Année charnière
TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN
Les Cahiers du Hiver 2023
LI BRES, ENGAGÉS DEPUI S 1941« Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon, le vin fera éclater les outres, et l’on perd à la fois le vin et les outres ; mais à vin nouveau, outres neuves.. »
Évangile de Marc 2, 22
Image de couverture : Le pont de Crimée, dit aussi pont de Kertch, en feu à la suite d’une explosion, le 8 octobre 2022.
© Vera Katkova / Anadolu Agency via AFP
Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?
La question est paradoxale alors que nous éprouvons, à raison, de l’inquiétude, ce sentiment tout à la fois diffus et confus que quelque chose de grave pourrait se produire, qu’une menace plane. Évidemment, le retour de la guerre en Europe, depuis maintenant une année entière, y est pour beaucoup. D’autant que rien ne permet de penser que l’issue soit proche. De surcroît, le conflit génère partout dans le monde des déséquilibres, qui, à juste titre, nourrissent notre inquiétude. À quoi il faut ajouter les conséquences inexorables du dérèglement climatique. C’est dans ce terreau fertile que s’enracine le populisme, lequel joue sur nos craintes en nous proposant des remèdes simples – simplistes – à des problèmes complexes. Le tableau est bien sombre. Et pourtant, sommes-nous si sûrs d’être malheureux ? Certes, un conflit social est engagé en France sur les retraites, mais, au final, il se résoudra, plus ou moins bien négocié, et le pays s’en remettra. Nous sommes l’une des nations les plus riches de ce monde, l’une de celles où les inégalités et les injustices sont les plus combattues – plus de la moitié de la richesse produite est prélevée et redistribuée –, nous vivons sous un climat tempéré, en paix et dans un État de droit. Alors, oui, tout cela peut et doit sans cesse être préservé et amélioré, et notre vigilance et notre exigence ne doivent pas s’émousser – tous les combats de justice sont à mener et à gagner. Mais, au bout du compte, par égard pour tous ceux et celles qui, à travers le monde, ne bénéficient pas des mêmes conditions de vie, peut-être pourrions-nous nous accorder le droit d’être heureux. Non pour nous enfermer dans l’égoïsme, mais pour y puiser le courage d’être des artisans de paix, des promoteurs d’égalité, des hérauts de la liberté, des passionnés de fraternité… Et nous appellerions cela « béatitudes ».
Christine Pedottisomm
Aujourd’hui
p. 6 Un trimestre européen
p. 8 2022, année charnière
– Ukraine
– Europe
– France
– Ailleurs – Église – Environnement
Regards
p. 71 Château Pergaud : en mode écolo et solidaire
p. 78 La Fresque du climat
p. 93 Comment vivre sa foi en hôpital psychiatrique ?
VOIR
p. II Célébrations
p. XII L’œil de Kharkiv
Portrait p. 96 Marine Tondelier, l’autre Marine
Saisons
Un trimestre
européen
Malgré la guerre en Ukraine, l’Europe continue bon gré mal gré à se construire et s’inventer.
Danemark : chemin de crête social-démocrate
Sans être stricto sensu un triomphe, la victoire électorale des sociaux-démocrates danois fin 2022 constitue néanmoins une performance appréciable. En obtenant 27,5 % des voix et cinquante sièges, ils enregistrent leur meilleur résultat depuis vingt ans. L’une des clés de leur succès tient en un positionnement politique original rejetant à la fois le gauchisme culturel et le social-libéralisme. Si elle est très contestée, on ne peut nier que cette
approche a permis une certaine reconquête de l’électorat populaire, avec un recul très net de l’extrême droite. En choisissant de bâtir une coalition gouvernementale avec leurs principaux adversaires, les libéraux-conservateurs, la Première ministre, Mette Frederiksen, prend néanmoins un risque important : se couper de son électorat traditionnel de gauche, qui ne la suivra peut-être pas sur ce point… Sébastien
Le « croc-en-jambe » américain
PouponEmbrouille avec le grand allié américain autour du plan de l’administration Biden pour favoriser l’investissement dans les technologies « vertes » aux États-Unis, un plan appuyé sur des subsides massifs : 369 milliards de dollars. L’UE craint une vague de délocalisation d’entreprises vers les États-Unis pour bénéficier de ces incitants, au risque de désindustrialiser le marché unique européen. D’autant que les coûts de l’énergie sont nettement moins élevés outre-Atlantique qu’en Europe, directement exposée aux retombées de la guerre en Ukraine et à une sévère inflation. Le Premier ministre belge, Alexander De Croo, a dénoncé au Financial Times une politique « très agressive menée par les États-Unis, consistant à démarcher des entreprises allemandes ou belges pour les inciter à investir aux États-Unis plutôt qu’en Europe ». Henri Lastenouse
Priorité à l’Ukraine
Depuis le 1er janvier dernier, la Suède occupe la présidence tournante de l’Union européenne. L’Ukraine est « notre priorité absolue », a insisté le chef du gouvernement suédois, le conservateur Ulf Kristersson, qui veut « garder une Europe unie » car « notre unité est la clé ». Il faut poursuivre le soutien militaire, économique, humanitaire et politique. Mais aussi travailler la question des
responsabilités en matière de crimes de guerre, amplifier le gel des avoirs. Sans parler de la reconstruction qu’il faut lancer de manière cohérente, en lien avec le G7. Côté ukrainien, le Premier ministre, Denys Chmyhal, a déclaré que son pays avait l’ambition de devenir membre à part entière de l’UE d’ici deux ans.
Henri LastenouseLe Maroc désavoué au Parlement européen
La découverte, fin décembre, d’un réseau de corruption au profit du Qatar et du Maroc au sein du Parlement européen a fait bouger les lignes politiques, avec un vote exceptionnel qui s’est tenu dans l’hémicycle de Strasbourg. Les eurodéputés ont condamné les menaces contre la liberté de la presse au Maroc. Ce texte est le premier depuis un quart de siècle à s’attaquer au non-respect des droits humains dans le royaume chérifien, qui avait toujours été épargné par les votes des eurodéputés. Un vote de soutien à des journalistes et activistes actuellement emprisonnés au Maroc, ou sous le coup de procédures judiciaires, comme le Marocain Omar Radi, l’Espagnol Ignacio Cembrero ou encore l’activiste rifain Nasser Zefzafi. Henri Lastenouse
Brexit : toujours plus bas
C’est l’OCDE qui le dit : le Royaume-Uni devrait connaître en 2023 et 2024 la pire performance économique des pays riches du G7. La Banque d’Angleterre, encore plus pessimiste, s’attend à une contraction du PIB de 1,5 % l’an prochain, suivie d’une autre, de 1 %, en 2024. Le pays souffre d’un manque aigu de travailleurs, notamment en raison du Brexit, qui complique l’embauche de travailleurs européens. De plus en plus
de chefs d’entreprise, comme celui du géant britannique de l’habillement Next, critiquent l’impact de la sortie de l’UE sur l’immigration et donc sur le marché du travail. Du coup, le « patron des patrons » britannique réclame d’assouplir les règles migratoires pour pouvoir accueillir plus de travailleurs étrangers, insistant sur le fait qu’il n’y a pas assez de bras dans le pays pour répondre aux besoins.
Henri Lastenouse20 Année
Zeitenwende, « changement d’époque » : c’est le terme qu’utilise le chancelier allemand Olaf Scholz le dimanche 27 février 2022 dans son discours devant le Bundestag. Nous sommes trois jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il est toujours hasardeux de désigner ces moments de l’histoire qui marquent des changements d’époque. On admet communément que la bascule des siècles n’obéit pas au calendrier. Ainsi, 1715, fin du règne de Louis XIV, ferait passer du xviie au xviiie siècle, 1815, chute de Napoléon et congrès de Vienne, dans le xixe, et 1914 et la Première Guerre mondiale dans le xxe. La lecture devient ensuite plus délicate. Indiscutablement, 1989 et la chute du Mur nous ont amené à un nouvel équilibre, ou peut-être à un déséquilibre. Nous avons voulu voir l’attentat du World Trade Center à New York comme l’année du passage dans le deuxième millénaire. Certes, cette date marque un
Image de bearfotos sur Freepik22 charnière
avant et un après, mais est-ce un changement d’époque ? Pas certain. L’irruption du Covid à la fin de l’hiver 2020 et les grands confinements qui ont suivi nous ont fait fantasmer sur le « monde d’après », et il a bien fallu se rendre à l’évidence que cet après ressemblait comme un jumeau à l’avant.
Alors, au nom de quoi prétendre que 2022 sera reconnue comme l’année du Zeitenwende ? C’est à cette relecture de l’année que nous avons voulu vous inviter, et nous l’avons fait en nous relisant nousmêmes, qui, avec vous, observons chaque semaine le monde tel qu’il est, tel qu’il va, tel qu’il devient.
La grande bascule de 2022 est bien sûr d’abord géopolitique. Elle voit la rupture de nos certitudes les mieux ancrées, dont celle de l’impossibilité d’une guerre à l’échelle de celle qui se déploie en Ukraine, sur le territoire européen. On objectera que la dernière décennie du
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
siècle dernier (1991-2001) a vu se développer sur le sol européen celles qu’on nomme guerres de Yougoslavie ou guerres des Balkans. Leur bilan est élevé : entre 130 000 et 140 000 morts en dix ans. Cependant, ni l’équilibre des forces en Europe, ni la géostratégie mondiale n’en ont été bouleversés. La disparition conflictuelle de l’ex-Yougoslavie s’apparente, avec son lot d’atrocités, à une guerre civile, et son théâtre reste limité. La guerre d’Ukraine, en revanche, oblige les uns et les autres à se positionner, et les alliances à s’affirmer ou à disparaître. Paradoxalement, c’est l’agresseur lui-même qui désigne ses ennemis, non pas l’Ukraine, qui n’est qu’une proie dont l’identité nationale est niée, mais l’« Occident global », selon la terminologie poutinienne. De fait, c’est bien cet Occident qui se forge de nouveau une identité autour de ce conflit ; à travers l’Otan, miraculeusement ressuscité, à travers l’Union européenne, qui, contrairement à ce que Poutine escomptait, ne s’est pas déchirée, bien au contraire.
La Chine en arbitre muet
Ce retour d’un conflit de bombes, de sang, de chair, de larmes sur la terre européenne fait ressurgir à quatre-vingts ans de distance les spectres atroces de la précédente guerre : Bakhmout est comparée à Stalingrad, où, en mémoire de la victoire de 1943, Poutine inaugure un buste de Staline. Zelensky, traité de nazi – quoique juif – par la propagande russe est admiré à l’Ouest pour son côté churchillien. Le spectre d’un conflit nucléaire est agité. L’histoire bégaie en ce qu’elle a de plus tragique. Le reste du monde observe. Si les alliés directs et actifs de la Russie sont peu nombreux, et déjà au ban de la société mondiale – Iran et Corée du Nord –, la plupart des autres nations s’abstiennent de condamner l’agresseur russe. Dans ce paysage, la Chine fait figure de grand modérateur : l’affirmation de son amitié indéfectible à l’égard de la Russie ne va cependant pas jusqu’à lui fournir la moindre arme. L’évidence est que, bien que dangereuse en ce qu’elle possède un arsenal nucléaire considérable, la Russie, même gonflée de l’orgueil démesuré de son président, ne fait plus partie des « grands » en termes de géopolitique mondiale.
Si 2022 est une année charnière, c’est peut-être parce que le conflit ukrainien et ses conséquences, bien plus que l’épidémie mondiale de Covid, met un terme à l’illusion d’une mondialisation paisible, sinon heureuse, dans laquelle le commerce universel garantirait stabilité et équilibre à l’échelle de la planète. La crise de l’énergie générée par le conflit oblige à revoir les politiques d’approvisionnement. L’énergie
nucléaire est redevenue acceptable, du moins dans le temps de la transition, c’est-à-dire pour quelques décennies. Mais, plus généralement, la question de l’autosuffisance vient déranger les logiques de délocalisation qui prévalaient jusqu’alors. C’est le cas pour de nombreux médicaments et pour les composants électroniques. La recomposition des forces et des alliances est en cours et loin d’être achevée ; espérons qu’elle se fera sans générer de nouveaux conflits. L’autre point de rupture de cette année 2022 a bien évidemment trait au changement climatique. Cette fois, la conscience d’un point de non-retour est devenue massive. Pour autant, il est toujours aussi difficile de prendre collectivement des décisions extrêmement coûteuses en termes de confort de vie. Et cette difficulté concerne aussi bien les nations développées, qui n’envisagent pas de perdre leur bien-être, que les nations émergentes, qui veulent obtenir un niveau de développement équivalent à celui des vieux pays. Le Giec a d’ailleurs orienté sa communication vers les possibilités d’adaptation tout en alertant sur le seuil au-delà duquel la vie humaine, mais aussi animale et végétale, telle que nous la connaissons sera sinon impossible, du moins totalement modifiée. Il est hélas probable que les tensions internationales ne soient pas favorables à des décisions collectives pourtant indispensables.
L’Église catholique en chute libre
En France, malgré les échéances électorales importantes, l’heure est plutôt à la continuité, avec en point de mire une très légitime inquiétude quant à la montée des extrêmes et tout particulièrement de l’extrême droite, qui se normalise de plus en plus. En cette matière, la navrante neutralité des autorités catholiques a permis à de nombreux catholiques de basculer vers un vote qui jusqu’alors était considéré comme inenvisageable. C’est une responsabilité bien lourde que portent les évêques de cette génération et c’est d’autant plus incompréhensible que le pape François est, lui, d’une totale clarté sur les choix qu’impose l’Évangile. Sur un tout autre plan, les historiens auront à se prononcer sur la gravité de la chute du catholicisme liée aux effroyables affaires d’abus sexuels et d’emprise sur les consciences, concernant des victimes tant mineures que majeures. La perte de crédibilité de l’Église catholique atteint un paroxysme, tandis que les signaux de la pratique religieuse sont tous au rouge. Quels que soient les défauts de l’institution, il n’y a guère lieu de se réjouir d’un tel cataclysme : devant les défis qui s’offrent à l’humanité, nous demeurons convaincus que la dimension de l’espérance et de la fraternité portée par le christianisme est plus que jamais nécessaire.
Christine PedottiUkraine
Le 24 février, la déflagration du début de la guerre en Ukraine nous cueille au saut du lit : « Il l’a fait. »
Il, c’est-à-dire Poutine. Depuis le début de l’année, devant les alertes, principalement américaines, sur l’imminence d’une attaque, et alors que tant de spécialistes en France veulent croire une telle folie impossible, nous nous sommes interrogés.
Fin janvier, nous interrogions Nicolas Tenzer, qui préside le Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique et dirige la publication du site et de la lettre Desk Russie (desk-russie.eu), une adresse toujours pertinente et bien informée aujourd’hui. Son analyse à l’époque nous glaça. Force est de constater qu’elle était juste.
Le poutinisme est un nihilisme
Quelles intentions peut avoir Poutine ?
Il existe peu de travaux sur ce que veut Vladimir Poutine en profondeur. Il sera aisé, en effet, d’établir que le régime russe entend sinon reconquérir, du moins dominer l’Ukraine, en l’empêchant si possible d’être un régime démocratique et libre, en tout cas en la neutralisant. Beaucoup ont aussi défendu l’idée, non sans raison, que Poutine entendait essentiellement reconquérir l’empire perdu à la chute de l’Union soviétique et laver par la guerre ce qu’il avait décrit comme une « humiliation ». Tout ceci est incontestable, mais n’exprime pas de manière complète ce qu’il veut.
Que faire pour le cerner davantage ?
Il faut tenter de se tourner vers le cœur des choses ou vers, pour emprunter l’expression de Machiavel, la « verità effettuale della cosa » (Le Prince, chapitre XV), autrement dit la logique même du régime tel que Poutine l’a progressivement établi au cours des dernières vingt-deux années. Si l’on en reste en effet à l’idée convenue qu’une certaine forme de rationalité dans les objectifs gouvernerait ce régime, on est condamnés à n’y rien comprendre. Une faute similaire consisterait à rester fixé sur ses objectifs en termes territoriaux, de présence militaire – base de Tartous en Syrie, par exemple – et de zones d’influence, ou sur ses diatribes contre l’Otan, dont il sait parfaitement qu’elle n’est pas une menace pour un État pacifique. Même l’affaiblissement des démocraties libérales occidentales n’est au mieux qu’un objectif de second rang. Faut-il alors avancer qu’une hégémonie globale, ou même limitée à l’Europe et à quelques autres zones serait un objectif stratégique ? Le régime russe actuel n’a pas les moyens d’une telle domination, pas même en Ukraine – et moins encore ailleurs.
Poutine conduit le monde dans la chute vers l’abîme qu’il réserve à la nation russe.
Comment, alors, caractériser cette idéologie ?
Notre hypothèse est que le poutinisme pourrait bien être la première idéologie nihiliste. […] Depuis quelques années, le poutinisme se caractérise par un double mouvement : sur le plan intérieur, une répression toujours plus brutale, radicale et totale ; sur le plan extérieur, des agressions ou des actions de déstabilisation incessantes et sur de nouveaux fronts. Je pense que le poutinisme est une entreprise de destruction. Cette entreprise devient possible lorsque l’idéologie devient sa propre fin et tient lieu de stratégie. À partir du moment où l’idéologie n’indique pas de fin autre que la destruction de l’adversaire, sans même chercher à installer un régime de domination durable sur ses ruines, elle peut se contenter d’un marteau sans avoir besoin d’une truelle. Son projet n’est pas celui d’une fondation, mais précisément d’une dé-fondation. Par rapport à ses objectifs de second rang, il est donc capable d’agir en excellent tacticien : c’est ainsi qu’il a pu annexer la Crimée et, de facto, une partie du Donbass en 2014, ou aider Bachar el-Assad. Mais, dès qu’il s’agit des objectifs ultimes, il est dans la déraison pure. Poutine conduit le monde dans la chute vers l’abîme qu’il réserve à la nation russe.
Propos recueillis par Jacques Duplessy / 27 janvier 2022
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
Début février, nous demandions son analyse à Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France à Moscou et auteur de Géopolitique de la Russie (Eyrolles). Trois semaines avant l’invasion, il disait ne pas y croire. Cependant, contrairement à l’opinion générale qui voyait l’Ukraine écrasée en quelques jours, il soulignait la puissance des forces ukrainiennes.
Pourquoi l’Ukraine ?
Pourquoi l’enjeu de l’Ukraine est-il si particulier pour les Russes ?
L’Ukraine, c’est le berceau de la Russie. Aujourd’hui, un tiers des Russes sont d’origine ukrainienne et un tiers des Ukrainiens sont d’origine russe. Tout cela est complètement affectif et c’est là qu’il faut se méfier. Mais l’Ukraine est en train de prendre conscience de sa spécificité, le patriotisme ukrainien n’est pas limité aux provinces de l’Ouest. Même les russophones ont le sentiment d’être ukrainiens. L’Ukraine dispose d’une armée performante, formée par l’Otan, prête à se battre. Si les Russes attaquaient – et je ne crois pas à cette possibilité –, cela ne serait pas une promenade de santé.
2022
Début mars, la guerre était là. L’éditorial du 3 mars disait déjà quels en étaient les enjeux. Et nous commencions à comprendre ce que Poutine disait depuis des mois, voire des années, et que nous n’avions pas voulu entendre. Une année plus tard, ce sont toujours les mêmes mensonges qui sont répétés par le Kremlin.
Savoir vivre et savoir mourir…
L’ expression « Mourir pour Dantzig », reconvertie en « Mourir ou ne pas mourir pour Kiev », hante nos consciences. Et nous voici acculés à des réflexions que nous aurions souhaité ne plus jamais avoir à affronter. De fait, nos enfants et petits-enfants n’iront pas mourir en Ukraine. L’état des forces et des traités nous en dispense. Sauf si la folie du satrape russe nous rattrapait, soit qu’il décide de franchir d’autres frontières que nous nous sommes engagés à défendre – pays baltes, Pologne… –, soit qu’il soit assez irresponsable,
Propos recueillis par Guillaume de Morant / 3 févrieret ceux qui l’entourent avec lui, pour nous jeter dans un conflit nucléaire. La brûlante situation qui amène la guerre sur le territoire de l’Europe nous rappelle que la construction européenne n’a pas pour but de nous engager à mourir ici ou là mais à nous faire vivre en paix, ce qui a été le cas depuis plus de soixante-quinze ans. De fait, l’Europe montre un front plus fort et plus uni que ce qu’imaginait M. Poutine, lequel comptait sur notre faiblesse et précisément – le mot est de l’un de ses diplomates – sur le fait que nous, Occidentaux vautrés dans notre confort, « ne savions plus pour quoi nous serions prêts à mourir ».
S’il n’est pas à l’ordre du jour de mourir – et espérons que cela le demeurera –, il est question de vivre et de vivre debout. Cela signifie que pendant que les Ukrainiens et Ukrainiennes sont en train de se battre avec héroïsme, dans une lutte inégale, nous prenions notre part en acceptant les désagréments réels générés par le conflit et les sanctions que nous prenons contre l’agresseur russe. À ce titre, on ne peut qu’être navrés de dégoût quand une Marine Le Pen, dont on sait l’admiration qu’elle a professé pour les démonstrations de puissance virile du Russe, réagit à l’annonce de la guerre en Ukraine en s’inquiétant de ses conséquences sur le pouvoir d’achat de Français et de Françaises. D’Éric Zemmour, qui rêvait d’un Poutine en France, ou rêvait d’être le Poutine français, mieux vaut ne rien dire tant il est clair que chez lui le pétainisme réel a pris le pas sur le gaullisme imaginaire qu’il revendique. Il est des moments qui sont historiques parce qu’ils déterminent l’avenir. Le nôtre, celui de la démocratie, a un prix, espérons que ce ne sera pas celui de nos vies mais seulement celui du pain, des pâtes, du pétrole et du gaz.
Christine Pedotti / 3 mars 2022Le Poutine dans le texte
À la fois héritier des arguments fallacieux des chancelleries et propagateur, bien de son temps, de fake news, Poutine, qui multiplie les références historiques, mérite largement ses galons de mystificateur en chef.
Deux discours, les 21 et 24 février, et une annonce mise en scène, celle de la mise en alerte rouge des forces nucléaires russes dimanche. Dans le premier discours, Vladimir Poutine nie l’existence de l’Ukraine comme État indépendant : « Il convient de noter que l’Ukraine n’a jamais eu de tradition stable de véritable État. C’est pourquoi, en 1991, elle a choisi d’imiter sans réfléchir les modèles étrangers, qui n’ont aucun rapport avec l’histoire ou les réalités ukrainiennes. Les institutions politiques et gouvernementales ont été réajustées à de nombreuses reprises en fonction de la
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croissance rapide des clans et de leurs intérêts égoïstes, qui n’avaient rien à voir avec les intérêts du peuple ukrainien. »
Il justifie ainsi sa position : « Pour nous, l’Ukraine n’est pas seulement un pays voisin, c’est une partie indivisible de notre histoire, de notre culture, de notre espace spirituel. Depuis très longtemps, les habitants du sud-ouest des anciennes terres russes se disent russes et orthodoxes. » Et de poursuivre : « Il me semble nécessaire de prendre une décision qui mûrit depuis longtemps, celle de reconnaître immédiatement la souveraineté des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk. Je demande à l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie de soutenir cette décision et de signer un accord d’amitié avec ces deux républiques. » Mais ce n’était qu’une première étape. Trois jours plus tard, Poutine annonce le lancement « d’une opération militaire spéciale dans le Donbass », dont le but est de « protéger les populations qui, depuis huit ans, sont confrontées aux humiliations et au génocide perpétrés par le régime de Kiev. À cette fin, nous chercherons à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine, ainsi qu’à traduire en justice ceux qui ont perpétré de nombreux crimes sanglants contre des civils, y compris contre des citoyens de la Fédération de Russie. » Dans le même discours, il prétend que l’Ukraine est un jouet aux mains des puissances occidentales. Vladimir Poutine recourt ainsi à une analogie très contestable en comparant l’URSS de 1940, en attente de l’attaque hitlérienne, à la Russie de 2022, qui serait exposée à une menace occidentale. Ce n’est pas la première fois que ce vocabulaire est employé par les dirigeants russes. En 2014, lors de l’annexion de la Crimée, l’argument de la présence de « nazis » en Ukraine est déjà présent dans le discours officiel. Ces accusations renvoient aussi à la position de l’Ukraine durant la Seconde Guerre mondiale, lorsque certains Ukrainiens avaient rejoint l’Allemagne nazie pour lutter contre les Soviétiques, incités à le faire par la promesse allemande d’indépendance. Ces propos ont pour but d’inquiéter et de rallier le peuple russe à la guerre comme au temps de la « Grande Guerre patriotique », à laquelle il est fait explicitement référence. Autres accusations fantaisistes, celles selon lesquelles l’Ukraine pratiquerait un génocide dans le Donbass ou qu’elle chercherait à se doter de l’arme nucléaire. « Pas une once de vérité dans ces accusations » de génocide, a affirmé le Département d’État américain. L’affirmation selon laquelle Kiev voudrait se doter de l’arme nucléaire est tout aussi fausse. L’Ukraine a au contraire volontairement choisi d’abandonner ses têtes nucléaires après le mémorandum de Budapest, signé par la Russie en 1994, qui garantissait sa sécurité territoriale.
C’est en fait toute l’histoire de la Russie et de l’Ukraine que Poutine réécrit. Il présente son pays comme devant mettre tous les peuples slaves dans sa
Poutine prétend que l’Ukraine est un jouet aux mains des puissances occidentales.
sphère d’influence. Tout ce que Poutine dit aujourd’hui était déjà écrit dans l’essai qu’il a publié en juillet 2021. Il y justifiait l’annexion de la Crimée en faisant référence à la « Rus’ de Kiev », une entité politique qui a réuni les peuples slaves ukrainiens, biélorusses et russes sous la tutelle de Kiev entre le milieu du IXe siècle et celui du XIIIe siècle. Poutine écrivait dans ce livre : « La véritable souveraineté de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie. Nos liens spirituels, humains et civilisationnels se sont formés pendant des siècles. […] Car nous sommes un seul peuple. »
Dimanche, alors que l’offensive russe patinait, Poutine annonçait devant deux généraux visiblement gênés, codétenteurs avec lui du bouton nucléaire, qu’il plaçait les forces non conventionnelles en « régime spécial d’alerte au combat ». Pour le Premier ministre britannique, Boris Johnson, il s’agit d’« une opération de distraction de la réalité de ce qui se passe en Ukraine » car « [les Ukrainiens] se défendent peut-être avec plus d’effet, plus de résistance que ce que s’imaginait le Kremlin ». Espérons que cette lecture soit juste.
Jacques Duplessy / 3 mars 2022Dès mi-mars, on comprenait que la prétendue « opération spéciale » ne tournait pas comme Poutine l’avait espéré. Il se heurtait à deux volontés farouches et conjointes, celle d’un peuple et celle d’un homme, Volodymyr Zelensky, un inconnu que le monde entier était en train de découvir.
En Ukraine, tout un peuple s’est levé
Deux semaines déjà qu’un peuple s’est levé, résistant, refusant l’inévitable. Devant l’invasion de leur pays par la puissante armée russe, la bravoure et la détermination des Ukrainiens et des Ukrainiennes nous donnent une prodigieuse leçon de résistance. Plus les troupes surarmées de Vladimir Poutine avancent, plus les citoyens sont nombreux à s’engager. Étudiants, instituteurs, chauffeurs de taxi, ouvriers, artisans, un grand nombre d’entre eux ont répondu à l’appel de leur leader, Volodymyr Zelensky. Se filmant lui-même dans les rues de Kiev, après avoir refusé sèchement toutes les propositions d’exfiltration
– « C’est ici qu’ont lieu les combats, j’ai besoin de munitions, pas d’un taxi ! » –, l’ancien comédien devenu président a su galvaniser son peuple. À l’instar du maire de la ville, Vitali Klitschko, ex-champion du monde
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de boxe, cet homme prêt à sacrifier sa vie incarne le sentiment national ukrainien, portant la contestation vis-à-vis de la Russie à un niveau jamais atteint en Ukraine. Car, face à la brutalité de l’ennemi, la résistance ukrainienne est aussi spirituelle. […] Dans cette lutte acharnée actuelle, les médias sociaux jouent un rôle majeur. À l’image de leur Président, produit talentueux de la télévision et donc orfèvre en la matière, les Ukrainiens en ont fait leur arme de mobilisation massive, à l’intérieur du pays comme à l’extérieur. Avec un avantage indéniable : la justesse même de leur cause. Quoi de plus légitime, en effet, que de s’opposer à un envahisseur dont le but affiché est de détruire un pays en tant qu’État indépendant ? En diffusant des scènes déchirantes de résistance devant l’armée russe par des citoyens aux mains nues, les Ukrainiens montrent qu’ils sont non seulement des héros, mais aussi des éveilleurs de consciences.
