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Mille et une nuits au Qatar

Alan Copson / Robert Harding Premium via AFP Par Luna Vernassal

Dans cette dernière saison au Qatar, notre correspondante aborde « l’éléphant dans ces pages », comme elle l’écrit elle-même, la Coupe du monde de foot 2022. Vous avez été nombreux à souligner qu’elle était absente de cette balade, nécessairement subjective. Luna Vernassal a son point de vue, qu’elle précise et défend avec la fougue d’une amoureuse et son regard de résidente de longue date.

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C’est du haut d’un de ses gratte-ciel que j’écris la dernière partie de ce voyage au Qatar. Au cours de la dizaine d’années écoulée depuis mon arrivée, les tours ont fleuri, résidences, hôtels ou bureaux. Derrière ces tours, je vois la baie, la ville et ses quartiers plus traditionnels. Une ville plate, ocre et jaune que seuls les minarets des mosquées et les centres commerciaux dominent. Quelle est donc la religion prédominante aujourd’hui dans les émirats : le shopping ou l’islam ? Et puis, un peu plus loin, on peut apercevoir le désert, pas si désertique que cela en fait. Quand on regarde le Qatar sur les photos satellite, on remarque des étendues vertes ici ou là. Pas de forêts bien sûr, mais des fermes. Beaucoup de Qatariens ont des fermes, entre vraies exploitations agricoles et résidences secondaires. En général, quand ils vous disent qu’ils passent le week-end dans leur ferme, ils parlent d’une propriété en dehorsde Doha, à la campagne. Pour certains, il s’agira du bord de mer, où la « ferme » est l’occasion d’aller pêcher les poissons et les crabes qui peuplent les eaux du Golfe. D’autres ont des fermes avec palmiers dattiers, quelques poules et des canards. Pour d’autres encore, la ferme est celle où sont élevés les chameaux, soit pour la consom-

À propos d’un sujet qui fâche, la Coupe du monde de football 2022

J’aurais aimé vous prendre la main pour une dernière promenade le long des côtes qatariennes, à la découverte des villages abandonnés de pêcheurs, des forts, des wadis. Mais je vais terminer le quatrième volet de ce voyage au Qatar en tentant d’aborder l’éléphant dans ces pages : la Coupe du monde de foot. Je ne veux pas ici faire l’apologie du Qatar. Ce serait ridicule de ma part. il n’y a pas un pays dans le monde qui soit un paradis sur terre, pas plus le Qatar que la France. Je ne veux même pas chercher à démêler le vrai du faux. Ce n’est pas à moi de faire un travail d’investigation journalistique. Mais toutes ces polémiques devraient nous amener à réfléchir sur plusieurs points. Le premier d’entre eux est l’intégrité journalistique. Depuis le début de l’année et la polémique sur les décès dans les chantiers du stade, le chiffre qui circule est celui donné par The Guardian* il y a plus de dix-huit mois. Combien de journalistes se sont-ils dit : « Tiens et si j’allais vérifier ce chiffre ? Le décortiquer, voir quelle réalité il recoupe vraiment ? » C’est le chiffre donné par les ambassades de certains pays qui ont énormément de ressortissants au Qatar. Il représente la somme des décès de tous leurs expatriés entre 2010 et 2021. Notons que la population

mation, soit pour les courses. Et puis, il y a ceux pour qui « la ferme » est la vraie résidence secondaire de luxe, avec palmiers, terrain de tennis, piscine,etc. Quel que soit leur niveau de confort, ces fermes gardent néanmoins toutes une activité liée à la terre ou à la mer. Et toutes ont du personnel pour s’occuper des jardins et des animaux.

