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Le feuilleton de Notre-Dame
L e feuilleton de NotreD a m e
Par Bernadette Sauvaget
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Fallait-il un long métrage sur l’incendie de NotreDame ? Sans doute. Car, au-delà des frontières françaises, la légende de la cathédrale de Paris tient beaucoup au cinéma.
Sorti en mars, conçu clairement comme un blockbuster, Notre-Dame brûle, de JeanJacques Annaud, réalisateur habitué de grands succès au cinéma, n’a cependant pas tenu ses promesses. Cumulant en France 800 000 entrées – ce qui est déjà plus qu’honorable –, le film, qui se voulait l’œuvre définitive sur l’incendie du 15avril 2019, ne rejoindra pas le panthéon des mégasuccès au box-office français. NotreDame brûle a suscité la curiosité. Mais, hésitant entre documentaire et fiction, assourdi par une bande-son agressive, le film a déçu. Annaud, qui a mené une longue enquête auprès des protagonistes de la nuit du 15 au 16avril 2019, s’est sans doute retrouvé trop prisonnier des faits pour bâtir un film réellement épique et dramatique. Plusieurs œuvres ont pourtant construit l’image de la cathédrale, et mondialisé le monument. Cela s’est produit principalement par le prisme d’adaptations du roman de Victor Hugo. À ce jour, on en compte une cinquantaine au cinéma et au théâtre, sans compter le ballet de Roland Petit, ou encore le spectacle musical de Robert Hossein. L’amour impossible de Quasimodo et Esmeralda, leur destin tragique semblent avoir atteint le stade de mythe universel. Ce qui fournit un élément d’explications – parmi d’autres – au fait que l’incendie de 2019 ait provoqué un vrai choc mondial. Voici un – tout petit – voyage dans la filmographie de la cathédrale.
Notre-Dame chez les frères Lumière Le film dure à peine quelques dizaines de secondes. Mais il est historique. Ce sont les premières images cinématographiques de la cathédrale Notre-Dame de Paris, ou plus exactement de son parvis. Elles appartiennent au fond des frères Lumière. La date du tournage, selon les spécialistes, se situerait entre les automnes1896 et1897. C’est un plan fixe qui montre l’agitation devant le monument, une atmosphère très fin de siècle. L’opérateur ne s’est pas placé en face de Notre-Dame mais a choisi de tourner ses images à partir de l’angle sud-ouest du parvis – ou a été contraint de le faire. Ce que l’on voit d’abord, c’est une dizaine de personnes qui marchent en tous sens. Il n’y a pas foule mais il règne quand même une forme d’agitation. Sur les images, les femmes portent encore des robes longues qui descendent jusqu’aux pieds. Les hommes, eux, ont tous la tête couverte, des casquettes ou des hauts-de-forme, un marqueur de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. L’un d’eux entre dans le cadre par la gauche et jette un œil vers l’opérateur. Un autre passe à vélo. Défilent aussi devant l’objectif quelques calèches, un livreur de marchandises que l’on n’arrive pas à déterminer, des planches peut-être… Le cadrage n’embrasse pas la totalité du monument. Le regard ne dépasse guère la rosace. On ne voit rien des tours de la cathédrale, ni de la flèche néogothique reconstruite par Eugène Viollet-le-Duc. L’architecte qui a restauré et sauvé le monument au xixe siècle est déjà passé par là. Les rois de la galerie éponyme, décapités pendant la Révolution, ont retrouvé leur chef. Les portes du monument sont closes : les images ont été tournées en début ou en fin de journée. L’opérateur de ces images n’a pas été identifié. Les frères Lumière avaient engagé une équipe fournie pour tourner leurs films. Quelques-uns sont demeurés dans l’histoire, tels Félix Mesguich, qui a arpenté l’Afrique du Nord, ou encore Charles Moisson, qui, lui, s’est rendu en Russie, où il a filmé le couronnement du dernier tsar, Nicolas II. Sur les 1 428 documents cinématographiques qui constituent le fond des frères Lumière – 1 408 ont été conservés –, seuls 171 concernent Paris. Outre les monuments, comme la tour Eiffel, il y a aussi des scènes de la vie ordinaire, tel que ce cortège de bœufs qui se dirige vers les abattoirs de la Villette. Il y a aussi de nombreux défilés militaires, celui, par exemple,
de la garde républicaine descendant les ChampsÉlysées. Dans ce répertoire, un musée vivant, Notre-Dame était évidemment incontournable. Visionner ces images est, bien sûr, émouvant.
