Rodin, la chair, le marbre

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« Verissima manus  » 1

ALI N E MAGN I EN

C’

est en ces termes que le Pr John Marshall, en 1908, vante à Edward Robinson, directeur adjoint du Metropolitan Museum, de New York, les marbres de l’atelier de Meudon dont il lui propose l’achat : « De bons exemples de travail sur le marbre de sa propre main – je pense là au modelé évanescent appliqué aux sujets “poétiques”2 », explique-t-il, soulignant que la main, telle qu’il la conçoit, ne signifie pas que le maître a réalisé les œuvres lui-même mais qu’elles appartiennent pleinement à son style. Il cite ainsi Paolo et Francesca, la Grande Baigneuse, les Anémones, Musset et sa muse, Adam et Ève (cat. XX) et le Songe de Sappho. Dans ces années-là, en effet, le Metropolitan constitue sa très belle collection de marbres de Rodin 3 ; les dons généreux de T. Fortune Ryan dont celui du très beau groupe Orphée et Eurydice (fig. 1), permettent de créer la galerie Rodin4. D’autres œuvres sont envisagées : à propos du Triton et Néréide (fig. 2), alors en cours de réalisation et qui ne sera jamais vraiment terminé, Rodin écrit à Marshall : « Triton et Néréide est encore à commencer ; en l’examinant je suis certain, s’il est bien exécuté, que ce sera très beau et j’espère en l’exécution bien faite ; tout sera étudié entre vous et moi et ainsi ce sera réfléchi5 ».

Fig. 1

Orphée et Eurydice (1893) Marbre, 127 x 76,2 x 71,1 cm New York, The Metropolitain Museum of Art Don de Thomas F. Ryan, 1910, inv. 10.63.2 Fig. 2

François Antoine Vizzavona (estimé 1876-1961) Triton et Néréide (vers 1910) Aristotype, 17 x 12,5 cm Ph. 1309

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La question de Rodin et du marbre fait surgir presque automatiquement celle de l’« authenticité » et de l’« originalité ». On sait, depuis les analyses de Rosalind Krauss, à propos de Rodin, que ce problème ne se pose plus dans les mêmes termes 60. Appuyée en effet sur le texte fameux de Walter Benjamin « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique61 », Krauss souligne qu’il n’y a pas un bronze plus authentique qu’un autre, d’autant qu’il existe une très grande distance entre Rodin et ses bronzes ; il ne pratique aucun réparage, ne surveille ni les fontes, ni les patines 62. D’une certaine manière, même si ce n’est pas au même point, l’« éthos de la reproductibilité » touche également les marbres, puisque le sculpteur a fait appel à des praticiens, le fait est indéniable. De nombreux témoignages montrent Rodin sculptant le marbre lui-même63, suivant le travail avec beaucoup de soin et de précision, portant les interventions nécessaires à l’aide de crayons noirs, de visites dans les ateliers ou d’indications écrites 64 ; mais il reste que Rodin a fait exécuter tout ou partie de ses marbres par d’autres 65. Peut-être faut-il simplement se demander si cela a vraiment de l’importance et poser autrement la question. Comme le confirme Daniel Rosenfeld dans sa thèse66, les marbres de Rodin ont été exclus très tôt de ce qui était essentiel dans son œuvre. La condamnation morale par Hildebrand pour tromperie et fausseté rejoint étonnamment les critiques platoniciennes à l’égard des arts en général : Rodin ment dans ses marbres et c’est mal, non seulement parce que Hildebrand serait un partisan de la taille directe, mais plutôt en raison de notions comme la sincérité, la vérité, l’honnêteté dans l’art, qui nous semblent aujourd’hui bien naïves, et surtout d’une condamnation des effets de l’art au nom d’une certaine transparence. Cette question de la transparence rejoint le matériau plus encore qu’on ne le penserait de prime abord. Si le marbre est hautement recommandable en matière de sculpture, explique le Grand Dictionnaire universel du dix-neuvième siècle de Pierre Larousse, c’est parce qu’il s’agit d’un matériau transparent, limpide et donc parfaitement adéquat pour représenter la chair : le marbre peut se confondre avec celle-ci, il peut en donner l’illusion, comme Rodin lui-même l’explique à Paul Gsell67. Dans la pensée classique, le rôle de l’artiste est de conduire le matériau vers la transparence en l’effaçant derrière la forme : en minimisant la place de cette dernière, comme on le voit dans ses dernières œuvres, au profit d’une très forte Fig. 8 présence du matériau (fig. 9), Rodin renonce à Femme nue à mi-corps (après 1900) cette conception et à ce classicisme, voire à cet Crayon au graphite (trait et estompe), aquarelle, gouache académisme que l’on a parfois dénoncé dans ses et rehauts de crayon sur papier vélin, 32,5 x 24,7 cm marbres68. Et c’est là désormais le point essentiel. D. 5009

