SNSM chaque année, ils sauvent des dizaines de vie Filipinas Exploitées mais solidaires, elles laissent derrière elles famille et enfants pour tenter de leur offrir un avenir et aussi : Le street art, ou la politique au coin de la rue, Le nettoyage de printemps de Notre-Dame, L’œil acéré de Bernard Fauconnier, Le Qatar comme vous ne l’avez jamais lu Notre dossier : HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ LES ESCROCS DE L’HISTOIRE, ou l’art de tordre les faits pour nourrir une idéologie MÉMOIRE D’UN PEUPLE : comment se constitue-t-elle ? comment évolue-t-elle ? ABÉCÉDAIRE : des mots qui reflètent l’acuité du débat sur la question de l’identité LA BIBLE, quand l’histoire se fait mémoire, et réciproquement IDENTITÉ Nationale : nos débats sont-ils une exception française ?
Les Cahiers du Témoignage chrétien – Printemps 2022 – Supplément au no 3958 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3
Supplément au no 3958 de Témoignage chrétien
Jean-Pierre Sautreau Le lanceur d'alerte du petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers
Printemps 2022
Jalmalv Sur les chemins de la fin de vie, des bénévoles à l’écoute
Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN
GRAND ENTRETIEN l’historien Johann Chapoutot s’interroge sur les récits à travers lesquels les sociétés occidentales tentent de donner du sens à leur histoire et à leur devenir
Témoignage
chrétien L I B R E S ,
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Histoire Mémoire Identité Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Printemps 2022
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Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D'ÉTÉ LE 30 JUIN 2022 « La France est notre patrie, l’Europe notre avenir. » Francois Mitterrand (1916-1996) Image de couverture : Le 1 janvier 2022, à l’occasion du début de la présidence française du Conseil de l’Union européenne et du vingtième anniversaire de la mise en circulation de l’euro, le drapeau de l’Union flotte sous l’Arc de Triomphe. © Kiran Ridley / Getty Images Europe via AFP er
Mauvaise surprise
V
oici plusieurs mois, lorsque nous avons choisi de traiter d’histoire, de mémoire et d’identité, nous pensions le faire dans le cadre de la préparation des élections présidentielles françaises et nous avions toutes les raisons de croire que ces questions animeraient le débat et même l’envenimeraient. Mais, comme nous l’éprouvons tous, tant à titre individuel que collectif, demain n’appartient qu’à lui-même et bien téméraire est celui ou celle qui pense pouvoir en être le maître. Ainsi, ce n’est pas dans le débat de la campagne électorale mais de façon infiniment plus tragique que s’invite la distorsion de l’histoire, de la mémoire et de l’identité. Vladimir Poutine poursuit un rêve – qui devient un cauchemar pour les Ukrainiens – appuyé sur une relecture purement fantasmagorique de l’histoire russe. S’y entremêlent la référence à la Rus’ de Kiev, berceau de la R ussie – et qui donc, pour lui, devrait légitimement en faire partie –, la nostalgie impériale tsariste et la brutalité soviétique. Enfermé dans un monde mental chimérique mais lourdement armé dans la réalité, il a cru qu’il suffirait que les blindés se présentent devant Kiev, comme autrefois les chars du pacte de Varsovie devant Budapest ou Prague, pour que les Ukrainiens se précipitent dans le giron de la « mère patrie » russe. Sauf qu’Ukrainiens et Ukrainiennes ne sont pas prêts à avaler cette révision de l’histoire. La guerre héroïque – et peut-être pas si désespérée que cela – qu’ils mènent va structurer une autre mémoire, une nouvelle identité. Poutine obtiendra peut-être une victoire par les armes, mais il n’asservira ni les cœurs ni les esprits. Quant à nous, Européens, cette guerre fait vaciller nos certitudes et, en premier lieu, celle d’une paix acquise et définitive. Notre lien avec l’Europe et la solidarité nécessaire des démocraties deviennent une évidence. Face à la menace, c’est notre identité européenne qui s’affirme. Les rodomontades sur la souveraineté de la France hors d’alliances européennes fortes semblent désormais bien vaines. Voilà deux ans, quand, face à la pandémie, nous fantasmions un « monde d’après », nous n’imaginions évidemment pas celui-là. Que pouvons-nous faire ? Nous n’avons pas d’autre choix que d’y vivre en tentant, à notre mesure, d’y faire survivre la solidarité et la bienveillance ; un défi bien difficile quand notre cœur est lourd de haine et de colère.
Christine Pedotti
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 3
somm Édito Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 Histoire, mémoire, identité – Être et devenir – Mémoire d’un peuple – Vos papiers ! – Identité nationale, une passion française ? – Parle-moi, je te dirai qui tu es – La mémoire du 13-Novembre – Abécédaire de l’identité – À table ! – Les escrocs de l’histoire – Peuples de France – Et la Bible inventa la mémoire
4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
Maintenant p. 47 La France sans filtre Entretien avec Quentin Deluermoz
VOIR p. II Miroir, mon beau miroir… Moi, Donna, Filipina p. X Le street art, p. xVii une proposition essentiellement politique p. xxIv Vanités pour vivre
aire
printemps 2022
Saisons p. 1 10 Dissidences p. 1 13 Mille et une nuits
Regards
au Qatar
p. 1 18 Le feuilleton
p. 83 SNSM – Les héros de la mer
de Notre-Dame
p. 90 Jalmalv – À l’écoute
p. 124 Livres
des malades en fin de vie
p. 96 Fraternités
Grand entretien
p. 98 Ephad : quand on veut, on peut
p. 104 Johann Chapoutot L’humain, ça se travaille…
Portrait p. 101 Jean-Pierre Sautreau, lanceur d’alerte
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REGARDS AUJOURD’HUI
Un trimestre européen
À l’heure où nous mettons sous presse, nul ne saurait préjuger de l’évolution de la guerre en Ukraine. Seule certitude, l’Europe ne sera plus jamais la même.
Zelensky au Panthéon de l’Europe ? Nul ne sait si son pays rejoindra un jour l’Otan, ni à quelle date l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne sera effective, mais, d’ores et déjà, il s’avère chaque jour plus évident que le président ukrainien Volodymyr Zelensky occupera une place singulière au Panthéon des grands Européens. Au-delà de l’incroyable figure du chef de guerre incarnant la résistance de tout un peuple, il a largement stimulé, par son exemple, le courage de l’Union européenne dans son bras de fer avec Poutine. Dans son sillage, la bravoure des Ukrainiens a poussé les vingt-sept à l’unité, l’efficacité,
voir l’audace, quitte à tutoyer la ligne jaune d’un conflit mondial. Élu avec 73 % des suffrages en 2019, Zelensky est aujourd’hui devenu l’incarnation des valeurs de l’Europe. Âgé de 44 ans, le voilà faisant face à l’avancée des troupes russes sous le regard sidéré et admiratif de l’EU, à laquelle il n’hésite pas à poser la question ultime : « Qui est prêt à combattre avec nous ? Je ne vois personne […] Tout le monde a peur », lançant aux Européens : « Comment allez-vous vous défendre vous-mêmes si vous êtes si lent à aider l’Ukraine ? » Henri Lastenouse
Adhésion à l’UE – L’effet Poutine Dans tous les territoires de l’ex-URSS, la guerre en Ukraine crée des remous et fait craindre à certains pays d’être la prochaine cible de Moscou. Après que le président ukrainien a demandé le 28 février une intégration « sans délai » de son pays à l’UE via « une nouvelle procédure spéciale », c’était le tour quelques jours plus tard de la Géorgie et de la Moldavie. L’Union européenne a lancé lundi 7 mars la procédure pour l’examen de ces demandes d’adhésion et « l’évolution du contexte sécuritaire doit obliger l’UE à examiner rapidement les demandes d’adhésion », estime un conseiller. C’est donc dans un contexte de guerre qu’une « réponse très politique à l’agression russe » est attendue, souligne un autre. L’intégration à l’UE reste un « processus au long cours », qui exige des critères difficiles à respecter, tels que la stabilité politique et une économie viable. Dans cette procédure comportant plusieurs étapes, l’aval unanime des vingt-sept pays membres est obligatoire. Henri Lastenouse 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
Énergie – Entre climat et résilience stratégique Instaurée en 2020, la « taxonomie de l’UE » désigne une classification des activités économiques ayant un impact favorable sur l’environnement. Après plus d’un an de duels d’experts, la Commission européenne a inclus l’énergie nucléaire et, dans certains cas, le gaz fossile dans les activités autorisées. « Aujourd’hui, nous montrons comment le gaz et le nucléaire pourraient contribuer à la délicate transition vers la neutralité climatique », explique la commissaire McGuinness, qui insiste sur le fait que ces deux sources d’énergie sont « encadrées par des limites claires et des périodes
d’élimination progressive ». En réalité, la France faisait pression pour inclure le nucléaire, et l’Allemagne tenait au gaz (russe) pour son industrie, gourmande en énergie. Sauf que l’Autriche et le Luxembourg avaient déjà menacé de poursuivre la décision de la Commission en justice, avant que la guerre en Ukraine ne bouleverse la donne en forçant les Européens à considérer la question du gaz russe et celle de l’énergie nucléaire sous l’angle de la résilience stratégique de l’UE et non uniquement du réchauffement climatique ! Henri Lastenouse
À l’ouest, Costa au top « Le pouvoir n’use que ceux qui n’en ont pas », avait coutume de dire l’ancien Premier ministre italien Giulio Andreotti. Aux adversaires du Premier ministre socialiste portugais de méditer cette maxime, car António Costa a obtenu en janvier un troisième mandat consécutif. Fait remarquable, sa progression est constante au fil des élections, comme si, loin de s’user, il se bonifiait avec les années passées au pouvoir. Ayant remporté 86 sièges en 2015, puis 108 en 2019, le parti socialiste sera désormais nanti de 119 sièges dans la nouvelle Assemblée, ce qui lui offre une majorité absolue. Avec 41,5 % – un score qui ferait rêver tous les sociaux-démocrates d’Europe –, les socialistes portugais obtiennent leur meilleur résultat depuis 2005. Aux bons résultats économiques et sociaux se sera ajoutée une campagne de vaccination réussie qui aura contribué à booster la popularité du Premier ministre ! Sébastien Poupon
Erdoğan toujours aussi tranchant La chanteuse Sezen Aksu, figure centrale de la musique pop turque, se retrouve au cœur d’une polémique concernant l’une de ses chansons, dans laquelle Adam et Ève étaient qualifiés d’« ignorants ». Recep Erdoğan s’est naturellement saisi de l’affaire : « Il faut rester ferme face aux insultes. Personne ne peut se permettre d’insulter notre prophète Adam,
c’est notre mission que de trancher les langues qui s’autorisent à le faire. » Une question manifestement plus simple à « trancher » que la chute de la livre turque, ou celle de l’inflation galopante, la plus élevée de la planète derrière celle de l’Argentine, avec 13,6 % sur le seul mois de décembre ! Henri Lastenouse LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 7
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Histoire mémoire identité Nos générations font face à un étrange paradoxe ; le monde dans lequel nous vivons s’est tout à la fois dilaté et rétréci. Dilaté car, tandis que nos ancêtres, il y a à peine plus d’un siècle, avaient un horizon limité à la dimension du canton, nous sommes désormais citoyens d’un monde où les plus lointaines destinations sont à portée d’une journée de transport. Rétréci depuis que nous savons que nous habitons une toute petite planète dont nous avons inventorié tous les espaces et dont les ressources sont si limitées que nous sommes en voie de les épuiser. Dès lors, la question de notre identité devient aiguë. Quelle est notre part de cette terre ? À quoi avons-nous « droit » par naissance, au nom de nos origines, de notre histoire ? Avec qui partager ? Et si, à cause de ce « droit » de naissance, nous étions aussi redevables des fautes, crimes et exactions de nos ancêtres ? Ces questions sont complexes et lourdes de conséquences. Il est aisé de s’en emparer et de manipuler le trouble de nos identités. Dans le discours d’un Zemmour, la mythologie d’une France éternelle et immuable nourrit la haine de l’étranger. Pourtant, nous sommes multiples ; il n’y a pas de « pureté », pas de « souche » autre que notre commune appartenance à une humanité qui, depuis la nuit des temps, n’a cessé de se métisser. Nous avons décidé de questionner ces notions d’histoire, de mémoire et d’identité pour mieux nous défendre du poison du populisme xénophobe. Nous découvrons avec effroi que la manipulation de l’histoire arme la folie guerrière de Vladimir Poutine. Cette fois, nous quittons l’espace ordinaire du débat, fut-il âpre, pour entrer dans des zones de combat. Ici, en France, nous pouvons encore le mener avec des mots, des idées, des engagements. Profitons-en. Christine Pedotti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 9
AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
Être et devenir Qu’est ce qui nous constitue ? Notre histoire, notre mémoire, notre identité ? Et comment ces trois données se tissent-elles pour créer un être singulier et libre ? Par Christine Pedotti
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ui suis-je ? La question hante nos consciences depuis la nuit des temps et l’aube de notre existence. C’est là le privilège et le fardeau des êtres humains. C’est aussi la cause de leurs plus intenses dou leurs, celles qu’ils s’infligent dans les affres de l’introspection et du doute existentiel, et celles qu’ils transfèrent dans la sphère publique en transformant leurs angoisses en comportement d’exclusion et de stigmatisation de l’autre, un autre dont la différence devient insupportable en ce qu’elle les renvoie à leurs propres incertitudes. Nous sommes nés quelque part et à une date particulière, deux faits vis-àvis desquels n’entrent en jeu ni notre mérite ni notre responsabilité et qui vont pourtant avoir une importance décisive sur la suite de notre existence. Ils vont nous rendre contemporains et compatriotes d’une cohorte d’autres humains, dont nous allons partager, pour le meilleur et pour le pire, la même terre et la même époque. Les mêmes évènements nationaux et internationaux marquent l’enfance, l’adolescence, l’âge adulte, laissant une empreinte, des souvenirs… Ainsi, aujourd’hui, certains des Français les plus âgés, voyant les populations ukrainiennes sur les routes de l’exil, se souviennent de l’exode de leur enfance sur les routes françaises. Il est possible qu’aujourd’hui, à travers toute l’Europe, la tragédie ukrainienne fasse ressurgir les souvenirs des récits de grands-parents fuyant les combats. C’est sans doute l’une des explications de l’intense émotion et de l’énorme mobilisation qui soulèvent les peuples européens . Mais, si nous sommes les enfants de nos parents, dont nous partageons les traits et les gênes, les fils et les filles d’une époque, si nous sommes nés ici ou là, notre identité se nourrit aussi de notre microhistoire ; petite fille choyée, fils porteur d’une revanche paternelle, enfant né « par accident » ou longuement désiré… Joue aussi notre rang dans la fratrie, notre milieu social et c ulturel
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et toutes sortes d’accidents, petits ou grands, qui marquent notre histoire individuelle. Ici s’entremêlent nos souvenirs et la narration qui nous a été faite par notre entourage de ce que nous avons vécu, de ce que nous avons été ; enfant sage ou turbulent, tête de classe ou tête de mule. Nous sommes ainsi tissés de toutes les attentes, de tous les vœux et de tous les jugements dont nous avons été l’objet. Nous hésitons sans cesse entre le désir d’être unique et l’aspiration à « faire partie », et donc à être semblable. Entre les identités collectives que nous partageons avec des pairs et la singularité de ce qui s’est modelé au cours de notre itinéraire de vie, nous interrogeons ce qui nous reste en propre. Quel espace pour notre liberté, notre décision, notre responsabilité ? La question est aiguë pour chacun d’entre nous, elle l’est aussi quant aux jugements que nous sommes si souvent prompts à prononcer sur les autres. Si nous ne sommes que l’addition de fatalités et de circonstances, de quoi sommes-nous responsables ?
Le vertige d’une interrogation toujours renouvelée Ni la sociologie, ni la psychologie, ni la politique ne donnent de réponses satisfaisantes. Affirmer qu’il demeure toujours un espace où s’exerce notre liberté, malgré les assignations, malgré les blessures, malgré les dominations et les aliénations culturelles et économiques, est un acte de foi, philosophique et/ou religieux. En régime chrétien, c’est sur ce point que se noue l’ancienne querelle de la liberté et de la grâce. Loin d’être une vieille lune, elle trouve une nouvelle actualité : les données biologiques, géographiques, historiques, biographiques nous contraignent-elles totalement ? Pouvons-nous y échapper ou sommesnous mis en mouvement par des forces qui nous échappent ? La question est vertigineuse. Sans doute l’Évangile, qui nous demande de ne pas juger, prend-il en compte cette complexité du cœur et de l’âme humaine. Après tout, si nous étions nés ailleurs, en un autre temps, si nous avions reçu une autre éducation, sommes-nous certains que nous serions « meilleurs » que tel ou tel dont la vie est une accumulation de désastres et de catastrophes et qui ne semble pas capable de reprendre sa vie en main ? Pourtant, la dimension de l’espérance nous enjoint à croire qu’il n’est jamais trop tard, que pour tout être humain une conversion est possible, que le mal et le malheur ne remporteront pas la victoire ultime. À cause de cela, nous croyons que nous pouvons échapper à la fatalité de l’égoïsme, du racisme, de la xénophobie et de la haine. Nous croyons que nos identités ne nous enferment pas, ne nous définissent pas ; que chacun d’entre nous peut en desserrer l’étreinte et choisir une vie libérée. Ceci est un acte de foi en la vie.
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AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
Mémoire d’un peuple La mémoire politique est un savant amalgame de récit national et d’actualité politique et sociale. Ce qui unissait les foules et les faisait communier peut, au fil de l’histoire, devenir l’objet d’opprobre, voire un symbole à abattre. Par Morgane Pellennec
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ur les quais de Bordeaux, une petite statue fait face à la Garonne. Autour, des gens se promènent, courent, discutent. Certains s’arrêtent pour lire la plaque posée à ses pieds. L’œuvre représente « Marthe Adélaïde Modeste Testas, esclave africaine achetée par des Bordelais et déportée à Saint-Domingue ». Après une courte biographie, la plaque explique qu’« entre la fin du xviie et le début du xixe siècle, environ 150 000 esclaves ont été déportés dans le cadre des activités de commerce triangulaire et en droiture du port de Bordeaux » et que « par cette statue […] Bordeaux rend hommage à toutes ces victimes ». Cette œuvre fait partie du « parcours mémoriel » de la ville, fruit d’un travail dont la première action a eu lieu en 2006, avec l’inauguration d’une plaque commémorative à la mémoire des esclaves africains déportés aux Amériques. Depuis, des plaques explicatives ont été ajoutées sur les murs des rues portant le nom de négriers, plusieurs salles permanentes ont été ouvertes au musée d’Aquitaine qui rappellent l’implication de Bordeaux dans la traite négrière, ce
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qu’étaient le commerce triangulaire et le commerce en droiture, et les conséquences de l’esclavage dans nos sociétés. Un jardin a été inauguré qui présente les végétaux cultivés par les esclaves dans l’espace des Mascareignes et aux Caraïbes, etc. « Avant, ce n’est pas que l’on parlait facilement du passé ou pas, c’est juste que l’on n’en parlait pas », résume Yoann Lopez, chargé de mission mémoire, citoyenneté et diversité culturelle à la ville de Bordeaux. Comment le récit d’une ville ou d’un pays vient-il à changer ? Comment la mémoire politique se construit-elle et s’organise-t-elle ? Pour Bordeaux, Yoann Lopez estime que plusieurs facteurs entrent en jeu : « Une pression des associations locales qui ont œuvré pour que ce pan de l’histoire bordelaise soit inscrit dans la ville, des travaux universitaires novateurs sur cette question qui ont impulsé une dynamique de réflexion, et un aspect plus national. La loi Taubira amorcée en 1998 et adoptée en 2001 [loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité], la journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions instaurée le 10 mai par Jacques Chirac en 2006 et le discours qui a suivi [qui évoque “l’infamie de l’esclavage” et “l’exigence de mémoire”] ont eu des répercussions au niveau local. Bordeaux n’avait plus d’autre choix que de se saisir de cette question et de l’inscrire à son agenda politique. » Cette action politique de la ville de Bordeaux, menée aussi – et plus tôt – à Nantes, à La Rochelle et au Havre, symbolise la tournure que prend le récit national dans les années 1990, lorsque la mémoire politique commence à intégrer des pans plus sombres de l’histoire du pays.
La mémoire politique, autour de la nation La fabrication du récit national apparaît en Occident à la fin du xviiie siècle. En France, il s’agit d’harmoniser les différentes mémoires politiques – monarchique et révolutionnaire –, d’assurer une continuité au-delà des ruptures, et d’unifier un pays disparate en racontant une histoire qui puisse être partagée par tous et toutes. « C’est aussi une forme de sécularisation des sociétés, analyse Sébastien Ledoux, historien spécialiste des enjeux de mémoire. On s’écarte alors d’une perception du temps et des événements de l’histoire commandés par le divin pour se recentrer sur une histoire, un récit, dans lequel l’idée de nation va prendre de plus en plus de place. » L’école joue alors un rôle fondamental dans la diffusion de cette histoire. En 1833, l’enseignement primaire devient public et gratuit grâce à une loi que fait voter le ministre de l’Instruction publique François Guizot. Le manuel de l’historien Ernest Lavisse Histoire de France. De la Gaule à nos jours devient la bible des écoliers, « qui répandit à millions d’exemplaires un évangile républicain dans
AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
la plus humble des chaumières », selon les mots de l’historien Pierre Nora dans un article datant de 1962 intitulé « Ernest Lavisse : son rôle dans la formation du sentiment national ». Mais le récit passe aussi par des commémorations, de la statuaire, des noms de rues, de places. Des figures sont célébrées, qui incarnent cette nouvelle idée de nation. En 1885, la Chambre des députés organise des funérailles nationales pour Victor Hugo, dont la dépouille est conduite au Panthéon. La fonction républicaine du monument – prévu pour être consacré à sainte Geneviève, patronne de Paris, mais transformé en 1791 en temple destiné à honorer les « grands hommes » de la patrie – est alors entérinée après qu’il a réendossé son rôle d’église deux fois au cours du xixe siècle. La panthéonisation devient un outil de construction de la mémoire politique qui, après avoir appartenu à l’Assemblée constituante, puis à la Convention, est passé aux mains de Napoléon Ier, avant de revenir dans celles des députés. Toutefois, depuis l’avènement de la Ve République en 1958, c’est au chef de l’État que revient cette décision éminemment politique, qui marque autant le récit national que l’image du président. La Ve République est aussi un temps où le discours sur le passé, qui pouvait autrefois être prononcé indifféremment par les présidents de la République, du Conseil ou du Sénat, devient l’apanage du seul chef de l’État. « De 1958 à 1995, il s’agit essentiellement d’un discours de fierté, résume Patrick Garcia, historien spécialiste des usages publics et politiques de l’histoire. Aucun des présidents ne parle d’esclavage, la colonisation est encore abordée sous un angle positif et, selon la formule du général de Gaulle, Vichy était “nul et non avenu”. »
Reconnaissance et réparation Un discours de Jacques Chirac en 1995 marque une profonde rupture dans la mémoire politique du pays. À l’occasion du cinquante-troisième anniversaire de la rafle du Vélodrome d’Hiver, le chef de l’État déclare alors : « La folie criminelle de l’occupant a été, chacun le sait, secondée par des Français, secondée par l’État français. » Une nouvelle logique apparaît dans le rapport à la mémoire et au récit. L’État reconnaît sa responsabilité dans certains crimes, et les victimes demandent alors reconnaissance et réparation. Des associations, des collectifs, des intellectuels œuvrent pour que soient reconnus l’esclavage, la colonisation, la torture en Algérie, le massacre des Harkis, etc. Plusieurs lois dites mémorielles voient le jour. La première précède de quelques années le désormais célèbre discours de Jacques Chirac. Il s’agit de la loi du 13 juillet 1990 « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe », dite « loi Gayssot ». Elle crée le délit de négationnisme du génocide des Juifs pour
contrer l’émergence de ces thèses dans l’espace public. Le 29 janvier 2001 est votée une deuxième loi mémorielle, relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Quelques mois plus tard, le 21 mai, c’est le tour de la loi dite « Taubira » « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ». Enfin, la loi du 23 février 2005 porte « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». « Les lois mémorielles sont une façon pour les politiques de prendre en charge les pages dites “noires” de l’histoire de France en présentant ce qu’ils disent être “la vérité historique”, rappelle Sébastien Ledoux. Cela n’est pas fondamentalement faux puisqu’ils s’adossent à des travaux d’historiens, mais leur but est surtout de pacifier la communauté nationale. » Le débat est vif entre une partie des historiens, qui pensent que ces lois s’inscrivent dans un fonctionnement démocratique, et d’autres, pour qui il s’agit d’une manière d’imposer une histoire officielle. À cet égard, une polémique avait éclaté en 2005, suite à une disposition de la loi du 23 février qui stipulait que « les programmes scolaires [devaient reconnaître] […] le rôle positif de la présence française outre-mer », finalement abrogée. « Ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire. Dans la République, il n’y a pas d’histoire officielle. […] L’écriture de l’histoire, c’est l’affaire des historiens », disait alors Jacques Chirac. Ainsi, les lois mémorielles illustrent cette tension entre ce qui est gravé dans le marbre – d’un texte de loi ou d’une statue – et ce qui peut et doit évoluer, selon les acquis de la recherche ou les revendications des citoyens et des citoyennes. « Oui, l’histoire est utilisée, conclut l’historien Patrick Garcia. On peut le déplorer, mais c’est le jeu de la politique. Comme disait un ami, “l’histoire est un scénario libre de droits”. »
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AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
Vos papiers ! Sur quels critères définit-on l’identité juridique, et comment ont-ils évolué au fil des ans ? La réponse en dit long sur les États qui les instaurent. Par Frédéric Brillet
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n Belgique, un projet de loi compte supprimer la mention du sexe sur les cartes d’identité, alors même que ce dernier fait partie des critères les plus universellement utilisés par les États pour identifier leurs ressortissants. Ce projet découle de la volonté de lutter contre les discriminations liées au genre et de la reconnaissance par les autorités belges des personnes « non binaires » – personnes qui ne s’identifient ni comme des hommes ni comme des femmes. Il est vrai aussi qu’à l’ère des critères biométriques le sexe n’est plus indispensable à l’identification des personnes. La photo et les empreintes digitales, désormais stockées sur une puce électronique, ont beau constituer des moyens suffisants pour lutter contre la fraude, l’attachement à ce critère du sexe perdure dans la plupart des pays. La cour d’appel d’Orléans a ainsi refusé en 2018 à une personne intersexuée dotée, selon son médecin, d’un « vagin rudimentaire et d’un micropénis » le droit d’inscrire « sexe neutre » sur son état civil alors même qu’un rapport du Conseil de l’Europe préconise déjà la suppression des classifications binaires homme/femme dans les documents administratifs. Cette controverse sur la mention du sexe sur les documents d’identité constitue l’ultime avatar d’un débat plus large sur les informations que les États peuvent légitimement inscrire sur les documents d’identité sans nuire à la vie privée, encourager les discriminations, voire l’oppression ou l’éradication. L’histoire tant ancienne que récente montre en effet que les papiers d’identité ont souvent servi à surveiller et punir. Dès le xv e siècle, Louis XI impose aux voyageurs un passeport fourni par l’administration royale pour faciliter leur surveillance, explique l’historien Gérard Noiriel. Les premiers documents, qui se limitaient à décliner les prénoms et nom des détenteurs, s’enrichissent bientôt, dès la fin du xviiie siècle, de
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l’âge et des caractéristiques physiques. Pour empêcher les usurpations d’identité, les autorités mentionnent la couleur des yeux, la taille, le teint de la peau. Au début du xixe siècle, la police napoléonienne ajoute une lettre au numéro du passeport pour faciliter l’identification d’individus jugés peu recommandables, le « I » désignant par exemple un « ennemi du gouvernement »… Les indigents et vagabonds doivent porter un passeport intérieur spécifique, qui les rend a priori suspects. Les ouvriers, quant à eux, ne peuvent se déplacer sur le territoire national qu’avec leur livret, rempli par leur patron et comportant des détails qui pouvaient les empêcher de retrouver un emploi… Il faut cependant attendre la défaite française de 1940 pour qu’à la demande des Allemands le régime de Vichy rende obligatoire la détention d’une carte d’identité nationale reprenant le signalement du porteur. Et 1942 pour que la mention « JUIF » ou « JUIVE » soit inscrite, tamponnée ou perforée sur celles des Français de confession israélite, ce qui va évidemment faciliter leur déportation…
Des pratiques administratives à réformer
Le fait que le gouvernement de Vichy ait été le seul dans notre histoire à mentionner ce type d’informations est très révélateur de sa nature. Les régimes autoritaires et totalitaires se plaisent en effet à mentionner sur les cartes d’identité nationale l’appartenance religieuse, ethnique ou linguistique pour faciliter la discrimination, voire le harcèlement ou l’oppression des porteurs qui n’entrent pas dans la bonne catégorie. Relégués en seconde zone, ces citoyens peuvent alors être facilement évincés des listes d’admis aux concours de la fonction publique, privés d’université ou d’emploi, limités dans leur liberté d’aller et venir, contrôlés plus souvent, fiscalement ou policièrement, quand bien même leur apparence physique ne suffit pas toujours à les distinguer du reste de la population. C’est pourquoi les organisations défendant les droits humains critiquent les pratiques administratives concernant en Chine les Ouïghours, au Moyen-Orient les Kurdes ou les Coptes et dans certains pays d’Afrique d’autres groupes encore. Le pire des cas de l’histoire récente est celui du Rwanda, où la mention Tutsi apposée sur les cartes d’identité a aidé les bourreaux à accomplir leurs basses œuvres. Dans nos sociétés, où les identités sont de plus en plus changeantes au cours de la vie, les États doivent s’adapter. Et donc trouver un nouvel équilibre entre l’exigence d’éviter les fraudes et les informations inutiles qui sont autant d’assignations identitaires susceptibles de brider et de stigmatiser les détenteurs de papiers d’identité.
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AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
Identité nationale,
une passion française ? Qu’est-ce qui singularise le débat sur l’identité nationale qui agite nos intellectuel·le·s, politicien·ne·s et éditorialistes ? Si la presse étrangère s’en fait l’écho, les universitaires relativisent cette fameuse « crise » et la mettent en perspective. Par Adélaïde Robault
C’
est quoi un bon Français ? » questionnait le mensuel Philosophie Magazine en une de son numéro de février. Pays amateur d’histoire et de débats intellectuels sans fin, la France traverserait une crise d’identité que la presse étrangère observe de manière critique. La politique française serait un « chaos infernal », dont les symptômes sont « une névrose obsessionnelle concentrée sur l’identité nationale et le “destin” français », analyse dans la New York Review of Books le journaliste américain Adam Shatz, qui relève « une peur panique des influences étrangères », Éric Zemmour étant selon lui la forme la plus « hystérique », « éloquente » et « dangereuse » de ce chaos. « Comment un pays qui acclame Joséphine Baker peut-il prendre au sérieux Éric Zemmour ? » Voilà une autre question, posée, celle-là, par un éditorialiste du quotidien britannique The Guardian devant l’actualité nationale française, qui montrait, le même week-end, la célébration de l’universalisme et de la tolérance – avec la panthéonisation d’une artiste afro-américaine – et la déclaration d’intention d’un candidat d’extrême droite porteur d’un discours trempé dans l’idéologie nationaliste des années 1930. Cette obsession pour le concept d’identité nationale, alimentée par les déclarations politiques et les sorties médiatiques, est-elle une spécificité hexagonale ? Pas vraiment si on regarde chez les voisins nationalistes, Pologne et Hongrie en tête, ou même les démocraties plus centristes. C’est la forme du débat qui varie selon l’histoire politique de chaque pays et selon qu’il est multilingue, fédéral, démocratique ou non… En somme, l’histoire, la langue et
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l’organisation politique plantent le décor et influencent la nature et la résonance des échanges. C’est ce que souligne le chercheur François Foret, professeur de sociologie politique à l’Université libre de Bruxelles, qui insiste sur le fait que « les mêmes débats ont eu lieu à d’autres époques » et qu’« il ne faut pas trop se focaliser sur la singularité du moment, ni sur le cas français ». Quant à Maurice Samuels, spécialiste américain de la culture et de la littérature française, il situe les racines de cette fameuse crise identitaire dans la Révolution française.