Laurent Grzybowski / 10 mars 2022Zelensky, une guerre sur les réseaux sociaux
Le président ukrainien Zelensky est passé maître dans l’art de scénariser la guerre. Sur les réseaux sociaux, il a gagné la guerre de la communication, même si, dans les faits, la guerre reste une abomination, avec son cortège de malheurs quotidiens qui ne peuvent être éclipsés par des messages sur TikTok ou Facebook… Comédien, membre fondateur d’une troupe de café-théâtre extrêmement populaire, y compris en Russie, il a su remporter en quelques jours la bataille de la communication visant l’Occident, et cela n’a rien d’étonnant. […] En Occident, le président ukrainien a immédiatement remporté haut la main une guerre d’image. Prenant le monde à témoin via Internet et plus particulièrement les réseaux sociaux, il a conquis les cœurs et les esprits. Le voilà transformé en président-courage. C’est l’homme qui ne plie pas et défend une cause juste. Les vidéos le montrant marchant dans les rues de Kiev en faisant fi du danger visent à créer une stature d’homme à soutenir, dans la lignée d’un Churchill sous les bombes allemandes. […] Les Ukrainiens ont en réalité bien compris l’importance de la guerre de l’information sur les réseaux sociaux. Si les cœurs et les esprits des populations occidentales sont gagnés, les dirigeants seront plus enclins à aider l’Ukraine […]
Antoine Champagne / 31 mars 2022En mai, il était clair que la guerre ne serait pas gagnée facilement par la Russie. Mais pouvait-elle la perdre ? Aujourd’hui, la question demeure. Nous interrogions Cédric Mas, historien militaire et président de l’Institut Action Résilience sur l’évolution de la situation en Ukraine.
Une armée russe bloquée
Comment, selon vous, la situation militaire évolue-t-elle en Ukraine ? Ce n’est pas évident, car ce qu’on appelle le « brouillard de la guerre » est bien présent. Chaque camp minimise ses pertes. Mais on a une guerre connectée, c’est-à-dire que les belligérants font des vidéos des zones capturées et des photos des destructions de matériel. Ainsi, le blog Oryx recense quotidiennement les pertes des deux côtés à partir des images postées sur les réseaux sociaux. On peut donc avoir une idée des dommages. Les Russes, par exemple, ont perdu plus de 600 chars, ce qui est considérable.
L’armée russe a en tout cas échoué dans sa première phase de guerre éclair visant à décapiter le pouvoir ukrainien… Oui, les Russes avaient parié sur un pouvoir fragile, un faible sentiment national et une armée qui s’effondrerait. Ils ont perdu. Et, ensuite, ils ont mis plusieurs semaines à se sortir de ce bourbier et à annoncer se recentrer sur le Donbass. L’étonnement devant le revers initial enregistré s’explique aussi par la surestimation du nombre de soldats engagés initialement le 24 février. On parlait de 190 000 à 200 000 hommes, mais ils n’étaient peutêtre que 120 000 à 150 000. Les Russes ont peut-être manqué de troupes et, de plus, leur logistique a été défaillante.
L’armée ukrainienne résiste d’une manière surprenante et semble faire pour le moment jeu égal avec les Russes. Comment l’expliquez-vous ?
L’armée ukrainienne a reçu beaucoup de matériel […]. Elle monte en puissance. La campagne de bombardements russe sur l’arrière du front n’a pas permis d’empêcher l’arrivée du matériel occidental. […] Les Américains fournissent aussi de nombreux renseignements militaires facilitant les frappes ukrainiennes.
Mais le matériel n’est rien sans les hommes. […] Quand le soldat ukrainien défend sa terre, il sait pourquoi il se bat. Le soutien international est aussi très important pour leur moral. Ce différentiel de motivation se ressent à tous les niveaux et joue en faveur de l’Ukraine.
Propos recueillis par Jacques Duplessy / 12 mai 2022
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
Fin septembre, la bascule de l’équilibre des forces était actée, mais, avec Poutine à sa tête, la Russie pouvait-elle plonger le monde dans le pire. Hélas, cette question nous hante toujours. Entretien avec Jean-François Bouthors, auteur de Poutine, la logique de la force aux éditions de L’Aube.
Russie : un régime aux abois
Comment analysez-vous l’escalade conduite par Poutine dans la guerre qu’il mène contre l’Ukraine ?
C’est une escalade qui se joue sur fond d’échecs successifs, comme celui de la prise de Kiev, qui sont en partie dus à des problèmes graves d’organisation et de corruption dans l’armée russe. Le seul gain significatif a été la victoire de Marioupol, mais à quel prix ! Le sacrifice des combattants retranchés a beaucoup affaibli l’armée russe. […]
Comment s’exprime aujourd’hui cette « logique de la force » que vous décrivez dans votre dernier ouvrage ?
À l’intérieur même de la Russie, l’arbitraire continue de se développer, comme l’« oukase » qui définit les conditions de la mobilisation en est un exemple. Comme à l’époque stalinienne, sous le vernis de la loi tout est permis, y compris mobiliser des personnes qui n’ont pas encore d’expérience militaire. Après avoir fait fermer les derniers outils d’information indépendants et interdire toutes les manifestations, le régime dispose maintenant des corps des hommes et des femmes pour essayer de masquer son impéritie, ses aventures folles et ses échecs.
L’escalade peut-elle mener jusqu’au recours à l’arme nucléaire ? Au début de la guerre, Poutine avait dit que ceux qui s’opposeraient à la volonté de la Russie s’exposeraient à des frappes extraordinaires. À la suite de quoi l’arsenal nucléaire du pays avait été décrit à la télévision. Aujourd’hui, dans une logique d’inversion des responsabilités, c’est l’Occident qui est accusé de menacer la Russie d’agression nucléaire. Depuis qu’il est au pouvoir, Poutine s’est dépeint comme celui qui était prêt à utiliser la force le premier. […] Poutine ne connaît que ça, son monde est celui des rapports de force et de la volonté de puissance presque à l’état pur.
Dans le conflit ukrainien, ce sont deux pays majoritairement chrétiens orthodoxes qui se font face. Le patriarche Kirill de Moscou se révèle n’être qu’un oligarque soutien de Poutine qui n’hésite pas à bénir les canons. À la mi-mars, nous tentions d’analyser la dimension religieuse du conflit. En septembre, l’engagement de Kirill ajoutait encore à l’abjection.
Un conflit à tonalité religieuse
[…] Dans le discours nationaliste russe, la référence à l’État slave médiéval chrétien qu’on appelle la Rus’ de Kiev, influent du xe au xiiie siècle, justifie le mythe d’une grande Russie s’étendant jusqu’à la Biélorussie et l’Ukraine. « Mais ce n’est pas uniquement territorial, estime la chercheuse Kathy Rousselet, spécialiste à Sciences Po des religions dans l’ère post-soviétique. Dans la vision nationaliste, l’orthodoxie fonde l’identité russe, et Poutine a clairement établi une continuité entre le communisme et le christianisme. Elle est aussi convoquée dans le combat contre l’Occident, comme la défense des valeurs de la famille traditionnelle. » […]
Bernadette Sauvaget / 17 mars 2022
Kirill et la défiguration du christianisme
Le patriarche orthodoxe russe Kirill incarne une forme particulièrement hideuse de dévoiement politique d’une autorité religieuse. […] Non content de légitimer la guerre lancée par Vladimir Poutine en Ukraine, le voici qui encense le fait même de se battre et de tuer : « Allez courageusement remplir votre devoir militaire. Et souvenez-vous que si vous donnez votre vie pour votre patrie, pour vos amis, alors vous serez avec Dieu dans son Royaume, dans la gloire et la vie éternelle. » […] La prédication de Kirill est saturée de l’imaginaire puant de la guerre sainte, à laquelle notre civilisation a cédé par le passé. […]
À ce niveau, ce n’est plus de l’instrumentalisation, mais de la défiguration. On sait que le mensonge, pour fonctionner, c’est-à-dire pour tromper, doit prendre l’apparence de la vérité. Kirill se fait passer pour loyal serviteur du Christ mais il en défigure la parole et trompe les foules qui l’écoutent et lui font confiance. Un tel procédé doit être qualifié de ce qu’il est, diabolique.
Foucauld Giuliani / 6 octobre 2022
Extrait du site collectif-anastasis.org
2022 s’ouvrait en Europe par la présidence de six mois du Conseil de l’UE par la France. L’occasion de donner une impulsion à l’Union. C’était sans compter sur l’irruption de la guerre sur la terre européenne. Une douloureuse circonstance qui aurait pu – et c’était bien l’un des buts de guerre de Poutine –déséquilibrer voire désintégrer l’unité des vingtsept. Tout au contraire, cette Europe, si souvent vilipendée pour sa faiblesse, sa pusillanimité, sa lenteur, fit front commun. Et elle ne cède toujours pas, malgré la crise de l’énergie due au sevrage du gaz russe. Sur la question de la puissance militaire, le réveil fut plus douloureux encore, surtout pour l’Allemagne. L’affaire est encore loin d’être tranchée. De nombreux pays, surtout ceux qui sont les plus proches de la Russie, telle la Pologne, considèrent que le plus sûr demeure la protection américaine. Reste que, contrairement à ses vœux, non seulement Poutine n’est pas à Kiev, mais il fait face à un front européen uni et, de surcroît, a ressuscité l’Otan… Si la guerre n’était pas un épouvantable malheur humain, on pourrait crier au miracle.
Dès début mars, nous observions la prise de conscience de l’Allemagne, si attachée au pacifisme depuis plus de soixantequinze ans. Puis les 10 et 11 mars, au sommet de Versailles, c’est la question de la capacité de l’Europe à faire front commun qui se pose.
Ce dimanche, l’Allemagne s’est réveillée !
Engourdie par un quart de siècle de prospérité sous le tandem SchroederMerkel, l’Allemagne ne voulait ni voir, ni entendre les sombres conséquences extérieures de son propre confort. Deux mois après l’entrée en fonction du nouveau chancelier, Olaf Scholz, l’invasion de l’Ukraine a agi comme un électrochoc dans un pays pétri de pacifisme depuis les horreurs nazies. Son chef de l’armée de terre a, dès l’invasion russe, « mis le feu aux poudres » sur Twitter : « En quarante et une années de service en temps de paix, je n’aurais jamais cru vivre une nouvelle guerre. Or, la Bundeswehr, l’armée de terre que je dirige, est plus ou moins à sec. Les options que nous pouvons proposer aux politiques pour soutenir l’Alliance [atlantique] sont extrêmement limitées… Je suis en colère ! »
[…] Olaf Scholz a fendu l’armure face au Bundestag, dimanche 27 février, lors d’une séance extraordinaire. Avec dignité, il a rappelé : « Nous ressentons tous une douleur incommensurable. Nous nous souvenons des histoires de nos parents et grands-parents. Pour nous, c’est incroyable d’entendre encore ce mot de guerre. » À l’ambassadeur d’Ukraine, présent dans les tribunes, il a confirmé sous les applaudissements soutenus des députés : « Nous sommes aux côtés des Ukrainiens du bon côté de l’histoire, nous défendrons cette Europe libre et juste […]. Dans les villes d’Ukraine, les gens ne défendent pas seulement leur patrie. Ils se battent pour la liberté et leur démocratie […], des valeurs que nous chérissons tous. »
Henri Lastenouse / 3 marsL’Europe à Versailles, mais solidaire !
2022
[…] Voir des chefs d’État européens se réunir à Versailles alors qu’une guerre meurtrit l’Ukraine, dans l’est de l’Europe, fait ressurgir de bien pénibles souvenirs. D’autant que la stratégie de Poutine pour gagner sa guerre est maintenant claire. Il encercle et détruit. Il fera à Kiev ce qu’il a fait à Alep, à Grozny et, plus récemment, à Kharkiv. Malheureusement pour les Ukrainiens et leurs alliés européens, Poutine est un stratège militaire très prévisible…
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
Dans un tel contexte, l’Europe est unie et efficace comme jamais. Déjà, l’Allemagne, très exposée à la Russie, a mis fin unilatéralement à Nord Stream 2 et augmenté son budget de la défense à 2 % du PIB, en sus d’un investissement militaire d’urgence de 100 milliards d’euros. […] En parallèle, fait inédit, l’Union européenne va financer l’achat et la livraison d’armes létales (missiles, lance-roquettes, mitrailleuses…) à l’Ukraine, en plus d’autres équipements (carburant, équipements de protection et fournitures médicales). Une bifurcation historique car, même lors de la guerre en Yougoslavie (1991-2001), l’UE n’avait pas été aussi loin. En pratique, avec la « facilité européenne de paix », l’Europe dispose d’un fonds qui permet de rembourser les dépenses militaires des États membres en faveur de l’Ukraine, engagées sous le sceau de l’Europe. En quelques jours, l’« Europe de la défense », dans les cartons depuis le traité de Maastricht, est sortie des limbes ! Dans le même temps, le Conseil des ministres de l’Intérieur de l’UE vient d’approuver à l’unanimité l’activation de la directive européenne de 2001 sur la protection temporaire des réfugiés, qui s’appliquera dans tous les États membres aux personnes fuyant la guerre en Ukraine. […] Soit une sorte de « citoyenneté européenne à durée limitée », réponse somme toute efficace – et quelque part politique – à la demande d’adhésion de l’Ukraine formulée par le président ukrainien ces jours derniers. Pour autant, les Européens, étonnés de leurs décisions communes – hier encore impensables –, sont-ils prêts à parcourir le chemin restant ? […] Tant que l’Europe importera du gaz, du pétrole et du charbon russes, une forme d’alliance stratégique à l’échelle du continent européen avec la Russie subsistera. Couper le gaz russe constituerait un choc matériel pour l’ensemble de l’Union européenne ; c’est pourtant l’« éléphant dans la pièce » qui attend à Versailles ! […]
Henri Lastenouse / 10 mars 2022Les semaines passent et la question de la souveraineté énergétique de l’Europe passe au premier plan, avec toujours la question du gaz russe, ce « poison », comme nous le titrions début mai.
Le gaz russe, poison de division en Europe ?
Tandis que le conflit entre dans son troisième mois, la « bataille du Donbass » pousse l’Union européenne à fournir des armes lourdes et à renforcer ses sanctions. Reste pourtant à frapper fort sur le front de l’épineux dossier du gaz russe… et c’est paradoxalement Vladimir Poutine qui a « dégainé le premier ».
On le sait, la guerre en Ukraine a révélé la dépendance de l’UE au gaz russe, qui représentait 45 % de ses importations au moment de l’agression de Poutine. Selon Rystad Energy, si les flux russes s’arrêtaient complètement, les prix du gaz en Europe pourraient bondir de 50 % par rapport à leurs niveaux actuels, déjà très élevés. Or, Moscou vient, pour la première fois, de fermer une partie de ses robinets de gaz. […] Or, côté allemand, s’il y a des pénuries de gaz, certains pans de l’industrie chimique ne seront plus viables. Au centre du modèle productif du pays, cette industrie produit des peintures pour l’industrie automobile et des composants critiques pour les batteries électriques. Pis, pour le dirigeant de l’entreprise chimique BASF, « les sanctions détruiraient le modèle économique allemand ». Un modèle où les principaux actionnaires industriels sont des caisses d’épargne et des compagnies d’assurance nationales. En bout de chaîne, outre-Rhin, c’est bien l’ensemble du modèle financier, économique, et même social qu’ébranlent les sanctions sur les combustibles fossiles russes…
Henri Lastenouse / 5 mai 2022Mais la guerre ne ralentit pas la puissance du populisme qui ronge les démocraties européennes. C’était notre constat au cœur de l’été et hélas, depuis, la dérive droitière ne ralentit pas.
Tempêtes au cœur de l’été européen…
Unpeu partout cet été, l’avis de tempête politique est de retour en Europe. Et, s’il faut, par analogie avec l’actualité récente, parler d’« incendies politiques », il n’y a pas de doute que le vent qui les attise vient de l’est… C’est l’été italien qui s’annonce particulièrement torride, après la démission forcée du premier ministre italien Mario Draghi. […] Sous les yeux d’une Europe stupéfaite, Rome brûle « l’idole Draghi » à la veille des vacances. L’Italie cherchera dans les urnes son soixante-huitième gouvernement depuis 1946. Une triste farce alors que deux mille maires de la péninsule avaient signé une pétition de soutien à l’« expérience Draghi », que défendent également quelque 70 % des Italiens.
Partout en Europe, les défis de la guerre en Ukraine et les crises économique, énergétique, environnementale mettent les systèmes démocratiques au pied du mur. Voici l’Italie repartie en campagne, avec comme grande favorite Giorgia Meloni, 45 ans, présidente de Fratelli d’Italia, parti clairement d’extrême droite. En France, le chef de l’État n’a de majorité
que relative, alors que les conservateurs anglais se cherchent un « leader propre », moins de trois ans après le triomphe électoral de Boris Johnson. En Belgique, la coalition en place, appelée « Vivaldi », peine de plus en plus à surmonter la fatigue du pouvoir. Quant à l’Espagne, cela fait longtemps que l’on y gouverne au gré de majorités « fluides » ou « faibles », c’est selon… […] Certes, tout ne peut s’expliquer par la guerre en Ukraine […] Pourtant, force est de constater que la pression mortifère que Poutine exerce sur les Européens exacerbe les tensions, ajoutant de nouvelles crises aux crises. Il n’est que de voir le risque d’asphyxie énergétique de la première économie du continent, outre-Rhin, qui force les Verts allemands à réouvrir des centrales à charbon, faute d’alternatives au gaz russe. Alors, puisque souffle, venu de l’Est, un puissant et glacial nihilisme, n’est-il pas temps de rappeler ce qui unit les Européens, la formule de Churchill prononcée le 11 novembre 1947 à la Chambre des communes : « Il a été dit que la démocratie est le pire système de gouvernement à l’exception de tous ceux qui ont déjà été expérimentés au cours de l’histoire. »
Henri Lastenouse / 28 juillet 2022
Fin septembre, la victoire de Giorgia Meloni en Italie tombait comme la confirmation de l’ampleur du mouvement droitier et populiste en Europe et montrait surtout que le pouvoir s’ouvrait aux extrêmes lorsque les droites classiques choisissaient pour survivre des alliances avec des partis et des mouvements peu fréquentables… au risque de perdre leur âme.
Tectonique des droites européennes
Il y a quelques années, la transformation du régime politique de la Hongrie sous la houlette de Viktor Orbán suscitait encore questions et craintes. Réduction des libertés publiques, de l’indépendance de la justice et des droits de l’opposition, nationalisme xénophobe, le tout dans un contexte de corruption effrénée […]. Les droites du continent ont […] longtemps cherché à louvoyer sans prendre de position définitive. Une partie de leurs membres pouvaient sympathiser tandis qu’une autre se demandait comment ne pas se priver d’un partenaire dans les instances de l’Union. Mais la tension était trop forte et, en 2021, le Fidesz hongrois a finalement démissionné du Parti populaire européen à la veille de son exclusion. Sur le papier, tout était donc théoriquement clair. Sauf que les partis d’extrême droite, pour leur part, ont retenu la leçon de la Hongrie de Viktor
Orbán. Cette dernière n’a aucun résultat bien remarquable à faire valoir dans les domaines économique, social ou sécuritaire, mais au moins n’y tolère-t-on ni les étrangers ni une opposition démocratique. Et c’est bien l’essentiel. La montée électorale de ces partis pose désormais un dilemme aux partis de la droite classique. Faut-il leur résister ou séduire leurs électorats ? Les discours de Nicolas Sarkozy étaient truffés de références étonnantes et Valérie Pécresse en campagne s’est essayée à entonner l’air du « grand remplacement ». C’est également la voie retenue par le mouvement conservateur britannique après le Brexit, la dernière décennie s’étant essentiellement résumée à l’affirmation d’un nationalisme outrancier et d’une politique anti-immigration rituelle.
Partager le pouvoir, voilà ce que tentent désormais certains partis de droite dont l’espace politique se réduit à mesure que montent des acteurs plus virulents. Témoin, la Suède, bien sûr. Les mal nommés « démocrates de Suède » ne réalisent que 21 % des voix, mais ils dirigent de fait la coalition des droites, seul refuge des partis de droite classique. […] Témoin également, l’Italie aujourd’hui. La percée remarquable de Fratelli d’Italia, parti né historiquement du fascisme, ne l’amène toutefois qu’à un quart des votes. Dans un système parlementaire usuel, il n’y a aucune fatalité à ce que ce parti dirige le jeu politique. Mais, avec leur choix d’alliance, les acteurs de la droite, au premier rang desquels l’octogénaire Berlusconi, offrent un marchepied aux extrêmes et s’ouvrent un retour sous les ors des palais du pouvoir. On mesure ici combien les corruptions financière et morale marchent du même pas.
Témoin, demain, la France ? Les Républicains s’interrogent sur leur place politique après leur défaite aux dernières présidentielles, pris qu’ils sont dans un étau entre une extrême droite qui a dicté les termes du débat et un centre au pouvoir qui accomplit une part de leur programme traditionnel et les concurrence sur le thème de la sécurité. Faut-il tenter de survivre en se fondant dans l’ensemble macronien pour le tirer plus à droite encore ? Ou bien abattre les murs avec l’extrême droite ? Les tenants d’une alliance extrême sont moins marginaux qu’hier. Et ils cochent toutes les cases : ils vitupèrent depuis des années contre l’immigration incontrôlée, les juges qui remettent en cause le travail des policiers et le droit international qui protège les droits humains des migrants ou des terroristes. Le Parlement européen vient de voter une résolution très consensuelle condamnant la dérive antidémocratique du pouvoir hongrois. L’ensemble de la droite parlementaire l’a votée… sauf la délégation française, laquelle, autour de François-Xavier Bellamy et Nadine Morano, affirment ne pas voir de problème en Hongrie. Est-ce la voie qui s’ouvre en France ?
Arthur Colin / 29 septembre 2022France
Si 2022 marque une rupture au niveau international, et en particulier en Europe, en revanche, la France, malgré les rendez-vous électoraux, présidentiels et législatifs, connaît une étrange continuité. Emmanuel Macron, président pourtant peu aimé, a été réélu quasiment sans coup férir, de sorte que vient à l’esprit la formule célèbre du Cid de Corneille : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. » De fait, l’effondrement des grands partis historiques de gouvernement, tant à droite qu’à gauche, s’est confirmé. La droite extrême, avec Marine Le Pen et Éric Zemmour, s’est encore renforcée et il n’est pas improbable qu’elle trouve l’espace d’une alliance ou d’un accord avec tout ou partie de la droite dite classique, suivant en cela de nombreux exemples européens (voir à ce propos « Tectonique des droites européennes » p. 26). L’exception française tient plutôt au poids de la gauche radicale rassemblée par Jean-Luc Mélenchon autour de la France insoumise dans la Nupes – un quart de l’électorat – et au vide béant laissé par la disparition quasi-totale d’une gauche de gouvernement qui aurait pu être une alternative raisonnable et réaliste à un macronisme désormais bien installé sur des terres
de centre droit. À l’avenir, le désir de changement risque de s’incarner à droite, d’autant que le parti de Marine Le Pen tient désormais de façon très solide et pérenne une ample part de la France populaire. Devant ce sombre tableau, force est de constater que l’un des changements de 2022 vient du vote catholique, lequel, s’il penche traditionnellement à droite, rejetait jusque-là les sirènes des extrêmes. La médiocrité de la parole des évêques français, tant dans leur texte d’orientation de début 2022 que dans leur refus réitéré de choisir entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, comme s’ils étaient équivalents, a achevé de faire sauter les digues. Si le Rassemblement national continue d’approcher du pouvoir, les responsables de l’Église catholique en portent une lourde part de responsabilité.
Dès janvier, nous nous inquiétions de la teneur de la déclaration des évêques en vue de la présidentielle.
Le retour des points non négociables ?
Àl’automne 2016, quelques mois avant le scrutin présidentiel, l’épiscopat français avait publié un texte de réflexion assez ambitieux sur l’action politique intitulé Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique. […] Le texte […] avait été salué et apprécié, même si la polémique avait surgi quelques mois plus tard, entre les deux tours de l’élection présidentielle, face à l’étonnant et désastreux silence de la Conférence des évêques de France (CEF), qui refusait obstinément de prendre position entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen.
Sacrifiant à la tradition, le conseil permanent de la CEF a publié, le 19 janvier dernier, une note de cadrage en vue du scrutin des 10 et 24 avril prochain.
« Même si le langage employé est soft, ce texte est très normatif et analyse les enjeux politiques sur le mode de la morale », remarque Denis Pelletier, historien spécialiste du catholicisme contemporain. De fait, il constitue une rupture nette par rapport à celui publié il y a cinq ans. En 2022, la note de la
CEF est le reflet d’une ligne éminemment conservatrice pour qui les questions morales et bioéthiques prennent radicalement le pas sur les enjeux sociaux. Intitulée L’Espérance ne déçoit pas, elle organise l’essentiel de la réflexion autour du « respect inconditionnel de toute vie humaine ». Il en va ainsi du débat sur la légalisation de l’euthanasie […] le Conseil permanent de la CEF affirme son opposition à toute discussion sur ce sujet délicat. « Comment ne pas être étonnés et profondément attristés de voir se conjuguer, parfois de façon totalement contradictoire, la tentation de l’euthanasie avec une certaine surenchère sanitaire », lit-on dans le texte.
[…] Se réclamant d’une « écologie intégrale », la CEF affirme « le respect de la structure familiale et de la vérité de la filiation, la lutte contre la misère, l’habitat indigne et les conditions de vie dégradantes, le refus de tout ce qui porte atteinte à la dignité humaine, y compris l’esclavage ». À mots couverts et dans d’étranges formulations, comme celle de « trucages juridiques », la hiérarchie catholique redit son opposition à l’ouverture de la PMA.
En donnant la priorité à l’impératif de la « défense de la vie », l’actuel Conseil permanent de la CEF ressuscite la ligne des points non négociables issus du texte publié en 2002 par le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, sur l’engagement des catholiques en politique. Ce texte est devenu la « bible » de l’aile la plus conservatrice du catholicisme français. Jusqu’à présent, les textes d’avant élection présidentielle tentaient de s’équilibrer entre impératifs moraux et engagement social. Ce n’est plus le cas.
[…] En délaissant quasiment le terrain économique et social, abordé seulement sous l’angle de la dette publique et des violences contre les forces de l’ordre, la hiérarchie catholique, en France, est en retrait par rapport aux priorités du pontificat de François. C’est très net sur la question de l’immigration, pourtant au centre des préoccupations du pape et au cœur d’un début de campagne électorale violent.
Début février, nous observions le mouvement des catholiques conservateurs vers Éric Zemmour.
L’ex-Manif pour tous chez Zemmour
La frange ultraconservatrice du catholicisme, qui milite depuis longtemps pour l’union des droites, a rallié Éric Zemmour en attendant le retour de Marion Maréchal.
Comme en 2017, l’épiscopat catholique demeure étrangement silencieux sur l’extrême droite. Celle-ci risque pourtant, une nouvelle fois, d’être présente au second tour de l’élection présidentielle. Jusqu’à présent, nulle voix au sein de la hiérarchie catholique ne s’est inquiétée publiquement de l’instrumentalisation grandissante du thème des racines chrétiennes, de la revendication de plus en plus forte d’une identité catholique pour faire barrage au « grand remplacement », le thème central de la campagne d’Éric Zemmour. Ce silence épiscopal cache mal l’embarras, voire un ralliement coupable à des thèses que rejetaient massivement, il y a une dizaine d’années encore, les électeurs catholiques. La campagne menée par Éric Zemmour risque d’accentuer la perméabilité d’une partie du monde catholique aux thèses de l’extrême droite. Sa candidature a singulièrement rebattu les cartes dans les réseaux militants de la droite catholique ultra-conservatrice, issus des rangs de l’ex-Manif pour tous. […]
Trois semaines avant le premier tour, les forces à droite étaient bien identifiées. Aussi, nous cherchions la gauche et interrogions Emmanuel Rivière, directeur pour les études internationales et le conseil politique au sein du cabinet d’étude Kantar.
Présidentielle : où en est la gauche ?
Le socle d’électeurs de gauche semble se réduire d’élection en élection. Aujourd’hui, qui vote encore pour la gauche ? D’abord, cela fait un moment que l’électorat populaire, c’est-à-dire les ouvriers et les employés qui représentent les grandes luttes sociales, ne vote plus exclusivement à gauche. Seuls Philippe Poutou et Jean-Luc Mélenchon recueillent plus de voix chez les ouvriers que dans l’ensemble de l’électorat. Anne Hidalgo ou Yannick Jadot, eux, performent respectivement chez les cadres et les professions intermédiaires.
Les éléments du vote à gauche sont aujourd’hui multiples. La jeunesse comme le niveau de diplôme sont des facteurs importants. C’est aussi une question de mixité sociale. Le vote de gauche est plus important dans les zones urbaines où il y a du brassage social et culturel. Mais ce qui caractérise l’électeur de gauche est avant tout culturel : un intérêt réduit pour les questions de sécurité et, au contraire, fort pour la lutte contre les inégalités sociales et l’écologie.
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
Y a-t-il des dynamiques particulières dans la jeunesse qui permettent d’anticiper les évolutions de ce bloc électoral ?
La jeunesse vote un peu plus à gauche, en particulier pour Jean-Luc Mélenchon, que le reste de la population. Elle rejette surtout la droite classique. Les voix qui ne vont pas à gauche se partagent surtout entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. […]
Où est passé l’électorat de François Hollande, celui qui l’a mené au pouvoir en 2012 ? Peut-il, comme le disent les Insoumis, porter Jean-Luc Mélenchon au second tour ?
Il y a eu avec Hollande une espèce de grande désillusion, la fin d’une mythologie très ancrée de conquêtes sociales presque immédiates quand la gauche accède au pouvoir. Aujourd’hui, ses anciens électeurs, en partie démobilisés, se sont divisés entre les partis de gauche et Emmanuel Macron, avec aujourd’hui pour ce dernier une certaine stabilisation de cet ancien vote socialiste.