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Fig. 9

L’Aurore (1885 ?), détail, voir cat. XX



La figure dans le bloc 1890-1900 Chargé de commandes prestigieuses, rencontrant désormais le succès auprès des amateurs, Rodin augmente aussi sa production de marbres. Le rôle du non finito comme effet plastique et esthétique s’accroît, tandis que la taille des œuvres augmente ; ce mouvement se retrouve dans d’autres travaux de la même période puisque le sculpteur fait appel, à partir de 1894, à l’agrandisseur Henri Lebossé, qui l’aide à changer l’échelle de son travail. Avec L’Aurore, Rodin expérimente le traitement du visage à l’ombre d’une forte avancée. En 1890, dans le buste de Bellone (Lyon, musée des Beaux-Arts), il avait transformé l’avancée en casque ; quelques années plus tard, il ne voit plus la nécessité de ces oripeaux iconographiques, le matériau se suffit pour produire l’effet recherché. Camille Mauclair racontait « J’ai dit un jour à Rodin : “On dirait que vous savez qu’il y a une figure dans le bloc, et que vous vous bornez à casser tout autour la gangue qui nous la cache.” Il m’a répondu que c’était absolument son impression en travaillant » (Mauclair, 1918, p. 51). Il manie aussi certains paradoxes plastiques et ne dédaigne pas une certaine virtuosité. Ainsi, l’Illusion, fille d’Icare ou Les Bénédictions défient-elles la pesanteur et l’immobilité du marbre par leur position d’équilibre. Jeux de nymphes (vers 1895-1897 vers 1898), détail, voir cat. XX


Le groupe du Baiser (1898), vers la fin de cette période, constitue un défi que masque désormais l’aspect trop connu de l’œuvre. Défi iconographique que ce geste amoureux, que la nudité à cette échelle, que l’absence enfin de tout prétexte narratif ou mythologique visible. Malgré un certain dédain (il parlait d’un « bibelot »), Rodin posa fièrement devant Le Baiser, considéré comme l’expression de la « vraie beauté », issu du même rythme que La Victoire de Samothrace ou Les Esclaves de Michel-Ange (Rosenfeld 1982, p. 87). Le traitement des corps répond à la vision classique d’un matériau particulièrement bien adapté au rendu de la chair. L’audace dans l’expression du désir se retrouve dans les embrassements du Péché (1886 ?, Paris, musée Rodin), où deux êtres se jettent l’un sur l’autre, également dans les jeux érotiques et homosexuels des Jeux de nymphes (date inconnue, Paris, musée Rodin) : sujets rares dans le marbre à cette échelle car ce dernier est réputé sérieux, trop coûteux pour des thèmes libertins, en général abandonnés aux « petits bronzes ». Les tendances pictorialistes de Rodin, dont on a dit parfois qu’il était un peintre égaré dans la sculpture, s’expriment dans ces œuvres-tableaux. Une œuvre comme La Terre et la Lune, au-delà de son symbolisme, renvoie à la formule de Mauclair : des corps jetés au flanc d’un bloc. Enfin, des portraits comme celui de Mme Fenaille montrent l’importance croissante du matériau brut dans l’œuvre. Le buste peine à émerger du bloc dans une relation très différente de celle de L’Aurore par exemple ou de La Convalescente. La métaphore sous-jacente serait plutôt celle de la plante et de la germination. Il est à cet égard intéressant de noter que justement Rodin est un de ceux qui dénoncent cette assimilation, et le non finito, tel qu’il le pratique, est aussi une manière de dénier toute volonté illusionniste et mimétique en affirmant, contraste à l’appui, qu’il s’agit bien de marbre. A. M.

L’Aurore (vers 1895-1897 vers 1898), détail, voir cat. XX



CAT. XX.

Fugit Amor Vers 1885 Marbre, sans doute 1892-1894 ; praticien inconnu

51 x 72 x 38 cm signé : A. Rodin S. 1154 ; achat aux héritiers de Joanny Peytel, 1963 (commandé par Peytel à Rodin) bibl. : Barbier 1987, no 45 ; Rosenfeld 1993, no 48c ; cat. expo. Rodin-Carrière , no 63 ; Rodin et le bronze, t. 1, p. 378-383 ; Wohlrab 2011, n o 2a.