« Toutes les idées nationales se veulent exceptionnelles par définition. » Français, professeur de sociologie politique à l’Université libre de Bruxelles, François Foret étudie les liens entre les identités collectives et les valeurs qui légitiment l’ordre politique. Qu’est-ce qui est spécifique dans le débat politique en France ? Il porte autant sur la manière dont on est gouverné que sur la manière dont on vit ensemble. En Belgique, il n’y a pas ce même espace public de débat, ni d’intermédiaire entre l’État et le citoyen, sauf peut-être la figure de l’intellectuel médiatique. Il y a aussi moins de théâtralité du politique car l’espace social pour le mettre en scène est plus restreint. Les débats existent mais dans des espaces publics plus modestes. Il y a également en France une prétention à l’indivisibilité et à la centralisation du système. Dans d’autres cultures, la maîtrise de la langue ne joue pas non plus le même rôle. Angela Merkel ne s’est pas posée en intellectuelle pour être élue. Cela signifie aussi qu’en France il faut se poser en figure hiératique et que chaque président doit faire son discours mémoriel. La France est un marché éditorial impressionnant pour les livres d’histoire, chose rare sauf peut-être au Royaume-Uni, ce qui ramène encore à cette identité qui se met en scène. Cela produit quelque chose comme une mise sur un piédestal de l’histoire en tant que récit national. En quoi le débat sur l’identité nationale se distingue-t-il donc par rapport à ce qui se passe dans d’autres pays ? Toutes les idées nationales se veulent exceptionnelles par définition, ou prétendent l’être en s’inspirant de Dieu – comme en Pologne – ou avec une dimension charismatique. En France, on se croit un peu plus singulier que les autres. Être une terre d’émigration, un
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ex-empire et une puissance mondiale moyenne signifie aussi qu’on y trouve une fragmentation des identités et une société diversifiée avec des discours et des regards différents sur l’identité nationale. Ce sont autant de stimuli pour alimenter la réflexion et le débat. Les nouvelles technologies permettent aussi d’entendre aujourd’hui des voix, des mémoires, qui étaient là mais qu’on ignorait. Cela ajoute à la discordance apparente et à l’évolution des valeurs et c’est aussi pour cela que cela semble plus cacophonique. Mais, si la France constitue un cadre particulier, elle n’est pas si différente de ce qu’on observe ailleurs. Il y a aussi un débat sur les archives de la colonisation en Belgique.
« L’histoire de France offre d’autres modèles pour penser la place des minorités. » Professeur à l’université de Yale, Maurice Samuels est spécialiste de la littérature et de la culture française du xixe siècle. Son dernier ouvrage, Le Droit à la différence*, offre une autre perspective sur les débats actuels sur les minorités. Quel regard portez-vous sur la « crise d’identité » que traverserait la France ? Cette prétendue crise n’a rien de nouveau et remonte à la Révolution de 1789, lorsque la France s’est redéfinie en termes universalistes, fondant l’identité nationale sur un ensemble d’idéaux abstraits. Depuis lors, certains se sont opposés à cette vision universaliste et ont tenté de lier l’identité nationale à la race et à la religion. Même les universalistes ne pouvaient s’entendre sur ce que leur universalisme impliquait. Est-ce que l’universalisme impose l’assimilation des minorités en échange des droits ? La « crise » que traverse actuellement la France vis-à-vis de sa minorité musulmane s’inscrit dans la continuité de celle qu’elle a connue vis-à-vis d’autres minorités, surtout des juifs, à partir de 1789. La « recherche » ou la construction d’une identité nationale n’est-elle pas un continuum de toute histoire politique ? Toutes les nations doivent définir leur identité nationale. Mais la France est unique pour avoir si radicalement redéfini son identité en termes universalistes en 1789. L’intensité de la « crise d’identité » qu’elle vit aujourd’hui est l’héritage de cette redéfinition et des luttes qu’elle a engendrées, et elle est particulièrement intense parce que le débat engagé sur la nature de l’universalisme n’a jamais été résolu depuis 1789.
Qu’est-ce qui distingue la France des États-Unis dans le débat sur l’identité, et sur la manière de gérer histoire et mémoire ? C’est la spécificité de l’universalisme français qui la distingue. Aux États-Unis, la liberté s’exerce surtout dans le cadre d’une vie communautaire robuste, ou dans des luttes collectives menées au nom de telle ou telle minorité, alors qu’en France l’État estime qu’il ne lui appartient pas de reconnaître l’identité religieuse, ethnique ou sexuelle de ses citoyens. J’explique pourtant dans mon livre que l’histoire de France offre d’autres modèles pour penser la place des minorités au sein de la république universaliste. En effet, les révolutionnaires n’ont pas demandé l’assimilation lorsqu’ils ont donné des droits aux juifs en 1790-1791. Et au xixe siècle, des juifs – comme la comédienne Rachel Félix – étaient acceptés non pas malgré leur judéité mais à cause de celle-ci. L’histoire des juifs de France offre-t-elle une lecture particulière des débats actuels sur l’immigration, l’identité, l’assimilation et l’intégration ? Bien qu’ils aient toujours représenté une infime minorité de la population, les juifs ont tenu, souvent malgré eux, une place importante dans l’imaginaire politique français depuis 1789, orientant la manière dont l’universalisme français fut théorisé et mis en œuvre. Depuis le décret d’émancipation des juifs de 1790 jusqu’aux lois antijuives de Vichy, en passant par l’affaire Dreyfus, la différence juive fut un élément décisif dans l’élaboration de l’universalisme, aussi bien à titre de repoussoir qu’à titre de modèle. * Maurice Samuels, Le Droit à la différence, l’universalisme français et les juifs, La Découverte, 304 pages, 22 €
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AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
Parle-moi
je te dirai qui tu es La langue dont nous usons, nos accents, expressions et tics de langage en disent long sur nos appartenances nationales, sociales, culturelles, professionnelles, familiales et constituent à ce titre un puissant vecteur d’identités. Par Frédéric Brillet
M
ieux vaut en effet user du terme d’identités au pluriel : chacun d’entre nous gravitant dans de multiples groupes de sociabilité, nous déclinons les usages d’une langue en fonction du moment et des circonstances. Ainsi, un même locuteur peut dans la journée manier le jargon propre à sa communauté professionnelle – les informaticiens, les bouchers, les soignants, les consultants ou les voyous recourent pour échanger entre eux à un jargon plus ou moins fleuri –, le soir s’approprier des termes techniques propres à son loisir ou sport favori, le week-end mêler le français à sa langue maternelle en rendant visite à ses parents d’origine étrangère… À chaque fois, il révélera par ces différents usages une autre identité. Les caractéristiques d’une langue permettent à tout un chacun d’échanger avec ses proches ou ses pairs, mais aussi de conforter le sentiment d’appartenance à un groupe et sa cohésion*. A contrario, une langue exclut par définition tous ceux qui ne la maîtrisent pas, ce qui peut créer du ressentiment. Parce qu’elle fabrique simultanément de l’inclusion et de l’exclusion, la langue nourrit depuis toujours les conflits. Dans un article intitulé « Langue, discours et identité culturelle », paru en 2001 dans la revue Études de linguistique appliquée, Patrick Charaudeau rappelle que les livres de grammaire et les dictionnaires se sont multipliés en Europe au Moyen Âge parce qu’ils visaient à unifier « des peuples dont les composantes régionales et féodales [étaient] en guerre entre elles ». Le linguiste souligne que « plus tard, au xixe siècle, la formule “une langue, un peuple, une nation” a contribué
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à la fois à la délimitation de territoires nationaux et au déclenchement de conflits pour la défense ou l’appropriation de ces territoires ». La France s’est beaucoup appuyée sur le vecteur linguistique pour construire son identité nationale et simultanément combattre les idiomes susceptibles de l’affaiblir. Sous la IIIe République, l’État organise donc l’effacement des spécificités régionales en imposant partout l’enseignement du français. Au point qu’en Bretagne les élèves pris en train de parler le breton reçoivent une punition sous forme d’une paire de sabots en bois, d’un galet ou d’un bâton qu’ils doivent porter jusqu’à ce qu’ils puissent le faire passer à un camarade qui a commis la même « infamie »… Les langues régionales ne constituant plus une menace pour la cohésion nationale, un siècle plus tard l’État encourage leur enseignement. En revanche, les langues d’origine non-européennes parlées dans les anciennes colonies, notamment l’arabe, sont regardées avec suspicion. La raison inavouée tient à ce que la puissance publique entend mieux intégrer les enfants issus de l’immigration, qui, déjà, doutent de leur identité française. Les régimes autoritaires et totalitaires font bien pire en cherchant à faire disparaître la diversité linguistique que portent leurs minorités. En Chine, les Ouïghours sont sommés dès le plus jeune âge d’oublier leurs racines et de se limiter au mandarin sous peine de finir en camp de rééducation. En Turquie et en Iran, les Kurdes ne sont guère mieux lotis quand ils cherchent à affirmer leur différence. Génocidaire ou simplement autoritaire, le modèle éradicateur ne fait heureusement pas l’unanimité. Un État confédéré comme la Suisse parvient ainsi à organiser sur son territoire la cohabitation pacifique de quatre langues européennes sans que cela menace son identité. Et le Canada d’aujourd’hui laisse le Québec multiplier les mesures de défense du français contre l’hégémonie de l’anglais. Le lien entre langue et identité se décline enfin dans le domaine social. En Angleterre, les membres des classes supérieures qui maîtrisent le « posh accent » des étudiants d’Oxford ou de Cambridge sont réputés se reconnaître et se coopter dans tous les domaines – professionnel, social et matrimonial –, quand les employés et ouvriers qui parlent anglais avec l’accent cockney sont évincés. Idem en France : les locuteurs issus des beaux quartiers parisiens détiennent un avantage sur ceux qui ne parviennent pas à se débarrasser de l’accent traînant des cités. Mais, attention, une loi de 2020 sanctionne désormais la glottophobie dans les processus de recrutement comme toute autre forme de discrimination. La revanche du 93 sur le 75…
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* L’échec de l’esperanto, qui ne compte que deux millions de locuteurs plus d’un siècle après son invention, pourrait tenir au fait que cette langue simplifiée à vocation internationale ne se rattache à aucune identité ni culture. Elle n’inspire certes pas le rejet mais guère d’appétence.
AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
La
mémoire du 13-Novembre
Comprendre comment se construit une mémoire collective et comment elle interagit avec la memoire individuelle est un enjeu essentiel des sciences humaines. C’est l’objet d’une étude multidisciplinaire portant sur l’impact des attentats du 13 novembre 2015. Par Morgane Pellennec
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omment les attentats s’impriment-ils dans nos mémoires, individuelles et collectives ? Comment ces mémoires se construisent-elles ? Comment s’influencent-elles et évoluent-elles dans le temps ? Ces questions sont au cœur du Programme 13-Novembre, un programme de recherche interdisciplinaire lancé le 9 avril 2016, à peine quelques mois après les attentats. L’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache, qui travaillaient déjà ensemble sur les interactions entre mémoire individuelle et mémoire collective au sein de l’équipement d’excellence Matrice, lancé en 2011, portent ce projet d’envergure, qu’ils considèrent comme un acte scientifique autant que citoyen. Les deux chercheurs, accompagnés de collègues historiens, sociologues ou neuroscientifiques, ont repris l’hypothèse et les outils de Matrice, qui s’appuyait sur la Seconde Guerre mondiale et sur le 11 Septembre. Pour com-
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prendre le fonctionnement de la mémoire, il faut étudier à la fois ses dynamiques cérébrales et la construction de la mémoire collective, et la recherche doit être interdisciplinaire et décloisonnée. Les sciences humaines et sociales, les sciences du vivant et les sciences de l’ingénierie doivent construire un objet de recherche commun. Le programme, qui comporte une dizaine d’études, s’articule autour de deux principaux protocoles. L’étude 1000, qui observe la mémoire avec un angle principalement sociopsychologique, et l’étude Remember, une recherche biomédicale. L’étude 1000 vise à recueillir les témoignages des mêmes mille personnes, en utilisant les moyens audiovisuels de l’INA et de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense. Ces entretiens – menés en 2016, 2018, 2021 et 2026 – vont éclairer la manière dont se construisent la mémoire individuelle et la mémoire collective des événements, et la raison pour laquelle certains éléments restent et d’autres pas.
Témoignages et analyses Les volontaires appartiennent à quatre « cercles » différents : certains ont été directement exposés aux attentats – les survivants, les témoins, les proches endeuillés et les acteurs intervenants –, les autres sont des habitants et usagers non exposés des quartiers visés, des habitants du reste de la métropole parisienne, et des habitants de Caen, Metz et Montpellier. Lors de sessions filmées, les personnes répondent d’abord à un entretien non directif, notamment à l’incitation « Racontez-moi le 13 Novembre », puis à des questions fermées, avec un questionnaire dit de mémoire émotionnelle. Lors de la phase 1, qui s’est déroulée en 2016, les scientifiques ont récolté 1 431 heures de témoignages provenant de 934 personnes. « Cela représente l’équivalent d’un livre de 400 000 pages ! s’exclame Denis Peschanski. Nous construisons une masse d’archives d’une incroyable richesse ! C’est une première mondiale. » Près de 1 350 heures ont été enregistrées lors de la phase 2, en 2018. « Pour la phase 3, cela va exploser, poursuit l’historien. Les gens ont beaucoup plus parlé, probablement influencés par le contexte du procès, qui se tenait en même temps. » Pour comprendre encore plus finement comment la mémoire collective évolue au fil du temps, le Programme 13-Novembre s’est associé au Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc). Celui-ci, qui réalise tous les six mois une enquête « Conditions de vie et aspirations des Français », a inséré en juin 2016 onze questions sur les attentats et leur impact historique, personnel, psychologique et sociétal. « C’est passionnant car cela nous permet de voir comment la mémoire des événements évolue en fonction du temps, du contexte médiatique, etc. » résume Denis Peschanski. À la question « Pouvez-vous citer les actes terroristes commis dans le monde ou en France qui vous ont le plus marqué depuis l’an 2000 ? », les enquêtes
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du Crédoc montrent par exemple que les attentats du 13 Novembre et ceux du World Trade Center s’imposent dans les mémoires tandis que l’attentat de Nice est de moins en moins cité. Si 46 % des enquêtés le mentionnent en 2017, ils ne sont plus que 25 % à le faire en 2019. « Cela peut nous donner des clés pour penser les politiques mémorielles », explique Denis Peschanski. Son collègue Francis Eustache, lui, s’intéresse plus particulièrement aux effets d’un événement traumatique sur les structures et le fonctionnement du cerveau. C’est le cœur de l’étude Remember, dont il est référent et qui est dirigée par le chercheur en neurosciences Pierre Gagnepain à Caen. L’équipe suit 200 volontaires – 120 directement exposés aux attentats et 80 « contrôles » vivant à Caen – qui sont soumis à des examens en IRM et à des évaluations neuropsychologiques et psychopathologiques lors de trois différentes phases. Les scientifiques chercheurs espèrent notamment comprendre pourquoi certaines personnes exposées aux mêmes événements développent un trouble de stress post-traumatique et d’autres non, quelle peut être l’origine cérébrale de cette différence et quel peut être son rôle dans la résilience.
Un taux d’attrition très faible Le 14 février 2020, la prestigieuse revue américaine Science a publié un article sur une partie de leurs travaux. L’équipe s’est penchée sur le phénomène des souvenirs intrusifs de l’événement traumatique, l’un des principaux symptômes du trouble de stress post-traumatique, pour déterminer pourquoi certaines personnes étaient capables de les réguler et d’autres non. « Pour la première fois, nous analysons finement les réseaux cérébraux déficitaires dans ce syndrome, et ceux qui sont renforcés chez les personnes résilientes, résume Francis Eustache. C’est une voie vers de nouveaux moyens thérapeutiques, qui passeraient par le renforcement de ces mécanismes de contrôle. » Les scientifiques veulent maintenant se pencher sur le travail d’un neuro transmetteur appelé GABA, messager chimique impliqué dans les mécanismes inhibiteurs du cerveau. Mais toutes les IRM, hypothèses scientifiques et analyses de données n’occultent pas l’aspect humain du programme, l’importance des participants, de leurs témoignages, et la charge émotionnelle, parfois très lourde, qui les accompagne. Dans les études qui s’étalent dans le temps, les volontaires sont généralement nombreux à ne pas revenir d’une phase à l’autre. Ici, au contraire, ce taux, appelé taux d’attrition, est très faible. « Cela nous a fait beaucoup réfléchir car nous voyons à quel point les personnes sont attachées au programme, observe Francis Eustache. Nous avons lié une relation très forte avec eux. »
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I S T O I R E • M É M O I R E • I N T I T É • H I S T O I R E • M É I Assignation R E • I D E N T I T É • H I S T R E • M É M O I R E • I D E N T I • Créolisation H I S T O I R E • M É M O I R E D E N T I T É • H I S T O I R E • M Gaulois O I R E • I D E N T I T É • H I O I R E • M É M O I R E • I D E N T Genre É • H I S T O I R E • M É M O I • I D E N T I T É • H I S T O I R M Grand É M O I Rremplacement E • I D E N T I T É • S T O I R E • M É M O I R E • I D T Intersectionnel I T É • H I S T O I R E • M É M R E • I D E N T I T É • H I S T O E Islamophobie • M É M O I R E • I D E N T I T H I S T O I R E • M É M O I R E • E LGBTQIA+ N T I T É • H I S T O I R E • M O I R E • I D E N T I T É • H I S I Racisé R E • M É M O I R E • I D E N T É • H I S T O I R E • M É M O I R I Souchien D E N T I T É • H I S T O I R E É M O I R E • I D E N T I T É • H T Woke O I R E • M É M O I R E • I D E I T É • H I S T O I R E • M É M O
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I S T O I R E • M É M O I N AUJOURD’HUI T I T// HISTOIRE, É • MÉMOIRE, H IIDENTITÉ S T O I R I R E • I D E N T I T É • R E • M É M O I R E • I D • H I S T O I R E • M É M D E N T I T É • H I S T O M O I R E • I D E N T I T O I R E • M É M O I R E • T É • H I S T O I R E • M • I D E N T I T É • H I S M É M O I R E • I D E N T S T O I R E • M É M O I R T I T É • H I S T O I R E R E • I D E N T ParIMarion T Rousset É • H E • M É M O I R E • I D E H I S T O I R E • M É M O E N T I Assignation T É • H I S T O I O I R E • I D E N T I T É Q I R E • M É M O I R E • I É • H I S T O I R E • M É I D E N T I T É • H I S T É M O I R E • I D E N T I T O I R E • M É M O I R E I T É • H I S T O I R E •
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Abécédaire de l’il’identité L’adoption, voire l’invention, de termes nouveaux est sans doute l’un des signes les plus décisifs de l’acuité de la question de l’identité dans le débat public. Le paradoxe et la complexité tiennent au fait que ce qui est perçu comme positif pour les uns est péjoratif pour d’autres. Tentative de décryptage.
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uand l’identité d’une personne lui est imposée de l’extérieur, on parle en sciences sociales d’« assignation identitaire ». Le procédé consiste à rattacher un individu à une origine ethnique, une religion, un genre ou une orientation sexuelle. Dans son « Que sais-je ? » sur Les Inégalités sociales, le sociologue Nicolas Duvoux ajoute qu’on peut aussi assigner quelqu’un à des catégories « liées au lieu de résidence, à l’âge ou à la situation de handicap ». Quoi qu’il en soit, il s’agit de figer l’autre dans un rôle, de l’enfermer dans un groupe… au risque de « façonner des inégalités en même temps que des identités », poursuit Nicolas Duvoux, qui précise que « les pénalités infligées en raison de l’assignation à une identité sont couramment désignées comme des discriminations ».
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e même que le sociologue Stuart Hall, le philosophe martiniquais Édouard Glissant a contribué à populariser le terme de « créolisation », hérité de la linguistique et de l’anthropologie. « J’appelle créolisation la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies et les dysharmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde-terre », avance-t-il dans Traité du Tout-Monde. Mais, avant de définir des cultures composites ou des identités nomades qui – à l’ère de la mondialité – ne sauraient se réclamer d’une origine ou d’une pureté quelconque, la créolisation a d’abord désigné les phénomènes interculturels nés de la colonisation des îles caribéennes par les Européens. En pleine campagne présidentielle, d’aucuns voient dans cette notion un antidote aux discours rances de ceux qui défendent une vision étroite de l’identité française.
ui dit « Gaulois » dit Français. Aujourd’hui encore, ce peuple symbolise l’identité tricolore. Il s’agit là d’un héritage des manuels scolaires qui, de la IIIe République jusqu’aux années 1960, enseignaient aux enfants l’histoire de « nos ancêtres les Gaulois ». Lesquels « étaient présents dans l’imaginaire national au moins depuis le xv e siècle, mais non comme ancêtres obligés. Cet honneur leur était disputé par les Francs », rappelle l’historien André Burguière. C’est au xixe siècle que cette ascendance s’impose, alors que l’historien Ernest Lavisse recommande de faire aimer aux élèves ce peuple lointain pour « fortifier le sentiment patriotique ». Ce mythe des origines, aussi contestable soit-il, a inspiré Emmanuel Macron, qui s’en est pris aux « Gaulois réfractaires au changement » lors d’une visite officielle au Danemark. La preuve que les clichés ont la vie dure.
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 29
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I S T O I R E • M É M O I R N AUJOURD’HUI T I T// HISTOIRE, É • MÉMOIRE, H IIDENTITÉ S T O I R E I R E • I D E N T I T É • H R E • M É M O I R E • I D E Genre • H I S T O I R E • M É M O D E N TO I T É • H I S T O I M O I R E • I D E N T I T É O I R E • M É M O I R E • I T É • H I S T O I R E • M É • I D E N T I T É • H I S T M É M O I R E • I D E N T I S T O I R E • M É M O I R E T I T É Grand • H I S T O I R E • R E • I remplacement D E N T I T É • H I E • M É C’ M O I R E • I D E N H I S T O I R E • M É M O I E N T I T É • H I S T O I R O I R E • I D E N T I T É • I R E • M É M O I R E • I D É • H I S T O I R E • M É M I D E N T I T É • H I S T O É M O I R E • I D E N T I T T O I R E • M É M O I R E • I T É • H I S T O I R E • M
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n ne naît pas femme, on le devient. » Cette phrase célèbre de Simone de Beauvoir résume bien la différence entre le sexe et le genre. Si le premier possède un fondement biologique, le second est une construction sociale. Mobilisée par l’historienne américaine Joan Scott dans les années 1980, cette notion lui permet d’insister sur la manière dont l’éducation et, plus largement, la socialisation façonnent les catégories d’homme et de femme. En France, le terme s’impose dans l’espace public au cours des années 2000 pour éclairer les débats qui secouent le pays autour des unions homosexuelles, de la procréation médicalement assistée et de la gestation pour autrui. L’ouvrage de Judith Butler Trouble dans le genre, traduit en 2005, est ainsi venu éclairer une actualité sexuelle de plus en plus troublée. Il n’en fallait pas plus pour que certains courants réactionnaires s’en prennent à une supposée « théorie du genre », qui n’en finit plus de provoquer des levées de boucliers.
est un cri de ralliement de l’extrême droite identitaire qui s’est invité dans la campagne présidentielle, scandé par Éric Zemmour, dont c’est le leitmotiv, et repris en écho par la candidate LR Valérie Pécresse lors d’un meeting à Paris. La théorie conspirationniste du « grand remplacement » prétend qu’une population extra-européenne serait en train de remplacer les Français dits « de souche ». C’est l’écrivain Renaud Camus qui a diffusé cette thèse sans fondement scientifique, jusqu’alors cantonnée à une frange marginale de la droite radicale : introduite en 2010 dans son Abécédaire de l’In-nocence, elle traduit une peur viscérale de l’immigration, notamment africaine, suspectée de conduire à terme à la disparition des Français. À la fin du xixe siècle, le « grand remplacement » était un élément de langage de l’idéologie antisémite, que l’on retrouve sous la plume de l’antidreyfusard Maurice Barrès. Aujourd’hui, c’est plutôt l’islam qui est visé.
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enser ensemble les discriminations de classe, de sexe et de race pour comprendre la manière dont ces différentes formes d’oppression se combinent. Tel est l’enjeu de l’approche « intersectionnelle » forgée par une juriste afro-féministe américaine en 1989. Cette année-là, Kimberlé Crenshaw constate dans un article intitulé « Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe » que les discriminations subies par les femmes noires au travail passent sous les radars de la justice. En cause : le droit américain, qui impose aux victimes souhaitant engager des poursuites de déterminer ce qui a joué, le sexe ou la race. La démarche de Kimberlé Crenshaw a permis de lever le voile sur des expériences invisibles que ni les discours féministes ni les mouvements antiracistes n’arrivaient à saisir. Le concept d’intersectionnalité s’exporte en France dans les années 2000, propulsé par un recueil de textes intitulé Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination. Il s’agit désormais d’insister sur le caractère pluriel de la domination.
l est des mots brûlants qui agitent plus que d’autres le débat public. C’est le cas d’« islamophobie ». Ses partisans l’emploient pour critiquer l’hostilité envers les musulmans, tandis que ses détracteurs lui reprochent d’étouffer toute critique envers l’islam, qui serait d’emblée taxée d’islamophobe. Ce néologisme apparaît en 1910, sous la plume d’Alain Quellien, simple rédacteur au ministère des Colonies, qui en est l’inventeur probable. « Il y a toujours eu, et il y a encore un préjugé contre l’islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen », écrit celui-ci dans Politique musulmane de l’Afrique occidentale française. La même année, Maurice Delafosse, l’un des fondateurs des études africaines en France, publie un article dans lequel il affirme que, « quoi qu’en disent ceux pour qui l’islamophobie est un principe d’administration indigène , la France n’a rien de plus à craindre des musulmans en Afrique occidentale que des non-musulmans ». Les attentats du 11 septembre 2001 propulsent ce terme au plus haut niveau. En 2004, le secrétaire général de l’Onu, Kofi Annan, déclare à son propos : « Quand le monde est contraint d’inventer un nouveau terme pour constater une intolérance de plus en plus répandue, c’est une évolution triste et perturbante. »
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I S T O I R E • M É M N AUJOURD’HUI T I T// HISTOIRE, É • MÉMOIRE, H IIDENTITÉ S T O I R E • I D E N T I T R E • M É M O I R E • • H I S LGBTQIA+ T O I R E • M D E N T L’ I T É • H I S M O I R E • I D E N T O I R E • M É M O I R T É • H I S T O I R E • I D E N T I T É • H M É M O I R E • I D E S T O I R E • M É M O T I T É Racisé • H I S T O I R E • I D E N T I T É E • M É LM O I R E • I H I S T O I R E • M É E N T I T É • H I S T O I R E • I D E N T I I R E • M É M O I R E É • H I S T O I R E • I D E N T I T É • H I É M O I R E • I D E N T O I R E • M É M O I I T É • H I S T O I R
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Lesbiennes,gays,bisexuel·le·s,transgenres,queers,intersexes,asexuel·le·s… acronyme LGB n’a cessé de s’allonger au fil des décennies, passant de trois lettres à la fin des années 1980 à sept aujourd’hui, et même à onze aux États-Unis, où l’on ajoute les personnes qui se questionnent sur leur sexualité, les alliés hétérosexuels, et les pansexuels, qui sont attirés par n’importe quel genre. Dans un premier temps, le sigle LGB est apparu aux États-Unis pour remplacer l’expression « communauté gay », jugée trop restrictive. Le « T » est venu s’ajouter dans les années 1990 : « Lors de l’Europride 1998 de Stockholm, la manifestation est définie, pour la première fois, après que la London Pride de 1996 eut inauguré cette dénomination, comme une “Gay, Lesbian, Bisexual and Transgender Pride” », rappelle le chercheur Massimo Prearo dans la revue Cultures & Conflits. Le caractère évolutif de l’acronyme témoigne d’une compréhension toujours plus large de la pluralité des identités de genre et des orientations sexuelles.
e mot a fait son entrée dans l’édition 2019 du dictionnaire Le Robert, qui définit le « racisé » comme une « personne touchée par le racisme, la discrimination ». Il est aujourd’hui revendiqué par des mouvements antiracistes comme le Conseil représentatif des associations noires ou le Parti des indigènes de la République, qui rejettent les approches universalistes, préférant revendiquer l’appartenance à une communauté. Cette notion aujourd’hui mobilisée par des cercles militants est d’abord apparue dans le champ des sciences sociales, pour désigner une autre forme de domination que les inégalités de classe. Chez la sociologue Colette Guillaumin, qui emploie le mot en 1972 dans L’Idéologie raciste. Genèse et langage actuel, la « racisation » s’apparente à une assignation identitaire productrice de préjugés et de discriminations. Loin de renvoyer à une donnée biologique, elle est le fruit d’une construction qui consiste à réduire l’autre à sa couleur de peau ou à sa religion.
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S T O I R E • T I T É • H I R E • I D E N E • M É M O I HSouchien I S T O I R ES N T I T É • O I R E • I D I R E • M É M É • H I S T O I D E N T I T É M O I R E • T O I R E • M I T É • H I S EWoke • I D E N T •A M É M O I R I S T O I R E N T I T É • H I R E • I D E R E • M É M O • H I S T O I D E N T I T É M O I R E • I O I R E • M É T É • H I S T
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ur le plateau de l’émission Ce soir (ou jamais !), le mot est lâché. « C’est le reste de la société occidentale, de souche, enfin de ce qu’on appelle, nous, les Souchiens, parce qu’il faut bien leur donner un nom, les Blancs, à qui il faut inculquer l’histoire de l’esclavage, de la colonisation », déclare la militante Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la République, en 2007. « Souchien » est ici utilisé comme un synonyme de « populations de souche », expression chère à l’extrême droite, qui s’en sert pour distinguer les « vrais Français » des populations « issues de l’immigration ». Celle-ci désignait au début du xixe siècle « des Français nés en France de parents nés en France », selon le démographe Hervé le Bras, avant de se limiter aux personnes « dont la majeure partie de l’ascendance, sinon toute, est française ». On trouve des traces de cette notion dès les années 1930, aussi bien dans la rhétorique antisémite que – sans connotation négative – dans la presse antiraciste. Reste qu’elle suscite un malaise qui s’explique par ses résonances biologiques : une souche peut être pure.
u participe passé, le verbe anglais « to wake », qui signifie « veiller/ réveiller », a plusieurs formes, dont « woke », mot qui désigne, dans l’argot des Afro-Américains, l’état d’éveil face aux injustices subies par les minorités. Il trouve sa place dans le vocabulaire politique à la faveur des mouvements pour les droits des Noirs, dans les années 1960, convoqué dans un discours de Martin Luther King qu’il prononce à l’université d’Oberlin, dans l’Ohio. « Être woke, c’est être conscientisé, vigilant, engagé », résume Pap Ndiaye, professeur à Sciences Po, dans Le Monde. Lorsqu’il est repris par le mouvement américain Black Lives Matter, créé en 2013, il s’impose dans les médias, puis sur les réseaux sociaux sous le hashtag #staywoke. Élogieux outre-Atlantique, le terme a pris un sens dépréciatif dans l’Hexagone. La « pensée woke » est ici associée à une critique de la « tyrannie des minorités ».
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AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
À table !
Scruté, analysé, le contenu de nos assiettes devient parfois un sujet polémique au détour d’une déclaration politique. Mais que révèlent nos habitudes culinaires ? Par Adélaïde Robault
L
es carottes, c’est la vie ! » selon Darius, 6 ans, qui les aime « biscornues ». Demandez autour de vous, chacun possède un ingrédient ou un plat emblématique. Salade de harengs ou couscous et « gâteau jonquille », semoule à la tomate d’une grand-mère adorée et camembert au lait cru… Qu’on soit normand ou rapatrié d’Algérie, on trouve de tout dans nos assiettes, dont souvent du couscous, bien classé avec les pâtes – beaucoup de pâtes. L’acte de manger est ce qu’on appelle un « fait social total ». Choisir les aliments, les cuisiner, organiser le temps autour des courses et de la préparation des repas, puis les partager « deviennent des goûts, des traits de personnalité, des nostalgies – des petites madeleines – si profondément incorporés dans nos papilles et nos émotions qu’ils nous définissent malgré nous », lit-on en préface de Que Manger ? Normes et pratiques alimentaires (La Découverte, 2017). C’est « l’acte le plus intime qui soit » confiait la créatrice des « dîners procréatifs », la plasticienne Prune Nourry, au journal Le Monde.
