalement, nous remarquons que notre époque se caractérise par son individualisme à outrance. Pour s’en rendre compte, il nous suffit de regarder quelques instants le nombre de bancs dans les espaces publics aujourd’hui, le nombre de personnes rivées sur leurs smartphones, et le silence règnant dans le bus du matin. Il paraissait, dans ce cas là, intéressant de comprendre si cette vision un peu naïve était entièrement vraie et quels facteurs ont pu la favoriser. La surmodernité est notre époque actuelle où les événements s’enchaînent. Un monde globalisé où la publicité, les réseaux sociaux, les écrans et les images ont pris une place prépondérante dans nos vies. Trouver un livre, un film, commander une pizza n’a jamais été aussi simple, et traverser l’Europe n’a jamais été aussi rapide. C’est aussi ce nouvel attrait pour la culture et surtout pour que sa diffusion se fasse pour le plus grand monde.
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Non-lieux, espaces éphémères face aux défis de la surmodernité.
Marc Augé tente de définir une nouvelle notion : les non-lieux. Un espace désociabilisé, de passage et sans réelle identité, né de la surmodernité, que nous chercherons à caractériser dans l’étude. La mondialisation et les progrès technologiques ont bouleversé notre quotidien et les modes de vie des populations à l’échelle mondiale. Ils ont aussi fabriqué des poches vides de toutes relations sociales mais bâties. Ces « non-lieux » sont-ils le symbole d’un échec de l’époque contemporaine ? Notre étude s’appuie sur la mise en place d’une démarche d’investigation. Cette enquête portera sur une série de relevés de sites à travers la Belgique, pays au lourd passé industriel et aux fortes ambitions de renouveau économique. Dans chaque ville arpentée, nous partirons à la rencontre des habitants dans le but d’engager la conversation sur des espaces particuliers rencontrés. A Anvers par exemple, ces conversations seront engagées comme un sondage en pleine rue pour recueillir des réactions sur mes recherches et pour confirmer ou infirmer mes pensées. Ces sites auront été sélectionnés en amont à partir d’articles de presse, de journaux télévisés et au fur et à mesure de l’avancée dans mes lectures. Les bouleversements de la mondialisation ont-ils poussé à l’individualisme et à la naissance des non-lieux ? Nos modes de vie en font-ils de nous les responsables ? Et sont-ils notre échec ? Avons-nous un espoir de voir disparaître ces non-lieux ? Le but de cette démarche sera donc de répondre à tous ces questionnements.
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I / Le non-lieu, un échec de la globalisation ?
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II / Vers un monde de plus en plus globalisé
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III / Le non-lieu, une expérience de la surmodernité
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1. La peur de l’autre et réputation des villes 2. Des relevés qui portent un jugement positif
1. Du modernisme au post-modernisme 2. Notre époque, le surmodernisme 3. Infrastructures et consommation, symbole de la surmodernité
1. L’apparition de la notion dans les années 1970 2. La théorisation de Marc Augé, le non-lieu comme espace 3. Le non-lieu, un espace susceptible de se transformer
I / Le non-lieu, un ĂŠchec de la globalisation ?
I / Le non-lieu, un échec de la globalisation ?
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1. Réputation des villes et peur de l’autre
La surmodernité a favorisé l’étalement des villes. Les ceintures périphériques des métropoles mondiales se sont, durant l’époque moderne et aujourd’hui encore, urbanisées et ont adopté une série d’infrastructures rapides de transports pour permettre l’acheminement des employés vers les centres-villes. Cet étalement urbain s’est accompagné d’un zoning et d’une sectorisation de ces nouveaux quartiers. Pour François Ascher(1), la première couronne périphérique est réservé aux cadres et fonctionnaires, désireux de posséder une habitation unifamiliale “à la campagne mais pas trop”. Les logements deviennent plus abordables au fur et à mesure que nous nous éloignons de la capitale, offrant la deuxième couronne périphérique à un processus de ghettoïsation des populations les plus pauvres. Cette sectorisation de la ville se retrouve sur l’ensemble des continents excluant de nombreux quartiers et leurs habitants. Ascher parle de « désintégration sociale ». Les ghettos ont adopté avec les années une réputation, parfois sulfureuse. Dans Effets de lieu, Pierre Bourdieu s‘exprime ainsi sur le poids d’un nom de ville ou d’un quartier sur l’appréciation que s’en feront les individus. En Belgique, c’est ainsi que la ville minière sinistrée de Charleroi est réputée comme une ville de “zonards” ; Liège, la cité ardente, est reconnue pour son quartier du Carré où se trouvent tous les bars du folklore estudiantin. Mais les réputations ne sont souvent que le fruit de fantasmes non vérifiés.
1. François Ascher, Francis Goddard, Vers une troisième solidarité (1999), p. 168
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La surmodernité favorise le communautarisme. La ghettoïsation est parfois voulue par certaines populations qui se renferment entre elles dans des gated communities. Ce phénomène, que l’on pourrait traduire par communautés de confiance où les individus se regroupent le plus souvent par classe sociale, est originaire d’Amérique mais se développe de plus en plus en Europe et plus particulièrement dans le Sud de la France. A Marseille, les résidences fermées atteignaient près de 20% de la superficie du territoire en 2012(2). Ils offrent à leurs habitants un sentiment de sécurité. D’espace de rencontres, la rue n’est plus que lieu de passage. Par cette peur de l’autre, le contact social entre différentes communautés locales n’existe plus. Mais, paradoxalement, ce ne sont pas dans ces résidences fermées que les relations sociales seront les plus importantes mais dans d’autres lieux, tels qu’au travail ou à l’école, où toutes les classes sociales se cotoient. Leurs habitants « n’échappent donc pas à la diversification des relations sociales »(3). A l’opposé, Bourdieu affirme que la proximité des gens favorise l’accumulation d’un capital social, permettant par ailleurs de faire des rencontres prévisibles avec ses voisins, ses amis et les commerçants. Jacques Donzelot affirmait que la ville « permettait à chacun de faire l’expérience de l’autre par la rencontre et le conflit ». La surmodernité annonce-t-elle la fin des villes telles qu’est l’image que l’on s’en fait ? Grâce 2. Elisabeth Dorier, Isabelle Berry-Chifkhaoui, Sébastien Bridier, “Diffusion of closed residentials and urban policy, the case of Marseille (France)” in Articulo, Journal of Urban Research (2012) 3. François Ascher, Francis Goddard, Vers une troisième solidarité (1999), p. 179
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à nos nouvelles méthodes nous permettant de travailler à distance et aux nouveaux moyens de transports, le développement des villes n’est plus contraint par leur industrialisation. De même que la proximité d’un quartier vers une zone d’emploi n’est plus un critère pour les individus en quête d’un logement. Les sociologues et anthropologues français ont un avis partagé sur cette question. Françoise Choay parle de dislocation des villes ; Marc Augé affirme que cela contribue à l’augmentation des non-lieux. François Ascher et Francis Goddard ont une vision moins pessimiste de notre époque. La surmodernité implique un bouleversement de nos relations sociales. Les interactions entre individus deviennent plus intimes : dans une voiture, entre deux personnes proches pratiquant une même activité, ... Elles ont pour eux plus de chances d’exister que dans une rue ou une rame de métro.
