Cahier printemps 2018

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Démographie

Dissidences Écrou

Fake news François Geste HàD Hôpital Mai 68

Nature Pape

Prisons

Jérusalem Migrants Marie-Madeleine

Neige Noirs

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Plage

Providentialisme

René Dosière

Prière

Renouvelable Réfugiés

Sexe

Terre promise

TC c h r é t i e n

Bismarck

Témoignage

Cimade

Beveridge

Supplément au n° 3769 de Témoignage chrétien

Béthanie

Printemps 2018

Afrique du Sud

Allemagne

Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

Affiches

Les défis de la fraternité

JÉ RU SA LEM Que vos choix reflètent vos espoirs et non vos peurs

Les Cahiers du

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Printemps 2018


TC

Les défis de la fraternité

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D’ÉTÉ LE 21 JUIN 2018

« Que vos choix reflètent vos espoirs et non vos peurs » Nelson Mandela (1918-2013) Photo de couverture © Thomas Coex /AFP/Getty Images


J’étais un Araméen errant…

L

a migration est la situation normale de l’humanité. Les peuples et les individus ne cessent de se déplacer ; par curiosité, pour savoir ce qu’il y a de l’autre côté de la colline, du fleuve, de la mer ; pour trouver de nouvelles ressources, de nouveaux gibiers, de n ­ ouveaux espaces ; ou parce qu’une tragédie – guerre, désastre naturel, famine – les pousse par milliers, dizaines de milliers ou plus nombreux encore hors de leur territoire. Aujourd’hui, la principale réalité migratoire, celle qui produit une crise, est celle des déplacements contraints par les conflits et les catastrophes économiques et écologiques. Ces hommes, ces femmes, ces enfants qui se déplacent dans des conditions d’urgence et de détresse dévoilent les désordres de notre monde. Les déséquilibres économiques structurels génèrent des violences qui, à leur tour, provoquent de nouveaux déséquilibres, en un cercle infernal dont les moins désespérés tentent de s’extraire. Mais à leur arrivée chez nous, les riches, que trouvent ces pauvres, ces éprouvés ? L’incompréhension, le rejet, la peur. Comment est-il possible que nous n’éprouvions pas une simple solidarité humaine à l’égard de ceux et celles qui ont eu la malchance de naître de l’autre côté d’une mer, d’une frontière ? Je sais que c’est compliqué, je sais que la misère du monde est grande et que nous ne l’épuiserons pas, je sais que l’opinion n’est pas prête… Mais notre refus d’accueillir ces hommes et ces femmes qui sont nos frères et nos sœurs nous juge. Il juge nos égoïsmes et nos étroitesses d’esprit. Angela Merkel a forcé la main des Allemands ; elle l’a payé très cher dans les urnes. Est-ce un risque que nous pouvons courir en France ? Je ne le crois pas. Mais nous pouvons à chaque instant, à chaque occasion, nous engager par la parole et l’exemple pour faire reculer les peurs. Les choix du gouvernement sont à l’image de ce que nous sommes ; c’est cela qu’il faut réussir à changer. L’opinion publique, c’est celle de notre voisine, de notre facteur, de notre boulangère, et aussi celle de notre maire et de notre curé.

Christine Pedotti

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somm Édito Maintenant Aujourd’hui p. 6 Jérusalem – Si je t’oublie, Jérusalem… – Jérusalem, quelle histoire ! – Jérusalem 2018

p. 18 Le sexe, l’Église et la nature p. 24 L’écologie en douze idées reçues

p. 32 Bismarck vs Beveridge

4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

p. 39 Prisons, des chiffres pour comprendre

p. 44 Les cinq ans de François p. 46 Fake news : entre guerre d’influence et appât du gain

p. 48 Le poids des mots


aire

printemps 2018

Regards

Culture

p. 51 Allemagne : migrants, le bilan

p. 87 Où sont passés

p. 58 La Cimade, vies en transit

les catholiques ?

p. 64 Fraternités

p. 89 La foi des incroyants

p. 66 René Dosière,

p. 92 Livres

le monsieur propre des finances publiques

Saisons p. 70 Dissidences

VOIR p. II Les oublié·e·s de la Passion p. VIIi Icônes de Mai Black Beach Day p. xV p. xxII Oser un geste !

p. 73 Ma famille à travers champs p. 78 Le voyageur immobile p. 84 Les mains dans la terre

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6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


Jérusalem La décision de Donald Trump de déménager l’ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem a suscité partout dans le monde une grande émotion et de vives inquiétudes ; à raison. Dans l’imaginaire spirituel des trois grandes religions monothéistes, la ville est comme un point de contact entre le ciel et la terre. Elle est aussi le lieu où s’accomplira la fin des temps. Cette dimension mystique de la ville s’accommode mal des calculs politiques opportunistes et, hélas, il ne manque pas d’apprentis sorciers prêts à modifier de très fragiles équilibres. Dans la « ville de la paix » – d'après certaines lectures étymologiques –, il suffirait d’une étincelle pour déclencher une guerre tant les sensibilités sont exacerbées. Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, il faut interroger les trois grandes traditions religieuses pour qui Jérusalem est une « ville sainte », essayer de démêler ce qui appartient à l’histoire et ce qui est une construction théologique, et finalement regarder comment vit Jérusalem et ceux et celles qui y habitent et y travaillent aujourd’hui.

Christine Pedotti

Plan de Jérusalem, aquarelle sur parchemin, tiré d’un psautier manuscrit, vers 1200, Koninklijke Bibliotheek, La Haye. © FineArtImages/Leemage

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AUJOURD’HUI // JÉRUSALEM

Si je t’oublie, Jérusalem… Comment dissocier le religieux du politique quand il s’agit de Jérusalem, l’épicentre des conflits au Proche-Orient ? Ville-monde, ville-temple, elle catalyse les oppositions. Parce que la religion a fait son retour, et ce, d’un strict point de vue politique, le plus souvent pour le pire. Le fait religieux radicalise les conflits et son instrumentalisation participe à bloquer l’émergence de solutions. Pourtant, d’un point de vue spirituel, la ville fonde la parenté entre les trois monothéismes, une filiation, qu’ils la réfutent ou non, indéfectible. Les querelles de famille sont souvent les plus terribles… Par Bernadette Sauvaget

Judaïsme : la fin de l’errance et de l’exil Les yeux rivés vers Jérusalem ? L’an prochain, oui, l’an prochain, là-bas. Comme une espérance, sans cesse renouvelée. Pour le judaïsme, la ville n’est pas seulement un endroit géographique, c’est le centre de la spiritualité, mettant fin (toujours provisoirement finalement) à l’exil et à l’errance. La pensée juive combine la Jérusalem d’en haut et celle d’en bas, la seconde étant sur terre le miroir de la première. Selon la tradition biblique, le roi David y installe le pouvoir politique et religieux « C’est la première ville mise en valeur. Mais David la choisit parce qu’elle n’appartient à aucune tribu juive. Il y a là une forte thématique de l’unité », relève le rabbin libéral Yann Boissière. La construction du premier temple par Salomon la consacre comme centre religieux. Jérusalem la sainte, donc. « C’est une ville qui exprime architecturalement la sainteté, poursuit Yann Boissière. Les prophètes vont radicaliser le thème de la cité porteuse de valeurs. » En fait, Jérusalem récapitule l’histoire du peuple hébreu, en permanence agitée, secouée de crises. Car les prophètes l’invectivent aussi vertement. Parce qu’elle a trahi sa vocation, parce qu’elle s’est donnée corps et âme aux nations étrangères. Mais, après le moment de la condamnation, vient le temps de la teshouvah, celui du repentir et du pardon. Et, pour finir, de la restauration.

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« Avec l’exil, la valeur de Jérusalem devient plus évidente », explique Yann Boissière. À Babylone, d’abord. Puis la destruction du deuxième temple en 70, catastrophe majeure dans le judaïsme, bouleverse radicalement l’histoire. Dans la dispersion, le judaïsme est contraint de s’inventer à nouveau : un judaïsme du Livre autour de la Loi, de la prière et de l’étude de la Torah. « Aucune prière n’oublie de mentionner le retour à Jérusalem », rappelle Mendel Samama, rabbin à Strasbourg, qui appartient à la mouvance loubavitch. Le regard est empli de nostalgie ; le rêve se nourrit de lui-même pendant deux mille ans. Toutefois, la lumière de Jérusalem n’est pas réservée au peuple hébreu. « Le lieu porte aussi un espoir pour l’humanité toute entière », plaide le rabbin Samama, se référant au Talmud. Pour le judaïsme, Jérusalem contient une immense mémoire collective.

Christianisme : un lieu de mémoire « À Jérusalem, Jésus a vécu des jours décisifs. Comme tous les juifs pratiquants, il y est monté plusieurs fois », rappelle l’exégète Jacques Nieuviarts. Pour le christianisme, Jérusalem est un lieu de mémoire fort, un point central de pèlerinage, où les différentes confessions chrétiennes, comme au Saint-Sépulcre, ont dû se partager (non sans mal) le territoire. « Il ne s’agit pas d’être des fétichistes ou des adorateurs de pierres mais, en remontant la Via Dolorosa, le chrétien revit la passion du Christ », ­poursuit-il. Jésus le juif enracine profondément le christianisme dans le

Yann Boissière, rabbin Pendant mon cursus rabbinique, j’ai eu la chance de passer une année, celle de 2010-2011, à Jérusalem, la Silicon Valley de la Torah. Malgré ce que l’on croit en France, la ville ne se réduit pas à la seule présence de l’orthodoxie. D’un point de vue religieux, le judaïsme s’y décline en une infinité d’expressions. Il s’y vit un véritable pluralisme et les juifs y cohabitent dans un joyeux mélange. En 2010, c’est vrai, j’ai vu aussi les milieux orthodoxes intensifier leur mainmise sur une société israélienne qui a peu résisté. À titre personnel, je ne crois pas à la sainteté intrinsèque d’une terre. La sainteté n’existe que dans la relation, à travers l’éthique et le comportement juste. Je ne défendrai pas l’inviolabilité de telle parcelle de terre ! Je ne prierai pas pour la restauration du Temple ! Mais il existe, chez moi, un attachement historique (non pas théologique) à Jérusalem. Spirituellement, le judaïsme a su se réinventer en dehors de Jérusalem et du Temple. Mais cela ne gomme pas pour autant l’histoire.

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AUJOURD’HUI / / JÉRUSALEM

Jérusalem, quelle histoire ! Comment une bourgade est-elle devenue la « Ville sainte » actuelle ? Le bibliste Pierre Gibert revient sur cinq mille ans d'histoire. L’histoire de Jérusalem est très ancienne et discontinue : l’archéologie témoigne de l’occu­ pation humaine de la colline bien avant les Hébreux (vers – 3500), puis de son abandon de – 3000 à – 1800. On trouve les restes d’un mur large de trois mètres daté de – 1700, quand Jérusalem devient l’une des principales citésÉtats de Canaan, occupée par les Jébusites : à cette époque, son nom – Rushalimum – appa­ raît d’ailleurs pour la première fois dans des textes égyptiens d’exécration (comportant une malédiction). Entre le xviiie et le xive siècle avant notre ère, la ville décline et passe sous domination égyptienne. La Bible situe au xe siècle l’installation du roi David. L’archéo­ logie identifie à cette époque une bourgade peuplée d’un millier de personnes au maxi­ mum, sans fortifications ni grande architec­ ture. Mais son emplacement s’avère straté­ gique, et idéal pour contrôler la région et ses routes, se défendre et lancer des attaques. Une écriture biblique de l’histoire Les mentions bibliques de Jérusalem sont tar­ dives et discrètes. Pour l’historien, la Bible est à la fois source et brouillage, dans la mesure où la relecture de l’histoire qu’elle présente est aussi théologique qu’historique : dans un récit de commencements, sans mémoire historique en tant que telle, il faut faire la part de la reconstitution – voire de la légende – et de la vérité historique, généralement inatteignable. Car les traces archéologiques de l’époque des premiers rois, David et Salomon, sont quasi inexistantes, et celles d’une ville impor­ tante et d’un État centralisé ­n’apparaissent 10 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

que deux siècles plus tard : la plus ancienne inscription en hébreu trouvée à Jérusalem est d’ailleurs tardive (viie siècle av. J.-C.). Il semble que David ait été en fait un chef de bande contrôlant un petit territoire et que ce soit l’histoire biblique qui l’ait « proclamé roi » par la suite. Certains historiens doutent même de l’existence de son successeur, Salomon (son nom, à l’étymologie proche de celle de Jéru­ salem, n’est pas mentionné par les peuples voisins). Ce sont des figures fondatrices idéa­ lisées, indéfiniment embellies. Dans les faits, l’installation à Jérusalem fut progressive et surtout magnifiée a posteriori. En fait, l’histoire a principalement commencé dans un Nord florissant où ont régné les plus anciens rois connus, avec pour capitale Sama­ rie. La stèle de Tel Dan (ixe siècle av. J.-C.) est la première à mentionner deux royaumes : Israël au nord et Juda au sud, gouverné par la « mai­ son de David ». Le royaume du Sud, plus aride, a alors peu d’importance, sinon pas d’exis­ tence. Et l’autonomie des deux royaumes, celui du Nord, assez grand, celui du Sud, petit, reste menacée par leurs deux grands voisins égyp­ tien et assyrien. Avec la prise de Samarie par les Assyriens et la disparition du royaume du Nord (en – 722), le petit royaume de Juda et sa capitale Jéru­ salem vont se développer (jusqu’à leur chute en – 587) : les prophètes et les souverains du Sud sont dès lors reconnaissables et connus (viiie au vie siècle). Le Sud revisite alors son histoire et fait remonter celle de Jérusalem à David, en la magnifiant, notamment avec la figure de Salomon.


Le Roi David rapportant l’arche d’Alliance, fresque, Villa Cornaro (xvie siècle), Piombino Dese, Italie. © AKG

Nommer « Second Temple » celui qu’Hérode le Grand restaure à partir de l'édifice érigé au ve siècle, au retour d'exil, implique qu’il en a existé un premier. La Bible en attribue la construction à Salomon et l’imagine immense et couvert d’or. Mais quel était-il ? S’il a existé, il devait être modeste. Jérusalem n'était alors pas la seule « ville sainte ». Mais le culte du Dieu unique va progressivement s’y établir de manière centralisée et bientôt exclusive. Après la chute de Samarie au nord, au viiie siècle, les autres sanctuaires s’effacent au pro­ fit de Jérusalem, qui devient alors la capitale religieuse. Même si la religion populaire reste longtemps mélangée, le culte officiel s’at­ tache désormais au Dieu unique. En 587 avant notre ère, la catastrophe s’abat sur la ville et son temple sous les coups de Nabuchodono­ sor. Ses élites politiques et religieuses sont emmenées à Babylone. En permettant le retour d’Exil (– 538), l’empe­ reur perse Cyrus établit des vassalités afin de gouverner tout le Proche-Orient : pour garan­ tir sa puissance politique, il accorde des privi­ lèges au royaume de Juda et l’aide à restaurer son Temple. Israël s’attache au culte du Dieu unique et élabore ses Écritures pour asseoir sa foi. C’est la naissance de l’historiographie offi­ cielle d’Israël, au vie siècle avant notre ère : à la demande des autorités royales, les scribes rassemblent et unifient les rouleaux dont ils disposent, afin d’élaborer l’histoire du pays et de la ville. Se succéderont alors des périodes de domination – hellénistique, puis romaine – avec une courte indépendance sous les Has­ monéens (– 164 à – 63). Autour du début de

notre ère, sous Hérode le Grand, la ville est richement embellie et devient, selon Pline l’An­ cien, « la plus fameuse cité de l’Orient ». Après la première révolte juive (en 70 de notre ère), la ville et le Temple sont incendiés par Titus. Après la seconde (en 135), Hadrien fait raser le Temple et chasse les juifs de la ville. Jérusalem perd dès lors l’aura qu’elle avait acquise quelques siècles plus tôt. Mais le judaïsme et le christianisme continuent de se développer en Méditerranée bien après la des­ truction de la ville : au cours de la période de l’Empire romain, le peuple juif, bien qu’ancré à sa terre et jaloux de son autonomie, a essaimé partout autour de cette mer fermée qui favo­ rise d’extraordinaires circulations et échanges de biens, de personnes et d’idées. Un mythe médiéval Dès le ve siècle, Jérusalem devient une ville byzantine chrétienne. Avec l’expansion de l’islam (viie et viiie siècles), puis les croisades (xie au xiiie siècle), se développent autour de Jérusalem une littérature, une iconographie et un imaginaire foisonnants. Quand Isabelle la Catholique chasse les juifs d’Espagne en 1492, certains s’installent en Afrique du Nord, d’autres partent au Proche-Orient, se pro­ curent des manuscrits, puis rentrent dès que possible en Occident, notamment en Italie du Nord : ils y développent leur propre culture, dont les chrétiens vont bénéficier. Dès lors, et pendant de longs siècles, le projet de s’instal­ ler « l’an prochain à Jérusalem » demeurera un vœu pieux ou poétique… Propos recueillis par Olivier Pradel. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 11


AUJOURD’HUI // JÉRUSALEM

judaïsme. Avec Jérusalem, sa r­ elation est toutefois complexe, à la manière de celle des prophètes de la Bible. Le théologien protestant Antoine Nouïs défend une position presque iconoclaste. « Je crois que les chrétiens sont attachés à Jérusalem pour de mauvaises raisons », plaide-t-il. Il minimise les liens (au moins physiques) du christianisme avec Jérusalem. « Les chrétiens ont une foi qui n’est pas tributaire d’un lieu, explique-t-il. Jésus est venu déterritorialiser cette foi. » À l’appui de sa démonstration, il évoque l’épisode évangélique lors duquel Jésus chasse les marchands du Temple : « Ce n’est pas seulement une protestation, c’est un geste prophétique », explique-t-il, reliant cette séquence à celle du prophète Jérémie brisant la cruche après avoir lancé ses imprécations contre la déchéance de Jérusalem. Une conception qui n’est pas celle, loin de là, des évangéliques, en particulier américains. À partir de théories héritées du xixe siècle, ils ont développé une sorte de sionisme chrétien eschatologique, imbriquant irrémédiablement le politique et le religieux. Les évangéliques considèrent que les prophéties bibliques ont annoncé le retour des juifs en terre d’Israël. En clair, la création de l’État hébreu augure de la parousie, le second avènement de Jésus sur la terre. Depuis l’époque de Jimmy Carter, ces

Philippe Lefebvre, exégète dominicain Ce qui me frappe d’abord, c’est que Jérusalem apparaît tardivement dans le texte biblique. Son nom même (prononcé en hébreu « Yeroushalayim ») contient une dualité. De quelle ville parlons-nous ? Pour les prophètes, elle est à la fois apostate et restaurée, anéantie et rayonnante de gloire. Comme juif, Jésus y est, bien sûr, très attaché et entretient un rapport aimant avec elle. Mais il la questionne en permanence. Il se rend au Temple mais en chasse les voleurs. D’Hérode, il dit que c’est un renard et que lui-même vient rassembler les poules… Depuis toujours, la ville est traversée de présences et de paroles multiples. Jérusalem ne vit que par les routes qui y mènent. Elle ne se comprend que par les liens qu’elle entretient avec d’autres villes, Tyr, Hébron ou Bethléem. Aller à Jérusalem, c’est entrer dans un écheveau de cités. À titre personnel, j’y ai ressenti des choses que j’avais déjà perçues ailleurs. En fait, je dirai que c’est un lieu qui nous apprend les autres lieux, une ville qui nous apprend les autres villes.

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milieux évangéliques exercent une forte influence sur la politique américaine au Proche-Orient, attisant le feu. Pour y mener un intense lobbying, d’influents leaders ont fondé, en 1980, une « Ambassade chrétienne inter­ nationale » à Jérusalem. Dès lors, pour des raisons spirituelles et religieuses, les chrétiens ne devraient-ils pas abandonner toute prétention territoriale dans la Ville sainte ? Le débat pourrait être ouvert, quitte à susciter des positions divergentes. « Personne ne peut être privé de liens symboliques essentiels, plaide l’exégète Jacques Nieuviarts. Mais notre responsabilité de chrétiens, c’est de faire de Jérusalem un lieu de paix. »

Islam : le point central du monothéisme Al-Qods, la sainte en arabe. Avant de se tourner vers la Kaaba, les fidèles autour du Prophète ont d’abord prié en direction de Jérusalem. Même disparue, cette pratique demeure très marquante pour les musulmans d’aujourd’hui. Ce sont les discordes très violentes avec les juifs de Médine (elles aboutissent, entre 624 et 627, à un combat à mort) qui conduisent à changer le rituel et orienter la prière vers La Mecque. Comme pour les deux autres monothéismes, Jérusalem joue un rôle central, voire décisif, pour l’islam. La religion musulmane met ses pas dans ceux du judaïsme et du christianisme, qui l’ont précédée. Le roi Salomon (Suleyman, Slimane en arabe) y est considéré, comme d’autres personnages bibliques, comme un prophète. Jésus est même gratifié dans le Coran du titre de rasul (envoyé) à l’instar de l’ange Gabriel et de Mahomet. L’attachement musulman à Jérusalem est le signe de cette continuité. D’un point de vue théologique, Jérusalem et la Palestine constituent pour l’islam le point central du monothétisme. « À nos yeux, c’est le réceptacle du monothéisme », appuie l’universitaire Abdelkader al-Andaloussy Oukrid. Il rappelle qu’Abraham a « traversé la Palestine et que, selon la tradition, son tombeau se situe à Hébron, près de Jérusalem, même si les historiens débattent ce point ». Il défend une conception spirituelle de l’islam. « Il est faux de dire que c’est une religion du droit, une religion de principes juridiques, soutient-il. Et l’unicité absolue de Dieu est une notion fondamentale pour la religion musulmane. » Racontés par le Coran et développés dans les hadiths, le voyage nocturne du Prophète (l’isra) à Jérusalem et son ascension dans le ciel (le mi-raj) sont deux épisodes essentiels, qui s’enchaînent l’un à la suite de l’autre. Ils fondent le lien de l’islam à la Ville sainte, récapitulent sa filiation avec le judaïsme et le christianisme, posent le

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AUJOURD’HUI // JÉRUSALEM

principe que l’islam ne serait pas une rupture mais une continuation. « Gloire et pureté à Celui qui, de nuit, fit ­voyager son Serviteur de la ­mosquée al-Haram à la mosquée al-Aqsa, dont nous avons béni l’alentour afin de lui faire voir certaines de nos Merveilles », lit-on dans le Coran (sourate 17, 1). Intervenant au début de la prédication, avant l’exil à Médine, ce voyage relie la mosquée al-­Haram et la Kaaba de La Mecque à la mosquée al-Aqsa – étymologiquement « la lointaine » –, qui, dans les faits, n’est pas encore construite à ce moment-là. Selon la tradition musulmane, Mahomet dirige à Jérusalem une prière qui rassemble les prophètes de la Bible (ceux considérés comme tels par l’islam). Ensuite intervient l’ascension dans les cieux, mentionnée dans le Coran mais développée ultérieurement dans la littérature islamique. Mahomet rencontre l’ange Gabriel – le messager en islam –, contemple la divinité et entrevoit l’enfer. Il existe des versions divergentes. Le dôme du Rocher et al-Aqsa, dont la construction a débuté aux alentours de 637, constituent l’esplanade des Mosquées, implantée sur le lieu de l’ancien temple de Salomon. En islam, il y a débats et divergences sur le lieu à partir duquel Mahomet se serait élevé vers le ciel.

Ghaleb Bencheikh, théologien musulman J’ai vécu comme un privilège le fait de pouvoir me rendre à deux reprises (en 2002 et en 2003) à Jérusalem. Traditionnellement, pour le pèlerin musulman, cette ville était le troisième site à visiter après La Mecque et Médine. J’ai ressenti évidemment une grande émotion à fouler cette terre, à remonter la Via Dolorosa. Au Kotel [Ndlr : mur des Lamentations], j’ai vu la sincérité de ceux qui priaient là. Bien sûr, je me suis rendu sur l’esplanade des Mosquées. Comme il se doit, j’ai essayé de voir l’empreinte du pied du Prophète sur le rocher couvert par le dôme qui porte son nom. Mais, je l’avoue, il faut avoir les yeux de la foi pour l’apercevoir… À l’entrée de l’esplanade, le soldat israélien m’a laissé passer sans problème. À cause du patronyme figurant sur mon passeport, j’étais évidemment à ses yeux un musulman, alors que j’aurai pu être un athée, un hérétique. À mes côtés, il y avait un homme de nationalité portugaise, avec un nom portugais. Il a été contraint de réciter la Shahada et la Fatiha pour prouver qu’il était réellement musulman !

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© Momen Faiz / NurPhoto

Jérusalem 2018 Jérusalem est l’épicentre (au moins symbolique) du conflit israélo-palestinien. Depuis vingt ans, l’historien Vincent Lemire travaille sur ce dossier complexe. Il explique les enjeux contemporains de ce qu’il appelle la ville-temple ou la ville-monde, dans laquelle il séjourne fréquemment. Que change la décision de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale de l’État israélien ? Dans les faits, rien. Théoriquement réunifiée depuis 1967, la ville reste une municipalité coupée en deux où 40 % des habitants ne votent pas. Les Palestiniens (qui disposent du droit de vote aux élections municipales) boycottent le scrutin pour ne pas reconnaître l’annexion. Moins de 10 % du budget municipal est consacré à la partie orientale. Sur le terrain, il y a donc un décrochage très net entre les deux parties de Jérusalem, de moins en moins réunifiée. Mais, plus fondamentalement, la décision de Trump change radicalement les paramètres du conflit israélo-palestinien. Jusqu’alors, l’unique consensus reposait sur le fait qu’il devait être réglé par le droit international. Trump s’assied là-dessus et promeut une idéologie du deal, c’est-à-dire un rapport de force dans lequel le plus fort gagne. Et on sait qui est le plus fort en ce moment…

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 15


AUJOURD’HUI // JÉRUSALEM

Le poids des évangéliques (le vice-président Mike Pence en est un) et leur vision de Jérusalem ont-ils compté ? Oui. Il ne faut pas voir ce qu’on appelle parfois le lobby juif américain derrière la décision de Trump. Pour mémoire, 80 % de l’électorat juif a voté pour Hilary Clinton lors des présidentielles. Cette décision est clairement un signal en direction des évangéliques. Et Mike Pence, seul présent aux côtés de Trump lors de son discours du 6 décembre, l’y a beaucoup poussé. Il existe une parenté qui remonte très loin dans les mémoires israélienne et américaine : deux terres promises, deux peuples élus, deux frontières à conquérir, deux peuples indigènes à combattre et à réduire. Dans les milieux évangéliques, cette structure culturelle est encore plus prégnante car elle se double d’un discours eschatologique. Pour les évangéliques, la fin des temps et le jugement dernier adviendront quand le peuple d’Israël sera souverain sur toute la Terre sainte. Même si ce discours apparaît un peu délirant à nos yeux, il a un impact sur une part substantielle de son électorat.

Quels sont les enjeux aujourd’hui à Jérusalem ?

Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, Vincent Lemire dirige le projet européen Open Jerusalem. Il a notamment écrit Jérusalem 1900, la Ville sainte à l’âge des possibles (Armand Colin, 2013) et dirigé Jérusalem, histoire d’une ville-monde (Flammarion, 2016, 544 p., 12 €).

L’approche démographique est, selon moi, celle qui permet le mieux de comprendre. Chez les Palestiniens, la démographie est une vraie forme de résistance, silencieuse mais efficace. En quarante ans, la population palestinienne de Jérusalem a été multipliée par quatre, passant de 70 000 à 300 000 habitants. La population juive, elle, a été multipliée seulement par deux et demi. Mais très peu de permis de construire sont octroyés aux habitants de Jérusalem-Est. La conséquence, c’est que Jérusalem-Est connaît une forte crise urbaine, une surdensité du logement (toutes les caves, tous les balcons et terrasses sont occupés) et des conditions de promiscuité intolérables.

La « colonisation » israélienne avance-t-elle ? Parmi les 35 000 habitants de la vieille ville, il n’y a que trois à quatre mille juifs. Ce ratio ne bouge presque pas. On confond la visibilité israélienne, ses drapeaux, ses soldats, ses juifs orthodoxes qui viennent prier et la prise de contrôle effective du patrimoine foncier. Il y a une israélisation militaire et administrative de Jérusalem-Est mais pas de judéisation démographique. En fait, la stratégie de colonisation a surtout consisté à créer des colonies à l’extérieur du périmètre municipal. Il s’agit, dans la vision israélienne, de consolider la sécurité. Et pour des familles nombreuses qui ont des difficultés à se loger, cela a créé un appel d’air.

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Comme c'est le cas à d'autres endroits dans le monde, la présence chrétienne est-elle fragile ? Au début du xxe siècle, les chrétiens constituaient 20 % de la population de Jérusalem. Ils ne sont plus que 2 %. Ces dernières années, des lieux chrétiens (et c’est un fait nouveau) ont été la cible d’extrémistes juifs. Il y a eu des incendies et des menaces, des graffitis aussi. La municipalité de Jérusalem, de son côté, cherche à fiscaliser les lieux saints et les lieux d’accueils des pèlerins. C’est très mal vécu et le Vatican se manifeste de manière véhémente. L’enjeu financier est important car 60 % des touristes et pèlerins à Jérusalem sont des chrétiens.

Que représente Jérusalem pour la société civile palestinienne ? Y compris à Gaza, son avenir demeure central dans les préoccupations. Depuis le début des années 1990, le processus d’islamisation de la question palestinienne a encore accentué la centralité de Jérusalem dans les représentations politiques palestiniennes. La symbolique de l’esplanade des Mosquées et du dôme du Rocher fonctionne à plein régime. Mais la société civile palestinienne a choisi de s’éloigner de la lutte armée et de refaire de la politique en utilisant les réseaux sociaux et les médias, en particulier parmi les jeunes. Les attentats suicides sont, eux, le symptôme d’une certaine désespérance. En juillet 2017, lors de la crise des portiques, la jeunesse palestinienne a fait reculer le gouvernement israélien sans mot d’ordre politique, ni religieux. Nous n’avons pas mesuré la portée de cet événement. Pourtant, c’était tout simplement la première victoire palestinienne à Jérusalem depuis la guerre des Six Jours. Propos recueillis par Benadette Sauvaget.

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le SEXE,

l’ÉGLISE & la NATURE Épisode I • Des origines à 1968 18 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


Pourquoi l’Église catholique a-t-elle tant de mal avec la question de la sexualité ? Pourquoi ce qu’elle dit est-il si peu compréhensible ? Il faut sans doute faire une relecture historique longue, des origines à nos jours, pour comprendre comment s’élabore ce système de pensée. En voici le premier épisode, des origines à 1968. Par Anthony Favier et Christine Pedotti

A

u fil des siècles, l’Église a élaboré une morale sexuelle naturaliste, basée sur une logique providentialiste et finaliste. S’y exprime la conviction que, de notre naissance à l’heure de notre mort, nous sommes le fruit de la volonté de Dieu et que cette volonté s’exprime à travers les aléas de la naturalité. Dans cette perspective, la nature est une puissance légitimante de la sexualité. Les chrétiens n’étaient à l’origine ni plus moralistes ni plus conservateurs que leurs contemporains grecs ou latins. On accuse volontiers Paul d’avoir instillé dans le christianisme une réticence, voire un rejet, vis-à-vis de la sexualité. C’est exact dans la mesure où il adopte la vision des stoïciens en valorisant l’abstinence, alors que le judaïsme classique considérait – et c’est toujours le cas du judaïsme rabbinique actuel – que c’était un devoir de se marier (pour perpétuer Israël) et que la jouissance des époux était un bien en soi, un bienfait de Dieu. Les Pères de l’Église, marqués eux aussi par la culture stoïcienne, emboîteront le pas à Paul. Il faut cependant noter que Paul et les premiers chrétiens tenaient la fin du monde pour imminente ; il n’était donc plus nécessaire de croître et de multiplier selon le commandement divin de la Genèse. Par ailleurs, dans un environnement où les cultes païens valorisaient le sexe et la prostitution sacrée, le célibat était un idéal ascétique, un signe de maîtrise de soi. Dans la 1re Épître aux Corinthiens, Paul écrit : « Celui qui n’est pas marié se préoccupe des intérêts du Seigneur. Son seul souci est de lui plaire. Celui qui est marié s’occupe des affaires de ce monde, pour plaire à sa femme ; et le voilà tiraillé de part et d’autre. […] En somme, celui qui épouse sa fiancée fait bien, et celui qui ne se marie pas fera encore mieux. » Le mariage devient un remède à la concupiscence et, bien sûr, le moyen de procréer, ce qui était redevenu tout à fait nécessaire puisque la fin du monde tardait. Mais il restait un pis-aller. Et le célibat fut considéré comme un état supérieur au mariage, idée que le judaïsme n’avait jamais ni promue ni même conçue.

