Cahier hiver TC 2022

Page 1

Mille et une nuits au Qatar notre nouvelle série pour découvrir ce petit état sous un autre angle La pédopsychiatrie en France un secteur sinistré qu’il y a urgence à soigner Afghanistan Kaboul sous le joug des talibans Et aussi : La nuit sous toutes ses facettes ; Philippe Demeestère, le curé solidaire ; les mythes de Notre-Dame ; les associations à encourager Notre dossier : LA DICTATURE DE L’ÉMOTION MÉDIAS, RÉSEAUX SOCIAUX : responsables et/ou coupables ? ÉCOLE : apprendre les émotions pour mieux les maîtriser DICTATURES : leur arme favorite POLITIQUE : une stratégie à double tranchant BIBLE : et Dieu dans tout ça ?

Les Cahiers du Témoignage chrétien – Hiver 2022 – Supplément au n 3945 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3 o

CH22 Couv OKP OKS OKP.indd 1

Supplément au no 3945 de Témoignage chrétien

Thierry Pech quel avenir pour la démocratie participative ?

chrétien L I B R E S ,

E N G A G É S

D E P U I S

1 9 4 1

La dictature de l’émotion

Hiver 2022

Petits frères des pauvres la solidarité sans cesse réinventée

Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

GRAND ENTRETIEN Pour le paléoanthropologue Pascal Picq, il est urgent de produire de la diversité pour innover

Témoignage

Les Cahiers du

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Hiver 2022

13/12/2021 17:11


TC

Les défis de la fraternité

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER DE PRINTEMPS LE 31 MARS 2022 « Les pensées, les émotions toutes nues sont aussi faibles que les hommes tout nus. Il faut donc les vêtir. » Paul Valéry (1871-1945) Image de couverture : Des partisans de Donald Trump à l’assaut du Capitole, à Washington, le 6 janvier 2021. © Tayfun Coskun / Anadolu Agency via AFP


La mauvaise conseillère

D

e toutes les émotions, la peur est sans doute l’une des plus violentes et surtout l’une des plus dangereuses. On objectera que c’est d’abord le danger qui génère la peur et non l’inverse. Si cela était vrai, la peur serait seulement une réponse raisonnable face à une menace. Mais force est de constater que nos peurs sont plus souvent suscitées par des imaginations et des discours que par des situations réelles. D’ailleurs, devant un véritable péril, il se pourrait bien que nous sachions faire preuve de détermination et de fermeté. En revanche, nous laissons la crainte nous paralyser lorsque notre esprit imagine tel ou tel risque, telle ou telle difficulté ou complication. Autant dire que, pour des manipulateurs malintentionnés, la peur est le vecteur idéal pour pénétrer les esprits, d’autant qu’elle rend agressif et soupçonneux ; une autoroute pour tous les complotismes… Comment lutter contre la peur, contre les peurs ? Comme les vampires qui craignent la lumière du jour, la peur n’aime pas la vérité, elle se nourrit des insinuations et des équivoques et bien plus encore des mensonges et des calomnies. Les peurs se développent aussi dans nos enfermements, dans nos isolements, soit que nous n’écoutions que des personnes qui pensent comme nous, soit que nous n’entrions plus en dialogue avec d’autres. La vie sociale, la rencontre de personnes différentes, l’écoute de l’autre sont de puissants freins à nos peurs. On voit bien comment la pandémie mondiale, outre la menace réelle qu’elle fait peser sur notre santé et sur l’économie, rétrécit le cercle de nos relations et produit des conditions idéales pour que prospèrent les peurs et les angoisses. Au cours de l’année qui vient, il va nous falloir user de toute notre vigilance, de tout notre courage pour refuser d’entrer dans la spirale des peurs. Autant qu’il est possible et si vous nous accompagnez, nous allons le faire ensemble.

Christine Pedotti

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 3


somm Édito Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 La dictature de l’émotion – La faute aux médias ? – Les rites, canalisateurs d’émotion – Les entrepreneurs du ressentiment – Les émojis ou l’émotion 2.Ø – Écoanxiété : le nouveau mal du siècle ? – À l’école des émotions – Je ressens, donc je suis – Un Dieu partagé – L’art, touche de liberté – Émotions et dictature – Tremper la plume dans l’émotion – L’émotion en politique

4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

Regards p. 75 Qui soignera la pédopsychiatrie ?

p. 82 Petits frères des pauvres p. 88 Fraternités

VOIR p. II La Nuit p. X Kaboul, année zéro p. xVi Femmes


aire

hiver  2022

Saisons p. 102 Dissidences p. 105 Mille et une nuits au Qatar

p. 1 10 Le feuilleton de Notre-Dame

Entretiens

p. 1 16 Livres

p. 90 Pascal Picq La diversité, clé de l’avenir

p. 96 Thierry Pech La démocratie à l’épreuve des faits

Portrait p. 99 Philippe Demeestère, prophète des sans-voix

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 5


REGARDS AUJOURD’HUI

Un trimestre européen

L’Europe avance, la plupart du temps avec l’inertie d’un p ­ aquebot, parfois plus vite, sous l’effet d’événements imprévus ou d’une ­volonté politique affirmée. Florilège.

Oui à la déconnexion digitale Au Portugal, les employeurs ont désormais le « devoir de s’abstenir de contacter » leurs employés durant leur temps de repos. Un « droit à la déconnexion » pour préserver la vie privée, et contrer la « culture de la disponibilité permanente » à l’heure où le télétravail s’intensifie. S’ils ne respectent pas la période de repos, les patrons s’exposent à des amendes indexées sur leur chiffre ­d’affaires allant de 613 à 9 690 euros. Cette

nouvelle législation, voulue par le gouvernement socialiste, concerne tous les travailleurs des entreprises de plus de dix salariés, et pas seulement ceux qui télétravaillent. Dans le même esprit, les parents d’enfants de moins de 8 ans ont le droit de travailler à domicile sans demander l’autorisation à leur patron. Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe.

Oui à la déconnexion d’Orbán… quoi qu’il en coûte L’union des Hongrois « anti-Orbán » en vue des législatives du printemps 2022 passait inévitablement par des primaires. Un pari risqué ! Certes, présenter une alternance rassemblant des écologistes, des socialistes, des libéraux et même des conservateurs en rupture de ban, passe encore… Mais intégrer à ce mouvement le parti Jobbik, originellement d’extrême droite, était une autre affaire ! Le succès populaire fut pourtant au rendez-vous, début octobre, avec plus de 600 000 votants. Au final, la gauche a sacrifié son candidat, le maire de Budapest, au profit du conservateur indépendant Péter Márki-Zay. Catholique pratiquant, ce dernier pourra capter une partie des électeurs de droite ne supportant plus les dérives d’un régime qu’il qualifie de « kleptocratie hypocrite ». Sébastien Poupon et Henri Lastenouse 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


La nouvelle PAC est arrivée Née il y a soixante ans, la politique agricole commune concerne dix millions d’exploitations dans l’UE et près de quarante millions d’emplois, pour un tiers du budget de l’Union. La France en est la première bénéficiaire. Après trois ans d’âpres négociations, le Parlement européen a finalement adopté à une très large majorité, fin novembre, le compromis interinstitutionnel élaboré. Cette nouvelle PAC mobilise le secteur agricole pour atteindre les objectifs écologiques de l’UE. Notamment au travers des « éco­

régimes », nouvelles primes pour des agriculteurs aux techniques plus écologiques participant à des programmes environnementaux plus exigeants. Hélas, autre nouveauté, les États membres décideront euxmêmes de la répartition de l’argent sur leur territoire. Du coup, beaucoup craignent de voir des États membres timorés face aux défis du changement climatique, agissant chacun de leur côté, sans réel contrôle européen. Bref, « une réforme du renoncement » ! Henri Lastenouse

Il n’y a pas que l’Allemagne dans la vie Ce 25 novembre, Emmanuel Macron et le premier ministre italien Mario Draghi signaient ensemble le traité du Quirinal. Le choix du palais du Quirinal, résidence des présidents italiens à Rome, est une référence explicite au traité de l’Élysée de 1963, symbole du rapprochement franco-allemand. Pour l’heure, fondé sur une culture latine commune, le nouveau traité signe le retour aux affaires de l’Italie de « Super » Mario Draghi, et dessine également les contours d’une Europe « post-Merkel ». Le premier test portera sur la réforme du pacte de stabilité financière au sein de la zone euro, sujet sur lequel la France et l’Italie sont alignés. Pour rappel, l’initiative franco-italienne pour un « endettement européen » commun fut à l’origine du fonds de relance européen post-Covid ! Henri Lastenouse

Et pourtant… l’Allemagne, cœur de l’Europe Au fil des 177 pages du contrat fondant la nouvelle coalition autour du chancelier Olaf Scholz s’impose le haut niveau d’ambition européenne des successeurs d’Angela Merkel. Ceux-ci s’engagent à favoriser « l’évolution de l’UE vers un État fédéral européen », soutenant « les modifications nécessaires des traités ». Même le partenaire libéral de la coalition semble avoir mis de l’eau dans son vin en vue de la renégociation du

pacte financier pour la stabilité de l’euro. Son dirigeant, Christian Lindner, nouveau ministre des Finances, explique : « Les temps changent […], vous ne pouvez pas comparer la situation actuelle en Europe après la pandémie avec celle de 2010 ou 2018. » Avoir la charge de la première économie de l’UE, « cela signifie que notre pays ne peut pas agir comme un petit pays nordique ». Matthieu Hornung et Henri Lastenouse LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 7



la dictature de l’émotion Dictature… Utiliser le mot à propos des émotions n’est pas un excès de langage. Ne dit-on pas d’ailleurs que nous sommes envahis par l’émotion, comme si nous étions un territoire soumis à une puissance extérieure ? Sauf que cette dictature trouve ses alliés en nous-même. Faut-il pour autant, bannir les émotions ? Certainement pas ; elles sont l’énergie, le carburant de notre psychisme. Elles sont ce qui nous meut, nous met en mouvement. Celui ou celle qui n’éprouverait plus d’émotion serait mort, physiquement ou psychiquement. Pour autant, les émotions sont une énergie à la fois brute et souvent brutale. Elles nécessitent d’être reconnues, identifiées et canalisées, sauf à nous mettre « hors de nous » et, surtout, à nous faire manipuler, ce qui arrive lorsque les émotions e ­ nvahissent l’espace public. C’est le talent des populistes de s’adresser non à la raison mais aux émotions, avec les dérives que l’histoire nous enseigne. On glisse facilement de la dictature des émotions au surgissement d’un dictateur, un manipulateur habile qui sait faire vibrer les foules et en prendre le contrôle. Aujourd’hui, l’espace du débat public est saturé par les chaînes d’information continue, qui cherchent à conserver leur audience en mettant en scène des débats, réglés comme des matchs de catch, qui ne sont plus que des spectacles, et par les réseaux sociaux, qui exposent sur la place publique nos humeurs, plus souvent mauvaises que bonnes. Que reste-t-il à la raison, au dialogue, au compromis, ces ingrédients nécessaires au bon fonctionnement d’une démocratie, si l’émotion réputée plus « authentique » qu’un argument fondé prévaut et dicte les choix ? Nous en percevons le danger ; reste à le combattre.

Christine Pedotti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 9


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

faute médias ? La aux

Tyrannie des réseaux sociaux, saveur de l’instantanéité, fascination pour le sensationnalisme, goût du clash… La société du spectacle n’épargne personne, surtout pas les médias, qui la mettent plus que jamais en musique. Par Lionel Lévy

10 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


T

oujours la même histoire, c’est la faute aux médias ! Suppôts du pouvoir, agitateurs de haine, menteurs patentés, pompiers pyromanes, vendus… N’en jetez plus ! Accusés de tous les maux, les journalistes ont bien mauvaise presse. « La rengaine est commode. Et ancienne, rappelle Patrick Eveno, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’histoire des médias. Au xixe siècle déjà, la presse endossait ce rôle de bouc émissaire. On lui reprochait notamment de trop manier les affects, d’être sensationnaliste, partisane, sinon d’inciter à la haine. » « Jouer sur l’émotion n’est pas un mal en soi, c’est même un ressort classique pour faire passer une information », complète Pierre Ganz, secrétaire du Conseil de déontologie journalistique et de médiation. « En revanche, l’émotion décrédibilise le journalisme quand elle devient le critère exclusif de sélection et de hiérarchisation de l’information », ajoute l’ancien journaliste (ex France inter, RMC et RFI). En somme, l’émotion crée de la proximité, alors que, selon la formule d’Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal Le Monde, « le journalisme, c’est du contact mais aussi de la distance ». Mais, à en croire la défiance des Français vis-à-vis de leurs médias – le plus fort taux en Europe –, la presse a visiblement du mal à ajuster la mire. Il faut dire que les Français ont de quoi râler. Particulièrement devant leur télé. Au programme : des larmes, des peurs, des joies, des rires, des souffrances, des indignations, des colères… De l’info baignant dans une marmite d’affects et d’émotions bas de gamme. Il suffit de regarder les titres des JT de 20 heures pour s’en convaincre : ici, un fait divers impliquant la disparition d’un enfant ; là, les larmes de crocodiles versées par un politique ; ailleurs encore, le témoignage bouleversant d’une personnalité victime d’un abus… « La TV, c’est d’abord un spectacle, pointe Patrick Eveno. L’émotion est consubstantielle à son essence même. Les programmes sont conçus comme des shows afin de véhiculer des émotions pour capter et fidéliser une audience. » « La France a peur. » Les plus anciens se souviennent de la phrase d’ouverture du JT de TF1 du 18 février 1976, prononcée par le présentateur Roger ­Gicquel au lendemain de l’arrestation du meurtrier du petit Philippe Bertrand, ou de « Papy Voise », ce frêle septuagénaire tabassé chez lui, dont le visage tuméfié a tourné en boucle sur les télés durant le « samedi de réflexion » précédant le – fatidique – 21 avril 2002, jour de l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. « L’instrumentalisation des faits divers, c’est vieux comme la politique, souligne Philippe Moreau Chevrolet, professeur de communication politique à Sciences Po, fondateur de la société MCBG Conseil. Notamment à l’extrême


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

droite, qui s’est toujours servie de drames sordides pour, par exemple, pousser au rétablissement de la peine de mort. Puis tous s’y sont un peu mis. » Mais, au petit jeu du « shérif fais-moi peur », certains sont meilleurs tireurs que d’autres. Comme Nicolas Sarkozy, qui, selon le communicant, a « industrialisé le concept ». « À chaque fait divers, il inventait une loi, rappelle-t-il. On appelait ça le “conservatisme compassionnel”, une idée empruntée à George Bush Jr. Nicolas Sarkozy a usé du procédé jusqu’à la corde ». À côté de cette « vieille ficelle » toujours utilisée, les politiques, bien aidés par les médias, aiment aussi parler d’eux. « Je suis comme vous », clament-ils devant les caméras complices de Karine Lemarchand et consorts. Ils veulent, disentils, « fendre l’armure ». Sans rire… Pensent-ils sérieusement que la priorité des Français soit de découvrir leur intimité ? La peopolisation de la vie publique et l’avènement de l’infotainment – mot-valise anglais fusionnant « information » et « entertainment » (divertissement) –, ce si subtil mélange de politique, people, infos, strass et paillettes, popularisé par Thierry Ardisson à la fin des années 1990 et vulgarisé par Cyril Hanouna aujourd’hui, sont passés par là… Et les politiques se sont faits rapidement à la nouvelle donne, quitte à entretenir la confusion et à se prendre pour des vedettes.

Ségo et Sarko sont dans un bateau… Le point de bascule daterait de la campagne présidentielle de 2007. Les deux candidats du second tour, qui se laissaient appeler affectueusement « Ségo » et « Sarko », s’étaient mués en héros de sitcom. Depuis, le pouvoir s’affiche en mode téléréalité, chaque apparition télévisuelle est attendue comme une lecture de Gala ou de Voici, avec des acteurs politiques qui ne jurent plus que par le cœur. Au point de flirter avec la relation amoureuse : ­Salvini « embrasse » ses supporters, Trump termine ses discours par « I love you » ; jusqu’à Macron qui veut retrouver « le cœur des Français ». Quand on aime, on ne compte pas, n’est-ce pas ? Et puis sont arrivées les chaînes d’information en continu. Des cortèges d’émissions spéciales où l’on meuble pour combler le vide, des sujets traités en boucle commentés en plateau par de grandes gueules plus ou moins expertes, des bandeaux en bas d’écran qui piquent les yeux, des micropolémiques montées en épingle… Un journalisme qui cherche le clash, le buzz, la réaction. Dans ces conditions, l’émotion, perçue comme « vraie », remplace la compétence. La sincérité devient un talisman, le sésame pour se faire inviter sur les antennes. « L’émotion est un contenu bon marché, elle comble le manque d’idées, de temps et de moyens. Un journalisme cache-misère », souligne Anne-Cécile Robert, auteure de La Stratégie de l’émotion. Seulement voilà, si ces chaînes ont


Guadeloupe : quand politiques et médias tuent le (ARN) messager Pour les antivax, c’est une sacrée victoire. Devant la fronde des soignants locaux et d’une partie de la population guadeloupéenne contre l’obligation vaccinale – à peine 35 % de personnes vaccinées –, le gouvernement a décidé de fournir à ceux qui le désirent des vaccins sans ARN messager, qui, faut-il le rappeler, sont, selon les scientifiques, moins efficaces contre le Covid. Un renoncement en forme de triomphe de la « démocratie émotionnelle » et d’abandon en rase campagne de toute forme de pédagogie scientifique. C’est bien connu, les vaccins à ARN messager comme Pfizer ou Moderna cacheraient des produits toxiques, des puces 5G, des métaux magnétiques… et modifieraient même notre ADN. Ces messages complotistes ont été relayés à l’envi sur les réseaux sociaux et médias locaux. Comme sur la chaîne locale Canal 10, à laquelle un représentant syndical expliquait : « Aujourd’hui, c’est un vaccin qu’on nous oblige à prendre, demain matin ce sera notre liberté, ça peut être un doigt coupé, un bras, ce sera peut-être la sodomie, on ne sait pas ! » Arguments (sic) qui n’ont suscité ni contestation, ni contradiction… L. L.

peu d’audience – entre 2 % et 3 % de parts de marché –, elles ont énormément d’influence. « Elles donnent le tempo, les autres médias suivent et reprennent leurs thèmes, estime Philippe Moreau Chevrolet. Un sujet non traité sur ces chaînes n’existe pas dans le débat. Alors qu’une micropolémique qu’elles font tourner en boucle oblige les politiques à se positionner et devient un objet du débat démocratique. » Mais les Français s’informent-ils encore auprès des médias traditionnels ? Facebook, Twitter, Instagram, TikTok pour les plus jeunes… Ils sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à trouver leurs informations sur ces médias dits « sociaux ». Une « bataille de l’attention » qui se joue principalement sur le terrain de l’émotion. Les réseaux sociaux y règnent en maîtres. Ces temples du narcissisme compassionnel invitent chacun, devenu son propre média, à partager sa vie, ses joies, ses angoisses, ses colères dans une très artificielle mise en scène de soi. L’icône « J’aime » est leur emblème, le symbole du pouvoir démesuré accordé au sentiment pour déterminer le vrai du faux. « En un clic, d’un mouvement d’humeur spontanée, le débat est clos, la vérité est révélée, s’agace Anne-Cécile Robert. S’émouvoir est plus simple que penser. » Emporté par le tourbillon de l’instant, chacun partage, tweet, gazouille et clash plus vite que son ombre. Beaucoup cèdent à l’impulsion et à la colère collective. « Le citoyen est agi plutôt qu’il n’agit », relève Anne-Cécile Robert. Jusqu’à être la cible de manipulations politiques – comme dans l’affaire ­Cambridge

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 13


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

Hyperliens et algorithmes Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) étaient, au tournant du siècle dernier, porteuses de promesses, d’un avenir radieux dans lequel chacun pourrait communiquer. Pouvait-on rêver mieux que d’un réseau mondial disponible quasi gratuitement, pour chaque citoyen ? Hélas, le diable se cachait dans les détails… techniques. Le Web semblait ouvrir la voie à un accès à tous les savoirs, reliant les documents entre eux au moyen d’un simple clic. Mais les liens sont créés par des humains. Rares sont ceux qui vont aiguiller le lecteur vers un élément démontrant le contraire de ce qu’il vient de lire. On enferme donc ce dernier dans une boucle infinie de biais de confirmation. À cette technologie primitive s’ajoute celle des algorithmes. Ces programmes informatiques, parfois qualifiés d’intelligence artificielle, vont refléter les biais de ceux qui les ont codés et, surtout, servir un but précis : accaparer l’attention des visiteurs. L’idée est de conserver l’internaute le plus longtemps possible sur la plateforme faisant usage des algorithmes, de provoquer le plus de clics et d’afficher le plus de publicités possible. C’est, par exemple, la colonne de « vidéos similaires » sur le côté de la page YouTube, qui incite le spectateur à visionner sans fin des vidéos promouvant le même discours. Or, il s’agit souvent de discours clivants et polémiques, qui font appel à l’émotion plutôt qu’à la raison. Facebook vient d’être épinglé à nouveau par des documents et des lanceurs d’alerte. La société a préféré laisser prospérer les discours haineux plutôt que de jouer un rôle sociétal en limitant leur diffusion. « Certains législateurs vont s’énerver. Et puis, dans quelques semaines, ils passeront à autre chose. Pendant ce temps, nous imprimons de l’argent dans la cave et ça roule pour nous », expliquait ainsi Tucker Bounds, un communiquant de la firme. Tout un programme. Antoine Champagne ­ nalytica, cette société de conseil qui a exploité les données de 87 millions A d’utilisateurs de Facebook au profit de Donald Trump –, ou la victime des rumeurs les plus folles. Car les réseaux sociaux, tel Facebook par exemple, créent des « bulles informationnelles », où l’algorithme choisit les infos en fonction des préjugés et opinions de chacun sans craindre la moindre contradiction. Un huis clos informationnel propice aux fake news les plus folles… Dans L’Ére du clash (Fayard, 2019), l’écrivain et chercheur Christian Salmon dépeint un monde et un espace médiatique sans continuité narra­tive et récit de la politique, faits de chaos et de chocs. Des insultes, tacles, fakes, hoax…

14 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


Autant, selon l’auteur, de « techniques de guerre fondées sur la provocation, la transgression, la surenchère ». « Dans cette ère du clash, il n’y a plus de héros qui font l’histoire, il n’y a plus d’histoires à proprement parler. Il n’y a plus de récits capables d’ordonner les événements en une narration qui fasse sens. Nous sommes entrés dans un temps hors narration », explique-t-il. Un temps « hors de ses gonds », pour paraphraser Hamlet, rythmé par une déferlante de messages sur les réseaux sociaux et ailleurs. Discrédit des énoncés et des narrateurs, alimentant sans fin des contre-­ énoncés de contre-narrateurs, raccourcissement des formats, accélération frénétique. Les médias traditionnels, sans cesse à la recherche de leur audience perdue, semblent avoir été contaminés. Comme si l’espace médiatique, tel qu’il est configuré, était devenu incapable de produire du débat et de l’intelligence. Comme si la parole raisonnée, sage, nuancée, celle qui doute, écoute, construit, n’y avait plus sa place.

L’amorce de nouvelles relations entre médias et citoyens ? Les médias aussi s’interrogent sur leur responsabilité. Enfin, certains. Comme le journal La Croix, qui a lancé, avant le début de la campagne présidentielle en septembre dernier, l’Appel des 100 – signé par la directrice de TC –, un manifeste pour un débat libre et respectueux. D’autres journaux, notamment dans la presse quotidienne régionale, multiplient les rencontres avec le public pour « renouer le lien ». Conférences-débats, actions de solidarité, journées portes ouvertes… Certains médias en ligne, comme Splann !, un média d’investigation breton, propose même des enquêtes participatives conçues avec le public. « Cela marque l’émergence d’un journalisme d’engagement vis-à-vis des lecteurs », estime Nathalie Pignard-Cheynel, professeure à l’Académie du journalisme et des médias de l’université de Neuchâtel. La chercheuse a relevé dans ses travaux, en 2019 et 2020, plus de trois cents initiatives de médias locaux français pour renouer avec le public. « Les médias sont souvent incapables de faire leur autocritique, estime Pierre Ganz. Dans les pays où existe un conseil de presse composé de professionnels et de représentants du public, notamment en Allemagne, au RoyaumeUni, en Belgique et dans les pays scandinaves, la confiance du public dans l’information croît. Et la liberté de la presse est plus assurée », plaide-t-il. Sur le même modèle, le Conseil de déontologie journalistique et de médiation a rendu en deux ans quarante avis – non contraignants – sur quatre cents saisines. Une goutte d’eau dans l’océan : la faute à une absence de moyens et au manque de soutien de la profession. « Les journalistes ont l’habitude de ne rendre des comptes qu’à leurs pairs, si ce n’est qu’à leur conscience, ajoute l’ancien journaliste.