Quinoa et classes sociales On ne mange pas la même chose selon qui on est. Les femmes préfèrent les légumes, tandis que les hommes mangent plus de viande et d’aliments transformés. Et plus on est favorisé, plus on consomme de produits frais, moins de féculents et de viande. En son temps, Pierre Bourdieu avait déjà pensé la distinction sociale par l’assiette en établissant deux catégories : le « goût de la nécessité », orienté vers des aliments lourds, nourrissants et caloriques, et le « goût du luxe », qui oriente vers des aliments légers, raffinés, qui demandent un capital culturel pour les choisir et les apprécier, et l’argent pour les acheter. Ce clivage économique et social a pris d’autres formes avec la croissance du bio et des filières locales. D’après le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, les 40-60 ans plébiscitent le « locavore », avec des
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produits jusqu’à 10 % plus chers, tandis que le bio séduit les jeunes. À côté de cela, 2,1 millions de personnes en France bénéficient de l’aide des banques alimentaires. Le modèle français change « moins sous l’effet de phénomènes de déstructuration – comme on pouvait le craindre dans les années 1980 – que sous l’impact de nouvelles tendances, qui privilégient par exemple la santé », analyse Bruno Laurioux, professeur d’histoire et président de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation, dans un livre passionnant, Le Modèle culinaire français (Presses universitaires François-Rabelais, 2021). Le repas gastronomique à la française a beau être patrimoine immatériel de l’Unesco depuis 2011, il est concurrencé par la mondialisation, le manque de temps et les impératifs diététiques. Ces évolutions ont toutefois des limites, tempère Céline Laisney, du cabinet Alimavenir : « Les Français restent plus attachés à la viande et au fromage que les Allemands, par exemple, et les tendances comme la végétalisation de l’alimentation sont beaucoup moins marquées chez nous qu’au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas… Les Français sont aussi très rétifs à l’idée de manger des insectes ou de la viande in vitro, ou en général tout ce qui ne fait pas partie de notre “répertoire culinaire” et qui paraît non naturel / artificiel. »
Aimer le couscous fait-il de vous un « mauvais » Français ? La cuisine est l’une des choses qui incarne le plus la France à l’étranger. Quand Sciences Po Lille crée une matière majeure de master baptisée Boire, M anger, Vivre, le New York Post en fait un article illustré de verres de vin tant, outre- Atlantique, cette initiative semble symboliser notre culture. Pas un mot en revanche sur les problématiques abordées par ce cursus, qui traite de changement sociétal et environnemental plus que de « grosse bouffe ». Le lien entre pratiques alimentaires et identité est si fort qu’il est souvent repris en politique. Le Parlement européen a décrété en 2014 que la gastronomie fait partie « de notre identité et est un élément essentiel du patrimoine culturel européen ». En 2017, Florian Philippot, alors numéro 2 du Front national, a déclenché un « couscousgate » dans les rangs de son parti, certains lui reprochant d’avoir préféré ce plat maghrébin à une choucroute. Et, quand le candidat communiste Fabien Roussel fait la promotion de la gastronomie française, viande-vin-fromage pour tous, il s’attire un procès en nationalisme. Existerait-il une manière d’être plus français selon ce qu’on prend au menu ? « L’alimentation permet de définir des différences mais peut aussi servir à les figer pour s’y enfermer, ce qui serait dangereux, relève Benoît Lengaigne, responsable de la majeure Boire, Manger, Vivre à Sciences Po Lille. Nos étudiants sont plus intéressés par la diversité culturelle que par le côté identité et tradition ou la perspective de se replier sur un terroir. L’alimentation a cette dimension épanouissante qui oblige à aller voir ailleurs et nourrit chez eux un élan, une utopie pour changer le monde. »
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AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
Escrocs histoire Les
de l’
Racontée par Éric Zemmour, l’histoire déborde d’erreurs, d’interprétations tendancieuses et de mensonges grossiers. Il faut dire que le terrain était bien préparé… Les historiens contre-attaquent. Par Lionel Lévy
D
e mémoire d’historien, on n’avait rarement entendu autant de mensonges dans la bouche d’un homme politique français. Non, Clovis n’est pas oublié ; Voltaire n’est pas un précurseur des nazis, ni Dreyfus un coupable. Et ni Vichy, ni Pétain n’ont protégé les Juifs français. De grossières falsifications répétées à l’envi par Éric Zemmour qui ont fait sortir les historiens de leurs bibliothèques pour aller ferrailler sur la place publique. Zemmour contre l’histoire, ouvrage écrit par un collectif d’historiens paru en février dernier chez Gallimard, démonte, une à une, toutes les mystifications du candidat d’extrême droite. « Avec Éric Zemmour, on est bien au-delà de la controverse et des interprétations de l’histoire, on est dans les gros bobards, tacle l’un des auteurs, Jean-Luc Chappey, professeur d’histoire des sciences à l’université Paris I. Au mépris des travaux et des usages scientifiques, il érige l’inexactitude en méthode, la mauvaise foi en moteur de la connaissance et l’histoire en arme politique. » Sa consœur Virginie Sansico, membre elle aussi du collectif, abonde : « L’instrumentalisation de l’histoire, c’est vieux comme la politique. La différence, avec Zemmour, c’est que l’histoire est au centre de son discours, il la transforme à sa guise pour y puiser la justification de son projet politique haineux. » Une réécriture de l’histoire à la manière d’un Donald Trump et de la post- vérité : en forme de vérité alternative. « Zemmour parle de génocide vendéen,
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de complot à propos de la Révolution française… On retrouve la même mécanique de faits alternatifs et un mépris similaire pour les intellectuels, universitaires ou journalistes et leurs “vérités officielles”, explique Jérémie Foa, historien spécialiste des guerres de religion à l’Institute for Advanced Study de Princeton. Comme Trump, il réduit les discours scientifiques à de simples opinions. Qu’importent les faits, les sources, les archives, les méthodes pour appréhender l’histoire. » Son « Make France Great Again », Zemmour le fonde sur la nostalgie d’un passé revisité. Un récit historique figé dans un cadre national et héroïque où les figures, souvent monarchiques, sont exaltées. « D’autres ont préparé le terrain à Zemmour, remarque William Blanc, coauteur du livre Les Historiens de garde (Libertalia). Ce récit identitaire est porté depuis les années 2000 soit par des politiques, soit par des personnalités du monde du spectacle et des médias se targuant un peu trop facilement de faire de l’histoire. » Et ce médiéviste de citer pêle-mêle Lorànt Deutsch, Dimitri Casali, Franck Ferran, ou encore Michel Onfray, qui ont fait leur fonds de commerce de dézinguer les universitaires et leurs enseignements « désastreux ». À leurs programmes : la Révolution française comme cible privilégiée et l’exaltation de l’histoire prérévolutionnaire et de l’Empire. Pour eux, l’identité nationale doit tout, ou presque, aux monarques. Aucun de ces « nouveaux historiens de garde » ne fait d’ailleurs mystère de l’utilisation politique du passé. Tel Lorànt Deutsch, auteur de récits historiques à succès – Métronome s’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires avant d’être adapté sur la chaîne France 5. « L’idéologie ne doit pas être détruite au nom du fait scientifique, expliquait l’acteur à l’antenne de France Inter en avril 2012. C’est un peu un combat entre les matérialistes et ceux qui croient à quelque chose d’un petit peu plus idéologique. » C’est surtout le retour sur le devant de la scène de l’école dite « des Capétiens » et du beau roman national. Au-delà de l’« histotainment » – cette histoire spectacle si populaire, symbolisée par Le Puy-du-Fou de Philippe de Villiers, Stéphane Bern et consorts –, Éric Zemmour serait, selon William Blanc, même dans ce contexte, « le symbole du triomphe culturel des néomaurrassiens ».
Le retour du maurrassisme Force est de constater que Charles Maurras – immensément influent dans les années 1920 et 1930, chantre du « nationalisme intégral », du monarchisme et de l’antisémitisme d’État – est désormais cité explicitement par nombre de figures de l’extrême droite, comme Marion MaréchalLe Pen, Robert Ménard ou encore, il y a quelques années, Patrick Buisson, le sulfureux conseiller de Nicolas S arkozy, ancien patron de Minute, nommé, suite à ses bons et loyaux services en Sarkozie, à la tête de la
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chaîne Histoire. Même la droite dite de gouvernement s’y réfère désormais, comme la candidate des Républicains, Valérie Pécresse, qui parlait dernièrement de « Français de papier », une référence maurrassienne à peine voilée. Et quand on n’évoque pas Maurras, on s’amourache de Jacques Bainville, un historien membre de l’Action française disciple de ce dernier. « Son nom est remis au goût du jour durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy. François Fillon, son Premier ministre, cite par exemple Bainville dans son discours du 4 décembre 2009 pendant le débat sur l’identité nationale », précise William Blanc. Dans le même temps, le président Sarkozy s’évertuait à récupérer, après celle de Jaurès et de Blum, la figure de Marc Bloch, malgré les protestations de sa petite-fille et de plusieurs historiens. Dans l’œuvre de Bainville, nulle trace d’ouvriers, de femmes, de Juifs, d’immigrés… L’affaire Dreyfus est ainsi vue, dans son livre Histoire de France – l’un des plus grands succès d’édition de l’entre-deux-guerres, vendu à près de 160 000 exemplaires entre 1924 et 1939 –, comme un simple affrontement entre révolutionnaires… La récupération de Jacques Bainville est utile pour promouvoir un « maurrassisme minimum ». L’historien est moins « entaché » que Maurras. « Il aura le bon goût de mourir en 1936 », ironise William Blanc. Des rééditions de ses livres sont dorénavant célébrées par des hebdomadaires à grand tirage. Le Figaro Magazine en est particulièrement friand. Jean S évillia titre même un de ses articles « Bainville : cet historien fut un prophète ».
Plaidoyer pour un travail critique « Depuis une quinzaine d’années, une production vaste et calibrée reprend les idées-forces maurrassiennes, notamment les “racines chrétiennes” et “royales” de la France et l’opposition entre “pays réel” et “pays légal” », note William Blanc, qui décrit une « nouvelle génération de maurrassiens », avec ses figures de proue tels Stéphane Bern, ancien membre de la Nouvelle Action royaliste, ou encore Jean-Christophe Buisson, ancien responsable de l’Action française étudiante, aujourd’hui au Figaro Magazine. L’historien Nicolas Offenstadt, membre du collectif Zemmour contre l’histoire, enfonce le clou. « L’histoire n’est pas le lieu de l’adhésion. On n’a pas à adhérer au passé comme à un parti, insistet-il. Il est si facile de transformer insidieusement l’histoire de France en instrument de lutte immédiate, voire d’outil d’exclusion sous l’apparence du beau discours national. » Les historiens méthodiques de la fin du xixe siècle, comme Charles-Victor Langlois, le soulignait pourtant déjà : « Le travail historique est un travail critique par excellence ; lorsqu’on s’y livre sans s’être préalablement mis en défense contre l’instinct, on s’y noie. » À bon entendeur…
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Galaxie Zemmour Jamais candidat à la présidentielle n’aura aussi bien réussi à incarner l’alliance des « identitaires » et des « réactionnaires », qui partagent la même nostalgie d’une France immémoriale. Avec son rêve antimoderne d’enclencher la marche arrière, Éric Zemmour sert en effet de trait d’union entre des courants aux histoires politiques diverses et variées : cathos tradis, nationalistes d’extrême droite, conservateurs de droite, royalistes… tous mobilisés autour d’une vision passéiste de la France. « Les identitaires placent l’identité au plus haut niveau des sujets politiques car ils la considèrent en danger. L’histoire fait partie des outils qu’ils mobilisent pour valider la thèse de la supériorité de l’identité de leur groupe, une histoire qu’ils entreprennent de réécrire », souligne l’historienne Laurence De Cock, coautrice avec Régis Meyran de Paniques identitaires (Éditions du Croquant). Cette tendance, on la retrouve en France dans des organisations groupusculaires comme Génération identitaire, dissoute en mars 2021 par le ministère de l’Intérieur, ainsi que chez d’anciens militants de l’Action française, d’Ordre nouveau et du Gud. Mais ceux qui fantasment une France pure de toute influence étrangère, avant l’IVG et le mariage pour tous, sont bien plus nombreux. Ils forment une galaxie réactionnaire, rassemblée autour de figures médiatiques comme les essayistes Eugénie Bastié et Mathieu Bock-Côté, qui réunit en son sein des transfuges du Rassemblement national, des acteurs du mouvement Sens commun intégré aux Républicains, des démocrates chrétiens du parti Via fondé par Christine Boutin et des anciens de l’UMP. Tous fustigent une France dénaturée par les luttes antiracistes et féministes. Parmi leurs obsessions, on peut citer pêle-mêle l’antiracisme, #MeToo, l’écriture inclusive, le wokisme et la cancel culture. « Les réacs reprochent aux historiens progressistes de gommer les racines chrétiennes de la France et d’insister sur les pages sombres de la colonisation ou du régime de Vichy, analyse Laurence De Cock. Les seconds se seraient donné le mot pour promouvoir ce que les premiers appellent l’anti-France ! » Marion Rousset
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AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
Peuples de France Entre ville et campagne, jeunes et seniors, qui sont les 67,8 millions d’habitants qui composent la population « française » que l’Insee s’emploie à recenser depuis janvier, étrangers compris ? Par Adélaïde Robault
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ien ne sera plus comme avant. C’est ce que laisse croire la photographie statistique réalisée après deux ans de pandémie. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), les naissances, mariages et migrations ont diminué, et les décès ont augmenté. Si on la compare à celle de nos voisins européens, la natalité reste forte, mais, après quatre ans de recul, elle confirme un fléchissement. On déménage aussi beaucoup depuis les confinements. L’ouest de la France attire les actifs autour des grandes villes, Nantes, Angers, Bordeaux, autant que la zone frontalière f ranco-suisse, le pourtour méditerranéen et Toulouse. Deuxième pays le plus peuplé de l’Union européenne avec 67,8 millions d’habitants, dont 2 millions dans les Dom-Tom, la France est assurément très rurale : 1 habitant sur 3 vit « à la campagne ». Et si on parle beaucoup de « retour à la terre », tous les départements n’y gagnent pas. L’Orne, le Nord, la Creuse, les Ardennes, par exemple, continuent de perdre des habitants. Les plus de 65 ans, de plus en plus nombreux, sont 14 millions, soit 21 % de la population. Ils seront 28 % en 2050. On vit plus longtemps, surtout les femmes, dont l’espérance de vie atteint 85 ans – contre 79 pour les hommes – et qui représentent légèrement plus de la moitié de la population. Et on reste davantage vieux et en bonne santé à Paris et dans les Hautes-Alpes que dans le Nord. On se marie encore. 220 000 mariages ont été célébrés en 2021, dont 214 000 parmi les couples de sexe différent et 6 000 parmi les couples de même sexe, qui se marient plus tard que les premiers. Le pacs séduit de plus en plus et atteint le nombre de 209 000. Sur les 753 000 enfants nés en 2019, 60 % avaient des parents non mariés, contre 6 % en 1970. 11 % des enfants nés en 2017 portent le nom de leurs deux parents. Et 23 000 enfants sont nés grâce à la PMA. En 2020, les prénoms les plus courants sont Léo, Gabriel et Raphaël pour les garçons et Jade, Louise et Emma chez les filles. 30 % des 17,7 millions d’enfants, adolescents et jeunes adultes âgés de 3 à 24 ans en France, soit 5,3 millions, grandissent en milieu rural. À 18 ans, 20 % d’entre
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eux partent en ville, principalement y faire des études… pour revenir quelques années plus tard. Studieux les Français ? 22 % d’entre eux n’ont aucun diplôme, 25 % un CAP ou équivalent, 16,9 % s’arrêtent au bac et 30 % obtiendront un diplôme d’enseignement supérieur. Les femmes sont scolarisées plus longtemps et plus diplômées sauf à bac + 5, où la tendance s’infléchit en faveur des hommes. (Insee, 2017), mais elles gagnent toujours 16 % de moins que les hommes. La France est rurale mais on préfère les villes. 51 % de la population habite dans l’aire d’attraction d’une métropole, et plutôt dans une maison (55,4 % des logements), et 1 habitant sur 5 réside en région parisienne. Le France est peu « religieuse » : 48 % des personnes sondées sur leur pratique déclarent un lien avec le catholicisme et 34 % se disent « sans religion », mais seuls 37 % déclarent être « croyants ». En 2020, 6,8 millions d’immigrés vivent en France, soit 10 % de la population totale. 2,5 millions d’immigrés, soit 37 % d’entre eux, ont acquis la nationalité française. La population étrangère vivant en France s’élève à 5,1 millions de personnes, soit 7,5 % de la population totale. Elle se compose de 4,3 millions d’immigrés n’ayant pas acquis la nationalité française et de 0,8 million de personnes nées en France de nationalité étrangère. 1,7 million de personnes sont nées de nationalité française à l’étranger. Avec les personnes immigrées (6,8 millions), au total 8,5 millions de personnes vivant en France sont nées à l’étranger, soit 12,5 % de la population. Source : Insee.
Et ils eurent beaucoup d’enfants… Même s’il baisse, le taux de fécondité (nombre d’enfants nés par femme de 15 à 50 ans), de 1,83 enfant en 2021 en France, est le plus élevé en Europe, dont la moyenne est de 1,59. Ce chiffre est-il dû à l’immigration comme le disent certains ? Non, répond l’Insee, car si les femmes immigrées ont plus d’enfants que les Françaises natives, elles sont une minorité et ne représentent que 12 % des femmes en âge de procréer. Leur contribution à la natalité reste donc proportionnellement plus faible. On est loin du « grand remplacement ». La natalité repose toujours sur les Françaises et une politique familiale proactive. Et quand la natalité fléchit, comme entre 2014 et 2017, cela touche les femmes de toutes les origines. Par ailleurs, toutes les statistiques montrent que le nombre d’enfants diminue d’une génération sur l’autre dans les familles d’origine immigrée, en France comme dans les autres pays d’Europe. Source : Ined, Populations & Sociétés, n° 568, 2019.
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AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
Bible inventa la mémoire Et la
Il existe une tension manifeste entre histoire – factuelle, rationnelle et universelle – et mémoire – sélective, affective et subjective. Deux biblistes analysent au fil des pages de l’Ancien et du Nouveau Testament la manière dont cette tension féconde l’écriture biblique et nous inscrit dans une relation dynamique et plurielle avec Dieu. Par Agnès Willaume
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Prêtre du diocèse de Lyon, Philippe Abadie est professeur émérite d ’Ancien Testament à la faculté de théologie de l’université catholique de Lyon. Pour l’auteur de L’Histoire d’Israël entre mémoire et relecture (Cerf, 2009), la construction de l’identité du peuple d’Israël passe par ce devoir de mémoire à partir des fractures de son histoire. « Souviens-toi » est une injonction qui revient à de multiples reprises dans l’Ancien Testament, dans la perpétuation d’un acte de mémoire permanent. Si le récit biblique fonctionne de manière historique, tous les événements ne sont pas d’une historicité absolue. L’historicité telle qu’on l’entend aujourd’hui est d’ailleurs très récente. Pour le croyant, la Bible, d’inspiration divine, ouvre avant tout à la parole de Dieu. Car, au fond, on ne sait pas grand-chose des grandes figures de la Bible. Les derniers écrits du Nouveau Testament, tels que la deuxième lettre de Pierre, offrent peu de mémoire historique. On ignore presque tout de Moïse, si ce n’est qu’il porte un nom égyptien. Ce dernier laisse supposer une historicité au personnage car il est peu probable qu’un nom étranger ait été donné à celui à qui a été rattachée la Torah. Lorsque les juifs ont été exilés à Babylone au vie siècle avant notre ère, que leur restait-il pour exister ? Il a fallu que les scribes recréent une histoire, en donnant une image reconstruite du passé qui permette d’affronter le présent. C’est ainsi que l’Ancien Testament convoque de grandes figures du passé. Quand on est privé d’une existence autonome, il est important de pouvoir se reporter à un temps mythique, tel le grand empire de Salomon (1 R 3-11). Il semble évident que la description qui en est faite dans les Livres des Rois renvoie davantage à la réalité des grands empires – babyloniens, assyriens, perses – qu’à un empire juif daté du xe siècle avant notre ère dont on n’identifie aucune trace archéologique. Dès lors, il s’agit moins d’une réalité historique au sens actuel du terme qu’une réponse de croyant permettant à Israël d’affronter un présent maussade marqué par les exils et les drames de l’histoire. Il en est de même pour d’autres grandes figures bibliques. Reprenons l’exemple de Moïse. Il apparaît durant la période perse (ve-ive siècle avant J.-C.) comme la grande figure unifiant la loi donnée à tout juif, qu’il vive à Jérusalem, Babylone ou Alexandrie. C’est ainsi que la Bible se constitue au fil des siècles comme un texte d’unification des traditions qui donneront naissance au judaïsme au tournant de l’ère chrétienne. Un dernier exemple concerne la figure du messie. En l’absence de roi, puisque désormais les Judéens sont gouvernés par des souverains étrangers, apparaît dans les grands oracles prophétiques des ve et ive siècles une figure idéalisée du pouvoir. C’est elle qu’on appellera le messie, une figure royale espérée pour le futur et œuvrant à la libération du joug des
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nations étrangères. En cela, le messie est une relecture croyante de la royauté du passé. Si les rois d’Israël avaient conduit jadis leur peuple à l’exil babylonien, le messie, lui, ouvrirait pour Israël un chemin de libération.
Le maître mot : interprétation Que conclure de tout cela ? En premier lieu, que la Bible n’est pas un livre d’histoire qui nous renseignerait sur le passé d’Israël mais une mémoire croyante concernant l’alliance entre un peuple et son Dieu. D’ailleurs, plutôt que de livre, il faudrait parler ici d’une véritable bibliothèque tant cet ensemble scripturaire est composé de textes d’origines et de genres littéraires différents. On y trouve des lois anciennes mais, surtout, des récits composés durant l’époque perse, dont certains ont été portés par une tradition orale – notamment l’histoire de Jacob. À cet égard, il est intéressant de noter que les derniers rédacteurs de ces textes n’ont pas cherché à unifier la pensée mais laissent cohabiter différentes théologies, permettant au lecteur un jeu d’interprétation. L’exemple le plus clair à nos yeux est le regard porté sur la place de l’étranger en Israël. Ainsi cohabitent le Livre de Ruth et celui d’Esdras. Dans le premier, une Moabite, une étrangère, va épouser un juif, Booz, pour devenir l’arrière-grand-mère du roi David, tandis que, dans le second, on trouve des lois extrêmement strictes interdisant à un juif d’épouser un non-juif. On a ici deux positions opposées permettant d’ouvrir un débat à l’intérieur même du récit biblique par-delà une pensée univoque qui enfermerait le lecteur dans une seule voie. Nous sommes en présence de multiples lignes théologiques, qu’on a choisi de ne pas éliminer. Le récent ouvrage de Thomas Römer et Frédéric Boyer* montre bien comment la Bible s’est constituée de différentes traditions sans trier et le sens que l’organisation des textes peut donner à la promesse, la terre, la conquête. Derrière chaque texte, il y a un contexte historique particulier qui implique des enjeux religieux, politiques et humains. Le croyant est amené à se forger sa propre opinion et goûte à cette immémoriale tradition du débat, de la confrontation des textes et des points de vue. Le Talmud se présente d’ailleurs comme une série de débats entre rabbins à partir du récit biblique sans fournir au lecteur une voie unique et tranchée. Il en va de même avec le Nouveau Testament, qui n’offre pas un regard unique sur Jésus mais quatre Évangiles différents, sans parler des points de vue de Paul et des autres apôtres. Ainsi, lire la Bible n’est pas en répéter la lettre mais savoir toujours l’interpréter en ouvrant le sens des mots et des figures.
Prêtre de l’Institut du Chemin neuf et professeur de Nouveau Testament à la faculté de théologie de l’université catholique de Lyon, François Lestang montre comment l’acte mémoire est fondateur. Depuis l’Antiquité classique, toute histoire est mémoire, mais mémoire sélective qui a pour fonction de construire une identité commune. Il en va de même pour l’histoire que nous relate la Bible. La question est de savoir ce que l’on comprend des médiations et des mises en récit. Le philosophe Justin de Naplouse, au iie siècle, évoque les Évangiles – qui n’atteignent leur forme finale qu’après l’an 70 de notre ère, après la disparition des derniers témoins – sous le nom de « mémoires des apôtres » (Première Apologie, 67, 3). Paul, quant à lui, fait très souvent référence à cette importance de faire mémoire : « Vous vous rappelez, frères, notre travail et notre peine » (1 Th 2, 9), « Je rends grâce à mon Dieu toutes les fois que je me souviens de vous » (Ph 1, 3). Jude, dans son Épître, fait lui aussi appel à la mémoire de ses lecteurs, puisant aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, les invitant à se rendre compte par eux-mêmes : « Souvenez-vous ! » (Jude 17). Le souvenir est un lien qui montre le prix donné aux personnes et aux événements.
Distance et orientation Nous rêvons tous de toucher l’immédiat de Dieu, mais la mise en mots introduit à la fois une distance et une orientation : il y a un écart. La Bible, dans sa manière de rendre compte, fait mémoire de manière sélective avec une volonté rédactionnelle, portée par quelqu’un. Il serait vraiment naïf de négliger cette dimension du témoignage biblique, qui est une médiation des « événements arrivés parmi nous » (Luc 1, 1). Les Évangiles ne se cachent pas derrière une autorité, comme quand Jules César raconte « sa Gaule » dans un pamphlet à visée politique, mais derrière des individus, hommes et – espérons-le – femmes ! On s’interroge par exemple actuellement sur la possibilité que le troisième Évangile, traditionnellement associé à Luc, ait été rédigé par une femme, compte tenu de la place importante que ce texte leur donne. Le récit de Jésus qui chasse les marchands du temple en est une belle illustration. En général, il intervient à propos du dernier séjour de Jésus à Jérusalem, peu avant la Passion. L’Évangile de Jean est le seul à le placer au début du ministère de Jésus (Jean 2). Y aurait-il une erreur ou au contraire une autre logique narrative ? Chez Jean, ce qui est signifiant est de poser dès le début que Jésus est le nouveau temple. Ce qui est sûr, c’est que, très tôt, on a mémoire de ce minimum qui est repris par Paul : « Je vous ai enseigné avant tout, comme je l’avais aussi reçu, que Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures ; qu’il a été enseveli, et qu’il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures. » (1 Cor 15, 3-4.) Le cœur, c’est la Passion et la Résurrection, unies dans une mémoire verbale. Celle-ci s uppose
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AUJOURD’HUI // HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ
le recours aux Écritures, donc à une autre tradition de mémoire. Mais, dans la même lettre aux Corinthiens, Paul signale aussi l’importance du rite mémoriel qu’est la Cène (1 Cor 11), avec le partage du pain et de la coupe. Histoire et rites constituent la communauté ; mort et Résurrection, associées aux Écritures, construisent la communauté. Dieu vient dans l’histoire, qui est un lieu théologique. Et l’Évangile n’est pas réductible à un mythe de réveil de la nature au printemps !
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* Thomas Römer et Frédéric Boyer, Une Bible peut en cacher une autre – Le conflit des récits, Bayard, Paris, 2021.
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MAINTENANT // ENTRETIEN
La France sans filtre L’histoire est aujourd’hui mise au service de discours politiques qui affichent une nostalgie pour la France d’avant, supposée pure de toute influence extérieure. L’ouvrage D’ici et d’ailleurs. Histoires globales de la France contemporaine, dirigé par l’historien Quentin Deluermoz, propose une approche transnationale du pays qui met à mal le grand partage entre « eux » et « nous ».
Les discours souverainistes qui affichent une nostalgie pour les campagnes et leurs petits clochers ont le vent en poupe. Cette « France profonde » a-t-elle vraiment existé ? Quentin Deluermoz : Ces discours nostalgiques veulent aujourd’hui faire de la France un bastion de résistance à la mondialisation, parée de tous les défauts. Mais ils oublient que ce pays n’a jamais été pur de toute influence extérieure et que ses territoires ont souvent une histoire plus riche. Prenons l’exemple du Perche, qui passe aujourd’hui pour un emblème de cette « France profonde » à laquelle se réfèrent certains politiques d’extrême droite. Cet endroit à seulement deux heures de voiture de Paris, que le temps semble avoir oublié, fait figure d’antidote à la modernité, avec ses villages traditionnels figés dans un passé mythique. Une image très éloignée de la réalité ! Au xviiie siècle, le Perche était un territoire industrialisé et extrêmement connecté au monde. On y fabriquait les toiles de chanvre et de lin qui servaient à l’emballage des denrées coloniales – comme le coton et le café – pour les plus grossières, ou à l’habillement des esclaves pour les plus
fines. Elles étaient exportées, principalement à partir du port du Havre, vers Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe et, de là, vers les colonies antillaises espagnoles ou hollandaises. La révolution haïtienne comme les autres crises révolutionnaires et impériales ont rompu ces routes commerciales, entraînant au xixe siècle une désindustrialisation qui a fait de cette région ce qu’elle est devenue. L’idée qu’elle serait le terroir rural d’une France immémoriale est un leurre… ce qui ne l’empêche pas de revendiquer ce statut depuis quelques années pour attirer des flux de touristes internationaux. Voilà donc un exemple qui montre que le local peut s’entremêler au global depuis bien plus longtemps que ne veut bien l’admettre le grand récit simple et linéaire que les nations occidentales ont construit sur elles-mêmes.