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AUJOURD’HUI // LE SEXE, L’ÉGLISE & LA NATURE

Pour autant, aux premiers temps du christianisme, la question de la faute et de la culpabilité est, de façon générale, très peu présente. Par le baptême, le chrétien recevait la grâce de Dieu. Son péché était effacé et il était sauvé. Il lui restait à mener une vie juste et bonne, vie privée, et donc sexuelle, comprise. Mais, au moment des grandes persécutions, certains vont apostasier pour conserver la vie sauve. L’Église décidera pourtant de les réinsérer dans la communauté après un temps de pénitence. Elle célébrera leur pardon et leur retour ; c’est l’origine du sacrement de pénitence. D’une célébration unique et publique, on passera lentement à la confession fréquente et privée. Entre les mains des clercs, qui ont le pouvoir de remettre les fautes, la confession va devenir un instrument de pouvoir et de contrôle. Et, petit à petit, les fidèles vont être invités à traquer tout ce qui ne va pas dans leur vie et à le confesser pour en obtenir le pardon. La peur du diable et sa capacité permanente à renverser ce qu’a fait le baptême grandissant, le pouvoir des clercs progresse d’autant. Le péché lié à la sexualité devient prédominant.

Des fins du mariage Au cours du Moyen Âge, conformément à la doctrine développée par Augustin d’Hippone, le mariage est rigoureusement et exclusivement lié à la procréation. Au point que des théologiens s’interrogent avec le plus grand sérieux sur la légitimité pour un homme d’avoir des relations sexuelles avec son épouse enceinte. Il fut certes un temps bref, une parenthèse enchantée, où l’on a cru que, dans l’acte de procréation, les deux sexes devaient mélanger leur semence afin que les enfants soient beaux, robustes et sains, et où la jouissance des femmes fut privilégiée. Hélas, l’expérience montra que les femmes pouvaient mettre au monde de beaux bébés même si ni désir ni plaisir n’avaient présidé à leur conception. Paul avait aussi dit que le mariage servait « à ne pas brûler », c’est-à-dire à éteindre la concupiscence. Thomas d’Aquin va théoriser les deux fins du mariage et les articuler l’une à l’autre. La première est bien la reproduction, et la seconde, qui doit toujours être subordonnée à la première, le remède à la concupiscence. Jusqu’au xviiie siècle, ces questions ne soulèvent guère de passions. L’Église est principalement concernée par la stabilité des mariages. Elle interdit les divorces, surtout ceux des princes, ce qui lui permet de contrôler les alliances. Il faut toutefois reconnaître que l’interdiction des divorces a protégé les femmes de la misère de la répudiation. Elle est aussi la garante des intérêts des familles quand elle combat les mariages secrets célébrés sans l’autorisation des parents. Pendant toute cette longue période, du Moyen Âge au xviiie siècle, l’Église a le monopole du contrôle du mariage et de la vie privée des gens par le biais de la confession et des directeurs de conscience. C’est au cours du xviiie siècle qu’apparaissent les premières descriptions anatomiques précises des organes génitaux. Les naturalistes commencent à comprendre

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les mécanismes de procréation. C’est un prêtre catholique, Lazzaro Spallanzani, qui découvre, vers 1780, le processus de la fécondation (spermatozoïde et ovule). Mais les populations, elles, n’ont pas attendu les conclusions des scientifiques pour comprendre comment éviter les naissances non souhaitées. Dès le milieu du xviiie siècle, la France est la première parmi les nations européennes à faire sa transition démographique. Jusqu’alors, la croissance démographique était constante, et la France était le pays le plus peuplé d’Europe. La diminution de la mortalité infantile pousse les parents à avoir moins d’enfants afin que les biens ne soient pas émiettés. Les couples pratiquent le coitus interruptus, ou « retrait », une pratique que l’Église et les confesseurs dénonceront sous le terme de « funestes secrets », et que les moralistes condamneront comme « onanisme conjugal ». Les prêtres sont incités à demander à leurs paroissiens s’ils usent de tels subterfuges. Mais ces pratiques de confession intrusives ont pour conséquence de faire fuir les hommes des confessionnaux. Au xixe siècle, après le choc de la Révolution française, la pratique religieuse est majoritairement féminine. On compte un tiers d’hommes pour deux tiers de femmes. Et les confesseurs s’inquiètent de voir les femmes déserter elles aussi les églises. L’historien Claude Langlois a dépouillé les archives de prêtres qui écrivaient à leurs évêques, lesquels, à leur tour, interrogeaient la « Sacrée Pénitencerie » à Rome, afin de savoir ce qu’il convenait de dire aux femmes qui avouaient cette pratique du « retrait ». Fallait-il condamner le couple, l’homme, la femme ? On résolut de façon prudentielle de donner l’absolution aux femmes, considérant qu’elles ne pouvaient être responsables d’usages dont l’homme décidait.

De la procréation à la spiritualité Cependant, à partir de la fin du xixe siècle et au cours du xxe commence à se développer une spiritualité du mariage. L’union des époux, leur soutien mutuel, leur vie spirituelle deviennent des sujets de méditation. L’union des âmes et le progrès spirituel des époux ne seraient-ils pas l’une des « fins » du mariage, au même titre, et peut-être même « avant » la procréation ? En août 1930, la conférence de Lambeth – qui réunit les responsables de la communion anglicane – se penche sur la question du mariage. Tout en rappelant les bienfaits de la maîtrise de soi et de la continence, elle autorise les couples mariés à user des moyens contraceptifs disponibles à l’époque, tels que le préservatif ou le diaphragme, afin d’assumer une parentalité responsable. Et précise au passage que le Nouveau Testament est muet sur le sujet… La décision de Lambeth fait l’effet d’une bombe ; la réponse catholique ne tarde pas et, le 31 décembre de la même année, le pape Pie XI publie l’encyclique Casti Connubii (Du mariage chaste). La procréation est réaffirmée comme étant le cœur du mariage. Il est envisagé que les époux puissent restreindre le nombre de naissances, mais exclusivement par le biais des pratiques de continence. Pas de

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AUJOURD’HUI // LE SEXE, L’ÉGLISE & LA NATURE

s­ exualité sans possibilité de conception, telle est la règle énoncée : « Tout usage du mariage, quel qu’il soit, dans l’exercice duquel l’acte est privé, par l’artifice des hommes, de sa puissance naturelle de procréer la vie, offense la loi de Dieu et la loi naturelle, et ceux qui auront commis quelque chose de pareil se sont souillés d’une faute grave. » Tout juste est-il admis au détour d’une phrase que le mariage pourrait être « dans un sens plus large, une mise en commun de toute la vie, une intimité habituelle, une société », laquelle permettrait aux époux de « travailler à leur perfection réciproque ». Sans doute peut-on voir là une première ouverture vers une spiritualité du mariage. Mais outre le rappel très ferme de l’interdiction du divorce, le texte est violemment antiféministe et rappelle l’ordre naturel des choses et en particulier la soumission des femmes en appelant à « l’ordre de l’amour » selon saint Augustin : « Cet ordre implique et la primauté du mari sur sa femme et ses enfants, et la soumission empressée de la femme ainsi que son obéissance spontanée. » Pourtant, un mouvement est en route, qui va développer une puissante spiritualité du mariage. En 1938, l’abbé Caffarel fonde les Équipes Notre-Dame. Et il commence à se murmurer que la communauté de vie des époux est un lieu de sanctification. On commence aussi à penser que « le bonheur des époux » – on n’emploie pas encore le terme épanouissement sexuel – n’est pas mauvais en soi et qu’il con­ stitue un bien du mariage en ce qu’il concourt à la stabilité et à l’union du couple. Cet « usage du mariage », c’est-à-dire une heureuse activité sexuelle partagée, en vient à être considéré comme un bien du mariage « au même titre » que la procréation. « Au même titre » impliquant clairement qu’on ne fasse rien pour entraver la procréation. Il y aurait donc dans le mariage une fin première, la procréation et une fin secondaire, l’union des époux, mais la seconde étant toujours ordonnée à la première. Pour autant, le progrès est réel dans la mesure où il ne s’agit plus seulement de lutte contre la concupiscence, mais bien de plaisir partagé.

La science s’en mêle Mais alors que la pensée catholique va à tout petits pas, la science avance à grandes enjambées. En 1924, le docteur Ogino, un Japonais, a compris le fonctionnement des cycles féminins. Les observations de l’Autrichien Knaus en affinent la connaissance. Désormais, une femme pourra avec une certaine fiabilité prédire sa date d’ovulation. Dans un sens nataliste – c’était l’objectif d’Ogino – ou pour espacer les naissances. Le pas suivant sera la pilule contraceptive, disponible aux États-Unis en 1960. La bataille du « birth control » est lancée, mais la question sera retirée des débats du Concile de Vatican II, qui traitera cependant dans la constitution Gaudium et Spes (1965) du droit des parents à décider en conscience du nombre de leurs enfants : « En vertu du droit inaliénable de l’homme au mariage et à la procréation, la décision relative au nombre d’enfants à mettre au monde dépend du jugement droit des parents et ne peut en aucune façon être laissée à la discrétion de 22 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


l’autorité publique. » Il s’agit surtout de s’opposer aux politiques malthusiennes soutenues par certains États face à une démographie dramatiquement galopante. L’idée que les enfants doivent naître parce que Dieu le veut est toujours très présente. Et les familles catholiques sont encouragées à accueillir « avec courage et générosité » les enfants qui viennent. Dans la même constitution Gaudium et Spes, la règle est rappelée aux couples : « En ce qui concerne la régulation des naissances, il n’est pas permis aux enfants de l’Église, fidèles à ces principes, d’emprunter des voies que le Magistère, dans l’explication de la loi divine, désapprouve. » Et, en 1930, le Magistère s’est expliqué dans l’encyclique Casti Connubii de Pie XI, à quoi s’ajoute la déclaration de Pie XII en 1951 en faveur de la méthode ­Ogino-Knauss, c’est-à-dire la continence appuyée sur la connaissance du cycle féminin. Le concile ne fait donc pas bouger les lignes, ni dans un sens ni dans un autre. Pourtant, lors de la discussion sur Gaudium et Spes, le cardinal Suenens, primat de Belgique, l’une des figures les plus éminentes du Concile, avait publiquement mis en garde contre la condamnation de la contraception orale avec des mots très forts, disant que ce serait « une nouvelle affaire Galilée ».

La doctrine fait de la résistance Dans ces années 1960, qui sont le cœur des « Trente Glorieuses », remontent de toutes parts les demandes de prêtres et d’aumôniers qui font face à la détresse des couples et des femmes. La mortalité infantile a quasiment disparu. L’exode rural est passé par là et les familles vivent en ville dans des appartements. Les enfants font des études. Les femmes travaillent à l’extérieur. Les modes de vie changent profondément et rapidement. Pour le monde en développement, ou tiers-monde, on évoque la « bombe population », qui menace de dévorer toute chance de croissance et de progrès. Mais les gardiens de la doctrine s’opposent à toute forme de casuistique. La pilule contraceptive, en permettant aux couples de « gérer » leur nombre d’enfants, supprimerait la part de Dieu. Elle signifierait que la finalité du mariage n’est plus la procréation. Tout l’édifice de la morale catholique s’écroulerait et avec lui une vision naturaliste et providentialiste dans laquelle l’action de Dieu et celle de la​ nature ne font qu’une. La question de la contraception retirée de la discussion du Concile continue cependant à hanter la conscience catholique, d’autant que les États autorisent les uns après les autres la commercialisation de la pilule. C’est le cas en France, avec la loi Neuwirth en 1967. Les catholiques attendent et espèrent. Le pape a réuni une commission dans laquelle des couples ont été invités. Mais la décision tarde. Nous sommes en 1968…

À suivre : le 25 juillet 1968, le pape Paul VI publie Humanæ Vitæ… LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 23


Anthropocène Biodiversité Croissance Démographie Empreinte écologique Nucléaire Nuit Renouvelables Villes Vieillissement Voiture électrique 24 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN HIVER 2018


L’écologie en douze idées reçues L’entrée dans le langage commun de termes issus de décennies de lutte de l’écologie politique ne va pas sans de grands malentendus. Croissance, développement, agriculture : le durable, le vert, le raisonné, le biologique, le slow et le smart font écho à ce qu’il y a de destructeur, de noir, d’irrationnel, de mortifère, de précipité et de stupide au cœur du fonctionnement de nos sociétés et de nos économies. Comme un grand malade, nous ne cherchons pas tant la fin de nos addictions qu’un antidote nocturne qui nous permette de prolonger l’absorption diurne de nos poisons. Nous voulons tout à la fois, le péché et l’aveu, la consommation et la méditation, la convivialité et la livraison minute. D’où les significations particulièrement tortueuses des têtes de chapitre de l’écologie officielle. Par Dalibor Frioux Normalien et agrégé de philosophie, Dalibor Frioux a publié plusieurs essais et manuels de philosophie, ainsi que deux romans – Brut et Incident voyageurs – au Seuil. Il signe régulièrement des articles consacrés à l’écologie. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 25


AUJOURD’HUI // L’ÉCOLOGIE EN DOUZE IDÉES REÇUES

A nthropocène

« Ère géologique succédant à l’Holocène, caractérisée par l’impact de l’agir humain. » Le problème est baptisé, faute de solution. Il n’y a plus qu’à s’adapter à l’Anthropocène, puisque la somme de nos actions est devenue un destin. Mais de quels humains parle-t-on ? De l’Américain de la fin du xxe siècle ou de l’Indien du xviiie ? Du nomade peul ou du maître de forges anglais ? Le choix du terme, entré dans le vocabulaire en 2002, aurait pu être Capitalocène, Occidentalocène, Militarocène ou Consumérocène, comme l’ont noté Bonneuil et Fressoz*. Mais faut-il dater cette ère du Néolithique, de la révolution industrielle, de la société de consommation ou de l’explosion démographique ? Cette naturalisation de la crise écologique, qui a le mérite de frapper les esprits, a aussi le défaut de les pousser à la résignation ou à une fuite en avant dans la technique. * Auteurs de L’Événement Anthropocène, Seuil, 2013.

B iodiversité

« Sauvegardons la biodiversité ! » Le terme, inventé en 1986, remplace avantageusement celui de nature, trop connoté. Il a le mérite de ne pas séparer l’homme du vivant : nous faisons partie de la biodiversité, notre corps même est une coopération de milliards d’organismes. Sauvons-nous nous-mêmes, donc. Pourtant, elle est l’objet de la crise écologique la moins médiatisée et la moins combattue, loin derrière le réchauffement climatique et la pollution ; et pour cause : elle est la plus accablante. Elle révèle trop de choses : la destruction des habitats naturels, notre besoin d’expansion géographique et démographique, notre incapacité à sauvegarder jusqu’aux animaux qui nous sont les plus proches, les grands singes et les mammifères, tandis que le reste nous indiffère.

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C roissance

« La croissance n’est pas l’ennemie, c’est son contenu qu’il faut changer. » Pour tout organisme, la croissance est par définition un manque de maturité. Seules les sociétés industrialisées vénèrent l’éternelle adolescence. Entre dans la mesure officielle de la richesse celle qui est créée par la prostitution, les trafics de drogue, les accidents, la pollution, la malbouffe, les armes, comme celle due à ses antidotes, la santé, la sécurité, la culture, l’entraide. Cette contradiction fait qu’au-delà d’un certain seuil les dégâts ou les pénuries de la croissance sont tels qu’elle s’arrête d’elle-même : chômage, krach financier, catastrophes écologiques. Seules ces dernières ont remis en question le dogme croissanciste. Jusqu’ici, on s’accommodait des inégalités et du chômage de masse. Par contre, les riches et les économistes ont eux aussi besoin d’eau et d’air purs. L’écologie a démocratisé la crise.

D émographie

« Il n’y a pas trop d’hommes sur Terre, il y a trop d’automobilistes ! » Qu’est-ce qui nous empêche de constater que nous sommes trop nombreux ? Deux choses : le sentiment de la valeur infinie de toute vie humaine ; l’espoir placé dans notre capacité à changer nos comportements et dans notre capacité d’innovation technique. Croyants, réformateurs et ingénieurs forment donc une alliance morale stigmatisant toute forme de malthusianisme ou d’eugénisme, insistant sur l’éducation des femmes et plus de sobriété… et ceci depuis 1950. Tout cela est juste, mais n’est plus à la hauteur des enjeux tant la crise est avérée. Les populations à forte croissance (Inde, Afrique) sont celles qui acceptent le moins volontiers de réduire leur empreinte écologique, car nous leur avons offert pendant des décennies le spectacle de la surabondance. Elles sont par ailleurs celles qui abordent sans ambages le problème de la surpopulation. Enfin, il y a une forme de lâcheté dans l’optimisme démographique : on laisse faire à la Nature le triste travail de régulation, avec une mortalité environnementale en hausse vertigineuse. Les optimistes de la démographie sont paradoxalement des optimistes de l’économie et tablent sur une croissance débridée des besoins, par exemple 400 millions de touristes en plus en 2020 selon l’Organisation mondiale du tourisme. Que faire donc ? Au minimum, exiger de l’État une neutralité quant aux choix procréatifs et ne plus faire du sujet un tabou.

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AUJOURD’HUI // L’ÉCOLOGIE EN DOUZE IDÉES REÇUES

E mpreinte écologique

Mise au point en 1996, la notion d’empreinte écologique applique aux sociétés humaines le concept de capacité de charge d’une prairie pour une quantité donnée de bétail. Plus précisément, l’empreinte écologique mesure la soutenabilité des prélèvements de ressources vivantes opérés par les activités humaines, autrement dit la capacité de la biosphère à se régénérer. Son mode de calcul est très optimiste, car il n’inclut pas l’épuisement des ressources minérales et fossiles. Chacun connaît la conclusion : si chaque Terrien vivait comme un Occidental, nous aurions besoin de plusieurs planètes. Curieusement, le calcul inverse n’est jamais fait : si chacun vivait comme un paysan péruvien ou un nomade peul, ou même comme un Parisien des années 1950, combien d’humains supplémentaires pourrionsnous accueillir ?

N uit

« J’adore vivre la nuit. » Il y a quelques années, le monde a basculé dans la dimension urbaine : une majorité de Terriens vivent désormais en ville. Espérons que cela soit pour la plupart une amélioration des conditions de vie, ce qui n’est pas gagné. Une chose est sûre, la vie en ville est une perte abyssale de biodiversité. Comptons-y les animaux et les plantes sauvages, les insectes et les reptiles, mais aussi les étoiles du ciel nocturne… Le citadin n’en verra plus qu’une poignée sur les milliers observables. Des deux merveilles qui remplissaient Kant d’admiration, il ne retiendra, et encore avec un peu de chance, que la loi morale en lui. Le ciel étoilé aura laissé place à ce halo grumeleux que l’on peut observer au-dessus des villes. Voici qu’advient un dépassement de l’alternance jour/nuit qui fait du temps en ville une tierce existence inconnue jusqu’ici. Les insectes, les oiseaux migrateurs, les arbres et les fleurs sont perturbés par cette pollution lumineuse. Mais également ce qui reste de nature dans les citadins : les troubles du sommeil n’ont jamais été aussi nombreux. Par bonheur, des maires commencent à prendre conscience du problème et à mettre fin au ruineux conte de fées de l’illumination permanente.

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Nucléaire

R

enouvelables (I)

« Insuffisantes ? » Comme leur nom l’indique, les énergies fossiles sont issues de matières mortes, sorties du cycle du vivant. Confinés sous terre par des mouvements géologiques, gaz, pétrole et charbon témoignent de la vie d’il y a des millions d’années. Nous nous sommes habitués à ces sources relativement invisibles, d’une forte densité énergétique, facilement stockables et transportables. Par opposition, les énergies dites « renouvelables » devraient s’appeler « énergies vivantes », au sens où elles émanent de l’ère géologique présente et non pas des précédentes. Elles sont nos contemporaines, elles chevauchent le vent, le soleil, les fleuves, les marées, les plantes autour de nous. Elles sont à notre échelle, on peut les rencontrer, les installer dans notre jardin. Ceci aide à mieux comprendre les défauts qu’on leur reproche parfois. La vie étant faite de cycles, les énergies vivantes sont intermittentes. Il faudra gérer au mieux cette intermittence, par des réseaux intelligents. Ces énergies vivantes occupent de l’espace là où la vie est possible, où des maisons, des paysages, des routes existent ou pourraient exister. Nous autres Français avions l’habitude d’énergies en grande partie souterraines et lointaines ; en voici de plein air, mais du coup gênantes et envahissantes : on connaît les résistances aux éoliennes ou même aux centrales solaires. C’est pour nous l’occasion de voir en face les conséquences de notre boulimie énergétique et de la raisonner

« Colossal et gigantesque. » Le nucléaire ? Un tiers d’atome, deux tiers d’ego. En France, nous avons été habitués à de la grandeur. De Gaulle, l’indépendance de la France, des milliards dépensés, 75 % de l’électricité produite. Et on nous promet aujourd’hui une étrange parité entre le renouvelable et l’atome, 50 % chacun, comme si l’un pouvait se comparer à l’autre. Remettons donc les pendules à l’heure : le nucléaire pèse 4,8 % de l’énergie primaire produite dans le monde, c’est-à-dire l’énergie brute mise en œuvre. Pour l’énergie finale mondiale, c’est-à-dire l’énergie effectivement consommée après transformation, on tombe à 2 % ! Le nucléaire est un géant politique, un nain énergétique. En France, derrière les 75 % d’électricité toujours proclamés, le nucléaire ne représente que 18 % de la consommation finale d’énergie (tout simplement parce que l’électricité dans son ensemble n’en représente que 24 %). Pourquoi les élites françaises y sont-elles autant attachées ? Parce qu’il représente plus de 80 % du peu d’énergie que nous produisons nous-mêmes. Orgueil mal placé, tandis que pétrole, gaz et charbon culminent toujours à 70 % de notre consommation. Le nucléaire est donc une triple illusion de maîtrise : il concerne à peine un cinquième de nos besoins, la nécessité d’importer l’uranium exclut toute indépendance énergétique, et nous ne saurons avant longtemps ni quoi faire des déchets, ni quoi faire en cas d’accident.

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AUJOURD’HUI // L’ÉCOLOGIE EN DOUZE IDÉES REÇUES

R enouvelables (II)

« Infinies ? » Les hydrocarbures nous ont habitués à une énergie abondante et bon marché, quasiment infinie. Les chocs pétroliers, le changement climatique, la croissance de la population et de la consommation énergétique ont ramené de la raison. Nous sommes devenus plus économes, ou prétendons l’être. Et voilà qu’arrivent les énergies renouvelables, parées de toutes les vertus. L’imaginaire « cornucopien* » reprend de plus belle : à quoi bon se restreindre ou culpabiliser, puisque le vent, le soleil ou le biogaz deviendront nos alliés ? C’est là une belle erreur. Les nouvelles sources d’énergie sont certes renouvelables, mais les capacités installables ne sont pas pour autant infinies. L’acceptabilité sociale des éoliennes, des barrages ou des panneaux solaires n’est pas acquise, les matières premières et les sites exploitables non plus. La dynamique de développement des énergies renouvelables ne doit pas nous détourner de ces deux priorités majeures que sont l’efficacité énergétique, qui concerne le rendement des équipements, et la sobriété, qui concerne nos comportements. Ceux-ci doivent rompre avec l’imaginaire de l’ébriété énergétique, même si ce sont Éole et Poséidon qui régalent. * Un cornucopien est un futurologue qui estime que les innovations technologiques permettront à l’humanité de subvenir éternellement à ses besoins matériels, euxmêmes considérés comme sources de progrès et de développement.

V illes

« La ville est l’avenir de l’homme. » Certes, la ville est à ses origines un lieu d’émancipation politique, culturelle et sociale. Mais à l’heure où la majorité de la population vit dans des zones urbaines, savons-nous encore faire des villes ? L’entassement, les rues et les bâtiments ne suffisent pas à faire cité. Ce que nous appelons des villes ne sont souvent au mieux que des zones d’accélération maximum des échanges physiques et psychiques, des hubs si possible smart, spéculatifs et mondiaux, avec aéroport, TGV et 4G, tandis que dans les mégapoles la densité recommandée pour diminuer la consommation d’énergie vire à la promiscuité, faute d’espaces verts. Les mouvements des villes lentes (Cittaslow, né en 1999) ou des villes en transition (né en 2005) proposent de retrouver l’urbanité, la lenteur et la résilience. Elles sont nécessaires pour résister à la tentation de la démesure et de l’autophagie des concentrations humaines, marquées par l’orgueil et l’oubli de toute transcendance, dénoncés dans la Bible depuis Babel et Sodome, comme l’a documenté l’écologiste Jacques Ellul.

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V ieillissement

« Une société qui vieillit est une société sans avenir. » Un million de seniors en plus tous les cinq ans en France. Allons-nous vers un écroulement de la vitalité ? Voyons tout d’abord notre définition du vieux. La plus partagée fait commencer à la vieillesse à 60 ans. Si l’on adopte ce couperet, oui, la société vieillit et c’est triste. Mais changeons la définition en posant qu’est réputée vieille non pas une personne de tel âge, mais une personne à qui il reste statistiquement quinze années à vivre, les plus invalidantes. De ce point de vue, une Française ne devient vieille qu’à partir de 70 ans. Ce qui lui fait une longue jeunesse et une belle maturité. Donc le fait majeur est que nous vivons plus longtemps, et c’est plutôt gai. Du point de vue de l’écologie humaine, c’est un changement de paradigme : des individus promis au grand âge seront plus regardants sur tout ce qui peut les empoisonner dans cette longue marche, donc sur leur environnement. Le nombre immense de personnes mûres, fragiles et sensibles remettra le soin, la qualité de vie et la prévention au cœur de notre contrat social, au rebours de la situation actuelle, où le sort réservé aux maisons de retraite signale un refoulement anachronique et un jeunocentrisme suranné.

V oiture électrique

« La solution aux problèmes de la pollution en ville. » Des dizaines d’heures perdues chaque année dans les embouteillages, des infractions répétées sur la législation en matière de qualité de l’air, tel est le paysage en Île-de-France, mais tout autant dans un grand nombre d’agglomérations du monde. Nous aurions trouvé la panacée avec la voiture électrique (VE), propre et silencieuse. Après Tesla et Toyota, tous les constructeurs s’y mettent, et même Nicolas Hulot possède une BMW à piles. C’est aller vite en besogne et oublier que, toute électrique qu’elle soit, une voiture reste une voiture : sa pollution est multiple. Pollution visuelle, envahissement de l’espace public, accaparement de l’espace privé, consommation de matières premières. Une voiture reste immobile près de 90 % du temps. Elle est occupée en moyenne par 1,25 personne. Une tonne d’acier pour cette performance ! Si sa pollution atmosphérique est nulle, le cycle de vie global de la VE n’est pas franchement vertueux en termes d’émissions de gaz à effet de serre et de pollution par les métaux lourds de sa batterie. Favoriser le partage est d’une efficacité bien plus grande et immédiate. Comme toujours, il convient de se méfier d’une innovation technique présentée comme providentielle, et mieux vaut miser sur l’innovation sociale.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 31


versus

La protection sociale, un excellent indicateur de société 32 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN HIVER 2018


Bismarckien, beveridgien, scandinave… chaque pays, en fonction de son histoire et de sa culture, opte pour un modèle de protection sociale spécifique. Trois courants principaux ont émergé en Europe. La France, comme l’Allemagne ou la Belgique, s’est tournée vers un modèle bismarckien : la protection sociale est délivrée aux travailleurs, qui cotisent sur leurs salaires. Les caisses de cotisation sont gérées par les partenaires sociaux, qui s’érigent en garants de la qualité de la protection sociale. Au fil des ans, le modèle a évolué pour garantir aussi une couverture aux non-travailleurs. Les pays anglo-saxons ont opté, pour leur part, pour un modèle dit « beveridgien » : la protection sociale est dite citoyenne, autrement dit ouverte à tous. Ce modèle fait la part belle au marché privé (mutuelles, complémentaires, etc.), l’État n’étant présent que pour fournir un revenu plancher, sorte de minimum vital, et des prestations médicales de base. Enfin, le modèle scandinave, basé lui aussi sur la citoyenneté et non sur le travail, est financé par l’État, donc par la fiscalité. C’est un modèle généreux, qui s’ouvre moins vite que les autres au marché. Depuis la Seconde Guerre mondiale, tous ces modèles ont subi des mutations pour répondre à l’évolution de notre société. Mais, en filigrane, derrière chaque modèle choisi, se dessinent les contours de notre société actuelle. Son histoire, ses modèles sociaux et familiaux… Décrypter un modèle de protection sociale, c’est aussi décrypter nos schémas de société et les crispations que l’on retrouve lors des grands débats nationaux.

Une chercheuse belge et un économiste français nous racontent l’évolution de nos modèles de protection sociale. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 33


AUJOURD’HUI // BISMARCK vs BEVERIDGE

Pascale Vielle, professeure de droit social à l'Université catholique de Louvain.

Quels sont les différents modèles de protection sociale qui cohabitent en Europe ? Dès les années 1980, l’opposition entre les modèles bismarckien et beveridgien était questionnée par l’économiste danois EspingAndersen. Pour lui, il y a trois modèles : l’un qui s’apparente au bismarckien et que l’on nomme aussi continental, conservateur ou corporatiste. La France, l’Allemagne, la Belgique, notamment, utilisent ce modèle. Ensuite, il y a le beveridgien, anglo-saxon ou libéral. C’est celui de la Grande-Bretagne. Enfin, il y a le modèle scandinave ou social-démocrate. Qu’est-ce qui les différencie les uns des autres ? Ce qui les distingue, c’est la manière dont l’État, la famille et le marché vont s’articuler. Quand l’État augmente ses prestations, les deux autres ont un rôle moins important à jouer. Le modèle où l’État joue le rôle le plus important est le modèle scandinave. La protection sociale des gens y est moins dépendante de leur niveau d’insertion sur le marché du travail. Il y a plus de service public, les prestations sont plus nombreuses et plus généreuses. Dans les pays anglo-saxons, l’État est quasiment inexistant, les aides sont très restreintes. Le marché a pris toute la place : les travailleurs travaillent énormément, même malades, même vieux, et il y a beaucoup de travailleurs pauvres. Enfin, vous avez le modèle corporatiste que nous connaissons ici en Belgique ou chez vous en France : il a été construit par les syndicats, les partenaires sociaux ont joué un rôle prédominant dans sa construction et ce sont eux qui gèrent plutôt que l’État. C’est aussi le modèle où les prestations sont plus liées au travail qu’à la citoyenneté, alors que c’est l’inverse dans les modèles anglo-saxons et scandinaves. Le modèle corporatiste ou bismarckien est plus difficile à modifier car des positions institutionnelles ont été attribuées aux partenaires sociaux. Ils font tout pour ne pas perdre cette influence, ce qui rend très difficile l’évolution du modèle vers un autre qui serait davantage basé sur la citoyenneté, avec moins de cotisations sociales et plus d’impôt. Ce modèle a un avantage : les droits acquis sont mieux gardés car il y a des sources vives pour les défendre. À l’opposé, on a l’exemple de la Grande-Bretagne. En 1945, le système y était généreux, il couvrait une grande partie de la population. Mais, comme il était entièrement étatique, le jour où Margaret Thatcher est arrivée, il n’y avait personne pour le défendre. Il y a bien eu quelques résistances, mais sans poids aucun, et le système de protection a été considérablement amoindri. Quelle évolution suivent les pays européens actuellement ? Tous les systèmes se sont hybridés sous l’influence des politiques néolibérales et d’austérité. Les pays dont le modèle était bismarckien à l’origine basculent

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vers un modèle anglo-saxon, responsabilisant pour les bénéficiaires, avec des prestations plus faibles, moins nombreuses, et plus de conditions à remplir pour les obtenir. Les pays scandinaves eux, ont une évolution propre. La gestion est moins étatique, elle s’ouvre un peu au marché, mais ils restent les pays qui protègent le mieux aujourd’hui. Ceux qui basculent sont ceux où les syndicats ont perdu de leur influence. Quelle est le rôle de l’Union européenne dans cette mue ? Les politiques européennes vont avoir plus ou moins d’impact selon la capacité de résistance des États membres. Les gouvernements favorables à ce basculement vers plus de marché vont évidemment accélérer les réformes. La protection sociale varie-t-elle beaucoup selon le genre de la personne ? Oui. Dans les pays scandinaves, historiquement, tout est basé sur l’idée qu’il faut promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Ils ont construit d’emblée leur système avec cet objectif, et ils l’évaluent constamment sur leur capacité à s’améliorer. Bien sûr, quand vous concevez votre système de sécurité sociale en fonction de cet objectif, il va globalement insérer plus d’égalité dans la société. À l’opposé, dans les pays dits conservateurs, les catholiques ont beaucoup de pouvoir et c’est leur modèle qui est retenu : celui du couple à un seul revenu, avec madame à la maison. Il y a des droits dérivés : puisque monsieur travaille et que madame est à la maison, il faut octroyer à cette dernière des droits à l’assurance santé, ou que les allocations familiales du foyer soient augmentées. C’est un modèle très marqué en Belgique et en Hollande, un peu moins en France. Le système français a procédé autrement en attribuant des congés [Ndlr : congé maternité, congé parental] pour rester à la maison, qui, dans les faits, sont surtout destinés aux femmes. Les aides favorisent le troisième enfant, et une politique de conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle a été élaborée, dont on sent bien que le destinataire est la femme, pas l’homme. Dans les pays scandinaves, à l’inverse, on fait tout pour que les hommes prennent leur part de responsabilité dans les tâches familiales et domestiques. Par exemple, en Suède le congé parental est d’une durée totale de 450 jours, dont 390 jours peuvent être répartis entre les deux parents à leur convenance, les 60 jours restants étant « les mois du père » (ou de la mère le cas échéant). Ces deux mois sont perdus si le conjoint ne les prend pas. La déconstruction des habitudes est compliquée. C’est ce qu’on appelle le « path dependency », en français la dépendance de sentier ou l’empreinte des origines. Chaque système est coulé dans son moule originel et tend à le faire perdurer, il est difficile d’en changer.