Il y a aujourd’hui trois profils de candidats : ceux qui adoptent un discours nostalgique, le « c’était mieux avant » ; ceux qui promettent d’aller beaucoup plus loin dans le système économique et sociétal actuel ; et ceux qui défendent une rupture réelle avec ce système. Les personnalités politiques qui sont l’incarnation claire de ces modèles sont celles qui réussissent le mieux. […]
Propos recueillis par Clément Pouré / 31 mars 2022
Et les résultats du premier tour confirmaient nos inquiétudes : un glissement inexorable vers la droite de l’électorat, et plus particulièrement celui des catholiques, et nous reprenions les termes de l’alarme des fondateurs de TC en 1941. Début mai, nous cherchions à comprendre ce glissement.
France, prends garde de perdre ton âme
Pour nous chrétiens, l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en France ne serait pas une alternance politique comme une autre, ce serait une défaite morale et un désastre spirituel.
À quelques jours du second tour, alors que jamais le risque de voir une candidate d’extrême droite accéder à l’Élysée n’a été aussi grand, une étude d’opinion montre le basculement de l’opinion catholique : 40 % des catholiques – qu’ils soient ou non pratiquants – ont voté au premier tour
pour l’un des trois candidats d’extrême droite, Marine Le Pen, Éric Zemmour, Nicolas Dupont-Aignan, les pratiquants ayant davantage voté pour Éric Zemmour que pour Marine Le Pen. C’est la première fois que le vote catholique atteint ces pourcentages, supérieurs de dix points à la moyenne nationale ! Jusqu’alors, les catholiques votaient, certes, plus à droite que l’ensemble de la population, mais ils étaient moins nombreux à donner leur suffrage à la droite extrême. Le caractère xénophobe était un repoussoir tant il était perçu comme se situant à l’opposé de l’Évangile. Devant un tel mouvement du vote catholique, le silence de la quasi-totalité des évêques français, qui, dans le passé – 2002 et avant –, avaient su prendre des positions claires et sans ambiguïté, est plus qu’assourdissant, il est le signe d’un véritable naufrage spirituel.
[…] L’Évangile n’est évidemment pas un programme électoral et on serait bien en peine d’en tirer une politique précise dans les moindres détails. Cependant, il donne des directions, des exigences éthiques, il indique des attitudes – celles du Christ – qui se traduisent dans le comportement individuel, mais aussi dans la vie sociale. Inscrite au cœur du message évangélique, la fraternité universelle n’est pas négociable, surtout quand il s’agit des plus faibles. À rebours des évêques qui refusent de prendre parti, nous affirmons sans hésitation que les propositions de l’extrême droite sont incompatibles avec la foi chrétienne. Le programme du RN devrait faire dire à tout chrétien sincère comme Pierre et Jean dans les Actes des apôtres : « Non possumus », « Nous ne pouvons pas nous taire. » Il n’est pas ici question d’opinions politiques mais bien d’un choix spirituel. Il ne s’agit pas même d’exercer un discernement entre deux choix de société, dont il faudrait peser les avantages et les inconvénients. Il s’agit d’un choix de conscience au sens du bien et du mal. […]
Témoignage chrétien / 21 avril 2022
Pourquoi la digue contre l’extrême droite a-t-elle cédé ?
[…] Le second tour a confirmé la mauvaise nouvelle du premier : pris dans leur ensemble, les catholiques votent désormais davantage à l’extrême droite que la moyenne de la population française. Le 10 avril, 40 % d’entre eux avaient choisi de porter leur suffrage sur Marine Le Pen (27 %), Éric Zemmour (10 %) ou Nicolas Dupont-Aignan (3 %). Le 24 avril, ils ont été 45 % à voter pour la candidate du Rassemblement national…
« Il y a une inclination à l’extrême droite qui n’existait pas auparavant, même si le pluralisme continue à marquer le vote des catholiques », souligne le sociologue et historien Philippe Portier. […] Le choc du scrutin de
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
2022 apparaît comme un révélateur de tendances lourdes, un point d’aboutissement de glissements progressifs. « L’invitation de Marion Maréchal à participer à un débat organisé par le diocèse de Fréjus-Toulon lors d’une université d’été à la Sainte-Baume constitue la première digue qui a sauté », estime un évêque français, inquiet du nouveau paysage politique hexagonal. […]
Moins médiatique que le scandale des violences sexuelles au sein de l’institution, la question des orientations politiques et du vote des catholiques reste sûrement l’un des grands défis à venir.
Le manque de fermeté de l’épiscopat a-t-il contribué à installer l’alliance entre des courants identitaires catholiques et l’extrême droite telle qu’elle s’est manifestée lors de la dernière élection présidentielle ? En tout cas, il n’y est pas étranger, dans un contexte de profond malaise. Nombre de catholiques se vivent désormais comme une minorité culturelle et religieuse menacée. Cette crise existentielle s’inscrit dans un contexte de fortes tensions internes depuis le milieu des années 2000. Au sein du monde catholique – et notamment parmi les évêques –, deux lignes s’affrontent : d’un côté les tenants de la « défense de la vie », qui se réfèrent aux principes non négociables de Benoît XVI en matière bioéthique, de l’autre les partisans – nettement plus bergogliens – de l’engagement social, du respect de l’altérité, des migrants et de l’écologie. « Il y a un conflit de valeurs très difficile à trancher, dit Philippe Portier. Mais, ne pas trancher, c’est aussi éviter le conflit. » Les puissants réseaux de l’ex-Manif pour tous, pour leur part, ressassent leur défaite face à la loi Taubira et devant le peu de mobilisation qu’a suscitée l’ouverture de la PMA à toutes les femmes.
À l’automne 2021, l’irruption d’Éric Zemmour dans la campagne de l’élection présidentielle a eu l’effet de précipiter chimiquement l’adhésion de courants identitaires catholiques à l’extrême droite. […] Hostile à Marine Le Pen, à ses yeux trop populaire, une certaine bourgeoisie catholique a écouté, à son tour, les sirènes de l’extrême droite, faisant céder massivement la digue. Définitivement ? Moins médiatique que le scandale des violences sexuelles au sein de l’institution, la question des orientations politiques et du vote des catholiques reste sûrement l’un des grands défis à venir.
Bernadette Sauvaget / 5 mai 2022Ailleurs
Au début de l’automne, nous en faisions le triste constat à travers une étude de l’Université d’Oxford sur l’état de la démocratie dans le monde.
Le monde devient de moins en moins démocratique
[…] La démocratie est en déclin, constatent les chercheurs, quelle que soit la façon dont on la mesure : nombre de démocraties ou des personnes qui y vivent, étendue des droits démocratiques, nombre de pays qui « s’autocratisent » et de personnes qui y vivent… En utilisant la « classification des régimes du monde », le constat est même sans appel : le monde est devenu moins démocratique ces dernières années. Le nombre de démocraties a atteint un sommet historique en 2012, avec 97 démocraties électorales. Une décennie plus tard, leur nombre est tombé à 89. Il en va de même pour les démocraties libérales. Leur nombre est passé de 42 pays en 2012 à 34 en 2021. Parmi les pays qui « s’autocratisent », les chercheurs classent désormais le Brésil, l’Indonésie, mais aussi la Pologne. Mais le nombre de démocraties ne nous dit pas combien de personnes jouissent de droits démocratiques. Entre 2017 et 2021, leur nombre est passé de 3,9 milliards à 2,3 milliards. Au cours de la même période, le nombre de personnes vivant dans des démocraties libérales est passé de 1,2 milliard à 1 milliard. Cette évolution inquiétante s’explique notamment par la perte de droits démocratiques de 1,4 milliard de personnes en Inde, de 84 millions en Turquie ou encore de 28 millions au Venezuela… […]
En cette année 2022, où qu’on porte le regard, on trouvait fort peu de motifs de réjouissance.
Les chercheurs se sont aussi intéressés aux petits changements dans les droits démocratiques des citoyens, évolutions qui n’entraînent pas pour autant un changement global de type de régime. Là encore, l’étude montre que, en moyenne, nos démocraties sont devenues moins respectueuses des citoyens et que les droits démocratiques ont également diminué. Un signe d’espoir dans ce paysage bien sombre : rien n’est définitif. Les universitaires notent que ce n’est pas la première fois qu’on assiste à une telle tendance dans le mode de gouvernance dans le monde. Déjà dans les années 1930, puis dans les années 1960 et 1970, cela avait été le cas. À l’époque, les gens se sont battus pour inverser la tendance et ont porté ensuite les droits démocratiques à des niveaux sans précédent. Nous pouvons à nouveau faire de même !
Jacques Duplessy / 15 septembre 2022En juillet, la décision de la Cour suprême des États-Unis de laisser chaque État légiférer sur l’avortement n’est que l’un des éléments du retrait démocratique de l’État fédéral. Celui-ci nous amenait à interroger la pertinence d’un cadre démocratique européen.
La chute du fédéralisme américain
La Cour suprême des États-Unis est entrée en sécession. Sa décision relative à l’avortement n’a été que la plus médiatisée d’une série qui met à bas la construction de l’État fédéral américain et les libertés publiques, tant elles sont indissociables. En une poignée de jours, la protection du droit des Amérindiens à gérer leurs territoires de réserves a été levée, les restrictions au port en public des armes à feu interdites, la neutralité religieuse des écoles publiques supprimée, enfin les possibilités pour le gouvernement fédéral d’imposer des cibles d’émission de CO2 réduites à néant. Et la Cour vient de se déclarer compétente pour juger de la possibilité pour l’État fédéral de contrôler le processus électoral dans les États fédérés, c’est-à-dire d’assurer des élections libres et démocratiques. Ceci est la conséquence de la capture des institutions par une contrerévolution conservatrice lourdement financée sur fonds privés depuis des décennies. Petit à petit, ses promoteurs ont érodé les institutions, réduisant ainsi la réalité de la démocratie américaine. […] Au-delà de la tentative de coup d’État associée à la marche sur le Capitole, si la Cour suprême dénie à l’État fédéral un contrôle des élections au niveau des États, la mise en place de démocraties « limitées » va se développer. Le
processus est déjà en cours et, comme la vie démocratique fédérale a nécessairement lieu localement, c’est également l’État fédéral qui est menacé. Quelles leçons les Européens doivent-ils en tirer ? L’Europe s’est bien gardée de se mêler de certains sujets très nationaux. L’avortement pourrait être l’exemple de ces sujets laissés à la sagesse des peuples locaux. Mais la réalité est que cette approche est viciée. Elle repose sur l’idée que l’Europe est une construction technique de marché et que l’espace de démocratie est local. L’expérience de l’effondrement américain nous enseigne que cela ne marche pas ainsi. Nous commençons à connaître des démocraties limitées en Europe, en Hongrie et en Pologne par exemple. La France même est-elle à l’abri ? La montée du Rassemblent national, une pratique de plus en plus policière de l’ordre public sont des signes de mauvaise santé. Qui peut garantir les droits des citoyens, si ce n’est la construction européenne ? […] Nous pouvons désormais nous poser des questions taboues […]. Car le vent mauvais qui souffle à Washington traverse souvent l’Atlantique, et nous devrons être prêts à y faire face.
Arthur Colin / 7 juillet 2022Dans ce sombre tableau, l’année s’achevait toutefois avec quelques lueurs d’espoir : la courageuse lutte des femmes et des hommes en Iran ou l’élection de Lula au Brésil.
Iran : énième flambée ou remise en cause du régime ?
Après la mort de Mahsa Amini, une jeune femme arrêtée le 13 septembre et rouée de coups par la police pour avoir mal mis son voile, l’Iran s’embrase et le régime des mollahs s’enferme dans une violente répression. Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques, n’est guère optimiste.
Où en sont les mouvements sociaux, qui manifeste en Iran ?
Les manifestations ne faiblissent pas. Il y en a tous les soirs jusque tard dans la nuit et pas seulement à Téhéran : trente des trente et une provinces iraniennes sont concernées. La mort de Mahsa Amini a été l’élément détonateur qui pousse dans la rue une majorité de jeunes, notamment des jeunes femmes qui brûlent leur voile en public. Mais cela touche aussi d’autres générations et finalement toutes les catégories de la population, y compris les hommes, aussi nombreux à manifester que les femmes. […]
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
Comment réagit le pouvoir des mollahs ?
Ce régime se raidit complètement face aux tentatives d’expression de sa population. Il a accentué sa politique répressive, il y aurait eu plus de 1 200 arrestations. C’est violent, les manifestants sont frappés et envoyés en prison. La police ne distribue pas que des coups de matraques, certains Iraniens paient de leur vie. Des coups de feu à balles réelles sont tirés, le chiffre d’une soixantaine de morts circule. Le pouvoir religieux est réactionnaire, fermé à toute évolution, complètement arc-bouté sur les valeurs dites « de la République islamique ». L’appareil de répression est bien au point et efficace, parce que la garde prétorienne du régime, les Gardiens de la révolution, ne veut aucune concession.
Ces manifestations peuvent-elles faire tomber le régime ?
[…] Il y a parmi cette population qui manifeste une sorte de rage qui va être très compliquée à désamorcer. Mais je pense que le pouvoir gagnera la partie et qu’encore une fois ces manifestations seront réprimées dans le sang. La logique des régimes autoritaires, c’est d’être incapables de comprendre la nature et la dynamique des mouvements de contestation. En ce sens, le pouvoir iranien ne fera pas exception. Il ne lâchera rien.
Propos recueillis par Guillaume de Morant / 6 octobre 2022
Au Brésil, le retour du président-ouvrier
Si la victoire de Lula est celle de la démocratie, les défis sont immenses et le retour d’une politique de gauche est loin d’être assuré.
Le scrutin se sera terminé dans une ambiance de tensions extrêmes. Dimanche, Luiz Inácio Lula da Silva a été élu pour la troisième fois à la présidence brésilienne, avec 50,9 % des suffrages exprimés, un score serré, contre le président d’extrême droite Jair Bolsonaro. […]
L’erreur de bien des analystes occidentaux peu avisés a été de considérer Bolsonaro comme un pitre, un « Trump des tropiques », expression du ras-le-bol vis-à-vis des scandales de corruption qui ont émaillé la vie politique brésilienne ces dernières années et qui ont concerné toute la classe politique – et pas seulement le Parti des travailleurs, il faut le rappeler. En réalité, le président d’extrême droite est parvenu à agréger autour de lui des intérêts fortement ancrés dans la société brésilienne. Le projet bolsonariste est soutenu par l’alliance
« BBB » : « boi » pour le bœuf, c’est-à-dire l’agronégoce
favorable à la déforestation de l’Amazonie, « Bíblia » pour la Bible brandie par les chrétiens évangéliques soutenant en majorité le président baptisé par un pasteur dans le Jourdain, et « bala » pour les balles des militaires, du lobby pro-armes et des milices violentes – formées par des membres des forces de l’ordre – contrôlant la moitié de l’agglomération de Rio de Janeiro. Le premier – et unique ? – mandat de Bolsonaro a été celui de la violence et de l’idolâtrie de l’argent, dont l’autel a reçu de nombreux sacrifices. […] L’heure n’est cependant pas à la fête. Lula l’a dit, sa priorité est de « restaurer la paix entre les Brésiliens ». Mais ce ne sera pas suffisant, et le Parti des travailleurs devra tirer un bilan critique de ses treize ans d’exercice du pouvoir (2003-2016). Les 40 millions de Brésiliens sortis de la pauvreté sous la présidence de Lula et les manœuvres de la droite pour écarter son héritière du pouvoir ont en effet occulté la politique d’austérité qu’avait entamée Dilma Rousseff avant d’être démise. Cette fois-ci, Lula a dû faire campagne au centre pour rassembler contre Bolsonaro. Si la démocratie est de retour au Brésil, il n’est pas certain que la gauche le soit bel et bien.
Si la démocratie est de retour au Brésil, il n’est pas certain que la gauche le soit bel et bien.
Timothée de Rauglaudre / 3 novembre 2022
On aurait pu penser que la publication en octobre 2021 du rapport Sauvé sur les abus sexuels sur mineurs et leur dissimulation dans l’Église catholique, aussi tragique et effrayant soit-il, permettrait – étant sauves l’écoute et l’indemnisation des victimes – de commencer « le temps d’après ». Hélas, il a fallu admettre que le travail de dévoilement n’était pas terminé, loin s’en fallait, et qu’il ne l’est toujours pas. En revanche, les effets de ces révélations se font sentir et ils ébranlent une institution déjà très fragilisée. La question est dans toutes les têtes : le catholicisme peut-il survivre tel quel, est-il encore possible de le réformer ?
En mai, nous interrogions Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel à propos de leur livre au titre tragiquement évocateur, Vers l’implosion ? *.
Quel avenir pour le catholicisme en France ?
L’interdiction des messes durant les confinements liés au Covid-19 ainsi que le rapport de la Ciase marquent, selon vous, la fragilité du catholicisme français. En quoi ces deux événements en traduisent-ils l’« implosion » ?
La pandémie a révélé un catholicisme en pièces et morceaux. Certains fidèles ont essayé de déployer des formes de solidarité ajustées au moment. D’aucuns ont testé des formes alternatives de sociabilité, sans la présence du prêtre, en priant ensemble ou en partageant l’Évangile via Internet. D’autres au contraire ont trouvé intolérable l’interdiction des messes et se sont même sentis persécutés par l’État au point d’aller manifester en place publique. Tout ceci s’est révélé au niveau des fidèles, mais, au vu des réactions de la Conférence des évêques de France sur le sujet, ces divisions traversaient aussi la hiérarchie. Le véritable séisme a été le rapport de la Ciase. À travers la notion de caractère « systémique » des abus sexuels, on perçoit l’effondrement de la figure du prêtre, colonne vertébrale du catholicisme romain. Or, ce système romain a été mis en place pour défendre l’Église de la menace de la modernité et de l’autonomie des individus. Un dispositif de protection devenu aujourd’hui la plus grande menace qu’elle a à affronter.
À travers la notion de caractère « systémique » des abus sexuels, on perçoit l’effondrement de la figure du prêtre, colonne vertébrale du catholicisme romain.
Vous reprenez donc le constat émis par la Ciase sur le cléricalisme, qui est, pour reprendre vos termes, une « maladie auto-immune » de l’Église catholique… Absolument, mais ce système n’est pas éternel. Il a été construit au moment de la réforme grégorienne avant de déployer tous ses effets à partir du concile de Trente et de se démultiplier au xixe siècle. Le prêtre devient alors un personnage sacré et on connaît la suite.
Autre élément central, le principe d’« exculturation du catholicisme », que vous définissez dans le livre comme une « déliaison silencieuse entre la culture catholique et la culture commune ». Aujourd’hui, l’Église fait-elle seulement figure de patrimoine ? Non, c’est aussi une communauté de croyants dans une société religieusement plurielle. Pendant très longtemps, tous les Français n’étaient pas catholiques, pourtant la société restait très imbibée par le catholicisme, en particulier notre appareil institutionnel. L’État, l’école, la politique, l’hôpital, l’université… tout ça nous vient de la matrice catholique, beaucoup plus que dans d’autres pays. Mais, dans les années 1970, alors même que l’Église ne gouverne pas toutes les consciences, ce tapis culturel se retire et se trouve en suspension.
Quel défi cela pose-t-il ?
L’Église doit se réinventer et intégrer toutes les conséquences reconnues lors du concile Vatican II en matière de liberté de conscience. Elle n’est plus dans un univers où elle peut prétendre gouverner les consciences à
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
l’échelle du monde social tout entier ! Elle est parfaitement justifiée à dire qu’elle s’oppose au mariage gay ou à l’avortement, mais elle ne peut plus continuer à répéter en boucle un discours sur une rupture anthropologique qui conduirait notre société à sa perte. […]
Le catholicisme est-il voué à devenir une contre-culture de la culture commune pour subsister dans la société ?
Il faut comprendre qu’il y a aujourd’hui plusieurs catholicismes en France. Je partage la proposition formulée en 1954 par Karl Rahner d’abandonner l’idée de chrétienté et d’accepter de vivre dans un catholicisme « diasporique ». On est devant un éclatement qui s’avère inévitable. Soit l’Église panique et resserre les rangs autour des fidèles les plus conservateurs, soit elle abandonne un système clérical impérial uniformisant.
Êtes-vous optimiste ou pessimiste ?
Avec la disparition des vocations de prêtres, l’Église va bien devoir se réinventer ! On a pu observer un tas d’initiatives intéressantes émanant des fidèles durant la pandémie et, en cela, je reste plutôt optimiste. Mais il faudra sans doute que l’Église catholique aille au bout du désastre pour qu’il se passe quelque chose, et ceci « par le bas ». Il y a peu à attendre, selon moi, d’une initiative prophétique venue d’en haut qui renverserait la table.
Propos recueillis par Maxence Éloi / 19 mai 2022
* Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, Seuil, 400 p., 23,50 €
Avant la pause estivale, nous partagions une inquiétude modérée par l’espérance.
Le Titanic et l’espérance
[…] Le Titanic catholique prend l’eau tandis que l’orchestre romain continue de jouer sa partition : beauté du sacerdoce célibataire, masculinité des clercs parce que Jésus lui-même était homme, exercice sans limite ni contrôle du pouvoir qu’on maquille en « service ». Mais l’orchestre joue de plus en plus faux et nombreux sont ceux et celles qui quittent le navire. Alors, direz-vous, où est l’espérance ? Et bien, précisément, elle naît quand l’espoir s’éteint. Toute perspective de réforme s’éloigne et nos contemporains haussent les épaules. Et pourtant, c’est là que jaillit l’espérance, non de la réforme d’un système mais d’une renaissance, osons le mot, d’une
résurrection. Relisons l’Évangile : « Si le grain ne meurt… » Il va falloir passer par la mort de quelque chose pour que le grain nouveau de l’Évangile sorte de terre. Le christianisme n’a pas dit son dernier mot. C’est le combat que nous engagerons dès cette rentrée. Chrétiens et chrétiennes, nous serons porteurs d’espérance et fidèles au « témoignage chrétien ».
Christine Pedotti / 28 juillet 2022
Hélas, l’automne rapportait son lot de scandales, et hélas, nous savons qu’en 2023, ce n’est pas fini…
Catholicisme : « Que faire ? »
L’interpellation de Lénine est peut-être déplacée pour parler des catholiques et de leur situation, mais loin d’être incongrue tant le désarroi est grand parmi les fidèles. Ces derniers jours, l’Église de France a rajouté à son palmarès, déjà fort garni, un cardinal défaillant et un prêtre du diocèse de Rennes au profil glaçant de prédateur, et cela un an après la remise du rapport Sauvé et une assemblée de Lourdes où les prélats avaient juré que l’on ne les y reprendrait plus. La demande de réforme, émanant pendant longtemps d’organisations souvent présentées comme vieillissantes, nourrit désormais une nouvelle génération. La voici représentée, en autres, par le mouvement #SortonsLesPoubelles. Des convergences inédites se dessinent, même s’il est délicat de déterminer si la tectonique du catholicisme a réellement changé.
Certaines positions, encore hégémoniques il y a quelques années, ont déjà perdu de leur superbe. « L’Église n’est pas une démocratie. » Assurément, en théologie, elle est « mystère » ou « sacrement »… Encore faudrait-il s’entendre sur le sens de ces concepts. N’empêche que, sans séparation des pouvoirs et respect des procédures, c’est le règne de l’entre-soi des évêques et de l’arbitraire, les affaires le montrent. Les valeurs de la démocratie sont-elles plus douteuses que les procédures canoniques, dans lesquelles les clercs sont juges et parties ? « Le plus important, ce n’est pas les réformes mais l’évangélisation. » Dur de penser aujourd’hui un engagement missionnaire sans faire du catholicisme une maison sûre. C’est même la priorité. « Si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à partir ! » Mais n’est-ce pas d’ores et déjà le cas – et de manière silencieuse ? « Vous êtes protestants. » Et si les Églises historiques de la Réforme disposaient de ressources enviables pour éviter les problèmes, pourquoi pas, au contraire, les étudier et les reproduire plutôt que d’en faire des repoussoirs ?
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
Comme souvent, en contexte catholique, c’est autour du pape, in fine, que se dessinera peut-être une issue viable à cette situation de crise. Mais les propos de François sur le chemin synodal allemand ne poussent guère à l’optimisme. Le pire des scénarios pour le catholicisme se dessine-t-il : faire reposer l’identité du catholicisme sur la seule défense du ministère ordonné ouvert uniquement aux hommes célibataires ?
Anthony Favier / 17 novembre 2022L’année s’achevant, nous nous tournions vers Étienne Fouilloux, historien majeur du catholicisme contemporain, et il ne nous rassurait pas.
La crise finale ?
Le catholicisme français traverse une crise majeure, celle des abus sexuels. Il y en a eu d’autres au long du xxe siècle. Pouvez-vous nous les rappeler ? Émile Poulat pensait que, depuis la Révolution française et le grand affrontement entre la modernité et l’Église, entre les Lumières et l’Église, le catholicisme avait toujours été en crise. Pour ma part, j’identifie cinq crises majeures au xxe siècle : la crise dite moderniste puis celle de l’Action française, la crise de la nouvelle théologie et des prêtres ouvriers et puis, dans la suite de Vatican II, une quatrième, qui est double, d’un côté le schisme de Mgr Marcel Lefebvre et, à l’autre extrême du point de vue idéologique, les critiques et le départ de ceux qui voulaient, au sein du catholicisme, aller plus loin que Vatican II. La cinquième est celle des abus sexuels que nous avons devant les yeux.
Qu’y a-t-il de commun entre les quatre premières ? Je dirais que la crise moderniste et celle de la nouvelle théologie sont à dominante intellectuelle, liées essentiellement à l’affrontement entre la science et la foi telle qu’elle a été présentée de manière traditionnelle depuis le concile de Trente. Les deux autres se focalisent essentiellement sur le lien entre politique et religion. Lors de la crise de l’Action française en 1926-1927, l’Église catholique craint que la foi ne soit subordonnée à une idéologie qui n’est pas chrétienne, celle de Charles Maurras, nationaliste exacerbé. Dans les années 1950, l’institution romaine, cette fois-ci, redoute l’influence du marxisme sur les
prêtres ouvriers et les théologiens qui subordonneraient l’adhésion à la foi chrétienne à une orientation politique. À ce moment-là, c’est la condamnation de ce que l’Église appelle « progressisme ».
Qu’est-ce qui distingue la crise des abus sexuels et, est-ce, selon vous, une crise morale ?
Elle est, me semble-t-il, beaucoup plus profonde. La crise des abus sexuels met en cause ce qui est essentiel pour l’Église catholique : son clergé. Si l’on prend le mot « morale » dans son acception la plus forte, c’est-à-dire une manière de vivre sa foi dans l’Église catholique, il s’agit bien d’une crise morale car elle met en cause la façon d’être de l’institution.
Le scandale des violences sexuelles décrédibilise le clergé et, par là même, discrédite l’institution. C’est cela qui serait en jeu ?
Sur le plan éthique, l’Église catholique demeure sur les positions qu’elle a maintenues tout au long du xxe siècle, notamment avec l’encyclique Humanae vitae, publiée en 1968, qui condamne la contraception dite artificielle. Par la suite, elle s’est toujours élevée contre les réformes sociétales au nom de la morale, une morale d’ailleurs très exigeante. Le cardinal Philippe Barbarin est un exemple parlant de cette attitude. Il s’est opposé à toutes les réformes de société. Et, finalement, il est pris la main dans le sac à ne pas sanctionner un prêtre qui s’avère être un criminel. Il y a un abîme entre les positions qui sont tenues et maintenues et ce qui est pratiqué. Ce qu’a montré la commission Sauvé et montrent encore les rebonds récents tient non pas à des individus fautifs mais à un système fondé sur la figure centrale du prêtre, intermédiaire entre Dieu et les hommes, censé être exceptionnel et qui, finalement, se révèle plus fautif que bien des fidèles. Pour l’Église catholique de France, cette crise pourrait être mortelle.
Pour l’Église catholique de France, cette crise pourrait être mortelle.
Mortelle ? À ce point ?
Je le crois, oui. L’institution aura, au minimum, beaucoup de mal à s’en relever. Lors des crises précédentes, des intellectuels étaient condamnés pour avoir pris des positions, tentant de concilier, par exemple, leur foi et une pratique scientifique. Ceux qui allaient trop loin étaient exclus. On se débarrassait du problème en mettant dehors quelques brebis considérées comme galeuses. Mais la machine, elle, continuait de tourner. Cette fois-ci, le problème concerne une bonne partie de ceux qui sont essentiels à l’Église catholique, jusqu’à des évêques et des cardinaux. C’est son existence même qui est en jeu en France.
Propos recueillis par Bernadette Sauvaget / 8 décembre 2022
Environnement
Cette fois, aucun doute n’est permis, le dérèglement climatique produit ses effets, et ils sont puissants ; des températures inhumaines au Pakistan, à quoi s’ajoutent tempêtes, tornades, et toutes ces gouttes froides, plumes de chaleur et autres phénomènes aux noms poétiques et aux conséquences tragiques. Le compte à rebours n’est pas seulement enclenché, il est presque terminé. Il reste peu de temps pour infléchir la courbe. Et il n’y a pas que le climat, il y a aussi d’innombrables pollutions et la destruction des espaces et des espèces naturels.