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

La simple évocation d’un tel organe dans la profession fait resurgir le souvenir de Vichy et de son conseil de l’ordre. » Comment s’assurer en effet que les représentants de ce conseil sauront se prémunir contre les biais idéologiques et politiques ? Qu’ils ne s’immisceront pas dans les lignes éditoriales ? Qui contrôlera les contrôleurs ? Les réponses ne sont pas simples… Plus épineux encore sera de s’attaquer au fonctionnement des plateformes numériques et des réseaux sociaux, aussi destructeurs pour les démocraties que pour les individus qu’ils semblent décérébrer méthodiquement. Devrait être créé en novembre 2022 l’Observatoire international sur l’information et la démocratie, un organe d’évaluation et d’analyse comparable à ce qu’est le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) pour le réchauffement climatique. Ses missions : conjurer la perte de contrôle technologique, protéger ce bien commun qu’est l’espace informationnel, défendre les droits humains et garantir les conditions du débat public au xxie siècle. Espérons que les travaux de ces experts seront mieux pris en compte que ceux de leurs compères climatologues…


Les rites, canalisateurs d’émotions Les grands procès Par Cécile Andrzejewski Depuis le début du procès des attentats du 13 novembre 2015, le 8 septembre dernier, les parties civiles se succèdent à la barre, enchaînant les témoignages. Retranscrites en direct sur Twitter et au fil des jours dans les médias, leurs prises de parole marquent l’opinion par leur hauteur et leur pudeur. Car ce procès, historique, ne leur appartient quasiment plus – et encore moins aux accusés, pourtant jugés. Il est devenu un moment national. « La place faite aux victimes, comme la dimension historique conférée aux procès, reste quelque chose de récent, qui remonte aux procès dits de la seconde épuration dans les années 1980-1990 (Barbie, Touvier, Papon), précise Liora Israël, sociologue du droit et de la justice, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Traditionnellement, un procès sert à juger des faits, pas à donner une place particulière aux victimes, ni à écrire l’histoire. On assiste à travers ces grands procès à une transformation du rôle conféré à la justice. Ce phénomène est d’abord lié aux événements concernés et à l’écho public qu’ils reçoivent. Ce n’est pas comparable avec un contentieux plus habituel dans lequel il s’agit de rétablir l’ordre public ou de régler un différend. On attend de la justice, de plus en plus, qu’elle joue un rôle soit cathartique, soit réparateur, ce qui a impliqué des transformations de la procédure. » Selon la sociologue, dans le cadre judiciaire, la procédure endosse la fonction de rituel, en ce qu’elle organise la recevabilité des pièces, les conditions dans lesquelles va se tenir l’audience, qui y aura la parole… « Si on considère les grands procès, la dimension de ritualisation va avoir beaucoup plus d’importance et de solennité que dans le contentieux de masse. Les grands procès ont des caractéristiques tout à fait spécifiques, ne serait-ce que par le temps et les moyens qui leur sont consacrés. » Toutefois, d’après Liora Israël, quelle que soit l’importance de l’affaire, « savoir se situer dans un procès est une compétence, qui n’a rien d’évident car, derrière chaque position sur la scène judiciaire, il existe nombre de stéréotypes. Derrière l’enchaînement des prises de parole existe un script, des attendus relatifs au droit ou à la façon de manifester des émotions. Ces attentes proprement sociales peuvent avoir des effets importants, peu questionnés : on attend l’expression de certaines émotions de la part des victimes, ou des auteurs, qui doivent s’exprimer de manière adéquate, au bon moment… Cela crée des jugements de valeur quant à la crédibilité ou la sincérité des témoignages, ce qui peut pénaliser les personnes qui n’ont pas les bons mots, qui ont besoin de traducteurs… » La presse, comme le public, a également des attentes envers les différents acteurs d’un procès, forme de théâtre où les rôles et les émotions sont écrits à l’avance.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 17


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

Les

entrepreneurs du ressentiment Le ressentiment, nouveau mal du siècle ? À (l’extrême) droite comme à (l’extrême) gauche, on ne se prive pas de ce carburant pour éveiller les consciences. La question de l’identité est souvent la meilleure allumette pour mettre le feu aux poudres et doper le ressentiment. Par Lionel Lévy

U

ne société fracturée, des extrêmes au plus haut… rarement la peur, l’indignation, la haine ne se sont aussi bien vendues. Envers autrui et contre tous : les musulmans, les politiques, les bobos, les fachos, les riches, les « assistés », les homos… À chacun ses lubies et idées fixes, mais tous éprouvent le même sentiment : du ressentiment. Il n’est pas question ici de la colère – celle-ci est fugace et peut être positive – mais plutôt de son incrustation dans la durée sans pouvoir s’en libérer. Dans L’Homme du ressentiment (1919), le philosophe Max Scheler parle d’« auto-­empoisonnement ». Un siècle plus tard, l’automédication semble s’être généralisée. Cynthia Fleury, dans son essai Ci-gît l’amer, voit dans le ressentiment « une version collective du délire personnel de persécution ». Pour la psychanalyste, cette « rumination sans fin » est un « filtre au travers duquel l’individu voit tout ». Captif de sa version des choses, le sujet devient « son propre geôlier ». Comment cela fonctionne-t-il ? La formule est simple : nous méritons une vie meilleure, et si nous ne l’avons pas, c’est que précisément « d’autres » nous l’ont volé. Nous sommes tous victimes de quelqu’un ou de quelque chose, reste à savoir de qui et de quoi.

18 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


« La souffrance et la perte étant des expériences universelles, la manière spontanée d’y réagir est d’accuser des coupables imaginaires », relève Cynthia Fleury. Pour l’écrivaine, cette « peste émotionnelle » gangrène la société moderne et menace aujourd’hui la démocratie. Il faut dire que le virus évolue dans un environnement favorable : précarisation économique, déclassement, insécurité culturelle, discriminations, impuissance des politiques… L’atmosphère est inflammable, il y a de la colère à faire fructifier. D’autant qu’Internet et ses réseaux sociaux peuvent faire office d’allumettes : post-vérité, réinformation, fake news… on a là un univers de mauvaise foi permanente agrémenté à la sauce punch line, aux clashs et aux violences verbales, le tout sous couvert d’anonymat. Antisystèmes, complotistes et extrémistes de tout poil, qui ont bien saisi que l’espace médiatique se nourrissait de polémiques et de postures tranchées, sinon outrancières, en profitent pour pousser leurs propres obsessions à l’agenda. Dans cette course au ressentiment et à la victimisation, droite et gauche sont débordées par leurs extrêmes. Selon Philippe Moreau Chevrolet, professeur de communication politique à Sciences Po, les partis dits « classiques », LREM comprise, sont en « panne de grands récits et de projets positifs ». « Ils sont incapables de se rassembler autour d’une vision de l’avenir emballante, analyse-t-il. Dans ce contexte, les solutions radicales sont beaucoup plus lisibles et désirables à mesure qu’elles promettent une alternative et du changement. Comme si l’opinion avait développé un goût pour le négatif, sinon pour l’apocalypse ; le succès d’Éric Zemmour en est une illustration. » Finies les utopies, les dystopies sont nettement plus payantes. « La France va devenir un Liban en grand », lance le polémiste. « Ouvrez-les yeux ! » À l’autre bout de l’échiquier politique, comme en réponse, on soutient toutes les différences et on traque tout ce qui ressemblerait à une discrimination en fustigeant l’oppression de tous les dominants. Il s’agit d’avoir une conscience « éveillée », traduction de l’anglo-américain woke. Aux États-Unis, invoquer l’inconfort provoqué, la blessure affective, peut faire cesser une discussion, une conférence ou une réunion publique. Certaines facs proposent des « espaces sécurisés » (safe spaces) où sont proscrits tous propos, comportements voire individus pouvant faire tache. Et quid de la capacité des écrivains à représenter le monde librement, remise au placard par des « sensitivity readers », chargés de proscrire dans les textes tout ce qui peut heurter ? Des excès qui confortent les fantasmes du camp d’en face. Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde diplomatique et auteure de La Stratégie de l’émotion (voir p. 48) regrette ce dolorisme ambiant : « Le ressentiment est utilisé par tous, dominants comme dominés, et conduit à des concurrences


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

victimaires malsaines, juge-t-elle. Chacun s’enferme dans des logiques communautaristes pour produire des microsociétés où les individus deviennent des créanciers permanents de l’espace public. Ne sommes-nous pas tous des identités croisées ? » Et de pourfendre un « dangereux discours de l’assignation identitaire, qui ne donne pas voix au chapitre à ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas revendiquer une identité, ou qui souhaitent en exprimer plusieurs ». Philippe Moreau Chevrolet abonde. « Il y a dans ces deux extrêmes des tentations hégémoniques et une même logique d’affrontement. Idéologiquement, ils se combattent, mais, en réalité, rien que par leurs côtés caricaturaux, ils s’alimentent. Ces mouvements n’existent que très peu par eux-mêmes et ont besoin l’un de l’autre pour prospérer. » Reste que l’extrême droite n’a pas attendu les woke pour prospérer. Dans la droite radicale, l’identité est utilisée comme une martingale. « Éric Zemmour repousse les limites de la parole nauséabonde, remarque Emmanuel Rivière, directeur des études politiques de Kantar Public. Comme Trump, il donne licence et permet à des idées inassumables il y a encore quelques mois d’émerger. » L’extrême droite a-t-elle remporté la bataille culturelle ? Philippe Moreau Chevrolet n’est pas loin de le penser. « C’est le courant politique qui a su le mieux investir la toile, déplore-t-il. Ils ont pris la peine d’analyser les codes du Web et de très vite s’y adapter. » Et l’adaptation était d’autant plus simple que la mode est aux polémiques et aux provocations. Elle s’est faite notamment grâce au relais de la fachosphère : Fdesouche, Altermedia, Le Salon beige, Boulevard Voltaire, TVLibertés, Égalité et Réconciliation, Polémia, l’Observatoire des journalistes… une kyrielle de sites animés par des professionnels de la « réinformation » et des influenceurs, obnubilés par l’islam, très actifs, comme Damien Rieu (99 000 followers sur Twitter) ou Julien Rochedy (69 000 abonnés sur T ­ witter et 118 000 sur YouTube). Les youtubeurs de la droite extrême cartonnent : Le Raptor (700 000 abonnés), Valek (361 000 abonnés), Code RNO (293 000 abonnés), Bench & Cigars (182 000 abonnés), Papacito (127 000 abonnés)… la mode est aux vidéos testostéronées. Au programme, la défense des « vrais hommes » minés par « le gauchisme et ses valeurs féminines »… « Aux présidentielles de 81, le trublion qui émergeait de la société civile pour représenter la parole du peuple, c’était Coluche, un homme de gauche qui en défendait les valeurs, résume Emmanuel Rivière. Aujourd’hui, ce personnage, c’est Éric Zemmour. » Moins drôle. Mais chacun peut guérir du ressentiment, assure Cynthia Fleury. Notamment en sublimant ses pulsions négatives pour les transformer en œuvres esthétiques, intellectuelles, sociales, politiques, humaines… Il nous faut « produire de la reconnaissance pour autrui, même sans en avoir vu la trace dans sa propre vie ». Enfin un bon programme.

20 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


Les émojis, ou l’émotion 2.Ø Par Morgane Pellennec

👍

Un cœur ajouté à un message d’amour, un pouce levé pour signifier que l’on est d’accord, ou un sapin pour agrémenter nos correspondances en lien avec Noël… L’usage des émojis dans nos conversations électroniques est devenu presque aussi machinal que celui de la ponctuation. Le succès de ces pictogrammes est tel qu’en 2015 le dictionnaire britannique Oxford a fait du désormais célèbre petit bonhomme jaune qui pleure de rire  son mot de l’année ! L’émoji – du japonais  絵 (e ≅ image) 文 (mo ≅ écriture) 字 (ji ≅ caractère) – désigne, selon la définition du dictionnaire Larousse, une « représentation graphique (image fixe ou animée) utilisée dans un message électronique et sur les réseaux sociaux pour exprimer une émotion, figurer un personnage, un animal, une action, etc. » Longtemps attribué à l’ingénieur japonais Shigetaka Kurita qui les auraient inventés en 1999, la paternité de ces pictogrammes est aujourd’hui disputée. Les émojis seraient en réalité apparus deux ans plus tôt, dans un set intégré au téléphone SkyWalker DP-211SW de la société japonaise SoftBank – J-Phone à l’époque. Quoi qu’il en soit, les émojis ont depuis largement traversé les frontières. Selon l’association à but non lucratif dite Consortium Unicode, chargée notamment de valider leur création, 92 % de la population « online » en utiliserait. Comment expliquer un tel succès ? « Les émojis permettent de véhiculer une information non verbale, donc en complément ou à la place du texte. Ils sont souvent très ludiques et empreints d’émotion, analyse Rachel Panckhurst, enseignante-chercheuse en linguistique informatique à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Cela permet d’ajouter une autre dimension au texte, comme le ferait un “géééééniiiiaaaaal”, dans lequel la répétition de caractères simule l’intonation. » Comme une langue, les émojis s’adaptent et reflètent leur époque. En 2020, en pleine pandémie, Apple et Samsung ont fait évoluer leur émoji masqué , pour qu’il paraisse heureux et non malade comme celui de la précédente version. Dans le même contexte, l’utilisation de l’émoji virus a augmenté de plus de 800 % en 2020 par rapport à l’année précédente, nous apprend le site Web emojipedia.org, qui a analysé près de 650 millions de tweets. Les émojis seraient-ils un espéranto numérique ? « Il n’y a ni grammaire, ni temps verbaux, rappelle Rachel Panckhurst. On ne parle pas émoji ! » En 2014, Tom Scott et Matt Gray, deux youtubeurs anglais, ont bien lancé une application qui permettait de communiquer uniquement grâce aux pictogrammes. Mais les développeurs l’ont finalement enterrée un an plus tard. Émoji cercueil !

🎄

😂

😷

🦠

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 21

CH22 008-050 Dossier E motion OKP OKS OKC.indd 21

13/12/2021 20:13


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

le nouveau mal ÉCO anxiété du siècle ?

Face à la crise climatique, de plus en plus de personnes se disent « écoanxieuses ». Mais de quoi s’agit-il ? Le point avec Anne Jacob, psychologue clinicienne, psychothérapeute, qui anime un groupe de parole autour de l’écoanxiété. Qu’est-ce que l’écoanxiété ? C’est un terme répandu, mais nous sommes plusieurs à ne pas le trouver adapté. En effet, l’écoanxiété recouvre diverses émotions négatives suscitées par les crises écologiques. Les principales sont la peur – face aux catastrophes naturelles, aux pénuries, à l’avenir de l’humanité –, qui peut déboucher sur l’anxiété, mais aussi la tristesse, liée à ce qui a déjà disparu – on parle alors de solastalgie, qui est une sorte de souffrance rétrospective –, ou encore la colère, envers le système, les dirigeants… Et puis il y a un éventail d’autres d’émotions satellites : la culpabilité, l’impuissance, les sentiments d’injustice, de honte ou de dégoût. Comment se manifeste-t-elle ? Il est important de rappeler que nous ne savons pas si on peut parler de pathologie. Il y a un débat sain autour de cette question. Typiquement, l’anxiété, dans son expression pathologique, découle de la surévaluation d’un risque et provoque des inquiétudes irrationnelles : la personne ne monte plus jamais en voiture par peur d’avoir un accident, par exemple. Mais dans le cas de l’écoanxiété, les risques ou les faits s’appuient sur des études scientifiques et sont rationnellement anxiogènes. Faut-il alors la prendre en charge de la même manière ? En l’état des connaissances actuelles, nous estimons que ces émotions sont une réaction d’adaptation à une situation stressante. Et, dans cette réaction, certaines personnes développeront une pathologie comme l’anxiété ou la dépression. Au-delà des troubles de l’humeur, ces projections peuvent avoir des conséquences comportementales, comme l’écoparalysie,

22 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


qui correspond au fait de ne plus arriver à fonctionner normalement – pour travailler, sortir de chez soi – sous l’effet de la sidération. Enfin, l’expression peut être psychosomatique : insomnie, maux de ventre. Quels types de personnes cela touche-t-il ? Nous pouvons tous être traversés par ces émotions. Mais celles qui vont en souffrir – au sens de la douleur – sont les personnes possédant un terrain anxieux ou dépressif, ou celles dans la vie desquelles les problématiques écologiques viennent créer une rupture de sens. A contrario, ce n’est pas parce qu’un individu a une certaine sensibilité qu’il en développera un trouble. Du reste, je reçois autant d’hommes que de femmes, aux revenus variés, avec un certain niveau d’éducation et généralement au fait des connaissances scientifiques sur ces questions. À l’heure actuelle, nous manquons de données épidémiologiques pour affiner ces profils, mais des études sont en cours. Comment accompagnez-vous vos patients ? Certaines personnes s’isolent et échappent dans ce cas à un suivi thérapeutique. Pour ce qui est de mes patients, ils sont nombreux à éprouver des difficultés à échanger avec leurs proches, qui ne comprennent pas l’ampleur du mal-être ressenti. Au sein du groupe de parole que j’anime, le verbe circule librement et cela leur permet, entre autres, de sortir de cette solitude et d’échapper à tout jugement. Je leur propose des contenus théoriques mais aussi des exercices pratiques centrés sur leurs émotions et leurs comportements. Quant au travail thérapeutique individuel, il s’agit avant tout d’aider mes patients à réinvestir leur quotidien, en les aidant à fonctionner en cohérence avec leurs valeurs, sans que leur écoanxiété soit invivable. Cela peut passer par une action militante, des écogestes, mais ce n’est pas obligatoire. Où en est la recherche sur l’écoanxiété ? Tout reste à faire ! Pour l’instant, beaucoup de mesures individuelles et spontanées se sont mises en place sur le plan clinique mais nous avons très peu de données quantitatives et qualitatives. Il faut aujourd’hui nommer correctement le phénomène, le recenser, établir un tableau clinique de ses manifestations, évaluer l’efficacité des solutions actuelles (groupes de parole, méditation…) et peut-être imaginer d’autres façons d’accompagner ces personnes. Une unité de recherche en psychologie sur l’écoanxiété se monte actuellement à Nantes, par exemple, et les études en psychiatrie commencent à émerger en France et dans le monde. C’est très encourageant. Propos recueillis par Lilas Pepy.


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

école des émotions

À l’

Les émotions sont au programme scolaire des enfants, comme les maths ou le français, mais peu d’enseignants sont formés à cet apprentissage, et les plus motivés peinent parfois à trouver les outils pédagogiques adaptés. Par Sandrine Chesnel

24 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


M

atin frisquet de novembre dans une école maternelle publique de la banlieue nord de Paris. La maîtresse a rassemblé ses petits élèves – de 4 à 5 ans – sur des bancs, devant le tableau, et leur montre la reproduction d’une œuvre célèbre de Van Gogh, Vieil homme dans la peine. On y voit un personnage assis sur une chaise, le crâne dégarni et le dos courbé, visage caché dans les mains. « À votre avis, quelle émotion ressent ce monsieur ? » demande l’enseignante, Maëliss. « La tristesse ! » crient sans hésiter les vingt-quatre enfants. « Peut-être qu’il est triste parce que son chat est mort ? » suggère Louane. « Peut-être, oui », répond la maîtresse. Maëliss, 39 ans, dont quatorze dans l’Éducation nationale, a décidé de travailler avec ses élèves sur les émotions jusqu’à la récréation. Une « discipline » qui peut sembler en rupture avec les mathématiques, le français, ou l’histoire-­ géographie, et pourtant l’apprentissage des émotions a officiellement fait son entrée dans les programmes scolaires en 2015, du cycle 1 au cycle 4, c’est-à-dire de la maternelle à la 3e. Objectif : savoir reconnaître les émotions de base (peur, colère, tristesse, joie), chez soi et chez les autres. « Les émotions jouent un rôle très important dans les apprentissages, apprendre est une émotion, explique Mélanie, psychologue de l’Éducation nationale dans le sud de la France. Pensez à ce que vous ressentez quand vous comprenez une nouvelle notion : ce flash cognitif, c’est une émotion. De plus, pour apprendre, il faut être bien dans sa tête, car apprendre implique de ne pas avoir peur de l’échec, d’être motivé, prêt à faire un saut dans l’inconnu. C’est pourquoi l’éducation émotionnelle et sociale fait partie du travail de l’école. » Manuela, enseignante ressource qui assure des missions de conseil pédagogique pour ses collègues ayant des élèves à haut potentiel ou avec des troubles du langage, explique que l’« apprentissage » des émotions dans le cadre scolaire s’organise autour de trois axes : « L’identification des émotions et des signaux corporels qu’elles déclenchent ; la prise de conscience que, dans une même situation, tout le monde ne ressent pas la même émotion ; enfin, la reconnaissance des émotions ressenties par les autres. » Des compétences essentielles, car on ne peut pas bien vivre ensemble, enfant comme adulte, si on ne sait pas décrypter ses émotions et celles de ses interlocuteurs.

Se former par paliers Problème : « On ne peut pas tout faire, souligne Delphine, 44 ans dont la moitié dans l’Éducation nationale, enseignante en Seine-et-Marne dans une petite école rurale. Et nous manquons de formations adaptées pour nous emparer de toutes ces nouvelles missions. » Les émotions ne sont pas une discipline facile à appréhender. « Les enseignants qui ne se sentent pas suffisamment à l’aise ou formés pour


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

se lancer dans l’apprentissage des émotions ont raison de ne pas le faire, souligne Mélanie, la psychologue. La ­psychologie est une science humaine, or dans “science humaine”, il y a “science”, on ne peut pas faire n’importe quoi. » Des supports, créés par des enseignants, existent : des cartes, des affiches, des jeux aussi, comme Feelings. Mélanie a ainsi développé un livret très complet dans lequel elle propose des séquences d’apprentissage clés en mains autour de cinq compétences à développer chez les élèves : la conscience de soi, la maîtrise de soi, la conscience sociale, la capacité à gérer les relations aux autres, et la prise de décision. Beaucoup d’enseignants investissent donc ce domaine par « petites touches », en s’autoformant, en lisant, en cherchant des supports pédagogiques sur Internet et auprès des collègues.

Ne négliger aucun moyen d’approche C’est la démarche qu’a choisie Delphine avec ses élèves de CP et CE1, âgés de 6 à 8 ans : « En début d’année, j’accroche à l’entrée de la classe quatre petits personnages, respectivement joyeux, effrayé, triste, en colère. Le matin, chaque enfant colle son étiquette sur l’image qui représente son émotion du moment, et il peut la changer en cours de journée. Et on en parle ensemble si besoin. » Mais, les enfants se lassant vite, Delphine n’utilise cet outil que pendant la première période de l’année, jusqu’aux vacances de la Toussaint. Elle travaille aussi avec le dessin animé de Pixar Vice-Versa, qui met en scène les émotions à l’intérieur du cerveau d’une petite fille qui vient d’emménager dans une nouvelle ville. « Je ne peux pas passer plus de temps sur les émotions car cela empiète sur les autres apprentissages, explique l’enseignante, mais, en même temps, je ne peux pas ne pas le faire car les enfants passent six heures ou plus par jour tous ensemble, ça devient vite ingérable et préjudiciable s’ils ne savent pas reconnaître leurs émotions, les nommer. Malheureusement, nous avons de plus en plus d’enfants qui sont complètement envahis par leurs émotions et ne savent pas les gérer. L’école ne peut pas tout faire, et les parents ont aussi un rôle à jouer. D’ailleurs, quand je leur présente mon tableau des émotions en début d’année, les parents sont toujours très réceptifs à cette démarche. » Avec ses petits de maternelle, Maëliss s’appuie, elle, sur des œuvres d’art, sur l’oral, le dessin, mais aussi la musique. Ainsi, après l’atelier en classe pendant lequel les enfants devaient reconnaître les quatre principales émotions sur des tableaux et des photos, l’enseignante les emmène en salle de motricité. Là, elle leur fait écouter de la musique et, quand celle-ci s’arrête, les enfants doivent s’asseoir à côté de l’image qui représente le mieux l’émotion que le morceau entendu leur a fait ressentir. Gros succès pour « L’été » des Quatre saisons de Vivaldi, qui a rendu joyeux tout le monde ou presque, quand les Tambours du


Les 2010 harcelés : quand l’émotion fait dérailler les médias En septembre dernier, nombre de médias se sont fait l’écho d’une prétendue campagne de harcèlement* des jeunes nés en 2010, orchestrée via les réseaux sociaux, provoquant une belle angoisse chez les premiers concernés et leurs parents. L’emballement médiatique fut tel qu’il incita le ministre de l’Éducation nationale à enregistrer une vidéo pour défendre les 2010. Beaucoup de bruit pour rien ? À l’époque, Elsa Maudet, journaliste à Libération, a pris le temps de creuser le sujet : « J’ai appelé les principales associations de terrain investies dans la lutte contre le harcèlement scolaire, une partie m’a dit qu’elles avaient découvert le sujet dans la presse, et les autres que le phénomène n’était pas saillant. Une seule association, plus récente que les autres, m’a soutenu que le phénomène était massif, mais elle était incapable de me donner un chiffre ou un exemple précis. » Dit autrement : sous le coup de l’émotion générée par la perspective d’un harcèlement de masse dirigé vers des enfants de 11 ans, nombre de médias ont contribué à faire mousser un phénomène existant, mais beaucoup moins répandu qu’annoncé. S. C. * Deux numéros verts sont à la disposition des victimes de harcèlement et de cyberharcèlement, respectivement le 30 20 et le 30 18.