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2. Des relevés qui portent un jugement positif
Notre enquête nous a amené à arpenter la Belgique pour y relever un ensemble de situations et recueillir un maximum de conversations avec les habitants côtoyant ces espaces. En arpentant les rues d’Anvers(1), nous atteignons le quartier de Nieuwpoort en pleine reconquête urbanistique voulue par la municipalité. Ancienne zone portuaire, la ville a entreprit grâce au déplacement d’une partie des installations portuaires à proximité immédiate de la mer du Nord, de donner un nouvel élan à ce quartier autour d’un élément fort : le musée Aan de Stroom, au centre de l’anse du port. Il propose au visiteur depuis son toit un véritable panorama sur la cité flamande. Ce quartier se compose ainsi de nouveaux équipements culturels, résidentiels mais aussi l’intégration architecturale d’entrepôts portuaires pour garder une activité ouvrière. Si le projet vise à densifier la ville et proposer un mélange des classes sociales et des fonctions, il est tout de même intéressant de remarquer que les premiers édifices résidentiels neufs sont plutôt réservés à une clientèle aisée et au vu de la promotion faite par la ville d’Anvers pour le musée, le projet Nieuwpoort affiche clairement une vision touristique(2). A quelques encablures de la gare du Nord de Bruxelles(3), l’avenue du Port, à proximité du Canal de Willebroek, s’offre un nouveau visage. Le projet de réhabilitation du quartier de Tours et Taxis cherche à réintégrer les installations portuaires dans le tissu social bruxellois. Alors que les docks royaux ont été réaménagés en commerces et bureaux de luxe, de 1. 20 décembre 2015 2. Alix Lorquet, Stad Antwerpen, “Scheldt Quays”, Urban Development in Antwerp (2012) 3. 15 janvier 2016
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l’autre côté de la rue, les entrepôts ont été laissés aux associations. C’est donc au coeur de ce quartier que se sont installés un ensemble d’initiatives culturelles et sociales. Le Barlok et Couleur Café, deux festivals appréciés des Bruxellois, ont pris place dans ce quartier. Nous retiendrons par ailleurs l’Allée du Kaai, association promouvant l’occupation urbaine temporaire et citoyenne d’un lieu par la mise en place d’événements culturels ou le développement de l’agriculture urbaine. Par cette série d’actions citoyennes, les Bruxellois tentent de se réapproprier ce quartier depuis 2007, délaissé depuis des années mais prisé par son architecture industrielle et hétéroclite. Face à cet engouement, la SNCB a réalisé un nouvel arrêt ferroviaire dans le quartier(4). Le Pays Noir de Charleroi(5) est la région la plus sinistrée économiquement de Belgique. La pauvreté et le chômage y sont très importants depuis la fermeture des industries sidérurgiques et des mines. Avant son déclin économique, la ville avait entreprit la construction d’un ambitieux système de métro. Il traverse aujourd’hui la ville, en viaduc, puis en souterrain, s’engageant même jusque loin dans les faubourgs pour une des lignes. En empruntant la ligne vers Anderlues, un arrêt s’impose à la station de Leernes, station souterraine en pleine forêt, débouchant sur un petit chemin en plein champ, à cinq cent mètres du village. Au bord du chemin, un vieillard tire son chariot en direction du métro. En discutant avec lui, nous soulignons l’attrait qu’a cette station pour les habitants même s’ils regrettent l’absence de lumière la nuit pour y accéder 4. “SNCB : les trains S s’arrêtent désormais en gares de Tour et Taxis et Germoir” in L’Avenir, 16 décembre 2015 5. 19 décembre 2015
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et l’aspect peu réconfortant de l’endroit. En retournant en ville, en station Waterloo, un panneau nous surprend. Indiquant « Vers Montignies Châtelet », il pointe vers un couloir condamné par des parpaings. Suivant le viaduc sortant dans le parc à proximité, nous atteignons la station Chet à Montignies sur Sambre. Le nom de la station est écrit à l’entrée mais le rideau est fermé. C’est donc en grimpant les barbelés que nous accèdons à la station et contemplont que, quoique fermée, elle est laissé aux graffeurs. Les agents de la TEC qui m’interpelleront me confirmeront que cette ligne jamais ouverte mais terminée, devient une attraction touristique et un support artistique courant tout le long de Montignies. Tout n’est pas noir dans le pays de Charleroi. A Marchienneau-Pont, près de la station Providence, le métro traverse les usines sidérurgiques. C’est à cet endroit que la Rockerill Art Industry(6) a fait le pari de proposer un lieu alternatif pour les jeunes carolos proposant concerts, studio d’enregistrement et boîte de nuit dans les usines Cockerill désaffectées. En plus de terrain de jeu pour les graffeurs, le métro l’est devenu pour les enfants. Avec un train toutes les trente minutes, ceuxci profitent des stations vides pour faire des parties de cache-cache, descendant sur les voies sans craindre l’arrivée de la prochaine rame. Malgré l’état de la ville de Charleroi et malgré quelques récentes tentatives de réaménagement du centre-ville, les habitants se l’approprient à leur manière.
6. www.rockerill.com, site officiel de The Rockerill Art Industry
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Le cas rencontré le plus intéressant est sans doute la situation de la ville de Doel(7). Coincée entre le port d’Anvers et sa centrale nucléaire, un projet d’expansion du port datant de 1990 vise à raser le village. Le matin, les rues désertes, les bâtisses abandonnées, le brouillard et le silence apportent au lieu une scène de film d’épouvante. Les maisons sont saccagées, vandalisées et certains habitants ont du partir précipitamment, en témoignent certains meubles restés sur place dans les maisons visitées. Le village est devenu une immense toile pour les artistes. Sur tous les murs, des graffitis, des dessins plus ou moins réussis. Le midi, en discutant avec la barman du seul commerce encore ouvert, elle m’apprendra qu’il reste une petite dizaine de personnes à Doel, mais que le gouvernement régional à réussi à faire fuir les autres : une nouvelle famille a quitté le village le mois précédent. L’après-midi, c’est une toute autre atmosphère que nous découvrirons : la ville devient un parc d’attraction pour les étudiants anversois, pour un safari photos mais aussi pour les touristes des PaysBas tout proches, friands de visites un peu glauques. L’activité qui règnera dans le village nous fera presque oublier que son avenir est directement lié au port d’Anvers, dont les installations sont visibles depuis n’importe quelle rue. En 2015, la commune de Beveren à laquelle est rattaché Doel, a fermé la bibliothèque sur l’Engelsesteenweg, la rue principale, dans l’espoir que les derniers habitants partiront. En contrepartie des futures
7. 29 novembre 2015
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installations portuaires, le port a entreprit de créer sur le polder de Doel une zone naturelle autour d’une Eco-Route reliant Zwijndrecht dans la banlieue d’Anvers à Nieuw-Namen aux Pays-Bas. Le port d’Anvers est un symbole de réussite dans la région mais certains flamands, que ce soit ce conducteur m’ayant pris en stop, ou cette femme rencontrée sur le toit du Muséum Aan de Stroom regrettent que les infrastructures portuaires vont à l’encontre de l’intérêt des habitants. Hier, Lillo disparaissait avec l’expansion du port, aujourd’hui c’est au tour de Doel. En attendant, ce village abandonné, est quotidiennement, le temps de quelques heures, emplit de vie. A Sclessin et Seraing(8), la voie rapide longeant la Meuse permet la desserte de petites rues perpendiculaires. Ces rues, asphyxiées par le trafic, ne sont plus le lieu du lien social. Les enfants n’y jouent pas. A Sclessin, ce ne sont pas seulement les rues de la Scierie et de l’île aux Corbeaux qui sont quotidiennement non-lieux mais nous pourrions considérer l’artère principale de la ville, la rue Ernest Solvay, comme étant en train de devenir comme tel également. Cette transformation s’explique pour les habitants, aux travaux du tramway. Lancés il y a quelques années sous l’impulsion du bourgmestre
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de Liège, le projet visait à relier le sud au nord de la ville, de Sclessin à Coronmeuse. Les difficultés financières de la région wallonne ont cependant arrêté les travaux, laissant des trous béants dans la rue. Pour les habitants, ces travaux arrêtés sont responsables de la fermeture des commerces de la ville et de la perte de la vie sociale qui y existait. Seuls subsistent deux bars et les “pakis”, les épiceries de nuit, seuls lieux très fréquentés par les habitants.
Note : un compte-rendu du journal d’enquête est disponible en annexes. Il est composé de l’ensemble des conversations entreprises avec les habitants et habitués des sites, de relevés, de croquis et photographies, ...
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sites étudiés
+ de 12
conversations engagées
900 mins passés dans un train
265 mins
passés dans un métro, un tram, un bus
40 mins
passés à faire du stop
120 kms parcourus à pied
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Fig 1. L’enquête menée en Belgique. Fig 2. (pages suivantes). Synthèse comparative de différents sites étudiés
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Nouveaux aménagements.