Au printemps, le Giec prenait acte de la trajectoire sur laquelle nous sommes et parlait d’adaptation possible à condition de continuer l’effort de ralentissement de la progression des températures.
L’adaptation, maître mot du nouveau rapport du Giec
Dans leur dernier rapport, les experts du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), mis en place en 1988 par l’Onu, montrent qu’il est possible de s’adapter en partie au réchauffement climatique. La condition sine qua non restant la diminution massive des émissions de gaz à effet de serre.
[…] En août dernier, le premier volet, alarmiste, s’attardait en effet sur les causes physiques du dérèglement climatique. Si le ton de ce nouveau volet
rendu public le 28 février est toujours aussi grave, les experts disent aussi clairement qu’il est possible de s’adapter – à condition que le réchauffement soit limité à 1,5 voire 2 °C d’augmentation des températures par rapport à l’ère préindustrielle. Plus le climat se réchauffe, plus il sera en effet difficile de s’adapter.
[…] Le rapport écrit noir sur blanc que « la sauvegarde de la biodiversité et des écosystèmes est fondamentale pour un développement résilient au changement climatique ». Cela passe par un soin accru pour les espaces naturels de notre planète, que ce soit les mangroves, les forêts boréales ou les forêts françaises. La chercheuse américaine rappelle que c’est « la manière la moins chère de retirer du carbone de l’atmosphère », les plantes absorbant naturellement du CO2. […]
L’homme peut également établir des corridors de biodiversité, c’est-à-dire des espaces sans routes ou pesticides, pour permettre aux animaux de bouger librement, sans risque. Ces corridors « n’ont même pas besoin d’être parfaits : il faut juste que rien ne puisse tuer les espèces » sourit Camille Parmesan, écologue.
[…] Cette perspective de l’adaptation se heurte toutefois au mur de l’argent. Si les experts du Giec soulignent que le financement de la transition écologique s’est amélioré depuis le dernier rapport, « les flux financiers mondiaux sont, actuellement, insuffisants et restreignent la mise en œuvre des possibilités d’adaptation, tout particulièrement dans les pays en développement ». […]
Martin Delacoux / 10 mars 2022Eh oui, il faut bien parler d’argent, du coût des changements à opérer rapporté au coût des catastrophes à venir. À Bruxelles, de nombreux lobbys tentent de freiner les décisions des vingt-sept.
Tsunami de lobbying à Bruxelles
L’Union européenne se veut exemplaire dans le respect des traités internationaux en matière de transition écologique, mais, au Parlement, les avancées sont contrebalancées par le poids des hésitations et du lobbying.
M ercredi 8 juin, le Parlement européen examinait le paquet Fit for 55 (Ajustement à l’objectif 55), un ensemble de mesures devant permettre à l’UE d’avoir réduit ses émissions de gaz à effet de serre de 55 % en 2030 – par rapport à 1990 –, tout en visant la neutralité carbone pour 2050. […] Or, surprise… une partie du train législatif a déraillé sur les quotas de CO2 ! […] Naturellement, ce n’est pas la fin de la politique climat européenne :
les autres textes du paquet Fit for 55 sont passés. L’acquis le plus symbolique reste la date de 2035, quand il ne sera plus autorisé de mettre sur le marché européen des voitures qui ne seraient pas « zéro émission » de CO2. […] Pourtant, 2020 a été l’année la plus chaude en Europe à ce jour et, sur le front des incendies, plus de 190 000 km² y ont brûlé depuis 1980, soit deux fois la superficie du Portugal. En parallèle, le coût économique des crues y dépasse aujourd’hui 5 milliards d’euros par an en moyenne. Reste le phénomène « météo-politique » le plus inquiétant, à savoir le « tsunami de lobbying » qui s’est abattu sur le Parlement européen, pour citer l’eurodéputé Pascal Canfin ! Les fédérations européennes de l’industrie ont ainsi dépensé 32 millions d’euros pour le lobbying et déployé plus d’une centaine de personnes dans les couloirs de Bruxelles en 2021…
L’année s’est néanmoins achevée par une note d’espoir : la COP27 a finalement permis un accord sur la compensation des dommages causés par le changement climatique aux pays pauvres.
En complément, nous publions ci-après un entretien avec Paul Magnette, le président du parti socialiste belge francophone, réalisé à l’occasion de la parution de son livre La Vie large, manifeste écosocialiste aux éditions de La Découverte.
TC – Vous ouvrez un débat sur l’avenir de la gauche au travers d’un livre « qui prend le temps » et détaille l’ambition d’un écosocialisme. En même temps, vu de France, le PS wallon, que vous présidez, continue d’obtenir de bons scores au sein de l’électorat issu des classes populaires, à l’instar des partis scandinaves. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Paul Magnette – N’oublions pas que le socialisme municipal conserve en Europe sa puissance et son maillage territorial. C’est encore vrai en France et en Italie, mais dans une moindre mesure. D’ailleurs, j’ai rencontré récemment le maire de Florence, qui a publié un livre évoquant le danger d’un parti démocrate italien coupé de la société civile, et il est conscient du problème. Le PS wallon conserve un réel ancrage au sein des classes populaires.
L’une des principales raisons réside dans nos liens avec le monde syndical
et associatif, avec un monde du travail au taux élevé de syndicalisation. D’autre part, nous avons veillé à maintenir un niveau élevé d’éducation populaire au sein de nos sections, dans une pure approche gramscienne ; notre parti reste très impliqué dans cette tâche. D’ailleurs se sont formés, autour de la lecture de mon livre, des groupes de débat impliquant des gens de tous horizons, ici en Belgique. Il ne suffit pas de se proclamer écosocialiste, il faut faire de la pédagogie.
Dans votre livre, vous revenez longuement sur la « dimension écologique » sous-jacente au combat socialiste, dès ses débuts, quand il s’agissait de « discipliner » l’usine et l’émergence d’une économie capitaliste. Pourtant, encore aujourd’hui en Europe, syndicats et partis de gauche ne sont-ils pas trop souvent soumis au dilemme « emploi ou climat », notamment dans le fléchage des aides publiques ? Par construction, la transition vers une économie décarbonée implique de consommer moins d’énergie et de recourir à des organisations humaines plus denses, avec un fort besoin d’emplois. En même temps, beaucoup de secteurs – chimie, automobile… – vont connaître des mutations, voire disparaître sous leur forme actuelle. Nous parlons ici de millions de postes de travail en Europe. Dans ce contexte, le maître mot est ici anticipation. Par exemple, la Fondation pour la nature et l’homme a confirmé, dans une étude récente, que la filière automobile en France peut s’adapter à la donne climatique en conservant peu ou prou l’ensemble des postes de travail. À condition d’anticiper. Car, lorsque rien n’a été anticipé, l’action publique se retrouve face au choix cornélien « emploi versus climat ». Peut-on alors reprocher aux syndicats de se mobiliser pour maintenir l’emploi, ce qui reste leur vocation première ?
Plus largement, l’Europe doit-elle accepter l’idée de « reconstruire » son économie ?
Pour accompagner l’extraordinaire mutation économique qui est devant nous, nous devons explorer plus avant la formule d’une « garantie emploi » comme celle que propose le Green Deal. En tant que maire de Charleroi, je mène actuellement un test sur mon territoire, auprès d’un premier bassin de 10 000 concitoyens. Mes équipes jouent un rôle de « go-between » pour référencer les compétences disponibles d’un côté, et les besoins sociaux actuellement non couverts de l’autre. L’idée est de garantir un revenu aux ouvriers et salariés des secteurs industriels en mutation via un emploi répondant aux besoins non pourvus dans nos sociétés. La taille optimale, pour mettre en pratique une telle garantie, me semble être un bassin de vie de l’ordre de 200 000 à 500 000 habitants. Même si le financement reste principalement national et européen.
AUJOURD’HUI // 2022, ANNÉE CHARNIÈRE
Nos sociétés vivent une cohabitation périlleuse entre écologie, démocratie et combat social. Comment votre proposition d’une « vie large » résout-elle cette équation politique ? Est-ce une manière d’habiter à nouveau la notion de « progrès », antidote puissant aux colères humaines auxquelles vous faites par ailleurs référence ?
À titre personnel, j’ai mesuré les effets de cette colère à l’échelle d’un continent – avec les conséquences planétaires que l’on sait… –, lors d’un voyage en 2016 à Pittsburgh, qui est jumelée avec ma ville de Charleroi. J’y ai visité un ancien territoire industriel, avec beaucoup d’emplois ouvriers détruits, et des électeurs en colère, traditionnellement démocrates, qui me disaient voter pour Trump… même si, heureusement, certains semblent avoir changé d’avis en 2020. Face à cette colère, il nous faut, nous socialistes, reconstruire un imaginaire de progrès, comme ce fut le cas aux origines prémarxistes du mouvement ouvrier, un imaginaire embrassant un nouveau rapport à la nature, au travail, à la sexualité et au rapport homme femme, sans oublier la culture. Un tel imaginaire a rendu le mouvement ouvrier de plus en plus désirable tout au long du xixe siècle. Nous avons connu plus furtivement la même effervescence autour de Mai 68. Aujourd’hui je plaide à nouveau pour que nous retrouvions le chemin d’une vie large !
Vous formulez dix propositions qui soit s’inscrivent dans un cadre européen, soit requièrent le poids de l’UE pour s’imposer au niveau de la planète…
L’Europe se situe à un niveau majeur de responsabilité dans la lutte contre le réchauffement climatique. Elle est la seule puissance qui joue un rôle de médiateur, assumant sa responsabilité « géoclimatique » au niveau mondial. Même si nombre de citoyens aiment pointer l’Europe comme le bouc émissaire « facile », c’est quand même l’Union européenne qui a été, à la COP qui vient de se tenir en Égypte, le médiateur entre la Chine, les États-Unis et le reste du monde. C’est grâce à elle que les pays les plus pauvres exposés au réchauffement climatique disposent d’un début de fonds de compensation.
Et quid de la responsabilité de chaque niveau de pouvoir en Europe ?
L’Union européenne doit fixer le cadre global, mais l’appropriation d’une industrialisation vertueuse est un défi à l’échelle locale, avec une certification dans l’exploitation et le contrôle. Cette responsabilité de chaque niveau de pouvoir en Europe est importante sur le plan industriel. Car celui des grands ensembles mondiaux qui aura développé une industrie décarbonée le premier aura de facto un leadership sur les autres. Si c’est l’Europe, les États-Unis suivront pour tenter de garder leur leadership.
Propos recueillis par Henri Lastenouse. Cet entretien a d’abord été publié sur le site de Sauvons l’Europe.
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Oyez, oyez, chers lecteurs et lectrices, nous fêtons notre numéro 4000 ! Nous fêtons, nous célébrons, nous honorons, nous commémorons – toutes les nuances de la célébration valent pour un tel événement – et c’est ce qu’illustre en images David Brouzet.
Celles choisies par Jean-François Bouthors mettent en lumière la force de résistance dont nos fondateurs avaient en leur temps su faire preuve. Kharkiv l’Ukrainienne, aujourd’hui ville martyre, a vu naître et éclore une école de photographie dont la créativité, la sensibilité, mais aussi l’humour et la vitalité racontent les multiples facettes d’un combat incessant contre l’envahisseur et pour l’indépendance.
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Quelle émotion de fêter et célébrer le n o 4000 de Témoignage chrétien ! À l’origine, célébrer consiste à rendre un culte à la cité et aux dieux qui la protègent, à chanter les mystères de l’Incarnation et de l’Amour. Célébrer est tout autant un acte politique : quelle joie de fêter le temps de la paix revenue et de la concorde ! À nous, en ce jour, une question se pose : sommes-nous restés jeunes malgré l’âge ? Oui, dès lors que nous demeurons fidèles à nos idéaux et à nos rêves d’enfant.
Par David Brouzet Simone Martini, Maestà, 1315, Sienne, Palazzo Pubblico. © akg-imagesCélébrations
Page précédente – La fresque fut commandée par le Gouvernement des Neuf de la ville de Sienne. Reprenant le modèle d’une œuvre de Duccio qui ornait le maître-autel de la cathédrale, la Maestà de Simone Martini fut peinte dans la Sala del Consiglio du Palazzo Pubblico. Les saints sont regroupés autour de la Vierge à l’Enfant, sous un apparatus de fête. À l’avant, Sant’Ansano, San Savino, San Crescenzo et San Vittore, protecteurs de la cité, sont agenouillés et précédés par deux anges. Figures vibrantes de couleur et de lumière, ils entourent le précieux trône gothique de la Mère de Dieu, reine du Ciel et de Sienne.
La « frise des Panathénées », longue de 160 mètres et entièrement en marbre du Pentélique, entourait la partie fermée du Parthénon sur l’acropole d’Athènes. Elle représente la principale fête religieuse annuelle de la ville, instituée en 566 av. J.-C. Tous les quatre ans, comme les Jeux olympiques, l’événement prenait une solennité particulière. La célébration prenait la forme d’une procession qui, se déroulant sur plus d’un kilomètre, avait pour but d’apporter à la statue d’Athéna un nouveau péplos (une tunique) sacré. L'occasion pour les sculpteurs grecs de conférer naturalisme et élégance à 360 personnages en mouvement…
Sous la direction de Phidias, Frise du Parthénon. La procession des Panathénées, marbre, entre 442 et 438 av. J.-C., Londres, British Museum.
La fête est le thème de l’une des plus belles tentures de la Renaissance. Catherine de Médicis, à qui elle était destinée, avait fait de la fête un outil politique visant à apaiser les tensions religieuses et à impressionner les étrangers. Sous des formes diverses et raffinées, la fête reproduisait l’ordre harmonieux du monde. Au-devant de l’étang du château de Fontainebleau, Henri III et Louise de Lorraine font les honneurs d’une naumachie. Les tapisseries furent offertes par Catherine de Médicis à sa petite fille Christine de Lorraine lors de son mariage avec le grand-duc de Toscane.
D’après Antoine Caron et Lucas de Heere, « Une Naumachie à Fontainebleau », Tenture des Valois, après 1580, Florence, galerie des Offices. © Photo Scala, Florence, courtesy Ministero Beni e Att. Culturali e del Turismo, dist. RMN-Grand Palais
Célébrations
Le tableau fut peint à l’occasion de la naissance du Dauphin (1729 – 1765), fils de Louis XV et de Marie Leszczynska. La communauté française à Rome était réputée pour le faste et la fantaisie de ses fêtes, expressions de son inventivité et de la puissance de la Maison de France. Panini élève ce thème au rang de genre pictural. Juchées sur des colonnes reprenant le modèle antique de la colonne Trajane, les statues de saint Louis et de Louis le Grand se font face. Le bonheur étant une invention du xviiie siècle, les temples sont dédiés à la Paix éternelle et à la Sécurité publique.
Giovanni Paolo Panini, Préparation du feu d'artifice et de la décoration de la fête donnée sur la place Navone à l'occasion de la naissance du Dauphin, huile sur toile, 1729, Paris, musée du Louvre.
Le départ du Bucentaure fait partie d’une série de douze tableaux représentant les Solennità dogali (« Les Solennités du Doge »), peinte par Guardi dans un style libre et brillant d’après des dessins de Canaletto. Elles commémorent les festivités du couronnement du doge Alvise Giovanni Mocenigo, en 1763. La Festa della Sensa avait lieu chaque année le Jour de l’Ascension. Sur le Bucentaure, le doge visitait le Lido et présidait aux cérémonies de mariage de Venise avec la mer Adriatique, en jetant un anneau dans les eaux de la lagune.
La fête de la Fédération, qui eut lieu le 14 juillet 1790 à Paris, marquait le premier anniversaire de la prise de la Bastille. Le Champ-de-Mars fut transformé pour l’occasion en un vaste cirque d’une capacité de 100 000 spectateurs grâce à 1 200 ouvriers auxquels Louis XVI, La Fayette et des Parisiens de toutes conditions vinrent prêter main forte. Le jour venu, dans un climat d’unité nationale, et sous un ciel contrasté où le soleil finit par percer, La Fayette, le président de l’Assemblée puis le roi prêtèrent serment et Talleyrand célébra la messe. Au premier plan, Thévenin a placé des fédérés rompant les rangs pour fraterniser.
Célébrations
Le 10 juin 1837, Louis-Philippe, roi des Français, inaugurait les galeries historiques du château de Versailles, devenu musée sur sa décision. Le souverain, entouré de ses fils, monte un magnifique cheval blanc. Tous les éléments de la composition revêtent une dimension symbolique forte : la grille et son fronton, la statue équestre de Louis XIV, et surtout la dédicace : « À toutes les Gloires de la France » : en rendant hommage aux grandes figures du passé, y compris le plus récent, l’objectif du roi est de réconcilier les Français de toutes tendances politiques.
Lorsque, le 16 mars 1856, naît le fils tant attendu de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie, la France, forte de sa victoire à Solférino et du congrès de Paris, fait figure d’arbitre incontesté de l’Europe. Le baptême du prince impérial lui fut administré en grande pompe à Notre-Dame de Paris. À Thomas Couture fut confiée une immense toile devant rivaliser avec Le Sacre de Napoléon de Jacques-Louis David. Le peintre ne se contenta pas de brosser une galerie de portraits mais plaça la cérémonie sous la protection tutélaire du fondateur de la dynastie. Suite à un différend avec l’administration des BeauxArts, Couture laissa son tableau inachevé.
« Peintre paysan », selon sa propre expression, Jules Breton fut le témoin d’un monde rural voué à disparaître sous l’effet de l’industrialisation. Il peignit de nombreuses fêtes villageoises, comme celle de la SaintJean, à laquelle il était particulièrement attaché. Les habitants dansent la ronde autour du feu, hors de la ville, à la tombée du jour, quand la lueur des flambeaux se mêle à la pâleur de la lune. Le sujet est traité avec autant de science qu’un tableau religieux. Son rythme classique rappelle certains chefsd’œuvre de la Renaissance étudiés par Breton lors de son voyage en Italie.
Célébrations
La série des « Constructeurs » de Fernand Léger, entreprise dans les années 1950, fait écho à la reconstruction, à la vie ouvrière et aux conquêtes sociales d’aprèsguerre. Sur le plan formel, elle achève d’opérer la réconciliation entre machine et humain, entre figuration et abstraction. La composition de L’Anniversaire se résume à la douce présence de deux femmes nous tendant un bouquet de fleurs sur un fond orange vif. Conformément au souhait du peintre de voir ses créations diffusées à une large échelle, le tableau fut reproduit sous forme de lithographies après sa mort.
La Rue Montorgueil, considéré souvent à tort comme une célébration du 14 Juillet fut en réalité peint le 30 juin 1878 lors de la fête célébrant « la paix et le travail ». Cette dernière avait été décrétée à l’occasion de la troisième Exposition universelle parisienne, qui visait à démontrer le redressement du pays après la débâcle de 1870. Une telle manifestation d’enthousiasme cherchait à renforcer le régime républicain encore fragile. Monet observe la foule d’une fenêtre et fait vibrer les trois couleurs de la France moderne dans un style résolument impressionniste.
Lorsque, le 12 juillet 1998, deux jours avant la Fête nationale, la France gagna la coupe du monde de football, la ferveur et l’espoir furent immenses. L’union sacrée se fit autour de l’équipe et de ses champions. L’enthousiasme fut d’autant plus grand que la victoire fut remportée dans le Stade de France, construit peu de temps avant. En 2018, alors que la compétition se passe en Russie, des milliers de supporters assistent au triomphe de leurs joueurs depuis une fan zone située sur le Champ-de-Mars pavoisé, au pied de la tour Eiffel. Sous l’objectif de Marie Magnin, les nuages se chargent d’une lumière comme projetée par la foule. La perspective, rigoureusement encadrée par la masse compacte des arbres, nous entraîne vers des lointains pleins de joie et de promesses.
L’ŒIL DE KHARKIV
Un an de guerre. Kharkiv, comme Kiev, tient toujours, bien qu’elle n’ait pas été épargnée par les bombardements russes. Kharkiv, la grande cité industrielle russophone que Moscou espérait, dès 2014, faire tomber dans son giron. Kharkiv, ville grise qui transpirait à l’époque soviétique un ennui tenace. Tout était étroitement surveillé dans cette cité dominée par les usines d’armement. Mais, dans ce paysage triste comme un puits sans fond, la grisaille et l’ennui avaient suscité depuis longtemps de joyeux anticorps, dont les autorités moscovites n’avaient pas mesuré l’importance.
Par Jean-François Bouthors
Viktor et Sergiy Kochetov, Novoselovka, 1993. Tirage gélatinoargentique unique, coloré à la main. Courtesy galerie Alexandra de Viveiros.
Evgeniy Pavlov, Sans titre, série « Violon », 1972. Tirage gélatino-argentique. Courtesy galerie Alexandra de Viveiros. (lire page suivante).
Un groupe de photographes – réunis au départ dans un club d’amateurs – s’employait, à sa manière, à déjouer les stéréotypes de l’homo sovieticus et à subvertir la désespérance plate du « socialisme réel ». Dans leurs chambres noires comme dans leurs cuisines, où ils partageaient leurs images, ils ont fait naître, à partir de la fin des années 1960, une « école », sans murs ni professeurs, dans une joyeuse anarchie qui contestait les canons de « la belle photographie ».
Kharkiv n’est certes pas Kiev, la capitale ukrainienne, encore moins la méridionale et cosmopolite Odessa, mais son « œil » photographique dit beaucoup de la résistance ukrainienne et de son enracinement.
Слава Харкову ! Slava Kharkovou ! Gloire à Kharkiv !
L’Ukraine aime la couleur ! Tant et si bien qu’y était
née la pratique des « luriki », qui consistait à enjoliver des photos de famille en noir et blanc en les colorisant. C’était même devenu une industrie, surtout à Kharkiv… Les Kochetov, père et fils – Victor et Sergiy, qui signent sous leur seul patronyme –, et quelques autres ont détourné le procédé pour « carnavaliser* » le quotidien ou les images de propagande. Ainsi, par leur talent, deux ans après la fin de l’Union soviétique, cette locomotive frappée de l’étoile rouge prend-elle l’allure d’une joyeuse invitation à une aventure proprement ukrainienne symbolisée par le bleu et le jaune. Déjà, on perçoit une formidable énergie : pour ceux qui sont montés dans le train de l’indépendance, il n’y a pas de retour en arrière envisageable.
Ce désir d’une autre vie, Evgeniy Pavlov l’exprimait dès 1972 dans sa série « Violon ». Dans la très prude Union soviétique de Brejnev, où tout devait être sous contrôle, la nudité était déjà une première transgression, celle des femmes bien sûr, mais plus encore celle des hommes – les photographes de l’école de Kharkiv ne s’en sont pas privés. Les chevaux et l’instrument dans un décor paysager, et non dans un lieu de concert, évoquent la liberté farouche du monde des Roms. D’autres images de la série renvoient directement à l’idée du « voyage ». Comme un appel à s’affranchir des contraintes politiques et idéologiques de l’époque. Le regard sombre suggère sinon une profonde colère, du moins une détermination radicale, qu’accentue l’étrange nimbe qui auréole le visage.
À peu près à la même époque, sur un mode à la fois onirique et ironique, Boris Mikhaïlov formule une semblable aspiration à une vie autre, avec cette image tirée de sa série « Yesterday’s Sandwich », superposition de diapositives dont il découvrit accidentellement l’opportunité créatrice en jetant sur son lit des films qu’il avait développés, deux photos se collant l’une à l’autre. C’est tout un peuple qui apparaît en surimpression sur les personnages principaux, dont la pose détourne humoristiquement les codes du réalisme socialiste. Mikhaïlov, qui a poussé très loin le registre de l’incorrection créatrice – sans jamais se poser comme dissident – est souvent désigné comme le chef de file – de bande ? – de l’école de Kharkiv.
Groupe Shilo
(Sergiy Lebedynskyy, Vladyslav Krasnoshchok, Vadym Trykoz), Sans titre, série « Dissertation achevée », 2012, tirage gélatino-argentique, collage sur une page du livre de Boris Mikhaïlov, 29 x 23,5 cm. Courtesy galerie Alexandra de Viveiros.
La dernière génération des photographes qui se revendiquent de cette singulière école considère aujourd’hui un peu ce dernier, né en 1938, comme son « grand-père ». Elle s’est parfois directement inspirée de sa manière de documenter la vie courante, soviétique ou postsoviétique, qui fait apparaître des continuités. Ici, le groupe Shilo lui emprunte le sujet de la pratique très populaire de la baignade et son traitement très « naturaliste ». Mais il le fait non sans un peu de piquant – comme le suggère son nom qui peut se traduire par « poinçon ». Mikhaïlov avait créé une très remarquée « dissertation inachevée », mélangeant
textes poétiques et photos. En 2012, Sergiy Lebedynskyy, Vladyslav Krasnoshchok et Vadym Trykoz « achèvent la dissertation », en collant leurs propres photos sur les pages mêmes de son livre. L’ironie est acide, puisque Mikhaïlov avait écrit sur cette page : « Pas de nostalgie. Pas de nostalgie de la grande rue, d’autant plus qu’il n’y a pas de grande rue. » Et peutêtre pas de « grand » photographe… Du haut de ses 73 ans de l’époque, Mikhaïlov, dont nul ne nie l’incroyable créativité, a d’abord grincé, trouvant le jeu irrespectueux. Mais il a finalement reconnu à ces petits jeunes qui ne manquaient pas de talent le droit d’être aussi insolents que lui.
De la série « Case History », 1997-98. Tirage chromogène, 172 x 119 cm. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Collection privée.
Pourtant, la provocation n’est pas la seule valeur que défendent les photographes de l’école de Kharkiv. La compassion et la tendresse pour le peuple tiennent une grande place. En témoigne cette photographie de Sergiy Solonsky, tirée d’une série intitulée « Samagonchtchiki », consacrée à ceux qui distillent eux-mêmes, pour le meilleur et pour le pire, l’alcool qu’ils consomment – pratique fréquente dans l’est de l’Europe et l’ex-URSS. Quelle étrange mise en abîme que ces deux jeunes enfants qui étreignent leur père allongé sur un lit ! Il est torse nu, le flanc tatoué d’une Vierge à l’enfant. Les enfants fixent l’objectif tandis que le regard bleu de
l’homme semble se perdre dans une attente indicible, comme hanté par un vide indiscernable.
Désarroi plus net encore, avec ce bomje (« sans domicile fixe ») photographié en plein hiver par Boris Mikhaïlov. L’un des quatre cents portraits de la série « Case History », consacrée, avec beaucoup d’empathie, aux personnes oubliées, marginalisées par ceux que les bouleversements de la dislocation de l’URSS ont formidablement enrichis. La fin de la guerre froide, rappelle le photographe, a plongé certains dans un abîme de souffrance aussi bien en Ukraine qu’en Russie.
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Mais les deux sociétés n’ont pas réagi à la crise de la même manière. La Russie a retrouvé sa vieille nostalgie de « la main-forte », allant pour une large partie de sa population jusqu’à regretter le « bon temps » de Staline, où le pays s’enorgueillissait de sa puissance. L’Ukraine, y compris dans des villes aussi largement russophones que Kharkiv, a très majoritairement regardé vers l’Europe. En 2004, avec la révolution orange, la société affirme une première fois son existence. En 2014, avec l’Euromaïdan, elle refuse d’être privée d’un partenariat avec l’Union européenne et de revenir dans le giron russe. Plusieurs des photographes de l’école de Kharkiv signifieront par leurs images, comme ci-dessus Sergiy Lebedynskyy, que cette rupture proprement révolutionnaire annonce une guerre : les points de vue des partisans de l’indépendance et des prorusses sont irréconciliables.
La guerre est effectivement venue. Quelques semaines plus tard, avec l’annexion de la Crimée et la « rébellion » du Donbass. Puis, il y a un an, comme un conflit de très haute intensité frappant toute l’Ukraine.
Vladyslav Krasnoshchok, photographe et chirurgien de l’hôpital de Kharkiv, parcourt le pays pour en rendre compte quand il ne soigne pas les victimes des bombardements ou les blessés qui lui arrivent du front. Ses tirages gélatino-argentiques au lithium, sur du papier photo vintage, datant de l’époque soviétique, ancrent dans le passé les images qu’il saisit. Les destructions et les exactions de l’armée russe sont le dernier héritage d’un passé qui ne passe pas, d’un mal qui n’a pas été soigné. Ses photos documentent la désolation, alors qu’au Kremlin on tente de restaurer une domination dont la caractéristique première était et reste d’ignorer le prix et la dignité de la vie humaine.
Sergiy Lebedynskyy, Sans titre, série « Euromaidan », 2014. Tirage gélatino-argentique. Courtesy galerie Alexandra de Viveiros.
Vladyslav Krasnoshchok, Guerre, 2022. Tirage gélatino-argentique avec du lithium. Courtesy galerie Alexandra de Viveiros.
Déjà, en 1991, l’année de l’effondrement de l’URSS, Boris Mikhaïlov, dans la série « National Hero », demandait à sa manière à quel idéal allaient se raccrocher les peuples de l’ex-Union soviétique.
L’essentiel, dit-il dans le catalogue de l’exposition que lui a consacrée à Paris l’an dernier la Maison européenne de la photographie, était que « le héros soit beau ». Mais de quelle beauté parle-t-on ?