Quand Hollywood s’entiche du monument Pour ce qui est de la fiction, le roman d’Hugo inspire, lui, les pionniers du cinéma. Au paradis des films disparus figure une œuvre d’Alice GuyBlaché, réputée première femme réalisatrice. En 1905, cette Franco-Américaine proche de Léon Gaumont – le père fondateur de la firme –, déjà autrice de quelques films, dont l’un demeuré célèbre dans l’histoire du septième art, La Fée aux choux, réalise un petit opus sobrement intitulé La Esmeralda, aujourd’hui introuvable. Le Notre-Dame de Paris de Wallace Worsley est l’un des grands classiques du cinéma muet. La dernière copie connue à ce jour a été miraculeusement retrouvée en 2006. Produit par Irving Thalberg pour les studios Universal, le film est tourné en 1923, puis diffusé l’année suivante aux États-Unis et en 1925 en France. À l’aube du cinéma, c’est littéralement une superproduction, avec un budget s’élevant à 1,5million de dollars – une somme considérable à l’époque–, six mois de tournage, 4 000 figurants. Pour ne pas froisser les milieux religieux américains, c’est Jehan Frollo, le frère de l’archidiacre Claude, qui tombe amoureux d’Esmeralda. De la distribution du film, l’histoire du cinéma a retenu Lon Chaney, l’une des premières stars d’Hollywood, mime, acteur de théâtre, qui crée un Quasimodo d’exception, fruit de multiples heures de maquillage. « Je voulais rappeler aux gens que ceux qui se trouvent au plus bas de l’échelle de l’humanité peuvent avoir en eux la ressource de l’abnégation suprême », écrit Chaney à propos de ce rôle. De l’acteur, le célèbre auteur de science-fiction Ray Bradbury disait : « C’était quelqu’un qui extériorisait notre psyché. D’une certaine façon, il pénétrait à l’intérieur des ombres qui se trouvent en nous ; il était capable d’épingler certaines de nos peurs secrètes et de les restituer à l’écran. » En 1956, pour les fêtes de fin d’année, le metteur en scène Jean Delannoy propose à son tour une adaptation au cinéma du roman de Victor Hugo. Après un début de carrière de monteur, Delannoy s’est taillé une vraie réputation parmi les cinéastes. Les années1940 et1950 sont des périodes fastes pour lui ; deux de ses films, tournés à cette époque, sont devenus des classiques. Il y a d’abord L’Éternel retour (1943), une adaptation moderne du mythe de Tristan et Iseult, écrit et scénarisé par Cocteau et qui compte, dans sa distribution, Jean Marais et Madeleine Sologne. Trois ans plus tard, Delannoy réalise La Symphonie pastorale, adapté de l’œuvre d’André Gide, avec une inoubliable Michèle Morgan. Bref, le
Notre-Dame de Paris (The Hunchback of Notre Dame), Wallace Worsley, 1923. © Universal Pictures / Photo12 via AFP.
Notre-Dame de Paris, Jean Delannoy, 1956. Anthony Quinn (Quasimodo) et Gina Lollobrigida (Esmeralda). © Panitalia Paris Film Productions - Collection Christophel via AFP.
cinéaste a manifestement pour la fréquentation des grands écrivains et des grandes œuvres littéraires un goût prononcé, qui ne se démentira jamais au cours de sa longue carrière cinématographique. Plus tard, il adaptera notamment La Princesse de Clèves.