Bronx ont eu un accueil plus varié. Maëliss prendra enfin le temps en cette dense matinée d’expliquer aux enfants la différence entre une émotion, comme la joie, et un sentiment, comme l’amour, spontanément cités par les enfants : « Une émotion, c’est quelque chose qu’on ressent dans son corps et qui ne dure pas longtemps. Un sentiment, lui, dure longtemps. Par exemple, vous aimez votre Maman tous les jours, et pas seulement quand elle vous donne un bonbon. » Une image qui déclenche le rire chez tous les enfants ; la « leçon » semble comprise.

Se former, encore et toujours Et les plus grands ? Si cet apprentissage des émotions semble essentiel pour les plus jeunes des élèves, qui découvrent tout à la fois la vie en groupe et les apprentissages loin de Papa-Maman, il est aussi important pour les collégiens et les lycéens. Aurélie, professeure de mathématiques dans un lycée catholique de l’ouest du pays, en est convaincue. « J’ai eu le déclic il y a une dizaine d’années en voyant des élèves pleurer en silence en faisant un contrôle de mathématiques que je leur avais donné. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire, les mathématiques étant une des matières qui font le plus pleurer les élèves ! Et pour eux aussi, même s’ils sont grands, il est parfois très

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 27


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

difficile de reconnaître une émotion, de la nommer. Alors que c’est indispensable pour mieux se connaître et entrer dans les apprentissages en étant plus détendu. » En cours, régulièrement, Aurélie prend donc le temps de faire des petits exercices pour aider ses élèves à se détendre. Elle leur propose aussi de repérer sur un cercle des émotions celles qu’ils ressentent après un contrôle ou un exercice, ou encore après un cours sur une nouvelle notion : de la frustration, de la colère, de l’amusement, de la curiosité. Le but : mettre des mots sur ce qu’ils ressentent. « Par exemple, cela peut les aider à distinguer la frustration sous ce qu’ils pensent être de la colère. Si j’ai un élève qui froisse le contrôle que je lui ai donné en voyant sa mauvaise note, le contact avec lui est perdu. Si je peux l’aider à comprendre sa réaction pour que la prochaine fois il ne jette pas sa copie, je pourrai continuer à le faire travailler. L’idée est aussi d’éviter qu’une émotion, qui est une réaction à une situation, se transforme en un sentiment durable : par exemple que la frustration momentanée se transforme en démotivation sur le long terme. » Comme Delphine, l’enseignante de Seine-et-Marne, Aurélie s’est d’abord formée seule à l’apprentissage des émotions. Mais elle a fini par se prendre au jeu et suit actuellement à distance à l’université Paris 8 une formation universitaire diplômante intitulée « Clinique de la relation et intervention stratégique ». Elle a également entraîné dans son sillage une vingtaine de professeurs de son lycée, avec lesquels elle va suivre cette année une formation sur les pédagogies coopératives, lesquelles s’appuient notamment sur les relations entre pairs, l’entraide, l’empathie – et donc la reconnaissance des émotions, les siennes propres et celles des autres. « À la fin des deux premières heures de cette formation, il y avait beaucoup de sourires sur les visages de mes collègues », se réjouit l’enseignante. Les presque deux années de pandémie sont passées par là, avec leurs confinements, leurs cours à distance, leurs visages masqués qui compliquent la communication, entravent les professeurs autant que les élèves. « C’est sûrement ce qui a motivé beaucoup d’entre eux à rejoindre cette formation », commente Aurélie.

Réparer les effets de la pandémie « L’apprentissage des émotions à l’école est devenu un enjeu encore plus important avec la période que nous venons de vivre, ajoute Mélanie. Dans les écoles où j’interviens, j’ai des enfants nés en 2019 dont certains ont passé leurs deux premières années sur un canapé à la maison, ne sortant pas, ne voyant jamais d’autres visages que ceux de leurs parents. Leur développement psychoaffectif a forcément été perturbé puisqu’ils n’ont pas encore appris à décoder les expressions faciales émotionnelles – les EFE –, à cause des masques. » Une compétence indispensable pour mieux prévenir les violences et le harcèlement en milieu scolaire, mais aussi pour mieux vivre avec les autres en dehors de l’école.

28 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


Les rites, canalisateurs d’émotions Les hommages post-attentat Par Cécile Andrzejewski En 2015, Aurélie n’habite à Paris que depuis peu. Elle vit non loin de la place de la République, à deux rues du Carillon, du Petit Cambodge et de la Bonne Bière. Au moment des attentats du 13 novembre, son quartier est touché de plein fouet. « Jusqu’à ce moment-là, je considérais Paris comme la ville pour le travail, rien de plus. Mais, après les attentats, c’est devenu ma ville. Mon quartier a été frappé. On avait besoin de solidarité. Il fallait qu’on fasse corps ensemble, qu’on se serre les coudes. » Comme beaucoup, elle se rend sur les lieux, dépose des fleurs et des bougies, « pour rendre hommage aux personnes décédées, mais aussi aux survivants, leur dire qu’on était là, avec eux. L’amoncellement de bouquets de fleurs, de bougies rend ce témoignage d’amour palpable, concret. Ça a aussi ancré l’irréel, cette attaque, dans le réel ». Pour la jeune femme, les bougies et les fleurs constituent des références largement partagées, permettant de faire passer un message universel. « À l’inverse des rites religieux ou syndicaux, très codifiés, après le 13 novembre, les mémoriaux éphémères ou les bougies aux fenêtres se sont manifestés de manière beaucoup plus spontanée, pas vraiment organisée », commente Francis Eustache, directeur du laboratoire Inserm Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine de Caen et codirecteur d’un programme de recherche transdisciplinaire, le projet 13-Novembre. D’après lui, ces hommages ont rempli au moins deux missions. La première est une « mission empathique », en résonance, comme le pointe justement Aurélie, avec les victimes, leurs familles. La seconde s’avère « plus collective », puisque l’événement « nous a tous touchés. On s’est attaqué à un mode de vie, celui des jeunes, donc ça a impacté leurs parents, leurs grands-­ parents ». Dans cette optique, le rite prend une dimension de partage. « L’émotion sert alors à quelque chose, elle se transforme en chemin vers un acte, la sidération devient plus constructive, comme une démarche active collective. » Francis Eustache précise que ces manifestations rituelles ont également servi aux victimes directes : « Pour une personne confrontée directement à un événement traumatique majeur, l’enregistrement du souvenir se révèle chaotique. La victime va conserver des images disparates de la scène, des bruits, des odeurs, mais beaucoup moins du contexte. Pour elle, les rites vont devenir le point de départ de la mémoire, d’une vraie mémoire, d’un vrai souvenir, car ces manifestations rituelles vont avoir lieu après le traumatisme. Il s’agit d’une façon de maîtriser l’émotion ; même si ça n’efface pas l’aspect tragique, cela permet que le chemin de la mémoire ne soit pas uniquement négatif. »

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 29


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

Je ressens

donc

je suis

Nous sommes habités et agités par une multitude d’émotions qui naissent en nous en dehors de notre volonté. Mais les émotions sont un peu comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses. Par Christine Pedotti

O

n peut subtilement tenter de séparer émotions et sentiments, dire que les premières surgissent dans l’instant, tandis que les autres s’installent dans la durée. Toutefois, la psychologie les regroupe sous le nom générique d’« affects ». Et ils ont aussi en commun d’être les moteurs de notre vie… affective. Une partie de l’histoire de la pensée, de la philosophie et des religions retrace les efforts que l’humanité a déployés pour tenter de contrôler ces mouvements de l’esprit. Là se situe une ambiguïté qui n’est jamais levée : les émotions sont à la fois le propre de notre être, elles nous appartiennent, émanent de notre intimité, mais elles peuvent nous envahir, prendre la main au point de nous mettre « hors de nous », au sens où elles échappent à notre volonté. Telles sont les grandes émotions dites « primaires », peur, joie, tristesse, colère, dégoût, tristesse. L’observation montre d’ailleurs qu’elles ne sont pas le propre de l’humanité mais largement partagées dans le règne animal. Aussi, ce qui rend l’humanité particulière n’est-il pas d’éprouver des émotions mais de les reconnaître, de les comprendre, de les analyser, de les maîtriser, voire de les utiliser. Cette utilisation peut, elle aussi, relever du meilleur comme du pire ; le meilleur lorsque par exemple elle produit des œuvres d’art, le pire lorsqu’elle conduit à la manipulation d’autrui.

30 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


La recherche scientifique est capable de faire une lecture biochimique et neuronale des émotions. Mais savoir que des parties de mon cerveau « ­s’allument » quand j’écoute la musique de Ravel n’expliquera pas pourquoi tel assemblage de sons imaginé par le compositeur fait jaillir mes larmes. Ce qui est extraordinaire, c’est que l’émotion que ce dernier a tenté de transcrire dans son œuvre éveille en moi une émotion en réponse – en réponse, car nul ne peut affirmer qu’elle est la même. Il nous arrive cependant d’entrer dans une forme de communion de l’émotion lorsque nous éprouvons avec d’autres des sentiments très intenses ; les spectacles vivants, opéras, pièces de théâtre, concerts en sont le lieu, comme le sont les événements sportifs, les manifestations ou les cérémonies mettant en œuvre une liturgie, qu’elles soient nationales, républicaines ou religieuses. Si les émotions dites « primaires » sont universellement partagées, l’expression des émotions, elle, est soumise à une grammaire qui varie selon les époques et les cultures. Ainsi, la littérature du xixe siècle nous donne-t-elle à voir des hommes qui fondent en larmes, bouleversés par une émotion esthétique ou par l’inconstance de leur maîtresse. À la même époque, les demoiselles de bonne famille, en revanche, ne doivent pas plus manifester les sentiments qui les animent que montrer leur cheville. Les pays du Sud ont la réputation d’être plus expansifs que ceux du Nord. Plus ordinairement, il est des familles où les états d’humeur se manifestent bruyamment, d’autres où on se tait sur les mouvements de son cœur.

Un homme ne pleure pas… Les usages et les convenances jouent aussi leur rôle. On a enseigné à des cohortes de petits garçons qu’un homme ne pleure pas, et aux petites filles que la colère les rendaient très laides. L’histoire de chacun et chacune détermine aussi son rapport aux émotions. Ainsi, si, à un petit garçon dont le père venait de mourir, on a dit « Il ne faut pas que tu sois triste parce que ça rend ta maman plus triste encore », on ne s’étonnera pas qu’une fois devenu adulte il ne puisse pas exprimer sa tristesse ; peut-être la transformera-t-il en colère. Cette substitution d’un sentiment par un autre rend les relations très compliquées. Comment comprendre que la colère d’un homme soit causée par la tristesse ? L’apprentissage de la reconnaissance des émotions, la capacité de les identifier, de les « parler », c’est-à-dire de pouvoir non seulement être triste mais de l’exprimer est devenu une initiation faite dans le cadre scolaire (voir page 24). Et les cabinets des psychologues et des psychanalystes sont l’un des endroits où les patients tentent de réparer le rapport à leurs émotions.


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

Il est certain que, pendant des décennies, les émotions ont été réprimées, aussi bien dans les familles que dans le monde éducatif, répression à l’origine de dégâts psychiques considérables. En revanche, une sorte de retour de balancier semble donner aujourd’hui un primat à l’émotion, de sorte qu’elle devient un critère de sincérité, donc d’authenticité, et finalement de vérité. « Je ressens, donc je suis », c’est bien sûr vrai, mais il est clair que ça ne peut pas devenir « Je ressens, donc je sais ». Si je le crois, l’émotion devient mon tyran, elle me gouverne à la place de ma raison et, plus encore, elle exige de gouverner autrui. Prendre de la distance par rapport à l’émotion, ce n’est pas la refouler, l’ignorer, c’est l’amener de l’indicible au dicible, la faire passer par le langage, la communication. Notre époque, dit-on, « libère la parole ». Elle reconnaît le droit de dire ce qui a blessé, violenté, violé. On ne peut que se réjouir de voir les violents, les pervers et les manipulateurs démasqués et leurs turpitudes révélées. Il reste que la seule émotion, toute légitime soit-elle, ne peut suffire à régler son compte au malheur. L’émotion d’un parent face au bourreau de son enfant peut conduire au passage à l’acte et au meurtre. Qu’on se souvienne du père du jeune Grégory, qui, convaincu de la culpabilité de son cousin, règla la question d’un coup de fusil.

Justice et politique La justice, avec sa lenteur, sa pesanteur, ses rites, ne nie pas les émotions, elle est capable d’entendre la blessure des victimes, et aussi les éventuelles circonstances atténuantes de tel geste criminel, mais elle permet aussi de mettre de la distance entre la personne et ses actes. Et ce qui est vrai pour le coupable l’est aussi pour la victime. Les psychologues et psychanalystes soulignent le danger pour une personne de devenir une « victime » au sens où elle ne serait plus que cela ; ce qui l’a blessée deviendrait le tout de son identité. « Si la libération de la parole est absolument nécessaire, primordiale, est-elle suffisante à la reconstruction d’un sujet qui gagnera toujours à prendre de la distance avec le pire des traumatismes, distance qui, seule, est gage de reconquête de liberté ? » interroge le psychanalyste Jean-François Rouzières. Il ajoute, passant de l’individuel au collectif : « Zemmour ou Trump ne s’adressent qu’au pulsionnel, à l’émotion et encouragent le passage à l’acte – Capitole, doigt d’honneur, journalistes braqués avec un fusil… La manipulation des émotions est le meilleur moyen, donc le pire, d’arriver à la guerre. On souffre, on s’émeut, on pleure, on se ment et on ment. Fin de l’altérité : “Tu tueras ton prochain, l’étranger dangereux.” »


Les rites, canalisateurs d’émotions Les scènes de liesse sportive Par Cécile Andrzejewski C’est un soir de match, en 2011. Du football féminin, au stade Bollaert, à Lens. L’affiche oppose l’équipe de France à son homologue polonaise, accueillie ici en hommage aux nombreux mineurs polonais ayant travaillé dans les mines de charbon de la région. À la mi-temps, les deux équipes réclament une faveur au public, qu’il chante Les Corons, de Pierre Bachelet. Les yeux pétillent, les bras se tendent, les gorges se nouent. Sans se faire prier, la foule entonne : « Au Nord, c’étaient les corons ! La terre, c’était le charbon ! Le ciel, c’était l’horizon ! Les hommes, des mineurs de fond ! » Fierté. Depuis 2005, la chanson est devenue l’hymne quasi officiel du RC Lens, club de foot Sang et Or du bassin minier. Certains groupes de supporters la clamaient déjà depuis quelque temps, mais la mort de Pierre Bachelet cette année-là fait basculer tout le stade. L’émotion étreint les tribunes, les joueurs et bientôt les téléspectateurs. Et, à Lens, tous vous le diront, cette chanson, « elle fout des frissons », « elle prend aux tripes », attrapant les supporters au plus profond pour les rassembler dans un moment de communion. Car le sport, et le foot en particulier, a cette force-là. Il faut se rappeler la foule descendue en liesse dans les rues après le triomphe des Bleus en coupe du monde en 2018. Sans oublier les matchs précédents, fêtés entre amis ou en famille, dans les salons ou dans les bars. Des célébrations qui répondent « à un besoin fondamental de participer à la construction collective d’un sens partagé, d’un moment d’histoire, surtout quand il s’agit d’une joie collective, et de partager une identité glorieuse, ses symboles, le drapeau tricolore et La Marseillaise », écrit Andreea Ernst-Vintila, maîtresse de conférences en psychologie sociale à l’université Paris Nanterre, sur le site The Conversation*, à l’occasion justement de la coupe du monde. Elle y explique que « les rassemblements massifs qui ont suivi la victoire montrent que les Français s’impliquent et s’identifient publiquement à cette équipe, même sans avoir contribué directement à son succès. En psychologie sociale, cela s’appelle “se couvrir de reflets dorés de gloire”. Il s’agit d’une question non seulement d’image publique, mais aussi de sentiment de pouvoir agir (“empowerment”) – une prise de pouvoir par les individus eux-mêmes sans attendre une quelconque autorisation officielle. Ceux qui ont envahi les villes et les Champs-Élysées en brandissant le drapeau tricolore et en chantant La Marseillaise ont basculé d’un niveau d’identification personnel au niveau national, mêlant joie et gratitude. » * theconversation.com/victoire-des-bleus-que-signifie-la-joie-collective-dans-les-rues-de-france-100184

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 33


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

Dieu Un

partagé

Après le rapport Sauvé, il a souvent été question dans l’Église de laisser place à l’émotion qui s’est faite tour à tour honte, tristesse, colère et indignation. Dieu lui-même pourrait-il être partagé et passer par ces différents états face à notre monde ? Deux théologiens parcourent avec nous les chemins des Écritures pour mettre en lumière ce lien sensible que tissent les émotions du Très-Haut face à nos bassesses. Par Agnès Willaume

Ancien Testament Un Dieu qui prend l’autre au sérieux André Wénin, bibliste et théologien belge de l’Université catholique de Louvain. Le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu qui prend part à la vie des hommes, à la fois dans la colère et dans la douceur, un Dieu qui a un cœur qui bouge… L’Ancien Testament décrit Dieu de manière très anthropomorphique car la langue du peuple d’Israël n’est absolument pas conceptuelle. Elle est liée à des expériences très concrètes, dont font partie les émotions. Pour parler de Dieu, on utilise alors ce vécu. C’est le paradoxe : Dieu est présenté comme irreprésentable, son nom est imprononçable, et néanmoins on ne peut rien en dire sans passer par des représentations, des pirouettes en tous genres, telles que le buisson ardent ou ce Dieu qui parle avec des mots et des émotions qui disent son alliance avec les hommes. C’est ainsi que les prophètes sont envoyés pour dire les sentiments de Dieu ou que les récits racontent un Dieu travaillé par ses émotions. Ces émotions que nous livre l’Ancien Testament sont autant de tentatives de dire non pas Dieu lui-même mais la façon dont Dieu se met en lien. Admiration dès la Genèse : « Dieu vit que cela était bon » ! Affliction et regret comme après le Déluge,

34 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


quand le Très-Haut semble vouloir poser des limites à sa propre violence après avoir exterminé tous les hommes sauf Noé et les siens. Jalousie mais surtout colère, l’émotion la plus fréquente, exprimée sous des formes diverses, qui sourd près de quatre cent cinquante fois au fil des livres. Tendresse, joie, plaisir même et satisfaction enfin chez ce Dieu quand même lent à la colère, littéralement « long de nez », comme en Isaïe à propos de Jérusalem : « On ne t’appellera plus “abandonnée”, on ne dira plus à ta terre “dévastation”, mais on t’appellera “mon plaisir est en elle”. » (Isaïe 62, 4.) C’est un Dieu à l’écoute, en dialogue, en relation, et qui se laisse souvent convaincre par l’homme, comme en témoignent les longues négociations avec Moïse, qui tente de le raisonner à propos de l’avenir de son peuple et de l’alliance possible après l’épisode du veau d’or (Exode 33, 1 - 34, 35). Dans la colère ou la pitié, Dieu montre qu’il est capable de tout dominer, mais, surtout, dans le contexte de l’alliance, qu’il prend l’autre au sérieux. Car c’est un Dieu qui œuvre avec ses entrailles de miséricorde. En effet, s’il est un émoi qui ne traverse jamais Dieu, c’est le désespoir. Face à l’éternel recommencement qui pousse chaque nouvelle génération à retomber dans les travers des précédentes et à apprendre si peu de ses erreurs, Dieu ne désespère jamais de l’homme. Et quand les gens se résignent au mal parce qu’ils se sentent écrasés par le poids des erreurs de leurs prédécesseurs, en disant « Les pères ont mangé du raisin vert et les dents des fils ont été agacées » (Ézéchiel 18, 2), Dieu appelle chacun à la responsabilité. Oui, il est possible de reprendre la main, il est possible de ne pas enfermer l’histoire dans une fatalité sans espoir. C’est là que se joue notre liberté, dans l’attachement de Dieu à son peuple.

Nouveau Testament Un Dieu discret et néanmoins sensible Marc Vacher, théologien spécialiste d’anthropologie, ancien directeur des Carmes. S’il y a bien une expression des émotions dans l’Évangile, elle est discrète et ce qui est raconté de ces émotions nous mène toujours plus loin dans la relation de vérité entre les humains et Dieu… En matière d’émotions, il y a les classiques : Jésus en pleurs devant le tombeau de son ami Lazare (Jean 11) ou sur Jérusalem pendant la Passion (Luc 19, 41-44), ou encore Jésus bouleversé à Gethsémani, qui somatise tellement que perle une sueur de sang sur son front (Luc 22, 39-44) ! Un des aspects très frappants de la personnalité du Christ, c’est sa délicatesse, sa façon de se mettre au niveau des gens : sans faire de concessions avec ce qu’il a à lui dire, il est d’une justesse incomparable avec la Samaritaine (Jean 4, 1-42).


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

Mais, parfois, les émotions de Jésus viennent nous surprendre, comme lorsque, au milieu de la rencontre avec le jeune homme riche, il se met subitement à l’aimer : « Jésus le regarda et l’aima. » Au-delà de l’amour universel qui se manifeste, Jésus serait-il capable d’avoir tout d’un coup une affection particulière pour quelqu’un ? Son lien si fort avec Marie-Madeleine pourrait l’attester. Bouleversée au tombeau, elle reconnaît Jésus quand il prononce son nom et se jette à ses pieds, sentant ravivés toute l’affection, l’amour qu’il y a entre eux et qu’il faut néanmoins dépasser. Pointe aussi sa seule colère en actes, avec les marchands du Temple. Mais cette colère est palpable en bien d’autres endroits de sa vie : dans toutes les controverses avec les Pharisiens ou scribes, qu’il traite ouvertement d’hypocrites, dans ses agacements parfois assez virulents vis-à-vis de ses apôtres – « Passe derrière moi Satan ! » à l’endroit de ce pauvre Pierre qui vient de l’appeler le Messie, réponse excédée à Philippe qui lui demande « Montre-nous le Père » (Jean 14, 8), etc. Jésus peut aussi se durcir, en particulier avec sa famille, pas toujours si sainte que ça ! À 12 ans, il fugue et rétorque sans complexe à ses parents affolés : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? » Plus tard, à Cana, c’est Marie qui se voit répondre un sec « Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? » Bien sûr, il se réfère à sa mission mais… est-ce que c’est comme ça qu’on parle à sa mère ? ! Que dire encore de sa rencontre avec la Syro-Phénicienne (Marc 7, 24-30), qu’il envoie promener sans ménagements !

À chacun son Jésus En fait, l’Évangile ne s’épanche pas plus qu’il ne faut sur les émotions du Christ parce que sa fonction n’est pas de développer la psychologie des relations entre Jésus et ses parents ou amis. Et, cependant, il est impossible de séparer enseignements et émotions du Christ. Ce serait faire la part entre sa divinité et son humanité. Dans les attendrissements du Christ, dans la façon qu’il a de se laisser convaincre par la Syro-Phénicienne qui insiste ou par Marie qui lui force quasiment la main, il s’ouvre à chaque fois davantage à l’universalité de sa mission. C’est par sa relation aux autres qu’il découvre qui il est et qu’il construit son histoire. C’est aussi la prouesse de l’Évangile : il y a bien des manières de voir la figure de Jésus, très à distance, concentré sur sa mission et son message, comme le triste Jésus de Pasolini, qui a tant de mal à exprimer ses émotions, ou au contraire très incarné, capable de sentiments sans calcul, une vision que je partage bien volontiers ! Quand je commente les Béatitudes, ce qui me saute aux yeux est d’abord cette admiration, cette tendresse de Jésus, grimpé sur la montagne face à la foule qui l’a suivi à pied sur des kilomètres, dans des conditions bien difficiles. Pour moi, les Béatitudes parlent d’elles.