De la série « National Hero », 1991. Tirage chromogène, 120 x 81 cm. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
Ce soldat a pour galon des broderies ukrainiennes, il est ostensiblement maquillé, jusqu’au rouge de ses lèvres, et le fond rose de l’image est tout sauf martial ! Une puissance douce et mystérieuse, aux antipodes de l’idéal mensonger dont Poutine et ses thuriféraires de la télévision ont bourré le crâne des Russes. Et nous, semble demander l’artiste à travers son « héros », de quel côté sommes-nous ?
* J’emprunte l’idée de « carnavalisation » à Nadiia Bernard-Kovalchuk, cofondatrice – avec les photographes Sergiy Lebedynskyy et Vladislav Krasnoshchok, et la chercheuse Oleksandra Osadcha, enseignante à l’académie des Beaux-Arts – du MOKSOP, le musée de l’École de photographie de Kharkiv, qui aurait dû s’ouvrir officiellement en mars dernier, et dont une partie des collections se trouve désormais exilée en Allemagne.
Château Pergaud En mode écolo et solidaire
Les résidents de ce château de la Drôme expérimentent un mode de vie fondé sur la sobriété, le partage des ressources et le respect de l’environnement. Pas toujours facile. Reportage.
Par Frédéric Brillet
REGARDS // CHÂTEAU PERGAUD : EN MODE ÉCOLO ET SOLIDAIRE
Adossé à une colline qui surplombe les champs alentours, le château du Pergaud arbore tous les signes extérieurs de sa catégorie : pierre de taille d’une épaisseur imposante, 1 500 mètres carrés de surface habitable répartis sur deux ailes, un puits dans la cour, un parc de 4 hectares parsemé de hamacs et de transats, un étang, un verger-potager et une basse-cour. Dans ce décor champêtre vivent vingt-huit poules, trois chiens, quatre chats et une vingtaine d’humains de 1 à 72 ans. On y croise des enseignants, des artistes, des ingénieurs issus d’écoles prestigieuses qui doutent du solutionnisme technologique, des bricoleurs dans la mouvance des « makers », des « permaculteurs »… Aux résidents permanents s’ajoutent les visiteurs de passage, qui viennent pour quelques jours, semaines ou mois pour divers motifs, comme participer à des ateliers techniques ou artistiques, se mettre au vert en télétravail, s’adonner à la quête de sens, effectuer un retour à la terre ou sur soi…
Sur Internet, Pergaud se présente en « écolieu agri-culturel », un « lieu de vie participatif intergénérationnel » qui s’inscrit dans la mouvance des habitats dits groupés ou participatifs (voir encadré p. 76). Pointant la crise écologique et sociale de ce début de xxie siècle, les « Pergoliens », comme ils se surnomment familièrement, tentent d’y bâtir une microsociété qui promeut l’autonomie alimentaire et énergétique, toutes sortes de projets culturels et « un mode de vie plus harmonieux et solidaire ». Ils revendiquent d’être des « chercheurs en vie meilleure », « farfelus inspirés ». De vivre « dans la joie, l’amour et la gratitude » avec un « zeste de folie et d’audace »… Vaste programme,
dont certains éléments pourraient inspirer un ordre monastique, d’autres un gourou du développement personnel, d’autres encore un ancien opposant à l’extension du camp militaire du Larzac… Quoi qu’il en soit, ce programme exige de chacun d’être à la fois poète et paysan. La tête dans les étoiles pour rêver qu’un autre monde est possible, mais aussi les pieds sur terre car bâtir un paradis, même en modèle réduit, exige de se retrousser les manches. Amateurs de farniente, luxe et volupté, passez donc votre chemin. Malgré son cadre verdoyant et ses vieilles pierres, le site offre non pas la vie de château mais plutôt celle rustique des kibboutz israéliens ou des fermes retapées par des néoruraux dans les années 1960. Celle aussi qu’imaginait au xixe siècle Fourier, l’un des fondateurs du socialisme utopique. Bref, une existence où tout le monde se frotte aux servitudes et grandeurs de la vie communautaire imposées par la configuration des lieux.
Le collectif à l’honneur
Car, au château, les espaces privatifs (trente chambres, la plupart avec salle de bains) sont très petits. Les Pergoliens tournent cet inconvénient en avantage : ils passent plus de temps dans les grandes salles communes, ce qui favorise les échanges, la coopération, l’entraide, pointent-ils sur le site. « Nous allons à l’encontre de la société individualiste pavillonnaire, qui conduit à ériger des murs entre voisins », confirme Audrey, une résidente partie prenante du projet depuis l’origine. Beaucoup de choses se partagent, se prêtent ou se font en commun dans ce phalanstère qui applique à la lettre la formule « moins de biens et plus de liens ». Ainsi, un simple message sur la boucle Telegram dédiée aux permanents
suffit pour emprunter l’une des voitures mises en autopartage. Il va sans dire que les « Pergoliens » utilisent ce moyen de transport avec modération : adeptes de la sobriété tous azimuts, ils aspirent à réduire leur empreinte environnementale et à brûler des calories plutôt que la planète, en privilégiant l’usage de vélos en libre-service. Le partage vaut aussi pour la nourriture : on y sert dans le jardin et la salle à manger commune des repas essentiellement végétariens, confectionnés pour une bonne part avec les produits bios de la basse-cour et du potager attenant, le reste étant acheté collectivement à l’extérieur en privilégiant les producteurs locaux. Nul besoin non plus d’y posséder un lave-linge individuel, un bureau privatif, une imprimante, une vaste bibliothèque ou une caisse à outils.
Le château dispose d’une buanderie commune, d’un atelier dédié au bricolage, d’un espace de coworking et d’une bibliothèque. Même les enfants partagent une bonne partie de leurs jouets dans la salle de jeux qui leur est réservée.
La main à la pâte
Reste que, pour maintenir ces aménités, les résidents, y compris ceux de passage, doivent donner de leur temps comme indiqué dans le livret d’accueil : « Nous demandons à tous les habitant·e·s, bénévoles, visiteur·euse·s, amis de passage de consacrer 1 à 2 heures quotidiennes à assurer la bonne gestion du lieu. » Entre
la cuisine, les courses, les travaux de maraîchage et le ménage, il y a l’embarras du choix…
En contrepartie d’une participation aux tâches ménagères, les repas font l’objet d’une tarification inclusive. Et ce dernier adjectif ne concerne pas que l’orthographe : « Cela dépend de tes moyens, de ta générosité et de ta gourmandise. Pour les habitant·e·s/visiteur·euse·s ou personnes qui participent à un stage atelier/ résidence, le prix d’un repas est estimé à 10 €. Par contre, si tu participes bénévolement en moyenne 2 heures par jour, le prix de référence est réduit à 5 €/repas. À partir de 4 heures de participation, les deux repas sont offerts », est-il indiqué sur le site. Prosaïques, ces détails n’en révèlent pas moins la philosophie socialiste du projet : dans la vaste galaxie des habitats partagés ou participatifs en plein essor (voir encadré p. 76), Château Pergaud est l’un de ceux qui penchent le plus vers le collectivisme, d’autant que les tarifs différenciés s’appliquent aussi aux loyers. À surface équivalente, les résidents les mieux lotis contribuent davantage que les plus démunis, qui sont au RSA. Le loyer mensuel d’une chambre en bail meublé oscillait ainsi de 320 à 440 € à l’automne dernier.
Le bon fonctionnement de Pergaud reposant sur l’adhésion à des valeurs communes, il a fallu tout de même instituer une sélection à l’entrée, d’autant que les candidats sont plus nombreux
« Il faut être équilibré et bien se connaître pour s’épanouir ici. »
Une résidente du Pergaud
que les places disponibles. « Le problème des lieux alternatifs, c’est qu’ils attirent souvent des gens inadaptés à la vie sociale. Il faut être équilibré et bien se connaître pour s’épanouir ici », pointe une résidente. D’où la période d’immersion, qui devrait passer de trois mois renouvelables à un an et qui sert à éviter les erreurs de casting… Passé ce sas, on devient résident permanent sous statut locataire ou associé – si on souhaite acquérir une part de la SCI. Arrivée début 2022, Mélanie vit désormais au château avec ses deux enfants. Cette mère célibataire, qui travaille comme employée dans un complexe touristique des environs, renoue ainsi avec le sens de la communauté et de la solidarité qu’elle a expérimenté au Sénégal : « Je voulais m’inscrire dans une dynamique sociale plus riche et ne pas être au quotidien le seul adulte référent pour mes enfants. » C’est aussi pour rompre l’isolement qu’Habas, un commerçant spécialisé dans l’importation de fruits secs bio s’est installé en 2020 à 70 ans au Pergaud. « J’aime la campagne, mais vivre seul, c’est ennuyeux. Et puis, ici, je peux louer une chambre pour y héberger mes enfants et mes petits-enfants quand ils me rendent visite. »
Bobo-écolos vs mutualistes
Le projet se construit et s’affine au fil des arrivées et départs, forcément plus nombreux que dans un habitat classique puisqu’il s’agit d’une expérimentation sociale : la moitié des associés qui ont racheté le domaine en 2020 s’en sont retirés. Très vite, une scission s’est opérée entre les résidents qui voulaient demeurer dans le cadre d’une copropriété classique d’esprit « bobo-écolo » et ceux qui aspiraient à aller plus loin dans
la mutualisation des ressources et l’ouverture vers l’extérieur. Les seconds l’ont emporté, avec un projet plus ambitieux et plus risqué. « Plus on partage de choses, plus la surface de frictions potentielles entre résidents s’accroît », résume joliment David, qui vit ici avec sa compagne Meike et leurs deux enfants en bas âge. Mais c’est justement cette dimension collectiviste qui a séduit le couple. Lui, illustrateur, et elle, ancienne permanente du réseau Action Climat, ont donc quitté l’agglomération parisienne en 2022 pour s’établir dans la Drôme. « Pergaud présente l’intérêt de dépasser les questions d’argent et de tester de nouvelles formes de solidarité. » Ils ne regrettent en rien leur choix. « À Montreuil, on avait plus de mètres carrés privatifs, mais, si on inclut les salles communes, le parc, la proximité avec la nature, on a gagné en espace et en qualité de vie. La nourriture est bonne, on prend la plupart de nos repas tous ensemble, c’est convivial. » Le couple apprécie aussi le fait que, dans ce système, leurs enfants puissent sympathiser sur place avec ceux des autres familles, vaquer librement dans le domaine, tout le monde contribuant finalement à leur éducation : « C’est comme dans un village : si un môme fait une bêtise ou se dispute avec un autre, n’importe quel adulte peut intervenir. »
Le plus difficile dans ce type d’habitat ? Les nouveaux résidents tâtonnent au début pour trouver le bon équilibre entre ce qu’ils donnent et reçoivent du collectif. Si l’on donne trop, on s’épuise. Pas assez, on se marginalise. La nécessité d’en passer par une décision collective sur beaucoup de sujets génère aussi son lot de contraintes. Bien sûr, on pourrait imaginer de lister très précisément les droits et obligations de chacun.
Château Pergaud, an III de la révolution de l’habitat participatif
Depuis son rachat en 2020 dans le cadre d’une SCI pour 800 000 euros, Château Pergaud s’inscrit dans la mouvance des habitats dits groupés ou participatifs. Leur dénominateur commun ? Les résidents y partagent valeurs – respect de l’environnement, promotion de la mixité sociale et générationnelle, du vivre ensemble – et espaces communs. Lancé à la fin des années 1960 au Danemark, ce mouvement ciblait à l’origine de jeunes couples avec enfants désireux de vivre autrement et de les élever dans de meilleures conditions. Ce type d’habitat permet « un mode de vie plus solidaire basé sur la proximité, l’aide à autrui, afin de diminuer le stress des charges répétitives », assure Christian La Grange, auteur d’un livre sur le sujet (Habitat groupé, 2008, Terre vivante). En encourageant le partage des biens et compétences, il réinsuffle le goût du collectif.
« Ce vivre autrement n’est d’ailleurs ni plus ni moins que la reproduction de la vie quelque peu oubliée que l’on connaissait dans les villages, à la différence qu’à l’époque on ne choisissait pas ses voisins : on vivait avec eux pour le meilleur et pour le pire, alors qu’aujourd’hui, si on le souhaite, on a la possibilité d’habiter avec ceux qu’on a choisis. » Cette démarche amène à se poser la question de ses besoins essentiels. Il faut se désencombrer pour « réduire la taille de son habitat privé et réinvestir le bénéfice dans une maison commune ou l’acquisition de biens communs. […] Cela va de pair avec une réduction de votre consommation d’énergie mais aussi de votre emprise au sol, ce qui atténue la pression sur les terres agricoles ».
Après une poussée au tournant des années 1970, nombre de ces laboratoires d’expéri-
mentation sociale ont périclité ou ont disparu. Au début du xxie siècle, ils reprennent de la vigueur pour plusieurs raisons. À la montée de la prise de conscience écologique, qui amène à remettre en cause nos modes de vie et de consommation, s’ajoutent celles des divorces et de l’inflation immobilière. Dévoreuse d’espace à une époque qui requiert de stopper l’artificialisation des sols, inaccessible financièrement, la maison individuelle destinée à une seule famille ne répond plus aux nouveaux besoins. « Les ménages sont de plus en plus petits […] les rapports de voisinage s’effilochent […] les liens entre générations se diluent […]. Simultanément, une tranche croissante de la population n’est plus en mesure d’acquérir son logement. »
Pour sortir de l’impasse, le groupement d’associations Habitat Participatif France, dédié à cet univers, encourage ce mode de vie en prodiguant des conseils et un accompagnement aux candidats tentés par l’aventure. Selon le groupement, la France compte 370 projets d’habitats participatifs (soit 4 200 logements), contre une centaine à la fin des années 2000, et ce nombre croît de 18 % par an. La moitié des projets sont implantés en milieu rural, où il est plus facile et économique d’acquérir de grandes propriétés à se partager. « Des élus soutiennent ces projets, qui redynamisent le lien social et revivifient des villages. Et les seniors qui se posent la question du bien vieillir y viennent de plus en plus », observe Ludovic Parenty, coordinateur national d’Habitat Participatif France.
De tout décider à la majorité relative ou absolue. De rédiger un règlement tatillon de copropriété prévoyant tous les cas de figure. Mais un excès de formalisme irait sans nul doute à l’encontre de l’esprit du lieu. Pour avancer, les châtelains préfèrent discuter entre eux jusqu’à trouver une solution consensuelle. « Ici, il faut être souple et patient. Pergaud n’est pas fait pour les perfectionnistes pressés ou les maniaques », résume Meike. Ce refus du formalisme vaut aussi pour la distribution des tâches : on s’inscrit librement sur un tableau magnétique pour participer à la cuisine ou au jardinage. Le vendredi, chacun doit consacrer spontanément 3 heures au nettoyage des parties communes. Mais personne ne viendra contrôler si vous avez fait votre part durant la semaine : « On fait confiance aux gens et ça les pousse à en être dignes », assure Audrey la pionnière.
Médiation et implication
Mais que faire quand la bienveillance et la confiance ne suffisent pas à prévenir les conflits de voisinage ? Pergaud mise alors sur la communication non violente. Il y a d’abord eu la boîte où tout un chacun déposait ses motifs d’irritation de manière anonyme et qui circulait pour que chacun en prenne connaissance.
« On a arrêté pour passer aux cercles de parole : quand tout le monde entend la même chose au même moment, ça a plus de poids », explique Jay, le compagnon
d’Audrey. Et quand l’irritant prend un tour trop personnel, le pôle « écologie relationnelle » propose sa médiation… Ces mécanismes favorisent la cohésion du groupe mais aussi l’implication dans les activités « agri-culturelles » qui font l’originalité du projet Pergaud : accueil d’artistes en résidence, permaculture, ferme pédagogique, productions artisanales, ateliers de formation ou de sensibilisation pour des publics variés… Il y en a pour tous les goûts et compétences. Jay, un ingénieur américain tout juste quinquagénaire, organise ainsi une dizaine de stages par an de formation à la fabrication de petites éoliennes sur le modèle de celle qui tourne dans le parc. « Ça va devenir rentable, au vu de l’évolution des prix de l’énergie. Et c’est une grande satisfaction de gagner en autonomie sans polluer », assure-t-il. Alix, institutrice, organise des ateliers du goût pour les enfants des environs. Julien, comédien et auteur dramatique, bricole des poêles à haut rendement et s’essaie à la production de kombucha, une boisson fermentée d’origine russe, tout en réfléchissant à un projet de spectacle qui se tiendrait en pleine forêt… Assis dans la quiétude du parc en cette fin d’aprèsmidi, ce trentenaire, qui a bourlingué en Amérique latine avant de se poser au Pergaud pour y vivre « en symbiose avec la nature et l’humain », n’en démord pas, il a « la conviction que les éco-lieux sont la porte du monde de demain ». •
« Pergaud présente l’intérêt de tester de nouvelles formes de solidarité. »
David et Meike, au Pergaud depuis 2022
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Cette jeune association s’est donné pour mission de former aux enjeux climatiques un million de personnes dans le monde. Un pari fou, qu’elle est pourtant en train de réussir.
Par Sandrine Chesnel
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climat Dessinons l’avenir !
Un mercredi soir de janvier, froid et humide. Derrière les baies vitrées de la buvette solidaire des Amarres, tiers lieu installé dans les anciens entrepôts du port d’Austerlitz à Paris, il fait à peine plus chaud que dans la rue. Ici, toutes les semaines, des bénévoles de l’association La Fresque du climat organisent des ateliers ouverts au grand public sur inscription. Ce soir-là, ils sont une douzaine à avoir ignoré leur envie de passer cette soirée d’hiver sous un plaid pour se former pendant trois heures aux enjeux du changement climatique. Parmi les participants, des étudiantes, de jeunes cadres, des quadras, une quinqua, pour l’instant un peu réservés et rebutés par la température qui règne dans le grand espace ouvert aux courants d’air. Alors, pour briser la glace, Nelly, 43 ans, la plus expérimentée des quatre animatrices de La Fresque, propose à la troupe de se ranger par ordre alphabétique de prénoms, puis de se classer par temps de trajet pour arriver jusqu’aux Amarres. L’auteure de ces lignes se positionne loin devant tout le monde, avec son heure et quart de transport – en commun, bien évidemment, pas question d’aggraver plus que de raison son bilan carbone pour venir en reportage ! « 19 h 15, on va commencer ! » écourte Nelly, après avoir rappelé ce qu’est la raison d’être du lieu qui nous accueille gracieusement : « C’est une buvette solidaire, alors n’hésitez pas à consommer ! » Jus de fruits biologiques, thés, tisanes, bières de toutes
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sortes et autre cola breton, rien que du classique dans ce genre de lieu alternatif. Le groupe s’est séparé en deux équipes, chacune autour d’une grande table. C’est parti pour trois heures de formation, d’échanges, et d’émotion. Pour lancer la soirée, les animatrices – on dit « fresqueuses » – distribuent un premier lot de quinze images au format carte postale. Voilà donc de quoi est faite cette fameuse Fresque du climat que nous allons construire ensemble dans les quatre-vingt-dix minutes qui viennent : un jeu de quarante-deux cartes colorées, avec, côté recto, une photo ou un graphique, côté verso, une définition ou un court texte tiré des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Objectif pour les participants : ordonner ces cartes dans une suite logique pour mieux saisir les causes et les conséquences du réchauffement climatique.
Jouer pour apprendre C’est Cédric Ringenbach, le président de l’association, qui a eu l’idée de la Fresque du climat, il y a huit ans déjà. Le quinquagénaire, ingénieur diplômé de Centrale Nantes, s’est formé seul dès 2009 aux questions climatiques, en lisant les rapports du Giec. En 2015, alors directeur du Shift Project, un think tank qui fait du lobbying aux niveaux français et européen sur le thème du climat et de l’énergie, il lui vient l’envie de tester un mode de formation aux questions climatiques interactif et collaboratif, et moins rébarbatif que la lecture
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de rapports scientifiques : « J’ai imprimé une sélection de graphiques du GIEC sur des feuilles A5, je les ai présentées à cinq proches, et je leur ai demandé de trouver les liens entre ces différents graphiques. »
Le cheminement intellectuel qui se met alors en place lui semble très intéressant : « Face à ces cartes les participants hésitent, se trompent, ne vont pas être d’accord et vont devoir argumenter, verbaliser, formaliser leurs idées, avant de trouver ensemble des solutions – c’est l’intelligence collective en marche ! » L’association La Fresque du climat est née plus tard, fin 2018, avec la volonté d’utiliser ce « jeu sérieux » pour sensibiliser un million de personnes dans le monde aux enjeux du climat, un objectif en passe d’être atteint au moment où nous écrivons ces lignes. « Cette Fresque reste un moyen efficace d’économiser plusieurs jours de lecture des rapports du Giec, résume Ringenbach. Même ceux qui connaissent déjà un peu le sujet apprennent quelque chose dans ces ateliers. »
Et, de fait, ça phosphore dur ce soir aux Amarres autour des quinze premières cartes distribuées par les animatrices. Sur l’une d’elles est écrit « Énergies fossiles ».
« Vous savez ce que c’est ? » demande Nelly. Le groupe hésite : « Le pétrole ?
Et le gaz ! Et heu… le charbon ! » Bingo.
Autour des deux tables, les fresqueuses
écoutent avec bienveillance les participants, les laissent réfléchir, apportent des informations complémentaires. « Je vais peut-être poser une question bête, se lance Hélène, 26 ans, qui travaille dans le secteur de l’inclusion, mais pourquoi on parle de dérèglement du climat alors qu’au temps des dinosaures il y a déjà eu de brusques changements climatiques ? »
Former pour moins angoisser
La réponse est imagée, livrée tout en douceur par Maylis, 27 ans, dont c’est la première coanimation : « Les activités humaines, en consommant des énergies fossiles, produisent du CO2, ce qui crée un effet de serre additionnel à celui existant déjà. Le premier effet de serre est comme une couette, qui nous permet d’avoir des températures vivables sur la planète. Mais, avec l’effet de serre additionnel, c’est comme si on ajoutait une deuxième couette. » Et avec deux couettes au lieu d’une, on a trop chaud. Même sans avoir fait d’études scientifiques, la logique de la démonstration est limpide. On peut passer au deuxième lot de cartes, trois autres suivront jusqu’à ce que s’étalent sur les tables les quarante-deux cartes de la Fresque du climat.
« Pendant les premières animations, les animateurs ne vont pas pouvoir toujours répondre à toutes les questions, souli-
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« Avec ces ateliers, j’acquiers des connaissances, je développe un savoir-être, je me sens utile. Je suis un peu plus optimiste, aussi. »
Maylis, « fresqueuse »
gnera plus tard Cédric Ringenbach, mais ça n’est pas un problème. On les prévient que ça peut arriver au début, mais que très rapidement ils acquièrent un tel niveau de connaissance du sujet qu’ils ont réponse à toutes les questions ! » L’association a même prévu un système de ceintures pour distinguer les fresqueurs en fonction de leur niveau de compétence et de connaissances, de la blanche à la bleue. Pour l’instant, Maylis, elle, est ceinture blanche. Cette Nantaise, qui travaille aujourd’hui chez un fournisseur d’énergie alternatif en région parisienne, a rejoint La Fresque du climat notamment pour tenter de soigner son éco-anxiété – cette angoisse du lendemain qui menace toute personne sensée dès lors qu’elle commence à réfléchir à l’avenir de la planète et au sort que nous lui réservons : « J’étais en colère, je n’arrivais pas à parler de ce sujet avec mon entourage sans être dans la réprimande, une attitude négative qui ne mène à rien. » En décembre dernier, la jeune femme a donc participé à son premier atelier, puis elle a suivi la formation interne, de trois heures, pour pouvoir animer des formations au nom de l’association : « C’est la solution que j’ai trouvée pour transformer ma colère en action, parce qu’être en colère toute seule dans mon coin ne va pas aider à faire changer les choses. Avec ces ateliers, j’acquiers des connaissances, je développe un savoir-être, une capacité d’écoute, je me sens utile. Je suis un peu plus optimiste, aussi, car j’ai réalisé que beaucoup de gens ont assez peu de connaissances sur la réalité et les causes du changement climatique : il y a donc une marge de progression possible dans la prise de conscience des enjeux. Je n’ai pas forcément envie d’évangéliser
La Fresque du climat
Le jeu existe en 45 langues et en trois déclinaisons : adulte, enfants (9 à 14 ans), et adolescents (14-18 ans). Il est possible de trouver un atelier près de chez vous en allant sur le site. Participation 10 €, mais tarif libre pour les étudiants et les demandeurs d’emploi. Des ateliers sont également proposés en ligne pour ceux qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas se déplacer.
Près d’un million de personnes « fresquées » en 4 ans.
800 000 participants.
15 salariés environ.
35 000 fresqueurs et fresqueuses bénévoles.
145 formateurs et formatrices
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1 référent au moins dans 100 pays différents.
www.fresqueduclimat.org
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tout le monde tout le temps, mais maintenant, quand j’entends un discours sceptique sur la réalité du changement climatique, je sais quoi répondre, j’ai des arguments. » La base étant de rappeler inlassablement que la réalité de l’impact des activités humaines sur le climat est établie par un consensus de scientifiques du Giec, et ce de longue date – le premier rapport d’évaluation du groupe d’experts date tout de même de 1990.
Haut les cœurs
Le temps file aussi sur le quai d’Austerlitz, et les deux équipes sont arrivées au bout de leur Fresque. Les participants se sont emparés de feutres pour les décorer et surligner les flèches qui matérialisent les liens entre toutes les cartes. On sent dans les deux groupes comme un léger flottement, qui ne peut pas être lié à l’heure – il n’est que 21 heures. On a même cru voir une larme couler
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sur une joue, et les regards sont fatigués et un peu vides. La cause de cette baisse de tension est à chercher du côté des dernières cartes abattues par les « fresqués » : fonte de la banquise, des glaciers, perturbation du cycle de l’eau, perte de biodiversité, maladies, famines, guerres… Le constat est très rude – si rien n’est fait, et vite, la Terre et nous avec filons vers notre perte.
« Quand on arrive à la fin de la première moitié de l’atelier, explique Fanny, une autre des animatrices de la soirée, il y a toujours une petite baisse de moral, et évidemment on ne les laisse pas repartir dans cet état ! » Pendant la seconde partie de l’atelier, les participants sont en effet invités à échanger sur les solutions à apporter. Il faut éviter de les laisser dans ce que Cédric Ringenbach appelle le triangle de l’inaction : « Des citoyens qui se défaussent sur les entreprises, lesquelles se défaussent sur les citoyens et les politiques, lesquels se défaussent sur les citoyens, et, au final, personne n’est responsable et personne ne fait rien – “C’est pas moi c’est les autres.” Au contraire, l’idée est que chacun reparte en comprenant qu’il a les cartes en main, avec le moral et l’envie de faire quelque chose à son tour – et, ce quelque chose, ça peut être de former d’autres personnes en devenant fresqueur. » Paul, 32 ans, actuellement en recherche d’emploi dans le secteur pharmaceutique, et futur animateur, demande justement à Fanny comment elle fait pour gérer le timing et ne pas exploser la durée de l’atelier : « Dans le dernier lot de cartes, celui qui présente ce qui va arriver si on ne fait rien, il y en a quelques-unes qu’on peut ne pas donner pour essayer de les faire deviner, explique la jeune femme. Mais il y a plusieurs façons de faire, tu
trouveras la tienne avec l’expérience des ateliers, et en multipliant les coanimations. C’est pour cette raison qu’on ne se retrouve pas tout seul du jour au lendemain avec douze participants. » Émerge ici une autre particularité de l’association : l’organisation horizontale, qui permet à toute personne motivée, quels que soient son âge et son bagage scolaire, de se former, sur un mode collaboratif, puis de proposer des ateliers, de gagner en expérience pour devenir à son tour formateur, voire d’en tirer une rémunération.
Pour tout public sans exclusive
En effet, si les ateliers grand public sont animés par des bénévoles, l’association dit crouler sous les demandes d’intervention dans les entreprises, les institutions diverses, et les établissements d’enseignement supérieur. Dans ce cadre professionnel ou universitaire, les fresqueurs sont rémunérés par les commanditaires qu’ils facturent, et reversent 10 % de ce qu’ils touchent à l’association. C’est ce qui permet à celle-ci d’être totalement indépendante financièrement, sans mentor ou mécène. « L’argent n’est pas du tout un tabou pour nous, au contraire nous sommes fiers de savoir que des fresqueurs gagnent en partie leur vie en animant des ateliers, fiers d’être une source de revenus pour des gens qui se battent pour informer sur le climat », souligne Cédric Ringenbach.