© Librairie Mollat
L’histoire transnationale de la France met donc à mal l’idée d’une culture « bien de chez nous » ? Disons qu’elle invite à la repenser. Cette approche invalide par exemple le lien classique qui fait de la langue française une spécificité nationale. Au LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 47
MAINTENANT // ENTRETIEN
Quentin Deluermoz Professeur d’histoire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. D’ici et d’ailleurs. Histoires globales de la France contemporaine (dir.), 2021, La Découverte, 344 p., 23 € Commune(s), 1870-1871. Une traversée des mondes au xixe siècle, 2020, Seuil, 448 p., 25 € Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, (avec Pierre Singaravélou), 2016, Seuil, 448 p., 25 € Le Crépuscule des révolutions. 1848-1871, 2014, Seuil, 416 p., 25 €
xviiie siècle, le français est parlé dans toutes les cours d’Europe, c’est une langue de haute culture qui ne renvoie pas à une nation en particulier. En 1860, elle devient même globale, parlée par les milieux aisés d’Amérique latine et obligatoire pour accéder à la haute fonction publique dans l’Empire ottoman. À la même époque, une grande enquête menée en France métropolitaine montre qu’un quart de la population hexagonale n’est pas francophone. L’histoire transnationale invalide donc l’idée trop simple d’un grand partage entre « eux » et « nous », qui s’accompagne d’oppositions binaires entre sociétés chaudes et froides, raison et émotion, nature et culture, etc., grand partage qu’on a savamment orchestré pour se distinguer de sociétés dites « barbares ». On sait par exemple qu’en Europe, et singulièrement en France, se forge auprès des élites un code de politesse dans la culture des villes et des cours du xviiie siècle. Il désigne une attitude « civilisée » qui est aussi un outil de distinction à l’égard des autres. Or, les spécialistes des mondes musulmans ont montré l’importance et la profondeur historique de l’adab, qui signifie à la fois « littérature », « bonne gouvernance », « éducation », « politesse »… Le fameux « processus de civilisation » n’est donc pas réservé au seul espace occidental, et il prend des formes variables. À quel moment émerge l’idée d’identité nationale ? Celle que l’on connaît émerge au xixe siècle. Au milieu de celui-ci, la plupart des pays européens mobilisent les mêmes éléments : un hymne, un drapeau, une langue, une histoire, un patrimoine, des paysages, un folklore…
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Se forgent parallèlement des images stéréotypées de l’autre : le flegme britannique, la rigueur allemande, la dolce vita italienne, qualités et défauts qui alimentent par contraste le sentiment de sa propre singularité. Le paradoxe, c’est que, pour se distinguer, les nations utilisent toutes le même « kit ». Cette construction intellectuelle puis sociale s’accompagne d’un récit qui tente de réinsérer des morceaux du passé dans une histoire nationale susceptible de conforter son identité. Des historiens comme François Guizot, Augustin Thierry ou Jules Michelet donnent forme à une histoire nationale alors associée à une idée très généreuse : l’idée nationale, incarnée dans une constitution et des libertés, s’oppose aux tyrannies. Et, à ce moment-là, œuvrer pour la liberté de son propre peuple, c’est œuvrer pour la liberté de tous les autres peuples. Vers 1848-1850, ce récit commence à se diffuser dans les classes moyennes, puis dans l’ensemble de la population. C’est plus tard, au début du xxe siècle, que commencent à émerger d’autres versions du « roman national » et une perception plus fermée de la nation, notamment d’extrême droite – raciste, antisémite et xénophobe. La Révolution française, les lois de Jules Ferry sur l’école et la tradition républicaine qui jalonnent le roman national sont-ils vraiment la marque d’une spécificité française ? Elles sont singulières mais ne sont pas uniques. Il nous paraît évident que la république, c’est la France. Pourtant, l’Amérique latine est aussi une terre de la république puisqu’elle vit sous ce modèle depuis le début du xixe siècle. Et peut-être même plus que la France,
dont l’histoire en ce siècle reste dominée par les périodes monarchiques et impériales. Par ailleurs, la forme républicaine n’est pas née en 1792 en France. Que l’on considère les républiques de l’Antiquité et des cités de la Renaissance ou les mouvements républicains qui se sont développés à travers l’Europe et dans le monde jusqu’aux époques modernes et contemporaines : la république a une longue histoire mondiale. Si la France y a indéniablement joué un rôle important, elle ne peut prétendre à l’exceptionnalité. Il faut donc en finir avec le préjugé selon lequel l’histoire de la France contemporaine serait une histoire républicaine isolée, exceptionnelle et finalement toujours positive. Quant à l’école de Jules Ferry, non seulement la France est loin d’être pionnière sur la scolarité obligatoire, mais toutes les réflexions pédagogiques de la fin du xixe siècle en France s’insèrent dans un grand courant européen. De même que la Révolution française s’intègre, elle aussi, dans ce qu’il est convenu d’appeler un âge des révolutions. L’évènement n’en conserve pas moins une force particulière, d’autant qu’il concerne un des pays les plus puissants de l’époque et bouleverse tout un édifice social et culturel antérieur. Mais les liens sont multiples. La révolution haïtienne montre que l’abolition de l’esclavage a commencé sur le terrain colonial : en 1793, ce sont les esclaves eux-mêmes qui obtiennent leur émancipation. La fameuse loi de 1794 par laquelle la Révolution française abolit l’esclavage dans l’ensemble de ses colonies accompagne ce qui se passe en Haïti plus qu’elle n’en est à l’origine. L’universalisme français prend son sens concret avec les luttes des esclaves haïtiens…
Quels sont les grands lieux communs du récit national invalidés par la recherche ? La mise en place de l’État-nation s’accompagne d’une reconstruction fantasmée du passé dont « nos ancêtres les Gaulois » fournit l’un des meilleurs exemples. Ils étaient en fait très loin des hordes d’intrépides barbares joyeusement indisciplinés dont on disait au xixe siècle que « l’esprit est toujours en nous ». On a au contraire affaire à des peuples de défricheurs, cultivateurs, mais aussi commerçants et artisans, qui échangeaient avec tous les peuples de l’espace européen. Et qui, pour l’anecdote, mangeaient du chien – ce qui les éloigne assez de nous ! L’autre épisode repris aujourd’hui dans des intentions politiques évidentes, c’est celui de Charles Martel, qui aurait arrêté l’invasion arabe à Poitiers. En réalité, il n’y avait pas d’invasion arabe puisque les troupes d’Abd al-Rahman étaient plutôt sur une stratégie de razzia : ils prenaient les richesses et repartaient avec. C’est après coup, au xive siècle, qu’a été élaborée cette version mythifiée de la bataille de Poitiers. On a souvent associé la globalisation au monde anglophone. Le rôle de la France a-t-il été occulté ? Cette association vient du fait que l’histoire de la globalisation s’est beaucoup écrite depuis la Grande-Bretagne et les États-Unis. À partir du xviiie siècle, la France joue un rôle moteur dans la mondialisation. On entend souvent que la France est longtemps restée à l’écart du capitalisme, phénomène très anglais. Pourtant elle était la première réexportatrice de denrées coloniales – loin devant la Grande‐Bretagne – vers LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 49
MAINTENANT // ENTRETIEN le reste de l’Europe et, au moins autant que la Grande‐Bretagne, l’une des principales artisanes de la mondialisation plus intensive du xixe siècle, marquée par une accélération prodigieuse des échanges de marchandises et de capitaux à partir des années 1820. Au milieu des années 1860, les exportations de marchandises françaises rattrapent presque celles de la Grande‐Bretagne en valeur et les exportations de capitaux français dépassent même les investissements britanniques à l’étranger. La France est donc partie prenante des formes de capitalisme qui se développent à l’époque. Si on arrivait à intégrer cette histoire plurielle de la France, on serait mieux armés pour répondre aux discours souverainistes comme, du reste, aux discours sur la mondialisation libérale. Propos recueillis par Marion Rousset.
50 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
voir À la faveur de la lumière qui revient, David Brouzet nous incite à explorer les divers côtés du miroir. Reflet de soi, mais également image d’un monde inversé, incitation à la réflexion, dans tous les sens du terme, et aussi outil spatial, le miroir est un objet magique qui ouvre sur un monde aux dimensions et aux profondeurs insoupçonnées. Comme nombre de ses compatriotes, Donna a quitté ses Philippines natales pour l’Europe, dans l’espoir d’y gagner de quoi faire vivre sa famille et offrir un avenir à ses enfants. Le photographe Thomas Morel-Fort a suivi son parcours en France, allant jusqu’à se faire engager avec elle. Il nous livre un reportage saisissant, dévoilant des conditions de travail très difficiles mais aussi la force d’une communauté soudée et solidaire. Le street art est une démarche politique ; en faisant sortir les œuvres des musées, en les offrant au regard des passants, les artistes nous interpellent là où nous sommes. Le message peut être clair, comme le soutien à l’Ukraine qui a fleuri en mars sur les murs des capitales du monde entier. La balade à laquelle Boris Grébille nous convie est plus subtile, et fait résonner un besoin de beauté, de justice, d’espérance. « La vanité est une représentation allégorique de la mort, du temps qui passe, de la vacuité des passions et activités humaines », définit Wikipédia. C’est dire que l’exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon « À la mort, à la vie » résonne d’une actualité tragique. La lecture que nous en propose Jean-François Bouthors se veut cependant résolument tournée vers la vie.
Miroir, mon beau miroir...
Jean Marais dans Orphée, film de Jean Cocteau, 1950.
II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
Miroir, mon beau …riorim Le miroir réfléchit et nous invite à réfléchir. En nous dédoublant, il nous permet de prendre de la distance mais n’offre aucune garantie d’objectivité. Les artistes ont trouvé en lui le moyen d’échapper aux contraintes spatiales. Quant à l’œuvre d’art, considérée comme un miroir, nous renvoie-t-elle à nous-même et à la réalité si sûrement que nous voulons le penser ? Rien n’est moins évident. Le traverser, c’est accéder à la vérité, même si, comme Orphée dans le film de Cocteau, il nous faudra pour cela prendre des gants. Par David Brouzet
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - III
Miroir, mon beau miroir...
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e miroir convexe fut un objet de décoration prisé à la fin du Moyen Âge. Petrus Christus fait figurer cet accessoire rare et précieux dans l’échoppe d’un orfèvre accueillant un couple de riches clients. Techniquement, le miroir offre au peintre flamand le moyen de faire entrer dans la composition ce qui devrait rester à l’extérieur. Il reflète la place du marché de Bruges, quelques maisons et deux bourgeois élégamment vêtus. Ce procédé s’entend tout autant d’un point de vue moral : le miroir renvoie l’image négative de ces deux oisifs symbolisant la paresse.
Petrus Christus, Un orfèvre dans son atelier, 1449, New York, Metropolitan Museum of Art.
IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
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e tableau Jeune Femme à sa toilette de Nicolas Régnier est exempt de ce qui pour rait permettre de le considérer comme une vanité. Le spectacle de la beauté de la jeune Vénitienne se suffit à lui-même. Rien ne nous échappe de l’éclat de sa carnation, de la blondeur de sa chevelure, de la fraîcheur de ses traits et de la délicatesse sensuelle de son geste. Ce renversement des lois du genre a des fins politiques : à Venise, l’époque est alors à la promulgation de lois somptuaires interdisant le port de vêtements luxueux, vigoureusement contestées par les femmes.
Nicolas Régnier, Jeune Femme à sa toilette, 1626, Lyon, musée des Beaux-Arts.
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n 1525, Le Parmesan présenta à Rome cet autoportrait pour démontrer sa par faite maîtrise technique. L’œuvre a été peinte sur un panneau convexe taillé de façon à imiter la courbure d’un véritable miroir. La pièce où se tient le peintre s’en trouve déformée et la main du Parmesan anormalement allongée occupe tout le premier plan. Le jeune homme de 21 ans contemple avec assurance sa grâce toute juvénile. Très admiré, le tableau appartint au pape Clément VII, à l’Arétin, aux sculpteurs Valerio Belli et Alessandro Vittoria, avant d’entrer dans les collections de l’empereur Rodolphe II, amateur de curiosités.
Girolamo Mazzola, dit le Parmesan, Autoportrait dans un miroir convexe, vers 1524, Vienne, Kunsthistorisches Museum.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - V
Miroir, mon beau miroir...
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e n’est au contraire pas son image que La Madeleine contemple avec orgueil dans le miroir. La pénitente pose à peine le regard sur la bougie bientôt consumée qui s’y reflète, unique source de lumière du tableau et symbole de la fragilité de toute chose humaine. La pécheresse convertie se tient assise, les mains jointes posées sur un crâne. La double flamme éclaire une dernière fois les attributs de sa vie passée, le cadre doré de la glace et un collier de perles. Son halo vacillant découpe les formes en un inexorable jeu de lignes et d’ombres.
Georges de La Tour, La Madeleine aux deux flammes, vers 1640, New York, Metropolitan Museum of Art.
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a figure du philosophe est récurrente dans la peinture du Siècle d’or espagnol. Loin d’avoir la dignité un peu stéréotypée qui le caractérise sous l’Antiquité, le philosophe affecte chez Ribera une mise des plus humbles. Le sage est en butte aux misères de l’existence et fait l’objet de cruelles railleries. Habillé d’oripeaux, le regard désabusé, il tient avec courage un miroir de ses deux mains. Par ce moyen, il peut apprendre à se connaître lui-même. Le personnage émerge douloureusement de l’ombre, comme prisonnier d’une pâte épaisse et sourde.
José de Ribera, Le Philosophe au miroir, 1652, collection particulière.
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vec Les Ménines, Vélasquez a inversé le rapport entre le peintre et ses modèles pour, d’abord, se représenter en train de peindre en compagnie de quelquesuns des membres les plus pittoresques de la maison de l’infante MargueriteThérèse. Ses modèles officiels, le roi et la reine d’Espagne, figurent bien dans la composition, mais sous l’aspect de leur lointain reflet dans un miroir accroché dans le fond du salon servant d’atelier. Notre point de vue, celui du spectateur, n’est paradoxalement pas celui du peintre mais celui de ses royaux modèles. Le sujet véritable de l’œuvre est la peinture.
Diego Vélasquez, Les Ménines, 1656-1657, Madrid, musée du Prado.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - VII
Miroir, mon beau miroir...
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partir du xviie siècle, les glaces occupent en Europe une place croissante dans le décor intérieur. Elles y produisent des effets spectaculaires. Leur fabrication constitue un véritable enjeu industriel. Longtemps, Venise en conserva le mono pole. Au moment où est aménagée la galerie des Glaces, elles sont encore soufflées à la bouche et fixées dans des baguettes de métal doré. Reflétant les jardins, elles confèrent transparence et luminosité à l’architecture, donnant l’illusion que la galerie est restée ce qu’elle avait été jusqu’alors, une terrasse.
Château de Versailles, Grande Galerie dite « galerie des Glaces », 1678-1684.
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u cubisme au pop art, les débris de la civilisation industrielle ont été couram ment utilisés par les artistes du xxe siècle. Kurt Schwitters tire d’eux une œuvre singulière et poétique, adressée à Hannah Höch, dont il était épris. Sur la face d’un miroir à main ovale typiquement fémi nin, il a collé cartons découpés, feuilles d’arbre, bouts de métal, carreaux de céramique cassés, verre, liège… Le dos du miroir est gravé d’un cœur percé d’une flèche et d’une pluie de larmes avec l’inscription « Viel Liebe, Q. Witters » (Beaucoup d’amour, Q. Witters) : Hannah Höch, la femme aimée, était la compagne de son ami Raoul Hausmann…
Kurt Schwitters, Miroir-collage, vers 1920/1922, musée d’Art moderne de Paris.
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e portrait surréaliste d’Edward James le montre de dos regardant un miroir. Contre toute logique, ce miroir ne reflète pas son visage… mais son dos. À Edward James il est donc impossible de se voir de face. Posé sur la tablette de la cheminée, le livre préféré du commanditaire, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe, se reflète en revanche correctement dans le miroir. Pour autant, pas plus que la peinture de Magritte ne dévoile les traits de son modèle, Poe n’avait livré la solution de son roman. Seule compte l’énigme de ce dédoublement sans visage tandis que demeure le mystère de l’être.
René Magritte, La Reproduction interdite, 1937, Rotterdam, musée Boijmans Van Beuningen.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - IX
Moi, Donna, Filipina
Moi, Donna, Filipina
Textes et photos Thomas Morel-Fort
X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - XI
Moi, Donna, Filipina Comme beaucoup de ses consœurs philippines, Donna a laissé sa famille et ses enfants au pays pour travailler dans les beaux quartiers à Paris. Le photographe Thomas Morel-Fort s’est fait embaucher avec elle puis est allé rencontrer sa famille aux Philippines.
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uitter son pays, sa famille, ses enfants pour aller travailler au service de familles aisées dans les pays riches, c’est le lot de beaucoup de femmes issues de pays dits « émergents ». Cet exil ne fait que s’accentuer au xxie siècle, parfait reflet du renforcement des inégalités entre ces pays. L’émigration des femmes philippines en est un parfait exemple. Avec près de 10 millions de Philippins qui vivent et travaillent à l’étranger, soit environ 10 % de la population de l’archipel, les Philippines sont considérés comme l’un des premiers pays exportateurs de main-d’œuvre au monde. Cette activité s’inscrit depuis des dizaines d’années comme un levier essentiel de l’économie nationale dans la stratégie des gouvernements philippins successifs : les transferts d’argent envoyés par cette diaspora représentent autour de 10 % du PIB du pays. Mais à quel prix ? En France, ils sont près de 50 000 Philippins, main-d’œuvre quasi invisible, souvent sans papiers, dont 80 % de femmes, les Filipinas. Autant de vies d’exil, de vies de famille sacrifiées pour gagner et transmettre de quoi améliorer le quotidien de ceux qui sont restés et, plus encore, financer la scolarité et les études des enfants dans l’espoir de leur assurer un avenir enfin meilleur. Domestiques ou nourrices, en France les Filipinas travaillent essentiellement dans l’Ouest parisien ou dans des villas de la Côte d’Azur pour des familles venant des pays du Golfe. Souvent exploitées par des employeurs qui bénéficient de l’immunité diplomatique et soumises à la précarité de leur statut de sans- papiers, elles affrontent ces obstacles grâce à l’organisation et à la solidarité de la communauté philippine en France, sorte de monde parallèle où elles retrouvent des éléments de leur culture et nouent des liens d’amitié. XII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
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Pendant six ans, j’ai suivi le parcours de Donna, dont l’histoire est emblématique de celle de ces femmes aux vies déchirées, écartelées entre leur pays d’accueil et leur terre natale. Donna a 42 ans et vient d’une famille de paysans pauvres installée dans un village rural des montagnes à 300 km de Manille. Ses parents ont toujours cultivé la terre. Elle s’est mariée très jeune et a eu quatre enfants. Elle qui rêvait de devenir infirmière s’est exilée pour payer les études de ses enfants. Après avoir payé un passeur 13 000 euros et fait des ménages au Danemark et en Islande, elle est arrivée à Paris il y a neuf ans. Sans papiers,
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4 0. D ouble précédente. 2021. Donna attend que ses enfants se réveillent à 10 000 km de là pour prendre de leurs nouvelles. 1. 2017. Endettés, les patrons de Donna vont être expulsés de leur appartement. Donna doit quitter la chambre de bonne dans laquelle elle vit depuis deux ans, elle est dévastée. 2. 2016. Donna nettoie la chambre de ses patrons dans leur villa située sur les hauteurs de Cannes. Les conditions de travail relèvent de l’exploitation domestique : pas d’horaires, demande de disponibilité permanente, humiliations, accusations de vol.
5 3. 2016. En France, les Filipinas sont employées de maison, femmes de ménage ou nourrices. 4. 2016. Donna après avoir nettoyé de fond en comble cet appartement de 500 m2. Ce jour-là, ses patrons lui annoncent leur arrivée imminente. Ils n’arriveront que plusieurs mois plus tard. 5. 2017. Donna s’occupe du bébé de la sœur de son patron libyen. Celle-ci se comporte si mal avec ses nounous qu’elles démissionnent toutes.
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elle a commencé par travailler à plein temps pour une riche famille du golfe Persique, dans le 16e arrondissement et dans une villa de la Côte d’Azur. Elle avait prévu de récolter suffisamment d’argent pour fonder une entreprise de taxi avec ses frères, mais les dépenses quotidiennes de sa famille et les frais de scolarité de ses enfants l’ont obligée à abandonner ce projet. Elle envoie aux Philippines la quasi-totalité de ses revenus. J’ai partagé un temps son travail, m’étant fait embaucher auprès d’elle. J’ai également pu me rendre dans son pays pour y rencontrer sa famille et celles de certaines de ses amies, elles aussi exilées. Toutes montrent fièrement les améliorations plus ou moins concrètes obtenues grâce à leurs transferts d’argent. Mais toutes payent un prix exorbitant aux séparations qui résultent de l’exil : le sacrifice des mères pour la génération suivante prive les enfants de leur présence et de leurs XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
2 soins. La seule façon pour tenter de compenser cette absence est l’usage, devenu rituel, du téléphone portable. En 2019 la fille aînée de Donna, Nicole, 22 ans, a réussi à décrocher son diplôme d’infirmière. Elle travaille maintenant dans un centre médical aux Philippines. Pour sa mère, c’est une immense fierté, qui donne du sens à son sacrifice. Aujourd’hui, Donna ne sait toujours pas quand elle pourra rentrer dans son pays. Cela fait neuf ans qu’elle n’a pas vu sa famille.
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4 1. Paris, 2017. Séance de karaoké, un loisir très apprécié des Philippins. Donna est au micro. 2. Tublay, Philippines, 2019. Les trois garçons de Donna jouent une partie de basket dans l’école primaire du village, où sont déjà passées plusieurs générations de la famille. C’est l’argent envoyé par leur mère qui permet de payer leur scolarité. 3. 2020. Avec la pandémie, les revenus de Donna ont fortement baissé, ce qui ne l’empêche pas de rêver tout le temps à des retrouvailles avec ses enfants. Cette année, elle a entamé les démarches nécessaires à sa régularisation, condition indispensable à son retour aux Philippines.
5 4. 2017. Moment de tendresse entre Donna et ses amies. 5. Tublay, Philippines, 2019. Les parents et la sœur de Donna vivent dans cette maison, où ils ont pu faire quelques travaux grâce à l’argent que Donna leur envoie. Dans les familles traditionnelles des Philippines, comme celle de Donna, il est courant que plusieurs générations vivent ensemble car elles dépendent toutes de la même source de revenus.
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3 1. Cannes, 2016. Donna devant la porte de la pièce construite sous la piscine où vivent et se lavent les employés de la villa de ses patrons. Après avoir été accusés de voler de la nourriture, ils sont obligés de manger dans le garage. 2. Tublay, Philippines, 2019. Nicole, la fille aînée de Donna et ses trois frères dorment dans la même chambre. 3. Tublay, Philippines, 2019. Sur le pas de la porte de leur maison, les parents de Donna et deux de ses fils lors de son appel vidéo. Lorsque la mère de Donna voit sa fille, elle fond en larmes : elle seule comprend ce que vit sa fille, car elle aussi a dû s’exiler dans sa jeunesse. 4. Baguio, Philippines, 2019. Cérémonie de remise du diplôme d’infirmière de Nicole. Elle est la première de la famille à obtenir un diplôme universitaire.
Le street art, une proposition essentiellement politique !
Le propre de l’art est de nous interpeller, de nous questionner. En investissant le domaine public, les street artistes ont fait sortir les œuvres des musées et autres lieux spécialisés fréquentés par un nombre de personnes restreint pour les rendre accessibles à tous. Ces œuvres, en concurrençant les images publicitaires qui, elles aussi, meublent l’espace public, constituent un espace d’ouverture à la réflexion. Dans un monde où de nombreux facteurs vont à l’encontre de notre émancipation, elles sont à l’image de La Petite Fille au ballon de Banksy, star de ce milieu, un message d’espoir. Par Boris Grébille
Banksy, La Petite Fille au ballon sur le pont de Waterloo, Londres, 2007.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - XVII
Le street art Le terme « peuple » est à la mode sans que l’on sache exactement ce qu’il recouvre, hormis un prétexte à des discours plus populistes que populaires. La voix du peuple est souvent un cri, une revendication violente dans son désespoir. Les cris d’Antoine Stevens sont multiples et nous questionnent fondamentalement sur ce que nous devons entendre des grands mouvements populaires, la prise en compte de la singularité de chacun. Tous ces visages amalgamés ne forment pas une foule homogène. Chacun forme un cri différent exprimant tour à tour douleur, espoir, rage… Ils disent la difficulté de vivre et le besoin d’être entendu. Ils appellent des réponses sociales et économiques différenciées, le renouvellement d’un contrat social où chacun puisse se sentir exister à sa place malgré ses difficultés. L’hélice de l’évolution qui devient tourbillon de l’effondrement dans l’œuvre de Blu est une image très forte des angoisses de notre temps. Les discours
XVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
populistes qui font du rejet une valeur salvatrice, associés à la prise en compte de plus en plus générale des urgences climatiques et à une pandémie qui a tout à la fois montré les faiblesses de nos systèmes « évolués » et le besoin puissant de faire corps et société, sont anxiogènes et poussent vers une vision catastrophiste du monde. Les discours du « C’était mieux avant ! » paraissent dérisoires face à cette concentration historique de près de trente siècles sur la dernière spire. À moins qu’on rêve d’un monde préhistorique où hommes et nature seraient réconciliés dans une conception de la vie totalement archaïque. Comment redresser la tête et renouer avec une trajectoire du progrès et de l’émancipation des personnes ?
Ci-dessous : Antoine Stevens, Crimes of Minds, Brest, 2013. À droite : Blu, Rome, 2015.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - XIX
Le street art
La figure de l’enfance, comme dans cette œuvre de l’artiste JR se penchant par-dessus le mur construit entre les États-Unis et le Mexique, est celle d’une innocence qui s’étonne des dérives du monde, d’une raison non pervertie qui nous questionne sur ce que nous sommes capables de faire de pire pour des raisons économiques ou politiques. La taille de cet enfant, en comparaison de celle du policier des frontières qui le regarde, est à l’image de cette disproportion entre la grandeur des valeurs humanistes qui fondent
XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
les démocraties occidentales et la petitesse des actions « politiques » qui tentent de répondre aux grands enjeux sociétaux qui traversent le monde. Une différence d’échelle qui crie que l’homme n’est pas à la hauteur de ses idéaux mais qui, en même temps, l’appelle à se surpasser et à dépasser ses peurs pour accéder à ce qu’il aspire au plus profond de lui. JR, Giants, Kikito and the Border Patrol, Tecate, États-Unis/Mexique, 2017.
Mais, ce même enfant, à sa taille normale, est également la figure de ce qui est le plus fragile dans l’homme. Non pas l’innocence de la raison mais cet incroyable besoin d’exister et d’être reconnu. Armé de son smartphone, symbole de l’hyperconnexion, le jeune garçon de iHeart hurle son malheur de n’avoir ni ami, ni like, ni commentaire. Dans un monde qu’Internet a entièrement colonisé, être ne vient plus de soi mais de l’image projetée qui nous est renvoyée. La reconnaissance ne passe plus par le savoir
acquis ou par l’action réalisée, par les rencontres charnelles et les événements sociaux auxquels nous participons, mais par cette capacité à appartenir à un monde virtuel qui nous note et quantifie notre sociabilité. Un monde réel qui ressemble déjà aux métavers annoncés.
Iheart, Nobody Likes Me © 2022 iHeart – Street Art. Tous droits réservés.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - XXI
Le street art
Qui est vraiment important dans un monde semblable ? Gilbert, le sans domicile fixe auréolé immortalisé sur les murs de Marseille par Swed Oner ? Questionner le monde, c’est aussi redonner une place à des hommes et à des femmes qui passent inaperçus. Redire l’importance de l’homme et de la femme, en tant qu’êtres, dans des sociétés où l’image et les discours prennent toute la place. Son portrait sur le mur ne fait pas que lui redonner une visibilité, il nous force également à vivre sous son regard triste et fatigué qui semble nous rappeler avec lassitude les préceptes évangéliques de la Charité. « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25, 40.)
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Swed Oner, Gilbert, Marseille, 2018.
La rue est à l’image de notre monde, un lieu de passage plus qu’un lieu de vie, un décor plus qu’un monde à habiter. En plaçant dans les rues de Naples des œuvres caravagesques, comme sa Mort de la Vierge, Ernest Pignon-Ernest, l’un des précurseurs du street art, cherche à nous faire redécouvrir des lieux qui nous sont devenus transparents, à redonner une profondeur humaine et culturelle, par-delà les lieux et les temps, à un monde que nous habitons sans nous soucier vraiment de ce qu’il contient. C’est certainement cette démarche politique de nous réapproprier le monde en le questionnant qui est à la source des œuvres que nous offrent les artistes, afin de nous faire sortir d’un décor pour nous plonger dans une vie qui devrait être la nôtre.
Ernest Pignon-Ernest, Mort de la Vierge d’après Caravage, Naples, 1990.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - XXIII
VANITÉS POUR VIVRE !
XXIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, rarement une année nouvelle s’est ouverte sur des perspectives aussi sombres. Entre la pandémie de Covid-19 et notre planète qui brûle, étouffe, entre la flambée des prix de l’énergie et une situation géopolitique et humanitaire dramatique en Ukraine et à l’est de l’Europe, la conscience de la précarité de nos existences s’impose. Et voilà que le musée des Beaux-Arts de Lyon propose jusqu’en mai une remarquable exposition sur les « vanités d’hier et d’aujourd’hui ». S'y dévoile l'idée que la perspective de notre finitude devrait nous unir aujourd’hui pour vivre l’avenir : « À la mort, à la vie ! » Par Jean-François Bouthors
De tradition très ancienne et très riche, comme l’exposition de Lyon le montre abondamment, l’art des vanités a évidemment été investi par les artistes contemporains. Suspendue au-dessus du sol, où la lumière d’un projecteur vient dessiner une ombre cauchemardesque, l’œuvre de l’Américain J Bruce NaumanJ, sur un fond bleu nuit qui évoque l’espace intersidéral, n’est pas seulement inquiétante parce qu’elle semble représenter de monstrueux insectes. On ne sait par où la prendre. On se demande où elle va, et même si elle va quelque part. Peut-être est-elle simplement là pour nous hanter de sa présence. Il semble que ce soit nous qui flottions avec elle sans savoir où aller, liés les uns aux autres, indéfectiblement, dans le mystère infini d’une existence fragile et limitée. Alors, pour conjurer le sort, de tout temps, les hommes ont dressé d’impressionnants totems.
Bruce Nauman, Butt to Butt (Large), 1989. Sculpture, mobile. Deux animaux « monstrueux » en mousse de polyuréthane collés butt to butt (cul à cul) et suspendus au plafond par des fils de fer. Lyon, musée d’Art contemporain. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - XXV
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XXVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
C’est ainsi qu’JÉtienne-MartinJ – auteur par ailleurs d’un puissant Ecce Homo enchaîné, également visible dans l’exposition de Lyon – a sculpté en 1963 ce saisissant Janus dans un tronc de poirier. Mais, en donnant ce titre à son œuvre, l’artiste français ajoute entre parenthèses : Vie et mort. L’une et l’autre donc sont les deux faces d’une même existence, mais sans qu’elles puissent se voir mutuellement. Liées, elles s’ignorent. Elles ne se connaissent pas. L’esquisse de corps qui porte ce crâne que le regard du spectateur peut traverser semble renvoyer à l’énergie « tectonique » des profondeurs de la terre, tandis que sa « chevelure » indique à la fois l’élévation et l’entrelacs. Que distingue-t-on en pied de la grande œuvre de l’Américain JJim DineJ Above Fredericksburg ? Cet immense crâne vu de profil flotte au-dessus d’un champ de ruines. Fredericksburg, en Virginie, fut, en décembre 1862, le lieu d’une terrible bataille remportée par le général Lee contre l’armée de l’Union. Le bilan des combats du 13 décembre est effroyable – 1 900 morts, 14 000 blessés, 2 400 prisonniers ou disparus –, comme l'a été la guerre de Sécession dans son ensemble. Mais Dine a-t-il figuré le lendemain de la bataille ou la menace qui plane encore au-dessus de nos villes modernes ? Le nuage de mort au-dessus de Fredericksburg n’estil pas toujours présent ?
Étienne-Martin, Le Janus (Vie et mort), 1963. Bois de poirier, socle en métal et bois. Lyon, musée des Beaux-Arts. © ADAGP, Paris, 2021. Image © Lyon MBA - Photo Martial Couderette. Jim Dine, Above Fredericksburg, 1985. Huile, fusain, aquarelle, gomme-laque et acrylique sur papier. Collection particulière. © ADAGP, Paris, 2021. Image © Lyon MBA - Photo Martial Couderette. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - XXVII
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Bill Viola, Tiny Deaths, 1993. Installation vidéo/sonore. Lyon, musée d'Art contemporain. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. Charles William de Hamilton, Plantes, insectes et reptiles dans un sous-bois, première moitié du xviiie siècle. Huile sur bois. Lyon, musée des Beaux-Arts. Image © Lyon MBA — Photo Martial Couderette.
Dès 1993, le vidéaste américainJBill ViolaJ invitait le spectateur à entrer dans une vaste chambre noire hantée de murmures dont le volume augmente tandis qu’apparaissent sur les murs, projetées en noir et blanc, des silhouettes fantomatiques de plus en plus lumineuses qui s’évanouissent dans un éclair pour retourner soudain à l’obscurité. Le dispositif très simple de Tiny Deaths (Toutes petites morts) invite à méditer sur la fugacité des existences plus qu’à penser que nous vivons entourés par des spectres. Chaque vie est-elle plus qu’un bref éclat adressé dans la nuit à ceux qui pourront le recevoir, le saisir, en garder la mémoire ? Et toutes les vies successives, dans l’immense silence de l’espace, font-elles entendre plus qu’un murmure ? Rien de désespérant pour autant, car ce n’est pas à la violence du monde ni à la cruauté de la mort que Viola nous confronte, mais plutôt à l’immensité dans laquelle nous nous inscrivons, dans la longue chaîne de la transmission ténue de la vie. XXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
La vie grouille, justement, dans ce magnifique sous-bois peint, dans la première moitié du xviiie siècle, par l’ÉcossaisJCharles William de HamiltonJ. Certes, le serpent – dont la tête surgit à gauche – ou le lézard – alors traditionnellement associé à des portraits posthumes – font penser à la mort – tout comme la mousse et les bolets, qui symbolisent la moisissure, la décomposition. Mais la légèreté et la blancheur des papillons suggèrent l’envol de l’âme et, associés à la chenille qui deviendra chrysalide, ouvrent à la pensée d’une future résurrection. De la mort, la vie… Voilà ce que peint Hamilton, quand bien même cette vie n’est pas sans épines – comme l’indique le chardon qui occupe le centre de la composition. Mais, là encore, c’est le détail qui parle : une modeste branche de myosotis des marécages, dont les fleurs, au cœur jaune et rouge, sont d’un bleu lumineux, se dresse librement à gauche, sans rien avoir à craindre du serpent…
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - XXIX
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Jean-Luc Mylayne, N° 89, Février 1987 - Février 2008. Photographies argentiques, impression chromogène. Lyon, musée d’Art contemporain. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors. Anonyme, chapelet, grain en forme de tête de Christ et crâne humain, xviie siècle. Ivoire sculpté et jaspe vert. Lyon, musée des Beaux-Arts. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors.