Car, enfin, un homme qui transforme l’eau en vin ne peut pas être morose ou désagréable ! C’est bien le fils d’un Dieu qui donne à profusion dans un miracle qui, certes, préfigure l’eucharistie, mais témoigne peut-être aussi de ce qu’il faut tout simplement que la fête continue !

Quant à nous, apôtres… Invités à imiter le Christ, les apôtres que nous sommes reproduisent ces émotions. Paul, connu pour ses emportements faciles, l’illustre à travers ses relations houleuses avec Pierre, notamment lors du concile de Jérusalem. Ses lettres, entre affection profonde pour ses frères qu’il « aime tous en JésusChrist » et grosses colères, montrent bien que le monde des apôtres de l’époque, tout comme le nôtre, n’est pas un monde de bisounours ! « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et qui vous vient de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas ? » (1 Corinthiens 6, 19.) Dans notre Église, parfois même dans les séminaires, les émotions et sentiments, eux, restent encore souvent relégués à la sphère intime. Et, cependant, dans certains milieux charismatiques, elles assurent le fonds de commerce des prêcheurs qui soulèvent la foule comme on agite un stade, revêtant un caractère central dans l’expérience de foi. La rencontre avec ce Dieu partenaire affecté par sa propre création, ce « Dieu partagé », pour reprendre l’expression de Christian Duquoc*, ne serait-elle pas pourtant de celles qui amènent à se mieux comprendre pour affirmer sa propre identité ?

* Dieu partagé, le doute et l’histoire, Christian Duquoc, Les Éditions du Cerf, Paris, 2006.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 37


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

L’art, touche de

liberté Par Jean-François Bouthors

É

motion. Ex-motion. Ce qui déplace hors de. Ce qui fait sortir. Pour le dire autrement : ce qui fait exister – ex-sistere, (se) placer hors de – et donc vivre. Est mort celui qui n’est plus sujet d’une motion qui le fait sortir au-delà de ce qu’il est, en dehors d’où il se tient. Sont comme morts ceux qui en qui les émotions sont tues – réduites au silence ou à l’impuissance. Mort physique ou psychique. La seconde peut être un réflexe désespéré de survie, de maintien de soi en vie aux confins de la mort physique, faute de mieux, de crainte qu’une blessure infligée ne conduise à répandre tout son être hors de soi, à un effondrement sous l’effet d’une émotion incontrôlable, insupportable. Mais encore : l’ex-motion, c’est aussi un effet du dehors : un événement, une présence dont le surgissement atteint l’intime du sujet et le fait réagir, provoquant une sortie de l’état dans lequel il se trouve à l’instant qui précède cette survenue, qui relève toujours, d’une manière ou d’une autre, de l’inattendu, ne serait-ce que parce que, même anticipé, cet événement, cette présence touche au-delà ou autrement de ce qui était imaginé. C’est avec l’émotion que tout art travaille. Non seulement l’artiste, mais l’art lui-même. L’art, c’est d’abord, au sens étymologique de ce mot dérivé du latin

38 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


ars, un savoir-faire, une habileté, un assemblage, ou, si l’on part du grec technè, une connaissance pratique qui ne se limite pas à l’expérience, dont le résultat fait accéder le sujet à ce qu’il ne pouvait atteindre sans le produit de cette connaissance. Ainsi, une arme fait accéder à un exercice de la force impossible sans elle… Par conséquent, le savoir-faire n’a pas tant d’inté­ rêt pour l’objet qu’il permet de fabriquer que pour ce que ce dernier – cette œuvre – offre à celui qui le reçoit et en use. L’œuvre d’art n’en est une que parce qu’elle fait accéder celui qui la reçoit à une expérience sensible qu’il n’éprouvait pas ou ne connaissait pas en son absence. Précisons que « sensible » ne s’oppose pas à « conceptuel » ou « intellectuel », ni même à « science », puisqu’il est possible d’éprouver une jouissance ou une déception face à un raisonnement philosophique – comme à la lecture de ce qui précède –, à la résolution d’une équation mathématique ou à une découverte scientifique. Ajoutons encore que la « sensibilité » n’est pas une caractéristique que le sujet reçoit comme un donné immuable, qui lui serait propre. La « sensibilité » s’éduque, se travaille, s’affine, s’inscrit dans une histoire personnelle, mais aussi collective ; elle évolue… La découverte des saveurs qu’un chef qui maîtrise l’art culinaire est capable de déployer, par exemple, suppose des comparaisons, une mémoire, un langage… « Sentir » peut s’apprendre comme on apprend à dessiner, et quelqu’un peut être tout à fait surpris par l’étendue de la sensibilité qu’il découvre.

L’art est un moyen de transports On le sait, telle œuvre peut nous avoir laissé de marbre à 15 ans et nous bouleverser à 40… Les tableaux de Rubens, par exemple, ou le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch sont souvent regardés avec scepticisme par ceux qui n’ont pas eu l’occasion de se familiariser avec la peinture. Trop chargés et trop codés pour les uns, trop vide et abstrait pour l’autre. Mais qui prend ensuite le temps de faire connaissance avec ces œuvres, de s’y exposer et d’en voir d’autres qui vont tisser, avec elles et autour d’elles, un réseau de significations – une culture –, découvrira bientôt leur puissance, l’effet dont elles sont capables. L’art travaille donc avec l’émotion. Il est un dehors qui provoque chez celui qui le reçoit un déplacement intérieur, une sortie en lui de lui-même. C’est ce que vise l’artiste. Son œuvre sort de lui, mais, précisément, en sortant, lui devient extérieure ; elle se place hors de lui, et le met hors champ. Désormais, c’est à son destinataire qu’elle s’adresse, à celui qui la recevra. C’est au spectateur, à l’auditeur, au lecteur de jouer. Le voilà en situation d’interpréter – comme un musicien ou un comédien – les émotions que provoque l’œuvre en lui.


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

Cette notion de jeu est importante. Elle renvoie, entre autres, à l’enfant qui découvre le monde en jouant. De fait, l’œuvre digne de ce nom ouvre un monde à découvrir. Elle fait presque naître celui qui l’accueille à une nouveauté du monde, au monde comme autre. En cela, elle manifeste, dans sa présence, un dépassement, une transcendance. Le jeu de parole oriente ou dispose vers ailleurs, par la surprise de sens qu’il réserve. C’est bien parce que nos articulations jouent – ne sont pas bloquées – que nous sommes capables de nous mouvoir. Par les émotions qu’elles suscitent et dont elles permettent la manifestation, les œuvres d’art sont un des instruments de notre mobilité. C’est au spectateur de jouer : l’œuvre d’art propose le jeu, elle ne le décide pas, ni ne le mène, ni ne l’arbitre. Son créateur ne détermine pas ce qui se passe une fois qu’elle s’est détachée de lui. L’œuvre ne relève ni du dogme ni de l’idéologie. L’offre de l’art se veut plus souple, plus ouverte : elle fait toujours un pari sur l’incertain de la vie.

Il n’a jamais jamais connu de loi L’artiste n’est pas un gourou, ni un chef. Il n’exerce aucun pouvoir, si ce n’est poétique – donc ouvert. Lorsqu’il cherche à verrouiller la lecture de son œuvre, lorsqu’il en surligne le sens, ou lorsqu’il s’enferme dans la répétition d’un effet dont il a constaté qu’il fonctionne, il devient ennuyeux, pompier. Il perd, en fait, son art. De même, tout art « officiel » est voué à l’échec, en tant qu’art, aussi longtemps que le pouvoir qui l’impose s’exerce. Ce n’est que lorsque ce pouvoir s’est retiré que les objets créés peuvent accéder au statut d’œuvre. Ainsi, au centre de Kiev, les immeubles staliniens du Krechtchatyk, la principale avenue de la capitale ukrainienne, ont-ils un charme que l’on ne pouvait goûter lorsqu’ils étaient emprisonnés dans la mission d’affirmation de la puissance du soviétisme. Délivrés de ce poids, ils existent pour eux-mêmes et il est possible, sans oublier le passé, de les investir d’autres significations. On peut y voir notamment, dans la couleur des façades, une méridionalité joyeuse qui avait commencé à subvertir la volonté uniformisatrice et froide qui avait ordonné de répliquer ce qui s’était fait à Moscou. Ainsi, est-ce par la liberté – la sienne et celle qu’il nous reconnaît – que l’art nous touche.


L’art de la motion selon Ignace « Parce qu’il ne trouvait pas dans l’Église les maîtres qui auraient pu le libérer dans son désir de suivre le Christ, Ignace a fini par apprendre cette liberté par lui-même, explique Patrick Goujon*, professeur d’histoire des spiritualités au Centre Sèvres. Il affirme, et c’est son originalité absolue, que l’orientation fondamentale de l’humain vers Dieu se perçoit dans ce mouvement de joie qui affecte l’être. » Il va donc proposer d’opérer un discernement des « motions » (mociones, en espagnol), des mouvements qui nous animent. Le sujet doit se rendre attentif à ses affects : joie, courage, tristesse, agressivité… Ignace considère que ces affects viennent de Dieu, de soi, ou d’un « mauvais esprit ». Ils peuvent donc être interprétés comme des éléments à partir desquels il est possible d’orienter sa vie. « C’est le type de rapport au monde que nous avons et la manière dont ce rapport au monde et aux autres nous affecte qui permettent de trouver les moyens de se guider dans l’existence, étant entendu qu’une existence menée selon Dieu ne peut que nous mener à la joie. C’est par l’apprentissage que fait chacun de sa propre vie qu’il reçoit une confirmation de la direction à prendre. » L’accompagnateur aide à faire cet apprentissage… Loin d’absolutiser l’émotion, Ignace invite à un pas de côté par rapport aux affects : il s’agit de les interpréter et non pas de s’y abandonner. Il n’est pas question de dire le bien et le mal, mais de discerner à partir de ce qui est bon pour vivre si l’on est dans la bonne orientation de son être, celle qui réjouit, qui donne de la force, du courage, etc. Ainsi sort-on de l’emprise du scrupule et du surmoi – pour reprendre la terminologie freudienne. Ce discernement s’inscrit dans une temporalité des événements. On retrouve cela chez Thérèse d’Avila, pour qui la rencontre du jésuite Balthazar Álvarez aura été une forme de libération dans son expérience spirituelle. Elle-même mettra en garde ses sœurs contre la fascination que peuvent exercer les « grâces spirituelles », qui ne valent, selon elle, que pour le moment où on les reçoit. Trente ans environ après la mort d’Ignace, les jésuites qui rédigeront des commentaires de ses Exercices spirituels estimeront qu’il est trop risqué de s’appuyer sur les « motions » ; des mouvements bien trop éphémères. Ils valoriseront l’évaluation des raisons qui permettent d’argumenter pour ou contre un choix. Retour vers le primat de la rationalité, au risque que le choix soit dicté par le directeur de conscience, celui qui « sait » le bien et le mal. Jean-François Bouthors * Patrick C. Goujon a publié en octobre dernier Prière de ne pas abuser, au Seuil. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 41


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

Émotions & dictature Les régimes autoritaires ne tiennent pas seulement par l’armée, la police et le manque de libertés. La manipulation des émotions, dont la plus primaire, la peur, est un levier de choix. Par Antoine Champagne

L

a peur est probablement l’une des émotions les plus puissantes. Elle peut déclencher des réactions violentes, amener toute une population à accepter des mesures contraignantes et même liberticides. C’est donc sur ce registre que jouent généralement les dictateurs. La peur de l’autre, de son arsenal, des idées qui pourraient corrompre le pays, tout est bon pour amener la population à penser que, hors de l’homme fort, représenté par le dictateur, il n’y a point de salut. C’est lui, avec ses lois, avec ses guerres contre « l’ennemi », qui sera le sauveur. Et franchement… Qui voudrait renverser un sauveur ? Mais régner en s’appuyant sur les émotions n’est pas une idée neuve. Dans son livre La Peur : histoire d’une idée politique, Corey Robin s’emploie à démontrer que la peur, mais aussi la terreur ou l’angoisse – ont toujours servi aux classes dirigeantes à asseoir leur pouvoir. Pour amener le lecteur à comprendre qu’elle est « utilisée » par les pouvoirs en place, y compris désormais dans nos démocraties et particulièrement aux États-Unis, l’auteur s’appuie sur des auteurs comme Tocqueville, Montesquieu ou Hannah Arendt. Platon avait également théorisé, dans La République, ce que la peur pouvait générer. Le philosophe suggèrait que les hommes libres doivent « craindre plus l’esclavage que la mort » ; en d’autres termes, il faut craindre la réduction en esclavage provoquée par une guerre perdue et il convient donc de se préparer à la guerre et de soutenir les dirigeants qui la mèneront. Cicéron et Aristote ont quant à eux expliqué qu’un bon orateur pouvait avoir recours aux

42 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


émotions et à la peur pour parvenir à ses fins. La fin justifie les moyens, surtout lorsqu’ils sont diablement efficaces… Machiavel ou Thomas Hobbes, auteur de Léviathan, ont également abordé ce sujet. Pour ce dernier, un État peut être formé par un « contrat » aux termes duquel les citoyens « troquent » une part de leur liberté contre l’assurance de la sécurité qu’il leur procure. Sur ce terrain, il est impossible de faire l’impasse sur les écrits d’Adolf Hitler, pour qui, dans Mein Kampf, « l’art de tous les grands chefs populaires a toujours consisté à concentrer l’attention des masses sur un seul ennemi », car « les grandes masses sont aveugles et stupides. […] La seule chose qui soit stable, c’est l’émotion et la haine ». Combien de despotes ont assis leur pouvoir sur l’exaltation de la peur, sur le repli identitaire et la fameuse « fermeture des frontières » supposés protéger d’un ennemi allogène, sur l’exaltation des haines interreligieuses ?

En démocratie aussi Plus inquiétant, cette approche de la gestion des populations qui met de côté la raison a désormais fait son chemin hors des dictatures, et l’on parle désormais de « politique de la peur » dans le cadre démocratique. « Le but de la politique est de garder la population inquiète et donc en demande d’être mise en sécurité, en la menaçant d’une série ininterrompue de monstres, tous étant imaginaires », écrivait le journaliste et écrivain américain Henry Louis Mencken. Aux États-Unis, la peur du bloc communiste, remplacée par la peur des hackers et de la cyberguerre dans les années 1990, puis par celle des terroristes après 2001, a été un puissant moteur. Après 2001, deux images ont marqué les esprits : George Bush Jr. énonçant que, désormais, les pays du reste du monde sont « avec nous ou contre nous », et Colin Powell agitant un flacon de poudre blanche à l’Onu pour illustrer les armes de destruction massive chimiques irakiennes, dont personne ne trouvera trace par la suite, et justifier une guerre contre ce pays. « La Corée du Nord est particulièrement active sur ce registre. Elle joue en permanence sur le registre émotionnel, la peur, bien sûr, mais aussi la tristesse, la joie… Des moments de deuil, des anniversaires rythment l’année, c’est une forme de contrôle social qui permet de mieux évaluer qui est avec le pouvoir et qui ne l’est pas, en fonction de l’adhésion à ces instants », explique Philippe Moreau Chevrolet, professeur de communication politique à Sciences Po. Pour lui, dans une dictature, la peur est sans doute la forme la plus basique du contrôle social. Elle permet de déclencher une surveillance mutuelle des citoyens, elle mobilise aisément un collectif, notamment en évoquant un ennemi commun, mais elle ne peut suffire à préserver


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

le dictateur. « Il faut aussi pouvoir produire des moments de communion. La peur provoque l’obéissance ; la communion, laïque dans ce cas, provoque ­l’adhésion », ajoute-t-il. En démocratie aussi, la peur peut être agitée pour provoquer, au mieux, ­l’adhésion, au pire, l’acceptation. « Lorsque George Bush manie la peur après 2001, ce n’est pas simplement une rhétorique conservatrice. Il veut faire passer des mesures qui sont liberticides. Et puis, il y a aussi des moments où l’exécutif lui-même a peur. Comme en 2001 aux États-Unis ou en 2015 en France », reprend Philippe Moreau Chevrolet. De fait, le discours anxiogène de George Bush permet de faire passer des lois particulièrement liberticides, comme le Patriot Act. Le discours théâtral de Colin Powell à l’Onu permet, quant à lui, de justifier et de déclencher une « guerre préventive » contre un pays qui ne menaçait en rien les États-Unis. Les guerres préventives avaient disparu depuis la Seconde Guerre mondiale…

Là, maintenant, tout de suite La peur est également sollicitée par des politiques, comme Éric Zemmour, qui évoque la fin supposée d’une forme de civilisation, par les écologistes, qui annoncent une catastrophe climatique, par les démocrates, pour qui c’est : « Nous ou le chaos Zemmour »… Les émotions sont par ailleurs au cœur des changements comportementaux induits par l’usage massif des réseaux sociaux : le « partage » d’informations sur ces plateformes repose principalement sur l’émotionnel. Pas sur une démarche rationnelle. Or, le rôle des réseaux sociaux dans les processus électoraux ne cesse d’augmenter. Ils sont instrumentalisés par les équipes numériques des candidats, par des pays qui veulent influer sur les élections, comme aux États-Unis en 2016. « C’est l’esprit d’une époque, toutes les décisions tendent désormais à reposer sur l’immédiateté et l’émotion. Ceux qui savent manier cela réussissent mieux que les autres et cela peut devenir un danger pour la démocratie. Elle pourrait facilement glisser vers autre chose. Vers ce que l’on a fini par appeler les “démocraties illibérales”. Observez Zemmour. Peu lui importe de susciter des émotions négatives. On parle de lui, c’est l’essentiel. Les démocrates ne savent pas jouer sur ce registre, ils sont mal à l’aise. C’est ce qui s’est passé avec Trump. L’ancien président américain avait poussé cela à l’extrême. Cela a même fini par le définir », poursuit Philippe Moreau Chevrolet. On peut se contenter de regretter que l’émotion remplace la réflexion et qu’elle détermine les choix politiques des nations. On peut s’attrister du fait que les dirigeants, y compris en démocratie, y recourent de plus en plus. Mais il va surtout falloir que les démocrates s’adaptent et trouvent les moyens de réagir à ce changement.


Les rites, canalisateurs d’émotions Les panthéonisations Par Cécile Andrzejewski Le 11 novembre dernier, Alain était devant sa télé. Il voulait suivre, en direct, l’inhumation au Mont-Valérien d’Hubert Germain, dernier compagnon de la Libération. « Je ne rate quasiment jamais les hommages nationaux comme ceux-là, explique le retraité. C’est important d’accompagner ces hommes et ces femmes. Eux ont été là pour le pays quand il le fallait. On leur doit tellement. » Un rituel national qui s’invente au long des siècles. « Les rites s’inscrivent et se trouvent au fondement des régimes politiques car les manifestations d’émotion collectives contribuent à construire une identité de groupe », décrypte l’historien Fabrice d’Almeida. Il rappelle que si les États se forment au xviie siècle, c’est au xixe qu’ils commencent à s’identifier à des nations. « Or, ajoute-t-il, ces nations ne vont pas de soi. On voit une grande homogénéité des territoires, on commence à se dire qu’il faut unifier le territoire national, nationaliser les masses, alors on invente les grands rituels, qui vont servir à faire nation. » Le 22 mai 1885, Victor Hugo meurt à Paris. Ses obsèques constitueront un tournant. « L’homme qui a défendu, voulu la République. L’écrivain du peuple, qui est resté dans Paris assiégé. Cet homme c’est la mémoire du siècle. Donc, on veut lui organiser les plus grandes funérailles possibles. » Un décret paru au Journal officiel le 27 mai 1885 décide qu’il sera inhumé au Panthéon – un édifice qui a été, au gré des changements de régimes successifs, soit religieux, soit patriotique. Et qui devient, à cette occasion, tombeau des grands hommes, puis des grandes femmes, de la République. En attendant les funérailles, l’écrivain sera d’abord veillé chez lui, puis sa dépouille reposera sous l’Arc de triomphe. « Pour la première fois, on trace un trajet pour mener son cercueil. Un million de personnes viennent et défilent avec solennité. Cet itinéraire-là n’a presque pas varié aujourd’hui. Ce qu’on a inventé à cette occasion, ce recueillement, donne une signification à l’émotion, à la tristesse, ça offre la grandeur d’une célébration », détaille Fabrice d’Almeida. D’après l’historien, ces lieux – Panthéon, Arc de Triomphe, mais aussi Invalides – deviennent ainsi « des lieux pour la “religion civique”, selon les mots du chercheur italien Emilio Gentile. La religion civique est réalisatrice d’émotions. Elle continue d’être employée par l’État pour maintenir l’attachement des citoyens à leur pays. Décider de panthéoniser des individus ou d’organiser une cérémonie aux Invalides signifie s’adosser à la religion civique. » Une religion à laquelle, Alain, pourtant plutôt athée, prend part consciencieusement.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 45


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

Tremper la plume dans l’émotion Un discours qui transporte, ce sont – souvent – des voix de gagnées. Mais, en démocratie, le dosage n’est pas toujours évident, comme l’expliquent deux « plumes ». Par Jacques Duplessy

R

ien n’a changé depuis Cicéron et le triptyque de l’éloquence classique : enseigner, séduire et émouvoir, explique Aquilino Morelle, « plume » de Lionel Jospin et de François Hollande pour sa campagne présidentielle. Un discours réussi doit avoir ces trois composantes. Donc, le registre de l’émotion fait partie intégrante du discours politique, on ne peut pas saisir une foule sans s’adresser à son cœur. » Mais il n’y a pas de recette toute faite : il s’agit d’abord de se mettre au service de quelqu’un en prenant en compte sa personnalité, son style et sa rhétorique. « Travailler pour Jospin ou pour Hollande, c’est totalement différent. Lionel est quelqu’un d’extrêmement tenu, il avait une conception du discours politique très didactique, il voulait tout démontrer. Avec François, on était dans le registre de la conversation. Mais on doit toujours faire passer un message et, en même temps, emmener ceux qui écoutent quelque part par le registre de l’émotion. » « Un discours réussi implique un transport – au sens xviie siècle du terme – de l’auditoire, confirme Sophie Bouchet-Petersen, “plume” pour François Mitter­ rand et Ségolène Royal. Mais je n’ai jamais consciemment pensé l’usage de l’émotion dans l’écriture des discours que je préparais. » Pour elle, l’enjeu est d’abord d’expliciter une vision qui précède le projet. « Le discours politique ne doit pas être réduit à un catalogue de technocrate, il doit donner les raisons profondes et pas que les mesures. Ce qui ne doit pas empêcher d’être précis quand il le faut, sur un projet de loi par exemple. Mais il faut toujours un supplément d’âme. » Pour cela, Sophie Bouchet-Petersen se nourrissait aussi de références historiques, littéraires et poétiques. « C’est peut-être ça qui