22 heures sonnent, l’atelier touche à sa fin. À en croire les commentaires des participants, l’objectif de la soirée est atteint : ils sont très positifs sur leur expérience, même si le constat de l’urgence à agir a un peu entamé leur moral. Françoise, 52 ans, dont les
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enfants et le mari ont participé à des ateliers de La Fresque du climat et qui est déjà portée sur le recyclage et la consommation locale, constate que « tout le monde a appris plein de choses, même avec les pieds gelés ! » Marthe, en service civique, veut savoir comment devenir formatrice. Hubert, 30 ans, consultant chef de projet informatique et en phase de réorientation vers un métier rural, est optimiste, et veut croire qu’on va tous s’en sortir collectivement. Reste un point commun fort parmi ces participants : ils étaient déjà tous intéressés par la question du changement climatique avant de participer à l’atelier. Pour autant, Cédric Ringenbach défend son association, qui ne prêche pas que des convaincus : « Quand on intervient dans une entreprise ou dans une institution face à deux cents personnes, on sait que, statistiquement, il y a aura au moins un ou deux climatosceptiques. » Car La Fresque du climat n’est pas bégueule : elle se déploie partout où on la demande, y compris pour de très grosses entreprises qui « font partie du problème, comme Air France, Airbus, Total ». Au risque de servir d’alibi à des entreprises tentées par le greenwashing, ou à la mise en avant d’action de lutte contre le réchauffement clima-
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tique pour dissimuler des activités très polluantes ? Cédric Ringenbach balaie l’argument, refusant de pointer des « gentils » et des « méchants » : « La question n’est pas de se limiter à dire “Polluer c’est mal”, mais plutôt “Il faut arrêter de polluer, comment on fait ?” Si on décide qu’on ne parle pas aux entreprises qui polluent et à ceux qui y travaillent, on ne réglera jamais le problème. Notre objectif, je le rappelle, est d’expliquer les mécanismes et les enjeux du réchauffement climatique à un maximum de gens, pour trouver ensemble des solutions. D’ailleurs, je suis persuadé qu’il y a de super solutions qui vont venir de gens qui ne sont pour l’instant pas du tout sensibilisés au problème. »
Aux jeunes d’agir, oui, mais pas seulement à eux Et ces gens ne seront pas forcément « des jeunes » : « Cette idée que le salut de la planète viendra uniquement des jeunes générations est beaucoup trop simpliste, tonne le créateur de La Fresque du climat. Si on doit attendre qu’ils arrivent aux manettes pour faire quelque chose, il sera dix fois trop tard ! Nous sommes tous concernés, dès maintenant. » Vous savez donc ce qu’il vous reste à faire en refermant ces pages… •
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« Cette idée que le salut de la planète viendra uniquement des jeunes générations est beaucoup trop simpliste. »
Cédric Ringenbach, président et membre fondateur de La Fresque du climat
Prisons : on fait quoi ?
Depuis
Témoignage chrétien – Quelle est la situation des prisons françaises ?
Dominique Simonnot – Commençons par les chiffres : en décembre 2022, le ministère de la Justice dénombrait officiellement 72 836 écroués détenus – auxquels il faut ajouter 14 885 écroués non détenus, dont 14 169 condamnés en détention à domicile sous surveillance électronique et 716 condamnés en placement extérieur. Mais il n’y avait, à la même date, que 60 698 places opérationnelles. Le ministère dénombrait 2 133 matelas au sol ! Souvent, lorsque les détenus dorment par terre, ils se mettent du papier toilette dans les oreilles et dans le nez, non seulement pour éviter d’inhaler de la poussière, mais pour se protéger des tout petits cafards qui tendent à pénétrer partout. Et, s’il y a des matelas par terre, cela signifie, dans les prisons en suroccupation, que les détenus sont trois, voire quatre par cellule, et qu’ils disposent chacun, hors mobilier (lits superposés, table, chaises, etc.) de moins d’un mètre carré d’espace libre par personne. La norme européenne est de 3 m² par personne. Ils y passent environ 21 heures par jour. De plus, on n’y voit pas clair, car les fenêtres sont obturées par des grillages serrés.
Comment l’administration pénitentiaire regarde-t-elle cette situation ? Dans la prison de Gradignan, par exemple, le taux d’occupation, lorsque nous l’avons visitée, était de 240 %. Le chef de mission de la visite, le médecin psychiatre Julien Starkman, a noté dans le rapport : « L’hébergement d’êtres humains devrait y être proscrit. » On nous a répondu que si les portes des toilettes étaient dégradées, c’était de la faute des détenus. Il est vrai qu’ils s’en servent comme table pour manger à trois, car la seule table dont ils disposent, c’est une demi-lune qui convient pour une personne. On nous a dit aussi que, si la lumière du jour ne pénétrait pas dans les cellules, c’était parce que les détenus bouchaient les fenêtres avec des linges. Et pour cause : l’été, à Gradignan, il peut faire 50 °C dans les cellules. Le seul moyen de rafraîchir un peu la température, c’est de mettre des tissus mouillés sur les fenêtres. J’ai trouvé ces réponses d’un cynisme épouvantable. Comme le fait de nous assurer que le problème sera résolu par la construction de nouvelles prisons. Et, en attendant, on fait quoi ? Un contrôleur m’a dit : « Tu vois, Dominique, il ne viendrait à personne l’idée de mettre vingt personnes dans un ascenseur pour huit. Là, tout le monde s’en fout. » Et je ne parle pas des problèmes intestinaux dont souffrent nombre de prisonniers qui préfèrent attendre la promenade pour utiliser les toilettes de la cellule, parce qu’ils ont trop honte…
fin 2020, Dominique Simonnot dirige l’autorité administrative indépendante dite Contrôleur général des lieux de privation de liberté.
Vous décrivez une situation dramatique. Elle l’est aussi pour tous ceux qui travaillent en prison. La surpopulation affecte tout le monde. En effet, les effectifs du personnel (surveillants, médecins, employés, etc.) sont calculés en fonction de la capacité d’occupation théorique de la prison, mais pas selon le nombre réel de résidents. Non seulement le nombre de surveillants est inférieur à la norme, mais les salles d’examen médical sont trop petites, et ainsi de suite. Comment s’étonner que les détenus et les surveillants, de plus en plus souvent, craquent ? Il y a de la violence : celles des détenus envers les surveillants ou entre eux, et celle de surveillants contre les détenus. La pénitentiaire reconnaît que cela ne tient que grâce aux prisonniers. De fait, il n’y a pas de mutinerie. Envoyer encore des gens en prison dans ces conditions constitue une mise en danger des détenus et du personnel. La France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour ses « conditions indignes et inhumaines de détention ». Et le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, dernièrement, a invité notre pays à envisager d’urgence de nouvelles mesures qui réguleraient de manière plus contraignante la population carcérale.
Est-ce possible ? On a l’impression qu’on n’en sort pas depuis des années. D’autres pays européens y parviennent. En Allemagne, sans doute parce qu’elle est marquée par son passé, la situation est bien différente. Avec près de 16 millions d’habitants de plus que nous, elle compte 14 000 détenus de moins, et ils sont un par cellule. Quand une prison atteint un taux d’occupation de 90 %, elle est déclarée « suroccupée » : elle ne peut pas accueillir de nouveaux détenus tant que de la place n’a pas été libérée. Ils misent tout sur les courtes peines et les peines de substitution, hors les murs. L’Espagne aussi se comporte beaucoup mieux que nous. Alors, je me demande : pourquoi cette passion du châtiment ? Parce qu’au fond, c’est un châtiment corporel que l’on inflige ainsi. Il y a, aujourd’hui, dans notre société une soif de punir, une passion d’enfermer qui est très préoccupante, une volonté de vengeance. Pourtant, le Code pénal dispose que la prison, c’est la dernière extrémité. Il n’est pas vrai que la prison est le seul remède au crime et à la délinquance.
Sans doute est-ce le signe d’une société qui a peur.
Peut-être, mais on oublie que les détenus finissent toujours par sortir de prison. Dans quel état veut-on qu’ils sortent ? Un détenu, ça coûte 110 euros par jour, c’est très cher pour fabriquer de la récidive, comme me l’a très justement écrit un détenu.
Alors que faire ?
Je ne désespère pas de voir la France adopter une loi sur la régulation carcérale. Jean-Marc Sauvé, qui présidait le Comité des États généraux de la justice,
pousse dans ce sens-là, et aussi pour une réforme de la procédure de comparution immédiate, qui est la plus grosse pourvoyeuse de population carcérale – c’est de l’abattage. Je vois beaucoup de signaux qui vont dans le bon sens, j’entends les syndicats pénitentiaires, les syndicats de magistrats, les organisations d’avocats ou de personnes qui interviennent ou travaillent dans les prisons : les consciences bougent. C’est au gouvernement d’avoir du courage.
Il y a beaucoup de problèmes psychiatriques en prison. En effet, on compte environ 30 % de malades mentaux parmi les détenus. Et nous avons un énorme problème d’expertise psychiatrique en garde à vue. J’ai vu des personnes comparaître dans des états qui ne laissaient pas beaucoup de doute sur leur santé mentale. Je pense à un homme dont le juge notait que le psychiatre « expert » l’avait déclaré apte à comparaître. Le gars a répondu : « Monsieur le juge, si l’expert m’a trouvé normal en dix minutes, il est très fort. » Du coup, nouvelle expertise, mais, en attendant, passage par la prison…
C’est difficile pour les experts : leur responsabilité est engagée et, chaque fois qu’il y a un drame, on les désigne comme fautifs.
Bien sûr. Mais être fou en prison, ça doit être horrible. À Gradignan, un surveillant m’a dit : « Regardez celui-là, il mange sa cellule. » Et, de fait, cet homme vivait au milieu d’un magma de choses mâchouillées… Des gens comme ça ne devraient pas être en prison, mais les hôpitaux psychiatriques eux-mêmes sont en crise. Je le vois bien puisque j’ai la charge de leur contrôle. Nous visitons des établissements où il manque 30 ou 40 % de soignants ! L’administration bouche les trous avec des « mercenaires », des médecins intérimaires et très bien payés.
Quel est votre rôle en ce qui concerne les hôpitaux psychiatriques ?
Adeline Hazan, à laquelle j’ai succédé, avait beaucoup œuvré pour la loi sur l’isolement et la contention. Maintenant, lorsque quelqu’un est placé en soins sans consentement, au bout de dix jours, le juge des libertés et de la détention doit examiner son cas et dire si la mesure peut être prolongée. Du coup, les médecins font plus attention. Quand nous intervenons quelque part, l’équipe se déploie, visite tout et parle avec tout le monde. Après, on fait une restitution de ce qu’on a vu. C’est parfois dur, mais, souvent, les médecins et le personnel qui travaille avec eux nous remercient, parce que notre regard leur donne du recul et ça leur est utile. Les soignants ont envie d’améliorer les choses. Parfois, nous nous heurtons à des résistances : un syndicat de psychiatres m’a reproché de ne rien comprendre à leurs problèmes. Mais nous sommes là pour comprendre les difficultés des enfermés et nous assurer que leurs droits fondamentaux sont respectés.
Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté depuis le 14 octobre 2020, Dominique Simonnot, 70 ans, a fait des études de droit et travaillé au sein d’un cabinet d’avocats, avant de devenir, en 1979, « éducatrice à la pénitentiaire » – c’est-à-dire conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation – à Nanterre. En 1991, parce que le rêve qu’elle partageait avec ses « copains syndiqués », celui de « changer tout de l’intérieur » avait fini par lui paraître inatteignable, elle s’est dirigée vers le journalisme. Entrée à Libération au service « Infos géné » au terme d’un stage réussi, elle s’est occupée d’immigration, de justice, des sans-logis. En 2006, elle quitte Libé avec une partie de l’équipe, qui proteste contre l’éviction de Serge July, écarté du journal – qu’il a cofondé en 1973 – par Édouard de Rothschild, qui en est devenu le principal actionnaire. Elle rejoint Le Canard enchaîné, où elle traite des mêmes sujets. « Tous ces trucs qui ennuient tout le monde, même dans des journaux de gauche, dit-elle. Mais ça m’a fait du bien d’apprendre à me battre pour imposer ces sujets-là, j’ai appris à argumenter, à me faire une carapace, à faire face de manière flegmatique sans rien céder, et cela me sert aujourd’hui ». C’est Éric Dupond-Moretti, dont elle a admiré le travail d’avocat, qui lui a proposé de prendre la charge de Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté. Une mission qu’elle a immédiatement été tentée de refuser, tant elle aimait son travail de journaliste. « Mais j’avais écrit plusieurs papiers pour dénoncer le fait que ce poste soit laissé vacant depuis trop longtemps. Je me suis dit que je serais folle de refuser une telle responsabilité, qui correspondait à ce qui me tenait le plus à cœur. Cela me faisait mal au cœur de devoir quitter Le Canard et j’étais paniquée à l’idée de devoir diriger une équipe d’une soixantaine de personnes – trente permanents, trente vacataires –, ce que je n’avais jamais fait. Mais je dois dire qu’aujourd’hui je suis très fière de cette équipe, qui réunit des magistrats, des avocats, des médecins, des psychiatres, des directeurs de prison, des policiers, des juristes… »
J.-F. B.Vous vous occupez également des centres éducatifs fermés. Certains sont extraordinaires et d’autres épouvantables, parce qu’il y a d’énormes problèmes de recrutement et de pérennité des équipes. Le sort des enfants me préoccupe énormément depuis longtemps. Ceux qui sont dans ces centres viennent, pour beaucoup, de l’aide sociale à l’enfance. On les retrouve dans les centres éducatifs fermés, puis aux comparutions immédiates, et ils atterrissent en prison. On sait depuis longtemps que les jeunes filles qui arrivent des foyers de l’enfance sont recrutées par des
Une voix pour ceux qui sont enfermés
maquereaux, qui les prostituent… On sait aussi depuis longtemps que des gosses placés dans des familles d’accueil sont maltraités – pas tous heureusement – parce qu’il n’y a que trop peu de contrôle. Pourtant, ce sont nos enfants et c’est l’avenir de notre société qui est en jeu !
Et les centres de rétention administrative ?
Un mot d’abord sur les locaux de garde à vue. C’est immonde ! J’ai alerté le ministre de l’Intérieur à propos d’une vingtaine de commissariats que j’ai visités. Mais, pour ce qui est des centres de rétention, ils sont, beaucoup plus qu’avant, remplis de sortants de prison. Néanmoins très peu de gens sont expulsés.
Comment ça ?
Ils n’ont pas de papiers et leurs pays d’origine n’en veulent pas, donc il est impossible de les y renvoyer. La rétention maximum est de 90 jours et, parfois, le juge des libertés et de la détention finit par les libérer avant. Outre que ces centres sont très carcéraux, la vie y est d’un ennui mortel, il n’y a rien à faire, et je trouve inhumain de laisser les gens enfermés à attendre que le temps passe. Donc, ils sortent, mais ils sont condamnés à de courtes peines, pour refus de test PCR, au moment où on en faisait, ou pour refus d’embarquer dans l’avion… Ils séjournent en prison, finissent par en sortir et retournent en centre de rétention… et le manège continue. Les surveillants pénitentiaires appellent ça les « portes tournantes »
Vous ne désespérez pas devant ce que vous décrivez et l’hypocrisie de la société française et du monde politique à ce sujet ? Pas du tout, j’ai un caractère solide. Quand je travaillais comme éducatrice à la pénitentiaire, je me disais tous les jours que j’avais de la chance d’être née du bon côté. Mais, moi, je ne passe pas quinze jours par mois à visiter les lieux de détention comme le font mes collègues. On a mis en place un processus de supervision, d’accompagnement psychologique, parce qu’ils voient des choses très dures.
Parfois, cela doit vous mettre en rage. Oui, mais c’est excellent. La colère, c’est un formidable moteur pour se battre. Si je n’étais pas en colère, il faudrait que j’arrête.
Propos recueillis par Jean-François Bouthors.
Bernard
Sexisme et tabous
Il y eut le mouvement #MeToo, ses alertes et prises de parole salutaires, et aussi quelques dérives castratrices visant à bannir l’odieux badinage de la séduction, sorte d’accès de puritanisme qui en dit long sur l’exaspération multiséculaire de femmes harcelées par de tristes lourdauds. Il y a toujours les comportements obstinément porcins de nombre d’individus de sexe mâle, que pointe le récent rapport sur le sexisme dirigé par Anne-Cécile Mailfert, de la Fondation des femmes, et Sylvie-Pierre Brossolette, du Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes, programme chargé. Rapport accablant, qui mérite quelques commentaires, et peutêtre de lever quelques déplaisants tabous. J’entendais récemment la grande historienne Michelle Perrot, 94 ans, à qui on demandait si elle est une historienne féministe, répondre : « Je suis historienne et féministe. » Ce n’est pas tout à fait la même chose, en effet. La rigueur de pensée, l’honnêteté intellectuelle, sans parler d’un rapport sain et apaisé à la sexualité et à la vie en général, font rarement bon ménage avec les folies partisanes ou les hystéries militantes à la Sandrine Rousseau, déconstructrice en chef façon puzzle du mâle blanc dominant. N’empêche que ce rapport fait froid dans le dos. On
y lit en effet, entre autres horreurs, que 41 % des 18-24 ans pensent que forcer sa compagne à avoir un rapport sexuel n’est pas un viol. Les racines de ce mal ? La pornographie, à laquelle ont accès de très jeunes enfants – grâce notamment à la bienveillance inquiète des parents qui leur fournissent de coûteux téléphones avec libre accès à Internet – ; les scènes de violence banalisée de domination masculine ; les vidéos infestées de machisme ordinaire qui défilent sur Facebook, pourtant si prude et politiquement correct, ou sur TikTok, la première entreprise mondiale – et chinoise – d’abrutissement collectif. Le rapport reste cependant assez discret sur la répartition des phénomènes sexistes en fonction des origines sociales, ou ethniques. On ose à peine le suggérer, mais traiter de sale pute une fille qui se promène dans la rue en jupe ou en short, comme j’ai pu en être le très proche témoin, entre-t-il dans la catégorie des agressions sexistes ? Et imposer un voile ou autres vêtements exotiques ? Surtout, ne fâchons personne, juste un message d’admiration et d’amour aux Iraniennes et aux Afghanes. Autre question taboue, que l’on passe curieusement sous silence, sans doute parce qu’elle ne va pas dans le sens de l’histoire : les violences domestiques, qui aboutissent à des meurtres, sont-elles toujours à sens unique ? On parle moins d’un autre aspect du
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sexisme, inavoué parce qu’inavouable du point de vue du machisme ordinaire et de la doxa féministe ambiante : la violence réciproque au sein du couple. Violence physique, parfois jusqu’au meurtre, de la part de femmes elles-mêmes victimes pendant de longues années, on se souvient de l’affaire Jacqueline Sauvage ; mais aussi violences verbales, insultes, reproches, imputations infamantes ou humiliantes – minable, raté, impuissant, petite bite – de nature à exaspérer quelques mâles primaires, tourmentés par leur testostérone. D’après une étude, 28 % des victimes de violences conjugales seraient des hommes. Allez les filles, encore un petit effort pour atteindre la parité ! Bref, l’humanité n’est pas séparée entre les hommes et les femmes : je crains que bien souvent, dans le meilleur comme dans le pire, elle ne fasse qu’une.
Influenceurs
En vérité je vous l’annonce, charlatans, escrocs, complotistes, adeptes de la post-vérité, antivax, naturopathes douteux, adeptes des fausses médecines, un avenir radieux s’ouvre devant vous. D’après une enquête récente, encore des statistiques qui donnent faussement l’impression que l’on a affaire à une génération de demeurés, de plus
en plus de 18-24 ans pensent que la science apporte plus de mal que de bien. La science, c’est-à-dire une meilleure connaissance du monde réel, un meilleur accès à un certain bien-être et à des conditions de vie plus favorables. On ne fait pas fanatiquement partie des scientistes obtus, ni des rationalistes bas du front, mais enfin… Il est vrai que nous connaissons quelques inquiétudes et désillusions, entre autres le réchauffement climatique, qui masquent les formidables progrès accomplis depuis nos grands-parents. Il y a aussi la prodigieuse révolution Internet, le monde entier dans un téléphone glissé dans une poche, et toutes les dérives inhérentes à une liberté mal contrôlée. Si l’on en croit d’autres sondages, avec toute la prudence que cela suppose, un jeune de 18-24 ans sur six croirait que la Terre est plate. Non, je ne m’acharne pas, il y en a quand même cinq sur six qui admettent que la Terre est ronde. Mais la bêtise des crédules est décidément source d’un permanent vertige, fort éloigné de la métaphysique. Qui sont les influenceurs, ces remplaçants de ce que furent autrefois les directeurs de conscience, autres manipulateurs calamiteux ? Pour la plupart, des crétins analphabètes, certains issus du poison de la téléréalité, utilisant opportunément cette plate-forme, c’est le cas de le dire, pour amorcer la
pompe à phynances. Il y a même des escrocs, tel le couple Blata, Marc et Nadira, réfugiés à Dubaï, qui ont détroussé quelques victimes juvéniles en les incitant à des investissements catastrophiques. Il a même fallu créer un organisme, le collectif d’Aide aux victimes d’influenceurs. Car qui dit influenceurs dit influencés, ou influençables – c’est-à-dire essentiellement des adolescents vautrés dans la servitude, éblouis par le mirage de l’argent magique et du bonheur matériel. Des gamins démunis, crédules, à qui on fait aisément avaler ce qu’ils ont envie de croire parce que la technique perverse des influenceurs consiste dans l’illusion de la proximité et de l’intimité avec des gens qui vous ressemblent. Vous me direz que la crédulité est une tare bien attestée de la condition humaine et ne touche pas les seuls ados décérébrés par les réseaux sociaux. J’en suis bien d’accord, mais il ne sert à rien, en l’occurrence, de s’en indigner sans s’interroger sur les responsables de ce désastre. On en voit au moins deux. Les familles d’abord, celles qui paient des abonnements à Internet et ne contrôlent plus rien des activités numériques de leurs rejetons, tout en rechignant quand il faut, horreur, acheter un livre de poche à 5 euros. L’école ensuite. Il a fallu attendre des années pour que les téléphones portables soient timidement interdits dans les collèges, où le savoir des enseignants, dont le niveau baisse tragiquement chez certains néorecrutés, est parfois contesté par des obscurantistes religieux encore plus incultes. La lutte contre le défouloir numérique, où prospèrent manipulation et fausses informations, semble perdue d’avance. Tout le monde pourtant ne se résigne pas au triomphe de cette peste mentale.
Une résistante
Rose-Marie Farinella a d’abord été journaliste, notamment dans la presse informatique, puis professeur des écoles. Elle a reçu récemment la Légion d’honneur pour d’excellentes raisons : pendant des années, elle a conçu pour ses élèves un programme d’éducation aux médias, et ce dès la maternelle.
Son travail a largement débordé le cadre de ses classes. Reste à l’étendre à l’ensemble du système éducatif. Il y a urgence. Cette initiative, dit-elle, est née d’une colère, quand elle entendait les fake news les plus débiles, sinon révoltantes, contaminer jusqu’à certains de ses proches. Enquêtant plus avant, elle s’est rendu compte des ravages du complotisme et des croyances délirantes, y compris chez de jeunes enfants, sans compter les messages haineux qui peuvent s’échanger, même dans des classes de primaire. Au lieu de se laisser envahir par la rage et les émotions négatives, elle a construit une démarche qui repose à la fois sur un constat et sur son expérience de journaliste : nous sommes tous devenus potentiellement des producteurs d’informations ; il faut donc apprendre à les vérifier, et cela commence dès la maternelle. Par quels moyens ? Simplement ceux que l’on enseigne dans une école de journalisme. Observer un contenu et le recouper ; déconstruire les insinuations perverses et les fourberies du doute dans la présentation de certains faits et documents ; contextualiser les infos, vérifier les sources ; déceler les publicités masquées dans un rédactionnel qui se veut « objectif » ; prendre conscience, pour s’en prémunir, du « biais cognitif », c’est-à-dire le biais de confirmation qui ne prend en compte que ce qui va dans le sens de nos opinions. Cela marche-t-il, même avec des enfants très jeunes ? Rose-Marie Farinella a connu, dit-elle, de grands moments d’échange avec des petits bouts de chou biberonnés à Internet, construisant sa méthode avec eux, l’intelligence ne demandant qu’à être sollicitée. Maintenant, elle poursuit sa croisade hors des classes, dans des colloques ou des réunions d’étude avec des organismes internationaux. Devant le danger des « vérités parallèles » qui menacent les plus fragiles, et même les autres, il devient essentiel que ce combat soit relayé par toutes les instances éducatives.
À lire : Rose-Marie Farinella, Estelle Warin, Dume (ill.), Stop à la manipulation, Comprendre l’info et décrypter les fake news, 2021, Bayard jeunesse, 72 p., 12,90 €
Comment vivre sa foi en hôpital psychiatrique ?
Depuis des années, le personnel soignant demande des moyens supplémentaires pour l’hôpital public. Le secteur psychiatrique a été le premier, il y a une vingtaine d’années, à dénoncer la crise sanitaire, réclamant davantage de lits et d’infirmiers. Pour celles et ceux qui sont accueillis dans un hôpital psychiatrique (HP), la chambre est le refuge qui permet de ne pas errer dans de longs couloirs blancs impersonnels. Certains croyants trouvent la force de prier dans cet espace confidentiel, mais quid des adeptes de recueillements collectifs ? Plus largement, comment peut-on vivre sa foi au sein d’un hôpital psychiatrique ?
Par Thomas DelavergneLe Code de la santé publique reconnaît le respect des croyances des patients hospitalisés. Des aumôniers de diverses confessions suivent la charte de la personne hospitalisée, à savoir qu’« un patient doit pouvoir, dans la mesure du possible, suivre les préceptes de sa religion (recueillement, présence d’un ministre du culte […], nourriture, liberté d’action et d’expression) ». Toujours dans le respect de la laïcité.
Des aumôniers pour aider les patients et défendre la laïcité
Aumônière protestante à Nantes, Isabelle Allard se souvient d’une personne ayant des hallucinations : « Dans le cas d’un mouvement de dépersonnalisation, il est plus compliqué d’accéder à un échange avec la personne en souffrance. Le plus important, peu importe la pathologie, est d’entendre ce qui la fait souffrir. Dieu, l’Éternel, n’a pas forcément la même réalité pour elle. La souffrance fait qu’on peut se révolter face à ce Dieu qui ne répond pas à ses attentes. » Un constat partagé
par Hassan Raziki, aumônier régional musulman dans les hôpitaux des Paysde-la-Loire. « Mon rôle consiste aussi à faciliter la vie du corps médical. Nous, aumôniers de toutes confessions, sommes là pour rappeler les principes de la laïcité. Un médecin fait son travail et ne doit pas être dérangé par les croyances d’un patient. » Un rappel à l’ordre valable peu importe la confession. « Nous soulageons ces patients qui ont besoin de parler à un homme ou une femme de foi, pour affronter certaines épreuves avec eux, comme, par exemple, une tentative de suicide. » Le respect des horaires de prière, la possibilité de réaliser ses ablutions avec une toilette sèche ou le fait de rester assis pour prier en cas de contrainte physique représentent un soulagement pour des personnes en manque de repères. En effet, il n’est pas rare que l’aumônier musulman entende : « Je suis malade, je ne fais pas mon devoir religieux. »
Serge*, rencontré à l’aumônerie catholique, appuie les propos d’Hassan Raziki : « Avec les soignants, on parle de notre
REGARDS // COMMENT VIVRE SA FOI EN HÔPITAL PSYCHIATRIQUE ?
santé psychique et physique, mais pas de religion. » Il aime toutefois échanger avec les infirmiers et aides-soignants autour d’un baby-foot ou d’une partie de pingpong. « Le besoin spirituel fait partie du processus, même si le soin reste prioritaire », estime Dominique Laheu, aumônière catholique, qui apprécie le rendez-vous mensuel avec le personnel hospitalier, qui lui donne « un nouvel éclairage de la part des psychologues » sur son retour d’expérience.
Recueillement et échange
L’hôpital Saint-Jacques, à Nantes, dispose d’une chapelle, entourée par les unités psychiatriques et des poches de verdure. Le départ à la retraite du père Jean en 2020 a sonné la fin de la messe dominicale, mais deux aumônières assurent en alternance la célébration de la parole dans la chapelle. « Le jeudi après-midi, nous tenons également, dans une salle jouxtant la chapelle, un temps convivial qui se termine par un temps de prière », souligne Marie-Hélène Lasdleis, aumônière dans plusieurs services, dont l’HP Saint-Jacques. Avec sa consœur Dominique Laheu, elle assure par ailleurs des visites individuelles sur demande des patients au sein des unités, notamment des unités fermées, c’est-à-dire celles où le patient n’est pas libre de circuler hors de son secteur, qui se limite à une cour collective et l’unité psychiatrique. Exceptionnellement, pour ce public, l’accès à la chapelle peut se faire avec un accompagnant, soit avec l’une des deux aumônières, soit avec l’un des quinze bénévoles.
Témoignage chrétien a pu assister à ce moment d’échanges et de recueillement auquel participait Serge* et Stéphane. Serge, 35 ans, a suivi une scolarité dans
des établissements catholiques. Il allait à l’aumônerie au collège, et s’y rend désormais lors de ses passages en hôpital psy.