L’oiseau mort accroché à des barbelés contraste violemment avec le ciel irénique sur le fond duquel l’a photographié JJean-Luc MylayneJ. Cela suffirait déjà à constituer une formidable « vanité ». Mais l’artiste, qui a voué sa vie à capter des portraits d’oiseaux, médite ses compositions pendant des années – le titre indique que vingt et un ans séparent les prises de vues. Il a inséré son image dans un chiasme : la présentation en miroir de la vue du même paysage désertique où quelques formes blanches, sur le sommet des montagnes, invitent à penser qu’il est militarisé ou du moins sous surveillance. La liberté absolue piégée par les frontières… L’image est bien plus forte que toutes celles auxquelles nous nous sommes habitués à force de les voir sur nos écrans, celles de malheureux migrants en quête de passage vers une vie qu’ils espèrent possible et décente. Bien sûr, c’est à eux que l’on pense immédiatement. Néanmoins, Jean-Luc Mylayne XXX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
nous emporte plus loin : c’est tout le vivant qui est menacé par le quadrillage instrumental que nous faisons de notre espace vital… Et la mort du vivant pèse sur nous comme la menace d’un monde invivable. Cette tête de Christ en ivoire est l’ultime grain d’un chapelet de jade créé par un JanonymeJ du xviie siècle. Un véritable « bijou de piété ». La vitrine dans laquelle ce chapelet est présenté est installée sur un mur vert – la couleur, dit-on, de l’espérance. Un miroir en arrière-plan permet de voir que cette partie de l’objet, très singulière, a été conçue comme un Janus dont la seconde face est un crâne particulièrement saisissant. Le visage du Christ, sur la tête duquel on distingue la tresse de la couronne d’épines de la Passion, est d’une grande beauté ; mais sa gravité est abyssale. Ressusciter ? La foi l’affirme. Mais la mort n’est pas une option pour autant…
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - XXXI
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Georg Baselitz, Schatten ist nicht drin (Dedans il n’y a pas d’ombre), 2019, et Gold drauf und drunter (Or par-dessus et par-dessous), 2019. Huile et vernis dorés sur toile, 300 x 174 cm. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors.
L’AllemandJGeorg BaselitzJn’élude pas cette perspective. Certaines de ses dernières œuvres auraient pu prendre place dans l’exposition lyonnaise. Tels ces deux tableaux réalisés en 2019. Ils viennent dans la suite d’une série d’autoportraits, éclatants de couleur et d’énergie, où l’artiste se peint avec sa femme, série commencée en 1975 avec Schlafzimmer (Chambre à coucher). Depuis quelques années, Baselitz inscrit dans la peinture la marque de la vieillesse
et de la maladie. Alors qu’il avait peint la violence de l’histoire dans laquelle il était né – lui qui avait traversé à l’âge de 7 ans Dresde bombardée –, la perspective de la mort personnelle se fait douce. Ces deux toiles installées côte à côte semblent inscrire le couple dans cette ultime étape de l’existence : leurs deux corps usés nimbés d’or se font signe, comme pour entretenir, dans l’au-delà, la circulation de la vie qui les a liés l’un à l’autre à jamais. À la mort, à la vie ! Que cela soit dit.
« À la mort, à la vie ! Vanités d’hier et d’aujourd’hui », exposition au musée des Beaux-Arts de Lyon jusqu’au 7 mai 2022. XXXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
Les héros de la mer Depuis plus d’un demi-siècle, la Société nationale des sauveteurs en mer sauve des vies, gratuitement. Reportage dans le Morbihan, aux côtés des bénévoles de la station de sauvetage et du centre de formation et d’intervention installés à Locmiquélic et Lorient, dans le Morbihan. Par Sandrine Chesnel
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REGARDS // SNSM – LES HÉROS DE LA MER
C’
était un vendredi. Le 7 juin 2019. Telle une furie, portée par les courants d’altitude de l’Atlantique, la tempête Miguel déferle sur les côtes vendéennes. Pluie, rafales, mer difficile, une météo plutôt inhabituelle pour un mois de juin. Sur le remblais des Sables d’Olonne, à la sortie du port, les embruns filent à l’horizontale. Il fait un temps à rester chez soi en attendant le retour du soleil. Un seul marin a décidé de sortir en mer. Pas un amateur, un patron pêcheur professionnel, qui quitte Les Sables à 5 heures du matin, sur son chalutier d’une dizaine de mètres. En fin de matinée, c’est l’alerte : son bateau, le Carrera, est en panne de moteur, la mer est de plus en plus déchaînée, la situation peut rapidement mal tourner. Sept sauveteurs de la Société nationale des sauveteurs en mer sont mobilisés et foncent à son secours. Ils arrivent sur zone vers 11 h 30. Mais, ce jour-là, la mer est la plus forte : une première lame fait exploser les vitres de la cabine du canot, une deuxième le retourne. Quatre des sauveteurs réussissent à gagner la terre ferme à la nage. Trois ne reviendront pas. Le patron du Carrera non plus. Un drame pour la communauté des gens de mer et bien au-delà, beaucoup de Français découvrant alors que ces hommes et femmes en orange qui patrouillent sur le littoral et sauvent des vies, parfois au prix de la leur, sont… des bénévoles. Créée en 1967, la Société nationale des sauveteurs en mer est une association qui assure gratuitement une mission de service public de secours en mer et sur les côtes. La SNSM compte 9 000 bénévoles*, des patrons de canot et de vedette, des canotiers, des mécaniciens, des nageurs embarqués, hommes,
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femmes, jeunes, vieux, actifs, retraités, répartis dans 214 stations de sauvetage et 33 centres de formation et d’intervention, partout en France, métropole comme outre-mer. Parmi ces 9 000 bénévoles, 2 000 nageurs sauveteurs, souvent âgés d’une vingtaine d’années, qui en saison « arment » un tiers des postes de surveillance des plages françaises. Autant de membres d’une grande organisation qui, en 2020, ont contribué à secourir plus de 10 000 personnes, en ont soigné 16 000, et ont retrouvé 1 200 enfants égarés sur une plage. La station SNSM du Pays de Lorient est l’un des rouages impeccablement huilés qui les regroupent, prêt à envoyer ses sauveteurs en mer de jour comme de nuit, sur requête du centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) d’Étel, à 20 kilomètres à vol de mouette.
S’entraîner sans relâche Pour que la mécanique fonctionne, il faut qu’elle tourne, souvent : une fois par mois au minimum est programmé un exercice en mer pour maintenir les automatismes au top. Ce samedi matin, dans les locaux posés au bord d’un quai de Locmiquélic, en face de Lorient, c’est donc entraînement pour Mikaël Le Gall, le patron principal de L’Hermine, la vedette de la SNSM du Pays de Lorient, et son équipe. Il fait grand bleu, mais le vent bien frais souffle force 3. Mikaël présente la situation : deux hommes en détresse sur un petit semi-rigide à la dérive, l’un des deux est inconscient, l’autre ne sait pas naviguer, mais il a su lancer l’alerte à la radio. Deux membres du centre de formation et d’intervention (CFI) de Lorient, Benjamin et Alexandre, venus de l’autre côté de la rade, vont jouer les naufragés – ils sont d’ailleurs déjà partis
« se cacher » en mer. Charge à l’équipage du jour, cinq hommes, de les localiser, puis d’aller les récupérer. Le patron principal est là pour superviser, mais c’est l’un de ses adjoints, Cédric Huet, 36 ans, ingénieur chez Naval Group la semaine, qui pilote l’exercice de ce samedi. À 14 h 30, L’Hermine largue les amarres et quitte son ponton sous le regard curieux de quelques badauds. Pendant que Loïc pilote, Cédric questionne le marin en détresse, par radio, lui demande s’il sait où il est : « Bah, je ne sais pas, on est sorti de la rade et puis on a pris à droite ! » La vedette orange et bleue passe devant la citadelle de Port-Louis, qui veille sur l’entrée de la rade, et gagne la mer. Le naufragé dit voir un mât noir non loin de lui, avec des triangles au-dessus : « Vers le haut ou vers le bas, les triangles ? » En croisant les infos et en scrutant la carte, Cédric pense avoir trouvé où est le bateau : « OK, je vois où vous êtes, on arrive ! » et à son pilote, concentré : « Près de la bouée cardinale de Kerpape. » Le moteur vrombit. Mathieu, ancien militaire en reconversion comme infirmier, prend le relais sur la radio pour évaluer la gravité de l’état de santé du malade : « Votre copain a fait un malaise, il s’est bien hydraté ? » « Oh ça, oui, on est parti avec deux packs de bières et il reste trois canettes », rassure le naufragé, très convaincant dans son rôle de plaisancier pas très responsable. « Je les vois ! »
lance Loïc. Et, effectivement, ballottant entre deux vagues, on devine par intermittence une toute petite embarcation. Sur zone la récupération du semi-rigide n’est pas évidente, mais il finira par être amarré à la vedette, en sécurité. Exercice réussi, toute l’équipe peut rentrer à Locmiquélic pour le débrief…
Une vigilance de tous les instants Quand, tout à coup : « Un homme à la mer ! » crie Mikaël. Branle-bas, demi-tour, Mathieu sort de la cabine pour repérer la personne et ne plus la lâcher des yeux. Quelques minutes plus tard, à l’aide d’une perche, le malheureux est repêché non sans difficulté. Il est rond et tout vert, c’est une bouée que Mikaël avait lancée pour tester l’équipage : « Dans ce genre de situation, il faut faire vite : 30 minutes dans cette eau à 10 degrés, c’est l’hypothermie assurée et, avec une mer comme aujourd’hui, un gros risque de noyade, surtout sans gilet. » Sur le retour, la vedette croise de nombreux bateaux, tous les plaisanciers font de grands saluts à l’équipage de la SNSM, mais très peu d’entre eux portent des gilets de sauvetage. « Ah, ça… » lâche Cédric, un peu dépité. Le matériel a pourtant beaucoup progressé, les gilets modernes sont autogonflables au contact de l’eau et bien moins encombrants que les vieux gilets d’autrefois. Mais le réflexe est loin d’être acquis car, chez les plus expérimentés
« 30 minutes dans une eau à 10 degrés, c’est l’hypothermie assurée. » Mikaël Le Gall, patron principal de L’Hermine LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 85
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© Loïc Joncqueur
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comme chez les novices, les gilets restent souvent au fond du bateau, ce qui conduit parfois à des drames. Évidemment, ce samedi, tous les bénévoles, comme la journaliste, portent le leur. Ce gilet de sauvetage à 300 euros pièce fait d’ailleurs partie de l’équipement que reçoit chaque bénévole une fois formé, un « paquetage » comportant veste, pantalon, casque, gants, bottes, pour un montant total de 1 215 euros financé par les dons privés**, qui représentent 80 % du budget annuel de la SNSM. Actuellement de 35,4 millions d’euros, celui-ci est amené à grossir dans les dix prochaines années car la SNSM va devoir renouveler cent quarante de ses bateaux, pour un coût total estimé à 100 millions d’euros. Retour à la station. Toujours des badauds pour assister à la manœuvre. On éteint les moteurs et on entend à nouveau les goélands. Cédric remplit le livre de bord de L’Hermine pour documenter l’exercice du jour. En huit ans de SNSM, ce Francilien d’origine, arrivé à Lorient pour le travail, n’a fait « que » vingt-cinq missions de sauvetage : « Le plus souvent des choses classiques, un passager blessé, un bateau dans les cailloux, ou en panne… Mais c’est toujours une très grande satisfaction d’aider les gens. » Il y a aussi les missions dures, qui marquent, quand il faut récupérer une personne morte par noyade. Pour autant, Cédric ne se voit pas mettre un jour un terme à son engagement à la SNSM et résume : « J’aime aider les autres, je me suis fait plein d’amis, ça me permet d’être sur l’eau. » De fait, s’il le souhaite, le trentenaire a au moins trente ans d’interventions devant lui, puisque l’âge limite pour partir en intervention est fixé à 70 ans, sur dérogation. « À condition que le bénévole résiste
à l’appel du camping-car en arrivant à la retraite », commente Thierry Diméet, 62 ans, ancien bosco dans la Marine, fier président de la station SNSM du Pays de Lorient. Autre condition pour intégrer la SNSM : habiter à moins de 10 minutes de la station, pour être sur l’eau au plus vite, de jour comme de nuit.
Une appli pour donner l’alerte Mais il est loin le temps où le patron appelait « ses gars » un par un au téléphone pour les faire venir : aujourd’hui les bénévoles ont tous sur leur téléphone une appli sur laquelle ils enregistrent leurs disponibilités. En cas d’alerte, tous les membres de l’équipe d’astreinte sont prévenus en même temps. « Une belle machine », commente Benjamin Tiby-Saucereau, l’un des deux « naufragés » du jour. Lui n’est pas attaché à la station du Pays de Lorient mais au CFI de Lorient, juste en face, de l’autre côté de la rade. À 28 ans, dont onze de SNSM, ce militaire, second maître mécanicien dans la Marine, est le patron du semi-rigide du CFI. Après plusieurs saisons comme nageur sauveteur, il assure aujourd’hui la formation des plus jeunes : « La SNSM, c’est du bonheur pour moi. J’aime le travail sous pression, la montée d’adrénaline en mission, cette peur qu’on doit canaliser. C’est pour ça qu’on doit s’entraîner régulièrement : pour que tous nos gestes soient automatiques et pour mécaniser nos interventions. Résultat, comme nous recevons tous la même formation, un gars de Nantes peut partir en intervention avec un gars de Dunkerque sans problème. » Mais, pour réussir à « mécaniser ses interventions », il faut s’entraîner encore et toujours. « Exercice difficile, guerre facile », avait résumé plus tôt Cédric. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 87
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« Quelqu’un qui est à l’eau, c’est un homme à la mer, on se fiche de sa couleur. » Thierry Diméet, président de la station du Pays de Lorient
La journée aurait donc pu se terminer après cette bonne bouffée d’iode, mais non. On embarque avec Benjamin et Alexandre dans un semi-rigide pour une traversée express du Blavet, depuis la station de Locmiquélic, direction la base des sous-marins de Lorient. À peine le temps d’entendre l’écho du clapot dans ces immenses halls de béton, il faut filer à la piscine du Bois du château pour quelques longueurs. La piscine utilisée par la SNSM est du célèbre modèle « Tournesol », typique des années 1970 – tout comme les méthodes d’Yvan, le maître-nageur, bénévole à la SNSM depuis trente-cinq ans, qui, ce samedi-là, entraîne les futurs nageurs sauveteurs du CFI. Il les malmène verbalement, mais le sourire n’est jamais loin et, même si les ados en bavent en nageant le crawl à un bras, tout ce petit monde, moitié filles, moitié garçons, semble ravi d’être là : « Les entraînements à la piscine, ça va, l’eau est chaude, on voit à travers, rit Aurélien, 19 ans, étudiant et futur nageur sauveteur. Mais demain dimanche, ça sera en mer, on rigolera moins ! » À Lorient, ils sont une vingtaine de jeunes qui, comme Aurélien, consacrent tout leur temps libre, pendant une année, à leur formation SNSM. Deux fois deux heures de piscine par semaine, plus les entraînements en extérieur tous les dimanches ou presque, même en hiver. « C’est dur 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
mais ça nous fait gagner en maturité, et on se fait des amis pour la vie », commente Lucy, lycéenne. Objectif pour ces jeunes : obtenir les brevets nécessaires pour faire du sauvetage et de la surveillance de plage dès l’été 2022. Un « job d’été » pas comme les autres, payé 1 200 euros par mois par les municipalités, soit le montant que ces jeunes – ou leurs parents – ont dû payer pour leur formation à la SNSM. Une fois brevetés, les jeunes nageurs sauveteurs pourront, comme tous les autres bénévoles, participer à des missions de sécurité civile, en mer comme sur terre, ou encadrer des évènements nautiques. Les plus motivés, celles et ceux qui resteront à la SNSM une fois entrés dans le monde du travail, pourront se consacrer à la formation des nouvelles recrues, comme Benjamin, mais aussi devenir nageur embarqué, ou développer de nouvelles compétences, grâce aux formations internes de l’association.
L’assistance aux migrants Au fil des années, les missions de la SNSM se sont adaptées aux changements dans les pratiques nautiques, mais aussi dans la société. Il est aujourd’hui courant qu’ils accompagnent les familles et les proches lors des cérémonies de dispersion des cendres en mer. À Lorient, Thierry les emmène sur le plateau rocheux des Errants, où la légende dit
qu’une ancienne cité a été engloutie. Les soubresauts géopolitiques forcent aussi les bénévoles de la SNSM de certaines régions de France à faire face à de nouveaux naufragés : les migrants. Depuis quelques années, les sauvetages de ces malheureux qui essaient de rejoindre le Royaume-Uni sur des bateaux de fortune constituent jusqu’à 90 % de l’activité des stations SNSM de Dieppe, Boulogne, Calais, Gravelines, Dunkerque… « Quelqu’un qui est à l’eau, c’est un homme à la mer, on se fiche de sa couleur, commente Thierry Diméet. Nous, on sauve des gens, qu’ils soient jaunes, noirs ou blancs, gros ou petits. » C’est toute la particularité de la SNSM qui est ici résumée ; une association, mais dotée d’une mission régalienne. Pas de place pour l’improvisation : « Avant on avait 95 % de gens issus des métiers de la mer, maintenant c’est à peine 5 %. Donc, il faut de la formation, beaucoup de formation, pour être carré. Et aussi beaucoup d’altruisme, parce que parfois on en bave et on doit être disponible tout le temps. » Le ciment ? La seconde famille que constitue la SNSM pour ses bénévoles. « Et aussi la pizza du dimanche ! rigole le président. Plus sérieusement, si on tient c’est grâce à ces moments de convivialité qui nous soudent. Une station doit vivre et ne vit que si nous avons des lieux à nous, où nous nous retrouvons. » Et justement, en ce week-end bien rempli, après un samedi après-midi consacré à un exercice en mer, et une matinée du dimanche dédiée à la mise à jour de la formation PSC1 (Prévention et secours civiques de niveau 1) d’une quinzaine de bénévoles, un parfum de pizza monte de la terrasse de la station, avec vue imprenable sur la rade de Lorient. Un peu plus tôt des représentants d’une association
de plaisanciers d’Hennebont sont venus apporter leur don annuel : 500 euros, qui vont servir à financer l’achat d’un matelas gonflable pour déplacer les blessés, « Les premiers des sauveteurs, ce sont les donateurs, sans eux on ne peut rien faire », commente Thierry Diméet. Et puis il y a une autre catégorie de personnes sans lesquelles les sauveteurs ne « tiendraient » pas : les conjoints et les conjointes. « Quand je recrute un nouveau bénévole, je m’assure toujours que le conjoint est d’accord pour qu’il intègre la SNSM, et qu’il a bien conscience de ce que ça signifie, explique Thierry. Il doit être d’accord parce qu’il y a beaucoup de week-ends qui seront pris, et aussi le téléphone qui peut sonner à 3 heures du matin pour un départ en mission, et qui réveille tout le monde. » Laetitia, la compagne de Cédric, qui a assuré l’exercice de la veille, en sait quelque chose. À eux deux ils ont quatre enfants de 4 à 10 ans à élever, un travail à assurer, une maison à faire tourner.
Un vrai sacerdoce En décidant de faire sa vie avec Cédric, Laetitia a vite compris que le bonhomme était livré avec son engagement à la SNSM : « Il était déjà sauveteur quand je l’ai rencontré, ça fait partie de sa personnalité. Évidemment, il y a des contraintes, mais on s’adapte. Quand il est d’astreinte le week-end, on ne part pas loin. Avec les enfants, nous allons aussi souvent le rejoindre à la station, ils sont admiratifs. » Et si un jour l’un des petits décidait de suivre la trace du père de famille à la SNSM ? Zéro hésitation dans la voix de Laetitia : « Nous serons très fiers. »
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* Source : SNSM, chiffres 2021. ** don.snsm.org LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 89
Jalmalv À l’écoute des malades en fin de vie À l’hôpital ou en Ehpad, grâce à l’association Jusqu’à la mort accompagner la vie (Jalmalv), les malades en fin de vie reçoivent la visite de bénévoles formés à l’écoute active. Par Sarah Boucault
B
onjour, je suis bénévole à Jalmalv, je peux entrer ? » Quand elle vient visiter les malades, Murielle demande toujours l’autorisation. Tous les lundis, elle se rend au centre de soins de suite et de réadaptation Le Bois-Rignoux, à La Paquelais, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Nantes. Dans un écrin de verdure, loin du tumulte des hôpitaux urbains, le centre accueille une centaine de malades, dont trente-cinq en soins palliatifs. Sur les trente hectares, les façades défraîchies contrastent avec la solennité des châtaigniers, chênes centenaires et autres cèdres du Liban. Murielle et sa binôme, Sophie, récupèrent une liste de vingt à trente patients, qu’elles se répartissent. En moyenne, elles en voient six chaque lundi. La Fédération Jalmalv, créée en 1987 pour « susciter un changement des mentalités face à la mort et proposer aux malades et à leur famille un accompagnement centré sur une attitude d’écoute », se veut humaniste, laïque et apolitique. L’association de Nantes, créée en 1989, compte 52 bénévoles, âgés de 32 à 80 ans. La structure organise aussi des entretiens et des groupes de parole pour adultes et enfants endeuillés.
La dame au collier
Avant de s’élancer dans les couloirs écrus de l’hôpital, Murielle accroche son badge « Bénévole d’accompagnement Jalmalv » en évidence sur son t-shirt. Elle ne ressent pas d’appréhension. « Je suis à ma place, affirme-t-elle. Je n’ai
encore pas eu à affronter d’“effet miroir”, la situation d’un patient qui me renverrait à une expérience personnelle. » Elle frappe à une porte : personne. Porte suivante : une dame est avec une amie et émet un regard intéressé. Murielle peut-elle repasser plus tard ? Prochaine chambre : une dame l’accueille. Au bout de 10 minutes, la bénévole ressort : « Elle n’entendait pas, j’ai dû me mettre du côté de son oreille qui entendait un peu et crier. Elle mangeait des petits LU et a ri de bon cœur. » Murielle s’engouffre à nouveau dans l’intimité d’un malade. « Le monsieur m’a parlé d’euthanasie, mais je n’ai pas à prendre position, ni à débattre », déclare-t-elle. Les rencontres se suivent et ne se ressemblent pas. Avant, cette bénévole de 51 ans était auxiliaire de vie. Comme dans son ancien travail, elle s’habille toujours en noir, t-shirt, legging et Birkenstock aux pieds. Les patients la reconnaissent grâce à ses tatouages sur les bras et son collier de grosses perles en bois multicolores. « J’aime le mettre car c’est un cadeau de ma maman, décédée il y a trois ans. Elle a sûrement été accompagnée par des bénévoles elle aussi. Certains patients m’appellent “la dame au collier”. » Murielle arbore aussi une magnifique et interminable tresse poivre et sel tombant au-delà des fesses : « Parfois, je suis gênée par rapport à mes cheveux longs et épais car, ici, certaines personnes n’ont pas de cheveux. Je les attache à mon arrivée. » Dans le couloir rose saumon, Orlane, une aide-soignante, l’interpelle à propos d’une patiente de 50 ans : « Elle s’inquiète LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 91
REGARDS // JUSQU’À LA MORT ACCOMPAGNER LA VIE beaucoup de voir son état se dégrader. » Murielle répond : « La dernière fois, nous avions bien discuté, elle m’avait parlé de son lapin lumineux à qui elle parle, ça lui fait une présence. » Pour Orlane, les bénévoles sont précieux : « Les patients ont plus de facilité à “dire” aux bénévoles. Ils parlent de leurs douleurs, de leurs inquiétudes sur le cancer. Nos échanges avec eux ne sont pas approfondis par manque de disponibilité. » Yvonne Bellocq, présidente de Jalmalv-Nantes et bénévole depuis trois ans, confirme : « J’ai parfois ressenti du regret de la part des soignants car on offre ce qu’ils n’ont pas, du temps. » « Certains patients ont besoin d’une écoute et d’autres, plus introvertis, ne voient pas l’intérêt, constate l’une des deux cadres de santé du centre du BoisRignoux. Un bénévole de Jalmalv ne pourra jamais remplacer un professionnel mais peut venir en complément. Sur une matinée, au moment des toilettes, les équipes feront ce qu’elles peuvent pour écouter un patient qui a besoin de parler mais elles n’auront pas le temps nécessaire. » Sophie et Murielle attendent avec impatience la réunion avec la coordinatrice du service : elles expliqueront leur rôle à l’équipe. Même si les aides- soignantes ont déjà perçu l’intérêt de leur présence ici. « Pendant les bilans, des patients se sentent isolés et les médecins peuvent “prescrire” des bénévoles,
affirme Kelly Bourges, aide- soignante depuis quinze ans. À ceux qui n’ont pas beaucoup de visites ça fait du bien de discuter de tout et de rien. Il y a un vrai impact. » Du côté des patients, face à une personne formée à l’écoute, l’inter rogation peut dominer au départ, mais beaucoup finissent par se laisser aller. « Je suis contente car ça me fait de la visite, témoigne Monique Durocher, 74 ans, patiente au Bois-Rignoux depuis deux ans, pour un cancer du sein. Les bénévoles apportent du réconfort et permettent aux gens de s’ouvrir, pour partir avec un peu de lumière. Le fait de parler entraîne des prises de conscience sur qui on est et éveille sur le grand départ. »
L’écoute active, ADN de Jalmalv
Aussi futiles semblent-ils, les sujets abordés par les bénévoles le sont avec une technique particulière, celle de l’écoute active, dont la bible est le livre de Pierre Reboul Écouter pour accompagner. Ici, pas d’ego qui tienne, ni de velléité de changer le patient ou de l’inciter aux confidences. Le rôle du bénévole est assez effacé : pas de jugement, de conseil, de soutien, d’investigation, d’interprétation, de diversion. Le maître mot de l’écoute active est la reformulation : « Si j’ai bien compris, c’est ça que vous voulez dire : “…” » Elle encourage à développer la pensée, à vérifier et à reconnaître les émotions du malade. Le bénévole doit
« Les patients ont plus de facilité à “dire” aux bénévoles. Nos échanges avec eux ne sont pas approfondis par manque de disponibilité. » Oralne, aide-soignante au centre de soins Le Bois-Rignoux 92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
apprendre à écouter le silence et accepter de ne pas tout comprendre. « Il ne faut rien attendre en tant que bénévole, résume Christine Mazurelle, bénévole à Jalmalv-Nantes. Si vous pensez que la personne va vous confier les secrets de sa vie, ce n’est pas le cas. Et si c’est le cas, ce sont des secrets lourds à porter. » « C’est comme avoir devant soi une pelote de laine et tirer un petit peu pour que ça se dévide, témoigne Yvonne Bellocq. S’ils accrochent, à un moment ils lâchent les filtres. Il ne faut pas poser des questions comme : “Vous avez des enfants, des petits-enfants ?” Pas question de planter un poignard en plein cœur ! Il faut les rejoindre là où ils en sont. La révolte, le déni, etc. » Tous les mois, les bénévoles ont l’obligation de participer à un groupe de parole, afin de ne pas être livrés à eux-mêmes et ainsi de rassurer les structures. Ce lundi de décembre, ils sont huit autour de la table, dans la petite salle associative de l’immeuble HLM de Nantes Habitat. La séance, qui a lieu de 20 heures à 22 heures, est encadrée par Anne, l’une des trois psychologues de l’association. Marie, 74 ans, pull et lunettes roses, prend la parole : « Dans un Ehpad, j’ai vu une dame très déprimée pendant plusieurs semaines. À chaque fois, elle faisait semblant de dormir. Et mercredi dernier, elle était habillée et coiffée. Elle m’invite à m’asseoir. Elle me dit : “Oh, mais j’en ai assez ! ” Je lui fais le renvoi habituel : “Vous en avez assez ?” “Oui, ça n’a pas de sens, je ne sers à rien.” Je continue le renvoi. Cette dame est veuve et n’a pas d’enfants, alors je lui demande : “Vous avez eu une activité professionnelle ?” » La patiente se met alors à raconter à Marie ses trente ans de vie professionnelle dans la même entreprise. « Elle était dithyram-
Jusqu’à la mort accompagner la vie 80 associations en France. 8 000 adhérents. 2 500 bénévoles. 60 000 visites en 2019. La Fédération Jalmalv a été créée en 1987. www.jalmalv-federation.fr Jalmalv-Nantes, créée en 1989, a 180 adhérents et 52 bénévoles. www.jalmalv-nantes.fr
bique et transformée. Ça m’a fait un vrai petit bonheur d’entendre cette personne s’exprimer alors qu’elle était déprimée 20 minutes avant. » Ce soir-là, Sophie, quant à elle, s’inquiète des refus : « Plusieurs personnes m’ont dit non quand je suis rentrée dans la chambre. Ça me touche quand je les entends dire “Je n’ai pas besoin” avec tellement de colère en eux ! » Autour de la table, des rires entendus fusent. Chacun sait de quoi elle parle. « On a envie de dire : “Vous êtes sûr ?” » sourit Marie. Isabelle, 51 ans, lunettes sur la tête, rassure Sophie : « Lors de mes premiers accompagnements, j’aurais fait demitour. Mais, parfois, j’attrape un petit fil de rien du tout et on reste à discuter. »
L’être, pas le faire
En moyenne, les bénévoles restent de 20 à 30 minutes dans une chambre. Murielle vient toujours avec sa montre chronomètre : « Non pas pour chronométrer mais pour la parité. Quand, au bout de 20 minutes, une personne tourne en boucle sur le même sujet, je passe à autre chose, je ne peux pas empiéter sur le temps des autres. » Pour Sophie, devenir bénévole à Jalmalv a pris tout son sens il y a quelques mois. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 93
REGARDS // JUSQU’À LA MORT ACCOMPAGNER LA VIE « J’ai trois enfants quasi-autonomes, et je suis enseignante de français à temps partiel. J’adore mon métier mais j’avais envie de découvrir autre chose : l’accompagnement, la présence pour autrui, j’ai toujours été intéressée par le sens de la vie, donc de la mort aussi. Pendant le confinement, cette réflexion s’est accentuée et j’ai corrigé une copie d’élève qui disait : “Tout le monde a le droit d’exprimer ses sentiments.” Ça m’a marquée et j’ai sauté le pas. » Sophie a suivi l’exigeante formation imposée par Jalmalv. Après une lettre de motivation et deux entretiens avec la coordination et une psychologue, le bureau choisit collégialement les postulants retenus. En 2020, dix-neuf personnes se sont inscrites et neuf ont été sélectionnées. « La bonne volonté ou la forte sensibilité ne suffisent pas, insiste Marie-Thérèse Fribault, ancienne présidente de Jalmalv-Nantes. Il y a beaucoup de générosité et d’exaltation au départ, mais ce n’est pas ce que l’on cherche. Il ne faut pas être dans le faire, mais dans l’être. » Chaque stagiaire paie 300 € de sa poche et suit 75 heures de cours avec une formatrice professionnelle, deux psycho logues, deux médecins et un philosophe, pendant huit mois. Il apprend la technique d’écoute, le cadre législatif de la fin de vie, les besoins psychosociaux et spirituels de la personne malade et les ques-
tionnements éthiques autour de la maladie et de la mort. Avant la signature de la charte et la remise du badge, restent encore deux entretiens avec la coordinatrice des bénévoles et une psychologue, et l’ultime décision collégiale. Au terme de ce processus, le bénévole se voit attribuer un parrain ou une marraine qui l’épaulera dans ses accompagnements hebdomadaires. Par la suite, la formation se poursuit, tout comme les groupes de parole, obligatoires tout le temps du bénévolat. Outre le respect de la charte et la pérennité de son engagement, le bénévole promet de consacrer une après-midi par semaine aux malades. Pour un accompagnement optimal, le bénévole doit être interchangeable. « Il faut toujours être deux pour permuter et supprimer les risques d’attachement du patient ou du bénévole, témoigne Yvonne Bellocq. Je me souviens d’une dame qui m’avait vue dix-sept fois ; elle ne voulait voir que moi. Elle est décédée juste après que j’ai arrêté d’aller la voir. » « Nos bénévoles sont en collectif : il n’y a pas un bénévole pour un malade, résume Olivier de Margerie, président de la Fédération Jalmalv. La formation approfondie sur plusieurs mois, avec des psychologues et bénévoles entraînés, engage un processus de réflexion par rapport à soi-même et au deuil. » Sophie a suivi la formation en 2021 : « Je m’attendais à apprendre à
« Si vous pensez que la personne va vous confier les secrets de sa vie, ce n’est pas le cas. Et si c’est le cas, ils sont lourds à porter. » Christine Mazurelle, bénévole à Jalmalv-Nantes
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donner à l’autre, mais ça passe en réalité par le fait de s’écouter soi-même. Par exemple, il faut savoir dire stop si on est trop fatiguée. L’écoute active requiert d’être entièrement concentrée, il faut laisser son sac à dos à l’entrée. » En 2019, les bénévoles de JalmalvNantes, répartis sur les secteurs de Nantes, Ancenis, Châteaubriant et Cholet, ont effectué 14 456 visites, à 5 462 personnes. En 2020, année de crise sanitaire, les chiffres ont été divisés par plus de deux en raison de la fermeture des établissements aux personnes extérieures. Jalmalv est financé par la Caisse nationale d’assurance vieillesse, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, des donateurs, des collectivités – à Nantes, l’association reçoit chaque année 500 € de la ville et 1 200 € du département –, la Ligue contre le cancer et le mécénat privé.