46 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


­ ntrouvre la fenêtre à l’émotion. La politique, c’est donner envie, donc il faut e manifester qu’on a cette envie. » Selon Aquilino Morelle, il y a différentes manières d’atteindre cette émotion. « Parfois elle se dégage du résultat final, de la conclusion à laquelle vous arrivez, elle peut se dégager de la puissance de votre propos, de la sincérité de ce que l’on dit, parfois elle peut être suscitée par de véritables effets rhétoriques en s’adressant directement aux gens, en les interpellant, en remémorant des souvenirs communs ou des personnalités dont on sait qu’elles vont créer de l’émotion. Souvent, c’est un mélange des deux. Quoi qu’il en soit, c’est un passage obligé. L’alchimie entre éléments rationnels et émotion vient assez naturellement dans l’écriture. » « Je pense que l’émotion et les émotions sont extrêmement importantes en politique, analyse Sophie Bouchet-Petersen. Il faut vibrer pour s’engager en politique, sinon on a un plan de carrière, mais c’est autre chose… Je ne suis pas pour expulser les émotions de la politique et de l’engagement, mais un discours, c’est cérébral, sinon c’est démago. C’est pour cela que l’émotion réduite à “comment je vais susciter l’émotion dans le public”, consciemment, explicitement, je ne me suis jamais posé la question dans ces termes-là. Le point de départ est aussi d’être ému par son sujet. C’était mon cas en préparant les discours sur l’esclavage, sur Frantz Fanon ou pour la COP21. Il faut croire à ce qu’on écrit et en la personne pour laquelle on écrit. S’il n’y a pas cette conviction-là, ça ne sera pas bon. » Tous deux sont conscients que l’exercice peut comporter des dangers. « En utilisant les ficelles de la rhétorique et de l’émotion, le risque est que le discours soit artificiel, et que cela s’entende. Un discours de démocrate ne peut pas être uniquement dans le registre de l’émotion et de la passion. Le vrai risque en démocratie n’est pas celui-là, c’est de mentir, de séduire en disant des choses auxquelles on ne croit pas ou en faisant une promesse dont on sait qu’on ne la tiendra pas. Notre apathie démocratique est due à cela : les gens considèrent que les responsables politiques ne tiennent jamais leurs engagements. Et, malheureusement, les exemples pour leur donner raison ne manquent pas… », insiste Aquilino Morelle. « Le risque d’un discours démagogique, c’est d’attiser chez les gens ce qui n’est pas forcément le meilleur, déplore Sophie Bouchet-­ Petersen. Par exemple, être émue par l’épopée de la Révolution française – je l’ai été et le suis toujours – ne veut pas dire céder à la dictature des émotions. Oui, il y a une part d’émotion à voir un peuple se révolter et à le raconter, mais pas pour en faire n’importe quoi. Il ne faut pas que l’émotion soit populiste. Les émotions sont utiles dans la mesure où elles viennent conforter un cadre réflexif. La responsabilité des politiques est de réveiller le meilleur chez les hommes. »


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

L’ém tion en politique L’émotion a envahi le champ politique. Pour Anne-Cécile Robert, autrice de La Stratégie de l’émotion (Lux, 2018), elle peut obscurcir le débat et empêcher l’argumentation. Quelle place occupe l’émotion dans le champ politique ? En politique, on la voit aux discours, qui se transforment en prêches. Emmanuel Macron fait ça très bien. Au moment de la séquence des gilets jaunes, il avait pris la parole sur un registre émotionnel très charismatique. Des personnalités comme Xavier Bertrand ou Marine Le Pen mobilisent aussi beaucoup les affects sur les questions de sécurité. Dans les années 1990 déjà, Tony Blair était passé maître dans l’art des grands discours ponctués de sentences moralisatrices, comme « Ne laisser personne sur le bord du chemin », lesquelles émeuvent sur le moment mais n’impliquent aucune action concrète. Combien de hauts responsables politiques ont été photographiés un jour ou l’autre la larme à l’œil ? C’est le cas de l’actuel président de la République, comme de François Hollande, Barack Obama, Angela Merkel ou encore Justin Trudeau, qui a souvent pleuré devant les caméras. Ce dernier l’a fait pour de bonnes raisons, lorsqu’il a mis un terme aux discriminations dont sont victimes les personnes LGBT dans l’armée, ou reconnu les ravages causés sur les populations autochtones par la politique d’assimilation forcée menée par le Canada. Il n’empêche que, mis à part le cas de la manipulation pure et simple, laisser couler ses larmes participe de la construction d’un personnage. Il faut fendre l’armure, montrer qu’on est humain. Et même si les démonstrations émotives peuvent être sincères, leur accumulation peut mettre mal à l’aise. L’émotion peut s’avérer trompeuse… On part du principe que la personne qui manifeste une émotion est dans un moment de vérité qui lui échappe. C’est une idée reçue. Combien de fois s’est-on trompé en se laissant porter par une émotion amoureuse ? En réalité, la tristesse ou la colère disent beaucoup plus de choses sur la personne qui éprouve de tels sentiments que sur ce qu’elle est en train de regarder. Sinon il n’y aurait pas des musiques qui émeuvent un individu et en laissent un autre

48 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


de marbre. C’est aussi ce qui fait que les émotions sont un terreau si favorable aux mensonges du populisme. Pour prendre un exemple caricatural, songeons à la manière dont les mouvements fascistes utilisaient les affects pour embrigader les gens. L’émotion n’est-elle pas plus efficace pour emporter l’adhésion ? C’est la question centrale de notre époque. Les mouvements populistes ont renoncé à convaincre, ils préfèrent persuader par l’émotion, ce qui va de pair avec l’adhésion à un chef, pas forcément à son discours ou à ses idées, mais à sa personne. C’est en ce sens que l’émotion est dangereuse pour la démocratie. Quand elle devient envahissante, elle vient forcément remplacer quelque chose : au débat raisonné et à l’échange d’arguments se substituent des adhésions qui peuvent être tribales et charismatiques. Et, quel que soit le chef, on sait bien qu’il n’a pas toujours raison, qu’il peut se tromper. Mais le réflexe, dans des sociétés qui souffrent, consiste à chercher refuge dans les affects qui ont un côté consolant. On le voit dans l’attrait des « marches blanches », qui reconstituent un peu de chaleur humaine… mais qui nous endorment ! Cette confiance placée dans l’émotion traduit une forme de démission du citoyen. Les sciences sociales se sont penchées sur le rôle des émotions, notamment de la colère, dans le déclenchement de mouvements sociaux. C’est toute la question du curseur. Il ne s’agit pas de bannir l’émotion de l’espace public, mais de la remettre à sa juste place. En Tunisie, quand Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu, cela a donné le coup d’envoi à un grand mouvement qui a débouché sur le renversement du président Ben Ali. Mais l’émotion en elle-même ne permet pas de construire quoi que ce soit. La colère de Greta Thunberg est très saine, elle fracasse le côté compassé des grandes réunions internationales, mais, en même temps, elle clôt la discussion en envoyant un ultimatum. Or, lutter contre le réchauffement climatique est un sujet éminemment politique, qui appelle du débat. Certaines émotions sont-elles aujourd’hui moins légitimes ? L’émotion est sélective. On peut être touché par le sort des migrants – et l’on aura raison de l’être – et au contraire insensible à la condition des ouvriers d’une usine en grève. L’un d’eux a tenté de s’immoler par le feu récemment et ça n’a donné lieu qu’à un entrefilet dans la presse… Quand un enfant vient de se noyer en Méditerranée, on a spontanément envie de pleurer. En revanche, il faut réfléchir pour verser une larme sur des salariés licenciés brutalement, parce qu’on n’est plus dans L’Assommoir de Zola : on ne voit pas des personnes émaciées qui meurent de faim, mais des gens qui n’ont pas


AUJOURD’HUI // LA DICTATURE DE L’ÉMOTION

l’air dans le besoin. On se dit qu’ils vont toucher une allocation, retrouver du boulot, alors que, dans certaines branches, perdre son travail, c’est la fin du monde. Pour que de telles situations suscitent de l’émotion, cela implique un raisonnement. Il faut se défaire de l’idée que nous vivons dans des sociétés modernes, des univers protégés, où tout ça n’est pas si grave. La société a pourtant pris conscience du caractère essentiel de ces métiers lors du premier confinement… À l’époque, tout le monde avait peur, il y avait des morts, on ne savait pas où on allait, on se sentait très fragile, du coup la reconnaissance s’est portée sur ces gens un peu comme quand on sort d’une opération : on a envie d’embrasser le médecin et après on passe à autre chose ! On peut considérer une infirmière comme une héroïne et ne pas faire le lien avec une politique publique qui rogne les financements de l’hôpital. Quand il s’agit de défendre les services publics, il n’y a plus personne. Au fond, les applaudissements illustrent le caractère éphémère de l’émotion, qui dépolitise tout. En même temps, l’émotion influence les politiques publiques. N’est-ce pas ce dont témoigne le principe « un fait divers, une loi » ? Le nombre de faits divers dans les médias français télévisés suit une courbe exponentielle. Ce sont surtout des événements tragiques ou spectaculaires, comme des accidents ou des meurtres. En adoptant une lecture sensible des événements, la presse choisit entre ceux qui sont dignes d’empathie et ceux qui méritent l’opprobre public. C’est le côté simplificateur de l’émotion, qui obscurcit les débats de fond. Elle empêche la société de prendre du recul et dépossède la démocratie des outils qui sont les siens : le débat d’idées. Face à quelqu’un qui pleure, il n’y a plus rien à dire. C’est d’autant plus dommageable que le moindre emballement peut avoir un réel impact sur les politiques publiques, surtout avec les dirigeants d’aujourd’hui, qui gouvernent en surveillant les tendances sur les réseaux sociaux. Le fait qu’on en soit là traduit une vraie régression de l’humanité. Le stade émotionnel est presque primitif. Quelle « stratégie » politique derrière les larmes des gouvernants ? C’est une façon de recréer de la proximité, en effaçant les frontières entre public et privé. Mais ça peut aussi être le paravent de l’impuissance. Pour les dirigeants politiques, l’émotion est une manière de cacher qu’ils ont les mains sur le tableau de bord. La larme est le propre de responsables politiques qui ont renoncé à changer le monde. Le règne de l’émotion, c’est le suicide de la politique. Propos recueillis par Marion Rousset.


voir Douce nuit, sainte nuit ? Quand elle est de Noël, c’est un espoir pour le monde. Pourtant, la nuit est multiple, accueillante pour les uns, terrifiante pour les autres. C’est le refuge des amants, mais elle peut être propice aux pires turpitudes et aux attaques feutrées. L’on y dort en toute quiétude ou l’on y veille, fébrile. David Brouzet nous emporte dans la ronde de nos nuits. Chut !!! Kaboul. Nous avons tous été saisis d’horreur quand les talibans ont pris la capitale afghane. Ce retour à l’obscurantisme le plus absolu déchire le cœur et la raison. Oriane Zerah, qui vit et travaille en Afghanistan, a assisté, impuissante, au débarquement des talibans. Ses photos valent mille mots, parce qu’en plus de documenter l’horreur, elle sait débusquer la petite flamme de l’espérance qui naît dans la résistance. À tous ceux – car ce sont souvent des hommes – qui ricanent en soulignant que les artistes hommes ont marqué l’histoire des arts, contrairement aux femmes, nous ne nous donnerons pas la peine de répondre. Si les raisons de l’invisibilité des femmes les intéressaient un tant soit peu, ils ravaleraient leurs sarcasmes. Jean-François Bouthors a choisi cinq artistes dont la puissance des œuvres démontre, mieux que des mots, que le talent n’a pas de sexe.


La Nuit

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche La veille de la bataille du pont Milvius qui l’opposa en 312 à son rival Maxence, Constantin vit dans un rêve une croix dans le ciel. Il entendit une voix lui annoncer : « In hoc signo vinces » (« Par ce signe, tu vaincras »). Vainqueur, Constantin se convertit au christianisme. Piero della Francesca fait preuve d’une maîtrise de la lumière alors sans précédent. La clarté surnaturelle émanant de l’ange illumine l’empereur endormi sous sa tente et découpe la surface de la fresque en strictes formes géométriques. Les effets de contre-jour renforcent l’intensité dramatique de la scène.

Le Songe de Constantin Piero della Francesca, 1458-1466, Arezzo, basilique San Francesco.

II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


La nuit est profondément ambivalente. L’Antiquité lui accordait une puissance redoutable : selon Hésiode, Nyx (l’Obscurité primordiale) portait dans ses bras deux enfants endormis, Hypnos (le Sommeil) et Thanatos (la Mort)… Mais la nuit invite aussi au repos et au recueillement. Ainsi, la nuit de Noël fera renaître l’amour et l’espérance. À la Renaissance, pour des raisons formelles et symboliques, elle fut célébrée par les artistes. Elle a suscité plus récemment les audaces les plus poétiques : « Tout ce qui nous inspire n’a-t-il pas les couleurs de la Nuit ? » Novalis, Hymnes à la Nuit (1800).

L’Adoration des bergers, dit aussi La Nuit Antonio Allegri da Correggio dit Le Corrège, 1522-1530, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister. © akg-images

La Notte fut commandée par Alberto Pratonieri pour la chapelle familiale de la Nativité dans la basilique San Prospero de Reggio d’Émilie. Le Corrège lui livra l’un des sommets de l’art du clair-obscur, un tableau tout en contrastes. En cette nuit de Noël, l’Enfant Jésus est la Lumière du monde qui éclaire d’humbles bergers qu’une étoile a guidés jusqu’à la crèche. Marie, irradiée, adore le Sauveur. Des anges tourbillonnants descendus du ciel clament la gloire de Dieu au plus haut des cieux.

Par David Brouzet


La Nuit

La Nuit Michel-Ange, 1526-1531, ­Florence, basilique San Lorenzo, Sagrestia Nuova.

IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

La Nuit de Battista Dossi est une femme endormie sous la lune, que, le matin venu, un coq éveillera de son chant. Elle est veillée par une chouette et par un homme barbu avec un flabellum de plumes personnifiant le Sommeil. Dossi a transposé un passage des Métamorphoses d’Ovide, pour qui la Nuit était mère des Furies. Les monstres, le château en flammes à l’horizon, l’atmosphère infernale associée à la nuit sont inspirés par les tableaux de Jérôme Bosch qui se trouvaient alors à Venise.


Quatre allégories, La Nuit, Le Jour, L’Aurore et Le Crépuscule ornent les tombeaux de Julien et Laurent de Médicis. Les sculptures de MichelAnge eurent un succès immense et exercèrent une influence profonde et durable. Les cheveux longs noués en tresses, les yeux clos, La Nuit porte un diadème orné d’un croissant et d’une étoile. La figure est dotée d’attributs : la chouette – oiseau nocturne – et la guirlande de pavots, associée à la fécondité et au sommeil. Le masque, peut-être un autoportrait de Michel-Ange, est un symbole du rêve ou bien encore de la mort, comprise comme le sommeil du corps en attente de la Résurrection.

La Nuit, dit aussi Le Rêve Battista Dossi, 1544, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022- V


La Nuit

La Ronde de nuit Rembrandt, 1642, Amsterdam, Rijksmuseum.

La Ronde de nuit, l’un des plus célèbres nocturnes de la peinture hollandaise, est en réalité un tableau diurne auquel le vieillissement et l’encrassement avaient conféré un aspect sombre. Il montre une compagnie de la milice bourgeoise des mousquetaires d’Amsterdam, commandée par Frans Banning Cocq, sortant en armes à la lumière du jour. Cette « fausse nuit » est aussi une œuvre d’une intimité poignante : le tableau fut peint l’année de la mort de Saskia, la première épouse de Rembrandt, qui a donné ses traits à la jeune fille tenant un poulet mort, signe de défaite de l’adversaire. VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

CH22 II-IX La Nuit OKP OKS OKC.indd 6

13/12/2021 15:20


La Nuit, dit aussi Le Sommeil Charles Le Brun, 1658-1660, château de Vaux-leVicomte, cabinet des Jeux. © Jean-Pol Grandmont

Nocturne in Black and Gold, the Falling Rocket James Abbott Mc Neill Whistler, 1875, Détroit, Detroit Institute of Arts.

Whistler, fidèle à la théorie esthétique de Théophile Gautier de l’art pour l’art, estimait qu’une œuvre d’art ne devait exister que pour elle-même. Dans une sorte d’intuition de l’art abstrait, il voulait ainsi « orienter l’attention à l’égard de [son] œuvre seule, déliant la peinture de toute sorte de curiosité qui aurait pu autrement se diriger vers elle. Il s’agit avant tout d’un arrangement de lignes, de formes et de couleurs ». Ainsi se présente la nuit magique de Whistler, mélange précieux et onirique de tons d’or et d’infinies nuances de bleu.

Au château de Vaux-le-Vicomte, chez Nicolas Fouquet, La Nuit de Charles Le Brun, belle figure sensuelle abandonnée au sommeil, orne le cabinet des Jeux. La peinture fut vantée par Jean de La Fontaine, dont Fouquet était également le protecteur, dans Le Songe de Vaux. Et le poète de rivaliser avec le peintre : « Voyez l’autre plafond où la Nuit est tracée ; / […] Par de calmes vapeurs mollement soutenue, / La tête sur son bras, et son bras sur la nue, / Laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas : / […] Qu’elle est belle à mes yeux cette Nuit endormie ! »


La Nuit Dans une lettre à sa sœur Wilhelmina, Van Gogh a exprimé sa détermination à peindre des nocturnes : « Je veux maintenant absolument peindre un ciel étoilé. Souvent il me semble que la nuit est encore plus richement colorée que le jour, coloré des violets, des bleus et des verts les plus intenses. » Le tableau a été peint à Arles. Van Gogh a capté les reflets de l’éclairage au gaz sur l’eau bleue miroitante du Rhône. Le ciel est illuminé par la constellation de la Grande Ourse. Au premier plan, deux amoureux flânent sur les bords du fleuve.

Nighthawks Edward Hopper, 1942, Chicago, Art Institute of Chicago.

VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


La Nuit étoilée Quatre personnes sont assises dans un diner du centre-ville, tard dans la nuit. Nighthawks aurait été inspiré à Hopper par Les Tueurs, une nouvelle d’Hemingway dans laquelle deux hommes attendent en vain leur victime dans un bar. Ce texte fut publié en 1927 par la revue Scribner’s Magazine, pour laquelle Edward Hopper travaillait en tant qu’illustrateur. Au-delà du sujet, la nuit d’Hopper révèle avant tout la solitude et l’aliénation de l’individu dans la société américaine.

Vincent Van Gogh, 1888, Paris, musée d’Orsay.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022- IX


X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

année zéro

Kaboul

Kaboul, année zéro


Texte et photos : Oriane Zerah LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - XI


Kaboul, année zéro Quatre mois se sont écoulés depuis la chute de Kaboul et la prise de pouvoir par les talibans. L’Afghanistan, qui était déjà l’un des pays les plus pauvres au monde, fait face à une crise humanitaire sans pareille. Le peuple est épuisé, le gouvernement dépassé, et la communauté internationale s’interroge mais tarde à agir. Parmi les victimes, les femmes et les enfants sont le plus durement touchés.

H

eureusement que, pour passer le temps, ­Dunya peut s’adonner à sa passion : le dessin. Privée d’éducation comme des centaines de milliers d’autres jeunes filles afghanes âgées de plus de 12 ans, Dunya, 17 ans, commence à trouver le temps long. Originaire de la province de ­Farah, elle s’est installée à Kaboul il y a quatre ans car le niveau d’étude y est réputé meilleur. Depuis trois mois, elle a l’impression que sa vie a été mise sur pause : elle ne peut plus aller à l’école, et le centre d’art dans lequel elle étudiait a fermé ses portes par peur de r­ eprésailles des talibans. « Le jour où ils sont arrivés, tous mes rêves se sont écroulés  », ­déclare-t-elle en feuilletant un de ses carnets de croquis. Ses dessins sont empreints de mélancolie et de violence. Pendant deux mois, la jeune fille est restée cloîtrée. Puis, elle s’est décidée à affronter sa peur et a recommencé à sortir. « Je vais faire un tour tous les jours, mais ce n’est pas comme avant. Rien n’est comme avant depuis que les talibans ont pris XII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

Kaboul », regrette-t-elle avec un sourire las. La prise de Kaboul par les tali­ bans le 15 août dernier a sonné le glas de la République islamique d’Afghanistan, aussitôt rebaptisée Émirat islamique d’Afghanistan. Elle a plongé la capitale dans la stupéfaction. Nul ne s’attendait à ce que la ville phare tombe aussi rapidement sous le joug des insurgés. Une peur panique a envahi la métro­pole, poussant des milliers de gens à se rendre à l’aéroport dans l’espoir d’une évacuation. Plus de trois mois se sont écoulés depuis les terribles scènes de chaos dont le monde entier a été témoin. Si, durant les premières semaines, les nouveaux maîtres du pays ont célébré leur victoire, l’heure n’est plus aux réjouissances. Le changement brutal de régime a eu des répercussions immédiates sur une économie déjà extrêmement faible et fragilisée par les conditions sécuritaires, une sécheresse dévastatrice et l’épidémie de Covid-19. De nombreuses personnes se sont retrouvées au chômage, et celles employées dans le secteur

Ouverture : Namatulla Haqani est originaire de la province du Logar. À 12 ans, il a rejoint les talibans. Il est arrivé à Kaboul le 15 août lorsque ceux-ci ont pris la capitale. Ci-dessus : Dunya s’adonne à sa passion, le dessin. À droite, en haut : Patrouille talibane dans les rues de Kaboul. À droite, en bas : Devant l’ambassade des États-Unis, des talibans fraîchement débarqués à Kaboul viennent acheter des drapeaux de l’Émirat islamique, des pins, ou des bandeaux.


LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - XIII


Kaboul, année zéro public n’ont pas reçu leur salaire depuis des mois. Quant aux femmes, elles ont été dès le début évincées de la ­société, et nombre d’entre elles se sont vu refuser le droit de ­travailler. Dans les semaines qui ont suivi la chute de Kaboul, peu nombreuses étaient celles qui se hasar­daient dans les rues de la capitale. Au fil des jours elles se sont enhardies, et ont recommencé à sortir. La

plupart ont cependant changé leurs habitudes vestimentaires. Certaines portent la burqa – les talibans l’avaient rendu obligatoire lors de leur précédent règne, pas cette fois –, quand d’autres ont a­ dopté l’abaya, une longue tunique noire descendant jusqu’aux chevilles qui recouvre les vêtements. Mais certaines mettent un point d’honneur à porter des couleurs vives. Pour elles c’est un acte de résistance.

XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

Gul Pari, elle, fait partie de celles qui ont pu reprendre leur travail. Elle est infirmière en chef dans l’un des services de l’hôpital français pour les enfants. Mais, pour elle également, les choses ont changé. Une petite fille de 11 ans a été récemment hospitalisée. Son père, un taliban d’une cinquantaine d’années, marmonnait une prière chaque fois qu’il s’adressait à elle, parce qu’elle est une femme, puis il a ­demandé


qu’un rideau soit placé entre eux deux afin qu’il ne puisse pas la voir quand il lui parlait. Les infirmiers n’étaient pas autorisés à entrer dans la chambre de sa fille, seules les infirmières en avaient le droit. Si une partie de la population, usée par les années de guerre, avait voulu voir dans l’arrivée des talibans une promesse de paix et d’accalmie due à l’arrêt des combats, elle déchante déjà. Les

attaques à répétition perpétrées par Daech, la famine qui menace, l’absence de mesures prises par le gouvernement, le ralentissement de l’aide humanitaire, dont le pays est dépendant, et le gel des avoirs par la communauté internationale font craindre le pire pour un pays en souffrance depuis plus de quarante ans.

À gauche : Des femmes se réunissent dans un jardin de Kaboul après avoir manifesté pour leurs droits. À droite : Des Afghanes vêtues de la burqa espèrent des dons de pain devant une boulangerie de Kaboul. La majorité d’entre elles viennent ici tous les jours et attendent parfois trois heures pour une miche de pain – qui coûte 10 afghanis (0,09 euro).

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - XV


Femmes

XVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


Longtemps, l’art a été essentiellement une histoire d’hommes. Ce qui ne veut pas dire que les femmes ne peignaient pas, ne sculptaient pas, ne composaient pas, n’écrivaient pas. Mais, à de rares exceptions près, elles restaient invisibles, inaudibles, non lues. Le meilleur service qu’on puisse leur rendre, ce n’est pas de les considérer à partir d’un statut de victime, mais pour la force et la beauté de leurs œuvres. La preuve par cinq… Par Jean-François Bouthors

L

Marinette Cueco

e LAAC (Lieu d’art et action contemporaine) de Dunkerque lui consacre jusqu’au 5 mars prochain une exposition personnelle : « L’Ordre naturel des choses », et elle est représentée, à Paris, par la galerie Univer. Ses herbiers, ses entrelacs, ses pelotes, ses « écritures » sur ardoises avec des végétaux tressés sont d’une délicatesse rare. Née en 1934 dans une petite commune de Corrèze, en bord de Dordogne, elle travaille avec ce qu’elle ramasse : herbes, pétales, tiges, épluchures, cailloux, terre… Rien n’est choisi au hasard. Elle tisse, tresse, assemble le « naturel » à la manière de ce que faisaient naguère les femmes chez elles avec le fil et le tissu, brodant, raccommodant et rapiéçant. Marinette Cueco s’immerge dans le végétal et « par des gestes archaïques ou rudimentaires » – ce sont ses mots –, des gestes très simples dans leur principe, elle nous en livre la puissance intérieure. Son art est une manière d’être, une relation aux

choses, à leur matière, à leur fragilité, mais aussi à leur permanence. Comme le note Évelyne Artaud, commissaire de l’exposition du LAAC, le travail de Marinette Cueco est une affaire de gravité. Celle de l’artiste face à l’impossibilité de restituer la pleine unité de la nature à partir des fragments qu’elle récolte et assemble. Impossibilité d’autant plus forte que la matière ne cesse d’évoluer avec le temps et qu’elle porte silencieusement tout ce qui l’entourait au moment où elle a été collectée. Mais gravité aussi de l’objet créé et de l’installation composée : force d’attraction qui appelle le regard, invite à la méditation, mobilise la sensibilité et l’esprit du spectateur et l’ouvre ainsi à un autre rapport au monde…

Marinette Cueco Rhododendron - Jardin de Claudine S., non daté. Herbier, 22,5 cm x 22,5 cm. Photo © Bertrand Hugues. Courtesy galerie Univer.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - XVII


VISIBLEinVISIBLE

C

Esther Ferrer

ette artiste espagnole, installée en France depuis 1970, collectionne les interrogations, dont elle fait des œuvres ou des performances, comme celle qu’elle a réalisée en février 2020 à Limoges, dont le texte et l’enregistrement ont été publiés, sous le titre Questions & réponses, par les éditions Dernier Télégramme. Tout l’art qu’elle déploie consiste à confronter l’esprit à l’inattendu.