« J’aime les lectures de l’Évangile, prier et chanter, confie celui qui a découvert l’aumônerie de Saint-Jacques lors d’un séjour dans une unité psychiatrique en 2019. Ici, on a besoin de foi car on ne peut pas trop discuter. La musique sacrée et la chapelle permettent d’être en paix. »
Stéphane, 60 ans, atteint d’une schizophrénie paranoïde, habite dans la banlieue de Nantes. Il vient toutes les six semaines à Saint-Jacques en séquentiel ; « Cette hospitalisation est un examen », estime-t-il. Malgré le long trajet en transports en commun, sa résolution pour 2023 consiste à venir à la célébration de la parole chaque dimanche. La chapelle de Saint-Jacques est l’une de ses préférées. « La vierge Marie y est d’une douceur… » explique-t-il en décrivant les statuettes murales. À l’origine protestant, Stéphane a commencé à s’orienter vers la foi catholique en changeant de formation de scouts, à l’adolescence. Confirmé, il va également prier quelques fois à la mosquée et pratique le bouddhisme au quotidien depuis 1982. « Dieu est patient. Je prie beaucoup chez moi, généralement le soir. C’est un moment de recueillement qui limite la fatigue au moment d’aller se coucher. »
Écrire et prier
Rencontré hors de l’hôpital, Romain* entend des voix qui le hantent. Diagnostiqué schizophrène à 20 ans, il a parfois du mal à verbaliser sa souffrance auprès des soignants. Patient récurrent de l’hôpital Saint-Jacques, il perçoit la célébration de la parole dominicale comme un moment bienvenu pour tenter d’apaiser ses peurs. « Pour une personne dite nor-
« Ici, on a besoin de foi car on ne peut pas trop discuter. »
male, il est impensable d’entendre des voix qui répètent sans cesse le mal. On a tendance à traiter de fous les schizophrènes, mais vous voyez bien qu’entre deux phases où je ne peux contenir ces voix, j’ai un discours cohérent. » Vivre sa foi au sein de l’hôpital Saint-Jacques, est-ce plus ou moins prégnant qu’en dehors des murs de l’hôpital psychiatrique ? « Je suis catholique depuis mon enfance, la religion tient une part conséquente dans ma vie. Je sais seulement que pour rester fort dans l’univers aseptisé de l’HP, se retrouver collectivement dans une chapelle soulage mon âme torturée », poursuit Romain. Le reste du temps, ce quadragénaire vit sa foi depuis sa chambre entre deux prises médica-
menteuses. Elle l’aide à « surmonter les moments douloureux qui suivent mes phases délirantes », même si l’espoir de vaincre sa maladie reste du domaine du fantasme. Pour cet ancien étudiant, l’écriture représente un moyen d’évacuer son mal-être ; et il lui arrive de coucher sur le papier des références bibliques. Il existe autant de manières de vivre sa foi que de patients croyants. Stéphane, quant à lui, garde en mémoire une parole de Jésus : « Si vous suivez mes commandements, vous serez sauvé. » Et d’insister sur ce qui lui paraît le plus important dans la vie : « le respect des autres ». •
* Les prénoms ont été changés à la demande des patients.
Marine Tondelier, l’autre Marine
« Une autre Marine est possible » : le slogan de campagne en forme de clin d’œil a fait son chemin à Hénin-Beaumont, fief du parti d’extrême droite, et maintenant au-delà. À 36 ans, Marine Tondelier dirige Europe Écologie – Les Verts (EELV) et s’est fixé un objectif : rallier un million de sympathisants en cinq ans pour en faire « Les Écologistes ». Idéaliste ? Pugnace, en tout cas.
Par Isabelle Souquet
Elle a mis quinze jours à répondre à notre demande de rendez-vous, mais ne s’est pas formalisée du quasi-harcèlement qu’on lui a fait subir pour l’y amener. « C’est normal, ne vous inquiétez pas ! » Une attitude qui ne dépare pas avec ce qui émane d’elle d’emblée : efficacité et simplicité, hyperactivité mais aussi… disponibilité. Nous convenons de nous retrouver dans une petite crêperie près de l’Assemblée, parce qu’elle y est déjà avec son interlocuteur précédent, et que l’y rejoindra son convive du déjeuner. Tee-shirt blanc et veste en jean, légèrement maquillée, un petit badge « cheers » au revers, simple et souriante, pas stressée par ce nouveau rendez-vous qui s’intercale. Il y en a pourtant d’autres qui vont s’enchaîner jusqu’à son heure « limite », celle du train qui lui permet d’être rentrée à Hénin-Beaumont pour raconter l’histoire du soir à son fils de 4 ans.
Son enfance a été « heureuse dans la buée des lessiveuses », sourit-elle, ravie de citer Pierre Bachelet. Un frère, une sœur et une grande famille de cousins, dont elle est la première née. Des grandsparents issus de ce pays minier, agriculteurs à Beaumont-en-Artois pour les uns, commerçants à Hénin-Liétard pour les autres. À l’effondrement de l’industrie minière, les deux villages ont fusionné pour mettre leurs terres en commun et trouver d’autres solutions industrielles. Avec un résultat discutable, dit déjà la militante, celui d’accepter « des monoindustries prédatrices, à la recherche de terres et des subventions qu’offrait le territoire, [qui ensuite] repartaient pour les mêmes raisons économiques ». Une situation qui perdure, avec la monoculture des pôles logistiques.
« Je ne regrette absolument pas d’avoir grandi là. C’est une ville qui a construit ce que je suis aujourd’hui et beaucoup de
Marine Tondelier Nouvelles du Front
(Les liens qui libèrent, 2017)
mes engagements sociaux et pour l’environnement. » C’est à la santé environnementale qu’elle va se consacrer après Sciences Po, choisi parce que le cursus lui semblait ouvert au plus grand nombre de domaines de connaissance. Si l’écologie était déjà ancrée en elle avec, entre autres, le goût de la nature et des trails et le rejet de la pollution industrielle, le choix de la politique s’est fait un peu par hasard, dès l’école, où elle croise, avec étonnement d’abord, des syndicalistes étudiants qui peuvent débattre et parler politique pendant des heures. Quand le maire d’Hénin-Beaumont, l’ex-socialiste Gérard Dalongeville, finit en prison, son directeur à Sciences Po lui lance : « C’est ta ville. Alors, tu y vas ? Parce que, sinon, personne ne le fera à ta place ! Et si même les gens comme toi n’y vont pas… » Boutade ou pas, elle y « est allée ». Pascal Wallart, alors chef d’agence de La Voix du Nord, se souvient de ses premiers pas. « Une élue me la présente sur un marché de Noël, puis me dit en aparté : “Tu vas voir, elle va vite faire son trou.” Effectivement, cette gamine – elle avait quoi, 20 ans ? – présente, volubile, a emmené avec elle un tas de jeunes militants, elle donnait envie de la suivre. »
En 2009, à sa première candidature aux municipales, Hénin-Beaumont est le laboratoire politique du Front national. Battue trois fois aux législatives, elle sera élue dans l’opposition au conseil municipal en 2014, lors de l’élection du FN Steeve Briois. Un mandat bénévole, alors qu’elle travaille au Sénat, puis à l’Assemblée – pour Cécile Duflot – et enfin dans une fédération d’associations de surveillance de la qualité de l’air. L’écologie et la politique, déjà. Désormais, elle va tenir la tranchée. En 2017, dans un livre, elle raconte la chape de plomb qui s’est abattue sur la ville, les
calomnies et les intimidations tous azimuts : opposants, employés municipaux, militants, journalistes, tous y passent, et dans des proportions insensées. Elle s’y tanne sérieusement le cuir. Au point que, dans sa famille, on se prend à espérer qu’avec son accession à la tête d’EELV elle abandonne un terrain municipal miné. Raté, elle démissionne de l’agglo, mais pas du conseil municipal. « Elle a souffert d’une guérilla urbaine très éprouvante, raconte le correspondant Pascal Wallart, mais elle est très solide. C’est carrément miraculeux de survivre à ça et de trouver les forces suffisantes pour aller chercher ce qu’elle est allée chercher. »
À cœur vaillant…
Ce qu’elle cherche désormais, c’est à remettre en ordre de marche un parti dont elle incarne le courant majoritaire, en refaisant la synthèse entre l’aile droite de Yannick Jadot et l’aile gauche de Sandrine Rousseau. Un mouvement multiforme, ce qui a parfois nui à sa cohésion. « Chez les Verts, tout le monde a sa spécificité, sa singularité, on accepte les gens tels qu’ils sont. Je porte une écologie qui est non seulement émancipatrice mais aussi très fédératrice pour la société. Et on ne tire pas les uns sur les autres. Depuis ma désignation, avez-vous entendu Yannick Jadot dire du mal de Sandrine Rousseau, ou l’inverse ? Non, j’ai été assez claire là-dessus. » Le ton peut aussi être très sec.
Pour elle, qui dit que la politique, c’est une vision, il n’y a pas de mots rebattus, et on l’écoute parler d’engagement, d’état d’esprit, de fraternité et de sororité sans que cela paraisse ni archi-rodé, ni juvénile. La nouvelle patronne des Verts a aussi les pieds sur terre, et un plan d’action arrêté : « La classe écologique est majoritaire dans la société. Sauf qu’elle
n’a pas conscience d’elle-même. Elle n’est pas fédérée, pas organisée, alors qu’en face de nous les gens sont très organisés. Je considère que mon travail de responsable de ce parti est de créer un grand mouvement de l’écologie politique. »
Et pour la guerrière d’Hénin-Beaumont, la politique, elle le martèle, cela se joue « au mental ». « Ma formation politique la plus solide : les conseils municipaux à Hénin-Beaumont ! J’ai été forgée dans l’adversité et je suis d’un tempérament d’autant plus accrocheur que c’est dur. Et je suis très solide sur les valeurs, le projet de société, le rapport à l’autre. »
Pascal Wallart, désormais à la retraite, la croise encore parfois au centre culturel des anciens de Metaleurop. « Elle est restée égale à elle-même, elle n’a jamais pris la grosse tête, ni varié dans son discours – toujours assez limpide. C’est aussi une grande tacticienne et, pour réussir en politique, c’est incontournable. Mais elle fait les choses de façon positive, sans écraser les gens pour arriver à ses fins, toujours avec une éthique. Alors, soit on la trouve extraordinaire – elle est partout, elle prend tout à bras-le-corps, elle a une idée sur tout, et une idée qui tient le coup –, soit elle énerve, terriblement. En
tout cas, on a l’impression qu’elle bosse 40 heures sur 24. »
L’ancien maire divers gauche d’HéninBeaumont, Eugène Binaisse, 83 ans, lui fait crédit de réussir : « Elle embarque les gens parce qu’elle est enthousiaste, convaincue et convaincante, même si sa véhémence est parfois brutale. Elle est exemplaire, et solide. Elle a de la carrure. Après, quant à savoir si elle résistera comme chef de parti… Peut-on résister longtemps chez les Verts ? »
La foi en prime
La question est entière, mais Marine Tondelier a la foi. La foi catholique, aussi, même si elle ne tient pas à en parler plus avant. « Je pense que le religieux ne doit pas être un fait politique, ni un objet politique, par contre je pense qu’il faut croire en quelque chose pour faire de la politique… en l’espoir, en l’amour, ou peutêtre dans le pouvoir, même si ce n’est pas mon cas ! » Et de souligner tout de même qu’à l’arrivée du Front national en 2014, l’Église locale est l’un des seuls corps sociaux qui ne se soit pas laissé intimider, cette Église ouvrière, très engagée dans l’aide aux plus démunis et aux migrants dans sa région. •
Pour elle, qui dit que la politique, c’est une vision, il n’y a pas de mots rebattus, et on l’écoute parler d’engagement, d’état d’esprit, de fraternité et de sororité sans que cela paraisse ni archi-rodé, ni juvénile.
Louise +1
par Caroline BoudetEn 2015, Louise vient au monde avec « un petit truc en plus », un chromosome 21. Du jour au lendemain, ses parents basculent dans un monde auquel rien ne les avait préparés. Celui des enfants porteurs de handicap et, partant, des aidants. Et, le moins qu’on puisse dire, c’est que les aidants ne sont pas aidés.
31 août 2022
Le sac à dos de préado et le petit cartable à motif de licornes sont prêts. Demain, c’est la rentrée. Mon aîné va faire ses premiers pas au collège, et ma fille au CP. Trousse, crayons, cahiers : nous avons tout préparé, comme des centaines de milliers de parents. La routine. Mais, chez nous, la routine n’a jamais la même saveur que dans les autres familles. La faute au minuscule chromosome supplémentaire avec lequel est née Louise. Trisomie 21. Ça n’est rien, un chromosome. Pourtant, ça pèse encore bien lourd dans un cartable, en France, en 2022. Cette rentrée de Louise en CP, cela fait plus d’un an que nous la préparons. Rien n’est simple ni fluide pour un élève porteur de handicap, à l’heure où l’on nous abreuve de discours satisfaits sur « l’école inclusive ».
Quatre ans que Louise est scolarisée et, chaque année, toujours autant de dossiers, réunions, discussions. Et cette rengaine : « Ça va être compliqué. » Compliqué d’obtenir quelques heures par semaine d’aide humaine, compliqué de faire comprendre notre souhait que Louise grandisse au maximum parmi les autres enfants, les « ordinaires » comme on les appelle pudiquement. Compliqué de faire intervenir sur le temps scolaire les psychomotriciennes et autres kinés qui font le quotidien de Louise. Compliqué de faire comprendre que, pour tout – marcher, manger seule, dessiner, comprendre les consignes –, Louise a besoin de temps. Or, demander du temps à une école qui fonctionne par « niveau » à atteindre à chaque âge, c’est comme faire entrer un carré dans un rond. Le carré, c’est Louise, qui dort en ce moment sans vraiment se douter que, demain, c’est le grand changement.
Voyage en « siglacronymie »
Après quatre années en école maternelle avec une AESH (accompagnante d’élève en situation de handicap) à temps partiel, nous avons souhaité qu’elle puisse faire son CP dans le cadre d’un dispositif Ulis (unité localisée pour l’inclusion scolaire). Ceux-ci permettent aux élèves handicapés d’être scolarisés en école ordinaire, en partageant leur temps entre l’inclusion dans leur classe d’âge et des périodes dans ce dispositif, en groupe de douze élèves maximum, avec un emploi du temps individualisé. Or, tous les établissements scolaires n’ont pas d’Ulis. Exit, donc, l’école de quartier, et – si tout va bien – direction une autre, quelques kilomètres plus loin. Mais je vais trop vite : raconté ainsi, cela paraît bien trop simple. Le processus ressemble davantage au fameux Parcoursup, qui rend fous les lycéens et leurs parents. Cette « simple » rentrée a commencé il y a plus d’un an.
Dès le premier trimestre de sa grande section de maternelle, nous avons été conviés à une réunion de l’équipe de suivi de la scolarisation (ESS), rituel qui marque chaque année scolaire pour les parents d’enfants avec handicap. Une réunion qui rassemble parents, enseignants, représentants de l’Éducation nationale et professionnels paramédicaux pour faire le point sur le parcours scolaire et les aménagements nécessaires. Savez-vous comment on la surnomme, cette réunion, entre parents ? Le tribunal. Si ces réunions d’ESS peuvent bien se passer, elles peuvent aussi tourner à la litanie des difficultés de l’enfant récitée devant ses parents, bien seuls et médusés. Ainsi, depuis que Louise a fait ses premiers pas à l’école, nous n’avons pas vécu une année sans cette ritournelle : « Il faudrait réfléchir à l’orienter vers une institution spécialisée, un IME [institut médico-éducatif], y avez-vous pensé ? » Louise est loin d’avoir le niveau scolaire de ses camarades du même âge. À 7 ans, elle explore encore des apprentissages de petite section de maternelle. Nous en sommes conscients. Mais nous avons toujours souhaité qu’elle reste au maximum
dans le cadre scolaire « ordinaire », tant qu’elle y sera heureuse du moins. Et qu’on lui donne sa chance avant de tirer des conclusions liées à son handicap. Et puis, ne dit-on pas que l’école est inclusive, aujourd’hui ? L’inclusion, ça veut dire que l’institution s’adapte à chaque enfant, et pas le contraire. J’ai – un peu – envie d’y croire. Il faut donc résister, expliquer, argumenter, accepter de se sentir jugé. Non, nous ne demandons pas d’orientation en IME mais en Ulis. Fin de la réunion d’ESS.
Entre alors en scène un nouveau sigle incontournable : la MDPH (maison départementale des personnes handicapées). C’est elle qui octroie des droits aux personnes handicapées : allocations financières, aides humaines, la fameuse carte mobilité inclusion ou, dans le cas des enfants, une orientation spécialisée. Nous envoyons donc le dossier de demande d’orientation à la MDPH. Vingt pages à remplir pour résumer une vie de petite fille. Son parcours, son emploi du temps hebdomadaire, ses capacités, ses difficultés et… ses projets d’avenir. Il y a encore quelques années, l’un des éléments de ce dossier était d’ailleurs pompeusement appelé « projet de vie ». La première fois que j’ai dû le remplir, Louise avait trois mois. J’ai eu une folle envie d’écrire : « Projet de vie ? Vivre heureuse. » Pas sûr que les commissions qui épluchent ces dossiers goûtent mon humour.
Cent fois sur le métier…
Mais je m’égare. Revenons à ce dossier de demande d’orientation en Ulis. Envoi midécembre. Réponse mi-mars, dans notre boîte à lettres : la MDPH préconise… une orientation en IME ou, à défaut, un CP ordinaire. Je suis soufflée. D’une part, nous n’avons pas demandé d’IME, d’autre part, dans notre département les listes d’attente pour ces établissements vont de trois à quatre ans. C’est reparti pour un tour de manège administratif : nous exprimons notre désaccord avec cette proposition et demandons en conséquence à venir nous en expliquer en commission,
la CDAPH – ouiii ! Encore un sigle, pour « commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées », celui-là !
Quelques semaines plus tard, nous voici, le papa de Louise et moi, tels des étudiants face à un jury de grand oral, à expliquer à huit personnes le pourquoi du comment de notre demande. J’ai même préparé une plaidoirie – pardon, un argumentaire – la veille, afin de ne rien oublier. La décision de la commission nous parviendra par courrier quelques semaines plus tard.
Avril, l’enveloppe tant attendue est là. La MDPH accorde à Louise une orientation en classe Ulis.
Youpi, pensez-vous ? Du calme, seule la moitié du chemin est parcourue ! Encore faut-il qu’il y ait une place, quelque part, dans une Ulisécole, pour Louise. Le marathon administratif se poursuit, bien loin du finish. Il faut maintenant contacter les services de l’Éducation nationale, qui nous envoient une liste des Ulis dans le département. Et, comme pour Parcoursup, formuler deux vœux… puis patienter jusqu’en juin pour savoir si, et où, Louise aura une affectation. Les doigts de mes deux mains sont tordus à force de les croiser pour que ce soit le cas. Je rêve à un peu de répit, à une école habituée à accueillir des enfants avec handicap, à la promesse de l’individualisation des apprentissages, à l’idée que Louise soit accueillie avec ses différences, et pas malgré elles.
Juste le temps de souffler
Fin juin. Ouf ! L’affectation est arrivée ! Rencontre avec l’équipe de la future école, formalités d’inscription… Notre chemin de parents devient presque « normal ». « Presque » car il faut anticiper, encore et toujours. La cantine, le centre de loisirs : je passe une bonne heure à la mairie afin de faire le tour des besoins spécifiques de Louise avec la responsable des temps périscolaires. Mais tout est calé. Il ne me reste plus qu’à plier mes inquiétudes de maman en quatre, les enfermer dans une malle et enterrer celle-ci à deux mètres sous le sable des grandes vacances.
L’été passe comme un film en accéléré, soleil, amis, apéros, baignades, balades, famille, jeux. Que c’est doux et léger de profiter d’une parenthèse sans administration ni justification à fournir. Et nous y voilà, déjà. Les cartables faits, la veille de la rentrée.
1er septembre
8 heures. Je n’en mène pas large. Effectuer, le même jour, une rentrée en CP et une en 6e, ça fait beaucoup pour un petit cœur de maman. Après avoir accompagné notre néocollégien devant les grilles de son établissement, nous nous dirigeons vers l’école élémentaire. Dès demain, Louise fera les cinq kilomètres de trajet en taxi collectif – un service proposé quand l’enfant ne peut être scolarisé dans son école de secteur. Mais, aujourd’hui, pas question. La mère poule que je suis veut lui tenir la main jusque dans sa classe.
Comme chaque jour de rentrée, celle-ci commence avec un classique du suspense : une AESH sera-t-elle présente pour Louise, comme prévu ? Nous n’avons été informés de rien en amont, pas plus que l’équipe pédagogique. Mais, dans la cour de l’école, pas d’AESH. Je commence à être rodée : dès mon retour à la maison je me jette sur mon téléphone et ma boîte mail pour tenter d’obtenir renseignements ou explications. Les services de l’Éducation nationale sont informés depuis avril dernier que Louise a le droit – et besoin – d’une aide humaine à raison de quinze heures par semaine. On ne vient pas d’inventer ce besoin. Mais les réponses tombent, laconiques. Pour résumer : « Vous serez informés quand nous aurons des informations. » Impossible de savoir où, ni pourquoi, ça coince. Le manque d’AESH est devenu un « marronnier » de la rentrée pour les médias. C’est encore autre chose de le vivre en tant que parent. Nous savons que, même avec toute sa bonne volonté, l’équipe pédagogique de l’école doit bricoler pour pallier l’absence d’AESH. Si nous voulons que tout
démarre bien pour Louise, je me dois de tout faire pour qu’elle dispose au plus vite de cet accompagnement.
C’est ainsi qu’au bout de quinze jours sans nouvelles je me retrouve à envoyer au rectorat une lettre recommandée de mise en demeure, afin d’exercer le droit de ma fille à aller à l’école dans de bonnes conditions. Je suis lasse. Tout cela dévore du temps, de l’énergie, dont je manque dans ces moments pour travailler, ou être aux côtés de mon aîné. Et puis, je pense aux « autres ». À ceux qui, dans la même situation, n’ont pas cette souplesse dans les horaires, cette maîtrise des codes administratifs, du langage, du harcèlement téléphonique. Comment font-ils ? Ils ne font pas. Et c’est ainsi que le handicap démultiplie encore les inégalités sociales.
Quelques jours plus tard, un appel : « C’est bon, une AESH va arriver ! » Je souffle. Peut-être qu’enfin tout va pouvoir commencer à s’installer dans le nouveau quotidien de Louise.
Mi-septembre
Je serre la petite main de Louise dans la mienne et nous trottinons avec sa classe de CP. Direction le gymnase pour la séance de sport. Je suis la maman accompagnatrice « bonus », présente pour cette première sortie car personne ne peut prédire si Louise va accepter de marcher le petit kilomètre qui sépare l’école du gymnase… ou décider qu’elle ne veut plus avancer et s’asseoir par terre pour nous le faire comprendre. Jusqu’ici, tout va bien. Elle suit ses camarades avec entrain. Ça piaille, ça rit, ça raconte des petites vies du haut de leurs 6/7 ans. Une tête blonde se tourne vers moi et me demande : « T’es la maman de Louise, toi ? » Oui. « C’est vrai que Louise, quand elle était dans ton ventre, elle a eu un petit truc en plus, et c’est pour ça qu’elle est handicapée ? »
Je souris. Oui, c’est vrai. Les enseignantes leur ont drôlement bien expliqué et je m’en réjouis. Un petit brun à côté rebondit : « Ben moi, mon frère aussi, il est handicapé ! » Fin de la discussion.
C’est si simple, avec les enfants. Pas de gêne, pas de honte. Cela m’émeut à chaque fois. Et cela me rappelle aussi, pourquoi, au-delà de toutes les difficultés et pesanteurs de la machine, l’inclusion à l’école est importante à mes yeux. Ça n’est pas uniquement pour que ma fille pas ordinaire soit avec les autres. C’est aussi pour que les autres, ces médecins, pompiers, enseignants, ouvriers de demain trouvent normal, dans vingt ans, de vivre avec des personnes qui ne leur ressemblent pas. J’ai 40 ans bien sonnés et ne suis jamais allée à l’école avec quelqu’un comme Louise. « Ces gens-là » étaient ailleurs, dans des écoles spéciales, « entre eux ». Loin de nous. Peutêtre est-ce pour cela qu’apprendre le handicap de Louise a été un tel choc pour moi. C’était loin, ça faisait peur, la trisomie 21. Quelques jours plus tard, j’accompagne Louise pour son premier après-midi au centre de loisirs. Je ne suis pas vraiment rassurée, comme à chaque fois que l’on aborde un nouvel endroit, une nouvelle équipe, de nouvelles rencontres. Une animatrice nous accompagne pour la visite des lieux et à peine Louise a-t-elle franchi la porte qui mène vers l’aire de jeux que deux petites voix s’élèvent : « Oh, regarde, y a Louise ! », « Louise, Louise ! C’est ma copine de l’école. » J’ai le cœur qui passe en mode guimauve. Du côté des enfants, l’inclusion a bien pris lors de ces premières semaines. En revanche, du côté des adultes, c’est plus compliqué. L’école élémentaire, ça n’est plus la maternelle, et Louise explose le cadre scolaire, avec ses envies et facultés de « petite » au milieu des grands. Les enseignantes se sentent démunies et nous le disent. Mais nous sous-estimons encore à quel point.
Début novembre
Elle a eu lieu. « La » réunion. La première réunion d’ESS de Louise en école élémentaire. J’en ressors des larmes plein les yeux – je ne sais même plus si j’ai réussi à les contenir durant les deux heures trente que nous avons passées dans cette
salle – et des nœuds plein le ventre. Mal aux doigts comme si on venait de me claquer une lourde porte sur les mains, alors que j’essayais de l’entrouvrir depuis des mois. Une seule idée tourne dans ma tête : « C’est fini. » Terminé, mes illusions d’inclusion, mes espoirs d’école ordinaire, mes maigres tentatives de me dire que, peut-être, ça va marcher.
La faute « à personne »
La réunion n’a pas commencé sous les meilleurs auspices. Silence poli lorsque nous sommes arrivés, Rémy et moi, dans la pièce où se trouvaient déjà les enseignantes, l’enseignant référent handicap, la psychologue scolaire et la directrice de l’école. Puis, en préambule, cette phrase : « Pour le bon déroulement de cette réunion, il paraît nécessaire de nous assurer que ce qui s’y dit ne se retrouvera pas ailleurs [silence]… sur les réseaux sociaux, par exemple. » Message reçu, clair et net. Je suis très active sur Twitter et Facebook, pour y raconter notre quotidien et le grand écart entre la réalité des familles d’élèves handicapés et le succès affiché de « l’école inclusive ».
Je ne dirai rien du contenu de cette réunion. Tout juste ce qui en ressort, avec ces mots précis : l’école « ne peut pas répondre aux besoins de Louise ».
Qui, alors ? « Essayez un IME, cela semble bien plus indiqué pour elle. » Je suis désemparée. Dans ce cas, que faire en attendant que se libère pour elle une place dans deux, trois, quatre ans ? Pas de réponse. Comment aménager au mieux ses journées afin que Louise puisse évoluer à son rythme dans son cadre actuel ? Pas mieux. Personne n’a la clé. Et, après tout, ça n’est la faute de personne, ou alors de tout le monde. Moi, avec mes idéaux, mon amour pour Louise, mes projets pour elle qui volent en éclats, ma foi naïve en l’école républicaine pour tous. Eux, sans les moyens nécessaires, avec leur cadre rigide, les cases dans lesquelles il faut bien faire entrer chaque enfant pour que la grande machine à faire des élèves tourne. Personne n’a la formule magique. Il va nous falloir l’inventer sur mesure pour Louise, dans les mois qui viennent. Mais, d’abord, prendre le temps d’encaisser la désillusion et de regagner des forces pour la suite. •
ParAurélieLenoir
Chères amies et chers amis, Sous Charlemagne, l’année commençait à Noël, le 25 décembre, lors du solstice d’hiver. Ma part mégalo a envie que cette année commence le jour de la nuit la plus courte, qui sonne également la joie de l’entrée dans l’été. Un prétexte pour me mettre au clavier afin de vous présenter mes vœux pour les quatre saisons à venir et vous raconter au gré de mes pensées, contemplations, rêveries, préoccupations les étapes de mon voyage à vélo de ces dernières semaines.
En bref, l’itinéraire
D’abord, Paris-Lyon en train à lente vitesse : 4 h 50 et 25 minutes de retard car le train avait été mal aiguillé. Rassurant… Une envie initiale de rejoindre le sud de la France mais les plans sont faits pour être changés. Donc, départ de Lyon le long de la Saône… plein nord (oups !) pour bifurquer rapidement vers l’ouest. La nationale 7. Clermont-Ferrand et assaut de l’oppidum de Gergovie. Randonnées autour des Puys. La route des fromages d’Auvergne et du Cantal. Soirée fabuleuse et hors du temps à Conques. Pause piscine dans la jolie ville de Cordes-sur-Ciel. Passage express à Toulouse puis ennui profond et orage violent le long du canal du Midi. Arrivée superbe à Carcassonne. Hommage à Molière et Boby Lapointe à Pézenas. La mer Méditerranée. Hommage à Brassens et Paul Valéry à Sète. Une excellente tielle (tourte) sétoise. Traversée des étangs sur les chemins de digue avec un vent impensable. Le plein de nature en Camargue. Visite d’Arles et de ses antiquités. Découverte émerveillée des Alpilles. La route des vins de Provence. Pause salvatrice à Aix-en-Provence et visite de la grotte Cosquer à Marseille. Les lacs du Verdon. La traversée du Lubéron, ses champs de lavande et de sauge et ses villages perchés. Mistral de face. Changement de thème avec les vignes de Châteauneuf-du-Pape. Retour plein nord avec le sirocco dans le dos pour rejoindre Lyon.