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AUJOURD’HUI // BISMARCK vs BEVERIDGE

Michaël Zemmour, enseignant-chercheur en économie à l’université de Lille.

On dit de la France qu’elle dispose d’un modèle de protection bismarckien… À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la protection sociale est financée par cotisations avec des caisses autonomes gérées en partie par les partenaires sociaux. C’est en effet un aspect qui rapproche le modèle français de l’allemand, et donc du bismarckien. Cela dit, dès le début, notre modèle était un peu étatisé. La France a choisi une solidarité qui concerne l’ensemble des salariés, alors que la protection sociale bismarckiennne consiste à offrir une protection par branche d’activité. L’Allemagne est organisée de cette façon. La gestion de la sécurité sociale était très autonome en France, mais, dès les années 1950, le rôle de l’État s’est peu à peu renforcé pour l’encadrer. Le plus grand symbole est certainement le fait que les taux de cotisations sociales n’ont jamais été définis par les partenaires sociaux. Ils l'ont toujours été par l’État. La gestion de la sécurité sociale a notamment été étatisée au moment de la réforme Juppé, en 1995. Des projets de loi de financement de la sécurité sociale successifs ont fait passer le contrôle de la protection sociale dans les mains du gouvernement et de l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, tout ce qui concerne l’assurance maladie, la famille, l’accident du travail et la retraite de la sécurité sociale est décidé par l’État. Les syndicats siègent dans les instances de la sécurité sociale, mais ils ont un rôle très marginal. Ce qui reste de bismarckien aujourd’hui en France, c’est, d’une part, le mode de financement et de prestation, où la part de cotisations sociales avec des caisses autonomes reste conséquente et, d’autre part, la gestion de l’assurance chômage et des retraites complémentaires par les partenaires sociaux. Mais l’État menace toujours d’encadrer, de ne pas valider les conventions : on le voit avec les négociations actuelles sur l’assurance chômage. Quel est le trait le plus marquant de l’évolution de notre protection sociale ? C’est certainement la question de son financement. Entre 1945 et le début des années 1990, que ce soit pour combler de nouveaux besoins de protection sociale, pour augmenter nos standards, pour prendre en compte le vieillissement de la population et le plus grand nombre de pensions de retraite, pour intégrer les dépenses maladies supplémentaires dues au fait que l’on faisait plus de progrès en médecine, la réponse a toujours été la même : augmenter les cotisations sociales. D’où leur augmentation très rapide dans les années 1970. À partir du milieu des années 1990, le compromis politique qui consistait à augmenter les ressources des assurances sociales s’est rompu : le patronat, notamment, n’en a plus voulu. Depuis cette période, les taux sont complètement gelés ; on a même vu des exonérations assez importantes.

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Dans le même temps, depuis le milieu des années 1990, la protection sociale s’est étendue aux personnes qui n’étaient pas couvertes auparavant. De nouvelles ressources ont couvert ces besoins, comme la CSG, par laquelle on s’est mis à faire contribuer aussi les revenus du capital et les pensions de retraite, puis il y a eu une bonne partie de la TVA, puis le budget de l’État… La part des cotisations sociales reste importante, mais nous avons désormais un financement mixte, entre cotisations sociales, ressources par l’impôt et ressources par l’État. C’est une évolution importante, d’autant qu’elle s’accompagne d’une prise de contrôle croissante de l’État et d’un recul du pouvoir des partenaires sociaux. Enfin, la dernière tendance est l’universalisation a minima de la couverture d’assurance maladie. La nécessité d’avoir cotisé pour être couvert disparaît. La contributivité reste vraie uniquement pour les accidents du travail ou pour les indemnités journalières, mais pas pour l’accès aux soins. Toutes ces évolutions-là, le contrôle de l’État, le financement par l’impôt et l’universalisation, c’est la marque d’une hybridation avec le modèle beveridgien. Cette évolution dépend-elle d’une couleur politique ? Il n’y a pas de couleur politique particulière : les exonérations de cotisations sociales, le financement par l’impôt, le gel des cotisations ont été mis en œuvre sous la droite comme sous la gauche. Il y a une espèce de consensus entre les partis de gouvernement depuis le milieu des années 1990. À la limite, la seule chose qui pourrait être marquée par une couleur politique, c’est le rythme des dépenses. Et encore, depuis le gouvernement Hollande, on ne voit plus trop la différence, alors que, par le passé, les dépenses sociales augmentaient quand même davantage sous des gouvernements de gauche. Mais, dans cette histoire, nous sommes peut-être à la frontière d’une nouvelle rupture concernant l’assurance chômage. Les cotisations étant gelées depuis longtemps alors que le chômage augmente, les conditions d’accès à l’assurance chômage se sont durcies pour maintenir les prestations à peu près au même niveau. Aujourd’hui, environ un chômeur sur deux n’est pas indemnisé car il est en fin de droits ou il n’a pas assez cotisé. Ces personnes sont éligibles à des dispositifs de solidarité du type RSA. De fait, une partie de la fonction de soutien aux chômeurs ne relève plus de l’assurance chômage mais des minima sociaux. La proposition d’Emmanuel Macron est de supprimer en partie le financement de l’assurance chômage par les cotisations, et de l’ouvrir aux indépendants, aux démissionnaires etc. Quelle en serait la conséquence ? On se demande si la conséquence ne va pas être une baisse du contrôle des partenaires sociaux sur l’assurance chômage et, éventuellement, un système à l’anglaise. Pour l’instant, ce n’est pas annoncé clairement, mais le fait de

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AUJOURD’HUI // BISMARCK vs BEVERIDGE

l’ouvrir à un plus large panel laisse penser qu’on s’oriente vers une assurance chômage qui serait davantage un revenu minimum et moins un maintien du salaire du précédent poste. En somme, on est en train de réviser le niveau de réponse aux besoins sociaux. Oui, c’est l’évolution actuelle. Les deux grosses dépenses de la protection sociale sont la maladie et la vieillesse. Dans les deux cas, les besoins augmentent tendanciellement ; d’une part la durée de vie s’allonge ; d’autre part les technologies médicales se perfectionnent et prennent de l’ampleur. On prend mieux en charge certaines pathologies, comme les affections longue durée. En revanche, il y a un vrai recul de la prise en charge pour les soins courants. Les complémentaires santé ont pris une place de plus en plus importante, au fil du recul de la part de la protection sociale publique et solidaire. Pour les retraites, la question se pose un peu de la même manière car, en filigrane, l’objectif de la retraite à points est de maintenir le niveau de dépense des retraites au niveau où il est aujourd’hui. Du coup, s’il y a davantage de retraités, les pensions baisseront. À charge pour eux d’ajuster avec d’autres ressources. Jusqu’au quinquennat Hollande, les dépenses sociales continuaient à augmenter. C’est lui qui a donné un coup de frein, depuis on est à peu près à stabilité. Mais est-ce que la part des dépenses par rapport à la richesse produite va maintenant être gelée, voire reculer ? D’autres systèmes vont-ils émerger pour couvrir les besoins sociaux ? Dans le modèle français, la place de la femme est et reste spécifique… Hélène Périvier, de l’OFCE, a montré que notre protection sociale reste assez fortement genrée même en évoluant. La retraite normale est pensée sur des carrières complètes, qui sont des modèles de carrière essentiellement masculines. L’écart des retraites est de l’ordre de 27 % entre hommes et femmes. Toutes les réformes des retraites ont eu tendance à accentuer un peu ces inégalités de carrière, même si des dispositifs de protection sociale spécifiques, comme les pensions de réversion ou le congé maternité, ont été pensés. Le dispositif de la décote vous pénalise quand vous n’avez pas une carrière complète. De même, les systèmes du quotient familial et du quotient conjugal montrent que l’on réfléchit toujours à l’échelle de la famille et non pas à l’échelle de l’individu. Des protections sont prévues si vous êtes marié : mais le taux de mariage a fortement reculé, et même les conjoints pacsés ne bénéficient pas, par exemple, de cette protection. Un des défis, désormais, est aussi d’adapter notre protection sociale aux nouveaux modes de vie et aux nouvelles structures de la famille. Propos recueillis par Marjolaine Koch.

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Prisons Des chiffres pour comprendre Le gouvernement a présenté sa réforme pénitentiaire, dont l’un des objectifs est de lutter contre la surpopulation carcérale. Il y a urgence. Il y a urgence, tant est profonde la crise que traverse la prison française. Et le malaise est palpable de part et d’autre des barreaux. Le personnel pénitentiaire dénonce des conditions de travail de plus en plus difficiles. En début d’année, suite à plusieurs agressions de surveillants par des détenus, les contestations lancinantes se sont transformées en conflit ouvert avec le ministère de la Justice. Un compromis a été trouvé mais il reste un problème majeur, celui de la surpopulation carcérale. Au 1er janvier 2018, le taux d’occupation des maisons d’arrêt (nombre de détenus par rapport au nombre de places) était de 139 % ! Les personnes incarcérées doivent parfois se partager à trois des cellules de 9 m2 et dormir sur des matelas au sol. Qui est en prison ? Pourquoi ? Pour combien de temps ?… Voici quelques éléments de réponse. Par Morgane Pellennec

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PRISONS // DES CHIFFRES POUR COMPRENDRE

Les chiffres clés de l’administration pénitentiaire en France • 250 000 personnes prises en charge par l’administration pénitentiaire chaque année. • Près de 80 000 personnes sous écrou et 170 000 personnes suivies en milieu ouvert. • 188 établissements pénitentiaires. • 103 services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP). • Plus de 39 000 agents, dont près de 28 000 personnels de surveillance et 5 000 personnels des SPIP. • 2,79 milliards d’euros de budget annuel (hors pensions de retraite).

Pour quels types de délits les personnes détenues sont-elles incarcérées ? Au 1er janvier 2017, les personnes écrouées sont condamnées pour des faits de : • vol : 23 % (13 827) ; • autre atteinte aux biens : 8 % (4 753) ; • infraction à la législation sur les stupéfiants : 18 % (10 674) ; • atteinte à l’autorité de l’État : 5 % (2 792) ; • infraction routière (autre qu’homicide et blessure involontaire) : 8 % (4 635) ; • violence contre les personnes : 14 % (8 158) ; • autre atteinte à la personne : 4 % (2 562) ; • viol et agression sexuelle : 10 % (6 080) ; • homicide et atteinte volontaire ayant entraîné la mort : 8 % (4 960) ; • autres : 1 % (857).

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Quelle est la durée des peines ? Au 1er janvier 2017, parmi les 59 298 personnes condamnées sous écrou : • 71,8 % le sont à une peine de moins de 5 ans ; • 27,4 % à une peine allant de 5 à 30 ans ; • 0,8 % à la réclusion criminelle à perpétuité.


Qui est détenu/écroué ? Combien coûte la prison ? 4 milliards d’euros ont été dépensés depuis 2006 pour construire de nouvelles places de prison. Coût par personne et par jour • incarcération : 100 euros ; • semi-liberté : 50 euros ; • placement extérieur : 31 euros ; • bracelet électronique : 12 euros.

Et ailleurs dans le monde ? Taux d’emprisonnement par pays (pour 100 000 habitants) États-Unis : 698 Russie : 445 Chine : 119 (condamné·e·s uniquement) Angleterre et Pays de Galle : 148 Espagne : 136 France métropolitaine : 95 Italie : 86 Allemagne : 78 Danemark : 61 Suède : 55

Plus de 96 % des personnes écrouées sont des hommes. L’âge médian des personnes écrouées est de 31,7 ans. 44 % des personnes écrouées ont moins de 30 ans. Formation : 48 % des personnes détenues n’ont aucun diplôme et 80 % ne dépassent pas le niveau CAP. 27  % échouent au bilan de lecture. Emploi : le taux d’activité à l’entrée en détention est inférieur à 50 %. Addiction : 38 % des personnes incarcérées depuis moins de six mois souffrent d’une addiction aux substances illicites et 30 % à l’alcool. Psychiatrie : 7 % des personnes détenues sont atteintes de schizophrénie, 21 % de troubles psychotiques, 33 % d’anxiété généralisée et 40 % d’un syndrome dépressif. Part des étrangers : environ 20 % (au 1er janvier 2017). Récidive : 61 % des sortants de prison sont réincarcérés dans les cinq ans, seules 32 % des personnes condamnées à une peine d’emprisonnement avec sursis mise à l’épreuve sont recondamnées à la prison ferme dans ce même laps de temps.

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MAINTENANT // PRISONS, DES CHIFFRES POUR COMPRENDRE

Lexique Aménagement de peine La juridiction de l’application des peines peut aménager les peines d’emprisonnement ferme en prononçant l’une des mesures suivantes : libération conditionnelle, suspension de peine pour raisons médicales, semi-liberté, placement à l’extérieur ou placement sous surveillance électronique (PSE).

Libération conditionnelle C’est la mise en liberté anticipée d’une personne condamnée à une peine d’emprisonnement, sous condition de respecter un certain nombre de contrôles pendant une période déterminée. Toute personne, majeure ou mineure, condamnée à une peine d’emprisonnement, peut en bénéficier.

Contrainte pénale La contrainte pénale est une sanction pénale alternative à la prison. Elle permet au condamné de rester à l’extérieur de la prison tout en étant soumis à certaines obligations. La contrainte pénale est décidée par le tribunal correctionnel directement lors du procès. Elle s’adresse aux auteurs de délits qui encourent une peine maximale de cinq ans de prison (elle ne concerne pas les crimes et les contraventions).

Libération sous contrainte La libération sous contrainte permet au détenu de finir sa peine hors de la prison. La personne concernée reste soumise à certaines obligations. La libération sous contrainte est accordée si le détenu présente des garanties de réinsertion et qu’il n’y a pas de risque de récidive. Cette libération peut être accordée lorsque la personne a été condamnée à cinq ans de prison maximum et qu’elle a déjà effectué les deux tiers de sa peine.

Écrou Un acte d’écrou est dressé pour toute personne qui est conduite dans un établissement pénitentiaire ou qui s’y présente librement. Chaque prison est pourvue d’un registre d’écrou conservé dans la salle du greffe. Une personne peut être sous écrou mais non détenue.

Maison d’arrêt Établissement pénitentiaire pour les prévenus, les condamnés dont la durée de peine restant à purger est inférieure à un an, et les condamnés en attente d’affectation dans un établissement pour peine (centre de détention ou maison centrale).

Photo © Joël Saget /AFP

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Prévenu Personne poursuivie pour une contravention ou un délit et qui se trouve en attente de jugement ou qui n’a pas encore été définitivement condamnée. Contrairement à un accusé, jugé pour un crime en cour d’assises, le prévenu est jugé soit par un tribunal de police (contravention), soit par le tribunal correctionnel (délit).


Entretien avec Pierre-Victor Tournier Démographe, directeur de recherches au CNRS (en retraite), membre de la Commission du livre blanc sur les constructions pénitentiaires. Selon vous, comment remédier au problème de surpopulation carcérale ? Pour résoudre le problème de la surpopulation, il faut lutter simultanément sur deux fronts : augmenter le nombre de places et diminuer le nombre de détenus. Il faut construire, mais construire autrement. Les nouveaux établissements devraient permettre un encellulement individuel et proposer systématiquement cinq heures d’activités par jour aux personnes détenues. Une cellule ne doit pas être un lieu de vie mais un lieu de repos, d’intimité, de réflexion. Ensuite, il faut mener une politique réductionniste. La loi du 15 août 2014 de Christiane Taubira nous a fourni deux instruments pour réduire le nombre de détenus : la contrainte pénale et la libération sous contrainte. La première option permet de réduire les entrées en détention et la seconde permet de réduire la durée de la détention. Ces outils sont-ils bien utilisés ? Les juges sont obligés d’examiner la situation de l’ensemble des condamnés qui n’ont pas été libérés aux deux tiers de leur peine, puis ils sont libres de leur proposer ou non la libération sous contrainte. Malgré le peu de données dont on dispose, on voit qu’ils prennent peu cette responsabilité. Pourtant, la libération sous contrainte devrait être le cas le plus courant. L’Angleterre a développé un système mixte. Comme en France, le système est discrétionnaire pour les longues peines (Ndlr : la décision d’octroi ou non de la libération conditionnelle intervient après une évaluation individualisée des détenus). Mais, pour les courtes peines, la libération est accordée d’office. Selon moi, c’est le sys-

tème le plus efficace. Si nous l’appliquions en France, cela forcerait la main aux magistrats, et les durées de détention seraient réduites. En ce qui concerne la contrainte pénale, bien qu’en augmentation, elle n’est pas encore suffisamment prononcée. Le projet initial consistait à rassembler sous le nom de contrainte pénale l’ensemble des alternatives à l’emprisonnement qui existent aujourd’hui afin qu’elle devienne, à la place de la prison, la peine de référence. Ce projet n’a pas été mené à terme. La prison favorise-t-elle la récidive et comment mieux la prévenir ? Il y a prison et prison. Si vous parlez d’établissements surpeuplés où les détenus sont condamnés à l’oisiveté, de toute évidence cette prison-là ne peut favoriser la prévention ni de la délinquance, ni de la récidive. Aucune étude statistique ne le prouvera, mais le respect de la dignité des personnes détenues est la première des conditions. Force est de constater que ce respect n’est pas garanti dans les maisons d’arrêt françaises. Quant aux outils dont nous disposons, la libération conditionnelle se justifie tout à fait dans la lutte pour la prévention. Quasiment toutes les études montrent que les taux de récidive que vous calculez sur les libérés conditionnels sont plus faibles que sur les gens qui sortent sans libération conditionnelle. Mais augmenter la proportion des libérations conditionnelles n’aura pas un impact automatique sur le taux de récidive car toutes les personnes condamnées n’ont pas le même profil. Certaines nécessiteront plus de contrôle et il faudra donc augmenter les moyens pour obtenir le même résultat.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 43


MAINTENANT // PAPE FRANÇOIS

Les cinq ans de François Cinq ans de pontificat. Cinq ans de notre vie ! Cinq ans de la vie du monde… Difficile pourtant de dresser un bilan à chaud, l’histoire ne dévoilant pas immédiatement ce qu’elle recèle d’important. Par Michel Dubost, évêque émérite d’Évry-Corbeil-Essonnes

D

ans cette histoire, François a un rôle second, mais pas secondaire. Second, car il ne maîtrise pas l’évolution du monde – et, d’ailleurs, il ne le peut ni ne le veut. Il ne veut pas diriger l’humanité ni même se situer en surplomb en donnant l’impression d’avoir la solution de tous les problèmes. Le Concile donne une définition de l’Église qui prescrit une manière d’être et désigne un chemin : elle est, dans le Christ, comme un sacrement ou, si l’on veut, un signe et un moyen d’opérer l’union intime avec Dieu et l’unité du genre humain (Lumen Gentium I). Être un signe de l’union avec Dieu. En Occident, tout le problème est là. Pour nombre de nos contemporains, Dieu n’existe pas. Et que signifie être pape si Dieu n’existe pas ? Qu’on le veuille ou pas, l’urgence pour l’Église est de dire Dieu de manière crédible… au moins crédible pour nous, Occidentaux sceptiques. Comment relever le défi ? Comme tout chrétien conséquent, François s’y attelle, courageusement. Il cherche à se faire entendre sur Dieu. Aujourd’hui il ne s’agit pas d’énoncer les dogmes qu’a développés la tradition. Cela fait fuir. Bien sûr, François affirme l’existence de Dieu et assume totalement l’héritage.

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Mais il sait que toute fidélité nécessite à la fois une prise en compte totale de ce que nous avons reçu et une réinterprétation adaptée à notre temps. Il me semble que le discours sur Dieu de François a quatre facettes. La première est centrée sur l’expérience personnelle. Le Concile a rappelé que Dieu se révèle, se communique dans les cœurs : aucun mot ne donne accès à lui si cette révélation n’existe pas. François en appelle à l’expérience de chacun, même si elle peut sembler difficile à déchiffrer. Les premiers mots de François ont été significatifs. À la foule rassemblée sur la place Saint-Pierre, il a demandé : « Priez pour moi. » Je l’ai personnellement entendu demander la même chose aux membres du bureau du Conseil français du culte musulman. François ne se pose pas comme celui qui sait Dieu mieux que les autres, mais renvoie chacun à sa propre expérience de recherche d’une possible relation avec Dieu. Et, ce faisant, il indique le respect qu’il porte à ses interlocuteurs puisqu’il estime que tous sont capables de parler avec Dieu. Deuxième facette, son discours sur Dieu est une proclamation de son amour envers le Christ : dire le Christ ne lui suffit pas. Il témoigne être tombé dans le mystère du Christ.


Le troisième aspect de son discours sont les problèmes de tous : lorsqu’un porte sur la Création : Laudato si’ en parcolocataire ou copropriétaire n’assume ticulier ouvre un chemin de réflexion sur pas ses charges, toute la maison en Dieu à partir de la nature, et plus générasouffre. La difficulté pour chacun est de lement de la Création. Là encore il émet prendre sa part de la charge commune. des idées, mais il renvoie surtout à une Sur cette question, François a deux expérience du « être-dans-la-nature » qui convictions, d’ordre théologique. La preouvre la pensée au Créateur… et suscite mière est que les problèmes ne peuvent cette fraternité sublime avec toute la se résoudre que dans le dialogue. Paul  VI Création que saint François d’Assise a l’avait dit et répété et appelait l’Église à vécue d’une manière si lumineuse. se faire conversation (Ecclesiam suam) ; Michel Dubost Expérience personnelle, révélaFrançois le dit et le fait. Le Dieu tion du Christ, retour sur le créades chrétiens s’est fait Parole, Né en 1942, il a été évêque aux teur : toute cette démarche n’au- Armées françaises puis évêque conversation, et invite à lui resd’Évry-Corbeil-Essonnes. rait pas de crédibilité si François sembler. Mais se faire dialogue, n’avait pas le sens du dialogue pour nous, comme pour les Il a été à l’origine de Théo, l’Encyclopédie catholique et du respect de chacun ; c’est non-chrétiens, c’est savoir que pour tous (Droguet et la quatrième dimension de son nous avons à apprendre quelque Ardant, 1993 / Mame 2009). ­dis­cours. L’Évangile lui-même chose les uns des autres. Il vient de publier enseigne que l’on ne peut maniLa deuxième conviction de FranEncore merci ! fester son amour pour Dieu que çois, en ce domaine, c’est que (Médiaspaul, 2018). dans la rencontre avec ses frères. chacun a sa personnalité, son hisIl a également participé à Nous ne pressentons quelque toire, sa géographie, sa culture, sa L’Imam, l’Évêque et le Rabbin, chose de Dieu que dans et par langue, et que l’image de l’unité livre d’entretiens avec Khalil l’humanité. Dieu est au-delà de de l’humanité à construire n’est Merroun et Michel Serfaty tout, mais sa grâce marque les pas analogue à celle de la sphère menés par Florence Méréo cœurs et invite ceux-ci à se touroù chacun est à la même distance (Autrement, 2016). ner vers leurs frères et sœurs. On du centre et où tout peut facilene peut pas entendre Dieu si on ne renment se calculer, mais à celle du contre pas ceux qui nous entourent : c’est polyèdre : le polyèdre fait une unité avec la qualité des relations qui exprime la foi. toutes ses différentes parties, même si Et c’est, bien sûr, la manière essentielle chacune a sa particularité. dont François parle de Dieu : en essayant Le charisme de ce pape, c’est l’unité à de promouvoir l’unité de l’humanité. En laquelle il aspire et pour laquelle il se étant un homme de relation. En refusant bat, qui est davantage harmonie symtoute exclusive. phonique que recto tono uniforme. Dieu Il part d’un constat : toute l’humanité est a voulu les différences non pour séparer embarquée dans le même bateau, vit mais pour unir. dans une maison commune. Le mot grec Cinq ans de pontificat pour dire Dieu… qui signifie « maison » – oikos – a été Le témoignage est fort. Il n’est pas vrairepris en français dans les mots « éco­ ment entendu. Mais François privilégie logie », « économie », « œcuménisme » ; le temps à l’espace, la semence au poupour le pape, lorsque l’on vit ensemble, voir. Il nous reste à donner du temps au les problèmes des uns ou des autres temps. À la grâce de Dieu.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 45


MAINTENANT // LA VIE MODERNE

Fake news : entre guerre d’influence et appât du gain Débats, titres de journaux, annonces politiques… les fake news nous envahissent. Avec Internet et les réseaux sociaux, la manipulation de l’information à grande échelle est à portée de tous, États ou simples individus. Par Isabelle Repiton

L

a France prépare une « loi de fiabilité et de confiance de l’information ». Il s’agit d’éviter la propagation de fake news (fausses nouvelles), particulièrement en période électorale. Parallèlement, la Commission européenne a lancé une consultation des citoyens sur Internet sur « les fausses nouvelles ou la désinformation en ligne ». Pourquoi en ligne ? De fait, les fausses nouvelles et la désinformation existent depuis longtemps. Mais, à l’ère d’Internet, leur fabrication et surtout leur propagation ont atteint une échelle, une vitesse et une capacité de ciblage des destinataires inédites, pour un coût très faible. Si le sujet préoccupe tant, c’est qu’on sait désormais que l’élection présidentielle américaine de 2016 et le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni ont été la cible de campagnes systématiques de désinformation. De quoi faire trembler des démocraties fondées sur le choix « éclairé » de citoyens bien informés. L’une des plus célèbres fake news de la campagne américaine a été l’annonce du soutien du pape François à Donald Trump (démenti par le pape lui-même). À l’origine, une publication sur un site Internet qui prévient d’emblée que « la plupart des articles publiés sur wt0e5news.com sont satiriques ou de pure fantaisie ». Un canular donc, mais qui, une fois partagé via Face-

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book et vu par plus de deux millions de personnes, peut passer pour une vérité. Autres fake news à succès : « Hillary Clinton a vendu des armes à l’État islamique. » Fabrication et propagation Une commission d’enquête du Congrès américain s’est penchée à partir de l’automne 2017 sur une éventuelle ingérence russe dans l’élection. Elle a interrogé le 1er novembre les représentants de Facebook, Twitter et Google sur les éventuelles manipulations de l’opinion, tentées principalement en attisant les clivages au sein de la société américaine, avec des thèmes comme la communauté homosexuelle, le port d’arme, l’immigration, autant de sujets dont le candidat Donald Trump avait fait son fonds de commerce. Des chercheurs américains ont également identifié 150 000 comptes russes ayant bombardé le Royaume-Uni durant la campagne sur le référendum sur le Brexit, avec des messages tendant notamment à exacerber les tensions contre les immigrés. Une ferme à trolls ou usine à fake news à Saint-Pétersbourg Les enquêtes ont pointé une usine à fake news (ou ferme à trolls) basée à Saint-­ Pétersbourg, l’Internet Research Agency (IRA), qui a produit et diffusé beaucoup des messages évoqués. Les services amé-


ricains soupçonnent l’IRA d’être financée par un allié de Vladimir Poutine. Des témoignages d’anciens employés, recueillis par des médias russes indépendants ou par NBC News aux États-Unis, détaillent « la guerre informationnelle » menée par cette agence, qui avait fait le choix du candidat Trump. Mais la motivation d’autres fabricants de fake news est strictement économique. Car, dès lors qu’une publication en ligne attire une forte audience, elle peut générer pour son auteur des recettes par le biais notamment du système publicitaire ­Google AdSense, qui permet à un site de «  vendre  » son audience automatiquement à des annonceurs. Jestin Coler, un Américain connu sous le pseudonyme d’Allen Montgomery, baptisé « the King of Fake News » par le réseau de radios non commerciales NPR, raconte ainsi sur son blog son cheminement. Au début, il voulait juste expérimenter comment un contenu en ligne peut devenir viral à travers les réseaux sociaux. Il a créé le site National Report, en 2013, avec des informations orientées à l’extrême droite… L’audience a augmenté et les recettes publicitaires sont arrivées. Comme il l’écrit lui-même, sa motivation a alors changé. Il ne s’agissait plus de s’amuser en ligne, mais « d’augmenter ses revenus pour faire vivre sa famille ». D’autres fabricants de fake news ont été repérés dans une petite ville de Macédoine, Vélès. Une bande d’adolescents en mal de revenus a lancé plusieurs dizaines de sites avec des noms de domaines ressemblant à ceux de médias classiques ou partisans, comme wt0e5news.com, USConservativeToday.com, TrumpVision365.com… Ils ont vite compris que c’étaient les informations politiques à contenu sensationnel qui, lues aux États-Unis, généraient le plus

Facebook a trouvé 80 000 messages politiques et 3 000 publicités (messages sponsorisés) financées par 500 comptes soupçonnés d’être liés à des intérêts russes. 126 millions d’Américains les ont vus entre janvier 2015 et août 2017, soit la moitié de la population électorale.

Google a détecté des dépenses publicitaires liées à Moscou de l’ordre de 4 700 dollars pendant le cycle électoral 2016.

Twitter a identifié 36 746 comptes apparemment liés à un compte russe qui ont généré automatiquement environ 1,4 million de tweets sur l’élection et produit 288 millions d’interactions sur le réseau (réponses, etc.) dans les trois mois précédant le scrutin.

de recettes publicitaires via Facebook ou Google AdSense. Ils seraient notamment à l’origine de la fausse information sur le soutien du pape à Trump. Toutefois, il semblerait pour l’instant que l’impact des fake news sur les scrutins américains et anglais ait été limité. Des études universitaires qui ont tenté de le quantifier estiment qu’elles n’ont pu jouer sur le résultat de l’élection américaine qu’à quelques centièmes de pourcent de voix. De fait, les fake news ne renversent pas l’opinion : elles amplifient des convictions déjà bien établies de personnes qui re­ cherchent justement des informations confortant leurs idées. Comme l’explique l’économiste Philippe Askenazy, chercheur au CNRS, dans une chronique publiée par Le Monde du 30 janvier, « il s’agit bien d’un marché […] En dehors de toute idéologie, [les fake news] rapportent d’autant plus que le marché des lecteurs est vaste. Or, l’électorat populiste est justement friand d’informations alternatives à celles des médias installés. Ainsi, il est bien plus rentable d’inventer et diffuser des fake news contre Hillary Clinton, contre l’Europe, contre les réfugiés. » Peut-on tuer ce marché ? La loi française en préparation, souvent critiquée comme une tentative d’imposer une vérité ou de censurer, veut surtout, ainsi que l’a indiqué Emmanuel Macron, obliger les plateformes comme Google et Facebook à une transparence accrue « sur les contenus sponsorisés afin de rendre publique l’identité des annonceurs et de ceux qui les contrôlent, mais aussi de limiter les montants consacrés à ces contenus ». Mais cette exigence de transparence risque de se heurter à la facilité offerte par le numérique à créer des identités et des sociétés écrans. La lutte contre les fake news ne fait que commencer.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 47


MAINTENANT // ENTRETIEN

Le poids des mots Migrant, réfugié ? Le choix des mots n’est pas anodin. À lui seul, il introduit un tri implicite entre les « bons » et les « mauvais » étrangers. Entretien avec Karen Akoka, chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP).