Il y a bien sûr chez elle un goût certain pour la provocation, un sens aigu du nonsense – cette forme d’humour qui introduit un coin dans les plus solides évidences –, un net penchant pour le maniement de l’absurde. On a pu voir l’automne dernier l’ironie dont elle fait preuve lors de l’exposition « Un peu de tout mais bien ordonné », à la galerie Lara Vincy à Paris. On peut citer son (Lucio) Fontana révisé où elle referme la célèbre fente

Esther Ferrer Geste barrière : 1 m, 2020. Tirage photo couleur, image : 70 x 140 cm, encadrement : 85 x 155 cm. Édition de cinq exemplaires signés, titrés et numérotés en bas à gauche. Photo  © Gwen Le Bras. Courtesy galerie Lara Vincy, Paris.

XVIII XVIII--LES LESCAHIERS CAHIERSDU DUTÉMOIGNAGE TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CHRÉTIEN--HIVER HIVER2022 2022


réalisée par l’artiste argentin (Concetto Spaziale, Attesa, 1960) par l’adjonction d’une fermeture à glissière. Libre au spectateur d’interpréter… Le caractère pince-sans-rire d’Esther Ferrer n’a pour but que de faire éprouver autrement, plus profondément, le réel. C’est à la vie dans sa nature la plus concrète et la plus quotidienne qu’elle s’intéresse, pour nous la retourner sous des apparences subversives et néanmoins

poétiques – en dégageant ce mot de la charge éthérée dont on l’a parfois habillé. Son Geste barrière rejoint la dimension «  actionniste  » de son travail : elle démonte comme personne la contradiction d’une préconisation, certes nécessaire, qui en appelle à la solidarité face à la pandémie en instaurant une distance sur le registre de la peur. Sa poésie est donc éminemment politique…

LES LESCAHIERS CAHIERSDU DUTÉMOIGNAGE TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CHRÉTIEN--HIVER HIVER2022 2022--XIX XIX


VISIBLEinVISIBLE

Alina Szapocznikow Woltyżerka I [Voltigeuse I], 1959. Plomb, 14 × 13 × 7,5 cm. Photo Fabrice Gousset. © ADAGP, Paris. Courtesy The Estate of Alina Szapocznikow / Piotr Stanislawski / Galerie Loevenbruck, Paris / Hauser & Wirth.

C

Alina Szapocznikow

ette immense artiste avait sombré dans l’oubli. Juive polonaise, passée par le camp de Bergen Belsen, elle est venue étudier en 1948 aux Beaux-Arts de Paris, où elle a fait la connaissance de César, avant de repartir en Pologne au début des années 1950. En 1963, elle s’installe définitivement dans la capitale française, se lie à Boltanski, Annette Messager, Pierre Restany, Topor et Arrabal. Dix ans plus tard, elle est emportée par un cancer et son

XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

œuvre disparaît de la scène artistique. Pour la faire ressurgir, il faudra l’acharnement de son fils Piotr et la rencontre de ce dernier avec le jeune et talentueux galeriste parisien Hervé Loevenbruck. Le corps, la chair et sa sensualité, sa souffrance aussi, sont au centre d’un travail qui a quelque chose de baroque, voire de caravagesque. Quelques-unes de ses pièces sont visibles au musée d’Art moderne de Paris dans le cadre de l’exposition « Les Flammes. L’Âge de la céramique » jusqu’au 6 février prochain.


Alina Szapocznikow Głowa III [Tête III], 1960. Bronze à cire perdue incrusté de pierre, 25 × 21 × 22 cm. Photo Fabrice Gousset. © ADAGP, Paris. Courtesy The Estate of Alina Szapocznikow / Piotr Stanislawski / Galerie Loevenbruck, Paris / Hauser & Wirth.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - XXI


VISIBLEinVISIBLE

La Tête III de bronze qu’exposait dernièrement Hervé Loevenbruck laisse le spectateur en arrêt, presque médusé par sa présence. Elle est pourtant petite, mais ce qui l’habite et la traverse nous saisit. Sa densité, sa gravité en imposent. L’œuvre contraint à descendre en soi-même, convoquant ce que sa vibration vient toucher en nous. Elle concentre en elle tout le tragique de l’histoire ; drames passés, mais aussi à venir. Loin d’être hors du temps, elle semble porter au contraire celui de toute l’humanité. Avec sa Voltigeuse I, l’artiste donne au plomb dans lequel elle la façonne une grâce aérienne paradoxale. Par son titre au singulier, l’œuvre est une, mais on peut y voir deux silhouettes en dialogue. L’espace qu’elles dessinent, le vide qu’elles sculptent entre elles, apparaît comme celui d’une parole possible, qu’il faudrait guetter. Une parole qui ferait tenir, dans le fragile équilibre de cette double présence, celui qui voudrait la recevoir.

U

Georgia O’Keeffe

n de ses collègues étudiants lui avait prédit, en 1908, qu’elle finirait probablement professeur de peinture dans une école de filles tandis que lui deviendrait un grand peintre. Pourtant, c’est à elle, et pas à ce mufle, que le Centre Pompidou vient de consacrer une grande rétrospective. Forte d’une liberté hors du commun, elle ne laissait à personne le soin de lui dicter ce qu’elle devait faire. Pas même à celui qui l’avait révélée au public, le photographe Alfred Stieglitz, fondateur de la galerie 291 à New York, dont elle était devenue la compagne puis l’épouse. Marquée par la lecture du livre de Kandinsky Le Spirituel dans l’art, Georgia O’Keeffe peint l’énergie du monde, la poussée vitale, la tension essentielle qu’elle lit dans le sujet qu’elle choisit. C’est bien l’intention profonde des fleurs qu’elle peint en très gros plan, comme en macrophoto­graphie. Certains y virent des œuvres suggestives, d’un érotisme cru, faisant le lien avec les nus très

Georgia O’Keeffe Pelvis with the distance, 1943. Huile sur toile, 60,6 × 75,6 cm. Indianapolis Museum of Art at Newfields, États-Unis. © Indianapolis Museum of Art / Don d’Anne Marmon Greenleaf en mémoire de Caroline Marmon Fesler / Bridgeman Images © Georgia O’Keeffe Museum / ADAGP, Paris, 2021.

XXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


Georgia O’Keeffe Winter Road I, 1963. Huile sur toile, 55,9 × 45,7 cm. National Gallery of Art, Washington, DC. Don de The Georgia O’Keeffe Foundation (1995). © Board of Trustees, National Gallery of Art, Washington, DC.

directs exposés par Stieglitz en 1921, dont elle avait été le modèle publiquement assumé. Elle s’est toujours défendue de cette lecture misérablement réductrice. De même a-t-elle refusé d’être rattachée au surréalisme alors qu’il était tentant d’y associer les œuvres qu’elle composait à partir d’éléments de squelettes animaux ramassés dans le désert du Nouveau-Mexique. Des ossements qu’elle ne

voyait pas comme des symboles de mort. Ainsi, en 1943, avec Pelvis with the distance, c’est un élan de résurrection qu’elle met en scène, un éblouissement de lumière… En réalité, O’Keeffe est une contemplative dont le regard cherche l’épure, l’absolu de la couleur ou du trait, comme sur cette route d’hiver, Winter Road I, de 1963, qui rejoint la pureté du geste des plus grands peintres chinois. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - XXIII


VISIBLEinVISIBLE

Monique Frydman

C

Les Dames de nage, 1994. Pastels secs, pigments et liant sur toile de lin, 162 x 146 cm. Courtesy Bogena Galerie.

Monique Frydman

ette artiste, que présentait à Art Paris, fin septembre dernier, Bogena Galerie, avait abandonné la peinture pour le militantisme, notamment féministe, à la fin des années 1960. Elle y est revenue en 1977, puis elle a évolué vers une peinture moins attachée à la représentation qu’à l’acte même de peindre. Expérience des matériaux, de la couleur, de la temporalité du travail aussi. La résistance, l’obstacle, ce qui préserve d’aller directement à ce que l’on viserait préalablement, voire l’accident font partie pour elle du processus créateur. Peindre est affaire de surprise, de révélation, d’apparition, de rencontre avec l’œuvre qui s’élabore et se découvre peu à peu.

XXIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

Dans la série des Dames de nage, il en va même d’une disparition. Les premiers tableaux s’intitulaient Dames de Nages, du nom du lieu de naissance de l’artiste. Le « s » effacé, et la majuscule abandonnée du « N » ne se retrouvent-ils pas sous la forme de ces cordes cachées sous la toile qui semblent figurer des esquisses de corps, par le truchement du frottement des pastels sur la surface de ce qui va devenir le tableau ? Dans les interpénétrations des couleurs qui pourraient être celles d’une glèbe argileuse et d’une marne sombre – on peut aussi songer à la patine d’un bronze et à la nuit – se fait ainsi sentir une présence diffuse. Inappropriable, et pourtant bien là. À la fois immanente et transcendante. Rien d’autre que le « mystère » : ce qui se manifeste sans se dire.


Santé Qui soignera la

pédopsychiatrie ? Depuis plusieurs années, les rapports et les tribunes qui alertent sur la situation catastrophique de la pédopsychiatrie s’amoncellent. Aucune mesure suffisante n’a pourtant été prise pour sauver ce secteur, que la crise sanitaire vient éprouver un peu plus. Par Morgane Pellennec

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 75


REGARDS // QUI SOIGNERA LA PÉDOPSYCHIATRIE ?

2017

Un rapport d’information sénatorial note les « inégalités territoriales et sociales » d’accès aux soins, l’« engorgement des structures », et un pilotage qui manque de « lisibilité ». L’Inspection générale des affaires sociales évoque la « hausse continue de la demande de soins des enfants et des adolescents », la « démographie défavorable de la pédopsychiatrie » et des familles laissées « sans solution ». Un rapport d’information de l’Assemblée nationale parle d’une filière « au bord de l’implosion », et une « mission flash » sur le financement de la psychiatrie explique que la pédopsychiatrie est « particulièrement sinistrée ». Un rapport du Défenseur des droits sur la santé mentale des enfants liste à nouveau chacun de ces points et relève « l’urgence à mieux protéger la santé mentale des enfants les plus fragiles ».

2018  2019  2021

Les rapports s’empilent, la situation s’aggrave « Le principal problème, c’est le décalage entre l’explosion de la demande et la déstructuration de l’offre, résume Louis Tandonnet, chef du pôle psychiatrie de l’adolescent du centre hospitalier départemental de La Candélie, à Pont-duCasse – à quelques kilomètres d’Agen – et secrétaire général de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et disciplines associées. Quand je suis arrivé en 2014, nous étions trois pédopsychiatres et nous recevions 1 200 adolescents par an. Aujourd’hui, nous sommes 1,5 pour 1 800 patients. » Selon un rapport sénatorial de 2017 sur la psychiatrie des mineurs en France, le 76 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

nombre de mineurs vus au moins une fois dans l’année soit en hospitalisation, soit en consultation, soit en visite à domicile, a augmenté de 80 % entre 1991 et 2003. « Cette augmentation s’est poursuivie entre 2007 et 2014, à hauteur de 22 %, avant, il est vrai, de s’atténuer dans la période récente », poursuivent les auteurs. Un phénomène qui s’explique notamment par la déstigmatisation de la psychiatrie et des recours aux soins et par la prise en charge nouvelle de difficultés comme les phobies scolaires par exemple, plus que par une hausse de la prévalence des maladies mentales. Mais, depuis la pandémie, les pédopsychiatres constatent une explosion des demandes (voir encadré), notamment pour des troubles anxieux et dépressifs, mais aussi pour des troubles du développement, dus à l’absence de socialisation et à l’utilisation accrue des écrans. Parallèlement, ces médecins sont de moins en moins nombreux. Selon la cartographie interactive de la démographie médicale mise en ligne par le conseil national de l’Ordre des médecins, la France comptait 334 médecins qualifiés en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au 1er janvier 2021, dont 224 salariés – majoritairement par l’hôpital – et 33 en exercice mixte – libéral et salarié. En dix ans, ce nombre a diminué de plus de moitié. En 2011, ils étaient 880. Amandine Buffiere est pédopsychiatre et membre de la Fédération des centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), des structures médico-sociales qui proposent des consultations, des diagnostics et des soins ambulatoires aux enfants et aux adolescents qui souffrent de troubles psychiatriques. « Nous recevons des appels de centres qui nous demandent comment fonctionner en l’ab-


sence de médecins, raconte la spécialiste, qui est également directrice médicale du Centre Claude-Bernard à Paris. Ils se débrouillent parfois avec un généraliste, qui peut signer des demandes de prise en charge, mais ne peut pas faire le même travail qu’un pédopsychiatre. » Faute de médecin, l’unité de pédopsychiatrie du centre hospitalier intercommunal de Meulan-Les Mureaux, dans les Yvelines, est par exemple fermée depuis le 1er octobre. Dans certains départements, il n’y en a désormais plus aucune. En 2017, interrogé par le Sénat, Franck von Lennep, alors à la tête de la direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques, rapportait que l’âge moyen des pédopsychiatres était « élevé », « avec un grand nombre d’entre eux âgé de plus de 55 ans ». Et, tandis que les médecins partent progressivement à la retraite, la discipline peine à attirer la jeune génération. « La psychiatrie est stigmatisée et c’est une spécialité qui compte de nombreux postes vacants dans les hôpitaux. Par conséquent, on y rencontre de plus en plus de problèmes de gardes et de soins sans consentement. Ce sont des freins pour les étudiants »,

résume la professeure Gisèle Apter, praticienne hospitalière en ­pédopsychiatrie au groupe hospitalier du Havre, enseignante à la faculté de médecine de Rouen-Normandie et présidente de la Société de l’information psychiatrique. Chaque année depuis 2012, des postes d’internes restent non pourvus. Selon les données recensées par le site médical www.medshake.net, sur 532 postes, 67 sont restés vacants en 2021.

Les soignants désertent l’hôpital Et les pédopsychiatres ne sont pas les seuls à manquer. Face à des conditions de travail difficiles et de faibles rémunérations, les professions paramédicales quittent l’hôpital public. Au centre hospitalier de Thuir, seul établissement public de santé mentale du département des Pyrénées-Orientales, Frédéric Bertin, cadre supérieur du secteur ­infanto-juvénile, évoque ses problèmes de recrutement. « C’est particulièrement difficile de trouver des orthophonistes, qui, à l’hôpital, ne gagnent pas plus qu’un infirmier, malgré cinq années d’études. Ils se tournent vers le libéral, où il y a beaucoup de demandes. Cela devient aussi un

« Le principal problème, c’est le décalage entre l’explosion de la demande et la déstructuration de l’offre. » Louis Tandonnet, pédopsychiatre, secrétaire général de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et disciplines associées LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 77


78 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

Le Cri, Edvard Munch © Electa / Leemage via AFP

REGARDS // QUI SOIGNERA LA PÉDOPSYCHIATRIE ?


« Je ne pensais pas que le service public pouvait être aussi délabré. Quand j’ai signé mon contrat, j’étais heureux de me dire que j’allais pouvoir prodiguer des soins de qualité. J’ai été choqué, et déçu pour les adolescents. » Jason Arriola, infirmier psychiatrique

peu tendu avec les psychomotriciens, pour les mêmes raisons. Et nous avons désormais du mal à recruter des psychologues, pour qui la pratique en libéral devient plus facile maintenant que la Sécurité sociale prend en charge quelques séances. » En 2015, Jason Arriola a pris un poste d’infirmier à l’unité de crise pédopsychiatrique du centre hospitalier de Lanne­mezan, dans les Hautes-Pyrénées. « Nous étions trois infirmiers en roulement pour nous occuper de sept adolescents en grandes difficultés, raconte-t-il. Le climat était instable, peu sécurisé, car nous n’étions pas assez nombreux, et parfois nous n’étions que des jeunes professionnels inexpérimentés. Quand un ado entrait en crise ou qu’il devenait violent, c’était ingérable pour nous seuls, et nous devions faire appel aux renforts de l’unité adulte. L’adolescent était alors placé en isolement, parfois pour tout un week-end, jusqu’au retour du médecin le lundi. » Deux ans plus tard, il a quitté l’hôpital. Désormais, il exerce en libéral. « Je ne pensais pas que le service public pou-

vait être aussi délabré, confie-t-il. Quand j’ai signé mon contrat, j’étais heureux de me dire que j’allais pouvoir prodiguer des soins de qualité. J’ai été choqué, et déçu pour les adolescents. Dans ces services, on aide ces futurs adultes à se construire. Nous, nous étions plus sur du gardiennage que sur un véritable projet. » « C’est une donnée scientifique désormais bien établie : la mise en place de soins pédopsychiatriques permet non seulement d’améliorer la santé des familles, mais aussi de diminuer significativement la délinquance des mineurs », ajoute Louis Tandonnet. Pourtant, certains d’entre eux sont parfois laissés sans solutions, ou ajoutés à des listes d’attente très longues. Selon le rapport du Défenseur des droits, les délais d’attente pour accéder aux structures hospitalières publiques sont « excessifs » ; pour les centres d’action médico-sociale précoce et les CMPP, ils sont « exorbitants ». « Il doit y avoir cent cinquante demandes en attente sur notre liste, souffle, désespérée, Anne Enot, pédopsychiatre au LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 79


REGARDS // QUI SOIGNERA LA PÉDOPSYCHIATRIE ? centre médico-psychologique (CMP) de Moirans, en Isère. J’ose à peine regarder. En tant que médecin, je dois gérer toutes les urgences qui s’y ajoutent et recevoir toutes les sorties d’hospitalisation, donc, avec moi, ceux qui attendent n’auront jamais de rendez-vous ! De temps en temps, les deux psychologues essaient de prendre de vieilles demandes, mais l’attente est d’un à deux ans. » Depuis vingtsept ans qu’elle travaille en CMP, Anne Enot observe avec grande tristesse la déliquescence d’un système qui se noie. « La réponse des instances, c’est de nous dire : “Vous ne manquez pas de moyens, vous manquez d’organisation !” », déplore

le Dr Ramón Menéndez, pédopsychiatre, chef du service de psychiatrie infanto-­ juvénile du Centre hospitalier sud-­ francilien. On attend de nous des consultations à la chaîne, mais, pour aider nos patients, nous avons besoin de temps. Ce temps disparaît progressivement. »

Une absence de « réponse forte » Quelques bouées de sauvetage ont été envoyées par les gouvernements successifs, ne tenant que rarement compte des réalités de terrain selon l’aveu des professionnels : des structures qui viennent s’ajouter à d’autres, des plateformes, quelques budgets saupoudrés ici et là.

Le Covid-19, la goutte d’eau… Avant la pandémie, les cas de jeunes patients qui avaient fait une tentative de suicide et que nous prenions en charge étaient épisodiques. Aujourd’hui, ils sont quotidiens, au point que nous avons dû mettre en place un service d’astreinte aux urgences. Depuis la rentrée 2020, nous recevons de plus en plus d’enfants en difficulté, et la vague s’est transformée en tsunami. Le problème, c’est que nous n’avons pas les moyens de les prendre en charge correctement. Notre service de pédopsychiatrie ne dispose pas de lits d’hospitalisation, nous installons donc nos patients en pédiatrie, qui dispose de cinquante lits. Avant la crise, nous n’y envoyions pas plus de cinq jeunes et, déjà, les pédiatres alertaient. Désormais, ce nombre a été multiplié par cinq ! Hier encore, j’ai été obligée de renvoyer chez eux trois adolescents, dont deux étaient en risque suicidaire grave. Mon interne m’a dit « Moi, je les aurais hospitalisés » et je lui ai répondu qu’il avait raison, bien sûr, mais que nous n’en avions pas la possibilité. Cela n’est pas éthique de renvoyer ces adolescents chez eux, et cela n’est pas éthique non plus de nous faire exercer, nous soignants, dans des conditions qui entraînent de tels risques. J’ai 60 ans, et c’est la première fois que je me sens si peu en sécurité dans mon travail. Nous en sommes au stade où nous ne cherchons même plus de lits d’hospitalisation car nous savons que tout est plein et que tout le monde est sous l’eau. Faut-il rappeler que le suicide est la deuxième cause de mort chez les enfants et les adolescents, après les accidents ? Quand un enfant a besoin d’une réanimation, on lui trouve un lit, quitte à le transférer ailleurs, et c’est normal ! Nous, nous devons trouver d’autres solutions. On redonne des rendez-vous aux jeunes les jours suivants, on passe des heures à appeler les professionnels de terrain et à leur demander de les voir le plus régulièrement possible. Nous gérons comme nous pouvons, au prix d’un épuisement professionnel terrible. Lisa Ouss, pédopsychiatre à l’hôpital Necker-Enfants malades, à Paris.

80 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


En 2019, le gouvernement a par exemple mis en place des plateformes de coordination et d’orientation pour les familles d’enfants présentant des troubles du neurodéveloppement. L’objectif est de leur permettre d’avoir accès à des soins plus rapidement qu’en passant par les structures surchargées que sont les CMP, par exemple en étant dirigées vers les professionnels qui exercent en libéral. Un système dont la pertinence peut interroger, étant donné que, selon les régions, les libéraux sont aussi débordés ou pas assez nombreux. « Il aurait probablement été plus intéressant de financer des structures existantes comme des CMP, mais je crois que nos gouvernants estiment qu’elles ne travaillent pas suffisamment efficacement, ou pas de la bonne manière, ajoute Martine Bourlier, cheffe du service pédopsychiatrie infanto-juvénile à l’hôpital Simone-Veil, dans le Val-d’Oise, et syndiquée à l’Union syndicale de la psychiatrie (USP). On a l’impression que, pour nos dirigeants politiques, le libéral, c’est beaucoup mieux que le public. En creux, c’est une casse du service public. » Une réforme du financement de la psychiatrie va également entrer en vigueur le 1er janvier 2022. Jusqu’alors, celle-ci reposait sur une dotation annuelle, une enveloppe allouée chaque année aux établissements. Elle échappait ainsi à la tarification à l’activité, une méthode lancée en 2004 selon laquelle les hôpitaux sont rémunérés en fonction du volume de leur activité médicale et qui fait grincer quelques dents. Désormais, les dotations seront déclinées en plusieurs catégories. La principale sera une dotation populationnelle allouée aux régions, qui dépendra notamment du nombre d’habitants, du taux de pauvreté

et du taux de densité des psychiatres, et dont le but est de réduire les inégalités entre territoires. Une seconde source du financement des hôpitaux, qui représentera 15 % du total, dépendra de leur file active, donc du nombre total de patients qu’ils ont reçus au moins une fois dans l’année. « Ce principe favorise automatiquement les pratiques courtes et ponctuelles et pénalise, voire empêche à terme les prises en charge réellement thérapeutiques des personnes présentant des pathologies compliquées », s’inquiètent les psychiatres Loriane Bellahsen et Laurent Delhommeau dans un communiqué publié en mars dernier sur le site www.reformepsychiatrie.org.​

Une « perte de sens profonde » Les 27 et 28 septembre 2021, le ministère de la Santé a organisé des assises de la santé mentale et de la psychiatrie. Pour la première fois depuis longtemps, les professionnels se sont sentis considérés et écoutés. Mais les mesures annoncées à leur issue par le président Emmanuel Macron peinent à convaincre. « Insuffisantes », « emplâtre sur une jambe de bois », « goutte d’eau dans l’océan » selon les différents médecins avec qui nous avons pu nous entretenir. Dans un communiqué intercollectifs, les signataires – dont l’USP et le Syndicat des psychiatres des hôpitaux – notent « des orientations très positives ». Mais, selon eux, aucune « réponse forte » n’a été apportée aux problèmes de fond qu’énumèrent les rapports au fil des ans, comme la crise démographique des personnels ou le manque d’attractivité de la spécialité. Enfin, ils insistent sur « la nécessité de prendre en compte la perte de sens profonde que vivent aujourd’hui les acteurs de la psychiatrie dans notre pays ».