Pratiques relevant du lieu...
Zone sinistrée en pleine reconversion.
... du non-lieu. Relevé cartographique 24 Non-lieux, espaces éphémères face aux défis de la surmodernité.
Doel Anvers Tour et Taxis
Marchienne-au-Pont
Présence des ”pakis” et de quelques bars donnant une vie de quartier.
Avenue de la Providence, Marchienne-au-Pont
Leernes
Le Rockerill.
Le métro comme terrain de jeu.
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Sclessin / Seraing
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Fig 3. Le polder de Doel, coincé entre le port d’Anvers et une centrale nucléaire.
Fig 4. Relevé des édifices restants à Doel-Centrum. Seuls le bar et l’église sont encore pleinement accessibles au public.
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Fig 5. Un salon d’une maison sur la Carmenmanstraat à Doel. Les habitations sont squattées, saccagées et pillées.
Fig 6. Les installations portuaires s’imposent dans le paysage du polder de Doel.
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Fig 7. Deux enfants viennent de franchir cette barrière à la station Leernes du métro de Charleroi pendant que leur ami compte.
Fig 8. La station Chet du métro de Charleroi à Montignies sur Sambre. Construite dans les années 1990 et équipée du courant, aucun train n’y a jamais circulé.
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Fig 9. La voie rapide N67 longeant la Meuse donne directement sur la rue de l’Île aux Corbeaux à Sclessin.
Fig 10. Au centre de Sclessin, la rue Ernest Solvay dont le chantier du tramway est arrêté. Les commerces ont fermé.
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II / Vers un monde de plus en plus globalisé
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1. Du modernisme au post-modernisme
La mondialisation ou globalisation résume l’action visant à libéraliser et internationaliser les échanges à l’échelle mondiale. Ce processus existait depuis fort longtemps mais s’est intensifié à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Il a permis de véhiculer une image d’un monde occidental idéal, notamment au travers de l’architecture. Dans son livre Supermodernisme, l’architecture de l’ère de la globalisation, Hans Ibelings explique l’époque comme une succession de périodes architecturales aux pensées divergentes. Dans les années 19701980, une architecture « expressive et monotone »(1) s’est développée aux quatre coins du Globe. Une architecture façonnée suivant trois points: non symbolique, générique et dont sa construction aurait pu se faire n’importe où. L’architecture moderniste. En réponse à ce mouvement, le postmodernisme a cherché lui à caractériser le monde contemporain par une architecture hétérogène et parfois difficilement classifiable. Le contexte et l’environnement existant deviennent alors des points clés du développement d’un projet. Mais d’autres références, notamment artistiques, seront portées par des architectes dans le but de rénover la discipline architecturale. Le post-modernisme voit donc une appropriation de l’architecture par ses concepteurs. Ibelings parle d’ « obsessions subjectives, hobbies et opinions personnelles »(2). Les positions de l’architecte deviennent plus importantes, au détriment du programme qui passe alors au second plan.
1. Hans Ibelings, Supermodernisme, l’architecture de l’ère de la globalisation (2003), p.10 2. Hans Ibelings, Supermodernisme, l’architecture de l’ère de la globalisation (2003), p.11
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Cette critique a provoqué la mise sur le devant de la scène d’architectes star, devenus de véritables célébrités, que les villes cherchent à attirer sur leurs territoires pour augmenter leurs renommées. En souhaitant détruire l’homogénéité des réalisations du mouvement moderne, le postmodernisme des années 1990 a ainsi poussé à la concurrence des villes entre-elles, connues par la présence d’objets réalisés par des starchitects selon Rem Koolhaas(3). Le bâtiment devient le symbole d’un renouveau et d’une entrée du territoire dans le monde globalisé. Ibelings conclut ainsi que « En conséquence, l’une des propriétés originales du post-modernisme, à savoir la sensibilité au lieu, au contexte et aux particularités régionales, a été reléguée à l’arrière-plan. Cette qualité s’est pourtant développée en réaction à l’uniformité internationale supposée de l’architecture moderne »(4).
3. Rem Koolhaas, “La Ville Générique”, Junkspace (2006) 4. Hans Ibelings, Supermodernisme, l’architecture de l’ère de la globalisation (2003), p.30
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2. Surmodernité ou supermodernité
La globalisation a aussi apporté de nouvelles pratiques de l’espace et de nouvelles pratiques relationnelles avec le monde qui nous entoure. L’époque de surmodernité ou supermodernité nait, selon Marc Augé, au moment où notre monde se caractérise par une surabondance événementielle, spatiale et une individualisation des références provoquant une augmentation de l’individualisme. Augé justifie sa position. Selon lui, la pratique du monde s’accélère : « Nous avons l’Histoire dans les talons »(1). La surabondance événementielle est donnée par l’apparition de la télévision « dans l’intimité de nos demeures »(2), les publicités envahissent notre quotidien ainsi que les images des journaux télévisés transmettant des nouvelles de l’autre bout du monde, parfois même en direct. Ces mêmes écrans présentent à la fois de l’information mais aussi de la fiction comme les séries ou téléfilms. L’anthropologue parle ainsi d’excès. Ce trop d’images nous donne l’impression que tout se passe de plus en plus vite. Les images ont pris une trop grande importance dans le monde contemporain si bien qu’il est parfois difficile de démêler ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. « Nous sommes à l’air du changement d’échelle, au regard de la conquête spatiale bien sûr, mais aussi sur Terre »(3). La surabondance spatiale passe par le développement des transports rapides tels que les autoroutes mais surtout, en Europe, par le développement des trains à 1. Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992), p.38 2. Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992), p.44 3. Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992), p.44
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grande vitesse, TGV, Eurostar, AVE, ... mettant « n’importe quelle capitale à quelques heures de n’importe quelle autre »(4). Le développement du TGV sur le Vieux Continent est devenu le symbole de son entrée dans la mondialisation. Les Etats ont ainsi développé les relations nationales comme l’ouverture de la ligne Paris-Marseille en 2001 mais aussi les destinations internationales. L’entrée du pays dans la mondialisation est ainsi vouée au développement de son réseau. En 2007, la Belgique est ainsi le premier pays européen à avoir achevé son réseau à grande vitesse avec l’ouverture des lignes Anvers-Noorderkempen et Liège-Aix la Chapelle(5). Marc Augé semble aussi critiquer cette approche, cette prédominance des moyens de transports ultrarapides dans nos vies. Dans l’architecture, Hans Ibelings parle de supermodernisme. Cette notion caractérise les projets qui se défont des volontés formelles du postmodernisme et du déconstructivisme pour se recentrer sur la volonté d’offrir aux usagers des ambiances et de répondre à la fois au programme et au contexte. L’accroissement des infrastructures de transport et de la mobilité des Hommes ont provoqué une modification de la perception du temps et de l’espace. Il a donc fallu réinventer l’architecture pour répondre à ces nouveaux enjeux. Cette époque de surmodernité renforce la création d’ « enclaves architecturales decontextualisées »(6) si ce n’est par le respect des gabarits et juxtaposées les unes des autres sans planification logique. Ibelings 4. Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992) 5. « La Belgique, premier pays européen à achever son réseau TGV » in RTL.be, 03/06/07 6. Hans Ibelings, Supermodernisme, l’architecture de l’ère de la globalisation (2003)
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affirme que la ville n’est désormais plus centrale mais s’étend offrant à ses utilisateurs une véritable région urbaine, omniprésente dans le paysage. Au début du deuxième millénaire, l’architecture contemporaine se caractérise par sa froideur. Mais celle-ci est considérée comme un attrait touristique pour les villes. Le développement du tourisme est alors à double tranchant : s’il apporte une renommée supplémentaire à cette ville et un intérêt économique, il peut aussi finir par contredire sa qualité identitaire, le tourisme ne présentant qu’une série d’expériences au visiteur. Cette série d’expériences pour le visiteur est un thème développé par Denise Scott-Brown et Robert Venturi dans leur enquête Learning from Las Vegas. Ce livre s’intéresse à la morphologie et à la composition spatiale générale du paysage commercial de la ville de Las Vegas dans le Colorado et notamment autour du Strip, l’artère principale de cette ville du désert. La symbolisation y est primordiale, elle devient “système de communication” pour les commerces dans l’optique de persuader le client que la nourriture est meilleure ici qu’en face. Leur enquête s’intéresse au rapport entre le symbole et l’architecture. Avec l’augmentation de la vitesse des déplacements, le symbolisme semble prendre le dessus sur la forme dans le paysage. Reprenant les formes antiques, les places publiques deviennent des parkings.