© DR

TC : Médias, politiques, associations, tout le monde s’accorde à distinguer « migrants » et « réfugiés ». Ce consensus est-il justifié ? Karen Akoka : Il existe une définition juridique du réfugié qui découle de textes internationaux : c’est quelqu’un qui est persécuté ou qui risque la persécution pour ses opinions politiques, sa race, son appartenance ethnique, etc. En revanche, aucun texte ne définit ce qu’est un migrant, même si les États et les organisations internationales sont d’accord pour dire que c’est une personne qui a traversé une frontière internationale et qui réside dans un pays autre que le sien pour des durées variables, ce qui permet de le distinguer du touriste. Dès lors, on peut avoir l’impression que ces catégories de « migrant » et de « réfugié » sont étanches. Ce n’est pas du tout le cas. Ce sont juste des constructions juridico-administratives qui, en tant que telles, ne peuvent pas saisir la complexité de la réalité. Elles ne rendent pas compte de la vie des individus et de leur trajectoire. Ces catégories sont donc plus poreuses qu’elles en ont l’air ? À première vue, c’est simple. D’un côté, il y a la figure archétypale du réfugié

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qui renvoie au dissident politique individuellement menacé. De l’autre, il y a celle du migrant à la recherche d’une situation économique meilleure, qui rêve d’un eldorado. Mais en dépit des apparences, il existe entre les deux un continuum dans lequel se placent un nombre très important d’individus. La vie des gens est en effet beaucoup plus complexe que ne le laissent croire les abstractions administratives et juridiques. Quid de ceux qui n’entrent pas dans les cases ? Les personnes homosexuelles qui veu­ lent vivre librement leur homosexualité, celles qui fuient des vendettas et autres vengeances familiales et risquent d’être tuées pour des raisons autres que politiques, les individus qui cherchent à échapper à l’enrôlement dans une armée dont ils savent qu’elle commet quotidiennement des atteintes aux droits de l’homme ? Qu’en est-il des Afghans qui ne sont pas personnellement visés mais qui savent que tôt ou tard les Talibans tenteront de les faire entrer dans leurs rangs, car c’est déjà arrivé à leurs frères, leur père, leurs cousins ? Sans compter ceux qui fuient une famine orchestrée par des pouvoirs politiques pour affaiblir une ethnie considérée comme rebelle… La singularité des individus ne se laisse pas


enfermer dans ces catégories artificiellement construites pour classer et trier les populations. Pourquoi veut-on à toute force faire le tri dans cette misère ? Ce tri suppose une hiérarchie qui mérite d’être interrogée. Pourquoi mourir en prison serait-il plus grave que mourir de faim ? Pourquoi l’impossibilité de s’exprimer politiquement est-elle considérée comme pire que celle de se construire socio-économiquement  ? Pourquoi les droits civiques et politiques seraient-ils supérieurs aux droits économiques et sociaux ? Pourquoi les violences politiques sont-elles plus condamnées que les violences économiques – lesquelles ne sont d’ailleurs jamais nommées ainsi ? Cette hiérarchisation fabriquée par les politiques publiques est loin d’être neutre et reflète des intérêts politiques et idéologiques tout à fait situés. Elle tient également sur une idée démentie par de très nombreux chercheurs, selon laquelle l’immigration est un problème : quand on dit qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, on induit la nécessité de choisir entre réfugiés et migrants. C’est un prétexte. Dans un contexte de crise économique, on fait de l’immigration un problème pour trouver un bouc émissaire. Dans ce rôle, il n’y a pas mieux que l’étranger, d’autant qu’il ne vote pas. Les intérêts géopolitiques de la France conditionnent-ils les contours de la catégorie de réfugié ? C’est une catégorie à géométrie variable, dont l’acception a évolué en fonction des contextes. À l’époque de la guerre froide, une partie importante des gens qui

demandaient l’asile fuyaient des régimes communistes. Ils venaient d’URSS et des pays de l’Est, mais aussi plus tard du Vietnam, du Laos et du Cambodge. Ces nationalités obtenaient le statut de réfugié quasi automatiquement. Car accorder ce statut avait alors un intérêt géo­politique et diplomatique en contribuant à décrédibiliser l’idéologie communiste. En revanche, quand un Yougoslave, un Portugais et un Grec demandaient l’asile, on les orientait plutôt vers les procédures d’immigration, ce qui permettait de préserver de bonnes relations diplomatiques avec leurs pays d’origine. Les individus eux-mêmes pouvaient choisir entre des procédures d’asile, pour dire leur opposition à un régime, ou d’immigration, pour pouvoir un jour retourner enterrer leur père par exemple. Les politiques d’immigration actuelles, très restrictives, ne permettent pas de prendre en compte la complexité des trajectoires ou la porosité des catégories et privent les individus de cette possibilité de s’orienter vers l’une ou l’autre de ces catégories selon leurs besoins et positionnements. Pourquoi la situation s’est-elle rigidifiée ? Depuis la fin de la guerre froide, il n’est plus très utile idéologiquement d’accorder le statut de réfugié. Il arrive même que celui-ci soit considéré comme néfaste pour les relations diplomatiques car, désormais, une grande partie des gens qui demandent l’asile viennent de pays décolonisés avec lesquels la France essaie de construire de bonnes relations. Parallèlement, le choc pétrolier a eu un impact sur les discours : c’est autour des années 1980 qu’on a développé l’idée que l’immigration était nocive pour nos économies fragiles. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 49


MAINTENANT // ENTRETIEN

A-t-on franchi un nouveau cap avec l’accord UE-Turquie de mars 2016 ? La convention de Genève implique que toutes les demandes d’asile soient examinées. Depuis cet accord, quand on arrive sur le territoire de l’Union européenne, ce n’est plus automatique. Autrement dit, un étranger peut être expulsé en Turquie sans même voir sa demande prise en compte. On n’était jamais arrivés à ce stade de répression, qui sape jusqu’à la légitimité du statut de réfugié. Aujourd’hui, il n’est même plus question de tri. C’est une grande rupture.

Karen Akoka Maître de conférences en science politique à l’université Paris-Nanterre et chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP), Karen Akoka est l’auteure d’une thèse sur « la fabrique du réfugié à l’Ofpra ».

Quels dispositifs préconiseriez-vous pour adapter les politiques d’asile et d’immigration à la réalité de la vie des étrangers ? Je pense notamment à une politique d’immigration ouverte, avec des critères élargis de délivrance des titres de séjour et de travail et des durées de validité plus longues, afin d’éviter que les demandeurs reviennent sans cesse à la préfecture pour des renouvellements et engorgent les services administratifs, ce qui n’est pas sans peser sur les finances publiques. On devrait aussi délivrer des visas à l’étranger pour faciliter l’arrivée sur le territoire français et ouvrir des voies d’immigration légales pour évi-

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ter les milliers de morts en Méditerranée, laquelle est devenue la frontière la plus meurtrière du monde. Concernant l’asile, il faudrait mettre fin au « règlement Dublin » qui oblige les personnes à demander le statut de réfugié dans le pays qui leur a servi de porte d’entrée dans l’Union européenne. Aujourd’hui une majorité des demandeurs, Syriens, Afghans, Soudanais ou Érythréens, sont obligés de rester en Italie ou en Grèce parce que c’est là qu’ils sont arrivés. Ils n’ont pas le droit de demander l’asile en Allemagne, en France ou en Angleterre, même quand ils y ont leurs réseaux communautaires et familiaux, lesquels les aideraient à s’insérer sans peser sur l’économie du pays d’accueil. Nos politiques créent les problèmes contre lesquels elles sont censées lutter. Pour éviter de tomber dans le piège de l’opposition entre migrants et réfugiés, un nouveau lexique ne doit-il pas être mobilisé ? Un certain nombre de chercheurs, dont je suis, privilégient le terme d’« exilé ». Le vocabulaire permet de sortir de la hiérarchisation qu’impliquent les mots trop connotés qui sont habituellement utilisés. Propos recueillis par Marion Rousset.


voir La Passion de Jésus a inspiré de multiples sculptures, enluminures, ­vitraux, tableaux. Mais les artistes ne donnent à VOIR que ce que leur époque en comprend. Ainsi, il faut attendre 1996 pour qu’un artiste mette en regard le lavement des pieds de Jésus par Marie de Béthanie et le geste que Jésus fera pour ses disciples à la veille de sa mort. Mai 68 n’a pas été avare d’images. Photos majoritairement en noir et blanc, affiches insolentes, documentaires parfois censurés ; ce sont les icônes d’un temps iconoclaste. Les musées nous les donnent à VOIR et à revoir, lors d’expositions institutionnalisées. Suave ironie… L’histoire s’inscrit dans la chair de ceux qui la vivent ou la subissent. Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, les Noirs n’avaient droit à la plage qu’un seul jour par an. L’habitude est restée ancrée, enkystée dans les consciences, et a construit une prison mentale. Qu’elle est poignante à VOIR la joie des enfants et des adultes ce jour-là. Combien de temps ­faudra-t-il attendre pour que vienne la libération intérieure ? Les artistes nous libèrent des prisons en proposant une autre lecture de notre monde. Pour briser les barreaux, le geste se donne à VOIR, salvateur, éclairant, interpellant. Les œuvres sont plastiques, sonores, animées, à découvrir… pour se laisser saisir.


Les oublié·e·s de la

Passion

« D’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. En vérité, je vous le dis, partout où sera proclamé l’Évangile, au monde entier, on redira aussi, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire. » Marc 14, 8-9 II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


Elle avait apporté un vase de parfum. Et se plaçant par-derrière, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum. Luc 7, 37-38

C

ette femme qui répand du parfum sur les pieds ou la tête de Jésus (selon les versions) est certainement la figure la plus oubliée de l’Évangile, et aussi la plus malmenée. La scène est rapportée dans les quatre Évangiles. Luc la place en Galilée, chez un pharisien nommé Simon. Matthieu, Marc et Jean, à la veille de la Passion à Béthanie, en Judée, sous les murs de Jérusalem. Chez Luc, la femme est une pécheresse. Chez Matthieu et Marc elle n’a pas de nom, quand Jean, lui, l’identifie à Marie de Béthanie, la sœur de Lazare. Jésus explicite son geste ; ce parfum de grand prix est répandu par avance, en vue de la mort et de l’ensevelissement du corps du crucifié.

Jean le raconte comme l’annonce du lavement de pieds que Jésus fera à ses disciples. Les textes de Matthieu et de Marc rapportent un ordre de mémoire donné par Jésus : « Partout où sera proclamé l’Évangile, au monde entier, on redira aussi, à sa mémoire, ce qu’elle vient de faire. » Et pourtant, cette femme a été oubliée, effacée du tableau, au profit de la figure de la pécheresse qu’on assimilera faussement à Marie-Madeleine. Dans un monde religieux puissamment masculiniste, cette figure de femme prophétesse était bien trop dérangeante, et il faut attendre 1996 pour qu’un artiste fasse le parallèle entre son geste et celui de Jésus.

Ci-contre : Marko Ivan Rupnik, Mur de l’incarnation du Verbe (détails), 1996-1999, Vatican. © Libreria editrice vaticana. Ci-dessous : Pierre Paul Rubens, Le Repas chez Simon le pharisien, vers 1618-1620, Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - III


Les oublié·e·s de la Passion

L

es disciples se sont enfuis lors de l’arrestation au jardin des Oliviers, Judas a livré Jésus d’un baiser, Pierre l’a renié. Il n’y a que l’Évangile de Jean pour sauver « le disciple que Jésus aimait », dans lequel la Tradition chrétienne reconnaît Jean, et le placer au pied de la croix avec la mère de Jésus, que le même Évangile ne nomme pas non plus, et d’autres femmes. Lesquelles ? Luc dit : « les femmes qui l’accompagnaient depuis la Galilée » ; Marc et Matthieu, comme Jean, citent quelques noms ; MarieMadeleine, Marie mère de Jacques, la mère des fils de Zébédée… Mais, il n’y avait pas que des femmes éplorées. Les quatre Évangiles sont unanimes. Ce soir-là, un homme juste, Joseph d’Arimathie, a

réclamé le corps de Jésus à Pilate et a veillé à son ensevelissement. Jean ajoute à la scène Nicodème. Dans la belle mise au tombeau polychrome de Chaource, on reconnaît bien les deux hommes à leur bonnet juif. Les justes d’Israël qu’on pourrait aussi appeler les « saints hommes » sont là. Mais une image va les chasser de l’imaginaire chrétien, celle de la Piéta, qui s’impose à partir du xiii e siècle. Déchirante image que celle de cette mère douloureuse qui recueille le corps de son fils, mais image parfaitement apocryphe. On n’en trouve aucune trace dans les Évangiles. Conserver la mémoire des « saints hommes » aurait pourtant pu nous préserver de tragiques siècles d’antijudaïsme.

Ci-dessus : Mise au tombeau par le Maître de Chaource (1515-1520), église Saint-Jean-Baptiste de Chaource. Ci-contre : Piéta de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, attribuée à Enguerrand Quarton (1412-1466), musée du Louvre.

IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


Joseph d’Arimathie demanda à Pilate de pouvoir enlever le corps de Jésus. Pilate le permit. Ils vinrent donc et enlevèrent son corps. Nicodème, celui qui précédemment était venu, de nuit, trouver Jésus, vint aussi, apportant un mélange de myrrhe et d’aloès, d’environ cent livres. Ils prirent donc le corps de Jésus et le lièrent de linges, avec les aromates, selon le mode de sépulture en usage chez les Juifs. Jean 19, 38-40

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - V


Les oublié·e·s de la Passion

Quand le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates pour aller oindre le corps. Et de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont à la tombe, le soleil s’étant levé. Marc 16, 1-2

Ci-dessus : Les Femmes au tombeau ou Myrrhophores (porteuses de myrrhe), enluminure (début xiiie), musée Condé, Chantilly. © AKG Ci-contre : Fra Angelico, Noli me tangere (1440-1441), Florence, couvent San Marco. © Luisa Ricciarini/Leemage

VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


Q

ui court au tombeau au petit matin de Pâques, dans l’aube encore grise ? Des femmes. Qui reçoit l’annonce inconcevable : « Il n’est pas ici, car il est ressuscité comme il l’avait dit. Venez voir le lieu où il gisait, et vite allez dire à ses disciples : “Il est ressuscité d’entre les morts, et voilà qu’il vous précède en Galilée.” » ? Les femmes encore. Qui porte le message et devient missionnaire (apostolos) ? Les femmes toujours et, parmi elles, Marie-Madeleine. Dans tous les Évangiles, elle est là. Chez Jean, nous la voyons tendre la main vers le Ressuscité, dans un geste de tendresse bouleversante. « Ne me retiens pas », dit-il. Noli me tangere : la scène a fait le bonheur des peintres. Et pourtant, Marie-Madeleine, la première à rencontrer Jésus ressuscité, a de façon persistante et injuste été assimilée à une pécheresse aux mœurs douteuses. Le pape François vient de lui rendre justice et de la reconnaître « apôtre des apôtres ». Elle est désormais fêtée à ce titre le 22 juillet.

Jésus lui dit : « Ne me retiens pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Marie de Magdala vient annoncer aux disciples : « J’ai vu le Seigneur » et qu’il lui a dit cela. Jean 20, 17-18

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - VII


Icônes de mai Les cinquante ans de Mai 68 donnent lieu à pléthore de productions : essais, témoignages, fac-similés de documents d’époque, expositions, documentaires… Les événements de 1968, nés d’une révolte étudiante parisienne – la « Commune étudiante » –, étendue au monde ouvrier et à tout le territoire, constituent le plus important mouvement social du xxe siècle en France. Commencée bien avant mai, cette contestation « spontanée », à la fois culturelle, sociale et politique, fustige le capitalisme, le consumérisme, l’impérialisme américain, la domination masculine, le gouvernement gaulliste et ses organes de presse et de maintien de l’ordre. Le mouvement investit les rues de Nanterre et de Paris, passionne et divise la France, prend une dimension internationale, transforme profondément la société française et tout particulièrement le monde ouvrier. Cette crise hante encore notre imaginaire, comme un événement fondateur ou un repoussoir, entre nostalgie et détestation, c’est selon. Elle a suscité des slogans chocs devenus proverbiaux ou publicitaires, et des images élevées au rang d’icônes. Par Olivier Pradel


« L’action ne doit pas être réaction mais création » Mai 68 a suscité de nombreux graffitis, tracts et affiches. Si caricatures et dessins satiriques sont courants lors d’une crise politique, l’image contestataire de 1968 n’est pas produite par les dirigeants du mouvement mais par les étudiants des Beaux-Arts puis des Arts décoratifs, et sa diffusion décidée en assemblée générale. Elle offre ainsi une alternative aux médias traditionnels associés au pouvoir, vise des adversaires (De Gaulle, la délégation politique, la police, le capitalisme) et célèbre des modèles (le travailleur, le peuple, la jeunesse). L’affiche doit être vue et comprise de loin, et ses thèmes reconnaissables par tous : par ses

contrastes, elle cherche l’efficacité visuelle plus que le plaisir esthétique ; son style rejette tout académisme associé à l’art officiel et « bourgeois ». Anonyme, elle se veut égalitaire et populaire, expression d’un mouvement et non d’individus, au service de l’utopie et de l’esprit libertaire. L’utilisation de la sérigraphie, simple et économique, facilite sa diffusion : inspirée du pochoir, cette technique favorise les aplats, les formes schématiques, la lisibilité de slogans percutants. L’écriture manuscrite rompt avec le rigorisme de la typographie traditionnelle, exprimant la liberté du travail de la main comme l’authenticité et l’humanité du message.

Le poing levé représente par métonymie le manifestant et le mouvement révolutionnaire tout entier, en lutte contre l’ordre et le capitalisme. Le poison renvoie aux mensonges de la presse officielle, expression d’un pouvoir qui intoxique les esprits. © Pixabay • « Images en lutte », Palais des Beaux-Arts, 75006 Paris, www.beauxartsparis.fr et www.soixantehuit.fr, jusqu’au 20 mai. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - IX


Icônes de mai

« Sous les pavés, la plage » Les barricades, l’affrontement entre CRS et étudiants, le pavé lancé, le poing levé… ces motifs récurrents et marquants de Mai 68 se focalisent sur l’individu qui incarne le mouvement et minimisent la dimension sociale au profit d’une lecture intergénérationnelle. Mais, pour gagner, le mouvement étudiant doit recevoir le renfort des ouvriers grévistes : la « lutte » collective réunit les aspirations de tous les laissés pour compte (ouvriers, paysans, étudiants, immigrés, etc.). De cette convergence des luttes doit naître une société nouvelle. La représentation d’un tel événement est une élaboration médiatique et culturelle. Informée parfois par les manifestants eux-mêmes, la presse éditorialise l’actualité, la met en scène, traduit les peurs et les fantasmes d’une époque. Ainsi, les affrontements nocturnes – comme la première « nuit des barricades » – ont été alors peu illustrés et leurs photos peu reprises par la suite. Cela atteste du nécessaire parti pris médiatique : malgré l’imaginaire puissant qu’elles suscitent, ces images restaient peu lisibles et ne servaient pas le propos de journaux focalisés sur un duel entre jeunesse et forces de l’ordre. Manifestation rue Saint-Jacques, le 6 mai 1968. © Fondation Gilles-Caron • « 68, les archives du pouvoir », Archives nationales, www.archives-nationales.culture.gouv.fr, sur deux sites : « L’autorité en crise », Paris, du 3 mai au 17 septembre, et « Les voix de la contestation », Pierrefitte-sur-Seine (93), du 24 mai au 22 septembre • Philippe Artières et Emmanuelle Giry (dir.), 68, les archives du pouvoir, Archives nationales / L’Iconoclaste, 2018, 304 p., 25 €.

X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


« L’imagination prend le pouvoir » La Marianne de 1968 de Jean-Pierre Rey (1936-1995) a depuis acquis un statut d’icône. Publiée en petit format en 1968, elle a ensuite été diffusée à plusieurs reprises : au fur et à mesure de ses publications, le cadrage se resserre, faisant perdre à la photographie son ancrage historique au profit d’une lecture symbolique. Certaines photographies, à l’origine documentaires, acquièrent ainsi un statut d’icônes intemporelles. Une exposition à la BNF établit leur histoire médiatique et leur émergence dans la mémoire visuelle collective. Jean-Pierre Rey, manifestation unitaire du 13 mai 1968, photographie surnommée La Marianne de Mai 68. © Jean-Pierre Rey • Exposition « Icônes de Mai 68. Les images ont une histoire », BNF, site François-­ Mitterrand, 75013 Paris, www.bnf.fr, ­exposition du 17 avril au 26 août • ­Catalogue, 2018, 128 p., 29 €

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XI


Icônes de mai

« CRS = SS » Ce portrait de Daniel Cohn-Bendit, l’air goguenard face à un CRS, est devenu iconique. Son auteur, le photoreporter de guerre Gilles Caron (1939-1970), a réalisé plus de 500 reportages en à peine cinq années, couvrant notamment les conflits du Printemps de Prague, du Vietnam, du Biafra et d’Irlande du Nord… Cette photographie n’a pas immédiatement été distinguée et utilisée par la presse. Reprise à partir de 1970, elle circule plus largement à partir de 1978 à l’occasion des anniversaires de Mai 68 et de l’agence Gamma (que Caron fonda en 1966 avec, entre autres,

Raymond Depardon). Ce sont ses publications successives qui l’ont singularisée et en ont fait un incontournable médiatique. « La mémoire visuelle de Mai 68 existe plutôt en noir et blanc. Non pas que les images couleur n’existaient pas en 68, mais bien parce que cette esthétique propre au photoreportage des années 1970 est restée durablement ancrée dans les mémoires. » Audrey Leblanc www.sens-public.org

Daniel Cohn-Bendit face à un CRS devant la Sorbonne, le 6 mai 1968, photographie de Gilles Caron, tirage argentique de presse, vers 1977, avec indications de cadrage au crayon, Fondation Gilles-Caron. © Gilles Caron • « Mai 68. Assemblée générale », Centre Georges-Pompidou, 75004 Paris, www.centrepompidou.fr, du 28 avril au 20 mai.

XII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


« Le bonheur est une idée neuve » Entre mai 1967 et juin 1968, des cinéastes engagés ont filmé de l’intérieur les événements. La question des salaires et du temps de travail se double de celle du sens du travail : en prenant leurs distances avec la doctrine syndicaliste, les étudiants pensent le travail comme une aliénation. Ce cinéma collectif et partisan est indissociable des événements et a contribué à écrire l’histoire : occupation de l’usine Renault de Cléon (la première à se mettre en grève en mai) et de celle de Flins, grève à l’usine Citroën de

Nanterre, affrontements au Quartier latin, rapprochements entre ouvriers et étudiants, grévistes prenant la parole dans des usines et visitant des universités, conflits entre grévistes et délégués syndicaux, manœuvres du patronat, manifestations à travers l’Europe… Ces cinéastes ont ainsi contribué à renouveler le documentaire : le film militant ne théorise plus mais montre les luttes, selon une approche largement reprise ensuite. Ces films, non diffusés par l’ORTF et parfois censurés, alors méconnus, voire inédits, sont à nouveau disponibles.

© Guy Le Querrec – Magnum Photos • Coffrets Le cinéma de Mai 68, vol. 1 : « 1967-1968. Une histoire » (4 DVD – 9 h 03) et vol. 2 : « 1968-1978. L’héritage » (2 DVD et 1 CD – 5 h 18), Éditions Montparnasse, 35 € et 30 €.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XIII


Icônes de mai

« Soyons réalistes, demandons l’impossible » Le 10 juin 1968, quatre étudiants d’une école de cinéma (IDHEC), partis filmer les grévistes à l’usine Wonder de Saint-Ouen, tombent fortuitement sur la fin houleuse de la grève. Dans un plan-séquence de neuf minutes, ils captent la tension entre les grévistes ayant consenti à reprendre le travail après trois semaines et une jeune femme révoltée qui ne veut « plus mettre les pieds dans cette taule », retrouver la saleté, les cadences, le mépris des contremaîtresses. Cette pasionaria crie sa colère et sa déception et ne veut pas entendre les raisons policées des syndicalistes en cravate, au discours de dupes, complaisants envers

le patron paternaliste favorable au « retour à l’ordre ». Elle témoigne de la dureté du monde du travail, vécu comme « l’exploitation de l’homme par l’homme ». En 1968, Jacques Rivette estimait que cette séquence était « le seul film vraiment révolutionnaire, condensant toute une situation politique en dix minutes d’intensité dramatique folle ». Trente ans plus tard, Hervé Le Roux part à la recherche de cette inconnue – Jocelyne – et rencontre les témoins des conditions de travail et de grève d’alors : ouvrières, chef·fes d’atelier, délégués syndicaux, militant·e·s d’extrême gauche…

Hervé Le Roux, Reprise, 1996, 3 h 12, Éditions Montparnasse, 15 €, en salle le 30 mai dans une version restaurée.

XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


BLACK BEACH Texte et photos Madeleine Caillard LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XV


Black Beach Day

Noël au Cap

Premier voyage en Afrique du Sud. Une semaine de vacances au Cap, au moment de Noël, dans une petite maison au sud de la ville, coté océan Indien. Les plages sont immenses. C’est le plein été, les grandes vacances, et pourtant elles sont quasi désertes. Quelques surfeurs regroupés, silhouettes noires sur l’eau

XVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


bleue. Vus de plus près, ils sont en fait tous blancs. Les quelques joggeurs du matin aussi. Comme les dames promenant leur chien. Les vigiles en uniforme jaune fluo, qui surveillent la plage et les cabines et veillent à la propreté, sont noirs. Le 25 décembre, notre voisin vient nous avertir : « Demain c’est le 26 décembre, n’allez pas à la plage. »

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26 décembre Comme les autres matins nous sortons nous baigner. La plage est noire de Noirs. Des milliers de personnes à perte de vue. J’interroge des mères de famille, dont les enfants, à moitié habillés, se jettent avec ivresse dans l’eau. Non, elles ne reviendront pas demain, elles ont des choses à faire. Oui, c’est le 26 décembre qu’on vient à la plage. Pas un seul Blanc, mais aucune agressivité envers moi, des enfants qui me demandent de les photographier, le pied sur un ballon, avec mon téléphone. Le soir, je retourne à la plage. Le soleil se couche, les familles plient bagage et repartent le plus souvent à pied, avec des ribambelles d’enfants traînant les pieds, le derrière des shorts encore mouillés. Une bonne partie de la côte est déjà à l’ombre des montagnes rocheuses derrière nous. C’est alors que j’aperçois la scène la plus impressionnante de ce jour mémorable. Alors que l’ombre du soir avance sur la plage, regroupés là où les vagues sont encore au soleil, une centaine d’irréductibles, de tous âges, incroyablement serrés les uns aux autres, vont rester jusqu’à la fin de la lumière, à sauter tous ensemble dans les vagues et l’écume, comme une grappe géante de joie et d’énergie. XVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XIX


Black Beach Day

Le lendemain

nous allons visiter le centre de la ville, à une quinzaine de kilomètres. Dans les quartiers que nous parcourons, on se croirait dans une ville blanche. Au retour, nous nous trompons de route. Au lieu d’emprunter la belle voie express, nous roulons dans la même direction mais sur une route un peu cabossée, plus étroite. Sur les côtés, progressivement, apparaissent des milliers de cabanes de tôles, posées sur la terre battue. Pourquoi, par 45 °C à l’ombre, les enfants de ce bidonville ne vont-ils pas se rafraîchir dans la mer ou au vent de la plage ? En cherchant sur le Net, on apprend que, du temps de l’apartheid, la plage, comme beaucoup d’espaces publics, était interdite aux Noirs. Ils n’y avaient droit qu’un seul jour par an, le 26 décembre. Malgré l’abolition, ils continuent à venir ce jour-là et seulement ce jour-là.

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« La loi réservant les plages aux Blancs ne s’applique plus. Qui peut expliquer pourquoi, s’ils y ont autant de plaisir, les Noirs s’en privent 364 jours par an ? »

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XXI


Oser un geste !

Faire de la couleur une matière. Ne plus simplement la déposer sur une toile de peintre, mais l’ériger dans l’espace, comme l’œuvre elle-même, minimale ou monumentale. En découvrant, dans les années 1950, les tissages précolombiens du Pérou, Sheila Hicks a trouvé dans la chair du textile comment satisfaire sa passion chromophile. Rien n’a plus arrêté cette artiste américaine – installée en France depuis 1964 – dans cet engagement à « sculpter » des compositions chromatiques qui restent toujours vivantes, parce que leur forme évolue selon les lieux où elles sont présentées. Atterrissage (2014) est ainsi un avènement débordant de la couleur – descente et inondation –, une œuvre solaire. Dans une époque hivernale où le sombre du vêtement est presque une norme implicite, il fallait oser.

Oui, oser. Poser un geste singulier. Hors des sentiers battus. Tel est le propre des artistes contemporains… XXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XXIII


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Bénis soient ceux qui osent. Et d’abord la Française Cécile Bart et son Silent Show, qui sculpte sur des toiles translucides des espaces de couleur, tout en y projetant des séquences de danses filmées en noir et blanc. Déambuler dans le silence majestueux de cette pénombre colorée et mouvante est un pur bonheur, par lequel on éprouve quelque chose des plus profonds mouvements de l’être personnel, social et cosmique qu’est chacun d’entre nous.

XXIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

… Ce qui les distingue radicalement de l’artisan, défini par la perfection d’un geste qu’il est capable de reproduire impeccablement.


Le silence encore, avec Edgar Sarin, jeune artiste français. Des éléments très simples disposés dans un long couloir blanc lui suffisent pour susciter l’intériorité. L’économie des moyens ouvre, bien mieux qu’un discours, un espace propre à écouter l’indicible. Puissance de la sobriété, quand la profusion des objets et des biens semble s’imposer à beaucoup comme la condition nécessaire à toute existence. Le pari d’Edgar Sarin opère magnifiquement. Le geste, plutôt que la technique. Un geste qui s’impose parce que l’artiste engage, dans l’espace qu’il occupe, sa manière d’habiter le monde. Son être là.

Petrit Halilaj a retrouvé les tables d’écoliers de la petite ville du nord du Kosovo où il a vécu avant de fuir la guerre avec ses parents, en 1997. À partir de celles-ci et des multiples inscriptions, gravures et griffonnages qui s’y trouvaient, traces de plusieurs générations d’élèves qu’il a réinterprétées sous forme de sculptures en acier, il recompose une salle de classe. Travail de mémoire où se mêlent, entre nostalgie et grotesque, le tragique de la guerre, les passions nationales ou footballistiques, les jeux de l’enfance… Fort de son ingéniosité poétique, l’artiste

déchire en douceur le silence amnésique dont nous avons recouvert des événements pourtant si proches. Il invite à croire à la vertu libératrice des œuvres, plutôt qu’aux obsessions victimaires.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XXV


VISIBLEinVISIBLE Changer d’échelle pour déplacer le regard et renverser la perspective. César avait imaginé, en 1966, de réaliser un moulage des seins de Brigitte Bardot, héroïne, dix ans plus tôt, du torride Et Dieu… créa la femme de Vadim. L’actrice ayant repoussé sa proposition, le sculpteur se tourna vers une danseuse du Crazy Horse restée anonyme. Le Sein prit alors une autre dimension.

Déclinant le moulage dans des tailles et des couleurs différentes, l’artiste marseillais tournait le dos au fétichisme « cinématographique » et à la provocation vulgaire pour inventer une présence désarmante de simplicité, à rebours des créatures aguicheuses censées connoter les voitures d’une puissance phallique. Ces voitures qu’il se plaisait à compresser…

Ce pour quoi ils nous sont précieux, en un temps où le courage d’oser positivement fait trop souvent défaut.

Dans la bouillonnante Kunstakademie de Düsseldorf, où il a enseigné pendant trente ans, Klaus Rinke n’a pas été le moins turbulent

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dans une génération d’artistes qui éprouvaient la nécessité de « sortir du cadre » pour retrouver, après la Seconde Guerre mondiale, la possibilité de créer. Réinterprétant à Tours son Instrumentarium – une installation monumentale

conçue pour le Centre Pompidou en 1985 –, il mêle aujourd’hui les eaux puisées dans le Danube, le Pô, la Moldau, la Spree, la Seine, le Tibre, le Tage, l’Arno, le Rhin, l’Oder, l’Elbe et la Loire. Le métissage des

fleuves et rivières européens, voilà le manifeste politique et écologique qu’oppose aux nouvelles tentations nationalistes cet Européen qui se revendique comme tel, « parce que, dit-il, je suis né en Allemagne en 1939 ! »

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XXVII


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Me revient ce propos, entendu lors de la Foire internationale d’art contemporain de Paris, il y a quelques années, de la bouche d’une dame haussant les épaules devant une pièce qui la laissait perplexe : « J’aurais pu en faire autant ! »

L’Américain Jim Dine, qui a fini par s’installer à Paris après avoir couru les États-Unis et l’Europe, vient de faire don de vingt-huit œuvres au Centre Pompidou. Un geste destiné à « rembourser la France d’une dette culturelle et personnelle ». Parmi ces œuvres, Nancy and I at Ithaca. Magnifique déclaration d’amour – adressée, en 1966, à celle qu’il avait épousée neuf ans plus tôt – que ce grand cœur de paille prêt à s’enflammer. Cette manière d’aller droit au but se passe de commentaires… Elle ouvre tous les imaginaires.

XXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


Un geste minimal suffit parfois. Ainsi, cette fine main de femme mariée qui passe un portail de fer. Le contraste de la peau et du métal, l’opposition entre la souplesse des doigts et la tension du fer forgé, l’absence obsédante de visage, la couleur sombre de la manche, l’entrebâillement du portail : tout indique une advenue par effraction. Et l’on n’oubliera plus cette main. Celle de la Portugaise Helena Almeida, qui investit corporellement son œuvre pour rappeler le caractère toujours présent, autant qu’insaisissable, de l’être. Le nôtre comme celui de l’autre. Hic et nunc.

Admettons qu’elle aurait pu… Mais elle ne l’a pas fait ! Elle n’a pas osé ce don d’une part de soi. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XXIX


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Plus complexe, l’intervention du plasticien franco-algérien Mohamed Bourouissa à Philadelphie (États-Unis) dans le cadre des écuries associatives de Fletcher Street. C’est là qu’il a découvert les cavaliers afro-américains, ses « urban riders », et leur passion. À leur intention, il a suscité un « Horse Day », un festival de « tuning » comparable à ce qui se pratique pour des voitures, avec l’intervention d’artistes locaux chargés de concevoir des costumes personnalisés pour les chevaux.

La journée et sa préparation ont été filmées. Enfin, prolongeant la métaphore du tuning, des éléments de carrosserie sur lesquels ont été imprimées des images du film offrent les reflets éclatés du paysage urbain qu’a traversé « la chevauchée » (The Ride). Ainsi les œuvres se présentent-elles comme les traces d’un engagement qui implique beaucoup plus que la personne de l’artiste et dont l’aboutissement ne dépend plus de lui seul.