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 81


Petits frères des pauvres Bien vieillir ensemble

Nés après la guerre de l’intuition d’un aristocrate catholique, les Petits frères des pauvres se sont fait un nom dans la lutte contre l’isolement et la précarité des personnes âgées. Leur réseau de près de 14 000 bénévoles accompagne les plus de 50 ans en situation de fragilité pour se loger décemment, recréer du lien social, mais aussi exprimer leurs talents. Par Timothée de Rauglaudre


A

rrête ta rangée ! Je vais te faire un petit bonnet avec ça. » Suzanne, bénévole de 81 ans aux Petits frères des pauvres, rabroue gentiment Makou, attablée devant une montagne de laine colorée, ses aiguilles à la main. La Sénégalaise de 67 ans au regard d’un bleu profond, un foulard brun noué autour des cheveux, n’avait jamais tricoté de sa vie avant de commencer les ateliers « tricot papotage », organisés depuis six ans, deux mercredis par mois, par l’association caritative. Elles ne sont que cinq participantes en ce jour de la mi-novembre – trois fois moins qu’à l’accoutumée –, au cinquième étage du siège national, dans le 11e arrondissement de Paris, qui offre une vue prenante sur la tour Eiffel. Certaines sont en vacances, d’autres à l’hôpital, d’autres n’ont pas été vaccinées contre le Covid-19. « Nous, on l’est, prend soin de préciser Suzanne. On se protège et on protège les autres. » Makou a la mémoire des dates qui vacille. Quand est-elle arrivée en France ? Quand a-t-elle croisé pour la première fois la route de l’association ? Elle fouille dans son sac en quête de sa carte de séjour. Lorsqu’elle a immigré du Sénégal, c’était avec son mari, dont elle a divorcé depuis. « Avant, j’étais femme de ménage, mais je suis tombée malade. » C’est alors qu’elle s’est retrouvée sans domicile fixe. Jusqu’à rencontrer les Petits frères des pauvres, qui l’ont aidée à trouver un logement et à entamer les démarches pour toucher sa retraite. Rieuse, Makou ne manque jamais un

atelier tricot. « Chez moi, je mange toute seule, je ne travaille pas, je dors seule. Ici, je me sens bien. » À ses côtés, Sheela, originaire de l'île Maurice, l’encourage à persévérer dans son ouvrage. Couturière de métier, embauchée par les Petits frères des pauvres en tant que cuisinière alors qu’elle était au chômage, elle a pris sa retraite début 2020. « C’est toujours un atelier solidaire, on travaille ensemble et pour d’autres », explique la récente bénévole aux cheveux courts. Les fileuses en herbe confectionnent principalement des bonnets de petite taille qui recouvriront les bouteilles de smoothie vendues par la marque Innocent, laquelle reversera ensuite 20 centimes sur le prix du produit aux Petits frères des pauvres. Mais il y a aussi eu des chaussons pour les bébés prématurés ou des couvertures pour les maisons de retraite.

Une majorité de femmes

Marie-Jeannine, âgée de « 85 ans à l’envers », s’est prise au jeu. Elle aimerait poursuivre le tricot chez elle, mais son chat l’en empêche en venant se loger sur ses genoux. Ancienne aide-­ ménagère, elle s’est retrouvée à la rue à l’été 2016 par un concours de circonstances. C’est au Palais de la femme, dans le 11e arrondissement, à dix minutes de là, qu’elle est tombée sur le contact des Petits frères des pauvres, seule association en mesure de l’aider dans sa situation. « Toutes les structures d’accueil étaient saturées. » Elle reste un an et demi à l’hôtel social. Puis un studio. Puis un LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 83


REGARDS // PETITS FRÈRES DES PAUVRES deux-pièces. C’est là qu’elle a passé son premier confinement, une période particulièrement éprouvante pour elle, qui a toujours été active. « Vous faites vite le tour, comme un poisson dans un bocal. » Grâce aux Petits frères des pauvres, elle bénéficie d’un accompagnement psychologique gratuit. « Je n’ai pas de famille, pas d’enfants à Paris. C’est un peu ma famille, ici. » Tout en tricotant avec une concentration d’orfèvre, Marie-Jeannine et ses camarades partagent leurs tracas et leurs moments de grâce du quotidien, sous l’œil bienveillant de Suzanne. L’octo­ génaire, vêtue d’une élégante veste bleu marine aux manches retroussées et d’un foulard imprimé de roses de couleur jaune, est bénévole aux Petits frères des pauvres depuis vingt ans. En tant que travailleuse médico-sociale, elle a accompagné divers publics, avant de se retrouver responsable d’un centre de protection maternelle et infantile (PMI). « Il n’y avait que les personnes âgées que je ne connaissais pas, ça me filait vachement la trouille. Et j’avais raison. Le vieillissement, c’est la gestion des pertes. À chaque fois que vous perdez une capacité, vous cherchez des moyens pour ­compenser. » Au fil des années, elle a découvert le regard social porté sur les personnes âgées, souvent

dépréciatif, empreint d’une pitié enrobée de bienveillance. Aujourd’hui, elle est responsable de l’équipe Saint-Maur, une des deux équipes d’aide au logement à Paris. Depuis l’acquisition des nouveaux locaux en 2019, c’est au siège national qu’ont lieu la plupart des activités organisées pour rompre l’isolement des personnes accompagnées : ateliers cuisine, aide au numérique ou encore tricot. « La plupart ont été relogées, après être passées à l’hôtel social. » Certaines ont traîné des pieds avant de quitter l’hôtel. Prendre un appartement, c’est s’occuper seule des factures de gaz ou d’électricité, devenir autonome. Un grand pas à franchir. « Quand vous êtes à l’hôtel, vous connaissez les gens. En appartement, vous êtes isolés. » L’idée de l’atelier tricot est justement venue d’une personne accompagnée, afin de créer un nouvel espace de sociabilité. Un espace exclusivement féminin, sans qu’il s’agisse d’une volonté de l’association. « On avait un homme, sauf qu’il est devenu chauffeur de bus… Tant mieux pour lui ! » Plus largement, les femmes représentent 64 % des bénéficiaires de l’association. Marie-Élise a appris à tricoter grâce aux Petits frères des pauvres, mais aussi à faire du théâtre ou à apprécier l’opéra

« L’accompagnement, ce n’est pas que donner à boire, à manger et un toit, c’est aussi permettre à la personne de s’exprimer et d’exprimer ses talents. » Gino, ancien musicien aidé par l'association depuis une décennie 84 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


– même si, elle le confesse, il lui arrive de partir au premier entracte, sa maladie ne lui permettant pas toujours de tenir la longueur. « Quand tu es toute seule à la maison, tu as beaucoup de soucis, ici, tu parles, ça te fait oublier. » La quasi-­ septuagénaire, coiffée d’un bonnet rose, a gagné la France en 2011 pour fuir la guerre civile en Côte d’Ivoire. Elle s’est occupée des personnes âgées en tant qu’aide à domicile jusqu’à son accident de voiture. Depuis, elle vit de l’allocation de solidarité aux personnes âgées – qui a remplacé le minimum vieillesse. Sur les 800 euros qu’elle touche chaque mois, elle en envoie 300 à ses sept enfants au Bénin. Marie-Élise est une femme pieuse, qui ne manque jamais un pèlerinage à Lourdes. Avec sa paroisse, elle s’occupe de donner la communion dans des maisons de retraite.

Fracture numérique

Les Petits frères des pauvres enseignent également à Marie-Élise les rudiments du numérique. « Je ne comprends pas bien le français. J’ai acheté un petit ordinateur portable. Quand on atteint un âge avancé, c’est compliqué de comprendre. » La fracture numérique, qui pénalise surtout les plus âgés et les plus précaires, cœur de cible des Petits frères, inquiète de plus en plus l’association. Ouverture des droits à la retraite, vaccination : le passage par la case Internet devient année après année plus indispensable. « Doctolib, c’est un autre langage. Ça participe à renforcer l’isolement », regrette Suzanne. En effet, d’après le dernier baromètre « solitude et isolement » des Petits frères des pauvres, paru en septembre, 3,6 millions des plus de 60 ans, soit un sur cinq, demeurent exclus du numérique. « Ce sont des personnes pauvres que nous accompagnons.

Petits frères des pauvres 28 maisons pour rompre l’isolement des personnes âgées. 34 714 personnes accompagnées en 2020, dont 60 % disposent de revenus inférieurs à 1 000 euros par mois. 374 équipes d’action ou groupes en développement. 13 802 bénévoles engagés. 170 748 donateurs. www.petitsfreresdespauvres.fr

Elles n’ont déjà pas les moyens de s’acheter à manger, alors un appareil numérique, encore moins. »

Inspiration divine

C’est dans ce même 11e arrondissement qu’a commencé l’aventure des Petits frères des pauvres, en 1946, au lendemain de la guerre. À l’origine, l’intuition d’un homme : Armand Marquiset Benoist de Laumont, plus connu sous le nom d’Armand Marquiset. Un « aristocrate », décrit Yann Lasnier, délégué général de l’association. Renonçant à une carrière musicale prometteuse, il s’est engagé très tôt dans le domaine de la charité. « Il a cherché sa cause, il s’est intéressé aux enfants victimes de la guerre, aux artistes en difficulté. Il a eu une inspiration divine sur les marches de Notre-Dame qui lui a enjoint de consacrer sa vie aux pauvres. » Armand Marquiset se tourne naturellement vers les autorités ecclésiastiques, qui lui suggèrent de se pencher sur le sort des « vieillards », comme on les appelle alors. « Ils vivaient à l’époque dans des taudis, il n’y avait pas de retraite. » Voilà comment naissent les Petits frères des pauvres, avec l’objectif de lutter contre l’isolement et la précarité des personnes âgées, des problématiques qui préoccupent peu les pouvoirs publics. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 85


REGARDS // PETITS FRÈRES DES PAUVRES Cet objectif, l’organisation n’en a jamais dévié, ce qui lui a permis de s’imposer dans le paysage associatif et de conserver aujourd’hui encore une « bonne santé », relève Yann Lasnier. En 2020, plus de 170 000 donateurs y sont allés de leur obole. Initialement, Armand Marquiset envisageait d’en faire une congrégation religieuse, avant que le Vatican ne le freine dans ses ardeurs. « L’association se présente comme aconfessionnelle, ce qui ne renie pas l’inspiration chrétienne, précise le délégué général. Mais nous n’avons de liens institutionnels avec aucune religion. »

Prévenir l’isolement

En 2020, l’association accompagnait près de 35 000 personnes, dont 60 % disposaient de revenus inférieurs à 1 000 euros par mois. Elle a ouvert une trentaine de « maisons », lieux de vie quotidienne ou de vacances. « On s’intéresse de plus en plus au logement alternatif, explique Yann Lasnier. Le grand truc en ce moment, c’est l’intergénérationnel, y compris en mettant des crèches à l’Ehpad. Il y a plein de choses disruptives qui vont arriver. » La crise du Covid-19 a été un « révélateur »

qui a amorcé une prise de conscience, selon lui. « Au premier confinement, la logique a été de jouer la préservation sanitaire à tout prix, y compris en arrêtant le lien social. On a compris que l’isolement social pouvait tuer, même si ça a coûté cher en vies humaines. » Au-delà de l’accompagnement des personnes déjà en situation d’isolement, l’association réfléchit aussi aux manières de le prévenir, en évitant en amont la rupture des cercles relationnels – la famille, les amis, les voisins et les associations. Une question encore peu étudiée. Une étude produite en 2017 par l’association montrait que 300 000 Français vivaient en état de « mort sociale ». Pour faire avancer leur cause, les Petits frères se méfient des fausses solutions : « Notre position, c’est que l’isolement social ne se résoudra ni par la technophilie – les coussins connectés, les robots domestiques, etc. –, ni par la marchandisation. On voit tous les jours de nouvelles start-up… dont le modèle économique est la réduction d’impôts. Notre credo, c’est que c’est par l’engagement citoyen que l’isolement social deviendra un sujet dont on se sentira tous comptables. »

« On s’intéresse de plus en plus au logement alternatif. Le grand truc en ce moment, c’est l’intergénérationnel, y compris en mettant des crèches à l’Ehpad. » Yann Lasnier, délégué général de l’association

86 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


Lieu de convivialité

À deux kilomètres du siège national, L’Étape offre un lieu de convivialité à tous ceux que les Petits frères des pauvres aident à se loger. Près de l’entrée, des bénévoles jouent au tarot avec des accueillis. Outre des jeux de société et une bibliothèque, on y trouve une cuisine, des ordinateurs et une imprimante, une douche, des lave-linge et même une salle de coiffure. La bénévole qui coupait les cheveux des personnes accompagnées a récemment rendu son tablier, explique Suzanne, qui anime l’équipe d’aide au logement. Autour de la table de la cuisine, une discussion politique animée a éclaté. Michel suggère que Brigitte Macron pourrait devenir présidente. « Elle est professeure, argumente-t-il face au scepticisme général. Il suffit de se lancer ! » « Lance-toi, toi ! » répond Martine, enveloppée dans une doudoune bleue. À L’Étape, il est rare qu’on parle politique. La dernière fois que Claire, 69 ans, a voté, c’était en 1988 – elle avait alors accordé sa voix à François Mitterrand. « Depuis, je ne vote plus. C’est toujours la même histoire. » Martine, elle, a échappé de peu à la rue. Bipolaire, cette ancienne employée d’une caisse de retraite était hospitalisée au moment où elle a contacté les Petits frères des pauvres. Après avoir passé deux ans et demi à l’hôtel social, elle vit depuis bientôt trois ans dans un appartement. « Je ne connais personne, il y a des matins où c’est dur. Alors qu’à l’hôtel il y a toujours du passage. » Incapable depuis les attentats de 2015 de se rendre au cinéma ou dans une salle de concert, Martine passe beaucoup de temps chez elle à regarder des films. Bientôt, pour Noël, elle recevra ses deux enfants, musiciens comme leur père, décédé à l’âge de 59 ans.

Un air de piano retentit tout d'un coup à L’Étape. C’est une chanson de Françoise Hardy, interprétée par un accueilli. « Oui mais moi, je vais seule, par les rues, l’âme en peine », chante Martine en rythme, un sourire aux lèvres. Assis face à elle, Mario écoute avec attention. Le percussionniste, auteur-compositeur de musique guadeloupéenne, jouera avec d’autres lors du concert qui anime le traditionnel repas de Noël. Il a rencontré les Petits frères des pauvres il y a un an et demi, après cinq ans de sans-abrisme et de toxicomanie. L’association lui a tout de suite trouvé une place en hôtel social.

« Des fleurs avant le pain »

Gino, lui aussi, a été musicien. Il a commencé dans une fanfare dans les années 1960. Grâce aux Petits frères des pauvres, qui l’accompagnent depuis une décennie, il a pu se mettre au théâtre, y compris auprès du célèbre ­Stanislas Nordey, au théâtre de La Colline. En 2016, pour le soixante-dixième anniversaire de l’association, il a même chanté sur la scène de l’Olympia. Il se souvient aussi du voyage au Maroc, deux ans plus tôt, dont témoigne une peinture accrochée au mur, représentant un Touareg se servant une tasse de thé, offerte par une association locale. « On a dormi dans le désert à la belle étoile, raconte Gino, le regard brillant. J’ai vu un fennec. » Bientôt, l’association diffusera un court-­ métrage réalisé par un accueilli, qui vient de décrocher un travail. « L’accompagnement, ce n’est pas que donner à boire, à manger et un toit, c’est aussi permettre à la personne de s’exprimer et d’exprimer ses talents. » C’est ce que synthétise le slogan historique de l’association, hérité du fondateur : « Donner des fleurs avant le pain ».

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 87


REGARDS REGARDS

Fraternités

Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché

France – Des logements pour les cabossés de la vie Dispositif lancé en 1997, les Pensions de famille répondent au désir de plusieurs milliers de personnes aux parcours difficiles pour qui le logement social classique est inaccessible. « Les Pensions de famille sont une solution de logement pérenne et non d’hébergement ponctuel renouvelable. Si la personne le souhaite, elle peut y vivre toute son existence, indique Patrick Chassignet, qui suit ce programme pour la Fondation Abbé-Pierre, un des acteurs majeurs du secteur. Chaque lieu propose une vingtaine de petits appartements, type T1, et des espaces partagés – grande cuisine, salon, jardin –, pour vivre chez soi quand on le veut et pouvoir partager des moments avec les voisins. » Chaque pensionnaire paye en fonction de ses ressources, souvent des minima sociaux. Un binôme de professionnels, rémunérés par l’État, veille à ce que tout se passe bien. « La Fondation aide au financement de la construction avec le bailleur social, à l’équipement des locaux – installation d’ascenseurs – et propose des extras, comme des temps de vacances », explique M. Chassignet. entree-de-secours.fr ou Fondation Abbé-Pierre, 01 55 56 37 00

Montreuil – Des légumes pour tous Trois à quatre fois par semaine, le camion des « bons petits légumes » vient de Montreuil (Seine-Saint-Denis) faire le plein au Marché de Rungis. Des cagettes entières de légumes invendus ou abîmés, plus quelques fromages ou des pâtes repartent aussitôt pour être distribués par plusieurs structures de solidarité de la ville. Proposés à un prix libre – autour d’un euro la cagette –, des produits frais, souvent bio, font le bonheur de beaucoup de familles nécessiteuses ou de cantines solidaires. Parmi 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

ces lieux, la Maison ouverte animée par la Mission populaire évangélique, qui a accueilli le projet à ses débuts. L’association Les bons petits légumes gère le camion, acquis grâce à des subventions, qu’elle loue à l’occasion pour des déménagements, ce qui permet de payer l’assurance, le carburant et les droits d’entrée au Marché. Une vingtaine de militants, souvent jeunes, font tourner ce dispositif au service de tout le milieu associatif montreuillois. lesbonspetitslegumes@gmail.com


Afrique – Cantines et circuits courts L’absence d’une restauration de qualité et accessible fait partie des freins à la scolarité dans nombre de pays d’Afrique. Au Sénégal, pour alimenter les établissements dans le département du Rufisque, une cuisine centrale associative travaille avec les producteurs de fruits et légumes locaux, réduisant ainsi les coûts de transport. Cogérée par une association de parents d’élèves et les collectivités locales, elle propose des repas équilibrés, dont les familles n’assurent qu’un tiers du financement. Le projet, créateur d’emplois, permet aussi une éducation à la consommation, en luttant contre la

surcuisson des légumes et l’utilisation excessive d’huile. Au Bénin, un dispositif analogue vise à diminuer les importations de produits pour nourrir les écoliers. Une centrale d’achat de produits locaux (maïs, riz, manioc, œufs, fruits et jus, lait de soja…) approvisionne dix-huit collèges de Cotonou, la plus grande ville du pays. L’organisation paysanne qui la fournit propose également des formations aux producteurs sur des pratiques agroécologiques. En France, le Comité français pour la solidarité internationale soutient ces deux projets. cfsi.asso.fr ou 01 44 83 88 50

Numérique – Une plateforme de dons pour tous En octobre 2021 a été lancée la première plate-forme de don universel pour les particuliers et les entreprises. Lobol, en référence à l’obole de la veuve dans l’Évangile (Mc 12, 38-44), permet de créditer des sommes, à partir d’un euro, sur un compte. Le site propose une liste de structures à but non lucratif engagées dans quatre domaines : l’éducation, l’environnement, la solidarité et la recherche scientifique et médicale. On peut ainsi soutenir une association féministe, des moniales dominicaines, un chœur d’enfants ou une structure qui promeut l’inclusion des handicapés par l’art. « Souvent les citoyens généreux n’ont pas le temps de chercher à qui et comment donner, explique le créateur du site, Alain Moy. Avec Lobol, on donne quand on peut et il est possible de s’informer sur les destinataires avant de choisir. » Toutes les initiatives à soutenir sont éligibles au mécénat d’entreprise. En janvier, le site permettra la mise en place d’un dépôt régulier automatisé. Le don est totalement gratuit, la société éditrice du site se rémunère en gardant 5 % des sommes acquises par les structures bénéficiaires. lobol.fr ou 06 86 46 22 54

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 89


© DRFP / Leemage via AFP

GRAND ENTRETIEN // LA DIVERSITÉ, CLÉ DE L’AVENIR

90 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


La diversité, clé de l’avenir Pour le paléoanthropologue Pascal Picq, si notre société veut s’adapter aux changements rapides du monde dans lequel nous vivons, elle doit produire de la diversité plutôt que de se crisper sur la défense des acquis.

Témoignage chrétien – Qu’est-ce que la paléoanthropologie nous dit de la France ? Pascal Picq – Notre pays, comme presque toute l’Europe continentale, est un pays très lamarckien, un pays qui se conduit grosso modo selon le modèle défini par Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829). Notre culture est celle des ingénieurs. Nous sommes habités par la conviction que nous sommes capables de transformer le monde et de l’adapter grâce à la technique et à une créativité qui est plutôt réactive – c’est-à-dire qui vise à répondre aux défis que nous imposent le marché ou l’environnement – et orientée vers l’idée de progrès. Nous sommes parfaitement capables de réagir à ce qui vient solliciter fortement notre capacité d’inventer des solutions, ou pour développer ce qui existe déjà. Mais cela ne permet pas d’identifier ce qui est émergent, ce qui n’est pas un phénomène majoritaire, ce que l’on appelle les signaux faibles. Voilà pourquoi l’Europe continentale n’a pas répondu au défi du numérique et accuse un énorme retard dans ce domaine. Par opposition, il y a donc une autre approche possible… Dans le modèle de l’évolution décrit par Charles Darwin (1809-1882), il ne s’agit pas de trouver des solutions qui vont immédiatement répondre à des enjeux ou s’inscrire dans une vision déterminée de l’avenir. Ce modèle fonctionne en trois temps. Un : produire de la diversité ; deux : sélectionner en fonction des enjeux, des attentes ; trois : développer. On invente beaucoup, mais les inventions ne

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 91


GRAND ENTRETIEN // LA DIVERSITÉ, CLÉ DE L’AVENIR

deviennent des innovations qu’à partir du moment où elles sont mobilisées par l’entreprise, par le marché, par la société… On procède par essais/erreurs et l’échec n’est pas rédhibitoire. Beaucoup pensent que le darwinisme, c’est la sélection. C’est une vision caricaturale qui domine dans notre système scolaire, orienté vers la sélection des meilleurs – aux autres de se débrouiller. Mais l’algorithme darwinien vise à produire des idées, des caractères multiples, de la diversité : nos gènes ne mutent pas en fonction d’un objectif déterminé. Cette diversité permet les adaptations. On peut regarder la crise du Covid-19 à travers le prisme de la sélection naturelle : les entreprises qui étaient engagées dans la transformation numérique, dans la responsabilité sociale et environnementale et dans les vraies stratégies d’innovation – plus ou moins vertes – sont déjà les grandes bénéficiaires du monde dans lequel nous entrons. Celles qui étaient polarisées sur les courants majeurs tels qu’on les avait appréhendés dans le passé sont en difficulté. Les entreprises centenaires qui restent dans la course sont celles qui changent quand cela va bien et non celles qui campent sur leurs acquis. Mais, chez nous, aussi bien dans les entreprises que dans le monde syndical ou dans le social, ce qui domine, c’est une culture cumulative : on additionne les acquis, et ils ne doivent pas être remis en cause. Vous écrivez que la France se caractérise par une aversion au changement. Nous sommes une société très hiérarchique. Notre pays adore les classements : les meilleurs lycées, les meilleurs hôpitaux, les classements des écoles d’ingénieurs ou de commerce, le classement de l’Ena… Je ne mets pas en doute la qualité des personnes, mais le fait qu’elles sont enfermées dans un schéma presque monolithique. Elles ne voient pas la réalité qui n’entre pas dans leur cadre. Dans une société qui fonctionne par cooptation – ou par népotisme –, dès lors que le monde change par rapport à la vision qu’ont en commun ceux qui décident, il est difficile de savoir comment faire face au changement. Dans un monde qui mute rapidement, il faut au contraire de la diversité. À partir des travaux des éthologues sur les grands singes, vous opposez le modèle macaque au modèle chimpanzé. Ne peut-il pas y avoir de juste milieu ? On ne peut pas mettre un peu de macaques et un peu de chimpanzés. Quand on veut intégrer des start-up dans de grandes entreprises, cela ne marche pas. Le formatage des hauts cadres – même si ce sont des gens dotés de grandes q ­ ualités – ne s’accorde pas avec la manière de fonctionner des petites structures, où les gens sont plus autonomes, où les responsabilités sont mouvantes en fonction des projets qu’on développe, où l’on dissocie le statut des compétences. Il peut y avoir des modèles hybrides, plus chimpanzés ou plus macaques, en fonction de