Idées noires
Il arrive que des patients livrent leur détresse et leurs idées suicidaires, amenant parfois les bénévoles à alerter l’assistante sociale ou les soignants, avec l’accord du patient. Dans le groupe de parole, des bénévoles confient avoir déjà inscrit « idées noires » ou « idées tristes » sur le cahier de liaison qu’ils doivent remplir pour garder une trace de leur passage. La psychologue, Anne, les aiguille : « Quand quelqu’un exprime le besoin de se suicider, il faut lui demander ce qui l’a amené à cet état. Hormis les personnes âgées, qui parfois veulent vraiment mourir, les gens sont généralement en souffrance extrême et veulent que cette souffrance s’arrête. S’il arrive que des informations vous perturbent trop, vous pouvez en parler soit au corps médical, soit à la coordination. »
Autre dilemme auquel les bénévoles sont confrontés : le consentement. En soins palliatifs, certains malades sédatés ne peuvent plus s’exprimer. Le sujet est abordé par Marie. « Je suis désemparée quand je rentre dans une chambre avec une personne sédatée sans famille, sous oxygène, témoigne-t-elle. Je dis bonjour, je me nomme et je ne peux pas lui demander son accord. Ça me gêne toujours. De quel droit suis-je là ? Ça me remue, je ne suis pas à l’aise. » Autour de la table, chacun réfléchit et repense à sa propre expérience. Marie poursuit : « Je me sens comme une intruse qui se permet de venir à un moment crucial de la vie, peut-être les dernières heures. » Silence de nouveau. Puis, les langues se délient. « Il y a un autre point de vue, adoucit Isabelle. C’est quelqu’un qui part seul et, si on est là, c’est pour que les gens ne partent pas seuls. » « On représente la société plus que nous-même », renchérit Sophie. La psychologue répond à la crainte : « La question de la présence est presque insoluble. Pour les soignants, ça peut peut-être aider. Quand il y a des personnes du corps social qui se mobilisent pour accompagner, c’est l’espoir. Et les familles craignent que la personne parte seule. Cela peut être important pour les survivants. » Dans le centre de soins de suite du Bois-Rignoux, pleine d’énergie, Murielle poursuit sa ronde de visites. Dehors, même en plein mois de janvier, les oiseaux chantent et la tondeuse vrombit, comme pour rappeler que la vie s’obstine. En sortant d’une chambre, la bénévole rapporte : « Au sport, je dis “On lâche rien !”, mais là je ne peux pas, ni dire “Bonne fin de journée” ou “À bientôt”. Je ne dis jamais “Courage !” non plus. Donc, je dis : “Merci pour votre accueil et l’échange. Au revoir.” »
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Fraternités
Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché
Handicap – Une deuxième vie pour les fauteuils Gilles Mobré a perdu l’usage de ses jambes après une maladie dégénérative. Vivant dans un appartement à plusieurs niveaux, il avait besoin pour s’y déplacer d’un second fauteuil roulant, ce que ne prend pas en charge la Sécurité sociale. Un ami ancien élu local lui a procuré l’appareil salvateur et il a décidé de se mobiliser pour ceux qui n’ont pas eu sa chance. Avec son épouse, Gilles Mobré a créé l’an passé dans sa commune de Ploërdut (Morbihan) l’association Handihelp 56, afin de récupérer tous les fauteuils roulants non utilisés. Dans un atelier de 400 m2 sont aujourd’hui stockés 60 appareils fournis par des particuliers ou des institutions médico-sociales et souvent auparavant promis à la décharge. Certains modèles, électriques, peuvent coûter jusqu’à 7 000 euros. Gilles et ses amis les nettoient, les réparent si besoin, avant de les distribuer dans le Morbihan. Une quarantaine de fauteuils ont déjà fait le bonheur de personnes handicapées dans la région. Une antenne est en cours de création chez les voisins des Côtes-d’Armor. www.facebook.com/Handihelp-56-109008821465136
Emploi – Habillés pour l’embauche Nombre de structures se mobilisent pour aider au retour à l’emploi ceux et celles que la vie n’a pas épargnés. La réussite passe par un entretien d’embauche, lequel nécessite une tenue impeccable. Non contents de proposer du coaching pour une bonne insertion et des séances photo de qualité, les militants de La Cravate solidaire s’emploient à four nir la bonne garde-robe aux candidats. Auprès d’entreprises comme de particuliers, les bénévoles récupèrent costumes, 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
tailleurs, chaussures, vestes, chemises, pantalons et cravates pour faire bonne figure devant les recruteurs. Créée à Paris en 2012, La Cravate solidaire fédère un réseau de 13 associations autonomes dans toute la France, la toute dernière ayant été lancée à Marseille fin 2021. Les 1 600 militants – du spécialiste en ressources humaines au trieur de dressing – et 49 salariés ont déjà « habillé » plus de 16 000 candidats à l’emploi. lacravatesolidaire.org
Nord – Une épicerie solidaire diversifiée Les épiceries solidaires se développent partout. À Haubourdin (Nord), La Pioche va bien au-delà de l’aide alimentaire. Tous les après-midi de la semaine, on y trouve de la nourriture, mais aussi des produits d’hygiène et d’entretien et des vêtements pour 30 % du coût réel. Les clients (étudiants, demandeurs d’emploi, retraités modestes aux fins de mois difficiles) sont membres de l’association avec droit de vote. Dans les nombreux ateliers proposés, on trouve des activités classiques (cuisine, couture) mais aussi plus originales, comme un atelier photo
ou une chorale animée par un chanteur de l’Opéra de Lille. La Pioche est aussi une EBE, une entreprise à but d’emploi, qui salarie des personnes dans le cadre de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée. Des bénéficiaires du RSA suivent un parcours de formation de « bénévole engagé ». Le groupement d’épiceries solidaires La Pioche permet d’échanger les savoirs et de mutualiser la collecte de dons agro alimentaires et industriels entre structures cousines. www.lapioche.fr ou 03 20 30 66 70
Alpes-Maritimes – Une radio rock et solidaire Ancien DJ et animateur de radio libre, aujourd’hui agent commercial, Philippe Noyer a réalisé son rêve en créant en 2018 à Nice une web radio dédiée au rock. Les 25 000 auditeurs quotidiens de Nice Tunes Radio ne se doutent pas que ce projet musical s’accompagne d’un geste philanthropique. Si l’écoute est gratuite et les animateurs bénévoles, la radio a besoin d’argent pour payer ses frais techniques et les droits à la Sacem. Annonceurs et amis du fondateur apportent les sommes nécessaires au fonctionnement. Habitant à côté de l’hôpital Lenval, Philippe Noyer a décidé d’attribuer le surplus financier aux enfants malades. Le 15 février dernier, comme chaque année depuis 2019, il a remis un chèque de 2 000 euros à la Fondation Lenval. Celle-ci soutient l’hôpital niçois, héritier de l’hospice créé à la fin du xixe siècle par le baron Leon Władysław Loewenstein de Lenval, riche industriel polonais. Intégré au CHU, l’établissement est devenu un centre pédiatrique réputé de la Côte d’Azur, que les fans de Nice Tunes Radio peuvent aider en écoutant leurs chansons favorites. www.nicetunesradio.com
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Ehpad : quand on veut, on peut !
Les récentes enquêtes ont de nouveau mis en lumière la maltraitance dans certains Ehpad. Pourtant, de belles initiatives voient aussi le jour chez les seniors : repas fait maison, jardin partagé, échanges avec les enfants. Tour d’horizon des résidences où « ça se passe bien ». Par Sarah Boucault
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haque matin, munie de son chariot, Marianne Burési, 80 ans, réceptionne le courrier et le distribue aux résidents de l’Ehpad de Saint-Julien-du-Sault, dans l’Yonne. « Le lundi, il y en a beaucoup car il s’accumule le week-end et il y a les magazines télé », remarque la factrice aguerrie, qui habite la résidence depuis dix ans. Cet Ehpad public, situé en plein cœur d’un village de 2 400 habitants, entre deux écoles et en face du cinéma, accueille soixante-cinq résidents. « Nous créons avant tout des lieux de vie, pas des lieux où l’on attend la mort, ni des lieux de travail, affirme Hugo Vidal-Rosset, directeur depuis quatre ans. Tout d’abord, nous appelons les personnes “résidents” ou “habitants” : ce sont des gens avec un paysage intérieur, un passé, des compétences. Sur les portes, on inscrit “Bienvenue chez” avec le prénom et le nom de la personne, et on ajoute des images de ce qui fait sens. » Sur la sienne, Daniel Dieudonné, 89 ans, a affiché des épagneuls. « Vic, mon épagneul, mangeait 250 g de bourguignon tous les jours. Il a vécu dix-huit ans et trois mois », se souvient l’ancien chef
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d’atelier mécanique, joueur de Triomino et photographe attitré de la résidence. Hugo Vidal-Rosset ne se reconnaît pas dans les descriptions de maltraitance faites par le journaliste Victor Castanet dans son livre Les Fossoyeurs à propos des Ehpad du groupe Orpea, ou par l’émission Cash Investigation concernant ceux gérés par Korian. Mais il n’est pas dupe pour autant : « Il faut sans cesse remplir des appels à projets, solliciter les fondateurs, l’agence régionale de santé, le département. Il y a un sous-financement chronique de tous les Ehpad, mais on essaie d’être dans une logique vertueuse. Par exemple, de meilleures conditions de vie au travail entraînent moins d’absentéisme, donc une diminution des coûts et une situation financière positive. Même si on n’a jamais assez d’argent. » Pour casser l’aspect institutionnel, la résidence s’est basée sur la philosophie québécoise Carpe Diem : les soignants, hors soins, enfilent une tenue civile. L’Ehpad a aussi créé une unité Alzheimer où neuf chambres sont disposées autour d’une cuisine ouverte, un salon et un jardin. « Pour recréer un esprit colocation »,
affirme le directeur. La structure a également reproduit un diner américain des années 1960 avec frigo, tisanerie vintage et baby-foot. Les deux chiens de la psychologue se promènent en liberté dans la structure trois jours par semaine. « Les chiens sont recommandés pour les gens qui ont perdu les pédales », affirme avec aplomb et humour Daniel Dieudonné. Le résident apprécie aussi les visites de la chatte Chaussette, qui, elle, appartient à l’Ehpad. Dehors, dans le potager, les seniors récoltent les œufs des six poules et, l’été, tomates, courgettes, poivrons, fraises, aubergines, pour cuisiner ratatouilles et tartes. Pour une cuisine digne de ce nom Depuis 2018, Christophe Arlot a travaillé dans vingt-trois Ehpad dans l’ouest de la France, mais n’est resté plus d’un mois que dans un seul, l’Ehpad public des Chênes Verts, à l’île d’Yeu, en Vendée, qui accueille soixante-sept résidents maximum. Pour ce cuisinier, l’alimentation et le choix des produits sont essentiels au bien-être des résidents. « Huit mois, c’est mon plus long contrat, et de loin ! Ici, les soignants sont bienveillants car ils s’occupent de leurs grands-mères, grands-pères, voisins », pointe-t-il. À l’île d’Yeu, Christophe Arlot prépare des langues de bœuf sauce Madère et des sautés de veau faits maison et il apprend les spécialités locales : la morgate (un poisson) ou la tarte au thon. « Impossible à faire dans les cuisines des grands groupes. Au goûter, je fais des quatrequarts et des fars bretons maison, tout le monde descend ! » « 80 % des repas sont frais et faits maison par les cuisiniers, dont la soupe du soir, pour lutter contre la dénutrition des usagers, fréquente à cet âge, souligne Nathalie Semelin, la
directrice de l’Ehpad. Cette initiative est encouragée par la diététicienne. L’établissement fait appel à un mareyeur deux fois par semaine pour le poisson frais. » Le cuisinier Christophe Arlot a lancé une pétition sur change.org pour demander un budget de repas par jour d’au moins 8,50 € par résident. « L’important c’est que les gens mangent, que ça ait du goût, insiste-t-il. Les personnes âgées aiment la crème et le beurre. Pas de diététique à 80 ans. Il faut de bons produits mais aussi du personnel formé, du matériel adapté. Un Ehpad doit être un hôtel-restaurant avec une clinique à l’intérieur. » La bientraitance ne va pas toujours de pair avec un tarif élevé : à l’île d’Yeu, le prix de journée y compris ticket modérateur dépendance s’élève à 62,06 €. Chez Orpéa, selon l’enquête de Victor Castanet, les tarifs sont trois à six fois plus élevés. Ateliers intergénérationnels À l’Ehpad de Saint-Julien-du-Sault, un système de correspondants a été mis en place entre écoliers et résidents sur la base de leur couleur et animal préférés. Grands et petits débattent aussi une fois par mois lors d’un café philo et se retrouvent dans le potager. Ces échanges intergénérationnels sont le point de départ du projet d’Astrid Parmentier et Pauline Faivre. Les deux entrepreneuses ont créé Tom&Josette en 2019. « On se disait : “Ce n’est pas possible que ce soit un endroit fermé, cloisonné, où l’on va à contrecœur”, raconte Astrid Parmentier. En allant rendre visite à ma grand-mère, j’ai remarqué qu’il existait un lien incroyable entre mes neveux et elle. » Les jeunes femmes ont alors lancé le concept de microcrèche dans les Ehpad disposant de 120 m2 libres. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 99
REGARDS // EHPAD : QUAND ON VEUT, ON PEUT ! Après Rennes en 2020, une autre a vu le jour en mai 2021, à Montussan, en Gironde. Lolita el-Abbas y travaille. À 31 ans, cette ancienne auxiliaire de vie auprès des personnes âgées vient de se reconvertir en éducatrice de jeunes enfants. Elle est devenue la référente intergénérationnelle de la microcrèche de Montussan, située à quelques kilomètres de chez elle. « Une aubaine, souligne-t-elle. J’ai la possibilité d’avoir les deux casquettes et de ne pas laisser tomber les personnes âgées. Je sais à quel point elles ont besoin de nous. » Chaque mardi et jeudi, de 10 à 11 heures, des seniors de la résidence encadrent des enfants de deux ou trois ans lors d’un atelier : préparation d’une galette des rois en janvier, fabrication de masques et de maracas pour le carnaval en février, etc. Tous les lundis et mercredis, la veille des ateliers, Lolita el-Abbas appelle chacun des onze habitants la résidence seniors : « Pour prendre de leurs nouvelles et leur rappeler l’activité. Un monsieur n’était pas venu depuis trois semaines à cause de sa santé alors qu’il venait tout le temps. Ça lui manque. Un regard, un sourire, un enfant qui attrape un livre et le tend à un
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« Un Ehpad doit être un hôtelrestaurant avec une clinique à l’intérieur. »
résident, c’est tout simple mais ça procure de la joie. Pour les résidents, c’est la vie, la spontanéité. Ce monsieur met des boules de graisse dans le jardin car il sait que les oiseaux viendront les picorer et que les enfants pourront les observer. » Les microcrèches Tom&Josette sont locataires de la maison de retraite et signent une convention de partenariat de projet intergénérationnel. En 2022, l’entreprise, au chiffre d’affaires de 330 000 € – en 2021 avec deux crèches –, ouvrira huit nouvelles crèches intergénérationnelles dont une à L’Houmeau (Charente-Maritime), une à Albi (Tarn), une à Brest (Finistère), une à Meudon (Hauts-de-Seine), une à Laval (Mayenne), une à Vourles (Rhône) et une à FarguesSaint-Hilaire (Gironde). « Il y a aussi un parti pris pédagogique, explique Astrid Parmentier. “Dépêchetoi” est la phrase qu’un enfant entend le plus avant trois ans. Les enfants ne côtoient que des adultes speed qui sont dans la vie active, Avec un papy ou une mamie, il n’y a aucune pression, de la tendresse, du temps, de la douceur. Et lorsqu’une personne âgée transmet des choses, elle travaille sa motricité et ça fait sens pour elle. »
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Jean-Pierre Sautreau, lanceur d’alerte Victime d’agressions sexuelles enfant au sein de l’Église, Jean-Pierre Sautreau aura attendu près de soixante ans avant d’en parler. Depuis, il ne cesse de se battre pour que sa souffrance et celle de ses pairs soient reconnues.
J
Par Bernadette Sauvaget
ean-Pierre Sautreau a le front dégarni et arbore une fine moustache blanche. Le plus souvent, il porte des chemises à carreaux qui lui donnent une allure campagnarde. À l’automne 2018, ce retraité du secteur bancaire de 72 ans est devenu un lanceur d’alerte. Son livre de témoignage, Une croix sur l’enfance (Nouvelles Sources/ La Geste), un bout d’autobiographie de son enfance sacrifiée à l’Église catholique, provoque, à sa parution, un séisme en Vendée. Sans l’avoir prémédité, il vient de briser l’omerta sur l’un des plus importants scandales de pédocriminalité connu à ce jour, celui du petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers, où des centaines de jeunes garçons furent agressés par au moins une quinzaine de professeurs jusqu’à la fermeture de l’établissement au début des années 1970. « Longtemps, je n’ai rien raconté de cette histoire, ni même de mes années à Chavagnes », explique Jean-Pierre Sautreau. Pressé par ses proches, notamment par l’une de ses filles, qui est éditrice, il commence à dérouler son histoire fin 2016 au cours des fêtes de Noël. Suivra dans la foulée l’écriture d’Une Croix sur l’enfance. Moins médiatique que François Devaux, le fondateur, à Lyon, de l’ex-
Parole libérée, le Vendéen est devenu lui aussi, comme l’Aveyronnais Olivier Savignac, l’une des grandes figures de la lutte contre les abus sexuels dans l’Église catholique en France, notamment en participant aux travaux de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase).
Un avenir tout tracé
Né dans une famille de paysans, JeanPierre Sautreau, gamin doué et intelligent, est repéré, alors qu’il a à peine dix ans, par le curé du village et sélectionné, si l’on ose dire, pour entrer au petit séminaire. « Mes parents se voyaient vieillir vivant avec leur fils prêtre et entretenant le jardin du presbytère », racontet-il. Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la Vendée est ce qu’on appelle une « terre à prêtres », une fabrique à vocations. À la tête de ce système, un prêtre, Mgr Eugène Arnaud, qui domine de son ascendant le moindre recoin de cette terre catholique, écume le diocèse pour enlever à leurs familles de jeunes garçons. Avant d’entrer au petit séminaire, les « élus » suivent une retraite de trois jours. Et la plupart sont confessés, à la fin, par Arnaud, qui, les interrogeant sur LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 101
PORTRAIT // JEAN-PIERRE SAUTREAU
Jean-Pierre Sautreau Une croix sur l’enfance (La Geste, 2018). Criez pour nous (La Geste, 2021).
leurs « mauvaises pensées » – comme on disait à l’époque –, en profite honteusement pour leur mettre la main à la culotte. Jean-Pierre Sautreau appartient à la cohorte des centaines d’abusés par Eugène Arnaud. Une fois entré au séminaire, il subit aussi, comme un nombre impressionnant de jeunes victimes, les assauts d’un professeur. Lors de la parution d’Une croix sur l’enfance, les autres victimes, les « copains », comme il les appelle désormais, viennent à lui, s’expriment spontanément lors de réunions publiques. « Je croyais être le seul. Nous étions des centaines », s’étonne encore le lanceur d’alerte. Au même moment, François Jacolin est nommé évêque de Vendée. Confronté à cette fin de l’omerta, le prélat devient l’un des évêques les plus actifs dans ce dossier et prononce une déclaration publique de repentance dès octobre 2020 ; ce qui lui vaut aujourd’hui localement des inimitiés politiques, dans un département où la droite catholique tient le haut du pavé. Chez Jean-Pierre Sautreau, il n’y a quasiment pas une journée sans que le téléphone sonne ou qu’un mail arrive ; quelqu’un, un homme le plus souvent, vient raconter ce qu’il a subi dans son enfance. D’abord, ce furent les victimes de Chavagnes. Maintenant, on l’appelle de toute la France. Cet engagement aux côtés des victimes s’est imposé à JeanPierre Sautereau plus qu’il ne l’a choisi. L’homme est rugueux, souvent intransigeant. D’emblée, il faut composer avec son esprit bourru. Mais il a aussi une acuité rare pour sentir les êtres et les situations, la générosité du temps et de l’écoute. Sa véritable vie est celle d’un poète. « J’aurais voulu être journaliste ou quelque chose comme cela », confie-t-il. Mais il lui fallait gagner sa vie, ses parents renâclant à ce qu’il poursuive ses études.
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Jean-Pierre Sautreau est un révolté, un combattant. Très vite, il s’engage dans le syndicalisme, à la CFDT. « Cela a été une chance », dit-il encore. L’engagement militant a ouvert, d’après lui, son horizon. De ses années de salarié, il a gardé l’habitude de se lever avant l’aube. Ces heures-là, protégées du tumulte du monde et des obligations quotidiennes de la vie, sont celles du labeur des mots. Elles sont sa respiration. Et elles ont abouti à la publication de plusieurs recueils de poèmes.
La force du collectif
L’ancien syndicaliste est devenu le portevoix de centaines d’enfants qui avaient, comme lui, emmuré leur douleur dans le silence. Assez vite, un réseau s’est tissé, une force a émergé, une nouvelle camaraderie s’est créée où chacun épaule l’autre. Jean-Pierre Sautreau est devenu le dépositaire et le confident, l’archiviste improvisé de la face cachée et lugubre du catholicisme vendéen. De ses années de militantisme, il a gardé l’habitude de mener des réunions, d’organiser la lutte ; ce qui lui est bien utile dans son combat actuel. Des liens noués a surgi un collectif de victimes d’abus sexuels dans l’Église, l’un des plus actifs à cette heure. Et un nouveau livre, somme des histoires collectées, l’un des plus émouvants sur le scandale de la pédocriminalité dans l’Église, Criez pour nous (Nouvelles Sources/La Geste), publié en janvier 2021. La force de Jean-Pierre Sautreau est aussi celle des mots. Dans le bureau où il s’isole pour écrire, il consigne tout dans ses archives. Il note scrupuleusement les contacts qu’il a eus avec les anciennes victimes de Chavagnes et d’ailleurs. Il a dessiné des tableaux qui récapitulent les faits et les agresseurs du petit séminaire. Pour
© Loïc Venance / AFP
L’homme est rugueux, souvent intransigeant. Mais il a aussi la générosité du temps et de l’écoute.
ne rien oublier, pour recouper les données si nécessaire. Lors de discussions, il exhume parfois de sa boîte à souvenirs un petit ruban de tissu où s’alignent des « SAUTREAU Jean-Pierre » brodés en rouge. Sa mère les cousait sur ses vêtements de pensionnaire de Chavagnes. Le petit ruban, soigneusement roulé dans sa boîte, l’a accompagné toute sa vie. Pour le lanceur d’alerte, cette solidarité et cette fraternité sans esbroufe ont eu, ces derniers mois, un prix très lourd. Les médecins lui ont diagnostiqué l’été dernier un cancer, qu’il soigne au prix de séances quotidiennes de radiothérapie. « C’est éprouvant, reconnaît ce battant. Avec ces rendez-vous chaque jour, tu peux difficilement oublier ce qui t’arrive, te concentrer sur autre chose. » Il évoque d’autres « copains » du collectif qui, eux aussi, affrontent la maladie
en ce moment. L’enquête de la Ciase et la remise de son rapport ont été pour la plupart une période de libération. Mais une période également éprouvante, où les douleurs se sont ravivées. Jean-Pierre Sautreau n’est pas du genre à baisser les bras. En ce moment, il se concentre sur les réparations aux victimes. L’épiscopat et la Conférence des religieux et religieuses de France ont mis en place leurs commissions d’indemnisation respectives. Le lanceur d’alerte a, lui, évolué sur cette question des réparations financières. « Au départ, je ne voulais pas de cet argent, raconte-t-il. Mais j’ai compris son importance en écoutant les copains du collectif et en y réfléchissant. Les indemnisations financières matérialisent les agressions et les viols qui ont été subis. Pour réparer, le symbolique ne suffit pas. »
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© Georges Seguin
GRAND ENTRETIEN // L’HUMAIN, ÇA SE TRAVAILLE…
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L’humain,
ça se travaille… Même si les humanités ont été dévalorisées dans l’enseignement, nos sociétés restent profondément en demande de sens, et leur appétence pour ce qui leur permet de se comprendre reste forte, estime l’historien Johann Chapoutot.
Témoignage chrétien – Vous venez de publier un livre sur les récits à travers lesquels les sociétés occidentales ont essayé de se donner du sens, de se raconter leur histoire et leur devenir. Mais existe-t-il une vérité historique ? Johann Chapoutot – Il faut préciser ce que l’on entend par historique. L’histoire est une des modalités d’aménagement de ce monde humain. D’où viens-je ? Comment mes parents se sont-ils rencontrés ? Quelle a été l’histoire de mon pays ? Répondre à ce genre de questions est une des modalités par lesquelles nous nous accommodons à notre finitude. Quant au régime de vérité propre à l’histoire, il faut dire que ce que vise cette discipline est à la fois très ambitieux et très modeste : il s’agit de produire un discours véridique qui atteste de l’existence d’un être, d’une chose, d’un événement, grâce à une méthode d’enquête que décrivaient déjà Hérodote et Thucydide. Une méthode qui consiste, à la manière des enquêteurs judiciaires, à établir l’authenticité d’un ensemble de documents en les lisant, en les examinant, en les recoupant avec d’autres, en les confrontant à des témoignages, etc. C’est peu de chose, on n’invente rien, on n’explore pas les confins de l’espace… Mais, face au tsunami permanent du grand n’importe quoi qui déferle sur les réseaux sociaux ou devant les micros et les caméras, on se rend compte que cette discipline historique, qui travaille humblement, a devant elle une tâche immense.
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GRAND ENTRETIEN // L’HUMAIN, ÇA SE TRAVAILLE…
Mais le passé est incertain. Ce n’est pas parce qu’un événement a eu lieu que la connaissance que nous en avons est parfaite, indiscutable. Bien sûr. Toute histoire est contemporaine. Les questions que nous adressons au passé sont des interrogations du présent, elles correspondent toujours à des problématiques qui nous occupent quand on les pose. Que l’on s’intéresse aujourd’hui plus à l’histoire des minorités ou des femmes, par exemple, n’est pas indifférent à ce que nous vivons. Avec un peu d’ironie, on peut dire que l’histoire que nous faisons est déjà une manière de raconter le présent ! Nous avons besoin de nous raconter… J’aime beaucoup l’expression de Nancy Huston « Nous sommes une espèce fabulatrice. » Nous sommes un zoon logikon, un être de langage qui n’advient à luimême que par la maîtrise du langage, et une maîtrise en propre, qui est celle de la parole. Mais je ne parle pas, là, des « éléments de langage », de la répétition des faux discours que l’on entend partout, des écoles de commerce aux plateaux de télévision. La minoration et la dévalorisation des matières littéraires et des humanités depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sont très signifiantes. D’abord pour faire advenir des techniciens, des scientifiques, des ingénieurs – pourquoi pas ? C’était nécessaire –, et maintenant pour aboutir à ce qui est une dégradation de cela, aux managers. Or, cela ne tient pas. On vient de le voir avec les confinements : lorsque les gens sont rendus à eux-mêmes, ils ne s’intéressent pas à la comptabilité à double entrée, mais à autre chose. Ils se tournent vers les livres. Les librairies ont vu leurs ventes progresser de 20 % en deux ans. C’est heureux, non ? Ça oui ! J’y vois la seule bonne nouvelle de toute cette histoire de pandémie. Mais c’est intéressant, cette distinction entre, d’un côté, le besoin d’interrogation, de sens, de construction de sens, via le langage, via les matières littéraires et, de l’autre, la dévalorisation sociale des humanités. Cela dit qu’un projet de société porté par certaines élites n’est pas partagé par la société elle-même, et qu’elle retrouve ses appétences profondes quand elle est rendue à elle-même. Vous évoquez dans votre livre l’épuisement du providentialisme religieux et ce que Jean-François Lyotard a appelé en 1979 la fin des grands récits. On a vu où a conduit une certaine eschatologie marxiste, ce qu’ont produit le nazisme et le fascisme… Il faut bien distinguer entre « le grand récit » et le récit lui-même comme quête de sens, quête d’orientation, construction d’une cohérence, volonté de trouver une direction à sa vie. La disparition des grands récits ne me chagrine pas plus que cela : on a vu les effets d’enrôlement et d’asservissement qu’ils induisaient. Il est plutôt réjouissant de voir que les grandes machines herméneutiques hoquettent et s’arrêtent, qu’elles n’ont plus de prise sur le réel. Cela ouvre aux
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Historien du passé contemporain Il se dit habité d’une « passion irraisonnée pour le passé ». Pourtant, Johann Chapoutot, qui enseigne à Sorbonne Université, ne se veut pas « antimoderne ». Il a beaucoup travaillé sur l’Allemagne, et en parle comme d’un terrain à partir duquel il interroge la modernité et ouvre les questions de sens. Abordée à travers la culture et les représentations, l’histoire est en effet pour lui une tentative de « comprendre un minimum notre être au monde ». Il l’écrit, pourrait-on dire, au « passé contemporain ». C’est ce qui l’a conduit à montrer comment le nazisme n’était pas un « accident de l’histoire », mais une manière particulière de s’inscrire dans la tradition culturelle européenne et occidentale, dont certains traits perdurent dans nos sociétés, notamment le fait de « considérer un travailleur comme une ressource ». J.-F. B. individus des possibilités de construction et de réflexion – de construction par la réflexion. Un sondage réalisé par Libération sur les attentes des Français, sur leurs désirs et leurs projets, a placé en tête, et de très loin, des idées comme celles de la solidarité, de la redistribution, de l’entraide sociale, à rebours complet des balivernes et des horreurs dont on nous abreuve à longueur de plateaux de télévision et de discours politiques. Je le répète, car il faut se le redire : rendus à eux-mêmes, nos contemporains redeviennent humains. Et l’humain, ça se travaille dans les humanités. Cela fait quelques millénaires que cela dure, et il n’y a pas de raisons que cela change par décret au titre de ce qui se raconte dans les écoles de commerce ou d’un modèle de « start-up nation » ! Il n’empêche que l’effondrement des religions et des idéologies a eu pour effet de laisser nos contemporains sans langage pour dire et articuler ce qui leur permet de vivre. Bien sûr, la désagrégation des grandes structures religieuses, à la fois herméneutiques et morales, en ce qu’elles proposaient une interprétation du monde et des critères de discernement désoriente et perd nos contemporains. Une part d’entre eux finit par s’enfermer dans les bulles cognitives que favorisent les réseaux sociaux, à essayer de bricoler des récits. C’est cela qui rend d’autant plus nécessaire le réinvestissement massif des humanités dans la promotion sociale, scolaire et universitaire. Que ce soit dans les textes bibliques, dans la sagesse antique, chez les Grecs – tout cela est en fait lié, car ce monde était très poreux –, on trouve de quoi faire et de quoi penser en termes de cartographie du réel, de manière de vivre sa finitude et son humanité. Il y a là de véritables boussoles. Je ne sais pas si on peut aller très au-delà de ce que l’on trouve chez les stoïciens, les épicuriens et Aristote en matière d’orientation dans le réel.