Car c’est un don de soi qu’offre l’artiste, à la manière de l’amoureux qui court le risque d’être repoussé à l’instant même où il déclare sa flamme. XXX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


On peut se méprendre sur un geste. Ainsi Spider, de Louise Bourgeois, installée à la Monnaie de Paris pour l’exposition « Women House », n’est pas un monstre inquiétant, mais une figure protectrice. « L’araignée, expliquait-elle, est une ode à ma mère […] parce que ma mère était aussi intelligente, patiente, propre et utile, raisonnable, indispensable qu’une araignée. » Louise

Bourgeois n’ignorait pourtant pas la répulsion qu’inspire cet arachnide. Mais loin de reculer devant la frayeur commune, elle a voulu donner des dimensions

« J’ai des critères de peintre », assurait Lucien Hervé. Ses photographies des chantiers de Le Corbusier, tout en jeux de lignes, d’ombres et de lumières, en témoignent, fruits de longues pérégrinations sur les lieux pour en éprouver « la vérité essentielle ».

monumentales à son hommage. Sa mère, de la mort de laquelle elle a failli ne pas se remettre, ne méritait pas moins !

Quand la maladie a fini par le confiner à son appartement, Hervé n’a pas renoncé à oser encore un geste d’artiste – à la manière d’un Mondrian – attaché qu’il était à discerner dans le réel l’abstrait et dans l’abstrait la présence de l’homme vivant.

En nos temps de plus en plus frileux bénis soient ceux qui osent encore ! LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - XXXI


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1. Sheila Hicks (née en 1934). Atterrissage, 2014. Vue de l’exposition « Unknown Data », galerie Frank Elbaz, Paris (2014). © Atelier Sheila Hicks. Photo Cristobal Zanartu, © Adagp, Paris, 2018. Œuvre présentée au Centre Pompidou Paris dans le cadre de l’exposition « Sheila Hicks. Lignes de vies » (jusqu’au 30 avril 2018). 2. Cécile Bart (née en 1958). Vue d’exposition au Centre de création contemporaine Olivier Debré de Tours. © E. Decouard - CCC OD, Tours. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition « Cécile Bart – Silent Show » (2017-2018). 3. Edgar Sarin (né en 1989). Vue d’exposition au CCC OD, Tours. © Cercle de la Horla. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition « Edgar Sarin – Ici : Symphonie désolée d’un consortium antique » (2017-2018). 4. Petrit Halilaj (né en 1986). Sculptures en acier et tables de l’école primaire Shotë Galica, Runik. Photo Jean-François Bouthors. Vue de l’exposition « ABETARE (Fluturat) » à la galerie Kamel Mennour, Paris (2017-2018). © Petrit Halilaj. Courtesy artiste et Kamel Mennour Paris/London.

5. César (1921-1998). Le Sein à la fonderie Schneider de Montchanin, 1967. © Georges Kelaïditès. Exposition au Centre Pompidou Paris (jusqu’au 26 mars 2018). 6. Klaus Rinke (né en 1939). L’Instrumentarium, installation dans la Nef du CCC OD de Tours. Photo Jean-François Bouthors. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition « Klaus Rinke – L’Instrumentarium – Düsseldorf mon amour » (respectivement jusqu’au 6 mai et jusqu’au 2 avril 2018). 7. Jim Dine (né en 1935). Nancy and I at Ithaca (Straw Heart), 1966-1969 (détail). Acier, paille, résine, colle. Collection Centre Pompidou, musée national d’Art moderne. Photo Ellen Page Wilson. © Adagp, Paris, 2017. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition « Jim Dine – Paris Reconnaissance – La donation de l’artiste au Centre Pompidou », au Centre Pompidou Paris (jusqu’au 23 avril 2018). 8. Helena Almeida (née en 1934). Estudo para Dois Espaços, 1977, 39,4 x 27 cm, tirage gélatino-argentique. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition « Women House » à la Monnaie de Paris (2017-2018).

XXXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

09. M ohamed Bourouissa (né en 1978). The Ride (The Hood), Tirages argentiques couleur et noir et blanc sur plaques de métal, carrosserie, peinture, aérosol, vernis. Courtesy artiste et Kamel Mennour, Paris/London © Adagp, Paris, 2017. Photo J.-F. Bouthors. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition « Urban Riders » au musée d’Art moderne de la Ville de Paris (jusqu’au 22 avril 2018). 10. L ouise Bourgeois (1911-2010), Spider, 1995, bronze, acier, 337,8 x 642,6 x 469,9 cm. Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, don de la société des amis. © The Easton Foundation/ Adagp, Paris, 2017. © Monnaie de Paris – Aurélien Mole. Œuvre présentée dans le cadre de l’exposition « Women House » à la Monnaie de Paris (2017-2018). 11. Lucien Hervé (1910-2007), L’Appartement, Paris, France, années 1980-1990. © Lucien Hervé, Paris. Œuvre présentée par le Jeu de paume dans le cadre de l’exposition « Lucien ­Hervé – Géo­ métrie de la lumière » au château de Tours (jusqu’au 27 mai 2018).


Allemagne migrants le bilan Deux ans et demi après l’arrivée de près d’un million de réfugiés, l’Allemagne se concentre sur leur intégration. Entre l’apprentissage de la langue, le manque de logements et la montée du racisme au quotidien, le défi est quotidien, tant pour les Allemands que pour eux. Par Marie Thuillier

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REGARDS // ALLEMAGNE : MIGRANTS, LE BILAN

Ammar Mallah est « en pleine forme ». Ce Syrien de 26 ans, originaire d’Alep, est arrivé en Allemagne en 2015 et regarde l’avenir avec optimisme, des rires réguliers dans la voix. « Ici, je sais que je peux construire quelque chose de solide », explique ce jeune homme au visage rond et à la barbe courte qui avait pris la route de l’exil en 2013, après avoir été arrêté quatre fois en Syrie, pour avoir manifesté contre le régime de Bachar el-Assad. Depuis son arrivée en Allemagne, sa vie a changé du tout au tout. Logé au départ dans des centres d’accueil collectif, il a obtenu un titre de séjour de trois ans et a pu entrer dans le système classique d’intégration « à l’allemande ». Il a ainsi eu accès aux cours de langue financés par les autorités, et parle aujourd’hui un allemand fluide et aisé. « Cela n’a pas été facile », reconnaît-il. En Syrie, il n’a pas pu finir ses études d’informatique à cause de la guerre. Fraîchement marié, Ammar Mallah a par ailleurs facilement trouvé un logement. Sur le conseil d’un ami, il a choisi de s’installer à Erfurt, en Thuringe, dans l’est du pays. « Y trouver un appartement est très aisé, ce qui n’est pas le cas à Berlin ou à Hambourg », raconte-t-il. Côté travail aussi, Ammar a été combatif. Après avoir multiplié les petits boulots, en plus de ses cours d’allemand, il occupe depuis trois mois un

emploi d’aide à domicile à plein temps et s’occupe d’une quinzaine de personnes par jour. « C’est un secteur où le manque de personnel est criant. Le travail est difficile et mal payé, mais il me convient pour l’instant », explique Ammar. Le jeune homme a toutefois d’autres ambitions. Il a postulé pour suivre une formation d’ambulancier, en alternance. Comme Ammar Mallah, 890 000 réfugiés sont arrivés en Allemagne en 2015, une année charnière. Face à l’ampleur de la crise humanitaire, Angela Merkel avait surpris son pays et le continent européen en acceptant d’accueillir les milliers de réfugiés coincés en gare de Budapest en septembre. Ammar Mallah, lui, se trouvait déjà en Allemagne à cette époque et avoue avoir été « un peu jaloux ». « Moi, personne ne m’a ouvert la porte », se rappelle-t-il en souriant. Cette politique d’ouverture n’aura toutefois duré que quelques mois, le temps que la route des Balkans se referme et que le flux se tarisse. En 2016, l’Allemagne a accueilli 280 000 réfugiés, 200 000 l’an dernier. Elle reste la première destination européenne des demandeurs de protection humanitaire. Si l’Allemagne avait déjà connu des vagues d’immigration, dans les années 1960 et 1970 en provenance de Turquie, puis dans les années 1990 avec la chute du bloc soviétique et la guerre en ex-Yougoslavie,

« ICI, JE SAIS QUE JE PEUX CONSTRUIRE QUELQUE CHOSE DE SOLIDE » AMMAR MALLAH, RÉFUGIÉ SYRIEN 52 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


elle était très peu préparée à une crise humanitaire de cette intensité. Aujourd’hui se pose avec acuité la question de l’intégration de ces nouveaux arrivants, avec en premier lieu la question du logement. En 2015, pour répondre à l’urgence, des centaines de salles de sport ont été transformées en centres d’accueil collectif, sans espaces privés. Trois ans plus tard, quasiment tous ces centres d’urgence sont vides et, à Berlin, de nombreuses familles ont été relogées, notamment dans des « villages de conteneurs », dont le nombre va être multiplié cette année. Si Ammar Mallah a trouvé un appartement indépendant à Erfurt, une ville où la pression locative est faible, les difficultés sont énormes dans les grandes villes. Nawras Alwali en fait l’expérience. Depuis plusieurs mois, ce Syrien de 36 ans cherche un logement pour lui et son épouse. En vain pour l’instant. « Je consulte les sites des agences immobilières, vais sur les forums Internet, mais soit les propriétaires ne me donnent pas la priorité, soit l’agence pour l’emploi refuse de me cautionner car le loyer est un peu plus cher que la limite autorisée », confie-t-il. Nawras Alwali vit depuis deux ans dans le centre d’accueil Vom Guten Hirten (« Du bon pasteur »), géré par l’organisation caritative catholique Caritas, dans le quartier berlinois de Wedding. Cent vingt personnes logent dans cette ancienne maison de retraite et y partagent cuisines et sanitaires, ainsi qu’une salle de vie et un grand jardin avec des jeux d’enfants. « Nous parlons de maison plutôt que de centre », dit la directrice, Florence Vettraino. « Nous essayons de créer de la convivialité même si les résidents sont contraints de vivre ensemble. Ce n’est pas toujours facile », reconnaît-elle. Nawras Alwali, lui, déclare s’y sentir désormais comme dans une « prison ».

Autre défi dans le processus d’intégration, la reconnaissance des diplômes, pour ceux qui en ont. Fadel Haddad, un Syrien catholique de 45 ans, travaille depuis un an comme travailleur social au Bon pasteur. Avocat de profession, ce père de deux enfants n’a pas pu faire reconnaître son diplôme de droit et ne se fait aucune illusion. Il ne s’attend pas à pouvoir exercer de nouveau sa profession, à moins de rentrer dans son pays. « Je le regrette, bien sûr », confie-t-il, même s’il est satisfait de son nouveau travail. Herbert Brücker, de l’Institut fédéral de recherche sur l’emploi (IAB), reconnaît l’existence de nombreuses barrières inhérentes au système allemand dans le processus d’intégration. « L’emploi est fortement protégé en Allemagne », explique ce spécialiste des questions migratoires et d’intégration. « Sans diplôme, il est très difficile d’entrer sur le marché du travail. » Le chercheur constate aussi que 85 % des réfugiés récemment arrivés en Allemagne viennent de zones de guerre. « Ce sont en majorité de jeunes hommes, seuls, qui ont vécu des situations difficiles, voire traumatisantes. Ils manquent souvent de confiance en eux et cela joue un rôle négatif sur leur intégration économique », ajoute-t-il. L’autre problème réside dans le faible niveau de qualification de la grande majorité des nouveaux arrivants. « 40 % ont uniquement terminé l’école primaire, 12 % ont un diplôme universitaire. Ce qui complique leur accès au marché du travail allemand, basé sur le diplôme », fait observer Herbert Brücker. Cet économiste constate toutefois de réels progrès depuis trois ans. « Le pays a mis en place des infrastructures d’intégration plutôt bonnes. Les procédures d’asile sont plus rapides, les municipalités, agences pour l’emploi et écoles contribuent toutes à une LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 53


© Andreas Gebert /DPA /AFP

REGARDS // ALLEMAGNE : MIGRANTS, LE BILAN

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« MON BUT EST DE RENDRE MES ÉLÈVES UN MINIMUM INDÉPENDANTS » EDWIGE KAMGANG, ENSEIGNANTE BÉNÉVOLE

meilleure intégration. Nous faisons bien mieux qu’il y a dix ou vingt ans, même si tout n’est pas rose. Même du côté de l’accès au marché du travail, cela va plus vite que prévu. 23 % des personnes arrivées en 2015 ont déjà un travail, c’est plus que par le passé, et ce taux devrait atteindre les 50 % d’ici cinq ans. C’est également plus que prévu. Quant aux autres, ils apprennent la langue ou suivent une qualification. Je suis optimiste », confie-t-il. L’apprentissage de la langue est en effet un élément central outre-Rhin pour accéder à l’emploi. Fadel Haddad et Ammar Mallah, tous deux Syriens, ont été prioritaires dans l’accès aux cours d’allemand dispensés par les autorités. En 2015, pour gérer l’énorme demande en la matière, celles-ci ont donné la priorité aux Syriens, Érythréens, Somaliens, Irakiens et Iraniens, qui disposent des chances les plus élevées d’obtenir un titre de résident. Les autres migrants doivent souvent attendre des mois avant de trouver une place ou frapper à la porte d’organisations offrant des cours gratuits, comme par exemple Diakonie, organisme caritatif ­protestant, qui propose des cours à des personnes souvent sans papiers à l’église St. Simeon, transformée en 2015 en « église des réfugiés », dans le quartier m ­ ulticulturel de Kreuzberg à Berlin. « Mon but est de rendre mes élèves un minimum indépendants », explique Edwige Kamgang, une

enseignante bénévole. « Je voudrais qu’ils sachent lire un contrat ou une lettre de l’administration sans avoir à demander ­ d’aide. » Une fois par semaine, cette Française donne des cours d’alphabétisation et de langue allemande à un petit groupe de six à huit personnes. Le jour de notre visite y participaient entre autres un vieil homme venu d’Afghanistan, un informaticien irakien et une mère de famille togolaise. « Il est souvent très difficile d’apprendre cette langue quand on a la tête ailleurs  », constate Edwige Kamgang. « Un de mes élèves, sierra-léonais, n’a rien appris durant des mois car il pensait tout le temps à sa famille dans son pays. Maintenant, il va mieux et commence à lire. » Au-delà des cours de langue qui y sont dispensés, cette « église des réfugiés » s’est imposée dans le quartier comme un lieu d’accueil et de rencontre. La Diakonie y propose des consultations juridiques, ainsi qu’un soutien spirituel, et organise des rencontres culinaires. « Les problèmes ont changé depuis deux ans », explique Susanne Mauch-Friz, la directrice du lieu. « Au départ, nous gérions la distribution de vêtements et travaillions avec une salle de sport voisine transformée en centre d’accueil collectif. Celle-ci est désormais vide. Les gens qui viennent à nous veulent un logement, une formation et, souvent, savent parler allemand. Cela change LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 55


REGARDS // ALLEMAGNE : MIGRANTS, LE BILAN

« LES RÉFUGIÉS S’INTÈGRENT PLUS VITE LORSQU’ILS ONT LEUR FAMILLE AUPRÈS D’EUX » HERBERT BRÜCKER, ÉCONOMISTE

tout ! Nous avons davantage une relation d’égal à égal. » Quant à l’euphorie de 2015, lorsque les réfugiés étaient accueillis en gare de Munich avec des fleurs et des pancartes « Bienvenue », « elle n’existe plus », regrette la directrice. « Elle ne pouvait pas durer. Aujourd’hui tout est plus difficile, à commencer par la récolte des dons. Il faut toutefois regarder le verre à moitié plein. Beaucoup de choses avancent. » Et les bénévoles aussi continuent à répondre présents. « Ce sont les mêmes depuis 2015 », constate Florence Vettraino. Même chose au sein de Moabit hilft (« Moabit aide »). Créée en 2015 pour répondre à l’arrivée de milliers de migrants dans le quartier berlinois de Moabit, cette association compte une trentaine de bénévoles réguliers, qui trient des vêtements, s’occupent de jeunes enfants, etc. « Les gens viennent pour trouver un manteau ou une paire de chaussures et en profitent pour parler de leurs problèmes quotidiens », explique Diana Henniges, fondatrice de l’association. « Nous aussi, en tant qu’association, nous avons grandi avec les événements. Nous sommes devenus plus efficaces, notamment pour conseiller les gens au niveau juridique. » L’assistance juridique est en effet devenue l’une des activités principales des associations d’assistance aux réfugiés. En plus des conseils pour se frayer un chemin dans la tortueuse administration allemande, elles 56 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

aident de plus en plus de réfugiés déboutés à attaquer l’État. Conséquence, les cinquante et un tribunaux administratifs du pays font face à une hausse sans précédent du nombre de procédures judiciaires en matière d’asile. Le nombre des affaires pendantes a quintuplé en un an, passant de 70 000 à 300 000 selon la Fédération des juges administratifs allemands (BDVR). Dans la très grande majorité des cas, il s’agit de Syriens, d’Afghans et d’Irakiens qui font appel des décisions prises par l’Office fédéral pour la migration et les réfugiés (BAMF), l’équivalent de l’OFPRA français en Allemagne. Et si le nombre de postes dans les tribunaux a lui aussi augmenté, il n’est pas suffisant pour suivre le rythme. Le président de la BDVR, Robert Seegmüller, disait en décembre ne pas croire que tous ces dossiers pourraient être traités d’ici deux ans. À Berlin, le tribunal administratif n’échappe pas à cette règle. Trois quarts des affaires traitées en 2017 y relevaient du droit d’asile. Un record. Depuis l’an dernier, cinq salles d’audience supplémentaires s’y consacrent exclusivement et de nouvelles le feront cette année aussi. Dans la 17e chambre, la juge Annett Althans ne suit que des affaires concernant des Afghans. Ce jour-là, deux frères menacés d’expulsion défendent leur cause. « J’ai grandi en Iran et n’ai jamais vécu en Afghanistan », explique Abdulfata Mokuzai, 18 ans. Il ajoute avoir en Afgha-


nistan un oncle taliban qui « pourrait le tuer s’il apprenait son retour d’Allemagne ». « Il me considérera comme un non-croyant », argumente-t-il. Pour la juge, les histoires de ce type sont monnaie courante. « Certaines me touchent beaucoup, mais, dans la plupart des cas, il s’agit de savoir si la personne en face de moi me ment ou pas », explique-t-elle. Autre difficulté, cette juge doit trancher sur la validité juridique d’expulsions sachant qu’aucune n’est mise en pratique par les autorités de la ville-État de Berlin. Dirigé par une coalition de partis de gauche, le gouvernement local refuse en effet de renvoyer des Afghans dans un pays en guerre, alors que d’autres régions, comme la Bavière, procèdent à des expulsions depuis un an. La pression sur les Länder pourrait toutefois s’accroître dans les prochaines semaines en cas de nomination, attendue, du conservateur bavarois Horst Seehofer au poste de ministre de l’Intérieur. De fait, les questions migratoires sont devenues centrales dans le débat politique depuis 2015 et se sont imposées dans la difficile formation d’un gouvernement de coalition entre le Parti social-­ démocrate (SPD) et l’Union chrétienne démocrate (CDU/CSU) d’Angela ­ Merkel. Les deux formations se sont mises d’accord pour limiter à 220 000 par an le nombre de nouveaux réfugiés et pour limiter le regroupement familial pour certains réfugiés. Elles prévoient aussi de créer des centres d’enregistrement des migrants, où les réfugiés nouvellement arrivés seront contraints de résider en attendant que leurs demandes d’asile soient traitées. L’économiste Herbert Brücker juge ces mesures négatives. « L’instauration de centres fermés qui réduisent la mobilité des gens joue contre leur intégration. Nous savons aussi que les réfugiés s’intègrent

plus vite et sont plus stables psychologiquement lorsqu’ils ont leur famille proche auprès d’eux. Le regroupement familial est essentiel. » L’intensité des débats s’explique par les succès électoraux à répétition, depuis 2015, du parti populiste de droite Alternative pour l’Allemagne (AfD). Cette formation accuse la chancelière Angela Merkel de « trahison » pour avoir ouvert les portes du pays aux réfugiés et a, depuis, le vent en poupe. Représentée dans quatorze des seize parlements régionaux allemands, elle s’est aussi imposée en septembre comme la troisième force politique du Bundestag, le parlement fédéral. Parallèlement, les langues se délient, les insultes et actes racistes se multiplient, notamment dans l’est du pays. Dernier événement en date, des affrontements violents ont eu lieu à Cottbus, petite ville située à la frontière avec la Pologne. À la suite d’agressions commises par trois Syriens, plusieurs manifestations contre les migrants ont eu lieu dans la ville. Le maire demande désormais qu’aucun nouveau réfugié ne soit envoyé dans sa ville, qu’il juge « débordée ». Sa commune compte 4 500 réfugiés pour 100 000 habitants. Le racisme au quotidien, Ammar Mallah le vit lui aussi dans sa petite ville d’Erfurt en Thuringe. « Certains des malades que je suis dans le cadre de mon travail d’aide à domicile refusent d’être pris en charge par un Syrien ou par un musulman. D’autres me reprochent de travailler et de voler le boulot des Allemands. Quand je ne travaillais pas, on me reprochait de vivre sur le dos des contribuables allemands ! Dans tous les cas, j’ai tort », analyse en riant le jeune Syrien. Ammar Mallah a choisi sa stratégie. « Je ne réponds jamais. Je n’ai pas de colère envers ces gens. »

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REGARDS // LA CIMADE

La Cimade

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Vies en transit Depuis 1939, la Cimade vient en aide aux personnes déplacées. Le centre de Massy, créé en 1964, voit défiler chaque année des centaines de migrants du monde entier, qu’il accompagne sur les voies tortueuses de la régularisation et de l’intégration. Par Frédéric Brillet

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e n’est pas une maison bleue, mais une villa bourgeoise nimbée par la grisaille hivernale. Elle n’est pas adossée à la colline de San Francisco mais plantée au cœur de Massy, en région parisienne. On n’y trouve pas de routards qui célèbrent la liberté en arpentant la planète mais des migrants qui ont fui leur pays d’origine pour toutes sortes de raisons : la guerre, la misère ; les discriminations et persécutions ethniques, politiques, sexuelles ou religieuses. Des brouilles et des embrouilles. Des vies cabossées. Ou tout simplement un manque de perspectives… Pour le reste, la maison de Massy, comme celle évoquée dans la chanson de Maxime Le Forestier, constitue bel et bien un havre de paix. Mais la Cimade (voir encadré p. 61), qui a installé à Massy ce centre d’accueil et de séjour, ne se contente pas de réconforter ceux qui franchissent sa porte. Conformément à sa vocation, l’association les aide à se reconstruire et à se projeter dans l’avenir. En ce lundi matin, une vingtaine de participants originaires de tous les continents se réunissent pour suivre le cours bihebdomadaire gratuit de français. Toutes les conditions, âges,

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nationalités, statuts, classes sociales s’y retrouvent. Les détenteurs d’une carte de séjour ou du statut de réfugié politique côtoient les sans-papiers déboutés qui ont reçu un ordre de quitter le territoire français (OQTF). Les bien diplômés qui cochent toutes les cases pour obtenir une régularisation et réussir leur intégration croisent les cas désespérés qui ne maîtrisent qu’une dizaine de mots de français pour défendre leur dossier. Les récits des uns et des autres reflètent autant des conflits et des tragédies qui font l’actualité que des drames personnels. R., un Afghan abordé après le cours de français, semble tout avoir pour prétendre au statut de réfugié politique. Dans son pays, il a exercé une dizaine d’années comme interprète auprès des forces de l’OTAN et parle, excusez du peu, pas moins de huit langues. Après le pachto, le dari, le farsi, l’ourdou, l’hindi, l’espagnol et l’anglais, cet élève appliqué a ajouté une nouvelle corde à son arc linguistique, puisqu’il parle déjà suffisamment le français pour se débrouiller dans la vie quotidienne. Que de chemin parcouru depuis son arrivée à Marseille en 2016 : « Les premiers temps, quand on me disait bonjour, je ne comprenais même pas »,

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m REGARDS // LA CIMADE

s’amuse-t-il. Un de ses yeux ne s’ouvre plus guère, ravagé par les éclats d’une mine sur laquelle il a sauté en patrouillant avec les troupes britanniques dans le sud de l’Afghanistan. « C’était bien payé, mais dangereux. J’ai perdu un œil et suis devenu une cible pour les Talibans. » Laissant femme(s ?) et enfants sur place, il décide alors de partir pour l’Europe. L’Angleterre lui ayant refusé l’asile, il espère aujourd’hui obtenir le droit de rester en France « parce qu’ici on est en sécurité et les Français sont gentils ». D’autres cas laissent perplexes, comme celui de ce routier qui affirme avoir quitté son travail, sa femme et son fils en Afrique du Nord à la suite d’une querelle familiale. « J’ai été menacé, je suis venu parce que si j’obtiens mes papiers ici la vie sera plus facile. J’aurai une formation et je pourrai travailler comme chauffeur en France, Inch Allah. » Quelle que soit la solidité de leur dossier, les migrants peuvent compter sur le soutien inconditionnel de la Cimade, qu’il s’agisse d’apprentissage du français, d’aide juridique ou sociale pour obtenir un statut ou un logement, ou de faire valoir un droit. Une bonne partie de ce travail est assumée par une quarantaine de bénévoles. Depuis la publication en 2016 des photos de la tragédie d’Aylan, cet enfant syrien qui

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Le centre international de Massy en 2017

140

personnes venues de 20 pays différents hébergées et accompagnées

1 200

personnes accueilies dans les permanences juridiques et sociales et les cours de français

40 bénévoles et 1 0 salariés

1 000 000 e de budget annuel

s’est noyé en essayant de gagner l’Europe avec ses parents, les bonnes volontés affluent. Elles viennent de tous horizons, mais les membres des professions intellectuelles, souvent retraités, sont sur­ représentés : enseignants, ingénieurs, chercheurs, cadres, hauts fonctionnaires… Leur implication dans la défense des migrants tient tant à leur parcours professionnel et personnel qu’à leurs convictions religieuses, politiques ou simplement à leur conception de la justice. Ancien consultant spécialisé dans les problèmes de développement, François Durand prolonge, en dispensant des cours de français, son engagement en faveur des populations des pays émergents. Élisabeth Frichet, une ancienne juriste qui assure une permanence juridique, perpétue une tradition familiale de militantisme en faveur des droits de l’homme, conviction qu’elle peine parfois à faire partager : « Je me heurte au discours “On ne peut pas accueillir tout le monde. Si on ouvre les frontières on va être envahi” », soupire-t-elle. Dominique Le Gavrian se déclare quant à elle simplement mue par « sa foi chrétienne ». Dans ce groupe de bénévoles chevronnés, R., une lycéenne d’origine africaine, qui vient quelques heures par semaine


La Cimade (Comité inter-mouvements auprès des évacués), créée en 1939, est une association loi de 1901 de solidarité active et de soutien politique aux migrants, aux réfugiés et aux déplacés, aux demandeurs d’asile et à tous les individus en situation irrégulière. Fondée par des mouvements protestants, elle est membre de la Fédération protestante de France. C’est aujourd’hui une association œcuménique et une partie de ses bénévoles se définissent sans affiliation religieuse.

aider les enfants hébergés dans le centre à progresser en français, détonne. « Leur histoire me touche parce qu’elle rejoint celle de membres de ma famille qui ont dû surmonter ce genre de difficultés quand ils sont arrivés en France », explique-t-elle. Bénévoles ou professionnels, les gens de la Cimade ne ménagent pas leurs critiques vis-à-vis des conditions d’accueil et des règles complexes, voire contradictoires, auxquelles les nouveaux arrivants sont soumis. Ainsi faut-il au moins cinq ans de présence continue dans l’Hexagone à un sans-papiers pour prétendre à une carte de séjour. Passé ce délai, l’administration évalue sa volonté d’intégration par la maîtrise du français, la constitution d’une vie familiale sur place, mais aussi par le travail. Une exigence performative des plus difficiles à satisfaire : « Ils doivent vivre en se cachant durant cinq ans mais en parallèle travailler sans papiers, alors même que cela leur est interdit, s’ils veulent avoir une chance d’être régularisés », résume une volontaire. Dans l’après-midi, travailleurs sociaux et bénévoles se répartissent les salles pour conseiller tous ceux qui se présentent. Entre une femme malgache, la soixantaine, venue rejoindre sa fille de nationalité française et se soigner. Elle dispose

L’État finance les missions d’hébergement et d’intervention dans les centres de rétention mais pas l’aide à la régularisation, qui mobilise une grande partie des moyens de la Cimade. Cela explique qu’au plan national les subventions de l’État et des collectivités locales ne représentent que 47 % du budget de l’association, le reste provenant pour l’essentiel de dons de particuliers et du mécénat.

a La Cimade – 01 44 18 60 50 64, rue Clisson - 75013 Paris

actuellement d’une « carte de séjour temporaire vie privée et familiale pour soins » et aspire à un statut plus stable. « Je dois la renouveler chaque année et, chaque fois, je vis dans l’angoisse qu’on me la refuse, ça n’est pas bon pour mon cœur », explique cette ancienne infirmière, qui vient de se faire poser un pacemaker. La bénévole ouvre son dossier et examine avec elle les solutions qui lui permettraient de s’épargner cette formalité. La dame repart plutôt rassurée. Une table plus loin, on plonge dans les conflits rongeant l’Afrique en examinant le dossier d’un Mauritanien. Éleveur de bétail dès l’âge de 12 ans, F. a été pris à partie dans l’un des fréquents affrontements qui opposent son ethnie, qui vit du pastoralisme, aux agriculteurs maures. Il a été condamné à la prison par un tribunal de son pays, souvent épinglé par les ONG pour discrimination envers les non-Maures. Libéré, il a pris la fuite pour la France, où il a obtenu l’asile politique puis un travail comme plongeur dans la restauration. « J’ai laissé en Mauritanie ma femme et mes cinq enfants », expliquet-il en faisant défiler leurs photos sur son portable pour appuyer son récit. « Dans mon village, il n’y a pas de vraie école, on apprend juste le Coran. Comment les

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REGARDS // LA CIMADE

100 000

d

faire venir ici ? » s’enquiert F., qui avoue ne savoir ni lire ni écrire et qu’il va falloir guider dans les formalités de demande de regroupement familial. « Les réfugiés y ont droit sans condition de logement ni de ressources, mais ça prend parfois deux ans pour réunir une famille. Vous imaginez leur angoisse quand ils viennent d’un pays en guerre et que leur famille est persécutée ? Tout cela freine leur intégration », regrette Sonia Laboureau, directrice du centre de Massy. Serrant sa main devant sa bouche, le regard vide, L. oscille entre désarroi et lassitude. Arrivé en 2005 du Mali, il n’a jamais réussi à obtenir un titre de séjour et a reçu une OQTF l’an dernier. Treize ans de galère et de missions courtes dans le nettoyage décrochées à l’arrache avec des employeurs complaisants. Le tout se résume à une liasse de bulletins de paie que les deux conseillères de la Cimade entreprennent de mettre en ordre. Pour espérer renverser la décision et obtenir une régularisation par le travail, L. doit avoir accumulé sur les deux dernières années au moins huit bulletins de salaire par an correspondant au minimum au Smic. Mais on a beau additionner et revérifier, il est loin d’atteindre le compte. « Je ne vois pas de solution pour obtenir

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PERSONNES ÉTRANGÈRES ACCOMPAGNÉES DEPUIS L’ORIGINE

une régularisation. Avez-vous songé à une aide au retour volontaire qui pourrait vous permettre de redémarrer au Mali ? » L’homme accuse le coup, voyant s’effondrer son rêve d’Europe, d’où il va repartir probablement aussi pauvre qu’il y est venu. Bredouillant un merci, il quitte précipitamment la salle, comme pour fuir l’annonce qu’il redoutait. « C’est dur d’admettre l’échec, ils subissent une pression énorme de leur famille et taisent les difficultés qu’ils vivent ici. Certains pleurent quand on leur dit qu’il n’y a pas de solution », soupire Dominique Le Gavrian. Plus dramatique encore est le cas du jeune N., dont le désespoir se lit sur le visage. Pour avoir témoigné dans un pays d’Afrique du Nord à propos d’un viol perpétré par un sheikh, qui a été envoyé en prison, N. a été pris pour cible : les fils du sheikh l’ont retrouvé et l’ont sévèrement battu, ce qui lui a valu un séjour à l’hôpital, comme en témoignent les photos remisées dans son dossier. « Mon père était mort et ma mère déjà en Europe. À ma sortie de l’hôpital, un ami m’a aidé à payer mon voyage pour que je puisse leur échapper et la rejoindre. » Il faudra presque deux mois à N. pour arriver en France, à l’approche de Noël, après un passage par la Libye et une traversée


périlleuse de la Méditerranée jusqu’en Sicile. Sans papiers et sans argent, il survit depuis dans une cave à Massy, où le désespoir le gagne. Sa mère, venue illégalement en Europe avec sa sœur, ne peut le prendre en charge. Pour ne rien arranger, son épaule abîmée par le passage à tabac continue de le faire souffrir et il ne porte aux pieds qu’une méchante paire de tennis d’été. Patiemment, les bénévoles dévident l’écheveau des solutions et remédient au plus pressé. A-t-il pris des antalgiques ? Il faudrait aussi lui trouver des chaussures plus chaudes. Et puis commencer à instruire le dossier. Une volontaire prend note du contact africain de N., qui pourrait confirmer que l’adolescent risquait sa vie en restant sur place. Mais que faire pour lui assurer un logement alors même que le statut de mineur lui est contesté et que, de toute façon, l’aide sociale à l’enfance, qui relève de la responsabilité du département, argue du manque de moyens pour se dérober à l’obligation légale de prendre en charge les mineurs étrangers isolés ? Le soir tombe et les visiteurs du jour, les bénévoles et professionnels qui les reçoivent commencent à repartir. C’est l’heure où les familles des réfugiés hébergées dans le centre ou dans des apparte-

e

ments loués par la Cimade aux alentours regagnent leurs pénates provisoires. Ceux-là ont déjà fait le plus dur, ayant obtenu un statut légal qui leur permet de se projeter dans l’avenir. Mais la Cimade continue de les accompagner jusqu’à ce qu’ils aient acquis suffisamment d’autonomie. Reste que les traumatismes et sévices subis dans les pays d’origine ou durant le voyage laissent des traces. « On ne fait pas d’intégration à marche forcée, on n’est pas dans la contrainte. Il faut respecter le rythme de chacun : les personnes prennent leur envol quand elles sont prêtes », insiste Sonia Laboureau. Pour F., 19 ans, qui a rejoint son père dans le cadre d’un regroupement familial, ce temps n’est manifestement pas encore venu. Bien qu’en France depuis trois ans, la jeune Afghane s’exprime difficilement en français : elle est en effet arrivée trop âgée pour intégrer le système scolaire, trop jeune pour bénéficier d’une formation pour adultes et avec un statut qu’il fallait clarifier. Ségolène Tessier, la travailleuse sociale qui suit la famille, lui confirme qu’elle va enfin bénéficier d’une solide formation en français pour rattraper le temps perdu. Le visage de la jeune fille s’éclaire d’un timide sourire. Pour elle, une nouvelle vie va commencer.