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Fig 1. Le Strip, l’artère principale de Las Vegas, en 1968.
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La surmodernité montre aussi la naissance d’une nouvelle architecture. L’architecture commerciale. Elle propose plus qu’un espace, une imagerie, « une architecture laide et ordinaire »(7). Ce que Scott Brown et Venturi définiront comme un « hangar décoré »(8). L’ornementation n’a plus aucun rapport avec la structure et les espaces de l’édifice. Le plus célèbre des exemples est bien entendu le Long Island Ducking. C’est une architecture du symbolisme, de l’éclectisme. Elle contredit la période moderniste “la forme suit la fonction” et favorise une ville qui s’étend horizontalement. Ce n’est cependant pas une critique péjorative qu’ils font. Ils remarquent avec quelle simplicité elle peut permettre une compréhension de sa fonction. De plus, sa facilité de conception lui permet d’être réalisée n’importe où. Aujourd’hui, l’ornementation tend à disparaitre mais l’articulation que les bâtiments contemporains possèdent par une série de dispositifs architecturaux tels que les porte-à-faux, ... tendant à proposer des objets de design, artistiques qui « sont pour la plupart des canards »(9) La globalisation a emmené dans sa lignée la reproduction d’une série d’équipements et édifices semblables dans de nombreux pays. Dans Junkspace, Koolhaas se pose la question si les villes contemporaines sont « toutes les mêmes ? ». Il introduit l’idée qu’une ville dite générique peut être qualifiée comme telle que si elle perd son identité. La Ville Générique 7. Denise Scott Brown, Robert Venturi, Learning from Las Vegas (1977) 8. Denise Scott Brown, Robert Venturi, Learning from Las Vegas (1977) 9. Denise Scott Brown, Robert Venturi, Learning from Las Vegas (1977)
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existe déjà. Pour l’architecte hollandais, elle s’est créée en Amérique mais il affirme qu’elle est désormais présente sur tous les continents. Cette ville n’est cependant pas inhumaine, elle propose une multitude d’expériences à ses usagers et notamment à ceux qui la traverse, expériences que chacun peut vivre seul ou partager avec des milliers d’autres individus. Mais cette ville de la surmodernité ferme les communautés entre elles en réduisant les relations sociales intercommunautaires. Elle s’appuie aussi sur l’Histoire, offrant aux visiteurs des images de cartes postales, des ambiances, « des souvenirs génériques »(10). Des souvenirs que l’on retrouvera dans toutes les villes sous formes de cadeau : une représentation d’un monument élevé au-dessus de la ville qui devient le symbole de cette ville. Selon Picon, ces monuments des capitales mondiales sont désormais liées à tous les événements culturels qui ont lieu : la Tour Eiffel à Paris est le lieu de projections lumineuses pour tous types d’événements, la basilique de Notre Dame de la Garde à Marseille est devenu un élément fort de tout événement populaire comme lors de Marseille-Provence 2013. Son paysage se transforme en infographie que l’on retrouve sur des étiquettes, des publicités municipales ou des tickets de bus. En 2013, Antoine Picon revient sur la surmodernité et son évolution avec la naissance des smartcities, les villes intelligentes. Ces villes qui « apprennent, comprennent et raisonnent » en surveillant et enregistrant ses utilisateurs par leurs portables, leurs cartes et par les
10. Rem Koolhaas, “La Ville Générique”, Junkspace (2006)
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caméras de surveillance. Ces villes deviennent des réseaux, « les villes se transforment en systèmes d’exploitation, une information souvent en temps réel »(11). Le surmodernisme permet aux utilisateurs de consulter ces informations et d’appréhender la ville sous la forme de cartes et images satellites qui tiennent sur leurs écrans de téléphone. Il suffit désormais de toucher son écran pour accéder à une information, le sens tactile a pris une nouvelle importance que l’architecture commence à prendre en compte à l’époque contemporaine. La ville de la surmodernité se veut durable et démocratique. Cependant Picon nuance ce propos. Il pointe ainsi les effets Big Brother planant sur les citadins comme l’envisage depuis des décennies la science fiction. Minority Report réalisé par Steven Spielberg(12) ou Un Bonheur Insoutenable écrit par Ira Levin(13) font sans doute partie des meilleurs exemples. De plus, la ville ne fonctionnant pas comme un simple algorithme, il devient impossible aux machines de comprendre la ville aussi bien que l’Homme. Si la surmodernité se voit, pour Marc Augé, comme un monde de plus en plus individualiste, Picon rappelle que les échanges sur les réseaux dits sociaux sont de plus en plus nombreux. Paradoxalement, ils sont à la fois utilisés comme un moyen de liberté et d’expression de soi-même mais sont accusés d’atteindre à la vie privée, due aux clauses de confidentialité notamment. 11. Antoine Picon, Smart Cities, théorie et critique d’un idéal autoréalisateur (2013), p. 19 12. Steven Spielberg, Minority Report (2002) 13. Ira Levin, Un bonheur insoutenable (1970)
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Non-lieux, espaces éphémères face aux défis de la surmodernité.
L’utilisation de plus en plus importante des nouvelles technologies de communication montre une évolution récente de la surmodernité. Cependant, contrairement aux mutations urbanistiques liées à l’arrivée de la voiture, cette évolution n’apporte aujourd’hui qu’une modification de l’expérience de la ville. Architecturalement, c’est l’ornementation des façades qui se modifie. La froideur des façades de l’architecture surmoderniste devient le support pour d’écrans gigantesques qui proposent publicités, ... et nous envahissent désormais quotidiennement. L’époque de la surmodernité est aussi une époque de nouveaux défis auxquels sont confrontés les individus : l’égalité, la liberté, la lutte contre la corruption et le réchauffement climatique. La surmodernité tente de répondre à ses enjeux par de nombreuses tentatives et le monde que nous côtoyons en est le témoin. Pour les philosophes français Claude Tapia et Emmanuel Diet, notre période n’est donc pas à contempler avec fatalité. Si elle affirme de nombreuses inquiétudes qui sont justes, elle a aussi permis aux individus de se retrouver autour de valeurs communes, une appropriation de la culture de l’autre et sa possibilité de mieux communiquer entre eux malgré la naissance d’un individualisme très marqué.
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3. Infrastructures et consommation, symboles de la mondialisation
La surmodernité est l’époque des infrastructures et de la consommation. Ces équipements nous sont devenus familiers au cours des dernières décennies et se sont ancrés durablement dans nos paysages et habitudes. Après la Première Guerre Mondiale, la Belgique, sous l’impulsion du roi Albert Ier, entreprend la réalisation d’un canal reliant Liège et la Meuse à Anvers et la mer du Nord. Le canal sera inauguré en 1939. Il a permit la réalisation d’une île entre le canal et la Meuse, l’île Monsin, sur laquelle s’est implanté le port de Liège la même année sur la commune de Herstal. Il est aujourd’hui le troisième port fluvial d’Europe. Couplé au barrage de Monsin sur la Meuse construit pour l’Exposition Universelle de 1930, Herstal est devenu un lieu d’échanges commerciaux et le point de départ d’une partie du réseau électrique belge. Situé à proximité de l’autoroute Liège- Maastricht, c’est un balai incessant de camions et trains de marchandises qui traversent la zone portuaire et ses rues pavées poussiéreuses. A Bruxelles, dans le quartier de Tour et Taxis près de la Gare du Nord, le canal de Willebroek reliant le port de Bruxelles à Anvers a connu pendant une longue période une très forte activité portuaire. Avec l’augmentation des échanges, le canal de Willebroek dans Bruxelles s’est retrouvée trop étroit et l’urbanisation a fait que le port s’est déplacé de quelques kilomètres plus au nord. Les entrepôts du quartier et notamment
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Fig 2. Les emprises portuaires et électriques au pied du village de Doel.