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GRAND ENTRETIEN // L’HUMAIN, ÇA SE TRAVAILLE…
Cette dévalorisation des humanités ne sort pas de nulle part. Au centre de votre livre, vous racontez comment le monde s’est trouvé presque muet, après la Seconde Guerre mondiale. Et on en a vu une traduction dans le « nouveau roman », qui s’est mis à parler, dites-vous, « d’une voix blanche ». Cette aphasie qui a failli frapper l’Europe et le monde occidental, après la « Solution finale » et Hiroshima, a été résumée par la célèbre phrase d’Adorno, très radicale, « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. » Je l’ai constatée dans la poésie allemande de la fin de la Seconde Guerre mondiale : c’est une poésie parfaitement descriptive, tâtonnante, comme si, après la catastrophe, pas à pas, on essayait de retrouver un monde humain en touchant son verre, sa gamelle, son stylo, en étant à peine capable de nommer ces choses… sans aller au-delà. C’était déjà énorme de réapprendre à marcher après le grand arasement du langage nazi et la prise de conscience de ce qu’il était, de ce qu’il a fait, après la prise de conscience de crimes dont l’intensité et l’extension étaient inouïes. Il y avait eu un phénomène du même ordre à la fin la Première Guerre mondiale : on ne pouvait plus continuer à raconter et à parler comme on le faisait, parce que la manière dont on parlait et racontait avait rendu possible ou, du moins, n’avait pas empêché la catastrophe. Cela a eu des effets de longue portée, jusque dans l’enseignement du français et des mathématiques. Bien sûr, parce qu’un faux surmoi scientifique s’est imposé après la Seconde Guerre mondiale. Pour être sérieux, on devait se montrer scientifique. On l’a vu
Plaidoyer pour les « humanités » Après plusieurs livres consacrés à l’Allemagne et au nazisme, l’historien Johann Chapoutot invite ses lecteurs à s’interroger sur ce qu’il est advenu, depuis l’avènement de la modernité, des récits à partir desquels les individus ont donné sens à leur manière d’être, d’agir et de faire société, à leurs rapports avec les autres. Son livre part du constat que l’épuisement, l’échec de ces récits ou les catastrophes auxquelles ils ont conduit ont laissé nos sociétés sans voix et dans un vide presque métaphysique. Sur ce manque fleurissent de nouveaux « -ismes » – obscurantisme, déclinisme, djihadisme, complotisme – qui sont autant de pis-aller peu réjouissants. Parce qu’il s’en inquiète, mais aussi parce qu’il croit que nos contemporains sont capables de mieux que cela, Chapoutot signe un plaidoyer pour les « humanités », pour la littérature, l’histoire et la philosophie. Un ouvrage passionnant, riche, et exigeant. J.-F. B. Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps, Paris, Puf, 2021, 384 p., 15 €
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jusque dans la pratique académique de l’histoire, à l’université : il fallait faire du quantitatif, de l’histoire sérielle, présenter des statistiques, des écarts-types… Tout cela relevait d’une conception purement formelle, comme si la science, c’était forcément des signes cryptiques et des concaténations absconses. Dans l’enseignement, cela a donné lesdites « mathématiques modernes », qui ont traumatisé des générations d’élèves des années 1960 aux années 1980. L’idée de départ, renoncer à l’intuition pour la formalisation, était honorable. C’était parfait pour le groupe Bourbaki, pour l’enseignement universitaire des mathématiques, pour l’agrégation, mais dire à un élève de 6e qu’une droite est une bijection, cela marche moins bien que de lui parler du plus court chemin entre deux points. Cette vieille définition paraissait pourtant trop littéraire. Or, cette idée du « trop littéraire » a métastasé dans l’ensemble des lettres, sous l’effet du structuralisme et de la grammaire générative, qui sont certes très honorables et très intéressants comme domaines de recherche à l’université, mais beaucoup moins au collège ou au lycée. Aborder la poésie en termes de statistiques, de graphes et de schémas, je n’en vois pas l’intérêt immédiat pour des enfants et des adolescents. Surtout quand les gros appareils d’interprétation accouchent d’une souris comme les cinq cents pages du Groupe µ [Ndlr : le Centre d’études poétiques de l’université de Liège], qui concluent que l’un des fondements de la poésie c’est la métaphore. Quelle découverte ! Vous terminez votre livre par un beau plaidoyer pour la littérature et pour l’otium, le temps libre de l’homme libre, dites-vous. Et vous rappelez que ce mot latin – qui s’oppose à negotium, le temps de l’activité, celui de la production, de la marchandise – se dit en grec skholè, qui a donné école… Mais comment rétablir les « humanités » ? Je pourrais répondre, en tenant le discours syndical sur les moyens, des postes, des crédits. Bien sûr, il en faut. Mais il y a aussi une dynamique endogène, qui se fonde elle-même, et qu’on a vue avec le succès de la librairie. Les besoins fondamentaux des êtres humains n’ont pas changé. Je crois à une certaine détermination de la géographie, de la psychologie… Nous restons cette espèce fabulatrice qui a besoin de langage, d’intelligence, de sens. Cela fonctionne : la demande sociale est là. Et, même si, sur Internet, quelques dizaines ou centaines de milliers de personnes racornies et violentes déversent tous les jours leur ressentiment, ce n’est pas l’essentiel. Je le vois avec mes étudiants : dans cette jeune génération, la décantation rationnelle des points de vue se fait assez bien dans la confrontation, pour peu qu’on soit de bonne foi et de bonne volonté. Je reste, voyez-vous, dans le fil des Lumières… plutôt tranquille : in fine, la conclusion raisonnable s’impose pour soi-même et pour la communauté. Propos recueillis par Jean-François Bouthors.
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l paraît, selon certains – je ne citerai aucun nom, et surtout pas celui d’Éric Zemmour –, que c’était mieux avant. Avant quoi ? Mystère. Ces sottises de névropathe mal fini me font toujours penser à un très bon film de René Clair, un grand cinéaste un peu oublié aujourd’hui, Les Belles de nuit. C’est l’histoire d’un artiste incompris, joué par Gérard Philipe, qui s’évade en rêve dans le passé car la réalité qu’il vit lui est insupportable. Jusqu’au jour où le passé, mythifié, mais surtout dangereux et cruel, lui réserve quelques mauvaises surprises qui lui font mieux goûter le présent et trouver l’amour. On devrait repasser ce film, fable légère et délicieuse, à quelques imbéciles confits dans leur nostalgie faisandée. Du coup, l’envie me vient de pasticher Georges Perec et son Je me souviens pour évoquer les riantes années 1960. Certes, j’étais tout petit, mais j’ai de la mémoire, et aussi quelques bonnes lectures. Je me souviens de la guerre d’Algérie. / Je me souviens des bidonvilles autour de Paris. / Je me souviens de la crise du logement. / Je me souviens que la plupart des appartements n’avaient pas de salle de bains. / Je me souviens des monuments de Paris, le Louvre, l’Arc de Triomphe, Notre-Dame, couleur
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de suie avant que Malraux ne leur fasse donner un coup d’éponge. / Je me souviens des voitures qui tombaient toujours en panne. / Je me souviens de l’ORTF aux ordres du pouvoir. / Je me souviens de la sinistre course du tiercé du dimanche, commentée par Léon Zitrone. / Je me souviens qu’il y avait 16 000 morts par an sur les routes, et autant de blessés que d’habitants de la ville de Nice. / Je me souviens qu’il fallait deux ans pour avoir une ligne de téléphone. / Je me souviens du remembrement des campagnes et du massacre des paysages. / Je me souviens de Jacques Duclos et du Parti communiste stalinien. / Je me souviens de la pilule, qui allait, disait-on, générer des monstres. / Je me souviens des propos des hommes sur les femmes qui conduisent. / Je me souviens des cours de mathématiques et de la calamiteuse théorie des ensembles. / Je me souviens du curé B., qui caressait le vermicelle des élèves du catéchisme. Voilà, ce n’était pas mieux avant. Pas pire non plus. C’était comme ça. Pas plus de bonheur, pas moins non plus. Ni plus ni moins de salopards et d’abrutis. La vie matérielle était juste plus difficile pour un plus grand nombre de gens. Les aînés étouffaient un peu dans la grisâtre France gaulliste, c’est pourquoi il y eut Mai 68. Je me souviens d’un passage du
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Livre du rire et de l’oubli de Milan Kundera, où il dit s’être un jour trouvé ému devant une photo d’Adolf Hitler. Non parce qu’il aimait Hitler mais parce que cette photo lui rappelait aussi le temps révolu de sa jeunesse. Subtile manière de dire qu’on ne fait pas de sa nostalgie une pensée politique.
Numéro 2
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e dernier roman de David Foenkinos, Numéro 2 (Gallimard), part d’une bonne idée, comme c’est parfois le cas chez ce romancier léger mais talentueux. Il raconte le destin malheureux du garçon qui n’a pas été choisi pour jouer le rôle d’Harry Potter au cinéma. Il paraît que l’anecdote est authentique, que les deux derniers sélectionnés poireautèrent pendant des mois avant de savoir lequel était finalement choisi, intolérable cruauté, mais la question va au-delà de ce pitch. Contrairement aux promesses bizarres qu’on peut lire dans je ne sais plus quel livre, les derniers ne sont pas toujours les premiers, ni les premiers les derniers. Et les seconds vivent parfois un enfer. Cette impression de passer à côté de sa vie peut être aussi douloureuse que la place de quatrième dans une épreuve olympique. C’est évidemment absurde et puéril, sinon obs-
cène, mais c’est ainsi, l’humanité vit dans l’obsession des hiérarchies et les passions tristes de l’envie et du ressentiment, dans l’angoisse ontologique de s’obstiner dans son être et de le hisser au-dessus du commun. Ce sont les ravages biologiques de la testostérone, et aussi le principe primaire de la domination, pour accroître son sentiment d’exister dans la course vers la mort, de laisser une trace provisoire dans un monde qui, de toute façon, disparaîtra. Moi aussi, je pense parfois aux numéros 2, et même aux numéros 3 ou 4, surtout dans le domaine artistique. Et plus particulièrement musical. Je pense aux compositeurs contemporains de Bach, de Mozart, de Beethoven, tombés dans l’oubli, écrasés, relégués par le génie de ces monstres. Ne voyez aucune cuistrerie de ma part dans ce name dropping des oubliés, des seconds couteaux, il se trouve que je les ai tous écoutés – et que je continue parfois – depuis que j’ai écrit ma biographie de Beethoven. Je les écoute même avec un plaisir que j’aimerais faire partager. Un exemple parmi beaucoup d’autres, Joseph Martin Kraus, surnommé « le Mozart suédois », exact contemporain du génie de Salzbourg, auteur d’une œuvre abondante et fort séduisante. Vous l’entendez, vous pensez en effet qu’on dirait du Mozart. Mêmes formes, mêmes codes musicaux, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 111
SAISONS // DISSIDENCES style comparable. Avec une toute petite différence, comme de voir le vingtième joueur de tennis mondial face à Federer. La différence, c’est que Mozart écrivait la musique comme tout le monde à son époque, mais beaucoup mieux que tout le monde. Avez-vous entendu parler de Ferdinand Ries ? C’était un disciple et ami de Beethoven, qui composa une œuvre abondante, proche de celle du maître, dont de très belles sonates pour violoncelle et de magnifiques concertos pour piano. Czerny, Moscheles, Hummel, Clementi, des dizaines d’autres ont ainsi laissé des œuvres importantes, talentueuses, quasi oubliées. Le temps fait le tri sans pitié, et sans justice. Et le monde est plein de numéros 2, de saint Jean Baptiste derrière Jésus, de Poulidor derrière Anquetil, de Benserade derrière La Fontaine, on pourrait remplir un livre entier. Il n’est pas inutile de méditer sur cette loi anthropologique quand une société se délite en archipels et que le système politique, exemple pris presque au hasard, ne produit plus que des seconds couteaux. Après tout, les numéros 1 ne le sont pas toujours par hasard. On n’est pas janséniste, mais il existe tout de même un phénomène rare, qui n’a d’ailleurs rien à voir avec le religieux, ou le choix quelconque d’un dieu caché. Il peut s’appeler, dans une société du mensonge et des faux semblants, erreur historique, injustice, corruption, usurpation, imposture. Quelquefois aussi, il s’appelle la grâce.
Molière
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elui-là, on ne peut guère le qualifier de fausse valeur, ni lui reprocher d’usurper sa place de numéro un du théâtre français. Encore moins d’être un imposteur, comme son personnage le plus terrifiant, Tartuffe. Pour célébrer le quatre centième anniversaire de sa naissance, les représentations de ses pièces se sont multipliées, accompagnant l’heureuse réouverture des théâtres. Daniel Benoin a mis en scène un magnifique Avare au théâtre des Variétés, avec un Michel Boujenah exceptionnel dans sa lecture et son incarnation d’un Harpagon inquiétant et pathétique. Quant à Tartuffe, il a eu les honneurs
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de la Comédie-Française, avec une mise en scène d’Ivo Van Hove de la première version de la pièce, celle de 1664, reconstituée par Georges Forestier, grand connaisseur de Molière, qui fut censurée par le pouvoir sous la pression féroce de l’Église et de la Compagnie du Saint-Sacrement. On comprend pourquoi : cette version en trois actes, qui ne se termine pas par la fameuse tartine de flatterie au « prince ennemi de la fraude », écrite pour amadouer la puissance royale et obtenir enfin, en 1669, l’autorisation de jouer, cette version est une bombe à fragmentation. La mise en scène, avec un Tartuffe jeune et séduisant comme le diable sous les traits de Christophe Montenez, façon Théorème de Pasolini, et un Orgon, joué par Denis Podalydès, fou d’amour pour la petite frappe habillée en dévot, sorte de voyou converti faussement au radicalisme religieux, est violente, sinon choquante pour quelques esprits craintifs, mais terriblement efficace. Tartuffe, c’est le thème éternel de l’emprise et la force irréductible du désir. Elmire cède, et même un peu plus, parce qu’elle est jeune et belle et que son mari est un pauvre type impuissant et crédule, qui finit caché sous une table pour constater son infortune. Longtemps, Molière, intronisé comme auteur officiel de la IIIe République laïcarde, a été affadi par la tradition scolaire. Quand je l’ai enseigné, cela m’est arrivé, j’ai toujours insisté sur sa radicalité impitoyable transcendée par le rire, sur son combat contre la bêtise des pouvoirs ordinaires, familiaux, religieux, médicaux, et même intellectuels. Ce courtisan d’un roi encore jeune et ouvert était aussi un dissident révolté, un émancipateur, une conscience douloureuse des faiblesses humaines. Il le demeure. On ne sait rien de sa foi, ni du secret intime de sa conscience. Je pense pour ma part que c’était un agnostique lucide. Quelques culs-bénits cléricaux, aujourd’hui encore, sont toujours gênés aux entournures par son Tartuffe. Certains même aimeraient jusqu’à l’effacer comme auteur, et que ses pièces aient été écrites par un autre, Corneille, comme si on ne savait que faire de ce génie encombrant. Hypothèse débile, mais révélatrice. Sous quels régimes efface-t-on les gêneurs ?
Alan Copson / Robert Harding Premium via AFP
Mille et une nuits au Qatar
Par Luna Vernassal LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 113
SAISONS // MILLE ET UNE NUITS AU QATAR
Deuxième épisode du voyage entamé dans notre cahier d’hiver. Où Luna Vernassal nous entraîne plus avant dans l’histoire et la culture de son Qatar d’adoption.
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uand vous survolez le Qatar en avion, peu avant l’atterrissage, la vue offerte par le hublot peut être déconcertante : du désert de sable, de cailloux, du jaune et de l’ocre partout, une impression de plat et de vide et, d’un coup, la ville et ses tours, ses quartiers résidentiels étendus. Si l’on s’en tient à cette vue par le hublot, on pourrait croire que le Qatar est finalement une invention récente, une sorte de branding audacieux réalisé par une super agence de marketing pour vendre un pays contemporain qui n’existait pas il y a trente ans. Un peu comme un Disneyland avec ses attractions et ses décors aux couleurs criardes. Sauf que le Qatar ne peut se résumer à ce que vous voyez par le hublot. On pourrait d’ailleurs commencer par écrire sur tout ce qui ne se voit pas, ou ne se voit plus. Parce que, si certains pays de la région sont célèbres pour leurs pyramides, ou leurs villes enfouies dans le sable, comme Pétra en Jordanie ou Al-’Ula en Arabie saoudite, il est certain qu’on ne trouve au Qatar aucun grand monument antique pour rappeler aux générations suivantes que des personnes vivaient déjà là au IIIe millénaire av. J.-C. Et si les habitants du Qatar, en 1400 av. J.-C., ne goûtaient pas aux splendeurs de ces magnifiques cités, ils pouvaient néanmoins avoir la fierté de se dire que les personnages riches et importants de Babylone portaient des vêtements de couleur pourpre en provenance de leurs propres côtes, où ils broyaient des mollusques pour en tirer cette teinte exceptionnelle. Si les constructions ont disparu, les écrits de Pline l’Ancien (ier siècle de notre ère) ou de Ptolémée (iie siècle) nous rappellent que les « Catarrei », habitants de cette partie de la péninsule Arabique nommée « Catarra », étaient de fameux commerçants et d’exceptionnels marins. Perles, teintures et encens produits localement s’échangeaient
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donc au long de ces voies maritimes et terrestres qui menaient jusqu’en Méditerranée. Qui sait ? Les Rois mages étaient peut-être de ces marchands… Par un énorme raccourci historique qui ne rend absolument pas justice aux développements de la péninsule qatarienne, l’on pourrait dire que, pendant les vingt siècles suivants, les villes du Qatar se sont développées, puis éteintes, puis recréées au fil des grandes routes commerciales mondiales. Ainsi, le Qatar, avec ses perles, était-il un lieu d’échanges important entre route des Indes et route de la soie, que les mers soient dominées par les Portugais ou par les Britanniques. Jusqu’à ces temps funestes des années 1920 où la crise mondiale de 1929 s’est ajoutée à l’abandon de la pêche perlière du fait de la concurrence des Japonais, qui avaient mis au point la production des perles de culture. Des villages s’endormirent, des familles émigrèrent et ceux qui restaient avaient bien du mal à survivre.
La manne pétrolière
C’est dans ce contexte que la découverte du pétrole – dont on soupçonnait l’existence dans le soussol depuis 1908 – donna un nouvel espoir à la presqu’île. Si le pétrole est découvert dans l’ouest du Qatar en 1939, la Seconde Guerre mondiale retarde son exploitation, qui ne commence véritablement qu’en 1949. Qui aurait pu alors imaginer que la petite dizaine d’employés qatariens, anciens pêcheurs de perles recrutés comme main-d’œuvre ouvrière à bas prix, deviendraient les pionniers d’un renouveau non seulement pour ces familles, qui sont devenues de grandes tribus influentes, mais aussi pour tout un pays ? Alors, certes, le pays semble nouveau, et tel qu’il est présenté dans les reportages, l’on aurait presque l’impression que des hurluberlus arabes « nouveaux riches » auraient décidé un beau matin
Un qahwah, what else?
C’est au bord de ces baies que sont installés l’hiver une partie des camps dont je vous parlais dans notre précédent cahier. Si l’on vous invite dans l’une des tentes qui les composent, l’hospitalité qatarienne se manifestera en premier par le café, qui se sert toute la journée et est accompagné de dattes afin d’en atténuer l’amertume. Le « qahwah » préparé et dégusté dans les pays du Golfe est un tel art et une telle institution qu’il est inscrit au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Le qahwah est préparé et servi dans une cafetière en
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d’utiliser leur richesse nouvellement acquise grâce au pétrole pour construire des tours fantastiques, des hôtels de luxe et des centres commerciaux, temples du consumérisme, sur une terre hostile sans grande histoire. Ce serait oublier une géographie, une histoire qui ont conduit ce peuple à être ce qu’il est aujourd’hui. C’est pourquoi je vous invite à regarder plus loin et plus grand que le hublot, et peut-être à me laisser vous montrer que ce que vous voyez aujourd’hui a bien une histoire culturelle. Je vous emmène ? Et si nous commencions par aller nous promener dans le désert ? C’est un peu paradoxal d’ailleurs d’écrire « le » désert en ayant en tête un désert de dunes et de sable quand la péninsule qatarienne est essentiellement un immense désert de cailloux. Mais soit, partons pour le sud du Qatar, là où se trouvent des dunes de sable fin, qui, parfois, quand on les escalade à pied et qu’on les redescend en courant, se mettent à chanter. Au vrombissement doux de la dune qui ronronne sous vos pieds comme un chat s’ajoute un sentiment de liberté. Liberté d’être redevenus, pendant quelques instants, des enfants qui s’amusent à courir dans le sable. Mais ces dunes se gravissent aussi en 4 x 4, les unes après les autres, comme sur un bateau pris dans une mer houleuse. Puis c’est une autre mer qui se découvre tout d’un coup, du haut de l’une d’entre elles : le golfe Persique s’efforce de prendre sa revanche sur le désert et creuse des baies d’eau turquoise ou bleu profond d’une beauté à couper le souffle.
métal au très long cou incurvé appelée « dallah », et les hôtes le boivent dans de très petites tasses sans anse appelées « f enjan ». Il existe tout un rituel pour préparer ce café de couleur verte parfumé à la cardamome et le service n’en est pas moins codé. L’on vous sert donc la quantité d’un expresso dans une « fenjan ». Vous sirotez votre café et, quand vous avez terminé, vous secouez doucement la tasse de droite à gauche pour indiquer que vous n’en voulez plus. Sinon, on vous ressert automatiquement. Le qahwah n’est pas juste un café. Il a tout une dimension sociale : non seulement il est obligatoire pour accueillir les gens chez soi, mais il permet d’établir les rapports de pouvoir et de respect entre les gens. C’est respecter la personne qui vous visite que de lui offrir le café ; et, de la même manière, c’est montrer du respect que de l’accepter. Vous bâtissez ainsi des relations de confiance. Or la confiance est la colonne vertébrale des relations sociales, qu’elles soient tribales, d’affaires ou autres. Et, encore une fois, le qahwah n’est pas juste un élément folklorique pour touristes. Sur nos lieux de travail, dans nos tours vitrées et nos bureaux climatisés, le café est préparé par des teaboys et apporté aux employés, Qatariens ou non, et à leurs collègues qui les visitent. Avant donc d’en venir à la raison professionnelle de votre venue dans le département de votre collègue, il est de bon ton de discuter de tout autre chose en sirotant un café en sa compagnie. Maintenant que vous avez l’odeur du café dans la tête, autant continuer sur de bonnes et belles choses, histoire de vous mettre l’eau à la bouche. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 115
SAISONS // MILLE ET UNE NUITS AU QATAR qui se charge ainsi à son tour de toutes ces saveurs bien particulières, entre cardamome, cannelle, curry, girofle et « limoon », le citron noir séché. Le machbous de mouton, ce dernier étant présenté la carcasse entière reposant sur son lit de riz parfumé, vous sera encore aujourd’hui servi dans un « majlis ». Et si vous vous demandez comment on peut faire cuire un animal entier dans un bouillon, c’est que vous n’avez pas encore mis les pieds au souk, où les plats de cuisson et de service qui garnissent les rues sont plus grands que vous. L’institution sociale informelle qu’est le majlis est au Qatar ce qu’est l’apéro ou le dîner en famille ou avec des amis en France. Mais sans alcool. Au départ, le majlis est l’espace social masculin où les hommes de la famille et les amis se réunissent
Khalid Al-Marzooki © Ministry of Culture, Arts and Heritage, Qatar
ouvent, les personnes qui arrivent au Qatar pour S la première fois s’imaginent que, parce que c’est un pays « arabe », elles vont retrouver ce dont elles ont l’habitude pendant leurs vacances au Maroc ou en Tunisie. À commencer par le couscous et les tajines. Or, c’est oublier que le Qatar a une cuisine, elle aussi influencée par son histoire commerciale. Donc, point de couscous ou de tajine, mais des plats inspirés de la cuisine indienne, perse ou turque. Le riz et le blé concassés sont des éléments essentiels de la cuisine locale, comme les herbes fraîches, de la coriandre au « jarjir ». Et le plat typique par excellence est le « machbous ». À la croisée des magnifiques biryanis indiens et perses, le machbous réutilise l’eau épicée dans laquelle l’on vient de faire cuire la viande ou le poisson pour faire cuire le riz,
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La convivialité, l’hospitalité arabe s’expriment vraiment dans les majlis, où vous pouvez être invités à partager un machbous de mouton, bien sûr, mais aussi parfois un « simple » qahwah.
pour prendre des nouvelles, parler business ou politique et bien sûr ragoter aussi un peu. C’est un lieu où l’on peut conclure des contrats commerciaux comme regarder un match de football entre potes. Ce qui explique aussi que, si chez nous les stades ne sont pas remplis, ce n’est pas par désintérêt du sport. C’est parce que, la plupart du temps, les frères, cousins, amis regardent le match de foot ou la dernière course de chameaux dans leur majlis en mangeant du McDo et des chips, comme partout ailleurs dans le monde.
La magie du majlis
Traditionnellement, le majlis est une tente ou un salon – voire une bâtisse gigantesque de plusieurs pièces à plafonds hauts – qui est soit attenant à la maison principale, soit complètement détaché. En effet, dans toute la péninsule Arabique et tout le golfe Persique, la maison est un lieu complètement intime : les personnes et leurs activités sont cachées aux regards. Le lieu de réception des invités est donc un lieu à part, avec une entrée distincte. Dans certaines maisons, il existe aussi des majlis de femmes. La convivialité, l’hospitalité arabe s’expriment vraiment dans les majlis, où vous pouvez être invités à partager un machbous de mouton, bien sûr, mais aussi parfois un « simple » qahwah. Le terme majlis désigne donc autant la salle que la réunion conviviale qui se déroule dans ce salon. Bien entendu, un majlis a ses règles de bienséances, son protocole, que ne renierait pas Nadine de Rothschild. Commençons donc, si vous le voulez bien, par nous installer. Dans ce salon, les sièges sont positionnés contre les quatre murs, laissant un immense espace libre au milieu. En effet, dans le Golfe, il serait impoli de montrer son dos à
quelqu’un. Montrer la plante de ses pieds est aussi considéré comme un affront. Je vous dis cela au cas où vous auriez envie de quitter vos sandales et vous installer les doigts de pied en éventail. Bref, pour éviter que les convives se tournent le dos, les canapés des majlis sont traditionnellement disposés le long des parois. Vous discutez ainsi soit avec la personne à votre droite, soit avec celle à votre gauche. Jusqu’ici, rien de bien différent des dîners d’État de l’Élysée ou de Buckingham Palace. La personne la plus importante, par son âge, sa tribu ou son influence, s’assoit à la place d’honneur au milieu de l’alignement des sièges. Et c’est là qu’un étrange ballet se met en place quand une nouvelle personne entre dans le majlis. En effet, la place d’honneur n’étant pas réservée à l’hôte, mais à la personne la plus importante, cette dernière se lèvera automatiquement pour se décaler et aller s’asseoir sur un autre siège pour laisser la place d’honneur au nouvel arrivant si celui-ci a un statut plus important. Comment savoir que la personne est plus importante socialement ? Ne vous inquiétez pas : ils savent. Ils ont les codes. Finalement, du fait de ce ballet de chaises musicales, ce sont tous les invités qui bougent et se décalent d’une place. Il est peut-être temps pour nous de rentrer. D’un survol du Qatar en avion à un repas ou un café dans un majlis, j’espère que vous aurez pris plaisir à cette balade ce trimestre et que je vous laisse avec non seulement des odeurs et des couleurs dans la tête, mais aussi les sourires chaleureux des Qatariens. Je vous donne rendez-vous dans le prochain cahier trimestriel pour continuer ce petit voyage en terre arabe.
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 117
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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
© Sputnik
Par Bernadette Sauvaget
118 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
Et voilà que Notre-Dame de Paris est en train de retrouver une luminosité qui lui faisait défaut depuis bien longtemps. Le grand ménage lancé à l’automne dernier est en cours d’achèvement, et projet d’aménagement intérieur et restauration vont désormais grand train.
D
ans la nef, la lumière dorée de la pierre calcaire issue des carrières d’Île-de-France illumine de tons nouveaux la cathédrale. En entrant, il y a quelques mois, dans NotreDame, l’un des principaux responsables du chantier de reconstruction du monument a été saisi, comme il nous le raconte, d’émerveillement. Il est vrai qu’avant l’incendie ravageur du 15 avril 2019 les visiteurs plongeaient dans une étrange obscurité en entrant dans l’édifice. Notre-Dame, noire et sombre, à l’architecture peu spectaculaire, n’était pas très attractive, dissimulant ses beautés sous des couches de poussières et de crasse. Sa réouverture au public – en 2024 sans doute mais ce n’est pas certain – réserve des surprises. La couleur de la pierre, la nouvelle lumière intérieure en raviront plus d’un. Gardé comme un coffre-fort de la Banque de France, le chantier de la cathédrale a atteint, ce printemps 2022, un nouveau palier. « C’est le début de la renaissance de Notre-Dame, commente le responsable du chantier. Tous les vestiges de l’incendie ont été évacués, plus de bois brûlé, ni de traces de l’échafaudage. Nous avons maintenant l’impression que la restauration commence. » À l’abri des regards, un vaste ménage a été entrepris dans le monument. De fond en comble, comme il arrive une fois par siècle. « Il y a eu un grand nettoyage en 1984, explique un spécialiste. Mais, à l’époque, nous n’avions pas ces échafaudages, ceux qui ont été dressés il y a un an pour consolider les voûtes et qui vont demeurer en place jusqu’à la fin de la rénovation. » Mené par une équipe spécialisée d’une trentaine de personnes, le grand ménage de NotreDame a démarré en octobre et se termine au début de ce printemps. Sous combinaison spé-
ciale et masque à ventilation assistée, il ne s’agit pas seulement de nettoyer Notre-Dame de ses strates de poussières, mais aussi dépolluer la cathédrale. Lors de l’incendie du 15 avril 2019, la toiture en plomb, sous l’effet de la chaleur, a fondu. Tout comme la structure de la flèche néogothique ornementale. Au bas mot, ce sont plus de 460 tonnes de plomb qui sont devenues poussières, se disséminant ce soir-là dans l’air de Paris, se déposant aux alentours du monument et polluant fortement l’intérieur de l’édifice. Jusqu’à il y a peu, les teneurs en plomb atteignaient des niveaux exceptionnels. Autant dans la cathédrale que sur le parvis. Pendant les semaines qui ont suivi l’incendie, des mesures inquiétantes ont même été relevées dans des écoles situées à proximité. De polémiques en controverses, deux plaintes pour mise en danger de la vie d’autrui ont fini par être déposées, en juillet 2019 et en octobre 2021. Elles ont été classées sans suite. L’association de défense de l’environnement Robin des bois promet d’en déposer une nouvelle. L’inspection du travail et la préfecture de région ont, elles, suspendu le chantier à l’été 2019 pendant plusieurs semaines et imposé de strictes mesures pour la centaine de personnes qui y travaille. Les teneurs en plomb sont-elles dangereuses ? Ou l’ont-elles été ? Le débat est difficile à trancher. D’autant que Paris est soumis depuis belle lurette à des pollutions au plomb liées à la circulation automobile. Sur le chantier, on se veut rassurant. « Il faudrait lécher le sol ou les murs pour que cela produise des effets nocifs », explique l’un de ses responsables. Métal lourd, le plomb n’est pas habituellement présent dans l’air. Les poussières se déposent sur le sol et les murs. Cependant, elles peuvent devenir volatiles lorsqu’il y a des déplacements, des coups de vent… Ce qui a été le cas à plusieurs reprises, au moins sur le parvis. Sur le chantier de Notre-Dame, les compagnons testent régulièrement leur plombémie (taux de plomb dans le sang). Aucun n’a eu, assure-t-on, de résultats inquiétants. Ce que LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 119
SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME nous avait d’ailleurs précisé, dès l’été 2019, le responsable de l’équipe des cordistes, qui travaillent pourtant dans des zones très polluées par les poussières de plomb. Pollution ou non, il fallait bien nettoyer NotreDame. « Jamais depuis Viollet-le-Duc, elle n’a été aussi propre », raconte l’un des intervenants. Comme dans une maison, on a procédé de haut en bas. Pour finir par un vaste lessivage des sols. Pour les vitraux, l’opération était particulièrement délicate. Une épaisse couche de poussières de plomb, comme nous l’avions constaté de visu en juillet 2021, s’était déposée sur les armatures. Lors de leur « ménage », les spécialistes de l’aspiration étaient cornaqués par des maîtres verriers pour éviter que les vitraux ne soient endommagés. Pour les sculptures, il y a d’abord eu un brossage. Pour finir, les murs ont reçu une patine. « Pour harmoniser la couleur », dit-on sur le chantier.