Dépendance alimentaire et blocus

Ici, les temps de culture sont à rebours de ce qu’ils sont en Europe. Quand la période chaude se termine, c’est le moment où nous pouvons enfin semer les graines et, deux mois plus tard – vers novembre–, vient celui de récolter les premiers fruits de ces semis. Cette production va durer jusqu’au printemps. Vers la mi-octobre ouvrent sur plusieurs sites au Qatar de grands marchés de producteurs locaux. Là, fruits, légumes, fleurs et miel produits localement sont proposés à des prix défiants toute concurrence. Ils sont frais et délicieux. Mais, dès fin avril début mai, la production diminue. C’est la fin de saison et les marchés ferment. Cela peut sembler bizarre, mais c’est parce que seulement 2,5 % de la terre qatarienne est arable et qu’il n’y a pas assez d’eau pour développer une agriculture extensive. Dessaliniser l’eau revient très cher, même pour notre propre consommation, ce qui fait que l’irrigation au Qatar est réalisée à partir d’eau souillée recyclée ou refiltrée. Depuis des années, le Qatar a pour objectif de réduire sa dépendance alimentaire car beaucoup de produits frais, viande, produits laitiers, fruits et légumes sont importés. Le pays avait déjà un plan pour sortir de cette dépendance alimentaire, mais le blocus a accéléré le processus. Je rappelle ici que ce que nous appelons le blocus vient de la décision prise par les Émirats arabes unis (EAU), l’Arabie saoudite et Bahreïn, entre autres, de fermer leurs frontières aériennes, terrestres et maritimes au Qatar, mise en œuvre le 5juin 2017 au matin. Impossible de sortir du pays, impossible d’y entrer. Tous les produits importés étaient bloqués. Très rapidement, un pont aérien s’est mis en place pour les produits alimentaires, avec notamment la Turquie, l’Iran et l’Inde. Nous n’avions pas de problème d’eau, puisqu’elle est produite localement, mais la plupart des produits laitiers, les œufs et le

du pays est constituée à 80 % d’expatriés. Ce chiffre –qui tient compte des hommes, des femmes et des enfants– ne distingue pas les différentes causes de décès, naturelles ou accidentelles. Ce n’est donc pas celui des accidents du travail à incidence fatale. Et encore moins le chiffre des travailleurs décédés spécifiquement sur les sites de construction des stades. L’article du Guardian le dit clairement : ce sont les décès cumulés des travailleurs immigrés au Qatar, pays qui va accueillir la Coupe du monde de foot. Il ne dit pas que ce sont les décès sur les chantiers des stades ! Le Bureau international du travail (BIT) a rendu un rapport** dont les conclusions sont très éloignées de ces chiffres. Sont-ils maquillés ? Le BIT est-il manipulé ? Acheté ? C’est une investigation à mener. Mais un deuxième point m’interroge, voire me révolte : c’est la faculté du foot à mettre en lumière certaines problématiques. On peut se réjouir qu’un évènement sportif mondial ait permis à un pays de redéfinir son droit du travail. Mais on peut trouver relativement malsain que ce qui choque l’Occident soit les potentiels décès sur la construction des stades de foot. Alors que les décès sur les constructions de tours ou d’autoroutes partout au Moyen-Orient laisse tout le monde indifférent ! Il a fallu qu’il y ait un tournoi de foot pour que le monde s’émeuve. Pour que la dignité humaine soit considérée à sa juste valeur, il faut que l’aura sacrée du football vienne l’éclairer. À quand une compétition de foot au milieu de la Méditerranée pour que l’on s’émeuve du sort des migrants qui s’y noient ? S’il nous faut des matchs de foot pour que nous prenions en considération certains problèmes éthiques, alors multiplions-les ! Encore que le mondial au Brésil n’ait pas vraiment changé

© AFP photo / HO / Qatar’s Supreme Committee for Delivery and Legacy

grand-chose à la déforestation et à la spoliation des terres des paysans. Idem pour la Coupe du monde en Russie, qui n’a pas fait s’émouvoir le reste du monde sur le sort des Ukrainiens qui avaient été envahis en 2014. Et, si j’en crois l’intégrité qui fonde nos révoltes, j’imagine que, si les Ouïghours et les Tibétains avaient construit les stades des Jeux de Pékin, nous aurions eu beaucoup plus qu’un simple boycott diplomatique passé inaperçu… À propos de foot, cela m’interpelle aussi que ce soit à cause du foot qu’on pointe du doigt des comportements non éthiques ! Le foot ! Le foot avec ses transferts pour des sommes astronomiques, ses supporters fascisants, ses clubs qui appartiennent à des oligarques russes ou à des fonds de pension américains – parmi les produits financiers les moins éthiques que le monde de la finance puisse produire. Le foot avec des équipementiers qui font produire T-shirts et baskets dans des pays asiatiques où il est peu probable que les droits sociaux soient respectés ! Bref, je trouve absurde que ce soit par le foot que le monde soit en train de donner des leçons d’éthique au Qatar ! Enfin, je ne peux clore ce passage Coupe du monde sans interroger notre biais raciste et notre biais de classe. Pour moi – franco-française, blanche, catholique –, il y a une forme de racisme à pointer autant du doigt ce pays. Il n’est pas neutre qu’un pays arabe reçoive autant de coups. On a du mal à accepter qu’un pays arabe, musulman, ouvert au monde et moderne, accueille un évènement international, quand ces dernières années les Occidentaux ont mis dans un même sac Arabes, fondamentalisme islamiste, attentats et guerre. Quand l’« Arabe », pour le Français, est l’étranger qui est venu dans les années 1960 pour fabriquer