La fidélité à Hugo Dans son film, intitulé sobrement Notre-Dame de Paris – comme le roman de Victor Hugo, donc –, Delannoy suit fidèlement le récit hugolien. Lorsqu’on le fait défiler aujourd’hui, le générique contient de jolies surprises. L’un des scénaristes n’est autre que le poète Jacques Prévert. Et le facétieux Boris Vian lui-même apparaît dans la distribution, dans un rôle certes petit mais plein de malice puisque l’écrivain joue un cardinal qui assiste, dans les premières scènes du film, à une représentation du mystère de Gringoire qui fait un flop pendant la fête des fous. Le film connaît un franc succès à sa sortie en salle. Deux acteurs, déjà stars internationales, jouent les deux personnages principaux : la belle Gina Lollobrigida incarne une sensuelle Esmeralda et Anthony Quinn donne, lui, ses – vilains – traits à Quasimodo. Outre ceux-là, la distribution est française. Et prestigieuse… Alain Cuny campe magnifiquement l’inquiétant Claude Frollo, l’archidiacre alchimiste, possédé par sa volonté de puissance et des désirs qui déclenchent le drame. Le hiératisme de Cuny donne une dimension tragique – et du coup presque touchante – à ce personnage tourmenté par qui le mal arrive. Il y a d’autres perles rares dans la distribution, des acteurs et chanteurs entrés dans la légende tels que Robert Hirsch ou Philippe Clay, alors dans la fleur de l’âge. Visionner le film de Delannoy est un pur moment de nostalgie… Bien sûr, il n’était pas question à l’époque – pas plus que maintenant – de tourner le film à l’intérieur du monument. Le Paris et la cathédrale de 1482, date à laquelle Victor Hugo a situé son roman, ont été reconstitués dans les studios de Billancourt et de Boulogne. Preuve du talent des décorateurs, l’illusion est presque totale. Tel King Kong, Antony Quinn se balance sur la flèche, saute d’une gargouille à l’autre, personnages de pierre omniprésents dans le film. La première séquence du long-métrage est spectaculaire, prenante. Dans un plan très serré, on voit
se mettre en branle le bourdon de Notre-Dame. De ce qu’écrivent les historiens du cinéma, il semblerait que Jean Delannoy se soit battu avec ses producteurs pour ne pas édulcorer le trouble personnage de Claude Frollo. Dans l’opus de Delannoy, rien n’est tu des tourments de la chair qui dévorent l’ecclésiastique à la vue d’Esmeralda. Les financeurs du film redoutaient, eux, que les associations catholiques mènent campagne contre le film à la vue d’un Frollo si peu religieusement correct. Étrangement, à la fin de sa vie, Delannoy, oublieux sans doute de ses anciens combats, verse dans une forme de cinéma sulpicien et tourne deux films à la gloire de Bernadette Soubirous, Bernadette (1987) et La Passion de Bernadette (1989), projetés quasiment en boucle à Lourdes.
La fable gothique de Disney Dans la construction de la mythologie contemporaine de Notre-Dame de Paris, 1996 est une date incontournable. Cette année-là, les studios Disney diffusent Le Bossu de Notre-Dame, des réalisateurs Gary Trousdale et Kirk Wise, deux valeurs sûres de la compagnie. Depuis un quart de siècle, ce film, présenté comme une « aventure épique et musicale » par les studios Disney, a captivé des générations et générations d’enfants, devenant un classique. À sa sortie, à l’automne 1996, Le Bossu de Notre-Dame ne cartonne pas réellement aux États-Unis. Mais ce n’est pas un échec non plus. Loin de là… Les entrées permettent aux studios Disney d’empocher de confortables royalties – une centaine de millions de dollars – qui couvrent les frais engagés pour le film. En revanche, en Europe, c’est un immense succès. En France, il s’installe vite à la tête du box-office et atteint les sept millions d’entrées. En Italie et en Allemagne, ce sont trois millions de spectateurs qui, dans chacun de ces pays, se précipitent dans les salles. Le Bossu de Notre-Dame s’inspire librement du grand roman hugolien. En fait, réalisateurs et scénaristes s’en servent surtout comme d’une matrice, remixant l’histoire avec les standards du politiquement correct américain de Disney. À la sortie du film