Fugit Amor est un exemple de la capacité de Rodin à créer des formes originales, puissamment expressives tout en restant ouvertes à une multitude de significations. À l’origine, ce groupe, qui figure deux fois dans La Porte de l’Enfer, a probablement été inspiré par l’histoire de Paolo et Francesca, amants maudits que Dante évoque au chant 5 de « L’Enfer » (cf. Le Baiser, cat. XX, et Paolo et Francesca dans les nuages, cat. XX). Les artistes romantiques les ont fréquemment représentés, emportés par des bourrasques qui jamais ne les laissent en paix (voir, par exemple, le tableau d’Ary Scheffer, Les ombres de Francesca da Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile, 1855, Paris, musée du Louvre). Rodin donne ici une vision dramatique de ce sujet célèbre, mais sa composition a immédiatement suggéré aux critiques et aux écrivains des interprétations plus larges, dépassant le récit dantesque pour atteindre à des thèmes universels. Commentant le bronze présenté en 1889 durant l’exposition commune de Monet et de Rodin, Octave Mirbeau est fasciné : « […] horizontal et vibrant comme une flèche qui déchire l’air, la face cruelle, inexorable, la Femme est emportée à travers l’espace. Elle est belle de cette inétreignable beauté qu’ont les chimères que nous poursuivons et les rêves que nous n’atteindrons jamais » (cat. exp. Paris 1889). On voit ici combien l’image tirée de Dante a été infusée par l’inspiration baudelairienne, où domine l’ambiguïté des rapports entre hommes et femmes, source de plaisir et cause de damnation. Cette veine symboliste, portée par le talent singulier qu’avait Rodin de modeler des corps suspendus entre extase et douleur, domine les sujets créés pour La Porte de l’Enfer au milieu des années 1880. Cet exemplaire de Fugit Amor fut commandé par Joanny Peytel, directeur du Crédit algérien, qui était à la fois un ami de Rodin et son banquier. Il s’agit sans doute de l’un des premiers marbres de ce sujet : les figures y sont nettement séparées du bloc qui les porte, et leur modelé précis est assez proche de l’effet obtenu dans le plâtre ou le bronze. Ce ne sera plus le cas dans les versions ultérieures, moins aériennes (voir cat. XX). F. B.

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CAT. XX.

La Pensée dit aussi Contemplation ou Tête de femme 1888 ? 1889 ? Victor Peter 74,2 x 43,3 x 46 cm signé : A. Rodin S.1003/ Lux 155 ; Paris, musée d’Orsay M’O RF 4065

Marbre, 1893-1895 ;

praticien :

bibl . : B arbier 1987, n o 36.

La Pensée est sans doute l’une des œuvres les plus célèbres de Rodin. Cette tête de femme où l’on reconnaît le visage de Camille Claudel, émergeant d’un bloc laissé brut, à peine équarri, a suscité une abondante littérature. D’autres œuvres, comme L’Aurore, L’Adieu ou La Convalescente, ont réutilisé le visage de la jeune femme. Victor Peter, le praticien, pensant que Rodin voudrait une collerette sous la coiffe, n’avait pas plus avancé le travail. Rodin aurait alors ordonné d’en rester là : « N’y touchez plus », aurait-il dit, tandis qu’un ami se chargeait de baptiser l’œuvre, y voyant la pensée s’extrayant de la matière, à moins que ce ne soit la beauté, et cette lecture se précise dès 1911 dans L’Art (Gsell, 1911, p. 160 [sur La Pensée] ou p. 211 [sur la beauté]). Selon son secrétaire Chéruy (AMR, Chéruy2), c’est à Florence que Rodin aurait puisé l’idée de laisser les figures dans le bloc : « Comme une partie du petit poème ou drame enfermé par son marbre. » Créé en 1888, ou 1889 selon Camille Mauclair, sous la forme d’une terre cuite dite La Petite Bretonne (Leipzig, musée des Beaux-Arts), l’œuvre évoque Le Psaume de Camille Claudel, daté des mêmes années. Acheté 700 francs en 1896 par Mme Durand, à la suite de sa présentation au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts de 1895, le marbre est exposé en 1900 à l’exposition de l’Alma et donné en 1902 au Luxembourg. Il est confié au musée Rodin en 1918, puis déposé au musée d’Orsay en 1986. Les conditions de l’achat étaient que Rodin ne ferait cependant pas plus de deux autres exemplaires et donnera la maquette à Mme Durand. On connaît un autre exemplaire, celui de Philadelphie (réalisé par Raynaud en 1900-1901), acheté par J. Johnson à ces mêmes dates (1901) et donné au Philadelphia Museum of Art. A. M.

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