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REGARDS REGARDS

Fraternités Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des noms et des pistes. Par Philippe Clanché

Handicap : onze associations sonnent l’alarme Pendant plusieurs mois, les vaillants militants du Secours populaire d’Hayange (Moselle) ont tenu bon dans le froid, se contentant d’un groupe électrogène. Faute d’obtenir le départ de ces humanitaires peu à son goût, le maire FN de la ville, Fabien Engelmann, qui les accusait de « mener une propagande pro-­migrants », avait décidé de couper l’électricité dans le local qu’occupe l’association depuis 2005. À la veille de Noël, le TGI de Thionville a condamné l’élu frontiste à rétablir le courant. Ce qui fut fait en janvier. Le mil-

lier de bénéficiaires de ce local peuvent à nouveau récupérer des produits frais, impossibles à servir sans réfrigérateur permanent. Si les tensions locales existent dans certains lieux, principalement avec les édiles d’extrême droite, jamais encore l’ONG n’avait connu pareille difficulté. « Habituellement, nous trouvons toujours un terrain d’entente, même avec des mairies qui ne nous apprécient pas ou peu », explique Karine Vauloup, en charge de la communication au Secours populaire. Rens. : www.secourspopulaire.fr

Objectif 400 000 euros avec le CCFD « Actuellement, 815 millions de personnes souffrent de la faim. Nous sommes loin des objectifs du millénaire d’éradiquer ce fléau d’ici 2030. Il faut agir, et vite ! » Et parce qu’il faut bien commencer, même petitement, pour sa campagne de carême le CCFD Terre solidaire lance l’opération « 40 jours contre la faim ». Objectif : récolter 400 000 euros pour lutter contre les phénomènes à l’origine de ce fléau mondial. L’ONG catholique, mandatée par la Conférence des évêques de France, en pointe cinq : le dérèglement climatique (qui va occasionner, selon l’ONU, 250 millions de réfugiés d’ici 2050), le risque de disparition de la biodiversité (par la faute de l’agro-industrie qui impose ses semences rendues infertiles pour obliger les paysans à les racheter chaque année), les conflits (60 % des personnes souffrant de la faim vivent dans des pays en guerre), la spéculation (qui rend instable les prix alimentaires), et l’accaparement des terres (48 millions d’hectares cultivables arrachés aux paysans). Rens. : 40jourscontrelafaim.org 64 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018


Des frigos à partager Un réfrigérateur peut parfois s’ouvrir à tous ceux qui en ont besoin. Une idée a priori loufoque, qui est devenue réalité grâce à la conviction de Dounia Metboul. Cette jeune restauratrice parisienne a lancé l’été dernier l’aventure des Frigos solidaires, en installant en juin dernier un premier réfrigérateur pour tous devant le restaurant qu’elle tient avec sa mère, La Cantine du 18. Le principe est simple : offrir des denrées comestibles fraîches, données par des commerçants ou par des particuliers. Solidarité et lutte contre le gaspillage peuvent faire bon ménage. Qui n’a jamais laissé se gâter des produits frais dans le frigo familial pendant une longue absence ? Les heureux riverains d’un tel dispositif n’ont désormais plus d’excuses. Pour les candidats qui veulent se lancer, restaurateurs, commerçants ou responsables associatifs, le procédé est très simple. Pour réunir les fonds nécessaires à l’achat de l’appareil, les Frigos solidaires proposent de lancer un financement participatif via Internet. Une fois la somme obtenue, les responsables de l’association expédient les éléments du meuble qui va accueillir l’appareil. Il reste alors à le monter et l’installer dans la rue. Pour pouvoir le garnir, il convient seulement de noter son nom et la date du dépôt. Et les personnes nécessiteuses peuvent se servir librement. À La Cantine du 18, les voisins ont très vite joué le jeu. Toujours en partenariat avec « Identités Mutuelle », un restaurant de Lille et un de Grenoble viennent de recevoir leur frigo solidaire. Rens. : lesfrigossolidaires.com – L’association Partage ton frigo (partagetonfrigo.fr) propose des initiatives similaires dans plusieurs villes françaises.

Les enfants de Centrafrique en BD Faire connaître ses actions au plus grand public demeure un enjeu majeur de développement des ONG. Même des plus célèbres, comme Médecins sans frontières (MSF), qui vient de publier un bel album graphique pour alerter sur le sort dramatique des enfants de République centrafricaine (RCA). Ce pays, déjà structurellement parmi les plus pauvres du globe, vient de vivre plusieurs années d’affrontement entre clans rivaux, dans un contexte de tensions entre chrétiens et musulmans. Dans l’album titré Maison sans fenêtres, à l’image de ce qu’est devenue la RCA, le dessinateur local Didier Kassaï se met en scène dans ses rencontres avec des enfants. Orphelins, chassés par les conflits

internes ou fuyant des violences domestiques, nombre d’entre eux vivent à la rue et survivent de petits boulots, en particulier dans les mines de diamants. On découvre également le travail de MSF, qui structure l’offre médicale dans un système de santé dévasté, ainsi que d’autres acteurs humanitaires. Réaliste et parfois rude, le récit dessiné est agrémenté de photos signées Marc Ellison et de vidéos, accessibles en lisant les codes-barres figurant dans ses pages à l’aide d’un smartphone. Maison sans fenêtres. Enfances ­meurtries en Centrafrique, scénario Marc Ellison, La Boîte à Bulles, 160 p., 18 €. En vente sur boutique.msf.fr Vidéos sur bit.ly/360MSF LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 65


© Thomas Samson /AFP

PORTRAIT // RENÉ DOSIÈRE

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René Dosière, le Monsieur Propre des finances publiques « Dosière, il nous emmerde ! » C’est en ces termes qu’un de ses camarades du Parti socialiste parlait de ce député inclassable. Lequel, en s’attaquant au gaspillage de l’argent public, ne s’est pas fait que des amis, y compris dans son propre camp. Par Jacques Duplessy

C

e fils d’instituteur, né en 1941 dans l’Aisne, s’est d’abord formé à l’école de la JEC, la Jeunesse étudiante chrétienne. « J’y suis rentré à 11 ans, en 6e. J’ai suivi la pédagogie de l’action catholique, voir, juger, agir. On s’intéressait à ce qui se passe dans la société et dans le monde. La JEC était un vrai creuset pour l’engagement dans la cité, même si cela ne conduisait pas forcément à un engagement dans la politique partisane. » À 18 ans, il en devient le secrétaire départemental. Peu après, il entre au secrétariat national du mouvement et se lance dans des études d’histoire-géographie. C’est aussi à cette époque qu’il se passionne pour les écrits de Charles Péguy. « Ce compagnonnage me mettait à distance de la politique politicienne. Il y a chez lui des textes très antiparlementaristes. Il voyait les députés comme carriéristes, clientélistes et populistes et avait des petites phrases assassines comme : “La mystique républicaine, c’est qu’on mourrait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit.”

Alors, je n’aimais pas les machines politiques, avec leurs vérités révélées et la langue de bois. » À la sortie de la faculté, il intègre une chambre d’agriculture. Parallèlement, il s’intéresse à la vie politique de sa ville, Laon. « Avec des amis, on a créé un groupe d’action municipale et on a examiné en détail le budget de la ville. » Première rencontre avec les finances publiques. Il se met à lire chaque année les rapports de la Cour des comptes. Il les a tous archivés depuis 1965. Sa femme raconte qu’il lisait la dernière publication de la rue Cambon pendant leur voyage de noces ! René Dosière songe de plus en plus à se lancer dans la politique. Son cœur penche à gauche. « Intellectuellement, je ne pouvais pas adhérer au Parti communiste. » Il se sent attiré par le Parti socialiste unifié (PSU) – proche de l’aile gauche du Parti socialiste –, dont le premier secrétaire est Michel Rocard. « Le PS avait pour moi une tare : son comportement pendant la guerre d’Algérie. » Finalement, en 1977, il saute le pas et décide de prendre sa carte au PS, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 67


PORTRAIT // RENÉ DOSIÈRE

Ouvrages Argent, morale, politique, Seuil, Paris, 2017. Le Métier d’élu local, Seuil, Paris, 2014. L’État au régime, Seuil, Paris, 2013. L’Argent de l’État, Seuil, Paris, 2013. L’Argent caché de l’Élysée, Seuil, Paris, 2007.

que Michel Rocard a rejoint entre-temps. Mais il gardera toujours une méfiance et une distance vis-à-vis de l’appareil du parti. De 1981 à 1983, il préside la région Picardie. Puis il devient maire de Laon et le restera jusqu’en 1989. « Je pensais arrêter la politique, car je ne travaillais plus depuis 1981. Cela peut paraître incroyable, mais je n’avais plus de Sécurité sociale ! Nous avions juste des indemnités qui couvraient les frais, sans salaire. C’était le règne des emplois fictifs et des rémunérations occultes, je n’ai pas voulu entrer là-dedans. » Quand le PS lui propose de se présenter à la députation, il accepte. « Je ne m’en cache pas, à l’époque, l’opportunité d’être député m’offrait un statut pour continuer la politique et avoir un revenu pour faire vivre ma famille. » Élu, il sera l’artisan d’une proposition de loi sur les conditions d’exercice des mandats locaux. « C’était vraiment n’importe quoi. Avec la décentralisation, les présidents des conseils généraux préparaient les budgets. Il y avait une grande inégalité : les indemnités des élus ont explosé dans certains départements comme le Nord-Pas-de-Calais ou les Hauts-de-Seine, tandis qu’en Corrèze, par exemple, ils n’avaient pratiquement rien. Et les indemnités n’étaient soumises ni aux cotisations sociales, ni à l’impôt. » C’est là qu’il expérimente sa stratégie pour avoir accès à l’information : poser des questions écrites au gouvernement. Le sujet est sensible. Les élus locaux grognent. « Débrouillez-vous ! » lui fait dire Michel Charasse, le ministre du Budget. « C’était technique, mais j’ai travaillé avec un administrateur de l’Assemblée nationale compétent, et j’ai réussi à déposer des amendements [Ndlr : instituant la fiscalisation des indemnités versées aux élus] le 22 décembre 1992, le dernier jour de

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l­’année fiscale 1992. » Ce qui ne lui vaut pas que des amis. Battu aux élections législatives de 1993, il est élu conseiller général un mois après avec 60 % des voix, à sa grande surprise. « Un de mes collègues m’a interpellé en disant : “On salue l’arrivée du député Dosière. Il n’a pas fait que des choses intéressantes…” » Devoir payer des impôts est resté en travers de la gorge de beaucoup d’élus locaux. En marge de son travail d’élu, il donne des cours de finances publiques à l’université de Reims. Il rejoint aussi une société de conseil à l’international. La dissolution provoquée par Jacques Chirac en 1997 le surprend alors qu’il est en mission dans la république russe de Carélie. « Je suis rentré très rapidement pour faire campagne, et j’ai fait mon meilleur score, 60 %. » Il retrouve donc les bancs de l’Assemblée nationale. Cette fois, il ne la quittera plus jusqu’à ce qu’il décide de ne pas se représenter, lors des dernières législatives. C’est lui que le PS choisit lors du débat sur le Pacs pour répondre à Christine Boutin. Il lui lance : « Vos convictions religieuses ne sont pas partagées par la majorité des catholiques. Les homosexuels n’ont pas besoin de votre charité, Madame, ils veulent la justice. » René Dosière se fait surtout remarquer en s’attaquant à la gestion opaque de l’Élysée. « Cent millions, ce n’est pas en soi un budget énorme, explique-t-il, mais le symbole est fort car c’est le budget du président de la République. J’ai découvert qu’aucune règle financière n’encadrait l’utilisation de ces fonds. » À coups de questions écrites au gouvernement, René Dosière mène une véritable enquête policière. Il en fera un premier livre, L’Argent caché de l’Élysée, en 2007. En 2008, Nicolas Sarkozy décide de faire contrôler le budget de l’Élysée par la Cour des


« Je ne me suis jamais considéré comme un juge des comportements individuels. J’ai toujours cherché à améliorer le système. » René Dosière

comptes. « Je lui ai logiquement apporté mon soutien, raconte l’ancien député socialiste. Évidemment, ça a fait grincer des dents dans mon camp. » Aux élections de 2007, le PS refuse de lui donner l’investiture. Élu haut la main, il est exclu du parti pour s’être présenté contre le candidat officiel. « À la rentrée parlementaire, se souvient René Dosière, Hollande, alors premier secrétaire, me prend par le bras et me dit : “On oublie tout, on travaille ensemble.” Et j’ai siégé comme apparenté socialiste. » La même année, il lance son rapport annuel sur les crédits de la présidence de la République. « Ça m’a donné beaucoup de notoriété, reconnaît le député. J’ai continué à enquêter sur l’argent des élus locaux et des cabinets ministériels. Là, c’était encore plus sensible, car ça concernait beaucoup, beaucoup de monde. » Nouveau couac en 2012 entre le PS et cet homme qui dérange décidément trop de monde. « Pour m’humilier, la fédération socialiste de l’Aisne m’a donné l’investiture mais m’obligeait à prendre comme suppléant celui qui s’était présenté contre moi à l’élection précédente, Fawaz Karimet. J’ai refusé et me suis présenté sans étiquette. Mais, ce que je n’avais pas prévu, c’est la tempête médiatique que provoquerait ce clash. » Stupéfait, il découvre que Le Monde a fait son édito sur sa situation. Sur RTL, c’est Serge July, le fondateur

de Libération, qui fait une chronique sur le thème « Qui a peur de René Dosière ? » Et c’est lui qui arrive devant Fawaz Karimet au premier tour, obligeant le PS à lui transférer son investiture pour le second tour. Jusqu’au bout, ses relations avec l’appareil du parti auront été tendues. René Dosière sait qu’il a été diversement apprécié par ses collègues. « Certains me remerciaient de ce travail qui renforçait la confiance entre les Français et leurs représentants, d’autres me critiquaient en avançant que je contribuais à discréditer les politiques, donc que j’encourageais le populisme. Et j’avais des partisans et des adversaires dans tous les partis politiques. » Le député s’était fait une règle : ne jamais mettre en cause un individu. « Je ne me suis jamais considéré comme un juge des comportements individuels. J’ai toujours cherché à améliorer le système. » Aujourd’hui, à 76 ans, René Dosière n’envisage pas de prendre sa retraite. Il lancera en avril un think-tank sur la transparence de la vie publique et la déontologie, avec des universitaires. « Nous réaliserons un travail de recherche. Nous souhaitons aussi faire des recommandations. » Et il continue de porter un regard affûté sur les projets de moralisation de la vie politique. De la dernière loi, il dit : « Il a y a eu des avancées, mais c’est loin d’être parfait. » Ça tombe bien, il a quelques idées à leur soumettre…

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On nous cache tout

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’Éducation nationale projette, paraît-il, d’instaurer des cours en classe de Terminale (bientôt « classe de maturité », on ne rit pas là-bas au fond) afin de lutter contre les théories du complot. Sans doute est-ce louable, et même nécessaire, sauf que ce projet, évidemment, fait lui-même partie du complot et ne vise qu’à nous empêcher d’y voir clair et d’accéder à la Vérité. Chacun sait que le monde est gouverné par des officines, des coteries, des sociétés secrètes, qui organisent, manipulent, conspirent et complotent. En vrac : les services secrets, les francs-maçons, les raëliens, les scientologues, les agences d’information et de désinformation, les Églises, les banques, la Trilatérale, les Juifs (à preuve Les Protocoles des sages de Sion), les extraterrestres, les aliens, les gremlins, et même des insectes dont il se murmure qu’ils préparent la conquête du monde et complotent pour nous chasser de la planète. Les terroristes islamistes sont en fait manipulés par l’État, et les Twin Towers de Manhattan étaient farcies de bombes au matin du 11 septembre… Si vous avez pris au sérieux ce qui précède, si vous êtes déjà en train d’écrire au journal pour protester,

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je vous conseille de consulter au plus vite. Bien sûr, tout n’est pas faux dans ces soupçons paranoïdes, car certains groupes d’influence existent bel et bien, les manœuvres de propagande et d’intox également, et l’histoire est farcie de complots plus ou moins réussis, sinon résolument foireux, souvent déjoués, en tout cas connus et décortiqués par les historiens. Heureusement, il en reste quelques-uns pour meubler les longues soirées d’hiver et faire vendre du papier, ou des images. L’assassinat de Kennedy marche encore assez bien. La théorie du complot du 11 septembre 2001 (orchestré par la CIA) continue gentiment son bonhomme de chemin. Celle des attentats de Paris connaît désormais son petit succès, relayée via les réseaux sociaux par un nombre non négligeable de benêts, dont une apprentie chanteuse musulmane, une certaine Mennel, candidate à l’émission de télécrochet The Voice, forcée, la pauvre fille, de quitter la piste pour cause de tweets complotistes sur le massacre du 13 novembre. Vraiment pas de bol pour elle, qui s’était fait remarquer pour son charmant minois et en chantant fort bien la magnifique chanson érotique de Leonard Cohen, Hallelujah. Un Juif, en plus…


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Grands humanistes Les « théories » complotistes – et ses corollaires calamiteux, les fake news –, puissamment attisées par le combustible des réseaux sociaux, ne sont pas seulement la consolation des impuissants, des frustrés haineux, des paranoïaques ; elles sont la perversion, vieille comme le monde, d’une imagination dévoyée. La réalité ne suffit pas. La réalité n’est que ce qu’elle est : banale, triviale, décevante. Pour certains, comme l’écrivait Aragon, rien n’est jamais assez quelque chose. Alors il faut de l’extraordinaire, du mystérieux, du caché. Quelquefois du sublime, le plus souvent du roman à deux balles, du scénario de série télé, ou de roman à la Guillaume Musso. Des histoires un peu miteuses qui justifient vos désirs, confortent vos croyances, renforcent vos préjugés. Vous me direz que cela n’est pas nouveau. On pourrait même rappeler qu’il y a de célèbres textes qui ont balancé sans rire des fake news carabinées, des histoires de parthénogenèse douteuse, de miracles, de résurrection, de parole divine dictée à un chef de tribu colérique ou à un guerrier illettré, mais on ne veut surtout fâcher personne, on serait vite accusé de faire partie du complot.

I

l y en a un qui y croyait dur comme fer, au complot, c’est Louis-Ferdinand Céline. Son truc à lui, c’étaient les Juifs, le complot juif. Certes, il n’était pas le seul, l’antisémitisme a ceci de commun avec la bêtise qu’il est d’une infinie plasticité, et qu’il a même touché au cours des âges les meilleurs esprits : Voltaire, les frères Goncourt, la famille Daudet, et je ne parle pas de quelques théologiens pour ne pas vous faire de peine… Chrétiens, antichrétiens, musulmans, végétariens, zoophiles, alcooliques, abstinents, parfois Juifs eux-mêmes, cela existe, tout le monde a son antisémitisme à soi, à cause, dit-on, d’un Juif hérétique crucifié par d’autres Juifs collabos, mais c’est un peu plus compliqué que cela, passons. Ah oui… Céline. Chez lui, l’antisémitisme était déconnant et carnavalesque. Cela a produit trois livres, Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres, Les Beaux Draps : des torrents de merde assez lassants à la lecture, mais aussi, parfois, des pages d’une noire puissance et d’un grotesque dont on se demande s’il ne s’agit pas d’un génial pastiche, visant à dénoncer la connerie antisémite. Mais non. Déçu, amer, délirant, accusant les Juifs de tous les LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 71


SAISONS // DISSIDENCES

maux de la Terre, d’être cause des guerres, de la démocratie, et peut-être de lui avoir fait manquer le prix Goncourt, l’auteur fracassant de Voyage au bout de la nuit se saborde littérairement avant de devenir, sous l’Occupation, l’ordure collabo que même ses fans ont du mal à défendre, malgré tous leurs efforts. Gallimard devait rééditer ces pamphlets (que l’on trouve aisément sur Internet, ou, dans une fausse clandestinité, sur les quais de la Seine), assortis d’un appareil critique sérieux. Émois, protestations. Le 11 janvier dernier, l’éditeur renonce. La polémique, le contexte, la crainte de jeter, encore, de l’huile sur le feu en excitant les abrutis. Cela se défend, mais on ne peut s’empêcher de regretter l’abandon du projet. Cette réédition n’aurait pas fait un antisémite de plus, pas un de moins non plus, et elle aurait contribué à ouvrir un peu plus les yeux sur la noirceur d’une époque dont ces textes ne furent qu’une des sinistres caisses de résonance… Et puis on aurait eu des scènes amusantes dans les librairies, des honteux rasant les murs, des farauds, des cathos intégristes, des « je vais jeter un coup d’œil, par curiosité », des skinheads tatoués de croix gammées… On plaisante, mais la censure est toujours contre-­ productive. Les Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade sont en « Pléiade ». Personne ne les lit, et on ne sache pas que cela augmente significativement le nombre de parties fines avec tortures et mutilations dans les provinces françaises. Que les bons Français antisémites se rassurent : ils pourront se consoler avec la publication d’un volume en « Bouquins » des œuvres de Charles Maurras, dont on « célèbre » le cent cinquantième anniversaire de la naissance. Évidemment, c’est plus ennuyeux et moins bien torché que du Céline. Mais le chantre de l’antisémitisme total, du nationalisme intégral, du « pays réel contre le pays légal », monarchiste et antidémocrate fanatique, antichrétien au nom de rêveries gréco-païennes, collabo notoire et traître majeur, va avoir les honneurs d’une réédition. À raison. Charles Maurras fut une figure de la vie intellectuelle des années trente, et le maître à penser d’une certaine France, celle qui se déshonora dans le crime. Ses idées furent un poison, elles continuent 72 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

de l’être car cette mouvance est encore vivace dans les milieux d’extrême droite : au moins saura-t-on un peu mieux ce que cette « pensée » déployait de profonde sottise, celle de certains intellectuels dont les rêves deviennent crimes quand ils se fracassent contre la réalité. Il se trouve que je connais bien sa ville natale, Martigues. Un jour, dans les années trente, le grand-père d’un de mes amis avait failli renverser Maurras, sourd comme un pot (cela expliquet-il ses errements ?), qui traversait imprudemment la rue. En rentrant chez lui, ce bon républicain dit à sa femme : « Je viens de rater Charles Maurras. » L’histoire tient parfois à peu de chose.

Plagiat

C

hez les artistes, les tendances paranoïaques prennent souvent la forme d’accusations de plagiat. Je dialoguais récemment en public avec la romancière Marie Darrieussecq. Nous évoquions le sujet, car elle-même, il y a quelques années, en fut accusée par une de ses consœurs pour avoir écrit un livre racontant un drame arrivé à ladite écrivain(e), la mort d’un enfant. Elle en a tiré un beau livre de réflexion sur la littérature, l’universalité des sujets, qui n’appartiennent à personne, et la singularité du style, Rapport de police. Ces temps-ci, c’est plutôt chez les compositeurs de chansonnettes que l’on se frite. Les affaires sont innombrables. Par exemple, Benjamin Biolay accuse le chanteur Grégoire de lui avoir piqué l’une de ses musiques. C’est assez amusant ces coquetteries d’auteur, quand on écrit de telles pauvretés. Serge Gainsbourg, en son temps, fut accusé de plagier des morceaux de musique classique, Beethoven, Chopin, Brahms, mais il ne s’en est jamais caché, et il avait une vraie culture musicale. Une petite anecdote : un jour, un cwompositeur, je crois que c’était Georges Van Parys, dut témoigner au tribunal dans une affaire de ce genre. « Mais enfin, remarqua le juge, il est sans doute normal que certaines musiques se ressemblent, avec seulement huit notes dans la gamme ! » « Oh, Monsieur le juge, répondit le compositeur, il n’y en a même que sept ! »


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Ma fa mi

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Par Agnès Willaume


SAISONS / / MA FAMILLE À TRAVERS CHAMPS

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hiver est venu. L’hiver tant redouté. L’hiver dont on nous menace depuis notre arrivée à grands coups de « Ah le village vous plaît ? On en reparlera en décembre… » L’hiver qui laissait présager des journées à – 15 °C et des congères tous les trois mètres. Oui, il me faut au passage confesser que mon vocabulaire s’est largement développé en quelques mois, notamment dans le champ lexical du grand froid : grésil, ivèr et sibére n’ont désormais plus de secret pour moi. Je commence à mieux maîtriser le parler forézien et intègre désormais dans mes propos quelques expressions locales dont je raffole : « j’en veux mieux » pour « j’en veux plus », « c’est pas des chaleurs ! » pour « il fait froid », « ramasse-toi su’l’bord ! » pour « monte sur le trottoir », les classiques formules temporelles à rallonge ou « surcomposées » pour les récits d’expériences du type « j’ai eu fait du ski en 1987 » et, bien sûr, les incontournables « fermeture », « département » ou « garderie » qui se prononcent respectivement fermture, départment et gardrie et me font à chaque fois me bidonner quand ils sortent spontanément de la bouche de Martin, notre petit dernier, le plus intoxiqué de nous tous. Première neige, première journée de collège amputée. Impossible pour Jean-Baptiste de prendre le risque de descendre avec Claire et Lucie sans pneus neige et

74 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

sans idée de l’état de la route. Ce matin-là, il partira donc seul. En quelques heures, notre petit village se transforme en île flottant dans la chantilly glacée. Le blanc est partout, dans les champs, sur les toits des maisons, sur le fil de fer de la grille du jardin du voisin, et même parfois sur le dos des poules, qui se laissent saupoudrer de bon cœur. Quelquefois le blanc est carrément dans l’air, qui devient épais comme un manteau et estompe entièrement le paysage. À plusieurs endroits de la route qui rejoint la ville, le vent a libre court pour balayer les flocons sur le bitume et former de belles plaques glissantes. Jean-Baptiste et moi ne tardons pas à équiper nos deux bolides – sa crasseuse Mégane 2000 et mon escargotien camion sans permis – de pneus neige flambant neufs qui font notre fierté comme jamais. Immatriculation 42, autocollant forézien au pare-chocs et pneus de montagnards : ça y est, nous en sommes ! Jamais nous n’avons à ce point vécu les saisons, jamais elles ne nous ont à ce point sauté à la figure. Comme en automne, la route est splendide et se renouvelle à chaque heure du jour. La neige n’a jamais deux fois la même texture, la même teinte ni la même façon de couler sur le paysage. Certains jours, le brouillard est si dense que nous avons le sentiment que la route s’écrit en direct devant nous. Comme une petite fille, je jubile sur le chemin de Montbrison à Roche lorsque, à quelques kilomètres seulement du bourg, commence à pointer la neige. Lorsqu’elle est vraiment là, je sais que je suis chez moi ! Notre seule déception : la neige est volage ! D’un jour sur l’autre, elle peut s’effacer pour laisser apparaître l’herbe jaunie qui attend en vain la renaissance printanière. Mais, en contrepartie, elle nous surprend régulièrement au petit matin, tombée pendant notre sommeil et recouvrant la cour d’un tapis brillant. Nous en sommes aussitôt informés par les cris de joie des enfants, pour qui chaque jour de neige est une sorte de petit Noël après la frustration des jours sans. Notre heure préférée reste celle du coucher, quand pour fermer les volets de notre chambre nous ouvrons la fenêtre sur la prairie, habillée de ce blanc phosphorescent indescriptible qui étouffe tous les murmures de la nuit. Quand le


noir est total, on ne distingue plus qu’un subtil halo de lumière sur le contour de la montagne. Il m’arrive souvent de prendre quelques minutes pour humer le vent et me remplir de cette plénitude absolue. Je ferme les yeux et ravale en quelques respirations tous les soucis de la journée. En janvier, nous passons à plusieurs reprises en alerte orange et les navettes du ramassage scolaire sont carrément supprimées. Bien sûr, je reçois un SMS du département pour me prévenir, sauf qu’évidemment je ne le capterai que quelques jours plus tard ! Inutile de décrire le ravissement des filles, condamnées à rester au chaud toute la journée, tandis que Martin, dépité, doit se résoudre à faire les cinquante pas qui le séparent de l’école et ne seront jamais assez enneigés pour le retenir à la maison. Mais, dès que sonne la cloche, mes trois compères enfilent en quatrième vitesse leur équipement d’alpiniste, attrapent leur luge et foncent aux quatre coins du village retrouver les petits voisins pour d’interminables parties de glissades sur la neige ou la glace. Incroyable sensation de vacances dont nous arrivons à peine encore à comprendre qu’elle sera désormais notre quotidien. « On va à la Saint-Martin ! » me lancent-ils avant de claquer la porte en ricanant comme des diables. La Saint-Martin, c’est la petite salle municipale en haut d’une vaste pente qui leur sert de piste de luge. Le jeu consiste avant tout à ne pas atterrir dans la rivière à laquelle elle mène. Saint Martin est aussi le saint patron du village. D’après la légende, il serait passé par Roche et, assoiffé sans doute par la route, aurait touché un rocher pour en faire jaillir notre petite source du même nom. Le nôtre de Martin, qui aspire du haut de ses 7 ans à la diaconie (comme son grand-père) ou au catch (comme son père ?), c’est selon, y voit une sorte de prophétie et se prend à rêver de grands exploits à son image. Faute de manteau à partager, il se propose, une fois adulte, de devenir très riche pour tout partager en deux avec « les pauvres ». Évidemment, quand il s’agit de partager ses Lego avec ses sœurs, c’est une autre affaire, mais l’environnement est propice, c’est indéniable !