En attente d’un archevêque À l’écart jusqu’alors de batailles politiques et patrimoniales, Notre-Dame est devenue, depuis l’incendie du 15 avril 2019, un enjeu majeur, et chacun essaie de tirer la couverture à soi en termes de notoriété. Si la reconstruction du monument à l’identique – version Viollet-le-Duc du xixe siècle – a été actée assez vite sans trop de discussions, il reste deux chantiers pour lesquels les combats s’annoncent féroces, celui de l’aménagement du parvis, où pourront intervenir des artistes contemporains, et celui de l’intérieur de la cathédrale. Comme affectataire, le diocèse de la capitale est en charge du second. Et s’est déjà fourvoyé dans une première polémique. À l’automne 2020, l’affaire des vitraux a fait grand bruit. Passant outre les prérogatives de l’État, maître chez lui car propriétaire des lieux, des têtes brûlées du diocèse avaient imaginé remplacer les verrières inférieures au ton grisé par des vitraux contemporains. Tollé des défenseurs de Viollet-le-Duc – parfois intégristes, il faut bien le dire –, colère 120 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
du ministère de la Culture, récrimination des responsables du chantier. Et rapide volte-face… Même si, paraît-il, certains, en secret, n’auraient pas complètement abandonné la partie. Que faire de la grande nef de Notre-Dame, de sa douzaine de chapelles, de ses tribunes, devenues, les années passant, des greniers et qui seront remises à neuf d’ici deux à trois ans ? La tâche de penser cet aménagement intérieur a été confiée à Gilles Drouin, prêtre du diocèse d’Évry et spécialiste de la liturgie. Son projet, encore plus ou moins à l’état d’ébauche, a été avalisé en décembre 2021 par la très officielle Commission nationale du patrimoine et de l’architecture. Celle-ci a quand même retoqué un étrange projet de bancs lumineux dans la nef. Et fermé aussi le clapet des intégristes de Violletle-Duc, qui rêvaient, eux, de réinstaller dans la cathédrale les grandes grilles du chœur, déménagées sur instruction du cardinal archevêque Jean-Marie Lustiger. Dans la foulée de l’accord de la Commission, le ministère de la Culture publiait un communiqué, au ton assez ferme, pour signifier qu’il gardait un œil vigilant sur les projets du clergé. À grands traits, le projet Drouin prévoit un parcours à dimension catéchétique, avec projection de versets bibliques sur les murs nus des chapelles de la cathédrale. Le petit monde du patrimoine, assez élitiste et cruel, ricane déjà de cette idée. « Dans dix ans, ce sera totalement démodé », tacle l’un des responsables du chantier. En fait, l’Église catholique voudrait bien profiter du flot annuel de touristes qui viennent jeter un œil dans la cathédrale, une douzaine de millions chaque année, pour évangéliser un peu. Mais le pari est difficile : les visiteurs qui ne viennent pas pour prier restent en moyenne une douzaine de minutes à l’intérieur de la cathédrale. Pour tout cela, il faudra, bien sûr, la bénédiction du prochain archevêque de Paris, dont l’arrivée est prévue pour l’été 2022, suite au départ fracassant de Michel Aupetit. Son successeur devra trancher d’épineux dossiers. Et naviguer dans
des eaux agitées. Bref, il est attendu au tournant. Aupetit avait décidé de commander un nouveau mobilier liturgique, c’est-à-dire un autel, un baptistère et un ambon. Et de remiser au grenier celui du cardinal Lustiger, créé par Jean Touret et peu apprécié, paraît-il, du clergé parisien. En tout cas, la décision du prochain archevêque aura indéniablement valeur de symbole.
Un voyage virtuel Voulez-vous rencontrer Eugène Viollet-le-Duc, l’architecte qui, au xixe siècle, a rénové de fond en comble Notre-Dame de Paris ? Muni d’un casque de réalité virtuelle et harnaché d’un – léger – sac à dos contenant un ordinateur, c’est désormais possible. En attendant la réouverture pour de vrai du monument, l’exposition – si l’on ose dire – « Éternelle Notre-Dame », un voyage dans le temps et dans l’espace, genre jeu vidéo, retrace
les grandes lignes de l’histoire du monument. Le visiteur est piloté dans son périple par un hologramme incarnant l’un des compagnons qui a participé à l’édification du monument. L’odyssée démarre dans l’une des rues médiévales qui jouxte Notre-Dame. Remontant le temps, le voyageur hume l’atmosphère du Moyen Âge, côtoie les tailleurs de pierre, grimpe sur une plate-forme imaginaire, sorte de tapis volant qui le hisse sur les hauteurs de la cathédrale, d’où il découvre les fameuses rosaces. Il voit la nef vide, telle qu’elle était au Moyen Âge, s’écarte pour laisser passer les chanoines. Et croise Viollet-leDuc. Pour notre part, nous avons un regret. Nous aurions préféré palabrer avec Victor Hugo. L’expérience immersive est réussie. Trois grands moments sont restés dans nos souvenirs. Le plus émouvant sans doute est la traversée virtuelle, en équilibre sur une poutre, de la « forêt »,
Annaud entre en scène
Le soir de l’incendie de Notre-Dame de Paris, le cinéaste Jean-Jacques Annaud ne voit pas les flammes dévorer la toiture et la flèche. La télévision, là où il se trouve, est en panne. Le réalisateur de La Guerre du feu, L’Ours, Le Nom de la rose ou encore Stalingrad, au succès avéré, se moque, en prenant à témoin sa femme, des futurs réalisateurs qui voudront tirer un film de cette catastrophe patrimoniale. « Des crétins », les qualifie-t-il. Le crétin, reconnaît-il de lui-même, désormais c’est lui. Notre-Dame brûle, son nouvel opus est une narration à grand spectacle de l’incendie du 15 avril 2019. Et fidèle, d’après les témoins de cette nuit tragique qui ont visionné le film. Notre-Dame brûle est, en fait, une commande de Pathé, le producteur habituel du cinéaste. La maison a d’abord proposé un documentaire à Jean-Jacques Annaud. Mais, faute d’images exploitables de l’incendie lui-même à l’intérieur du bâtiment, il a opté pour un film de fiction, construit au plus près de la réalité. Selon les personnes sollicitées, Annaud a très sérieusement bâti son scénario, qui court sur vingt-quatre heures. « Ma star, c’est Notre-Dame, elle risque de mourir », raconte Jean-Jacques Annaud dans La Fabrique de Notre-Dame, le journal publié par l’établissement public chargé de la conservation et de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris. L’équipe de tournage a eu l’autorisation de filmer sur le parvis et à l’intérieur du monument et a reconstitué une partie de l’incendie dans des studios à Saint-Denis. Plusieurs séquences ont été tournées dans d’autres cathédrales, celles de Sens, Bourges et Amiens. « Le feu est un très bon acteur. C’est le méchant, celui qui détruit, avale tout, raconte encore Annaud. Les pompiers l’appellent Belzébuth, Lucifer, le démon, la bête. C’est leur ennemi. Ils se battent contre le diable. Ce combat d’une grande dangerosité est aussi très sensuel, du fait même de ce danger. » B. S.
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© Orange/Emissive, Éternelle Notre-Dame, 2021
SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
la fameuse charpente médiévale de la cathédrale, celle d’origine, que seuls quelques privilégiés avaient le droit de visiter. C’était l’une des rares à être parvenue intacte jusqu’à nous. Le soir de l’incendie, elle est dramatiquement partie en fumée. Sa résurrection virtuelle est, pour le coup, très touchante. Nous avons aussi beaucoup apprécié la montée vertigineuse dans le beffroi nord. Il y a trois ans, les pompiers y ont héroïquement combattu les flammes pour que sa charpente en bois ne soit pas ravagée par l’incendie. Et que le sinistre ne gagne pas la tour sud. Au long de ces quarante-cinq minutes, il y a évidemment de la pédagogie. Ainsi, on apprend que la charpente en bois, à l’intérieur du beffroi nord, protège la structure de pierre des vibrations des cloches. Enfin, le moment le plus spectaculaire et le plus instructif est la promenade – virtuelle, toujours – en haut des tours. Il faut serpenter, oser encore tutoyer le vide. De là, comme dans la réalité, le point de vue est à couper le souffle. Le regard, lui, plonge en contrebas et découvre les vestiges noircis de l’incendie. La cathédrale, sans toit, sans charpente, apparaît soudain fragile et… belle dans son dénuement. À la fin du voyage, Guillaume Dauvergne, évêque de Paris de 1228 à 1249, se voit remettre les clés de 122 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022
la cathédrale. Au-delà du temps et de l’espace, le message est clair : Notre-Dame de Paris n’est pas seulement un objet patrimonial. C’est d’abord un lieu de culte catholique. Comme s’il était nécessaire, au fond, de le dire et le redire. En réalité, les visiteurs de 2019 étaient essentiellement des touristes. On l’a déjà écrit moult fois : NotreDame de Paris est le monument le plus visité de France. Et, à cet aune-là, les fidèles pèsent peu. « Tiens un donateur ! » s’exclame quand même Guillaume Dauvergne. Les initiateurs et bienfaiteurs de ce voyage dans le temps et dans l’espace – en particulier l’opérateur Orange, qui, selon Le Parisien, a mis quatre à cinq millions d’euros sur la table – ne perdent pas le nord. Un tiers du prix du billet d’entrée – 30 euros en ligne, 35 sur place (tarifs réduits : 20 et 25 euros) – viendra financer la reconstruction de Notre-Dame, notamment son aménagement intérieur. Présentée cet hiver sous le parvis de la Grande Arche de la Défense, « Éternelle Notre-Dame » s’installe également ce printemps au cœur de Paris, à la Conciergerie. Et elle sera aussi dès septembre sous le parvis de la cathédrale, avant d’ouvrir à Rome et à Berlin.
À suivre…
CHRISTINE PEDOTTI UN VOYAGE AU BOUT DU DEUIL… …LÀ OÙ LA VIE RENAÎT « Son récit d’une force de vie saisissante se révèle un précieux manuel de réconfort pour tous ceux que la mort a dévastés. » La Vie
ALBIN MICHEL
LES LIVRES DU PRINTEMPS
CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS
Oh, comme on a envie d’y croire à ce printemps ! Comme nous rêvons de renouveau, de vie qui jaillit, de tiédeurs réparatrices. En ces jours où l’avenir est aussi incertain qu’inquiétant, réfugionsnous dans les livres, voyageons, aimons, réfléchissons, évadons-nous et laissons-nous emporter. Nous en avons bien besoin !
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Le souffle de la Genèse
Deux ans avoir publié en grand format le magnifique Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction, de Marc-Alain Ouaknin, les éditions Diane de Selliers le rééditent dans leur « Petite Collection », à un prix plus abordable, pour un résultat presque aussi somptueux, et dans un format plus facile à manipuler. Les onze premiers chapitres de la Genèse sont la porte d’entrée de la Bible. Des récits qui plantent
le décor d’une intelligence du monde à partir d’une réinterprétation des grands mythes babyloniens. Ce texte, dont Marc-Alain Ouaknin propose une traduction très originale, dit l’indicible. D’où l’idée de le présenter en dialogue avec les plus grandes œuvres de la peinture abstraite, qui nous mettent visuellement au contact du mystère sans l’édulcorer ou l’aplatir. Non seulement le texte est accompagné d’un bel appareil de notes qui puise dans les traditions rabbiniques et philosophiques, mais chaque chapitre
fait l’objet d’une présentation où l’auteur déploie son grand talent interprétatif et invite par là même le lecteur à entrer dans le jeu du « hidouch », le renouvellement de l’interprétation. Le premier verset, à lui seul, dans la traduction que propose Ouaknin, est tout un programme : « Premièrement. Élohim créa l’alphabet du ciel et de la terre. » L’alphabet, c’est ce qui permet d’écrire un récit… Ainsi s’ouvre celui de la création du monde. En vis-à-vis, le Cercle noir de Malevitch, suspendu dans un espace blanc… De quoi entrer en méditation ! Il s’agit, en définitive, comme le dit Valère Novarina dans sa préface, de « l’ouverture de chacun d’entre nous à une joie plurielle » ; « une ouverture par le souffle », ajoute-t-il. De souffle et de joie, ce livre n’en manque pas, comme n’en manquait pas son auteur dans l’entretien qu’il avait accordé à Témoignage chrétien dans le cahier d’hiver 2020, à l’occasion de la sortie de l’édition en grand format, aujourd’hui épuisée.
ou sur la moquette d’un cabinet privé de cardiologie. Mais quand on est jeune interne en médecine, qu’on a « fait » 68, le mandarinat pèse et l’envie de faire éperonne. Ce n’est donc pas par hasard que Patrick Aeberhard répond à une annonce de la Croix-Rouge recherchant des médecins volontaires pour aller au Biafra. Sur place, le choc est double : l’horreur de la guerre et le silence des nations. C’est ainsi que débute l’incroyable histoire et carrière de celui qui participera avec Bernard Kouchner à la création de Médecins sans frontières puis, suite à une mémorable scission, à celle de Médecins du monde. Avec une discrétion dont il ne tient pas du tout à s’honorer, le French doctor se rendra sur tous
Jean-François Bouthors Marc-Alain Ouaknin, La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction, Éditions Diane de Selliers, 384 p., 65 €
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French doctor
C’est un récit qui se lit comme un roman, et dont chaque page broie le cœur autant qu’elle suscite l’admiration. C’est l’histoire d’un jeune médecin dont l’avenir aurait pu se tracer à la tête d’un prestigieux service d’un hôpital parisien
les coins du globe. Au Biafra, donc, au Liban, où il participe à la création de dispensaires ouverts à toutes les confessions et interviendra dans le camp de Sabra et Chatila. S’ensuivront le Vietnam, l’Afghanistan, l’Amérique du Sud,
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 125
CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS l ’Arménie, le Rwanda, et cette liste, qui n’est pas exhaustive, comprend aussi la France de la toxicomanie et du sida. Si le récit de ces aventuriers qui ont tant sacrifié pour soigner le monde, à défaut de le sauver, est passionnant et servi par une écriture vive et alerte, ce livre est aussi une réflexion politique ; sur le droit d’ingérence, qui était l’ADN de MSF, et son combat pour l’imposer ; sur le rôle des ONG et la façon dont elles doivent sans cesse se réinventer. C’est aussi, hélas, un constat lucide sur ce monde qui n’apprend rien de ses horreurs – et c’est valable aujourd’hui, en France, en bas de chez nous, où, de l’accueil des immigrés à l’insupportable précarité des plus pauvres, le travail à mener reste considérable. On peut être idéaliste et pragmatique. Si Patrick Aeberhard relève avec malice que les French doctors ont sûrement plus fait pour le rayonnement de la France que bien des projets industriels, son constat est implacable : hors du droit, pas de solutions. « Il faut donc agir, encore et encore, au nom du droit, du droit international, du droit des victimes, du droit à intervenir, du droit à protéger, en se souvenant que l’application de ce droit est, comme on dit, une ardente obligation. Face aux massacres, le droit. Face aux ravages, le droit. » Merci, Docteur. Sophie Bajos de Hérédia Patrick Aeberhard, Dans les fracas du monde, Calmann-Lévy, 212 p., 17,50 €
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Pari gagné ?
En 1642, à Rouen, le jeune Blaise Pascal, âgé de 19 ans, se lance dans la conception et la fabrication d’une machine à calculer. Il souhaite aider son père, Étienne, collecteur d’impôts, à réaliser ses opérations arithmétiques. « L’effrayant génie », comme l’appelait Chateaubriand, est un jeune homme souffrant, pieux, bientôt l’un des porte-parole du jansénisme, cette sombre doctrine
religieuse qui secoua le catholicisme et hanta la haute société du xviie siècle avec la question de la Grâce. Pour l’heure, le défi que se lance Pascal est considérable : comment concevoir et produire une machine capable de calculer seule, de parvenir à effectuer des opérations complexes avec des roues dentées en métal ? L’enjeu est à la fois théorique et esthétique, car Blaise veut aussi que sa machine soit belle. Laurent Lemire nous conte cette aventure de l’esprit dans un récit remarquablement écrit, élégant et précis, qui expose les difficultés pure-
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ment mathématiques auxquelles se heurte le chercheur aussi bien que le contexte politique, social, et même religieux dans lequel cette invention extraordinaire fut menée à bien. L’époque est rude, violente, bientôt, les troubles de la Fronde, menée contre l’absolutisme royal et l’autorité de Mazarin, vont causer ce qui ressemble à une guerre civile. La famille Pascal est à la merci de l’arbitraire : son père a déjà été une fois démis de sa charge. Pascal, lui, se bat pour faire fabriquer cette machine, qui sera d’ailleurs plagiée par un artisan indélicat, pour imposer son invention, la rendre utilisable au plus grand nombre, et en protéger auprès des puissants, notamment le chancelier Séguier, ce que l’on n’appelle pas encore les droits d’auteur. Avec cette machine, il pense toucher à l’infini des nombres, et peut-être de Dieu, qui reste sa grande affaire, peutêtre la seule. Le génie mathématique, qui en appelle à la raison, à l’esprit de géométrie, n’empêche pas le dialogue avec le mystère et l’infini : c’est peut-être d’ailleurs un moyen d’y accéder, même si la raison dément ce que le cœur sent par intuition. Par cette machine, Pascal entend proclamer « la victoire de la raison sur la fortune. Il s’agit non plus de gagner, mais de moins perdre ». Dans un état de souffrance permanent que décrit sa sœur Jacqueline, accablé d’épouvantables maux de tête, perpétuellement trahi par son enveloppe charnelle, Blaise ne vit pendant quelques années que
pour sa « pascaline », comme si sa vie et son âme en dépendaient, comme si cette invention, ancêtre de l’ordinateur, allait à la fois le justifier et le sauver. Bernard Fauconnier Laurent Lemire, La Machine de pascal, Grasset, 144 p., 16,50 €
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Un prophète contemporain
Dans une très belle réflexion menée dans un langage clair, le prêtre bruxellois Gabriel Ringlet nous emmène auprès du prophète Élie, dont la vie oscille entre colère, pouvoir, fuite et dénuement total. L’histoire d’Élie est une histoire où chacun peut se retrouver car nous sommes tous talonnés par nos démons intérieurs et ce « de si près que nous ne trouvons pas la moindre cachette au- dedans de nous pour leur échapper ». Comment, où se reposer ? La vie d’Élie, avec ses hauts et ses bas, avec ses moments magistraux de feu et de destruction puis de brise légère, nous rappelle que notre prophétisme doit s’adapter :
« L’enjeu n’est pas de modérer le feu et moins encore de l’étouffer, mais de réussir cette chose rare et belle : plus je brûle intérieurement et plus je partage ma brûlure sobrement. » Élie tel que raconté par Gabriel Ringlet est un homme incroyablement contemporain, aux convictions si fortes qu’il est prêt à se battre pour elles. C’est un homme pour qui la défense de la foi en Dieu passe par la vengeance, la destruction. Un intégriste, en quelque sorte, qui instrumentalise son propre Dieu en se lançant dans un concours d’idoles. Mais Élie est aussi l’homme qui nous montre que la compassion et la bonté, dans les plus petits gestes, ont le pouvoir de modifier la vie des personnes qui nous entourent. Ainsi Gabriel Ringlet nous donne-t-il, dans cette méditation, la force d’avancer en tant que chrétien dans un monde où l’on pourrait baisser les bras et nous rappelle ce qu’il considère comme l’un des plus beaux encouragements de la Bible : « Va avec la force que tu as. » Estelle Roure Gabriel Ringlet, Va où ton cœur te mène, Albin Michel, 160 p., 18 €
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Au plus petit…
Qui se soucie encore de la jeunesse des quartiers populaires ? C’est la question que nous invite à nous poser Georges Cavret, militant associatif, dans un petit livre d’entretiens réalisés par Juliette Caussé et Véronique Kempf.
Toute sa vie, Georges Cavret l’a passée dans ces quartiers populaires qu’il aime tant, depuis sa naissance dans une petite cité de Saint-Malo, en passant par la région parisienne puis Nantes,
jusqu’à sa toute récente retraite d’une longue carrière en développement social urbain et évaluation des politiques publiques, très imprégnée par ses premières armes en Joc (Jeunesse ouvrière chrétienne). Son récit, écrit « à l’encre des plus pauvres », est une invitation au voyage au coin de la rue, un hymne à l’altérité qui se niche dans les immeubles, au pied des tours et dans tous ces espaces communs désertés par les politiques publiques et souvent caricaturés. C’est là que Georges Cavret préside notamment l’association Ville Simplement, laboratoire innovant d’éducation populaire administré par et pour les jeunes eux-mêmes, qui a pour ambition de stimuler et accueillir la réflexion, l’expression collective et l’action des habitants des quartiers populaires. Et ce sous
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - PRINTEMPS 2022 - 127
CULTURE // LES LIVRES DU PRINTEMPS des formes diverses et variées, telle cette boîte de jeu, sortie au mois de septembre en partenariat avec l’Observatoire des inégalités, dans le cadre du projet Les Guetteurs d’injustices : faire renaître l’espoir !, qui permet à des jeunes âgés de 11 à 25 ans vivant dans un même quartier, une même ville, de réfléchir ensemble autour des injustices sociales dont ils sont témoins au quotidien et que bien souvent ils subissent, pour en déjouer les mécanismes et dessiner ensemble les contours des actions émancipatrices à mener pour en venir à bout ! Un jeu élaboré, testé et approuvé par les jeunes de Nantes eux-mêmes ces deux dernières années. Ce sont ces jeunes et leurs familles que raconte Georges avec émerveillement et admiration. C’est aussi leur engagement qui ressort à travers le sien et qu’il appelle de ses vœux. Agnès Willaume Entretien avec Georges Cavret, Qui s’en souciera ? S’engager dans les quartiers populaires, Les presses d’Îlede-France, 144 p., 9,60 €
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L’histoire avec un grand F
Voici un livre de salut public, le genre d’ouvrage que l’on devrait offrir systématiquement aux membres de notre famille, ainsi qu’aux amis, et particulièrement à ceux qui répètent que « si l’on n’a pas retenu de femmes dans l’histoire c’est qu’il n’y en avait pas, c’est qu’elles n’ont rien fait ».
Dans un style ouvert, plein d’humour voire familier, Titiou Lecoq part de sa propre expérience d’écolière pour revenir sur certains mythes historiques qui ont fait disparaître les femmes de l’histoire – ah, la femme des
cavernes qui s’occupe de sa grotte et de la cueillette pendant que monsieur part à la chasse ! Et, si le style est peu académique, elle propose néanmoins une excellente vulgarisation et une mise en valeur d’études historiques, et aussi paléoanthropologiques, moins connues du grand public mais qui sont revenues ces dernières années sur ces erreurs de l’analyse historique. Non seulement l’autrice s’attache à nous faire découvrir quelques grandes figures historiques féminines oubliées, mais elle décortique aussi les mécanismes qui ont permis de sciemment oublier ces femmes. Ainsi, l’on ne peut plus dire que « si les femmes n’ont rien fait, c’est qu’elles en ont été empêchées (par les hommes) ». Certes, leur marge de manœuvre n’était peut-être pas celle des
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hommes, mais il n’en demeure pas moins qu’au fil des grandes périodes de l’histoire les femmes ont eu une influence plus grande que celle que l’on a bien voulu nous raconter. Et point ici non plus de « femmes alibi », telles Marie Curie ou Anne de Bretagne, saupoudrées en petite quantité dans nos livres scolaires ou dans nos commémorations nationales. C’est un ouvrage fort, coup de poing, dont le ton léger n’empêche pas la stupéfaction et la colère devant l’ampleur de l’« oubli » de la moitié de l’humanité dans la construction des mythes et des récits nationaux sur lesquels nos sociétés se sont construites. Certains biais cognitifs issus du patriarcat sont tenaces. Gageons que grâce à de telles recherches et de tels ouvrages, la moitié de l’humanité pourra sortir de l’oubli où l’histoire l’a rangée. Estelle Roure Titiou Lecoq, Les Grandes Oubliées. Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes, L’Iconoclaste, 328 p., 20,90 €
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Islamo-chrétien
Réunies par le poète musulman Khaled Roumo, trente-sept personnalités engagées dans le dialogue islamo-chrétien se racontent. Hommes et femmes, religieux ou laïcs, militants de terrain, érudits ou évêques (Claude Rault et Gilbert Aubry), ils ont souvent vécu en terre chrétienne et en terre musulmane. Chacun, en quelques pages et dans son style propre, fait découvrir son parcours
personnel et spirituel, sa découverte de l’autre croyant, les joies et parfois les écueils de la différence. « Fraterniser serait-il le fait de personnes d’exception. Gardons-nous d’attacher à cela quelques notes d’élitisme », écrit l’évêque émérite du Sahara, Claude Rault, dans la préface. Il voit dans ce projet « la volonté de s’inscrire dans l’art du vivre-ensemble et d’y apporter un peu de mieux-être à notre humanité ». Le lecteur ne trouvera pas ici d’arguments théologiques pour rapprocher les deux traditions spirituelles. Ce livre patchwork n’a d’autre ambition que de mettre à l’honneur de très belles figures d’ouverture. Philippe Clanché Khaled Roumo (dir.), Fraterniser : chrétiens et musulmans à l’œuvre, Erick Bonnier Éditions, 484 p., 25 €
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Écologie de l’enfance
Nous avons tous un pays de l’enfance, disait Gaston Bachelard, pour qui « toute notre enfance est à réimaginer », vert paradis ou, pour certains, enfer familial et social. Dans ce beau livre, le pays d’enfance de Thierry Paquot – col-
laborateur occasionnel de TC – , prend la forme d’une évocation très personnelle, faite de souvenirs sensibles, de réflexions et d’un vagabondage érudit, autobiographie intellectuelle inscrite dans la tradition des philosophies de l’expérience d’un Montaigne ou d’un Rousseau. Nous cheminons avec lui et quelques penseurs majeurs de cette aube de la vie, historiens, philosophes ou pédagogues, rassemblés en fin de volume dans une éclairante « promenade bibliographique ». L’enfance, constate l’auteur, est aussi un pays maltraité. Ce moment de découverte du monde, royaume de l’imaginaire, de l’invention, du développement complexe de l’intelligence, est trop souvent entravé par les conditions « modernes » de l’existence et les ravages d’une éducation aberrante, à quoi s’ajoute, ces temps-ci, l’horizon calamiteux des écrans. Entravé aussi par l’école, institution souvent néfaste selon Ivan Illich, dans la mesure où elle néglige la réalité des développements individuels, la singularité des êtres. C’est pourquoi le livre revisite l’œuvre des grands théoriciens de l’enfance, Piaget ou Henri Wallon, et rappelle que quelques expériences éducatives fécondes, celles de Freinet ou de Montessori, ont cherché au xxe siècle à combattre cette uniformisation des esprits par la créativité et le contact avec la nature. Thierry Paquot, en se fondant sur son propre parcours – ce philosophe très fécond des utopies et de l’ur-
bain, pourtant professeur d’université et auteur d’une soixantaine de livres, dit avoir détesté l’école, où il s’ennuyait ferme –, milite pour que l’on repense le cadre où l’enfant passe une partie de sa vie, aussi bien à l’école qu’à la ville : réorganisation de l’espace, des emplois du temps, aménagements urbains laissant la place au jeu et au mystère : une « ville récréative », lieu d’aventures et de découvertes. Son « école buissonnière » est en réalité un appel à refonder notre rapport au monde, à l’espace, à l’univers infini du jeu et du rêve, nécessaires à la construction d’une psyché en harmonie avec son milieu,
ce que l’auteur nomme lui-même une « écologie enfantine ». On l’aura compris, contre l’uniformisation imposée par l’éducation de masse, Pays de l’enfance est une belle et savante invitation au bonheur, qui s’apprend très tôt. Bernard Fauconnier Thierry Paquot, Pays de l’enfance, Éditions Terre Urbaine, 256 p., 20 €
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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 06 72 44 00 23. contacttc@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse et Jade Cédile pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail
Ont collaboré à ce numéro : Sarah Boucault, Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, David Brouzet, Sandrine Chesnel, Philippe Clanché, Bernard Fauconnier, Boris Grébille, Henri Lastenouse, Lionel Lévy, Thomas Morel-Fort, Morgane Pellennec, Sébastien Poupon, Adélaïde Robault, Estelle Roure, Marion Rousset, Bernadette Sauvaget, Luna Vernassal, Agnès Willaume.
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Diffusion, abonnements : Service Abonnement Témoignage chrétien 235, avenue Le Jour se lève 92100 Boulogne-Billancourt Tél. 06 72 44 00 23 abonnement@temoignagechretien.fr Vente au numéro/VPC : contacttc@temoignagechretien.fr Imprimerie : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau (France). ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1024 C 82904
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Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER D'ÉTÉ LE 30 JUIN 2022 « La France est notre patrie, l’Europe notre avenir. » Francois Mitterrand (1916-1996) Image de couverture : Le 1 janvier 2022, à l’occasion du début de la présidence française du Conseil de l’Union européenne et du vingtième anniversaire de la mise en circulation de l’euro, le drapeau de l’Union flotte sous l’Arc de Triomphe. © Kiran Ridley / Getty Images Europe via AFP er
SNSM chaque année, ils sauvent des dizaines de vie Filipinas Exploitées mais solidaires, elles laissent derrière elles famille et enfants pour tenter de leur offrir un avenir et aussi : Le street art, ou la politique au coin de la rue, Le nettoyage de printemps de Notre-Dame, L’œil acéré de Bernard Fauconnier, Le Qatar comme vous ne l’avez jamais lu Notre dossier : HISTOIRE, MÉMOIRE, IDENTITÉ LES ESCROCS DE L’HISTOIRE, ou l’art de tordre les faits pour nourrir une idéologie MÉMOIRE D’UN PEUPLE : comment se constitue-t-elle ? comment évolue-t-elle ? ABÉCÉDAIRE : des mots qui reflètent l’acuité du débat sur la question de l’identité LA BIBLE, quand l’histoire se fait mémoire, et réciproquement IDENTITÉ Nationale : nos débats sont-ils une exception française ?
Les Cahiers du Témoignage chrétien – Printemps 2022 – Supplément au no 3958 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3
Supplément au no 3958 de Témoignage chrétien
Jean-Pierre Sautreau Le lanceur d'alerte du petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers
Printemps 2022
Jalmalv Sur les chemins de la fin de vie, des bénévoles à l’écoute
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GRAND ENTRETIEN l’historien Johann Chapoutot s’interroge sur les récits à travers lesquels les sociétés occidentales tentent de donner du sens à leur histoire et à leur devenir
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