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Constantin Sigov Ukraine – Une résistance millénaire
UKRAINE
Une résistance millénaire
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Le philosophe ukrainien Constantin Sigov revient sur l’histoire des relations entre l’Ukraine et la Russie. Et nous conjure de continuer à armer son pays.
Témoignage chrétien – Vous êtes né à Kyïv, en 1962, sous Khrouchtchev.
Comment perceviez-vous la situation quand vous aviez entre 15 et 20 ans?
Constantin Sigov – La première chose, c’est que mon père, alors qu’il s’apprêtait à faire un doctorat en informatique, avait été convoqué par le KGB, qui lui avait annoncé qu’il devait partir travailler dans une ville secrète au sein d’un laboratoire atomique. Il n’avait pas eu le choix. À Kyïv, où il n’a pu revenir qu’en 1957, il a travaillé dans le même institut de cybernétique que Léonid Pliouchtch, qui a été interné en hôpital psychiatrique en raison de son engagement dans la défense des droits de l’homme. Alors qu’il avait été invité à participer à un colloque aux États-Unis, il n’a pas pu y aller, car il a refusé de signer une lettre calomniant un collègue de Pliouchtch. Mes parents connaissaient personnellement l’architecte et écrivain Viktor Nekrassov. Il était venu chez nous. Exclu du parti en 1973, parce qu’il dénonçait la restalinisation du pays, il a quitté l’URSS pour la France l’année suivante. À la maison, on avait accès à la littérature interdite, au samizdat [Ndlr: publication clandestine d’écrits dissidents]. Nous n’avions pas lu le Livre noir de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg sur l’Holocauste en Union soviétique, mais ma mère et ma grand-mère – qui parlait yiddish et lisait l’hébreu – n’ignoraient pas ce qui s’était passé à Babi Yar. Et si on ne parlait pas publiquement de l’Holodomor – la grande famine du début des années 1930 –, nous savions que des gens étaient morts de faim même à Kyïv. Nos parents nous ont également raconté que, dans les années 1960, des églises étaient dynamitées à Kyïv! Ma génération sentait très clairement qu’un véritable discours sur l’histoire et la culture ukrainienne était interdit. Du coup, cela nous attirait. Un jour, un de mes copains m’a passé la reproduction photographique – deux cents pages environ! – de l’Histoire de la Rus’, un livre rédigé au xviiie siècle qui avait joué un rôle important pour Gogol. Y étaient racontées les guerres du xvie au xviie siècle entre Ukrainiens, Polonais, Russes, Tatars, Turcs. J’avais deux jours et deux nuits pour le lire en cachette, et je ne devais surtout pas en parler en classe! J’ai eu de très bons professeurs d’histoire – même si c’était l’histoire officielle – et de littérature ukrainienne des xixe siècle et xxe siècle, qui enseignaient sur cet arrière-fond d’interdiction. Nous avions connaissance du fait qu’un certain nombre d’écrivains et poètes ukrainiens avaient été déportés dans le camp de Solovki – en mer Blanche – ou avaient été fusillés à Sandarmokh – en Carélie – parce qu’ils n’avaient pas voulu renoncer à leur identité ukrainienne, parce qu’ils n’acceptaient pas de devenir des homo sovieticus.
Pouviez-vous imaginer une Ukraine indépendante?
Personne ne pensait que l’Union soviétique éclaterait si vite. Mais j’habitais non loin de l’ambassade de Pologne, une des rares ambassades alors présente à Kyïv et, avec mes camarades, nous affirmions avec beaucoup de sérieux – et un peu d’ironie – que l’Ukraine, comme la Biélorussie, était devenue membre de l’Onu en même temps que la France et deux mois avant la Belgique – c’était une ruse de Staline pour accroître l’influence de l’URSS. Dès les années 1960, des Ukrainiens avaient commencé à préparer l’indépendance de l’Ukraine. En 1965, à l’occasion de la première projection des Chevaux de feu, le film de Sergueï Paradjanov, au cinéma Oukraïna de Kyïv, qui se trouve non loin du Maïdan, le poète Vassyl Stous et le critique littéraire Ivan Dziouba avaient manifesté «contre les arrestations dans [leur] ville des meilleurs Ukrainiens». En 1968, des musiciens avaient protesté contre l’intervention des chars russes à Prague. Valentyn Sylvestrov avait été exclu de l’Union des compositeurs, réduit au chômage. Dès cette époque, en musique, en littérature, en histoire, en sciences humaines, toute une génération faisait tout pour se démarquer de la culture soviétique.
Votre expérience était-elle différente de celle des Russes?