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les Entrepôts royaux se sont retrouvés sans activités. Finalement, ces derniers ont été réaménagés récemment en commerces et bureaux de standing. Coincé entre une centrale nucléaire à l’ouest et le port d’Anvers à l’est, le polder de Doel est voué à disparaître. Afin de faire face à la concurrence des autres ports de la région - Calais, Dunkerque, Zeebrugge et Rotterdam -, le gouvernement régional de Flandre a décidé d’étendre le port d’Anvers jusqu’à la centrale. Au centre, le village de Doel sera détruit pour permettre l’installation de nouvelles infrastructures portuaires. Dans les années 1960, la ville de Charleroi est la Capitale du Pays Noir, l’une des régions minières les plus grandes d’Europe. La ville est alors la ville la plus riche de Belgique. Pour permettre le transport de masse du charbon et des ouvriers, la ville imagine une série d’aménagements pour inclure Charleroi dans la mondialisation. Pour réduire la circulation, les tramways sont enterrés ou mis sur viaducs par la réalisation d’un ambitieux plan de métro incluant une boucle centrale et huit antennes desservant très loin les faubourgs. Mais la ville sera aussi saignée par l’expropriation de nombreuses habitations dans le but de la réalisation d’une deuxième autoroute reliant Charleroi à Bruxelles et la construction de son Ring ceinturant tout le centre-ville en viaduc ou tunnel.
A Liège, les industries sidérurgiques se situent au sud de la ville,
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à Sclessin, Seraing et Ougrée. Pour permettre aux ouvriers de rejoindre leurs lieux de travail face au développement de la voiture, une voie rapide sera réalisée sur la rive gauche de la Meuse à proximité immédiate des habitations de Sclessin-Centre. Dans un essai publié dans la revue Communications en 2010(1), Marc Augé revient sur sa théorie des non-lieux que nous développerons par la suite. Dans son argumentaire, il rappelle que la prospérité d’une grande ville tient à la qualité et à l’ampleur de ses réseaux d’autoroutes ou de voies ferrées. Ceux-ci doivent, par ailleurs, obligatoirement la relier à un aéroport. L’aéroport devient l’élément le plus important de ces villes. Il devient la vitrine de cette ville. En effet, Rem Koolhaas rappelle que pour de nombreuses personnes, notamment en transit, cette vue de l’aéroport sera la seule image qu’ils apercevront de cette ville. « Jadis manifestations de l’extrême neutralité, les aéroports sont à présents parmi les éléments les plus singuliers, les plus caractéristiques de la Ville Générique, ses plus forts véhicules de différenciation »(2). Symbole de son entrée dans la mondialisation, par son aéroport, la ville se doit d’être connectée à le plus de destinations différentes. Devenant de plus en plus importants, leur volonté n’est ainsi plus de desservir une seule ville mais toute sa région.
Les infrastructures jouent un rôle important à notre époque. Par
1. Marc Augé, “Retour sur les non-lieux” in Communications, 27 (2010) 2. Rem Koolhaas, “La Ville Générique”, Junkspace (2006)
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leur densité, les réseaux sont maintenant concurrentiels. Leur existence et leur importance tient désormais plus à l’anéantissement des concurrents qu’à la desserte de sa ville et des communes avoisinantes. L’exemple de Doel et du port d’Anvers en est sans doute l’un des meilleurs exemples. Le port d’Anvers oblige au déplacement de populations pour permettre son extension. Enfin, la consommation prend une part de plus en plus importante dans notre quotidien si bien que nous parlons aujourd’hui d’une société de surconsommation. Tout comme les infrastructures de transports, les espaces commerciaux et leurs parkings s’étalent dans nos paysages(3). La surmodernité est l’évolution d’une série de périodes apparues depuis l’époque moderne. Il nous est nouveau et nous dépasse par ses proportions. C’est le monde de l’individualisme, de la surabondance spatiale et événementielle, mais aussi selon Antoine Picon de la fracture sociale. L’Homme de la surmodernité vit dans un monde qu’il n’a donc pas encore appris à gérer, à regarder. Avec les nouvelles innovations, il est aussi devenu dépendant de la technologie, tout en pensant la dominer, par l’utilisation de cartes interactives, d’applications, du téléphone, ...
3. Denise Scott Brown, Robert Venturi, Learning from Las Vegas (1977)
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1. L’apparition de la notion dans les années 1970
La surmodernité, cette période de surabondance spatiale, événementielle et individualiste provoque la création d’une nouvelle expérience à ses usagers : le non-lieu. En 1970, un géographe canadien introduit cette notion. Edward Relph publie cette année son ouvrage Places and Placelessness s’intéressant notamment aux transformations paysagères et géographiques du monde contemporain. L’idéologie prônée à notre époque de la ville moderne oppose une homogénéité assumée de son devenir aux cultures et paysages variés de son passé. Les paysages urbains deviennent ainsi plus monotones et se multiplient dans de nombreuses parties du Globe. Cette transformation ne conditionne cependant pas la naissance du non-lieu dans les villes postindustrielles. Grâce à leurs histoires, leur identités uniques, des familles implantées depuis plusieurs générations, ces villes peuvent se différencier les unes des autres et s’éloigner de la peur de devenir identiques, une “ville générique”, notion que développera bien plus tard Rem Koolhaas. La notion de Placelessness est définie par le géographe comme un lieu dont sa découverte est mise en scène et organisée - il cite le populaire guide Michelin en France - et son homogénéité. Mais les médias, de masse notamment, de toutes leurs formes, tels que les communications, la culture, le monde économique et l’autorité centralisée, encouragent l’idée
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Fig 1. Dans nos paysages, la route ne sert plus de lien entre les lieux mais permet de relier deux points le plus rapidement possible.
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du placelessness que l’on pourrait traduire littéralement de “sans lieu” ou non-lieu. La réalisation de projets architecturaux ou urbanistiques décontextualisés de la modernité, « an inauthentic attitude »(1) et de la surmodernité encouragent-ils les non-lieux ? Ces réalisations semblent pour Relph affaiblir les lieux puisqu’ils ne leur ressemblent pas mais ils sont cependant susceptibles de proposer les mêmes expériences aux individus. Dans les paysages des pays industrialisés sont apparus les autoroutes et autres voies rapides. Ce nouveau système de transport domine aujourd’hui l’ancien système. En installant l’usager au coeur même des paysages, ce dernier permettait de relier les différents lieux les uns aux autres et favorisant les contacts sociaux. Le nouveau système se démarque de cette approche invitant les usagers à relier le plus rapidement et le plus efficacement possible leur point de départ vers l’endroit où ils souhaitent se retrouver, contournant ainsi les lieux : « The new road starts everywhere and leads nowhere »(2). Ce nouveau système, l’espace des infrastructures de transports et de la publicité, s’impose aujourd’hui plus encore dans nos paysages. De plus, les nouveaux moyens de communication et d’information comme les journaux, la radio et la télévision, sont pointés du doigt dès les
1. Edward Relph, Places and placelessness (1976), p. 121 2. Edward Relph, Places and placelessness (1976), p. 90
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années 1970 comme responsables de l’individualisme dans notre société. Les produits de consommation et les lieux s’uniformisent sous l’impulsion de la culture de masse. Elle provoque, par ailleurs, des bouleversements urbains et territoriaux. La ville contemporaine se vend, devenant un espace de divertissements et de consommation - la disneyfication -, se “boboifie” et devient un décor culturel et historique - la muséifcation - ou un décor futuriste - la futurisation. Pour Edward Relph, la ville de Las Vegas en est bien le symbole le plus frappant. La réplique de bâtiments célèbres existants , la Tour Eiffel à Las Vegas ou les chalets suisses dans l’Ontario, augmente cette sensation de placelessness.