De son côté, Jean-Baptiste, qui lui non plus ne manque pas d’ambition, a une fois encore réalisé un vieux rêve : il a fait l’acquisition pour lui et ses deux filles de paires de raquettes. Évidemment, ce n’est pas le modèle trappeur en peau et en bois mais il faut reconnaître que ça vous pose un personnage ! En moins de quinze minutes de voiture s’offrent des horizons infinis de dunes immaculées qui n’attendent que nous ! Nous renouons avec les longues marches familiales faites de disputes et de rires, de courses folles et de grosses fatigues. Parfois, tel enfant s’arrête et menace de ne plus jamais repartir ; parfois, nous devons suivre leur piste comme des Indiens, scrutant l’horizon blanc impénétrable à leur recherche. Et ce n’est pas qu’une image. Un jour, en balade avec des amis lyonnais, nous décidons d’aller à la découverte de la station de ski toute proche, Chalmazel, qui offre notamment de belles pistes de raquette à travers les bois. Au bout d’une trentaine de minutes, je perds de vue Lucie entre deux arbres. Habituée à ses courses solitaires, je ne m’en inquiète pas tout de suite. Mais nos appels répétés ne trouvent aucun écho dans la forêt : tout est silencieux et de plus en plus froid et sombre. La nuit va bientôt s’abattre sur nous et sur notre toute petite fille de 11 ans, seule et perdue quelque part, si par chance elle ne s’est pas fait emporter par un yéti ou, pire, un bûcheron. Rapidement, mes appels se métamorphosent en beuglements de désespoir. Nous improvisons une battue en trois équipes et commençons à ratisser le bois, la mort dans l’âme. Le temps court et la nuit est toute proche. Je prends subitement la mesure des dangers de la montagne. Une heure interminable se passe. Et soudain, c’est elle que voilà. Petit chamois insouciant, elle sautille à l’orée du bois, où elle nous attend, nous dit-elle, depuis une bonne dizaine de minutes. Elle a suivi le sentier, n’a pas eu le début d’une angoisse, et a du mal à comprendre pourquoi je me mets dans un tel état. Et je constate que la condition de parent en milieu montagnard n’est guère plus simple qu’en milieu urbain… Dans un autre registre, une nuit, Jean-Baptiste et moi sommes réveillés en sursaut par une très forte détonation, qui fait trembler les murs de la LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 75


SAISONS / / MA FAMILLE À TRAVERS CHAMPS

Si tout va bien, le mois de février est le pire, et nous devrions être « délivrés » de la neige d’ici avril. À ceci près qu’elle s’attarde parfois jusque-là. Certains disent ici que la ­ « saison tiède » va de juin à septembre.

maison. C’est idiot, mais, en une seconde, nous voici replongés dans les attentats de Paris, dont nous croyions tant être à l’abri. Nous scrutons à la fenêtre le moindre mouvement, mais rien : le village est désespérément vide et silencieux. Pas âme qui vive. Pas l’ombre d’une ombre sur la neige. Le lendemain matin, nous passons le petit déjeuner à googliser nos petites angoisses à base de « explosion Loire », « attentat Montbrison » et autres névroses nocturnes. À l’école, j’interroge les voisines du bourg, rien. Mais, enfin, est-ce possible que nous soyons les seuls à avoir entendu ce bruit effroyable ? Serions-nous en proie à un mal des montagnes ? Une maman sourit alors et me dit : « Ça doit être un canon ! »… Un canon ? « Un canon à sangliers ! » Découverte stupéfiante : il semblerait qu’un fermier voisin ait installé un canon qui se déclenche au passage des bestiaux. D’après elle, c’est assez peu efficace. Je lui indique que ça fonctionne assez bien en revanche avec les Parisiens ! Puisque personne en ville n’est au courant de nos petites angoisses de bleus, on le savoure : on peut désormais ricaner impunément des Parisiens, pour qui l’arrivée subite de trois centimètres de neige fait la une de tous les médias. Quand j’ai un coup de fil de proches restés dans le grand Nord de la France – et par là j’entends Paris, évidemment –, je ne manque pas de glisser sur un ton détaché que je ne peux pas leur passer les enfants parce qu’ils sont en train de construire un igloo dans le jardin. Absolue réalité qui n’en finit pas de me laisser sans voix… Claire, Lucie et Martin développent une dextérité parfaite dans la construction de bonshommes, cir76 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

cuits et châteaux de neige sur notre petite terrasse, devenue plage pour l’hiver. Quant à Jean-Baptiste et moi, nous en venons presque à regretter que les routes soient si bien déneigées et que nos talents de conducteurs ne soient pas davantage mis à l’épreuve. Dans ma démarche scrupuleuse d’acclimatation, j’ai pris la charge de correspondante de presse locale. Depuis, je ne rate pas une occasion d’aller voir les habitants, qui se prêtent au jeu avec beaucoup de gentillesse. C’est une chance de pouvoir rencontrer les uns et les autres, souvent dans un cadre festif et hors du temps. Ainsi, ce couple fêtant cinquante ans de mariage avec toute leur – nombreuse – famille me livre un petit bout de l’histoire de Roche, qu’ils n’ont jamais quitté. Et il y a aussi cette famille d’agriculteurs qui vivent sur les hauteurs et ont récemment sauté le pas en passant en bio l’élevage de vaches, cochons, poules et pintades. Ces dernières finissent d’ailleurs dans les assiettes du réveillon, malgré les protestations outrées de Jean-Baptiste, lui-même « père de deux poules ». En décembre, les sujets ne manquent pas : spectacle de Noël proposé aux enfants des trois villages du RPI (réseau pédagogique intercommunal) réunis, visite exclusive du père Noël, qui apporte papillotes et clémentines à tous ; soirée vin chaud et marrons grillés pour les villageois, qui se retrouvent bien volontiers malgré le froid et la neige. Les enfants font des tours de bourg sur une petite calèche attelée à Babouche, le célèbre poney de Roche prêté par un couple d’habitants. Il fait bon se sentir d’une communauté !


Je savoure particulièrement le concours de belote, qui rassemble une centaine de participants, professionnels aguerris du genre puisque l’activité est pratiquée un peu partout dans les environs à un rythme quasi militant. Bien sûr, on y retrouve ces beaux vieux montagnards, placides mais imperturbables, sourcils froncés, cartes en éventail rabattues nonchalamment sur la table, tenant de l’autre le sandwich à la fourme de rigueur. Mais il y a aussi des jeunes et les couples qui, entre deux parties, échangent gaiement à l’incontournable buvette. On y gagne d’ailleurs sous mes yeux ébahis des lots de saucisses, pommes de terre et fromages du cru. L’an prochain, c’est sûr, je demande à Félix et Noël de me prendre dans leur équipe, et au diable les reportages ! La vie paroissiale a une toute nouvelle saveur. Jean-Baptiste et moi avons connu depuis notre mariage plusieurs périodes où il nous devenait plus qu’inconfortable de pratiquer la messe dominicale dans notre secteur paroissial. Il nous arrivait même de délaisser l’église du quartier pour nous incruster dans une paroisse plus lointaine, à la liturgie plus incarnée. Tout en restant partagés entre la peur de devenir des consommateurs de messes ajustées et celle de dégoûter à jamais la famille de la foi chrétienne. Ici, la pratique dominicale est un poème : chaque dimanche nous emmène dans un nouveau village, et apporte de nouvelles rencontres, de nouveaux émerveillements. Les trois prêtres présents se partagent deux paroisses, soit trente et un clochers disséminés dans les différentes vallées. Les liturgies sont à l’image des populations, simples sans être austères, menées par des laïcs généreux et dévoués. Nous invitons à déjeuner le curé, un natif du coin qui force notre admiration : amoureux de la nature et de la contemplation, il lui arrive de monter à pied à Roche ! Mieux encore, il ne manque pas d’humour et laisse un peu de sa chaleur dans notre foyer. Si tout va bien, le mois de février est le pire, et nous devrions être « délivrés » de la neige – pas que nous le souhaitions le moins du monde cela dit ! – d’ici avril. À ceci près qu’elle s’attarde parfois jusque-là. Certains disent ici que la « saison tiède » va de juin à septembre. La neige en avril, absolument pas inha-

bituelle, a même affectueusement été rebaptisée « neige du coucou », car elle se présente après son tout premier chant de printemps. Si par chance vous pouvez l’entendre et que vous avez quelques pièces dans la poche à ce moment-là, votre fortune est garantie pour un an ! Il faudra que je me souvienne de traîner ma petite monnaie avec moi en avril. Mi-février, je suis seule à la maison avec Martin et travaille sur un article pour enfants assise à mon bureau. Soudain le sol se dérobe, je suis prise d’un violent tournis et d’une forte nausée. Je tente de me lever, je titube, je balbutie quelque chose et je m’effondre lamentablement sur le sol du salon. Dans cette longue minute de semi-conscience, je me prends à imaginer la voiture des pompiers ; je la visualise dans les tournants de ma route bien aimée : une douzaine de kilomètres de zigzags enneigés dans ce brouillard si épais qu’il efface jusqu’aux arbres. Je bascule en direct dans un film d’horreur ou de science-fiction. Mais que nous a-t-il pris de déménager dans ce trou perdu ? Je vais mourir bêtement, seule, sous la neige et personne avant ce soir ne s’en rendra compte ! Finalement, Martin me trouve affalée sur le carrelage et me conduit dans ma chambre. Verdict : une grosse anémie que je dois traîner depuis quelques semaines. À la lecture des résultats des analyses, le médecin fronce un peu les sourcils. Lorsqu’il relève la tête, il me regarde d’un air dubitatif et me demande, une légère inquiétude dans la voix : « Au fait, ça se passe comment votre installation là-haut ? » L’hiver aurait-il finalement eu ma peau ? Au fond, c’est peut-être l’intégration qui m’épuise à mon insu… Quoi qu’il en soit, vivement le printemps ! À suivre…

Photo : DR.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 77


SAISONS // LE VOYAGEUR IMMOBILE

Le voyageur im mobile Par Christophe Mory

L’hiver s’écoule. Notre voyageur poursuit son exploration, dans les méandres de l’hôpital et de ses rythmes, à l’écoute de tous ceux qui le peuplent. Douleurs, doutes, espoirs, à l’intérieur comme à l’extérieur, la vie continue. Les deux univers se rencontrent, se croisent, s’interpénètrent. Un voyage lent et tragique, raconté avec un humour souvent sombre, toujours d’une humanité poignante.

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Q

u’importe la date exacte, l’hiver commence avec les illuminations de Noël, ce qu’on a trouvé pour habiller les arbres et anesthésier la plongée pénible dans la nuit. Depuis quelques jours, des infirmières collectent les capsules de café, avec lesquelles elles fabriqueront des clochettes à coller sur les portes des chambres. Ce matin, un médecin que je n’ai jamais vu entre dans la mienne, l’air tout heureux. Flanqué de la secrétaire du service et de deux infirmières, il m’annonce que je vais quitter l’hôpital pour « l’hachadé » : l’hospitalisation à domicile. « Vous allez pouvoir rentrer chez vous, c’est bien ça ! » Or, je n’ai plus de chez moi, ayant rendu mon inutile et dispendieuse location et remisé mes affaires dans un garde-meuble. Il faudrait dire NON, simplement refuser, faire une tête de con. Quand je commence à proposer autre chose, le médecin me rappelle que je coûte un bras à la collectivité. J’entends, mais ce n’est pas une raison pour m’engueuler et m’envoyer dans une structure inconnue, l’HàD, sans mon accord ! Car l’HàD est bien une structure et la moindre initiative de ma part, comme celle de prendre une infirmière libérale, me sortirait du système. Tous (médecins, infirmières, aides-soignantes, assistantes sociales) ont l’air réjoui de la solution qui consiste à me renvoyer chez moi ou chez n’importe qui d’autre du moment que je débarrasse le plancher. Je comprends que je plombe les statistiques. En orthopédie, la moyenne d’hospitalisation est d’une quinzaine de jours ; je suis là depuis plus de deux mois. C’est pour eux le temps des vacances. Il n’y a pas de médecins, pas de visites, plus de précipitations dans les chambres pour que lits et patients soient propres dès 9 heures. Tout est silencieux. Aline et Marion sont de faction, aidées par Alexis, un aide-soignant à la distinction de majordome, qui ne dit rien mais balance ses impressions sur une page Facebook rudement bien faite. Les volontaires de la Croix-Rouge ou de l’Armée du salut ont filé en province s’occuper de leurs petits-enfants. On n’entend plus ni les radios ni les télés : le couloir a l’atmosphère de la nuit. À croire que la douleur, la

En orthopédie, la moyenne d’hospitalisation est d’une quinzaine de jours

Je suis là depuis plus de deux mois solitude, la tristesse s’arrêtent avec les congés scolaires. Mon dossier d’HàD n’a plus d’urgence : l’assistante sociale est en congés. Un matin, je tente plus d’autonomie. Pour la première fois, je me hisse, vérifie les freins de mon fauteuil, tire à moi la perfusion, me couvre, m’assied, ouvre la porte, avance seul dans le couloir, centimètre par centimètre, parviens aux ascenseurs, descends dans le hall, que je traverse, poursuis mon chemin en songeant aux escargots. Enfin, j’arrive sur la grande terrasse, sors un paquet de cigarettes et fume pour la première fois depuis trois mois. Guérison rimerait-il avec transgression ? Je réussis à remontrer dans la chambre, à m’aliter, à me réinstaller. J’exulte ; je me suis débrouillé seul… Une aventure que je raconte à Ségolène, l’infirmière au regard bleu et lumineux. Elle me félicite tout en rappelant les méfaits du tabac. J’aimerais lui prendre la main, mais l’affaire Wein­ stein, qui occupe tous les médias, interdit désormais ce qui pourrait porter à confusion. Pourtant, tenir la main d’une infirmière pour remercier au-delà des mots, donner un peu de reconnaissance… Non ? Je détourne les yeux.

...

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 79


SAISONS // LE VOYAGEUR IMMOBILE

... L’HàD reprend le dessus, ils ne me lâche-

« Il n’est pas question que vous débarquiez chez ma cousine à 3 heures du matin ! » « On ne communique pas les noms de l’HàD de nuit. » « Bonjour, je suis Leslie, votre infirmière de jour. Vous n’avez besoin de rien ? » « Mademoiselle, ça dure combien de temps, cette douleur ? Trois jours, plus ? » « Je préfère vous garder au chaud ici au cas où.  »

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ront pas. Ma cousine Caroline me recueillera chez elle pour trois à neuf semaines. Elle est rudement sympa, Caro ! On me présente une dame, une responsable, qui pour tout numéro de téléphone me donne le standard. Elle me parle de l’organisation : deux équipes de deux infirmières viendront pour la perfusion à 8 heures, 14 heures et 3 heures du matin. « Il n’est pas question que vous débarquiez chez ma cousine à 3 heures du matin, tout le monde dormira ! — Laissez-nous les clefs, nous avons l’habitude. » Et puis quoi encore ? Après négociations, ils passeront à 5 heures.

Une ambulance m’emporte chez ma cousine. Là, force est de constater que mon fauteuil n’entre ni dans la salle de bains ni dans les toilettes. Faudra appeler l’ergothérapeute. Allons-y ! Absente jusqu’à mardi. Nous sommes vendredi. On fait comment pendant ce temps ? On sait pas, nous on est l’ambulancier. Survient Sébastien, un grand type sympathique, qui me présente l’HàD, un énorme carton comportant médicaments et soins, un classeur épais présentant les règlements et la liste des soignants. Autant dire que je ne verrai jamais deux fois les mêmes. Si je souhaite qu’une infirmière libérale vienne à 7 heures au lieu de 5 heures, je sors de l’HàD et ils ne répondent plus de rien. Je n’ai pas le choix. Il fait nuit tôt et la nuit est longue. Caroline me fait marrer, se met en quatre pour mon bien-être. Elle organise des dîners de copains, me décrit les vitrines de Noël, trouve des combines pour me glisser dans la baignoire, et veille à ma propreté. Madame Ravet, la voisine, a apporté une tarte aux pommes et est restée longtemps. Nous nous en amusons. À 5 heures du matin, le téléphone vibre. J’ouvre la porte sur deux femmes : une grosse et une vieille. Je demande leur nom pour pointer sur ma liste. « Nous ne sommes pas sur la liste, on ne communique pas les noms de l’HàD de nuit. » Autant dire que j’ouvre à n’importe qui. Marie-Paule, la vieille, sert de faire-valoir : elle note je ne sais trop quoi, passe le bouchon, aligne les ampoules d’antibiotique, pendant que sa copine


enfile blouse, masque, toque, gants… Déguisée en chirurgien, elle affirme son autorité. Elle m’administre la perfusion comme s’il s’agissait de la potion de la dernière chance. Il faut attendre une demiheure. Elles chuchotent et repartent dans la nuit. Je me recouche, me rendors. Quelques jours plus tard, une jeune infirmière de jour me fait marcher quelques pas ; je suis heureux et inquiet. « Il faut prendre sur vous », me dit-elle. Cela devait durer plus d’un mois, mais, au bout de dix jours, une ambulance vient me chercher pour me déposer dans une maison de soins. Ordre et contre-ordre sont le quotidien de l’hospitalisation. Cette HàD aura été un cauchemar et un énorme gâchis : la caisse de soins sera détruite (elle est pleine aux trois quarts !), le matériel inutile rapporté. L’ambulancier, Aziz, soupire sur cette organisation : « Je vois des vieux chez eux, sales dans leur merde, que l’HàD visite de nuit ; ils ont les clés. Ils changent les perfusions et laissent le vieux à l’abandon. » C’est ça, l’hiver à l’hôpital. La maison de soins est un ancien hôpital datant du xviie siècle, élégant, chargé d’histoire. Bloc opératoire, service d’urgences, radiologie ont été remplacés par la rééducation et les soins de longue durée. Vieux proches de la fin, accidentés de tous âges, AVC cohabitent dans cette usine de vie chargée de vous remettre à flot. Dès mon arrivée, le Dr Roux s’étonne que ma jambe ne soit pas protégée, que mon fauteuil ne soit pas rehaussé. En cinq minutes, me voilà équipé. Interdiction formelle de poser le pied à terre, aucun appui. Je lui dis qu’une infirmière de l’HàD m’a fait marcher. « Rien de mieux pour foutre en l’air l’opération », rétorque-t-il agacé.

beurre confiture. Je regarde les arbres dans la cour, qui sont décharnés comme les vieillards d’un autre bâtiment. Les verrai-je se revêtir aux beaux jours ? Leslie m’apporte l’emploi du temps hebdomadaire et les menus de la semaine, que je puis changer selon mes goûts. Deux séances de kiné quotidiennes occupent la journée. Elles se déroulent dans un gymnase long et lumineux. Les kinés, en blanc, se déploient parmi les tables, les ballons de couleur, les élastiques, les barres parallèles, les espaliers, les miroirs. Jeunes pour la plupart, ils ont de l’énergie et l’on sent une joie souple qui irradie les gestes et les patients. Perrine s’occupera de moi le matin et Barbara l’aprèsmidi. Qui m’a dit que plus la kiné est belle, plus elle fait souffrir ? Perrine et Barbara sont ravissantes. Le premier vendredi, je suis surpris par une gaieté qui touche les kinés, les infirmiers, les aidessoignants. C’est le week-end. Des patients permissionnaires partent pour deux jours. Tous semblent achever la semaine et fuir la maison de soins. Premier week-end pour moi ici. Les couloirs sont absolument vides. Les guichets de consultation sont fermés par un rideau de fer, les agents absents, personne dans les corridors. Mon téléphone ne sonne pas. Le samedi matin, les gens soufflent de la semaine, vont au marché et s’installent dans le week-end. Le samedi matin, c’est le temps pour soi. Ici… un grand silence que je parcoure en fauteuil. Mais où aller ? Et à quoi bon ? À la radio, un psy pose deux questions qui me touchent : en quoi ai-je contribué à la solitude qui m’étouffe ? Qu’est-ce qui construit ou laisse construire ma solitude ? Je vais vivre plus de vingt-cinq week-ends ici.

...

Ma chambre est lumineuse. Des intervenants y viennent se présenter : « Bonjour, je suis Leslie, votre infirmière de jour. Vous n’avez besoin de rien ? » Chacun prend son temps pour expliquer, interroger, causer. La jolie blonde qui remporte le plateau du dîner chantonne dans le couloir. Le matin, on me sert une orange pressée, un bol de café, du pain LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 81


SAISONS // LE VOYAGEUR IMMOBILE

Et puis, badaboum ! Le médecin constate une augmentation des CRP (protéines C réactive), la cicatrice s’est ouverte, la douleur est là : tous les signaux d’une infection. Il me fait transférer d’urgence à l’hôpital. Retour à la case départ.

... Nous entrons en Avent et apprenons une

nouvelle phrase : « Ne nous laisse pas entrer en tentation. » Et dehors, tout le monde se plaint de la ­grisaille ; la Corée du Nord balance des missiles ;­ Trump réplique par Twitter ; Jean d’Ormesson nous quitte  ; Johnny Hallyday décède  ; Mgr Aupetit devient archevêque de Paris. Dans moins de trois semaines, je retournerai à l’hôpital pour une greffe d’os sur ma jambe droite. La date approche, de sorte que Noël et les fêtes de fin d’année ne me concernent pas trop. Une maison de soins est un lieu de vie ; pour certains, un passage ; pour d’autres, l’ultime demeure avant le tombeau ou l’incinération. Jeunes et vieux cohabitent sans vraiment dialoguer. Au foyer, les mêmes visages se croisent tous les jours. Jérémie (42 ans) a une maladie incurable : père de quatre enfants, ancien parachutiste, il erre en fauteuil dans les couloirs. Guillaume (40 ans) a fait un AVC et roule son fauteuil comme son ennui et offre des cafés à qui veut. Martine (67 ans) a été amputée d’une jambe après l’attentat de Nice et apprend à marcher avec une prothèse. Marie-Claude (72 ans) parle tout le temps de son passé, hurle au téléphone parce qu’elle entend mal, et trouve qu’elle est fort mal servie. Félicie (48 ans) est née sans jambes et apprend à marcher.

82 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

Parmi les anciens, André (98 ans) se fait pousser dans la cour pour fumer puis, frigorifié, crie qu’on le rentre. À mon étage, un homme hurle violemment et tous les jours. Il paraît que c’est normal. Je me réfugie dans ma chambre, où je lis, écoute de la musique, rêve. Ce privilège sera de courte durée : le Dr Roux me dit que je partagerai une chambre à mon retour de l’hôpital. « J’ai demandé une chambre individuelle. — C’est impossible désormais, croyez bien que… » L’année a passé, on en est aux vœux. Santé ? On se souhaite Bonne Année, meilleurs vœux, « oui, plein de bonnes choses ». Comme il est curieux de ne pas changer de cadre : entre l’hôpital et la maison de soins, les blouses blanches, les draps blancs, le mobilier un peu bancal, les perroquets au-dessus du lit. Je retourne à l’hosto, salue et embrasse Ségolène, Sophie, Alexis, Céline que je félicite pour la décoration : toute la passerelle est couverte de blanc, de coton, de bonshommes de neige autour de la crèche. C’est très joli. Elle y a consacré toutes ses gardes de nuit de novembre. Dehors, les toits bavent sur les murs, une lumière sale sans jour pénètre les grandes baies vitrées devant lesquelles errent des malades qui poussent leur perfusion et leur ennui. Sophie m’apporte les préparatifs du bloc : chemise en papier, Bétadine rouge pour la douche. Il y a quelque chose


de pathétique, comme une veille d’exécution : se préparer à un mauvais moment avec l’appréhension de l’inconnu – quoique, en quatre mois, j’aurai vécu vingt-trois heures sous anesthésie. On m’a prévenu qu’il se pourrait que le réveil soit douloureux. Toujours le conditionnel, toujours les pincettes. Douloureux ? Une horreur, vous voulez dire ! Oh, la vache ! Impossible de bouger, d’attraper le perroquet. « Mademoiselle, ça dure combien de temps, cette douleur ? Trois jours, plus ? — Ça dépend des patients. — Putain, que ça fait mal ! — Vous voulez de la morphine ? — Un peu mon n’veu ! » Ça empire quand le drain de Redon aspire. La perfusion, trop courte, empêche les mouvements. Je ne puis m’habiller seul. Qu’est-ce qu’elles foutent ? Ça fait quarante minutes que j’ai sonné. Je ne suis plus une urgence, juste une impatience. Pousser le pied de perf’ qui ne roule pas, de la main gauche ; pousser le fauteuil de la main droite ; ouvrir la porte de la salle de bains, tenter d’entrer et de se coincer dans ce cagibi carrelé : un parcours du combattant auquel je m’habitue. Personne ne peut dire quand la perfusion sera retirée. « Vendredi matin avant la sortie ? — Pas de sortie l’après-midi, donc vous resterez avec le protocole pendant le week-end. — Je pars lundi ? — Le staff aura lieu mardi matin, vous le savez bien, depuis le temps ! — Donc pas de sortie avant mercredi matin ? — C’est cela. » Ordres, contre-ordres, tout va très vite lundi : Ségolène enlève la perfusion, je peux me doucher, la sortie est prévue demain matin. Youpi. Par superstition, je ne vous dis pas adieu mais je vous embrasse. Salut ! J’arrive à la maison de soins, retrouve Jeoffrey, Jérémy, Guillaume, les potes de rééducation. Nous nous entrechoquons les mains. Le printemps va venir très vite. Quel sens donner à ces mois : une rupture qui permet un changement de vie, une fin de cycle ? Faut-il que les épreuves fortifient ou transforment ? Pourquoi est-ce qu’on se souvient des nuits de voyage et d’hôtel alors qu’on oublie les nuits d’hôpital ? Il

pleut sans répit. En cet hiver 2017-2018, lumière et ensoleillement ont gravement manqué : « Un hiver de merde », entend-on, qui fatigue son monde, rend morne et attriste. Qui s’en souviendra ? Sauronsnous en tirer des conséquences pour nos habits futurs, pour organiser un voyage qui coupe la saison, pour préparer un confort renforcé ? Pas sûr. Une mauvaise saison n’enrichit pas (ou plus) notre mémoire ou notre expérience. Sera-ce le même processus d’oubli pour cette saison à l’hôpital ? Je partage désormais une chambre. Dormir à deux n’a rien d’évident quand on n’est pas amants. François est un habitué de la maison, où il séjourne deux fois par an. Italophile, il est joyeux, connaît infirmier·e·s et aide-soignant·e·s, me donne des clefs de compréhension : savoir qui fait quoi, qui décide quoi malgré les titres et la couleur des blouses. Nous rions beaucoup et ne nous dérangeons pas. Et puis, badaboum ! Le médecin constate une augmentation des CRP (protéines C réactive), la cicatrice s’est ouverte, la douleur est là : tous les signaux d’une infection. Il me fait transférer d’urgence à l’hôpital. Retour à la case départ. Une nouvelle opération ? Nouvelles perfusions ? Ça recule ma sortie à juilletaoût. Non, je n’en peux plus. Ras-le-bol ! Je suis porté aux urgences. Un interne m’ausculte et me parle d’opération, d’envisager « éventuellement » une amputation « probable ». Toujours les pincettes. Puis la conclusion : « Nous ferons tout ce qu’il y a de mieux pour vous. » Médite-moi ça. Nouvelle chambre. Il m’a parlé d’« observation ». Sans remèdes ni pansements ? Sophie apporte le matériel pour le bloc avec son air cérémonial. Une opération soulage ; celle qui se profile menace. Reculer de six cases sur le jeu de l’oie ? Le chirurgien passe en coup de vent. « Je préfère vous garder au chaud ici au cas où. » Pas d’opération donc ? Pourquoi suis-je là ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

À suivre… LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 83


SAISONS // AU JARDIN

Les mains dans la terre Par Sophie Bajos de Hérédia

L

a Parisienne que je suis n’a jamais eu, et c’est peu de le dire, la main verte. Enfant, je dévorais Tistou les pouces verts, pendant que des wagons de lentilles et de noyaux d’avocat pourrissaient sous des amas de coton. Jeune femme, j’ai fait périr un nombre inconsidéré de yuccas et de ficus. Pourtant, moi qui avais grandi entre le bitume et la pierre de taille, j’en rêvais de prendre soin de ces miracles de la nature. Ah ! Voir une graine germer, guetter la première pousse, l’accompagner vers la lumière… Las ! Après avoir réussi à tuer un cactus, j’ai renoncé. Adieu graines, pousses, tiges, feuilles… Jusqu’au jour où les circonstances de la vie m’ont amenée, à l’orée d’un mois de juillet, dans la maison familiale, en Eureet-Loir. Dans mon sac, un ordinateur, dans la tête le roman que je ne doutais pas de porter en moi. Sous mes yeux, un jardin, envahi d’herbes, folles ou sensées, piqueté de taches de couleurs, souvenirs plus ou moins effacés de fleurs plantées par ma mère de son vivant. J’ai allumé l’ordinateur, créé un document texte que j’ai sobrement intitulé « Livre », préparé un café et profité d’un rayon de soleil pour passer le nez dehors. Le parterre de roses qui bordait la maison me semblait étouffer. Je suis allée dans la pièce où s’entassaient les outils de jardinage. Trouver deux gants assortis a été mon premier challenge.

84 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

Armée d’une petite bêche et d’un râteau tordu, j’ai attaqué mon premier plant de rosiers. Et découvert une foultitude de mousses, herbes, trèfles, chiendents, pissenlits et autres mourons des oiseaux ; tout un « plantiaire » prenait forme sous mes yeux. Mais l’heure n’était pas au sentiment. Agenouillée dans l’herbe humide, j’ai commencé à arracher. Certaines intruses venaient sans difficulté. Un petit coup sec et la plante s’exhumait, un peu piteuse, ses racines flageolantes, perlées de terre. D’autres résistaient. Maladroite mais déterminée, je forçais, tordais, arrachais, tentant de venir à bout de la chair blanche de la racine entaillée. À coups de bêche, je creusais, extirpais, pour au final triompher. Il y a une jouissance indicible à mater la mauvaise herbe, à la traquer, la débusquer et lui faire rendre gorge, avec la pensée magique que tout ce que l’adventice ne pompera plus comme substances nourricières dans la terre profitera à la puissance mille à l’arbuste ainsi libéré. À 14 heures, rompue mais triomphante, je contemplais une première platebande. La terre brune et humide, enfin nue, exhalait une odeur de sous-bois d’une douceur enivrante. Sa richesse, sa brillance, sa rondeur m’émerveillaient. Mon café avait refroidi, mon ordi s’était éteint, j’avais oublié de déjeuner, le ciel était gris et chargé, l’air humide, la ­température indécente pour un mois de


juillet, mais le sentiment de plénitude qui m’habitait était à nul autre pareil ; la satisfaction du devoir accompli, celui d’une puissance salvatrice prête à se déverser sur tout le jardin et, aussi indicible que prégnante, une sensation de liberté et de légèreté. Mon dos ne me racontait pas la même histoire. Le jardinage est un sport de combat qui nécessite clairement échauffement et assouplissement. Mais la production d’endorphine doit être conséquente, car un demi-sandwich plus tard, je regardais avec convoitise le lilas près du ruisseau et le tapis d’orties qui l’entourait. À la fin du mois, le jardin était intégralement nettoyé, je n’avais pas écrit une ligne, mais j’étais régénérée, lavée, rincée. J’avais l’impression d’avoir nettoyé mon cerveau de fond en comble, extirpé les exaspérations, arraché les pensées toxiques, décollé les souvenirs douloureux ou peu glorieux, libéré l’espace vital. Hélas, il n’y a rien à opposer à la nature, même domestiquée dans un jardin d’Eure-et-Loir. Quelle que soit l’énergie, la concentration, la détermination mises en jeu, vous n’avez pas plutôt tourné le dos que chacun reprend ses droits. Adventices comme renoncules, orties comme lilas, ronces comme rosiers. Et il faudra cent fois sur le métier remettre son ouvrage. L’hiver, l’apprenti jardinier respire. La terre est brune, froide, inhospitalière. Mais, dès les premières tiédeurs, la fièvre revient. Le désherbage nettoie, autant

que le printemps emplit. Comme une enfant dans un magasin de jouets, je déambule dans les jardineries, ivre d’odeurs et de couleurs ; roses, pivoines, éphémères de Virginie, narcisses odorants, renoncules, surfinias, jasmins, pensées, chèvrefeuilles, j’avance dans un gigantesque bouquet. Grisant. Impatiente, je rentre avec mon butin. À genoux, j’ouvre la terre, d’abord avec précautions, puis plus franchement. Elle est grasse, malléable, accueillante. J’ai appris ma leçon ; immerger les pots, délivrer les racines, ajouter l’engrais, tasser légèrement, arroser… et recommencer. Je plante quasi religieusement, saisie par l’idée de la vie qui va étendre ses droits, étaler ses racines, puiser dans la terre de quoi grandir et prospérer. Je suis une passeuse qui exerce avec humilité son pouvoir. Des taches brunes s’étalent de pied en pied, dessinant une étrange cartographie. Je laisse la nuit porter conseil, achever mon travail. Le matin, à l’aube, je suis là, scrutant chaque tige, chaque feuille, chaque bouton, guettant déjà la trace d’un bourgeon, d’une pousse, d’un rejet, comme tout signe de faiblesse, de fragilité, de mort imminente. Je viens d’intégrer la grande école de la patience, de l’imperceptible, du millimètre. Chaque matin, je passe en revue l’armée des fleurs. Je leur parle, les rassure, les encourage : pour elles je débusquerai les mauvaises herbes, truciderai les liserons, anéantirai pucerons, limaces, et autres prédateurs. Et j’attendrai, calmement, sereinement, amoureusement, qu’éclosent feuilles, fleurs et fruits.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 85



CULTURE // ESSAIS

Où sont passés les catholiques ? C’est un livre d’histoire contemporaine, rigoureux et documenté, que nous attendions confusément depuis longtemps. Tout à la fois un relevé de conclusions objectif sur les prémices de l’affaiblissement d’une religion comme fait social* et un ouvrage de méditation et d’egohistoire pour ses lecteurs. Par Olivier Martin, sociologue, docteur de l’EHESS

C

e livre est profondément marqué par le paradoxe qui fut, en son temps, celui du chanoine Boulard (1898-1977), dans ses analyses cartographiques de la pratique religieuse des années 1950-1970. Partant d’une méthode purement descriptive, mais qui ouvrait la voie aux explications historiques, le sociologue a mesuré en direct – et le prêtre longtemps médité – la baisse de la pratique en France. La carte « Boulard » de la pratique religieuse, dont la première édition date de 1947 (les suivantes de 1952, de 1966, et de 1968 pour la pratique urbaine), est ainsi devenue un lieu de mémoire du catholicisme français, riche d’enseignements. Et la lecture de ces cartes est implacable ; la rupture se situe au mitan des années soixante, en 1965-1966. Fernand Boulard est mort en 1977. Nous bénéficions désormais du recul qui lui a manqué pour mieux mesurer les causes de cette mutation. L’instruction du déclin catholique exige de l’historien l’examen de ses causes ou, à tout le moins, celui de ses déclenchements possibles. Ainsi, le concile Vatican II (1962-1965) n’a certes pas relativisé, en quelque manière, l’obligation de la pratique. Mais la constitution

Dignitatis humanæ sur la liberté de con– science, a bien, en revanche, été comprise ad intra – par les fidèles, qui la reçoivent d’abord pour eux-mêmes – comme une forme de «  décompression  » collective ­attendue. Cette variante tardive d’une sorte d’Aufklärung catholique, dans la définition que Kant donnait des Lumières (comme liberté de penser par soi-même) contrastait fortement avec le régime disciplinaire antérieur de la pratique obligatoire. En revanche, les évènements de Mai 68 sont mis partiellement hors de cause, comme l’encyclique Humanæ vitæ de Paul VI sur la contraception (juillet 1968). Guillaume Cuchet instruit méthodiquement son dossier et tente de cerner au plus près la chronologie et les enchaînements. Avec tact et précaution, il revient également sur les raisons démographiques (la fin des réserves rurales du catholicisme et la vitalité moindre des familles catholiques) et les évolutions de plus longue durée, pour tenter d’articuler les différentes temporalités de la « déchristianisation », vue par les historiens comme une « pente déclive » de longue durée, avant la rupture du milieu des années 1960. Il se saisit notamment des statistiques disponibles sur la courbe des ordinations

Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement Guillaume Cuchet, Seuil, 288 p., 21 €.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 87


CULTURE // ESSAIS

Guillaume Cuchet Le Crépuscule du purgatoire, Armand Colin, coll. L’histoire à l’œuvre, 2005, 254 p. « Thèse » doctrinale et « hypothèse » pastorale. Essai sur la dialectique historique du catholicisme à l’époque contemporaine. Recherches de science religieuse, 2015/4, tome 103, p. 541-565.