Au goulag, comme l’a souligné Alexandre Soljenitsyne, les Ukrainiens et les Baltes étaient les plus nombreux. Les détenus ukrainiens y ont mené des révoltes mémorables avec un courage incroyable. Les pères de la résistance actuelle ont lutté dans ces camps. Et il faut savoir que, dans les Carpates, dans l’ouest du pays, dix ans après la fin de la guerre, des Ukrainiens combattaient encore les armes à la main l’occupation soviétique. La résistance ukrainienne ne date pas d’hier!
En invoquant la lutte contre les néonazis ukrainiens, Poutine essaierait-il de liquider la contre-histoire ukrainienne?
C’est exactement cela. Les Ukrainiens refusent le mythe qu’on prétend leur imposer, celui d’une prétendue libération de Varsovie, de Lviv, de l’Ukraine. Il est arrivé exactement le contraire: l’esclavage, l’aliénation… Le procédé pour les discréditer ne date pas d’hier: dès que quelqu’un s’opposait à Staline, il était traité de fasciste! Or, il faut rappeler qu’après le pacte germano-soviétique on a vu des gens en uniforme nazi sur la place Rouge. Il y avait une vraie collaboration militaire, économique, politique!
Néanmoins, ce qu’ont subi les Juifs en Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale ne peut pas être oublié.
Assurément. Mais Snyder montre qu’un pays dont l’État avait été décapité, un pays pris en tenaille entre les deux totalitarismes, était beaucoup plus vulnérable, beaucoup plus exposé à la violence. Dire cela ne revient pas à
déculpabiliser l’horreur, mais à reconnaître simplement que nul d’entre nous n’était dans la peau des personnes qui subissaient cette situation. Comme le disait la grande poétesse Anna Akhmatova: «Vas tut ne stoyalo, vous n’étiez pas là!» Il faut juger, bien sûr, mais en tenant compte des spécificités de l’époque. Il y a aujourd’hui en Ukraine pas mal de travaux très sérieux là-dessus. Notre maison d’édition, L’Esprit et la Lettre, a publié la traduction en ukrainien du livre de Patrick Desbois La Shoah par balles. Elle est disponible gratuitement en ligne. Et nous avons organisé une très grande exposition à ce sujet. Nous faisons le maximum pour donner à tous accès à la vérité…
Des mathématiques à la philosophie
Constantin Sigov est né dans une famille de mathématiciens, en 1962, l’année de la crise des missiles à Cuba. Nikita Khrouchtchev dirigeait alors l’Union soviétique. Ses parents s’étaient installés à Kyïv après le départ des nazis. Sa mère, née dans une famille juive en 1929, avait survécu à l’Holodomor – la grande famine de 1932-1933 provoquée par Staline pour briser la résistance de la paysannerie ukrainienne à la collectivisation –, puis à la Shoah. Luimême s’est d’abord orienté vers les mathématiques. «Les sciences humaines étaient asservies par l’idéologie, s’y engager c’était se condamner à vivre dans le mensonge et le double langage», dit-il. À la fin des années 1980, profitant de l’ouverture politique voulue par Gorbatchev, il s’est tourné vers la philosophie, présentant une thèse sur l’anthropologie du jeu. Le sujet du jeu, en lui-même, était «dissident», puisque le maître mot du monde soviétique, c’était «troud», le travail. Une partie de cette thèse est consacrée à ce qu’écrivait Dietrich Bonhoeffer à propos du fait que les Allemands avaient trop misé sur la discipline, le travail et l’autorité, en omettant de prendre au sérieux ce qui fait le cœur de la culture, à savoir le jeu, la liberté, le développement libre, etc. Au printemps 1991, Constantin Sigov vient faire six mois de stage au Collège de France et à la Maison des sciences de l’homme dans le laboratoire d’anthropologie sociale fondé par Claude Lévi-Strauss. Puis, de 1992 à 1995, il est enseignant invité à l’École des hautes études en sciences sociales. Dès 1992, à Kyïv, il participe à la refondation de l’université Mohyla. Le parlement et le président ukrainien avaient décidé de faire renaître cette université, dont la création, sur le modèle jésuite, remonte à 1615. Elle avait été interdite par les bolcheviks dès les années 1920 – son dernier recteur a été fusillé en 1937. Le laboratoire franco-ukrainien qu’il a alors mis sur pied est devenu le Centre des études européennes, qu’il dirige encore aujourd’hui.
J.-F. B.
Tout n’avait pas si mal commencé entre la Russie et l’Ukraine au moment de l’éclatement de l’URSS.