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2. La théorisation de Marc Augé : le non-lieu comme espace
Vingt-deux ans plus tard, l’anthropologue français Marc Augé théorise les non-lieux dans son livre Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité. Les thèmes développés reprennent ceux initiés par Edward Relph en les remettant au goût du jour. Ces non-lieux sont le symbole de la surmodernité et les individus y sont confrontés quotidiennement : « Des quais de gares et des salles d’attente où les pas se perdent, de tous les lieux se rencontrent, où l’on peut éprouver fugitivement une possibilité de l’aventure, le sentiment qu’il n’y a plus qu’à voir venir »(1). Il se retrouvent ainsi de manière physique ou virtuelle, dans les domaines de la consommation, de la publicité, des processus uniformisés, de la dématérialisation, de l’automatisation, de la mobilité, ... C’est aussi dans ces non-lieux que se retrouvent ces services qui nous permettent de disposer des derniers films ou musiques sans sortir de chez soi. Les non-lieux sont l’espace du voyageur. Les infrastructures de transport, les shoppingmalls ou encore les camps de transit. C’est cet espace du paysage éphémère qui lui ait proposé et qu’il traverse furtivement sans lui permettre de le vivre, seulement de le commenter. « Le train ne permet plus de rentrer dans l’intimité des maisons qu’il longeait côté jardin par le TGV »(2).
Les réseaux de transports, indissociables de la surmodernité,
1. Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992), p. 9 2. Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992), p. 11
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sont donc les vecteurs de non-lieux. Ce sont à la fois les voies ferrées, installations portuaires, routières mais aussi de communications câblées ou sans fils tels que le téléphone, la télévision et encore internet, la publicité ou les espaces aériens. Ces deux notions réunies proposent à l’Homme un monde « promis à l’individualisme solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère »(3). Ces non-lieux cohabitent avec les lieux, identitaires, relationnels et historiques. Avec la naissance d’espaces éphémères, il devient difficile de cerner la limite entre lieu et non-lieu, se constituant à certains moments puis disparaissant par la suite. A notre époque contemporaine, la notion d’espace est un thème primordial. Pour Michel de Certeau, « Pratiquer l’espace, c’est répéter l’expérience jubilatoire et silencieuse de l’enfance »(4). Lieux et non-lieux sont des espaces. Ils proposent une expérience à l’individu. Le lieu est l’espace de la parole où une intimité semble se créer entre ses usagers. Le non-lieu est un espace parcouru, où le paysage défile devant nos yeux. Sa particularité est qu’il n’a souvent pas de dimension spatiale mais se mesure par une durée. C’est aussi l’espace du solitaire, « l’expérience du renvoi du soi à (5) soi » . Dans sa théorie, Marc Augé affirme que cette nouvelle solitude est un des signes de notre appartenance au monde de la surmodernité. 3. Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992), p. 101 4. Michel de Certeau, cité dans Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992) 5. Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992), p. 116
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Cette nouvelle expérience nous force à nous retrouver parfois jamais aussi seul qu’avec nous même et ce malgré tous les nouveaux moyens de communications avec lesquels nous sommes constamment connectés. En 2010, Marc Augé reviendra sur sa théorisation(6). Près de trente ans après la sortie de son oeuvre, il remarquera l’évolution du non-lieu au coeur des demeures. Le foyer a laissé ainsi place aux ordinateurs. La maison n’est alors plus le lieu de l’intimité mais au contraire, l’espace où l’individu est le plus ouvert au monde. Notre perception joue un rôle dans la définition d’un lieu ou d’un non lieu. Les mots y jouent un rôle important. Un simple nom suffit à nous évoquer une image d’une ville ou d’un lieu. En parlant de Rio de Janeiro, les plages et les favelas nous resteront en tête, les gaufres et la gare Calatrava pour Liège. Sur les autoroutes, les pancartes touristiques évoquant des lieux sont souvent accompagnées d’un dessin, d’une image représentant un monument de la ville. Chacun est ainsi en mesure de connaître la particularité d’un lieu sans n’y être jamais allé. Aujourd’hui, notre monde crée l’Homme moyen possédant une Carte Bleue, circulant sur les autoroutes, prenant le TGV et faisant ses courses au supermarché. La surmodernité accompagne l’anonymat des individus et l’uniformisation des pratiques quotidiennes de chacun. Cet anonymat est suspendu lorsque nous devons montrer notre identité. Cela est possible par une série de cartes que nous avons en notre possession et nous autorisant à circuler dans tels endroits, à stationner, à payer, à
6. Marc Augé, « Retour sur les non-lieux » in Communications, 27 (2010)
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Fig 2. Le supermarché, un standard à travers le monde. Supermarché Delhaize Liège Fragnée, Belgique à gauche, Food Lion Grocery Durham, Caroline du Nord à droite.
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accéder à tel site. C’est donc cette carte, ce ticket, ce permis qui prouvent notre identité, et même notre “innocence”. Ce contrôle devient automatisé si bien que notre identité ne doit plus être présentée à un individu mais à une machine qui peut seul en juger. En gare de Rotterdam-Centraal, l’accès aux hall d’échanges ne peut ainsi se faire qu’après avoir scanné son billet à une borne. Cette expérience du non-lieu devient une identité commune à ceux qui le pratiquent. Paradoxe du non-lieu, c’est dans ces espaces que l’individu égaré s’y retrouvera. La standardisation de nombreux équipements à l’échelle du monde font que ce sont dans les couloirs d’une galerie commerciale, sur une autoroute ou dans l’anonymat d’une station service qu’il se sentira rassuré. Le non-lieu, que nous côtoyons quotidiennement, fait désormais partie de cet espace qui nous est familier. Les chaînes d’hôtels, les pictogrammes, l’utilisation de l’anglais comme langue internationale nous permettent de parcourir le monde et qui nous offrent, au milieu d’une culture étrangère, un îlot qui nous parle, un petit peu de “comme chez nous” dans tous les pays du monde. En 1970, Relph détermine plusieurs manifestations possibles du placelessness. Le zoning, l’uniformisation et la standardisation, les espaces démesurés, détruits ou abandonnés. En 1992, en définissant l’espace comme une expérience, Augé théorisera le non lieu.
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Le non lieu définit tout d’abord une vision du monde qui n’est plus la nôtre. C’est une expérience de la surmodernité, de la solitude, du passage. Il est indissociable du lieu. Il se présente à l’individu de plusieurs façons, de son entrée à sa sortie d’un moyen de transport, d’un lieu commercial, dans sa demeure même et est le symbole de notre époque contemporaine : une époque de surabondance à la fois événementielle, spatiale et individualiste. C’est aussi l’espace de l’instantané et du voyageur, individu solitaire qui se sent en confiance à l’étranger dans ces endroits qui lui sont familiers. Enfin, il symbolise l’Homme moyen, dont son identité n’est prouvée et prouvable que par des cartes qu’il possède et qui lui procure à la fois un nom, un statut, ...
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3. Le non-lieu, un espace susceptible de se transformer
Lieux et non-lieux sont indissociables et se complètent. Ils offrent chacun une expérience différente aux individus. Une expérience qu’ils partagent parfois à plusieurs. D’une manière générale, notre enquête nous a permis de découvrir que lieux et non-lieux sont éphémères. Le non-lieu est ainsi susceptible de se transformer. Le non-lieu est la hantise des architectes de l’époque contemporaine. Les projets urbanistiques des dernières années visent à les anéantir en tentant de structurer et d’affirmer les communautés et sociétés vivant à proximité. Le contact social est le premier facteur de transformation d’un espace en lieu. Parfois, le programme architectural n’est pas nécessaire. Voir des gens courir sur l’esplanade Albert Ier d’Herstal, des enfants jouer et s’imaginer des histoires dans une station de métro perdue au milieu de nulle part, des étudiants profiter d’une rue déserte pour se filmer en train de faire du skate tiré depuis un van sont autant de situations qui prouvent que l’Homme de la surmodernité peut s’approprier ces espaces, en voir les qualités et leur créer une identité. Le gigantisme de l’esplanade Albert Ier offre un cadre idéal pour courir loin de la circulation, et rappelle l’histoire du canal et l’identité commune du peuple belge sur son mémorial. A Leernes, la station devient un camp à défendre, les assauts étant donnés par leur copain descendant
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Fig 3. L’esplanade Albert Ier à Herstal. Lieu de promenade et de mémoire.