poulet étaient auparavant principalement importés d’Arabie saoudite et des EAU. Avec la fermeture des frontières, il a fallu pallier ce déficit très rapidement : dans les supermarchés, nous avions parfois du mal à trouver ces produits. Dès le début du blocus, une ferme a fait venir par avion plus de 4 000 vaches laitières, ce qui a permis de couvrir un tiers de la consommation locale. Plus tard, au cours de l’été 2017, plus de 10 000 vaches sont arrivées par bateau. Entre juin2017 et le printemps 2018, la production agricole qatarienne (viande, produits laitiers, poulets, œufs, fruits et légumes) a augmenté de 400 %. Maintenant, la plupart de nos produits laitiers, du lait frais au yaourt en passant par les desserts, sont produits localement. Et tous les supermarchés ont un rayon identifié « produit au Qatar ». Aujourd’hui, le Qatar a mis l’accent sur les cultures alternatives : soit hydroponiques afin d’utiliser le moins d’eau possible tout en gardant de bonnes récoltes, soit aussi bios. Nous trouvons maintenant très facilement des légumes bios produits localement. Et puis, comme partout dans le monde, une plus grande conscience écologique, avec des pratiques de développement durable, a permis de faire des campagnes pour que les locaux, mais aussi les expatriés, puissent jardiner. Voilà, notre petite balade au Qatar, qui se sera déroulée sur un an, se termine au pied des stades. J’espère seulement qu’à la lecture de ces lignes votre regard sera allé beaucoup plus loin que les gradins et un rectangle de pelouse. J’espère que vous aurez eu une autre vision de ce pays si attachant, entre tradition et modernité. Le Qatar n’a pas le « bling » de Dubaï et la vie ici se rapproche plus probablement de ce qu’elle est dans une grande ville de province française. Nous trouvons, dans ce pays dynamique qui va de l’avant, une atmosphère familiale et authentique. S’il y avait une seule impression à retenir de ces feuillets distillés au fil des mois, c’est que la richesse de ce pays n’est ni dans son sol ni dans ses stades, mais dans son formidable melting-pot de nationalités.

Fin

nos Renault, que ce sont ses enfants français qui ont brûlé « nos » banlieues et ses petites-filles qui veulent à présent porter le voile ; quand l’Arabe est celui qui a été diabolisé depuis des années par une extrême droite française qui attire quasiment la moitié de la population française aux élections. Comment voulez-vous que dans ces conditions l’opinion publique accepte qu’une Coupe du monde se passe au Qatar ? De la même manière, le Français moyen a un rapport à l’argent et aux classes sociales très ambigu. Autant la richesse patrimoniale, celle qui se transmet depuis des générations dans une même famille, est tolérée, autant les « nouveaux riches » sont stigmatisés, avec des relents de patrimoine bien mal acquis. Or, le Qatarien représente l’archétype de ce « nouveau riche », qui, culturellement, passe mal : un pays qui s’est développé en cinquante ans grâce aux hydrocarbures – qui polluent parce que nous les consommons –, et qui, en plus, plutôt que de rester dans un état de pauvreté comme certains États africains dont le sol est riche en minerai, a eu l’outrecuidance d’investir dans le développement de sa propre population par l’éducation et les infrastructures. Ne faudrait-il pas mieux se servir de tels événements pour faire levier sur certaines problématiques environnementales ou sociales plutôt que de les boycotter ? D’autant qu’il est foncièrement hypocrite de pointer du doigt un pays alors que derrière on le courtise pour avoir des contrats juteux.

* www.theguardian.com/global-development/2021/feb/23/revealed-migrant-worker-deaths-qatar-fifa-world-cup-2022 ** www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---arabstates/---ro-beirut/---ilo-qatar/documents/publication/wcms_828395.pdf

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