Boris Eltsine aurait voulu conserver l’Ukraine dans le giron de Moscou, mais il a compris qu’il ne pouvait pas s’opposer au résultat du référendum du 1er décembre 1991: 92,26% des suffrages exprimés, avec une participation de 84%, étaient en faveur de l’indépendance. Le oui l’avait emporté largement, y compris en Crimée et dans l’est du pays. Eltsine était sûr que nous rejoindrions la Russie plus tard. Les Russes se voyaient grands, magnifiques, incontournables… Or, nous avions vu ce qui s’était passé en janvier 1991 à Vilnius, quand les troupes soviétiques avaient tenté de prendre d’assaut la tour de la télévision lituanienne: quatorze morts. Et en 1993, les chars russes tiraient sur le Parlement russe! Puis il y a eu la guerre en Tchétchénie. Aucun Ukrainien n’avait envie d’envoyer ses enfants dans cette boucherie. L’Ukraine s’est éloignée de ce genre de projets impériaux, d’aventures et de folies. Si Boris Nemtsov était devenu président russe, l’histoire aurait peut-être tourné autrement, mais il a été assassiné en 2015 sous les fenêtres du Kremlin alors qu’il s’apprêtait à rendre publique son enquête sur l’invasion russe dans l’est de l’Ukraine en 2014… Nous avons préféré la démocratie: depuis l’indépendance, chaque élection présidentielle a donné lieu à une vraie compétition électorale et le résultat a toujours été une surprise, avec chaque fois un nouveau président. Enfin, les Ukrainiens, parce qu’ils parlent deux langues, savent parfaitement que chaque chose s’exprime au moins de deux façons différentes. C’est une expérience fondamentale de l’altérité. Cela invite à la souplesse. Cela construit une société civile, une culture et une économie davantage portées sur le dialogue.
Que dire de l’avenir?
Il faut faire en sorte que l’agresseur ne soit plus en mesure d’agresser. L’État russe doit être démilitarisé et faire le deuil de cet atavisme impérial qui tue des gens chaque jour. Plusieurs de mes étudiants de l’université Mohyla sont morts… Donc, il faut agir et notamment appliquer les sanctions à la lettre. Les Russes doivent sortir du vieux mode soviétique, qui veut qu’on délègue au pouvoir les décisions politiques en pensant ne pas être responsables des aventures militaires. Il n’est plus possible que les gens de la culture nous disent qu’ils s’occupent des choses intellectuelles, des beaux-arts, de musique, de ballet ou de théâtre et qu’ils se taisent sur le reste. Comment acceptent-ils de payer leurs impôts pour la guerre? De quelle façon ont-ils protesté contre la guerre en 2014 et l’annexion de la Crimée? Ces questions doivent leur être posées. Sinon comment sortir de l’hypnose impériale des gens qui sont asservis par la télévision russe et l’absence de médias libres en Russie?
«Amis, je vous écris de ma maison, dans les environs de Kiev…»
Il y a des textes qu’on n’oublie pas de sitôt et que l’on fait connaître avec plaisir et gravité. La lettre que Constantin Sigov écrit à ses amis de France est de ceux-là. Elle explique ce qui est en jeu dans la guerre que la Russie fait à l’Ukraine, le danger que court l’Europe si nous cédons à nos peurs et au désir de préserver notre confort. Il en va d’une certaine idée de la civilisation, d’un éthos européen, sans lequel «nous finirons par être transformés en animaux de basse-cour». Les mots du philosophe sont une puissante invitation au courage et à la solidarité.
Lettre de Kiev, Les éditions du Cerf, 2022, 16 p., 2,50 € J.-F. B.
Quant aux Occidentaux, aux Européens, il me semble que ce n’est pas le moment pour vous d’être fatigués de la guerre. Nous nous battons pour notre liberté… et la vôtre! Il faut faire le maximum pour que nous revenions tous à une vie proprement humaine, civique, pour que la vie de la jeunesse ukrainienne puisse reprendre normalement, pour que reviennent les millions de déplacés, enrichis par leurs rencontres avec la France et les autres pays d’Europe… Je pense à cette phrase du grand spécialiste de littérature, le Russe Mikhaïl Bakhtine: «Il n’y a pas d’alibi dans l’être.» Autrement dit, nous sommes responsables de nos actes. Nous devons tous assumer une responsabilité plus grande, nous sommes vraiment dans une situation où il faut choisir entre la vie et la mort. Pour nous et pour les autres. L’arbre du choix pour la vie doit être mis en valeur, en lumière, enseigné et tout simplement défendu avec plus de courage et de clarté.
Propos recueillis par Jean-François Bouthors.