Fig 4. « Nooit een dok door Doel (Doel ne deviendra pas un port) ». Un habitant résiste aux expropriations sur la Engelsesteenweg à Doel.
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sur la main courante de l’escalator arrêté et par le passage du métro toutes les demi-heures. L’aspect saccagé, du temps suspendu créent une identité au village de Doel. Depuis plus de vingt ans, le village vit au rythme des décisions du Gouvernement flamand et nous pouvons dire que cette situation unique fait désormais partie de son identité, son histoire. Cette histoire où le polder de Doel résiste encore et toujours à l’envahisseur. La rénovation urbaine ne fait pas tout. Sur le Nieuwpoort d’Anvers, le musée Aan de Stroom a beau être un bel objet architectural, son esplanade à l’entrée reste désespérément vide malgré le charme des voiliers et des vieilles péniches apontées à proximité. Sans doute faudrat-il du temps pour que la population et les néo-résidents du quartier s’approprient cet espace. Pour les géographes québecquois Mario Bédard et Sandra Breux(1), on peut alors parler d’entre-lieux. Ces espaces sont en cours de territorialisation, étant à la fois lieu et non-lieu. Hans Ibelings(2) note d’ailleurs que le non-lieu ne peut que gagner en Histoire au cours du temps et, façonné par celle-ci, peut devenir lieu. En 2010, Augé(3), critiqué pour sa vision pessimiste du monde de la surmodernité lors de la sortie de sa théorie en 1992, reviendra sur son argumentaire, affirmant que si la ville est plus que jamais l’espace des non-lieux, elle est par ailleurs plus que jamais le lieu de l’espoir pour les citadins. Les gares, viaducs, aéroports et centres commerciaux sont 1. Mario Bédard, Sandra Breux, “Non-lieux et grands projets urbains, une inéluctable équation ? Perspectives et proportions analytiques” in Annales de géographie, 2, 678 (2011), p.156 2. Hans Ibelings, L’architecture de l’ère de la globalisation (2003) 3. Marc Augé, “Retour sur les non-lieux” in Communications, 27 (2010)
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aussi dessinés par de grands architectes permettant d’offrir une vision quelque peu utopique de la ville. La ville de la surmodernité, cette “Ville Générique” est alors un laboratoire cherchant à atteindre un idéal social accessible à tous. Les non-lieux et la surmodernité requestionnent entièrement notre approche sur le monde que nous connaissons. Chacun à la possibilité de dire ce qu’il pense, nous avons fait disparaitre les frontières, les comptes publics sont désormais accessibles d’un seul clic sur internet. La liberté d’expression, la liberté de mouvement et l’opacité politique sont autant de nouveaux thèmes qui nous fascinent et nous inquiètent à notre époque. L’époque contemporaine s’est caractérisée par la diffusion de la culture de masse. Cette nouvelle consommation culturelle peut-être envisagée comme une véritable opportunité d’ouverture au monde, aux cultures et aux populations. Si les nouvelles technologies sont souvent considérées comme le symbole de l’hyperindividualisme, Emmanuel Diet et Claude Tapia(4) rappellent qu’ils sont surtout un progrès, un moyen nouveau de “faire collectif ” : ils permettent les échanges, un contact social même virtuel, remettant chaque individu au même niveau, offrant une égalité des sexes, des milieux sociaux et défendant les libertés individuelles de chacun.
4. Emmanuel Diet, Claude Tapia, “L’hypermodernité en question” in Connexions, 97 (2012)
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Ces espaces deviennent par la force des choses de nouvelles expériences de liberté, de contact social, d’apprentissage et d’ouverture aux autres et il est alors compliqué d’affirmer, pour cette utilisation, que les téléphones portables, ordinateurs et autres téléviseurs appartiennent au domaine du non-lieu.
Conclusion
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Depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, le monde a connu d’énormes transformations. En soixante-dix ans, nous avons traversé de nombreuses périodes de pensées divergentes qui, architecturalement, se sont traduites par la mise en avant d’architectes stars. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une période de surmodernité. Elle implique de nouvelles pratiques de l’espace mais aussi une standardisation et une internationalisation du monde. La surmodernité est l’époque de la surabondance événementielle, spatiale et de l’individualisme. Elle a apporté une réorganisation spatiale avec le développement des infrastructures de transport et de communications. C’est l’époque où tout se vend, où tout s’automatise. La surmodernité se veut démocratique et durable pour répondre à ses nouveaux défis : la liberté, l’égalité ou le réchauffement climatique. La mondialisation s’est ancrée dans nos paysages. La prospérité d’une grande ville tient désormais à la qualité et à l’ampleur de ses infrastructures, dimensionnées pour concurrencer les autres villes. Ces équipements nous sont donc devenus familiers et sont le symbole de la surconsommation et de l’étalement urbain. Dès les années 1970, le géographe canadien Edward Relph s’intéresse à ces transformations du monde contemporain. La découverte du paysage est désormais mise en scène et organisée, et les nouveaux modes de transport et de publicité s’y imposent. Une vingtaine d’années plus tard, Marc Augé théorisera cette pensée en définissant cette notion. Les non-lieux deviennent le symbole
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de la surmodernité et les individus y sont confrontés quotidiennement. Ni identitaire, ni relationnel, ni historique, le non-lieu s’oppose au lieu. Il est l’espace du voyageur, de l’instantané et du paysage éphémère. Les transports sont vecteurs de non-lieux. Il n’a pas de dimensions spatiales, il ne peut être que parcouru et offre à ses usagers l’expérience de la solitude. Mais, paradoxalement, c’est un espace rassurant, connu pour n’importe qui et ce n’importe où sur Terre. La définition d’un lieu ou d’un non-lieu reste, dans tous les cas, subjective, dépendant surtout de notre perception du monde. La surmodernité a entrainé la ghettoïsation et la naissance des résidences fermées. Elle a favorisé le communautarisme, transformant la rue en passage, en non-lieu. Les contacts sociaux intraquartiers ont disparu par peur de l’autre. Etonnement, les individus se confronteront à une autre catégorie sociale au travail, au restaurant, au sport, sur la plage, ... Le bombardement d’images que nous subissons quotidiennement ont créé une réputation, parfois sulfureuse, de certaines villes. Mais celle-ci s’apparente en réalité plus à des fantasmes qu’à l’image réelle de l’entièreté de son territoire. Enfin, notre enquête nous a amenée à parcourir la Belgique et à démontrer que lieux et non-lieux coexistent, sont éphémères et se complètent.
A notre époque de la surmodernité, le non-lieu peut se transformer
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et devenir lieu le temps d’une heure, d’une journée, voire plus. L’imaginaire donné à l’espace, les contacts sociaux qui peuvent soudainement apparaître et la possibilité permise à chacun de se l’approprier contribuent à lui procurer une identité, une histoire. Les non-lieux virtuels que sont la culture de masse ou les nouveaux moyens de communication sont en réalité une véritable prouesse sociale : une nouvelle possibilité de faire collectif, de s’ouvrir au monde. Les relations sociales peuvent désormais s’effectuer dans un rayon plus large et de manière plus régulière. Si les non-lieux sont donc des espaces résiduels créés de toute pièce par notre époque contemporaine, notre étude nous a montré que le non-lieu est très loin d’être un échec de la globalisation, il vient en réponse à nos envies et aux défis de la surmodernité.
Fig 1. AmĂŠnagement du polder de Doel en rĂŠserve naturelle.