(depuis 1806), pointe le phénomène décisif du décrochage des jeunes – qui cessent alors d’être une population « captive » – ou encore les chiffres de la fréquence de la confession mesurée par trois enquêtes, jusqu’à la crise « finale » du sacrement de pénitence. Il y décèle « un fait social et spirituel majeur » (en 1952, 51 % des catholiques adultes déclaraient se confesser au moins une fois par an et 15 % d’entre eux une fois par mois ; des chiffres divisés par dix vingt ans plus tard). Plus qu’une simple évolution de la pratique, il convient de parler, d’après Guillaume Cuchet, d’une véritable mutation socioculturelle, avec tout ce que le terme suggère de brutalité dans la rupture, et même de mutation par abandon, et de conclure que « le krach s’est produit à la faveur de Vatican II, avant Mai 68 et la publication en juillet de la même année d’Humanæ vitæ, qui ont amplifié la vague sans la créer ». Il était inévitable que l’historien, en recherche d’explications, fasse une entorse au schéma durkheimien, pour passer enfin au contenu de la croyance mis en examen par les fidèles. À une époque d’affirmation « identitaire », le sujet revêt une intensité inattendue. Historiquement, l’affaire semble pourtant entendue : une rupture au sein de la prédication catholique s’est produite de part et d’autre des années 1960. « Elle est si manifeste qu’un observateur extérieur pourrait légitimement se demander si, par-delà la continuité d’un nom et de l’appareil théorique des dogmes, il s’agit bien toujours de la même religion. » C’est la fin d’un catholicisme qui a été jusqu’au cœur du xxe siècle indexé sur un système eschatologique** né au Moyen Âge central. La rupture dont il est question est bien un problème de foi et de doctrine, un malaise – partagé (mais qui vient de loin) entre le clergé et les fidèles – dû à

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une impossibilité de « dire » désormais le dogme traditionnel et inquiétant (péché originel et péché mortel, jugement des « fins dernières », démon et peines de l’enfer, l’économie du salut en Jésus-Christ). « Tout se passe comme si, assez soudainement, des pans entiers de l’ancienne doctrine considérés jusque-là comme essentiels étaient devenus incroyables pour les fidèles et impensables pour les théologiens », alors que l’entrée dans la société de consommation devenait massive et qu’une nouvelle image d’un « Dieu Amour », empruntée à l’Évangile de Jean, se substituait à la précédente dans la prédication axée sur la sincérité des consciences. De façon indirecte, le livre pose donc la question de la réception du « dogme » par les fidèles et de leur possibilité de le réguler. Cette question, qui est au cœur du rapport avec la modernité, dans un contexte de sortie de la religion, entre tabou et nœud gordien, n’est pas seulement le nondit du haut clergé, elle est probablement désormais la question dont l’ensemble des catholiques débattent depuis leur entrée dans l’ère communautaire.

* La pratique dominicale est actuellement de 2 % et les baptisés avant l’âge de 7 ans ne sont plus que 30 %. ** Qui a trait à la fin des temps.


CULTURE // CINÉMA

La foi des incroyants Quand des cinéastes agnostiques ou athées proposent une lecture contemporaine du christianisme, leurs regards interrogent la foi. Roboratif. Par François Quenin

A

près avoir vu L’Apparition de Xavier Giannoli et La Prière de Cédric Kahn, deux chefsd’œuvre qui sont sortis ce trimestre dans les salles, une question s’impose : pourquoi sont-ce des cinéastes agnostiques ou athées qui parlent le mieux de la foi chrétienne ? Pourquoi autrefois Alain Cavalier avec sa Thérèse (1986) ou Denys Arcand avec son Jésus de Montréal (1989) nous ont-ils bouleversés ? Pourquoi l’athée Pasolini a-t-il réussi cet incroyable film sur Jésus qu’est L’Évangile selon saint Matthieu (1964) ? Et pourquoi Rossellini restera-t-il celui qui a le mieux sondé pour la télévision française deux mille ans de christianisme avec Les Actes des apôtres (1968), Augustin d’Hippone (1972) et, surtout, Le Messie (1976) ? Xavier Giannoli raconte que pendant qu’il écrivait le scénario de L’Apparition, il s’est souvenu de la dernière phrase du beau livre d’Emmanuel Carrère intitulé Le Royaume. Cette phrase était tout simplement : « Je ne sais pas. » Une négation ouverte. « Moi non plus, je ne sais pas », dit Giannoli. Quant à Cédric Kahn, le réalisateur de La Prière, il affirme : « Je me définis comme agnostique. Je n’ai aucune certitude. Je respecte les gens qui sont croyants et, par certains aspects, je peux même les envier. » Dans Le Petit Larousse illustré, au mot « agnostique », nous lisons : « Relatif à l’agnosticisme »… Et à « agnosticisme » : « Doctrine philoso-

phique qui déclare l’absolu inaccessible à l’esprit humain et professe une complète ignorance touchant la nature intime, l’origine et la destinée des choses. » On se souvient peut-être que dans À l’origine (2008), l’un de ses films précédents, Xavier Giannoli avait installé un vaste chantier d’autoroute ; dans L’Apparition, il filme également en grandeur nature une région du sud de la France chamboulée par une adolescente qui affirme avoir vu la Vierge. Jacques (Vincent Lindon), un journaliste d’Ouest France, est sollicité pour faire partie d’une commission d’enquête canonique chargée de tirer au clair les tenants et aboutissants de cette apparition. « Pourquoi moi ? demande Jacques. J’ai fait ma communion solennelle comme tout le monde. Et puis je n’ai jamais remis

François-Xavier Ledoux et Vincent Lindon dans L’Apparition. © Shanna Besson

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 89


CULTURE // CINÉMA

les pieds dans une église. » Xavier Giannoli est un peu moins abrupt : « J’avais depuis longtemps le désir de savoir où j’en étais par rapport à la question religieuse, à la foi. » Toujours est-il que son personnage, Jacques, va mener une minutieuse enquête journalistique, fouillant le passé de la jeune fille, rencontrant ses parents et ses amis, observant les foules de pèlerins sur les lieux de la possible apparition et s’enfonçant dans un étrange monde parallèle. Il en perd progressivement ses certitudes, se dépouille de sa vie personnelle. « Ce point de vue d’une enquête sans complaisance correspondait à ce que je ressentais dans ma vie, dit Giannoli, au doute essentiel qui était devenu le mien. Ce doute est devenu une force de vie et de cinéma. À la fin du film, on voit que le regard de Jacques a changé. Il a découvert un monde où l’invisible gardera ses secrets. » C’est ainsi que le reporter, le réalisateur, le spectateur, ont approché le surnaturel. À la question : « Filmer la foi ne va pas de soi, comment avez-vous résolu cette question ? », Cédric Kahn, réalisateur de La Prière, répond dans les mêmes termes que Giannoli : « Par le doute. Rien n’est imposé au spectateur. » Dans un refuge de montagne, quelque part en Isère, une communauté de garçons – tous les acteurs sont inconnus – mène, sous la houlette d’un prêtre et d’un éducateur, une vie de prières, de chants sacrés et profanes, de travaux des champs. Pas de télé, de wifi, de livres, sinon la Bible. Ce régime spartiate est destiné à les changer. Ils ont connu l’enfer de la drogue. Ils partiront du refuge sevrés et sûrs de ne pas avoir à craindre de rechute. Nous assistons en spectateur à cet extraordinaire chemin de vie. Et quand nous ressortons de la salle, un peu sonnés, nous savons qu’il existe un monde qui vaut plus que notre quotidien de pacotille. « Le pre90 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018

Anthony Bajon, Thomas dans La Prière. © Carole Bethuel/ Les films du Worso

La Prière de Cédric Kahn, 1 h 47, en salle.

Cédric Kahn 2014

Vie sauvage

2012

Une vie meilleure

2009

Les Regrets

2005

L’Avion

2004

Feux rouges

2001

Roberto Succo

mier test que je faisais passer aux acteurs, dit le réalisateur, c’était de leur demander de faire une prière. Un peu particulier comme casting ! » Ces deux films nous transportent dans un ailleurs comme le cinéma sait le faire. Il ne s’agit pas d’un voyage vers des paysages insoupçonnés mais d’une approche de l’invisible, ce qui pour un film est paradoxal. Dans chacun des deux films survient un événement inattendu, une sorte de miracle posé là par des cinéastes agnostiques. Surprenant tout de même ! « Il y a deux histoires du christianisme à l’écran, suggère le critique Jean-Luc Douin dans le numéro de la revue CinémAction consacrée aux films religieux. Une histoire juteuse nourrie par le sacré dollar. Et une histoire plus exigeante sur la fidélité au sens spirituel du récit. La première (peaufinée par des cinéastes croyants) a reçu la béné­diction des autorités ecclésiastiques, la seconde (œuvre d’athées) s’est heurtée à de vigilants gardiens de la morale. » Tel est le cas de Pasolini et de son Évangile selon saint Matthieu, que le cinéaste marxiste a dédié à « la douce mémoire du pape Jean XXIII », qui ébranla l’institution conser­vatrice. « En ce qui me concerne, disait Pasolini dans Le


Galatéa Bellugi, Anna dans L’Apparition. © Shanna Besson

Belle Bandiere, je suis anti­clérical. Mais je sais qu’il y a en moi deux mille ans de christianisme : j’ai construit avec mes ancêtres les églises romanes, les églises gothiques et les églises baroques : elles sont mon patrimoine. Ce serait folie de nier la force de cet héritage qui est en moi. » Et c’est pourquoi son Christ, interprété par un acteur inconnu, dans les paysages désertiques et brûlés du sud de l’Italie, est l’une des figures les plus fortes qu’on ait vues au cinéma. On retrouve cette authenticité dans Le Messie de Roberto Rossellini. « Je n’ai pas cherché à faire un messie catholique ou marxiste, expliquait le cinéaste italien. Je suis resté fidèle au texte des Évangiles. Je n’interprète pas. Je ne transmets pas de message. J’offre une série d’informations qui laissent au spectateur l’entière responsabilité de son jugement. » Même démarche humble et libre dans Thérèse pour Alain Cavalier, qui déclare : « La sainteté n’est pas le problème de mon film. La sainteté, c’est entrer dans une lumière insupportable pour le cinéma. Mon film, c’est l’éloge du silence et de l’ombre. » Le cinéaste livre une enquête, proche de celle de Giannoli, mais dans une mise en scène nettement plus dépouillée, à propos d’une

L’Apparition de Xavier Giannoli, 2 h 17, en salle.

Xavier Giannoli 2015

Marguerite

2012

Superstar

2008

À l’origine

2006

Quand jétais chanteur

2005

Une aventure

2003

Les Corps impatients

jeune fille entrée au carmel à 15 ans, morte de tuberculose à 24 ans en 1897 et canonisée en 1925. Il met l’accent sur deux moments de la vie de la sainte : ses démarches laborieuses pour être admise au carmel et les six derniers mois de sa vie, assombris par la souffrance physique. On se souvient à ce propos de la confondante simplicité de l’actrice Catherine Mouchet en Thérèse de Lisieux. Un dernier rappel, celui du Jésus de Montréal de Denys Arcand, dont le thème évoque le fameux roman de Nikos Kazantzakis, Le Christ recrucifié, à ceci près que l’intrigue ne se déroule pas en Crète mais au Canada. Des comédiens de Montréal tentent de monter une passion et chacun s’empare d’un rôle : le plus chaleureux et le plus douloureux, c’est celui du Christ, interprété par un jeune homme doux et généreux dont la destinée va basculer. « Jamais Arcand n’est allé aussi loin dans la distanciation, affirmait l’universitaire québécois Paul Warren dans la revue déjà citée. C’est qu’il a affaire au personnage le plus libérateur de l’histoire. » C’est en effet parce qu’ils sont libres par rapport aux institutions et aux dogmes que les cinéastes dont nous venons de parler libèrent aussi l’image christique. Pasolini notait toutefois dans un livre d’entretiens, Les Dernières Paroles d’un impie : « J’aurais pu refaire l’histoire du Christ en lui prêtant l’allure et les agissements d’un agitateur politique et social. Je ne l’ai pas fait parce qu’il est contre ma nature profonde de désacraliser les choses et les gens. » C’est pour les mêmes raisons que L’Apparition et La Prière touchent au cœur le spectateur. La liberté que s’accordent les deux cinéastes à l’intérieur d’un cadre soutenu et strict, l’enquête canonique pour l’un, un refuge ​couvent pour l’autre, enrichit la tradition chrétienne en ouvrant de nouvelles pistes de réflexion. Roboratif, on vous dit.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2018 - 91


CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS

LES LIVRES DU PRINTEMPS Au menu de ce printemps, qui s’est tant fait attendre, des romans à savourer sous les premiers rayons du soleil, des essais pour les soirées encore fraîches, et une roborative étude de la langue française. Bon appétit !

92 - LES CAHIERS 92 - LES DUCAHIERS TÉMOIGNAGE DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN -CHRÉTIEN PRINTEMPS HIVER 20182017


La saga prodigieuse Hommes, femmes, jeunes, vieux, fins lettrés, lecteurs occasionnels… Il suffit de prendre le bus ou le train pour avoir l’impression que la France entière est plongée dans l’œuvre d’Elena Ferrante. Certains s’interrogent sur l’identité réelle de l’auteur, qui écrit sous pseudonyme, mais la majorité se contente de dévorer sa trilogie. Un phénomène d’édition comme on en voit peu. Traduits dans quarante-deux langues, en France les trois premiers tomes ont été vendus à 2,1 millions d’exemplaires, et le dernier a été tiré à 290 000. On aimerait un cinquième tome tant cette Amie prodigieuse touche et captive. Elena Ferrante nous entraîne dans les méandres de l’âme humaine avec L’Enfant perdue, quatrième et dernier moment de la profonde et tourmentée (mais c’est un pléonasme) amitié entre Lila et la narratrice, Elena, au même prénom que le pseudonyme de l’auteure. Prodigieuse amie, prodigieux roman. Les mots de l’envie et du désir, remarquablement traduits par Elsa Damien, déroulent page après page cette quête ultime de l’être : entrer en relation avec l’autre par son corps, sa raison, sa culture, ses choix, ses combats, ses doutes, ses faiblesses, son esprit. Car la tension entre la solitude voulue ou subie et la reconnaissance du visage d’autrui subie ou voulue parcourt les quatre temps de la vie comme les quatre livres, qui font écho aux quatre saisons pour s’achever à l’hiver. Il s’agit bien du dernier froid dans la relation passionnelle, parfois fusionnelle, souvent fraternelle entre Lila et Elena. Elles ne se verront plus, mais s’aime-

ront toujours autant, de cette amitié qui dépasse le sexe (vécu ailleurs) et qui de ce fait surpasse le temps et l’espace. Les deux femmes, après la jeunesse et l’école, l’adolescence et l’université, l’entrée dans l’âge adulte et les combats sociaux ou politiques, deviennent mères. Le livre ne s’épanche pas sur les sentiments maternels, il reste dans la personnalité des deux amies. L’une en « je » et l’autre ailleurs, toujours là où on ne l’attend pas, alors même qu’elle ne quitte pas son Naples natal ; les étroites frontières d’un quartier magnifiquement présent dans les descriptions vivantes et ombrageuses d’un urbanisme violent n’enferment pas Lila dans l’étroitesse du conventionnel. Bien au contraire. Lila s’enfuit par et à travers Lena. Par le récit de son amie, Lila accède à un monde insoupçonné, mais c’est elle qui le révèle à son amie et biographe. Et ce monde révélé est celui de l’absence, du manque et du vide. De l’incohérence, d’une certaine façon. Les choix sentimentaux ou familiaux de Lila et Lena les entraînent dans l’abîme, à la limite de la folie (mais pas autant que dans le premier livre d’Elena Ferrante, Les Jours de mon abandon). Au final, Elena (l’auteure) accouche d’une véritable œuvre littéraire, de celle qui efface sa créatrice, au point de faire disparaître celle qui semble être l’enfant réelle et pourtant plus jamais présente ; un peu comme à ces « colchiques qui sont comme des mères / Filles de leurs filles », le lecteur se laisse prendre au doux poison de cette littérature envoûtante. Bertrand Rivière

Elena Ferrante, L’Enfant perdue (L’Amie prodigieuse IV), Gallimard, 560 p., 23,50 € À lire aussi, de la même auteure : L’Amie prodigieuse (I), Le Nouveau Nom (II), Celle qui fuit et celle qui reste (III) en Folio.

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CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS

Cachez ces cons…

Notre langue contribue-t-elle au sexisme ordinaire ? Avec le sens de la formule qu’on lui connaît depuis les « Chiennes de garde » (qu’elle a cofondées), Florence Montreynaud offre un opuscule revigorant pour illustrer combien « la langue française fait mal aux femmes ». Certains mots les dévalorisent tout en minorant, voire en justifiant, les violences qu’elles subissent. Ils forment ainsi une représentation du monde marquée par la domination masculine : « La langue qui nous est inculquée est celle des dominants, et elle sert à maintenir leur pouvoir. » Dès lors, « employer des mots justes contribue à transformer le monde ». L’auteure inaugure ainsi une nouvelle collection du Robert qui entend approfondir les controverses linguistiques afin de nourrir avec intelligence les débats sociétaux. Féministe engagée, femme de lettres à la compétence éprouvée, elle décrypte le sens des mots en un style accessible, souvent drôle, foisonnant de poésie. Elle montre au travers de soixante-cinq mots,

expressions ou insultes combien la langue peut justifier le patriarcat, la prostitution, le viol, le mépris des homosexuel·le·s, etc. Ainsi, une « fille » est une éternelle mineure ; et les formes féminines de « professionnel », « coureur » ou « entraîneur » évoquent la prostitution. Pour parler des agressions, les formes passives anonymisent l’agresseur et les formes actives responsabilisent la victime  ; et l’euphémisation sert à minorer la gravité des abus. Même les fonctions que la tradition assigne aux femmes – comme la maternité – sont malmenées par la morgue machiste. Olivier Pradel Florence Montreynaud, Le Roi des cons. Quand la langue française fait mal aux femmes, Le Robert, 160 p., 12,90 €

Par-delà le temps

Avec Souviens-toi de ton avenir, Anne Dufourmantelle, psychanalyste et philosophe, auteur de plusieurs livres remarqués, signait son deuxième roman. Ce livre foisonnant, brûlant, émouvant, entremêle le récit de deux quêtes : celle

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d’un descendant de Gengis Khan qui anticipe la fin d’un monde et se met en route vers un nouveau et celle d’un groupe de chercheurs européens aux vies chahutées qui découvrent les documents consignés par un géographe et mathématicien vénitien accompagnant le héros mongol depuis les ­steppes de l’Asie centrale jusqu’au Pacifique et au-delà. D’étranges liens se dessinent entre le xive et le xxie siècle, et notre conscience du temps en est interrogée. « Tout a déjà eu lieu et aura lieu ailleurs », affirme l’un des personnages. De part et d’autre, les passions et le tragique dominent. Chacun balbutie ses fidélités, court après ses rêves, se débrouille tant bien que mal avec ses fragilités, ses doutes, tandis que les certitudes d’hier sont ébranlées. Mais, surtout, dans l’enjambement des époques imaginé par l’auteure, le sort des uns semble conditionner celui des autres. Quand le temps s’accomplit ainsi, quelle est notre part de liberté ? Si l’on reste parfois sur la réserve devant cette interpénétration de la fresque historique et du thriller contemporain, la question s’impose pourtant. Et elle est renforcée par la coïncidence entre la mort d’Anne Dufourmantelle, perdant la vie en se précipitant au secours de deux enfants qui se noyaient, et la remise du manuscrit définitif de Souviens-toi de ton a­ venir le matin même du drame. N’y aurait-il pas dans ce titre magnifique une forme de prémonition ? Une manière de rappeler, à soi-même et au ­lecteur,


que l’avenir de chacun passe par un ac­ complissement douloureusement paradoxal, par une vie qui semble se perdre dans son engagement comme il advient de celle de tous les personnages du roman ? Jean-François Bouthors Anne Dufourmantelle, Souviens-toi de ton avenir, Albin Michel, 492 p., 22,50 €

Coupable, forcément coupable

Les registres de l’état civil nous apprennent qu’on trouve en moyenne un Adolphe en France tous les ans depuis vingt ans. Un prénom, par contre, n’a jamais été donné. Ce prénom honni au point qu’aucun enfant n’a jamais été ainsi dénommé depuis 1900, c’est Judas. Une telle exécration, un tel interdit, cela provoque. Car, après tout, c’est sans jugement que tous condamnent le traître Iscariote. Chaque accusé a droit à un avocat. Anne Soupa, qui combat l’injustice sous toutes ses formes, se saisit de ce destin singulier et tente, sinon

de réhabiliter, du moins de comprendre celui qui n’a pas « trahi » Jésus, mais l’a « livré » (la nuance est d’importance). Mobilisant l’exégèse, la psychanalyse, le bon sens, les choix personnels, la théologie, la littérature et ses propres convictions, l’auteure nous entraîne dans la lecture des textes sur Judas. Elle mène une enquête implacable qui examine les faits, les motifs, les retombées de celui qui a fini par incarner le mal. C’est un contresens, et les contempteurs de Judas (Jean Chrysostome, Augustin) portent une lourde responsabilité dans la malédiction qui s’est étendue au peuple élu, lequel a subi un bannissement fort peu évangélique (Dante dans son Enfer envoie Judas au « neuvième cercle – le pire ! […] Judas est dans la quatrième sphère, celle des traîtres à leurs bienfaiteurs, appelée la Giudecca »). Or Judas et Jésus sont amis. Son Seigneur lui lave les pieds, partage la bouchée avec lui. « Judas est malheureux et Jésus en prend acte. » L’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît : « Judas se reconnaît pêcheur. » Les évangélistes décrivent « le gouffre dans lequel est Judas ». Mais si le salut ne l’atteint pas, qui peut être sauvé ? L’auteure livre une vision originale de Judas. Pierre a renié, Judas a livré. Pierre a tenté et Jésus l’a nommé Satan. « Judas aussi est appelé Satan. » Mais si le premier se laisse regarder par le Christ, le second sombre dans sa désespérance. La foi suppose la liberté, même si celle-ci est largement

conditionnée par tout ce qu’en disent les sciences psychologiques. Anne Soupa, en regardant Judas avec érudition et humilité, dévoile quelque chose de sa propre foi : on est souvent tenté de livrer Jésus pour retourner à la sécurité d’une religion instituée et formatée dont on sait à quel point l’auteure se méfie. Bertrand Rivière Anne Soupa, Judas, le coupable idéal, Albin Michel, 200 p., 15 €

Le rétrécissement du monde

« Tout le monde veut posséder la fin du monde. » C’est ainsi que le milliardaire Ross Lockhart annonce à son fils Jeffrey sa décision de recourir au centre de recherche secret dont il est le principal actionnaire pour y placer sa toute jeune et fragile épouse, Artis, en suspension cryonique (à O °K, le zéro absolu) en attendant que les progrès de la médecine puissent la guérir. L’opération, imminente, se tiendra dans un lieu secret, hautement sécurisé, perdu en plein

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CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS

Kirghizistan, un lieu qui, pour Ross comme pour les personnes qui s’y rendent, est une sorte de laboratoire sacré, permettant à chacun d’atteindre, plus ou moins tôt, la « Convergence ». Là, la fin du monde intime, la mort à laquelle chacun est voué, est contournable dès lors qu’on en accepte le chemin. Un chemin aussi long que le voyage conduisant Jeffrey de Boston, où vit sa compagne, à cet établissement, dont il découvre peu à peu la vastitude. Longs corridors donnant sur des portes fermées ou en trompel’œil, statues dont on ne sait si elles sont vivantes, « endormies » ou inertes, salle de réunion dont l’unique décoration est un crâne colossal… Et, à chaque détour, des écrans sur lesquels s’agitent les images du monde, combats acharnés, catastrophes climatiques, famines… Des images sans son, comme si les bruits de l’extérieur étaient interdits d’accès. Et enfin, des femmes et des hommes venus des quatre coins du monde, les uns pour « tenter la Convergence » en espérant se réveiller « augmentés », les autres pour les accompagner. Au centre, Artis vit ses dernières heures. Et Jeffrey, fils unique de Ross qui les a abandonnés, lui et sa mère, des années auparavant, essaie désespérément de s’accrocher à une réalité d’autant plus insaisissable qu’ici tout le monde la nie ou la fuit. Pourtant, cette réalité que lui et son père retrouvent après la « suspension » d’Artis et leur retour à la vie quotidienne leur

laisse un goût amer : pour Ross, ce sera un lent rabougrissement causé par sa honte de n’avoir pas accompagné Artis jusqu’au bout, et pour Jeffrey, dont la compagne est engluée dans des difficultés familiales, une douloureuse reconquête de soi et d’un monde plus complexe qu’il ne le croyait. Dernier roman de l’écrivain américain Don DeLillo, Zéro K, sous l’apparence d’une anticipation, pose la question de la finitude. Et dresse ce constat : désirer l’immortalité à tout prix, c’est se désolidariser de la vie. Et provoquer le rétrécissement du monde. Arnaud de Montjoye Don DeLillo, Zéro K, traduit de l’américain par Francis Kerline, Actes Sud, 304 p., 22,80 €

La violence de la Bible comme catharsis

Dans la catégorie des livres sacrés, le Coran ne possède pas l’exclusivité des propos d’une violence inacceptable aujourd’hui. La Bible contient notamment trois psaumes qui glacent le sang. À tel point que des communautés

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religieuses catholiques les retirent de leur cycle de lectures méditées. Florilège : « Dieu ! Casse leurs dents dans leur gueule ; les crocs de ces lions, fracasse-les, YHWH ! » (Ps 58, 7), « Mon Dieu, rends-les comme ce qui tournoie, comme une paille face au vent. Comme un feu qui incendie la forêt, comme une flamme qui embrase les montagnes ; ainsi tu les poursuivras de ta tempête, de ton ouragan tu les épouvanteras » (Ps 83, 14-16), « Que ses jours soient écourtés […], que ses fils deviennent orphelins et sa femme veuve, et ses fils errants erreront et supplieront, ils mendieront loin de leur maison en ruine » (Ps 109, 8-10). Bien qu’il juge ces phrases « imbuvables » en ce qu’elles « invitent à jouir de la défaite d’autres êtres humains », André Wénin, bibliste belge, défend l’intérêt de leur lecture. Si un sentiment de haine, très humain, « peut se dire en prière, c’est qu’il n’est en rien indigne de l’homme et de Dieu, comme le serait au contraire un passage à l’acte destructeur ». Mots cathartiques pour le psalmiste, les versets violents peuvent aider le croyant en prière en proie à des réalités difficiles, car ils « indiquent un chemin pour traverser le désir de vengeance et de violence ». Ces expressions haineuses et mortifères offrent un autre intérêt : elles ouvrent une réflexion sur le mal que crée l’homme et que Dieu refuse. André Wénin, qui enseigne l’exégèse de l’Ancien Testament et les langues bibliques à l’Université catholique


de Louvain-la-Neuve et à qui TC a déjà donné la parole, propose ici un ouvrage exigeant. Sa force provient notamment d’une analyse érudite des textes hébraïques et des multiples significations qu’ils abritent. Patrick Nathan André Wénin, Psaumes censurés. Quand la prière a des accents violents, Cerf, 204 p., 18 €

Survivre malgré…

Si l’impensable n’était pas survenu, ces deux-là ne se seraient jamais croisés, puis cherchés, puis trouvés pour mieux se reperdre. Helena devient une experte ès douleur le jour où son ex-mari lui apprend que le garçon qui vient de s’immoler durant les J.M.J. à Rome est leur fils. Impensable. Une horrible erreur d’identification, affirme-t-elle dès son arrivée, à Nathan Durer, journaliste qui a assisté, impuissant, à la scène et qui tente de la ramener à la raison. Sans succès. Trop de douleur lacère et égare la réalité et, dès lors, il n’y a rien à partager, ni à transmettre. Ce que Nathan,

revenu à Portville où il vit entre ses deux enfants et son ex-femme, a fini par oublier. Pourtant, Helena habite elle aussi Portville et il l’a régulièrement appelée, comme si la beauté de cette femme qu’il connaît à peine et qu’il a échoué à aider l’avait durablement marqué. Puis la vie a continué, avec son minuscule cortège de petites contrariétés… Son fils Guilhem et sa fille Marie vivent chez leur mère et il les voit rarement… Son meilleur ami, Adam, voyage sans cesse… Une vie rythmée par les absences, à laquelle il s’est habitué. Alors l’image d’Helena s’estompe. Jusqu’au jour où sa fille Marie, 16 ans, disparaît. Fugue amoureuse, pense-t-il, n’a-t-elle pas rencontré un garçon et même s’ils se sont engueulés comme elle lui a dit lors de sa dernière visite… On la retrouvera. Sur la plage. Morte noyée. Et Nathan, « face à la chose en marche qui ne s’arrêtera plus », décide de « retrouver Helena pour s’extraire de sa propre fosse ». Mais Helena reste cachée. Ou perdue… Commence alors une enquête qui le mènera jusqu’à l’autre bout de la France, à Miséricorde, le village gris et maussade où elle et son mari vivaient, quelque part dans le Nord. Ceux qu’il interroge, témoins douteux, détectives interlopes, connaissent chacun quelques lambeaux de la vie d’Helena. Mais tous s’accordent à dire qu’elle n’a jamais cessé de penser son fils vivant – elle a même ­engagé certains d’entre eux pour le rechercher… Pistes diverses,

aléatoires, dont chaque indication semble truquée, chaque bout tronqué, et que Nathan s’obstine à parcourir. Jusqu’à l’égarement final qui, paradoxalement, rendra possible une improbable survie. Dernier roman de Sylvie Cohen, La Splendeur des égarés est un de ces thrillers mentaux qui habitent longtemps le lecteur, tant les effritements qu’il dévoile lui sont obscurément familiers. Arnaud de Montjoye Sylvie Cohen, La Splendeur des égarés, Les Chemins du Hasard, 176 p., 16,50 €

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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 28, rue Raymond Losserand – 75014 Paris. Tél. 01 77 32 72 78. redac@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétaire de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse et Romain Marty pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail

Ont collaboré à ce numéro : Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, Madeleine Caillard, Philippe Clanché, Michel Dubost, Jacques Duplessy, Bernard Fauconnier, Anthony Favier, Dalibor Frioux, Marjolaine Koch, Olivier Martin, Christophe Mory, Arnaud de Montjoye, Patrick Nathan, Olivier Pradel, Morgane Pellenec, François Quenin, Isabelle Repiton, Bertrand Rivière, Marion Rousset, Bernadette Sauvaget, Marie Thuillier, Agnès Willaume

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TC

Les défis de la fraternité

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D’ÉTÉ LE 21 JUIN 2018

« Que vos choix reflètent vos espoirs et non vos peurs » Nelson Mandela (1918-2013) Photo de couverture © Thomas Coex /AFP/Getty Images


Démographie

Dissidences Écrou

Fake news François Geste HàD Hôpital Mai 68

Nature Pape

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Jérusalem Migrants Marie-Madeleine

Neige Noirs

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Nucléaire

Plage

Providentialisme

René Dosière

Prière

Renouvelable Réfugiés

Sexe

Terre promise

TC c h r é t i e n

Bismarck

Témoignage

Cimade

Beveridge

Supplément au n° 3769 de Témoignage chrétien

Béthanie

Printemps 2018

Afrique du Sud

Allemagne

Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

Affiches

Les défis de la fraternité

JÉ RU SA LEM Que vos choix reflètent vos espoirs et non vos peurs

Les Cahiers du

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Printemps 2018


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