En chiffres
• 2 000 km parcourus
• 16 000 m de dénivelé positif
• 126 heures sur ma selle
• 18 départements foulés (04, 07, 11, 12, 13, 15, 26, 30, 31, 34, 42, 43, 46, 63, 69, 81, 83, 84)
• 6 crevaisons (3 d’affilée à l’avant, puis la roue arrière a voulu que je lui prête autant d’attention)
• 4 chutes sans gravité
• 5 km les plus rapides : 11 min 38 s dans la descente vers Maurs
• 5 km les plus lents : 1 h 8 min dans la montée du col Saint-Thomas, qui marque l’entrée dans le Puy-de-Dôme
• Record journalier de distance : 169 km sur la ViaRhôna et sous la canicule
• Record journalier de dénivelé positif :
1 500 m à travers le Verdon
En chansons, en sons
Nationale 7 de Charles Trenet (En pensant à mes grands-parents qui l’empruntaient pour aller passer leurs vacances sur la Méditerranée avant l’ouverture de l’autoroute A7.)
Chanson du petit caillou de Philippe Chatel (adaptée)
Je suis un caillou, un petit caillou, un joli caillou, Je cherche un ami, dans la roue de qui je ferai mon logis.
Carcassonne de Georges Brassens (adaptée)
Je me fais vieille, j’ai 36 ans, j’ai travaillé un bout de vie, Sans avoir depuis tout ce temps, pu satisfaire mon envie, Je vois bien qu’il n’est ici-bas de bonheur complet pour personne, Mon vœu s’est accompli déjà, je viens de voir Carcassonne.
La Visite de Maxime Le Forestier
Aussi libre qu’on ait vécu, décidément
On est toujours guetté par un alignement
Sauf de discrètes différences
Mais aussi… le silence jamais silencieux, le bruit du vent dans les champs de blé, le raffut des grenouilles le soir, le chant des cigales sous le soleil.
En rencontres
Toi, Clément, qui vis dans ta tente depuis plus d’un an pendant la semaine pour être à proximité du chantier de l’usine pharmaceutique dans laquelle tu installes des sprinklers pour la sécurité incendie, qui ne rejoins ta femme et vos trois enfants que le week-end, avec qui j’ai grimpé pieds nus dans un cerisier pour y déguster les fruits sur l’arbre, qui me parlas de ta passion pour la pêche, et qui m’offris une moelleuse cuisse de poulet cuite dans un grill à panini.
Toi, Didier, rencontré le jour de la Saint-Didier dans un café de village où j’étais venue m’abriter le temps que l’orage passe, qui grattais des grilles de jeu en sirotant du rosé avec tes amis et qui m’offrais un café à chaque fois que ta grille était gagnante.
Toi, Ahmet Gok (« ciel » en turc), qui es arrivé en France à l’âge de 6 ans, qui as travaillé toute ta vie dans la même usine de couteaux – convertie en usine de lames à blenders et râpes de robots de cuisine depuis qu’une grande partie de la coutelle-
rie auvergnate a été délocalisée en Chine –, qui me proposas un Coca frais alors que je m’étais arrêtée sous ta fenêtre pour vérifier mon chemin, qui ajoutas du whisky dans le tien, et qui avais profondément besoin de lutter contre ta grande solitude. Toi, Agnès, qui sortais d’une réunion professionnelle au « Trou de l’enfer » et qui me tendis la carte de visite que tu avais encore en main en me proposant de m’héberger chez toi le lendemain car tu étais toi-même amatrice de voyages à vélo, qui me trouvas une invi tation pour le concert anni versaire des 40 ans de l’orchestre national d’Auvergne, qui me prêtas une veste car ma garderobe de voyage n’était pas très adaptée à cette soirée en compagnie du gratin clermontois, et qui me
permis d’écouter avec un plaisir fou Les Quatre Saisons de Vivaldi, interprétées par les quatre premiers violons historiques de l’orchestre national d’Auvergne, en profitant du champagne et des petits fours, que tu apprécias tout en constatant que les budgets dédiés à la culture étaient parfois dépensés de façon absurde.
Toi, Richard, qui me fis voyager sur les bords du fleuve Amazone en me racontant tes surprenantes aventures en Guyane, et qui, à 76 ans, marches en autonomie complète avec un chariot de randonnée pour aller de Bayonne à Narbonne car « la sonorité est belle ».
Toi, Joëlle, ancienne sage-femme qui, après un syndrome d’épuisement professionnel, a décidé de quitter tempo rairement ton Finistère pour redécouvrir le sud de la France et vaincre le vertige qui t’avait empêché de profiter des paysages du Verdon quelques années auparavant, et qui proposas de m’héberger à Brest lors d’un prochain cyclo-voyage breton.
Toi, Laureline, qui fis demi-tour en voiture par une journée caniculaire pour me proposer d’aller me rafraîchir dans ta piscine, qui me demandas : « Do
En coups de gueule
Passer devant les nombreux cafés fermés dans les villages, les hôtels-restaurants à l’abandon le long de la nationale 7. Penser aux aires d’autoroute climatisées, aseptisées et toutes semblables permettant de traverser la France sans la voir et le plus rapidement possible, et dans lesquelles on peut trouver des anis de Flavigny et de la moutarde de Dijon où qu’on se trouve.
Ne pas savoir reconnaître les oiseaux, les fleurs, les arbres, les champs, ni comprendre la géologie. Ne même pas pouvoir blâmer mon père, qui a essayé vainement de me l’apprendre. Penser qu’on est capable de reconnaître mille logos différents. Et combien de feuilles d’arbres ?
you speak French ? », très inquiète à l’idée que je réponde « No », qui m’offris de l’eau fraîche alors que je buvais de l’eau à 35 °C depuis plusieurs heures, et qui me ramenas à mes années collège en me proposant un « Mr.Freeze ».
Toi, le serveur dans un bar, qui par une autre journée caniculaire me remplis gracieusement ma gourde avec de la glace pilée, de la menthe et du citron, en mode (virgin) mojito.
Toi, le cycliste avec qui nous roulâmes pendant une vingtaine de kilomètres le long de la ViaRhôna, qui me confias que tu étais atteint d’un cancer de la vessie et que, malgré les cinq opérations que tu venais de subir, tu roulais quasiment quotidiennement pour perdre du poids en espérant que l’on ne te retire pas la vessie, et qui me parlas de tes projets de voyage à vélo en Ardèche pour la fin de l’été.
Toi, un autre Didier, qui venais récemment de perdre ta femme décédée d’un cancer et avais compris que les projets il fallait urgemment les vivre, qui me proposas de m’accompagner faire du ski de randonnée l’hiver à venir dans la région grenobloise.
Me faire dépasser par des véhicules qui ne respectent pas la distance d’un mètre cinquante et qui klaxonnent quand je ne vais pas assez vite en montée. Les refus de priorité aux rares intersections où la piste cyclable est prioritaire sur la route. L’impression de toute-puissance des automobilistes face à la vulnérabilité des cyclistes. Rêver que le permis de conduire comporte une épreuve obligatoire de vélo pour que chaque futur automobiliste puisse expérimenter l’inertie d’un vélo et la lassitude d’être dépassé à grand bruit et nuée de gaz d’échappement par une voiture qui devra s’arrêter au feu suivant.
En étonnements
Constater que le vélo est un puissant moyen de « locommunication » qui permet des rencontres éphémères et riches à la fois. Boire plus de six litres – principalement d’eau –dans la journée et ne pas faire pipi. Goûter les pieds paquets à la marseillaise et s’interroger sur les spécialités culinaires qui traversent la France et celles qui restent locales.
En coups de cœur
Sortir de ma zone de confort et me recréer un confort plus précaire qu’à l’habitude. Après avoir étudié pendant ma première vie professionnelle les paramètres physiques liés au confort thermique, s’interroger sur les limites de ma propre zone de confort. Réfléchir à mes zones d’apprentissage, de découverte, d’expérimentation. Vouloir transformer mes zones de panique en zones magiques.
Halluciner sur le fait que la question posée par plus de neuf personnes sur dix est : « Et votre vélo n’est pas électrique ? » et se dire que, dans les années 1920 à 1950, le vélo était le moyen de transport le plus populaire et que la seule force des mollets suffisait au déplacement.
Méditer sur le vélo comme vecteur de l’émancipation féminine.
Écouter Les Quatre Saisons de Vivaldi au théâtre-opéra de Clermont-Ferrand. Réaliser avec stupéfaction que le mouvement que j’écoutais depuis l’âge de 3 ans sur une cassette audio en pensant que c’était l’Hiver est en fait l’Été et ses furieux orages. Découvrir les quatre sonnets écrits par Vivaldi – probablement – pour accompagner son œuvre (à lire à la suite de cette lettre).
M’arrêter à Conques pour déjeuner, être subjuguée au point d’y passer le reste de la journée et une soirée hors du temps. Rencontrer des pèlerins en chemin vers Compostelle. Éprouver une profonde sérénité au sein de l’abbatiale sublimée par la douce lumière traversant les vitraux de Pierre Soulages. Rire, à la tombée de la nuit, lors de la présentation pleine d’humour par le chanoine Jean-Daniel du tympan du jugement dernier de l’abbatiale datant du xiie siècle et dans un état de conservation remarquable. Déambuler dans les tribunes de l’abbatiale au milieu de la forêt de chapiteaux envoûtée par la mélodie de l’orgue. Être émerveillée par la mise en lumière du tympan, qui révèle progressivement les cent vingt-quatre anges, démons, élus et représentants de la cour céleste sculptés à sa surface. Commencer une journée avec une contracture dans le mollet, des douleurs de règles et sous une chaleur infernale. Avoir un gros coup de mou, de tristesse et de démotivation. Me remettre en selle. Traverser les Alpilles et être charmée par la beauté des paysages. Grimper en riant dans des rochers
pour prendre en photo mon minuscule vélo perdu dans le majestueux panorama. Découvrir la reconstitution de la grotte Cosquer à Marseille. Cette grotte, qui se situe dans les Calanques du côté de Cassis, est partiellement immergée alors qu’elle était accessible à sec il y a quarante mille ans. Elle a été découverte par le plongeur Henri Cosquer à la fin des années 1980. Des expressions artistiques gravettiennes et épigravettiennes y sont toujours visibles, mais, menacées par la montée de l’eau du fait du changement climatique, elles sont vouées à disparaître. Mettre en éveil mes cinq sens en pédalant. Ouvrir mes yeux à des coins insoupçonnés de ma douce France. Respirer avec difficulté au début du voyage à cause d’allergies qui exacerbaient mon asthme, puis retrouver un souffle plus serein et pouvoir sentir les odeurs des champs et des forêts traversés. Être portée ou freinée par le vent. Avaler quelques insectes en souriant à l’idée qu’il en reste encore un peu malgré le déclin de l’entomofaune. Me laisser bercer par le chant des oiseaux tout en restant attentive aux bruits des moteurs qui arrivent derrière moi.
Être heureuse d’expérimenter la solitude. Écouter mon corps. Me connecter à mes envies du moment. Ne pas dire « Oui, on fait comme tu veux. » Décider de mon étape du soir en fonction du chemin, de la météo, de mes jambes, de ma motivation. Changer d’avis douze fois par heure sans que ça impacte d’autres personnes que moi.
En vœux pour vous et pour moi
Sortons de nos zones de confort. Transformons nos zones de panique en zones magiques.
Laissons de la place à notre petit vélo intérieur pour rêver.
Prenons conscience de la fragilité de nos quatre saisons. Nous sommes frappés par la grêle en mai, la canicule en juin. Elles sont probablement ce qui m’a le plus manqué pendant mes onze années réunionnaises. Tentons de les protéger tant qu’il est encore temps. Vivons chacune d’elles pleinement et laissons-nous envahir par leurs contrastes. Je vous souhaite un printemps audacieux et dynamique, un été rayonnant qui vous permette d’être disponible aux autres, un automne apaisant et créatif, un hiver reposant pour vous recentrer sur vous.
Les sonnets qui accompagnent les quatre saisons de Vivaldi
Le Printemps
Voici le Printemps, que les oiseaux saluent d’un chant joyeux. Et les fontaines, au souffle des zéphyrs, jaillissent en un doux murmure. Ils viennent, couvrant l’air d’un manteau noir, le tonnerre et l’éclair, messagers de l’orage. Enfin, le calme revenu, les oisillons reprennent leur chant mélodieux.
Et sur le pré fleuri et tendre, au doux murmure du feuillage et des herbes, dort le chevrier, son chien fidèle à ses pieds.
Au son festif de la musette dansent les nymphes et les bergers, sous le brillant firmament du printemps.
L’Été
Sous la dure saison écrasée de soleil se languit l’homme, se languit le troupeau et s’embrase le pin. Le coucou se fait entendre et, bientôt, d’une seule voix, chantent la tourterelle et le chardonneret. Zéphyr souffle doucement, mais, tout à coup, Borée s’agite et cherche querelle à son voisin. Le pâtre s’afflige, car il craint l’orage furieux, et son destin.
À ses membres las, le repos est refusé par la crainte des éclairs et du fier tonnerre, et par l’essaim furieux des mouches et des taons.
Ah, ses craintes n’étaient que trop vraies, le ciel tonne et fulmine et la grêle coupe les têtes des épis et des tiges.
L’Automne
Par des chants et par des danses, le paysan célèbre l’heureuse récolte et la liqueur de Bacchus conclut la joie par le sommeil.
Chacun délaisse chants et danses : l’air est léger à plaisir, et la saison invite à la douceur du sommeil.
Les chasseurs partent pour la chasse aux premières lueurs de l’aube, avec les cors, les fusils et les chiens. La bête fuit, et ils la suivent à la trace. Déjà emplie de frayeur, fatiguée par les fracas des armes et des chiens, elle tente de fuir, exténuée, mais meurt sous les coups.
L’Hiver
Trembler violemment dans la neige étincelante, au souffle rude d’un vent terrible, courir, taper des pieds à toutmoment et, dans l’excessive froidure, claquer des dents ;
Passer auprès du feu des jours calmes et contents, alors que la pluie, dehors, verse à torrents ;
Marcher sur la glace, à pas lents, de peur de tomber, contourner, marcher bravement, tomber à terre, se relever sur la glace et courir vite avant que la glace se rompe et se disloque. Sentir passer, à travers la porte ferrée, Sirocco et Borée, et tous les vents en guerre. Ainsi est l’hiver, mais, tel qu’il est, il apporte ses joies.
LES LIVRES DE L’HIVER
Il fait froid et c’est bon, presque rassurant, de pouvoir se dire que, finalement, il y a peut-être (encore) des saisons. L’avantage du livre, en ces temps de sobriété énergétique, c’est qu’il peut se savourer enfoui·e sous une couette, ou roulé·e dans un plaid. En nous penchant sur les vies d’autres, en réfléchissant sur les nôtres, en nous laissant emporter par un roman truculent, laissons, l’espace d’une lecture, les bruits du monde s’assourdir.
Les derniers seront-ils les derniers ?
Dans un ouvrage plein d’humour, le dominicain Sylvain Detoc nous entraîne sur les pas de tous les « losers » de la Bible. Alors, certes, le petit David a fait tomber le grand Goliath, mais c’est aussi ce même David qui couche avec la femme de son meilleur ami et envoie ce dernier se faire tuer à la guerre. Et que dire de Pierre, celui de « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », ce couard qui a renié le Christ ?
Ce petit livre est, somme toute, assez bizarre. La première partie parle de ces hommes et femmes choisis par Dieu alors que ce sont
se débarrasse de ce qui fait que nous sommes des bons à rien. On découvre entre les lignes une mariologie qui laisse dubitative et une tendance à la déviance – très actuelle – sur les preuves de l’existence de Dieu, par les miracles. Étrange, alors que la troisième partie vient renforcer un propos qui démontre que la sainteté, c’est vivre l’Évangile au quotidien, avec nos failles, nos imperfections. Le lecteur consentant à ces idées mariales et sotériologiques trouvera ce livre formidable. Les autres apprécieront d’avoir cheminé un instant avec ces bons à rien qui nous rappellent que notre humanité, toute faillible qu’elle soit, n’en est pas moins aimée de Dieu et appelée à une vocation.
Estelle Roure Sylvain Detoc, La Gloire des bons à rien, Éditions du Cerf, 160 p., 16 €
Piteuses glorieuses
des moins que rien, l’antithèse des héros, y compris Moïse, qui bégaie, Abraham et Sarah, bons pour la retraite. C’est passionnant et réconfortant ! La deuxième partie est pour le moins étrange car l’auteur s’embarque dans des propos sur ce qui constitue notre humanité et la sainteté. Il s’étend sur la sainteté en rappelant les corps incorrompus de certains saints ou l’Assomption de Marie, en voulant montrer par-là que si l’on tend vers la sainteté, alors on
C’était mieux avant… Voilà une antienne que les fans de Pierre Lemaitre n’entonneront pas. Poursuivant sa fresque feuilleton sur le xxe siècle, ce cinquième opus – ou deuxième de sa nouvelle trilogie, au choix – s’attaque aux Trente Glorieuses. Qui ne l’étaient guère pour les femmes, les ouvriers, les petites mains et autres artisans de ce qu’on appelle aujourd’hui la deuxième ligne. C’était aussi l’époque des grands projets : barrage hydraulique, naissance des grands magasins, essor de la presse… on sort un peu épuisé de ce maelstrom d’énergies et
d’idées, mais aussi de douleurs et d’injustices, comme si les premières se payaient inévitablement des secondes. À travers ses héros récurrents, François, Jean et Hélène, mais avec son talent pour trousser les personnages secondaires, qui donnent
tout son relief à l’ouvrage, Pierre Lemaitre nous balade dans cette France qui se réinvente tambour battant. Mais, autant l’économie et les affaires flambent, autant les mœurs et les mentalités restent corsetés. Les droits des femmes sont inexistants, ceux des petites gens peinent à émerger. Hélène, qui cherche à s’imposer comme la journaliste de talent qu’elle est, s’aperçoit qu’elle est enceinte alors qu’elle doit aller couvrir l’ouverture d’un barrage en Savoie, et surtout la fin du village de la vallée qui sera inondé. Jean ouvre le premier grand magasin moderne de Paris, et François se retrouve propulsé à un poste dont il ne veut pas, d’autant moins que son histoire d’amour prend un tour qui l’inquiète. Tout cela pourrait fleurer le roman de gare, mais ce feuilleton vibrionnant qui sonde autant les cœurs que les faits
est un formidable témoignage, remarquablement documenté, de ces années 1950. Les personnages ont le bon goût d’être terriblement humains, voire inhumains. Il y a du Dumas et du Zola, influences que l’auteur revendique et assume. Pour notre plus grand bonheur.
Sophie Bajos de Hérédia
Pierre Lemaitre, Le Silence et la Colère, Calmann-Lévy, 592 p., 23,90 €
Saga familia
Décidément, le xxe siècle et la forme feuilletonesque inspirent les auteur·e·s. Voici, en un seul volume cette fois-ci, une saga familiale totalement déjantée, qui raconte l’histoire de la famille Aghulon. Il y est question de femmes qui portent toutes
des musiciens révolutionnaires et surtout une lignée de chats philosophes, qui, sans jamais se départir de leur félinité, guident hommes et femmes vers la sagesse. Du moins vers la sagesse telle qu’ils la conçoivent. Si on se demande lors des premiers chapitres où nous sommes en train de mettre les yeux, très vite on se laisse embarquer dans ce truculent récit qui balaye le siècle avec une vigueur et une drôlerie roboratives. Le tour de force de Laurine Roux, dont l’élégance de la langue n’est jamais prise en défaut, est de nous faire revivre l’histoire tumultueuse de ce siècle, de la guerre des tranchées aux attentats du World Trade Center, en passant par l’industrialisation et la formidable inventivité qui s’y est déployée, sous les regards tour à tour naïfs, roués, perçants de ses protagonistes, qui ont bien compris qu’on voit tellement mieux le monde juché « sur l’épaule des géants ».
Sophie Bajos de Hérédia
Laurine Roux, Sur l’épaule des géants, gravures d’Hélène Bautista, Les Éditions du Sonneur, 384 p., 24 €
Ce que parler veut dire
les mécanismes qui forgent et maintiennent l’impunité. Car, rappelons-le, aujourd’hui, non seulement la plupart des plaintes ont été classées sans suite pour
un nom de fleur, qui aiment à la folie des hommes pour lesquels elles bravent le temps, l’histoire, la logique, les conventions. On y fréquente Pasteur, Picasso, Serge Diaghilev, un éminent zoologue, un cuisinier modeste au talent délirant, une vigneronne de génie, un inventeur d’avion,
Un livre plongeon. Un livre coup de poing. Un livre à lire absolument. Loin d’un texte voyeuriste mais sans rien dissimuler de la dure réalité, Hélène Devynck raconte avec sensibilité et force les viols perpétrés par PPDA. Et le livre va beaucoup plus loin que ces récits, en décortiquant
prescription, mais nulle enquête n’a été ouverte pour rechercher d’autres cas qui ne tomberaient pas sous le couperet des années. « Nous, les violées, formons un sous-groupe, le petit peuple de la honte. On voudrait bien qu’elle change de camp. » Et ce que raconte et analyse Hélène Devynck, c’est la honte qui ronge et annihile et comment le courage d’une première victime, Florence Porcel, a permis aux autres de se déclarer auprès de la police et de dire : « Moi aussi. » Et il en fallait du courage pour affronter ce monument de la télévision qu’est PPDA et arriver à dépasser cette hantise du « Qui me croira ? » Parce que la réponse est : « Personne. » Preuve en sont les multiples réactions qui ont salué les premières révélations : Pourquoi « elles » n’ont rien dit ? Pourquoi « elles » n’ont pas porté plainte ? « Pourquoi maintenant ? » « Probablement des féministes frustrées ou des amoureuses
éconduites ». Hélène Devynck, en mettant en lumière les rapports de puissance qui étouffent ces actes criminels, souligne aussi la solidarité qui a uni les victimes. Et leur a permis de se faire enfin entendre. Reste à les écouter.
Luna VernassalHélène Devynck, Impunité, Seuil, 272 p., 19 €
Morts par balles
Comme tout Américain, Paul Auster à une histoire personnelle tragique avec les armes à feu. Comment ce peuple d’une culture si proche de la nôtre peut-il entretenir un rapport aussi passionnel avec des armes qui causent, chaque année, 40 000 morts et 80 000 blessés ? Sans compter les familles ravagées, les témoins traumatisés.
C’est à partir des photos de Spencer Ostrander que Paul Auster revient à cette violence si ordinaire. Il rappelle que l’histoire de l’Amérique n’est qu’un incessant conflit armé pour conquérir des terres, avec la création de milices pour protéger les colons, puis les esclavagistes. Mais il rap-
pelle surtout que les États-Unis sont un pays de fractures – entre colons et Indiens, entre Blancs et Noirs, entre riches et pauvres –, des fractures qui ne cessent de s’élargir. Avec comme fil conducteur ces armes que tant de petits Américains apprennent à manier dès leur plus jeune âge, qui sont comme un prolongement d’euxmêmes et de leur culture, et qui font qu’un différend dans un bar se règle à coups de feu plutôt qu’à coups de poing, dans une banalité effrayante.
Seules certaines tueries de masse parviennent à émouvoir les foules. C’est le fil directeur des glaçantes photos de Spencer Ostrander, qui est revenu sur les lieux d’une trentaine d’entre elles. Un noir et blanc d’autant plus saisissant qu’aucun humain n’y figure. Des lieux comme figés, non pas dans l’horreur, mais dans un continuum d’indifférence, d’impuissance et d’inéluctabilité. Car, à la question « Comment faire cesser cela ? », il n’y a pas de réponses. Juste un fil d’espoir. Ténu
Sophie Bajos de Hérédia
Paul Auster, Pays de sang. Une histoire de la violence par arme à feu aux ÉtatsUnis, photos Spencer Ostender, trad. A.-L. Tissut, Actes Sud, 208 p., 26 €
Apocalypse Now ?
Le dernier opus d’Adrien Candiard, religieux dominicain installé au Caire, est à la mesure des précédents : un ouvrage court, direct, bien écrit, qui rassasie spirituellement sans risque d’in-
digestion. Dans ces Quelques mots avant l’Apocalypse, l’auteur rappelle la fonction première de ces textes – et pas seulement celui de Jean. Il les met en perspective et nous entraîne avec lui dans une réflexion sur notre actualité. Car, oui, beaucoup d’oiseaux de mauvais augure reprennent des versets apocalyptiques pour nous montrer à quel point notre société les accomplit et court donc à sa perte, son anéantissement. Point de catastrophisme chez Adrien Candiard, qui ne verse pas pour autant dans un monde de Bisounours. Notre société est ainsi :
guerres, pandémies, crise climatique. Comment, en tant que chrétien, parler de Bonne Nouvelle ? Le christianisme n’a jamais occulté le fait que chaque époque rencontrait ses difficultés, que les relations humaines ne sont jamais aisées. C’est ce que nous rappellent les textes apocalyptiques : le mal fait partie de ce monde. Et l’origine de ce mal est bien le refus de l’amour de Dieu. Mais c’est aussi cette humanité qui souffre, qui peine, cette humanité faillible que Dieu est venu partager. Pour
nous rappeler l’urgence d’espérer et de faire vivre cet amour ?
Tellou
Adrien Candiard, Quelques mots avant l’Apocalypse, Éditions du Cerf, 132 p., 12 €
Destins obscurs
Donner à voir ceux, « d’ici et d’ailleurs », qui ne sont jamais entendus, et dont la voix porte si peu. Voilà le pari de Florence Aubenas dans son dernier recueil, qui nous livre une sélection des enquêtes menées par la journaliste pour le journal Le Monde de 2015 à aujourd’hui. Une galerie de destins particuliers pour
esquisser les traits d’un monde devenu bien déglingué : « Trump, Bolsonaro, la montée du Front national ont été de grandes surprises. Très clairement, on a des angles morts effrayants ! Il y a des choses qui nous sont invisibles. Il faut aller chercher, aller écouter. »
Pour la journaliste, l’objectif, « c’est de voir à hauteur d’hommes et de femmes pris dans une situation, que ce soit une guerre ou que ce soit une manifestation à Paris »
Un ouvrage qui débute par les
étranges feux d’une mondialisation heureuse, ceux de l’annexion estivale de la Thaïlande par la Cité des 4 000 de La Courneuve. Ensuite, nous voilà spectateur des multiples délitements du pacte républicain français, avant de finir au cœur de la guerre en Ukraine. « Ici ou ailleurs », le journalisme de Florence Aubenas reste le même : « Quel que soit le terrain, un procès d’assises, à Ouistreham ou en Ukraine […], notre travail est le même : parler du vécu et des réalités des gens. » Pour l’auteur, « c’est aussi une exigence de proximité. Il faut être au plus près de celles et ceux dont vous parlez. Il faut porter une attention à chacun des mots que vous employez ». De chapitre en chapitre, voilà la chronique du quotidien de l’Hyper-U de Mende, de celui d’un Ehpad en grève ou confronté au Covid, ou encore celle du funeste destin de Jérôme Laronze, éleveur dans le Charolais. Patchwork « d’ici et d’ailleurs », où « il faut savoir perdre du temps, il faut savoir rester longtemps. Surtout, il faut incarner les choses. Partout, la dimension humaine et incarnée est la plus importante ». Un ouvrage qui à son tour incarne l’existence de son auteur, cherchant un rythme à sa propre existence d’enquêtes en reportages. Partir, revenir, repartir afin « d’écrire sur le vivant, rendre compte des palpitations et du souffle d’une époque sans savoir où elle vous mènera ».
Henri LastenouseFlorence Aubenas, Ici et ailleurs, Éditions de l’Olivier, 368 p., 21,50 €
Suite et fin
Le sixième et dernier tome de la série de l’auteur franco-syrien Riad Sattouf est à la hauteur des précédents. Le lecteur sera heureux de retrouver le jeune Riad et ses déboires, ses galères dans le passage à la vie adulte, ses
premiers échecs et ses premiers succès. Avec, toujours, ce père en filigrane et le manque de ce frère. Sérieux et amusant, délicat même dans la violence des rapports familiaux, Riad Sattouf nous a offert à travers les six tomes une fresque familiale incroyable, entre France et Syrie. Traduite dans de nombreuses langues, la série est considérée comme un chef-d’œuvre d’autobiographie graphique. Un trait qui paraît simple et des aplats de couleur pour servir une histoire sensible, amusante, dramatique parfois. « Je pense que c’est bien d’être de multiples origines et d’avoir expérimenté la vie dans les deux origines », dit l’auteur. En tout état de cause, il nous a livré six tomes d’une sensibilité incroyable.
Estelle RoureABONNEZ-VOUS À TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN
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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 06 88 69 63 50. contacttc@temoignagechretien.fr
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Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti
Rédactrice en chef adjointe :
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Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche
Direction artistique :
Fred Demarquette, avec Émilie Nasse pour le cahier central – La Vie du Rail
Direction technique :
Robin Loison – La Vie du Rail
Ont collaboré à ce numéro : Caroline Boudet, Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, David Brouzet, Antoine Champagne, Sandrine Chesnel, Arthur Colin, Martin Delacoux, Thomas Delavergne, Jacques Duplessy, Maxence Éloi, Bernard Fauconnier, Anthony Favier, Foucauld Giuliani, Laurent Grzybowski, Henri Lastenouse, Aurélie Lenoir, Guillaume de Morant, Sébastien Poupon, Clément Pouré, Timothée de Rauglaudre, Estelle Roure, Marion Rousset, Bernadette Sauvaget, Isabelle Souquet, Tellou, Luna Vernassal.
Diffusion, abonnements : Service Abonnement Témoignage chrétien 235, avenue Le Jour se lève
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Imprimerie : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau (France).
ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1024 C 82904
TC
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