en France en novembre1996, les descendants de l’écrivain publient d’ailleurs une tribune dans Libération pour s’insurger contre ce qu’ils considèrent comme une utilisation mercantile de l’œuvre de Victor Hugo. Pour ménager les sensibilités religieuses – essentiellement aux États-Unis –, le méchant Frollo, par exemple, n’est plus, en effet, archidiacre mais juge. Le critique du Monde, Samuel Blumenfeld, estime que Disney s’est « éloigné volontairement du roman de Victor Hugo pour n’en retenir que la figure centrale, Quasimodo ». Les réalisateurs ne mettent en avant qu’un particularisme. « Quasimodo, remarque le critique, n’est pas laid, il est seulement différent. Ce personnage à part, marginalisé, est du coup parfaitement intégré au système disneyen, fondé en grande partie sur une galerie de personnages dont les particularismes provoquent un rejet de la part du monde dans lequel ils évoluent […]. Quasimodo s’inscrit ainsi dans la descendance de Dumbo, l’éléphant volant aux oreilles trop grandes qui était mis à l’écart de sa communauté, et de la Bête dans le remake animé du film de Cocteau. » Blumenfeld poursuit : « Pour rendre cette marginalité acceptable, l’équipe de Disney a accentué la dualité des personnages : Quasimodo est le personnage le plus laid, mais son âme est la plus pure ; son maître Frollo est en principe l’homme le plus pieux, mais ses actions sont les plus brutales. » Film d’animation destiné à un jeune public, il faut le rappeler, Le Bossu de Notre-Dame reprend les grands standards des récits d’initiation. Et se finit bien : Esmeralda et Quasimodo ne périssent pas. Seul disparaît Frollo. Le narratif est structuré par l’apprentissage de Quasimodo. Au départ, il est retenu dans les tours de Notre-Dame, enfermé par son mentor. La cathédrale, comme une mère, donne à l’enfant difforme sa protection maternelle. Ses aventures avec Esmeralda et le capitaine Phoebus l’obligent à se confronter, malgré sa différence, à la réalité extérieure.
Le Bossu de Notre Dame (The Hunchback of Notre Dame), Real Gary Trousdale et Kirk Wise, 1996. © Walt Disney Feature Animation / Walt Disney Pictures - Collection Christophel via AFP.
Mu par la découverte de l’amour, Quasimodo, comme n’importe quel être humain, doit partir à la conquête du monde. « Le thème de l’exclusion est décliné tout au long du film, insiste le critique du Monde. Moins monstrueux qu’une longue lignée de glorieux devanciers – Lon Chaney, Charles Laughton, Anthony Quinn –, Quasimodo a surtout des allures de Gavroche, ce qui ne le rend pas moins hugolien », écrit le critique de Libération, Michel Roudevitch. Le cadre de ce récit d’initiation est essentiellement Notre-Dame. « L’héroïne principale, c’est la cathédrale, appréhendée sous tous les angles avec ses dentelles de pierre et autres ornements. Un vaisseau dans les tempêtes, tant sous les crânes que surgissant du ciel et de l’enfer, combinant l’animation traditionnelle au traitement informatique, alliant le sublime et le grotesque, et le grand-guignolesque », estime Roudevitch. Dans Le Bossu de Notre-Dame, les gargouilles, compagnes de Quasimodo, s’animent. Elles le soutiennent, le conseillent. Et font preuve d’un humour ravageur. « Tu as enfin allumé une gitane », lance l’une d’elles à Quasi – le surnom qu’elles lui ont donné – au sujet de l’intérêt que lui porte soudainement Esmeralda. S’inspirant notamment des gravures de Gustave Doré, Le Bossu de Notre-Dame rend très vivant le monument, cadre du combat entre le bien et le mal qui, dans la tradition disneyenne, se joue là. Mais en entrant dans le panthéon des films d’animation, l’édifice perd, en fait, sa dimension religieuse. Ce qui compte, dans la fable de Disney, c’est le droit d’asile attaché au monument. À la fin du film, pour protéger Esmeralda, Quasimodo l’invoque. Et le méchant Frollo passe outre. Au final, nul ne sait aujourd’hui ce que viennent visiter les douze millions de visiteurs annuels de Notre-Dame de Paris. Un lieu de culte chef-d’œuvre du Moyen-Âge ou le décor d’un film d’animation de Disney qui a, sans doute, bercé leur enfance ?•