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Bibliographie Edward Relph, Place and placelessness, Pion Limited, London (1976) Robert Venturi, Denise Scott Brown, Learning from Las Vegas, The MIT Press, Cambridge (1977) Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité, Editions du Seuil, Paris (1992) Hans Ibelings, Supermodernisme, l’architecture de l’ère de la globalisation, Editions Hazan, Paris (2003) Rem Koolhaas, Junkspace, Quodlibet, Macerata (2006) Antoine Picon, Smart-Cities, théorie et critique d’un idéal autoréalisateur, B2 Editions, Paris (2013)
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Non-lieux, espaces éphémères face aux défis de la surmodernité.
Articles et essais Pierre Bourdieu, « Effet de Lieu », La misère du monde, Paris (1993) François Ascher, Francis Goddard, « Vers une troisième solidarité » in Esprit, 258, Paris (1998) Marc Augé, « Retour sur les non-lieux » in Communications, 27, Paris (2010) Mario Bédard, Sandra Breux, « Non-lieux et grands projets urbains. Une inéluctable équation ? Perspectives théoriques et propositions analytiques», in Annales de Géographie, 678, Montréal (2011) Emmanuel Diet, Claude Tapia, « L’hypermodernité en question » in Connexions, 97, Paris (2012)
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Recherche de sites d’études Cette liste porte sur un ensemble d’émissions, de sites internet et d’articles de presse m’ayant aidé à sélectionner des sites à étudier et à mener mon enquête au mieux. www.geopunt.be, service cadastral de la région Flamande, en néerlandais geo.brussels, service cadastral de la région de Bruxelles-Capitale www.walonmap.be, service cadastral de la région Wallone. fr.wikipedia.org, encyclopédie collaborative en ligne Wikipédia www.delijn.be, site officiel des transports en commun en Flandres www.infotec.be, site officiel des transports en commun en Wallonie www.belgianrail.be, site officiel de la SNCB/NMBS
Doel, Beveren, Vlaams Gewest
www.vlaanderen.be, site administratif de la Région Flamande www.beveren.be, Gemente Beveren, municipalité de Beveren, en néerlandais www.natuurpuntwal.be, site de l’Eco-Route de Doel, en néerlandais www.portofantwerp.com, portail du Port d’Anvers, en anglais « Doel, village fantôme au destin scellé » in La Libre, Gaëtan de Meulenaere, 10 décembre 2014 « Eerste woningen in Doel-Centrum binnenkort gesloopt » in Het Laatste Nieuws, 17 septembre 2015, en néerlandais
Antwerpen, Vlaams Gewest
www.visitantwerpen.be, Office du Tourisme d’Anvers « Wat het Museum aan de Stroom te bieden heeft » in De Standaard, Geert van der Speeten, 5 mai 2011, en néerlandais « MAS appeal : regenerating Antwerp » in The Guardian, Laura Barnett, 28 mai 2011, en anglais
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Non-lieux, espaces éphémères face aux défis de la surmodernité.
« Scheldt Quays » in Urban Development in Antwerp, Designing Antwerp, Stad Antwerpen, Alix Lorquet, 2012, en anglais
Charleroi et son agglomération, Région Wallonie
www.rockerill.com, site officiel de The Rockerill Art Industry www.charleroi.be, municipalité de Charleroi www.charleroi-decouverte.be www.charleroi-adventure.com, tourisme de friches à Charleroi Journal des Travaux Inutiles, J.C. Defossé, in RTBF, 1991 « Charleroi : Phoenix from the flames » in The Independant, Harriet O’Brien, 14 juin 2013, en anglais Tout le Baz’Art : Mélanie, Stéphane, Rockerill et Charleroi, Mélanie de Brassin in Arte, 2015
Ville de Bruxelles / Stad-Brussel, Région de Bruxelles-Capitale
www.tours-taxis.com, site de l’aménageur rénovant le quartier www.urbanisme.brussels, service régional d’Aménagement du territoire et d’urbanisme de Bruxelles-Capitale www.portdebruxelles.be, site officiel du port de Bruxelles be.brussels, Administration de la Région de Bruxelles-Capitale www.facebook.com/barlok.bruxelles, Facebook officiel du Barlok www.kaaitheater.be, Site de l’Allée du Kaai, association culturelle du quartier www.bifff.be, Brussels International Fantastic Film Festival Schéma directeur du quartier de Tour et Taxis/Thurn en Taxis, Agence du territoire et d’urbanisme de la Région de Bruxelles-Capitale, 20 janvier 2011 « SNCB : les trains S s’arrêtent désormais aux gares de Tour et Taxis et Germoir » in L’Avenir, 16 décembre 2015
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Sclessin, Liège, Région Wallonie
www.valbenoit.be, Société d’Aménagement du Val Benoît www.forbidden-places.net www.keskistram.be, projet d’aménagement d’une ligne de tramway, SRWT et Ville de Liège « ArcelorMittal, l’agonie de la sidérurgie à Liège » in RTBF « ArcelorMittal, deux ans après, la page se tourne lentement », in La Libre, 27 janvier 2015 « Liège, ce tram qui creuse son trou » in La Libre, 7 juillet 2015 « La ville de Liège lance une pétition pour sauver son tram » in Dernière Heure, Masuy Rodophe, 16 janvier 2016
Herstal, Région Wallonie
www.portdeliege.be, site du Port de Liège
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Non-lieux, espaces éphémères face aux défis de la surmodernité.
Iconographie Pages de couverture : travail personnel p.22-23, Google Maps, Sclera p.24-25, travail personnel p.26-27, travail personnel p.28-29, travail personnel p.38, VSBA, 1968 p.44, travail personnel p.52, travail personnel p.58, RTBF, 2016 et Ildar Sagdejev, 2008 p.62, travail personnel p.72-73, travail personnel
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La réalisation de ce mémoire a été un travail de longue haleine. Passé l’aspect théorique, il m’aura fait parcourir une partie de la Belgique - quoique infime -, découvrir et comprendre un échantillon de ces espaces que l’on pense souvent comme délaissés par les populations. Il m’aura offert de riches échanges, souvent drôles, avec les personnes rencontrées, qui ont pris le temps de discuter avec moi, parfois pendant plus d’une demi-heure, et qui m’ont partagé leurs points de vue et leur quotidien. Je tiens à remercier toutes celles et ceux qui ont relu mon travail, souhaité bonne chance, prêté leur scanner, obligé à prendre une petite pause et toutes les rencontres exceptionnelles que j’ai pu faire en cette année d’échanges en Belgique. Enfin, un remerciement particulier à Jérôme Guéneau pour le temps passé à suivre mon avancée dans l’étude et pour m’avoir guidé tout au long de l’année.
En dernière de couverture, champ de betteraves à la sortie de la station de métro souterraine Leernes du métro de Charleroi.
NON-LIEUX,
ESPACES ÉPHÉMÈRES FACE AUX DÉFIS DE LA SURMODERNITÉ. « Le monde de la surmodernité n’est pas aux mesures exactes de celui dans lequel nous croyons vivre, car nous vivons dans un monde que nous n’avons pas encore appris à regarder » Marc Augé, Non-lieux, vers une introduction de la surmodernité (1992), p. 49 Le monde dans lequel nous vivons a subi d’énormes bouleversements. Avec la mondialisation, nous sommes entrés dans une époque de surmodernité, une période d’excès d’images, d’événements et de consommation. Les non-lieux, espaces de la solitude, sans Histoire et anonymes, symboles de cette époque, font désormais parti de notre quotidien. Par un travail d’enquête sur six sites spécifiques en Belgique, notre étude cherche à comprendre s’ils sont des espaces délaissés ou intégrés à notre monde. Leur présence dans nos paysages permet-elle de répondre aux défis sociaux, de liberté et de solidarité qui s’imposent à nous aujourd’hui ?
STEVE HARDY ETUDIANT JÉRÔME GUÉNEAU ENSEIGNANT RAPPORT D’ÉTUDES DE FIN DE LICENCE - S6 2015-2016 - 51 800 signes environ. ÉCOLE NATIONALE SUPÉRIEURE D’ARCHITECTURE DE MARSEILLE