92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


De la physique aux théories de l’évolution Rien ne prédestinait Pascal Picq, né en 1954 dans une famille modeste, à devenir paléoanthropologue. Il visait une carrière d’ingénieur, mais, dit-il, « en classe préparatoire, j’ai découvert le monde de Bourdieu [NdA : la reproduction sociale des élites] avant de connaître Bourdieu ». Il s’oriente alors vers l’université et la physique des matériaux. À l’approche de la thèse, Picq constate avec surprise que sont proposés aux physiciens des certificats « exotiques » : paléontologie des vertébrés et paléontologie humaine. Il rencontre alors Bernard Vandermeersch, spécialiste de Néandertal dont les travaux bousculent la discipline, avec qui travaille Yves Coppens, qui sera l’un des « pères » de Lucy, australopithèque âgée de quelque trois millions d’années. Pascal Picq convainc Vandermeersch de le prendre dans son équipe. Il devient spécialiste de la biomécanique craniofaciale, mobilisant pour cela les ressources de l’informatique. Après quoi il part aux États-Unis travailler à l’université Duke, vivier d’excellents spécialistes de la théorie de l’évolution. Les travaux des éthologues, notamment Jane Goodall, Dian Fossey, Birutė Galdikas et quelques autres, qui observent sur le terrain les comportements des grands singes, commencent alors à être pris en compte. De retour à Paris, il rejoint Yves Coppens au Collège de France en 1991. L’un des aspects de son travail consiste désormais à reconstituer l’ancêtre commun des hommes et des chimpanzés, que l’on date aux environs de six millions d’années avant l’ère commune. Les livres de vulgarisation qu’il publie, notamment pour la jeunesse, le font connaître dans le monde économique et social, qui le sollicite autour des questions de l’évolution et de l’adaptation. Ce qui le conduira à publier Un paléoanthropologue dans l’entreprise (Éditions Eyrolles, 2001). Parmi ses derniers livres, on peut aussi citer : L’Intelligence artificielle et les Chimpanzés du futur (Odile Jacob, 2019), Et l’évolution créa la femme (Odile Jacob, 2020), et enfin S’adapter ou périr. Covid-19, faire front, dialogue avec Denis Lafay (L’Aube, 2021). J.-F. B. l’environnement, mais en général ce ne sont pas les mêmes personnes qui sont à l’œuvre. Pour développer des vaccins à ARN messager, il faut être plus chimpanzé. Dans l’industrie du médicament générique, il s’agit d’être efficace avec ce qui existe déjà et donc il est opportun d’être macaque. Le Covid-19 vient donc nous bousculer. Il y a deux grandes causes au changement de l’environnement d’une société. L’une est un facteur externe qui vient bousculer les situations qui étaient bloquées. L’éruption du volcan Tambora a provoqué, en 1816, une « année sans été » et a conduit les États à s’impliquer massivement, pour la première fois, dans l’assistance sociale – ce qui était auparavant du ressort des congrégations religieuses. La pandémie a provoqué un saut en matière de recours au télétravail et

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 93


GRAND ENTRETIEN // LA DIVERSITÉ, CLÉ DE L’AVENIR

une implication jamais vue dans toute l’histoire de l’humanité pour maintenir l’outil de production et la capacité de rebondir des entreprises – d’où la reprise économique aujourd’hui. On a basculé dans un nouveau modèle. L’autre cause est moins connue, c’est le succès d’un modèle de société, d’une entreprise, d’une technologie. Lorsque Steve Jobs présente l’iPhone, en 2007, il annonce une percée révolutionnaire. De fait, la création de l’iPhone a changé le monde. La terre est redevenue plate – comme il y a dix mille ans avec l’invention de l’agriculture ! Nous vivons tous dans la même économie. Il y a déjà plus de cinq milliards de smartphones dans le monde. Nous sommes tous connectés ; aujourd’hui, partout dans le monde, n’importe qui peut créer une activité économique, commerciale, industrielle, de conseil, etc. C’est une révolution anthropologique majeure. Partout dans le monde, des hommes et des femmes, quel que soit leur groupe ethnique, quelle que soit leur culture, peuvent participer aux changements que nous sommes en train de connaître. Rares sont ceux qui avaient compris l’am-

Serons-nous macaques ou chimpanzés ? La pandémie de Covid-19 a été un formidable accélérateur, à l’échelle mondiale, de la pratique du télétravail. Mais il se pourrait que notre vie en soit profondément affectée. Alors que la révolution industrielle avait peu à peu séparé le lieu de travail de celui de l’habitation, le télétravail inverse le mouvement. Il pose aussi des questions considérables sur l’évolution des rapports entre hommes et femmes, et il n’est pas sûr, si l’on n’y prend garde, que ces dernières y gagnent. Derrière ces deux questions que soulève, parmi bien d’autres, cette évolution inédite, c’est tout un changement de société et de mode de vie qui pourrait avoir commencé. Une révolution anthropologique. Pour analyser ces changements et les enjeux d’adaptation qu’ils soulèvent, notamment dans le monde de l’entreprise, Pascal Picq fait intervenir, dans un livre solidement documenté et plein de surprises, ce que l’éthologie nous apprend du comportement des sociétés animales, et plus précisément ce que l’on observe chez les grands singes avec lesquels nous partageons un ancêtre commun. Allons-nous privilégier le modèle hiérarchique et conservateur des macaques, pertinent en période de stabilité, ou celui, plus innovant et plus « libéral », des chimpanzés ? Serons-nous lamarckiens, attachés à la conservation des avantages acquis, ou darwiniens, avançant par essais/erreurs pour découvrir comment nous adapter aux défis d’un avenir plein d’incertitudes ? Ce qui est sûr, c’est qu’en période de bouleversement la résilience est du côté de l’innovation et de la diversité. J.-F. B. Les Chimpanzés et le Télétravail. Vers une (r)évolution anthropologique ? Éditions Eyrolles, 256 p., 18 €

94 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


pleur du changement qui allait venir : on voyait cela comme une amélioration de nos modes de vie ordinaire, comme une facilitation de l’accès à la culture, à la consommation, avec celui aux réseaux sociaux. Mais on n’a pas vu que cela allait impliquer bien davantage, et en particulier le travail. On est loin de la fin de l’histoire qu’annonçait Francis Fukuyama en 1992, ou de la fin du travail que prédisait Jeremy Rifkin… Je ne connais pas une seule révolution technologique, dans l’histoire humaine, qui n’ait pas produit plus de travail, plus de productivité, et un accroissement démographique… Mais le choc est violent. Lorsqu’intervient un changement de cet ordre, qui bouscule une situation à laquelle une population était bien adaptée, les mieux ajustés à l’environnement sont frappés de plein fouet par le changement. On l’a vu aussi bien aux États-Unis qu’en France : les classes moyennes sont déstabilisées. Les gilets jaunes n’appartenaient pas aux couches sociales les plus pauvres. Cela provoque une bipolarisation qui peut être redoutable, entre ceux qui peuvent télétravailler, s’installer à la campagne, qui sont connectés et à l’aise avec les changements, et tous ceux qui sont dans des métiers de présentiel, de service, d’aide à la personne, qui sont soumis aux transports pendulaires entre leurs lieux de vie et de travail, qui font beaucoup de déplacements. Ces derniers ont le sentiment, et ce n’est pas seulement un sentiment, de ne pas être connectés. Ils voient se défaire le monde dans lequel ils avaient trouvé leur place et obtenu quelques avantages… Regardez le commerce aujourd’hui : d’un côté le luxe, qui ne s’est jamais aussi bien porté, de l’autre le low cost. Ce choc est évidemment source de violence potentielle. Bernard Stiegler s’inquiétait des effets de ce qu’il appelait la disruption. Comment ne pas devenir fou quand une pluralité de facteurs modifie le monde sans qu’on soit bien à même les comprendre ? Nous sommes comme les singes capucins : nous évaluons le monde en fonction des gains et des pertes. Quand il change, le réflexe, c’est de s’asseoir sur ses acquis, et comme on ne sait pas comment les choses vont changer, tout est perçu sous forme de perte, et cela produit de l’angoisse. Nous découvrons que nous n’avons ni la maîtrise de la nature, ni celle des sociétés dans lesquelles nous vivons, ni même celle des objets techniques dont nous nous servons. Pendant deux siècles, jusqu’au début du nouveau millénaire, baignés par l’idéologie du progrès, nous avons vécu dans l’illusion de cette maîtrise. Aujourd’hui, nous sommes profondément bousculés par cette plongée dans l’incertitude. C’est brutal, mais, en fait, nous vivons dans un monde… complètement normal. Dans un monde plein d’incertitude et qui change vite, ce dont nous avons besoin, c’est de diversité, pour que l’adaptation soit possible. Propos recueillis par Jean-François Bouthors.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 95


ENTRETIEN // THIERRY PECH

La démocratie à l’épreuve des faits La démocratie n’est pas faite que de principes abstraits. Sa mise en œuvre concrète soulève problèmes, questions et dilemmes. C’est sous cet angle que Thierry Pech, qui a coprésidé le comité de gouvernance de la Convention citoyenne pour le climat, a choisi d’en parler dans son dernier essai.

© DR

Votre ouvrage revient sur toute l’ingénierie mise en œuvre pour organiser la Convention citoyenne pour le climat. Vous y décrivez la démocratie comme une expérience qui répond à des questions très techniques ? Thierry Pech : On a beaucoup de grands récits, de grands discours sur la démocratie, mais l’histoire matérielle de ses instruments est très rarement faite. Or, on ne peut pas séparer les concepts fondateurs de la démocratie des problèmes très concrets auxquels on se heurte et qu’on doit surmonter quand on mène une expérimentation de ce type. Quand on fait ce récit, on mesure ce qu’est fondamentalement la vie démocratique. La démocratie est un système de valeurs qu’on s’efforce d’honorer du mieux possible, mais il existe mille chemins pour y arriver ! Ce livre n’est pas là pour présenter un mode d’emploi, mais pour donner à voir les dilemmes auxquels d’autres seront confrontés demain. Prenons l’exemple du tirage au sort : c’est l’expression de l’égalité radicale, mais comment le mettre en pratique ? Tant que la question de la représentativité se pose de manière abstraite, on a l’impression qu’il suffit de constituer une assemblée qui ressemble à la société. Mais quels

96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

sont les traits distinctifs de la société ? Sous l’Ancien Régime, c’est simple, il y a trois ordres hiérarchisés. Dans la société industrielle, ça l’est déjà moins : il faut identifier les positions des individus et leurs relations dans le système socioproductif. Aujourd’hui, c’est devenu encore plus compliqué. Pour qu’une assemblée soit représentative, faut-il respecter l’équilibre entre les différentes catégories socioprofessionnelles, entre les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux ? D’autres traits ne sont-ils pas plus pertinents, comme la distance aux centres urbains et les formes de mobilité requises ? Plus on s’approche des problèmes concrets, plus on prend conscience de la difficulté à mettre en œuvre certains principes. Vous évoquez aussi la nécessité d’informer les citoyens pour les préparer au débat. Là encore, ça semble simple… De loin, on a l’impression que ça va de soi. Mais délivrer une information pluraliste est en fait très compliqué. Respecter le pluralisme, ce n’est pas juste donner la parole à quelqu’un de gauche et quelqu’un de droite, mais transmettre des savoirs pas seulement académiques, qui recouvrent des régimes


d’intérêt différents. Il faut inviter des scientifiques, mais aussi des chefs d’entreprise, des représentants de syndicats de salariés, des acteurs de collectivités territoriales… Ensuite, se pose la question plus compliquée de leur influence sur les citoyens. La neutralité est un idéal inatteignable. Mais, pour limiter l’emprise de certains discours et que les participants puissent exercer leur jugement, mieux vaut multiplier les sources d’information. Dans le cadre de la Convention, tous les intervenants ont rempli une déclaration d’intérêt et on a installé un bureau de vérification en forme de contre-pouvoir scientifique opposable aux experts quels qu’ils soient. Enfin, ces derniers avaient pour mission de répondre aux demandes des citoyens, et rien d’autre. Toutes ces précautions montent la complexité d’une procédure qui a l’air simple. Que vous inspire l’idéal d’Habermas sur « la force sans force du meilleur argument » ? C’est un idéal-type qu’il faut poursuivre mais qui n’existe nulle part à l’état pur. Car cent cinquante personnes forment un groupe constitué de gens réels dont la nature des échanges échappe en partie au raisonnement des philosophes procéduralistes. Une discussion de gens réels, ce n’est pas un séminaire de philosophie entre personnes qui ont le même bagage, la même culture ! S’y mêlent du conformisme et de l’anticonformisme, des affects, de l’expérience, des souvenirs… L’égalité que suppose l’idéal d’Habermas dans l’accès au savoir, à la parole, aux arguments, à la maîtrise de soi et de ses émotions est très largement fictive et théorique. Dans la vraie vie, ça ne se passe pas comme ça.

Quel rôle a joué la séquence des gilets jaunes ? À chaque fois, les exercices démocratiques que sont les assemblées citoyennes naissent d’une situation sociale très chaude. Les gilets jaunes sont ainsi venus cristalliser des problèmes latents. L’écart croissant entre représentés et représentants était déjà documenté par des kilomètres de littérature, mais leur mouvement a mis en lumière un problème spécifiquement français : le gouvernement « jupitérien ». Cette façon de gouverner dans la verticale du pouvoir n’est pas propre aux dixhuit premiers mois de ce quinquennat : elle est héritée des « modernisateurs » qui pensent, depuis la fin des années 1950, que pour réformer la France il faut donner mandat aux élus et aux élites technocratiques de choisir le chemin collectif. C’est cela qu’a fait exploser en vol le mouvement des gilets jaunes, qui s’élevaient notamment contre une certaine façon de gouverner sans les Français. Ils ont acté les insuffisances du système électoral représentatif et du système de modernisation de la Ve République, en difficulté dès lors qu’il faut gérer de grands virages impliquant des changements importants dans le quotidien des gens. C’est le cas des politiques climatiques, qui, pour aboutir, doivent s’assurer d’un minimum de consensus dans la population. C’est ça qui s’est cherché dans le grand débat national comme dans la convention citoyenne pour le climat, et qui demain se cherchera dans d’autres initiatives. Notons au passage que les exercices de délibération se renforcent quand ils s’adossent à une participation de masse. On pourrait donc imaginer un grand débat et une convention portant sur le même sujet. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 97


ENTRETIEN // THIERRY PECH

Thierry Pech Directeur général du groupe de réflexion Terra Nova. Coprésident du comité de gouvernance de la Convention citoyenne pour le climat Le Parlement des citoyens. La Convention citoyenne sur le climat, Seuil, 224 p., 11,80 €

Pour revitaliser la démocratie, faut-il court-circuiter le fonctionnement des institutions représentatives ? Il y a plusieurs écoles. Certains pensent les dispositifs de participation et de délibération citoyenne comme des instruments de subversion, de contournement des institutions républicaines au profit d’une démocratie plus authentique. D’autres, parmi lesquels je me compte, estiment que ces instruments doivent être pensés dans la République et pas contre elle. On pourrait par exemple donner aux assemblées citoyennes une fonction prélégislative qui n’écraserait en rien la fonction parlementaire, dont le rôle est de voter la loi. On ne peut pas organiser de conventions tous les matins, étant donné le temps que ça prend et les moyens financiers que ça suppose, mais s’il y en avait deux à trois par mandature, on se porterait mieux. Quelle responsabilité incombe aux autorités, une fois les conclusions des assemblées citoyennes rendues ? C’est le problème du contrat entre le commanditaire et les citoyens. Dire que les propositions émises par ces derniers seront adoptées quoi qu’il arrive serait leur confier un pouvoir qui n’est pas le leur. La fonction de ces assemblées, c’est d’abord d’éclairer la décision publique, donc, si les pouvoirs publics écartent des propositions, ils doivent leur substituer des mesures aussi ambitieuses pour atteindre l’objectif qu’ils ont eux-mêmes fixé. La légitimité du futur président dépendra-t-elle de sa capacité à mettre en place des conventions citoyennes ? L’écoute est une demande pressante de beaucoup de Français. On a constitué

98 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

une communauté citoyenne avec BVA et Terra Nova pour éclairer la campagne électorale qui commence. On a demandé à ses membres d’indiquer quelles étaient selon eux les qualités attendues du prochain président ou de la prochaine présidente de la République. Certaines réponses attendues et banales décrivent le costume gaullien de la fonction : le courage, l’indépendance, etc. D’autres sont plus surprenantes : les sondés y ajoutent dans leur grande majorité une dimension de proximité et d’écoute. Les gens n’expriment pas un refus d’être gouvernés mais la demande de l’être en étant écoutés, parce qu’ils ont des choses à dire. Cette demande d’écoute et de respect oblige les gouvernants à prendre au sérieux un des contrats les plus anciens de la démocratie : l’autonomie collective. Autrement dit, il faut inventer un nouvel art de gouverner avec les Français et Françaises. Cela n’implique pas un « grand soir » institutionnel. Inutile de changer de Constitution. Cela appelle en revanche des innovations démocratiques. Ce besoin sera d’autant plus fort que les voix collectées au second tour par le prochain président ou la prochaine présidente de la République ne traduiront pas toutes une adhésion pleine et entière. Un certain nombre des personnes ayant voté pour le vainqueur enfileront à nouveau le costume d’opposant au lendemain de l’élection. Du coup, la personne élue n’aura pas forcément de majorité dans la société au moment où elle devra procéder à des réformes ambitieuses. Or, face au défi de la transition climatique, il faut construire de larges compromis dans la société. C’est ça le challenge le plus difficile aujourd’hui. Propos recueillis par Marion Rousset.


Philippe Demeestère, prophète des sans-voix Philippe Demeestère est de ces hommes qui crient dans le désert. Arrivé à Calais en 2016 comme aumônier du Secours catholique du Pas-de-Calais, il a depuis fait sienne la cause des exilés en transit vers l’Angleterre.

D

Par Agnès Willaume

epuis plusieurs décennies, le jésuite Philippe Demeestère se tient résolument aux côtés des pauvres, des perdus, des oubliés de la rue ou de nos côtes. Le 11 octobre dernier, il entamait une grève de la faim pour protester contre les violences faites aux migrants de Calais, éclairant la réflexion autour des politiques migratoires sous un nouveau jour. En pleine grève de la faim, Philippe, c’est celui qui déclare un peu gêné : « Pour être honnête, même si je suis à une minute de la mort, je dirai toujours que je vais bien ! » Son entourage aurait aimé qu’il en rajoute un peu, qu’il se montre faiblard et inquiet face aux journalistes pendant les vingt-cinq jours de cette grève de la faim qu’il qualifiait lui-même de « ludique, joyeuse et offensive ». Le prêtre est admiratif de la qualité des personnes venues à sa rencontre et touchées dans leur humanité. Et elles sont nombreuses à défiler dans l’église Saint-Pierre de Calais, qui l’abrite avec ses deux compagnons de lutte, Anaïs Vogel et Ludovic Holbein. « Nous avons des revendications modestes qui n’obligent pas le partenaire à se déculotter ! » déclarait-il à une journaliste de Libé dans les premiers jours : suspendre les expulsions des campements

pendant la trêve hivernale, comme cela se fait pour n’importe quel locataire, cesser de confisquer, voler ou détruire les affaires personnelles et tentes des exilés, et enfin ouvrir un dialogue vital entre les autorités et les associations en place non mandatées par l’État. Ces dernières voient depuis des semaines leurs interventions et distributions empêchées par les forces de l’ordre, qui n’hésitent pas à creuser des digues ou à construire des murs de pierres pour leur interdire l’accès aux campements. Dans ce combat, Philippe Demeestère a toujours pu compter sur le soutien sans faille des bénévoles locaux, très mobilisés pour venir en aide aux exilés, mais aussi de Mgr Leborgne, l’évêque d’Arras, qui n’a pas pour habitude de pratiquer la langue de bois sur la question. Dans un communiqué daté du 25 novembre 2021, les quatre évêques du Nord-Pasde-Calais s’indignent de la mort de vingtsept personnes, noyées en tentant de rejoindre l’Angleterre : « Comment penser que la fermeture des frontières et le renforcement de la sécurité puissent résoudre de façon durable cette crise migratoire ? » Dès les premiers jours de la grève, la sous-préfète est venue rendre visite aux trois militants, elle leur a fixé un LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 99


PORTRAIT // PHILIPPE DEMEESTÈRE r­endez-vous pour « discuter » de leurs revendications. Mais Philippe assume parfaitement avoir rompu le dialogue. Il a préféré au rendez-vous à la préfecture un cercle de silence en mémoire d’un jeune homme migrant mort en mer. « Il n’y a pas matière à “discussion”, un simple SMS pour dire oui ou non aurait suffi ! » C’est cette force tranquille qui le conduit avec grâce et détermination toujours plus loin dans les périphéries de la société. Anaïs et Ludo en font partie aussi d’une certaine manière. Philippe a beaucoup d’admiration pour le choix de vie de ce couple de trentenaires agnostiques qui vivent sans argent et sans allocations et sont engagés de longue date à Calais. Tous les trois se sont rencontrés à la faveur d’un atelier de gravure sur bois à la Maison du doyenné, au cours duquel, avec d’autres, ils ont gravé les noms de trois cents personnes mortes noyées au large de Calais. Avec toujours cette idée de faire mémoire… pour agir ! C’est peut-être dans cette perspective que Philippe s’était d’abord fixé pour horizon le 2 novembre, jour des défunts, pour mettre un terme à la grève qu’il a finalement interrompue le 4. Pas question pour lui de repartir dans un cercueil, il y a tant à faire ! Mais il n’a jamais tenté d’influencer Anaïs et Ludo, qui, eux, ont jeûné trente-huit jours avant de décider, face à l’inertie du gouvernement, de reprendre des forces pour pouvoir repartir sur d’autres modes d’action. « Nos horizons pourtant différents se rejoignent ici, à Calais, mais nous gardons chacun notre liberté dans ce ­combat ! » affirme Philippe, convaincu que chacun porte en lui quelque chose qui fait qu’il est libre. En ce qui le concerne, il semble avoir toujours su préserver cette liberté de vie et d’engagement, même dans la vie religieuse. 100 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

Quand on lui demande pourquoi il est devenu jésuite, Philippe sourit : « Ça doit être la grâce ! » Des sources d’inspiration, il en a trouvé plusieurs. « J’ai toujours été passionné par la démarche des kibboutz en Israël, avec cette idée de faire une place à ceux qui n’en ont pas et de les inscrire dans l’histoire », raconte ce chti pur jus, qui s’est aussi bien reconnu dans les paroles d’Ignace de Loyola, « Chercher et trouver Dieu en toute chose ». Les fameuses « réductions jésuites » du Paraguay, ces communautés qui mariaient éducation populaire et évangélisation auprès des populations indigènes, ont également nourri son désir de rejoindre la communauté. Car la vocation profonde de Philippe a toujours été de faire une place aux sans-terre. De ce point de vue, l’Amérique latine reste très inspirante encore aujourd’hui dans son chemin.

Noël dans un campement

Pendant sa grève de la faim à Calais, le prêtre s’est fait un plaisir d’étendre une large banderole avec ces paroles du pape Pie XI : « La politique est la plus haute forme de la charité », comme un pied de nez à celles et ceux qui, mépris ou indifférence, passaient sans les voir pendant ces éprouvantes semaines, à celles et ceux qui pensent que la misère des migrants n’est pas du ressort de l’Évangile, ces « chrétiens aux fesses serrées qui détournent le regard » comme il les appelle affectueusement. Ne doutant pour autant jamais de l’humanité qui sommeille en chacun, il a également écrit une lettre ouverte aux forces de l’ordre qui interviennent sur les campements : « Aujourd’hui, toujours sous couvert d’obéissance, vous-mêmes rendez possible, à Calais, la poursuite d’opérations de police inhumaines – vous le savez


© Alice Bougenot

Peut-être par peur de rajouter du mal au mal, les chrétiens sont trop prudents et la prudence devient vite complicité.

bien que c’est un sale boulot, n’est-ce pas ? –, qui vous marqueront durablement et affecteront vos relations avec votre entourage. » « Le mal-logement est devenu notre routine, aussi habituelle que la chute des feuilles d’automne », constate le jésuite, qui évoque cette grève de la faim comme similaire à la lutte de Notre-Dame-desLandes : des combats locaux très spécifiques qui réveillent en réalité toutes les questions en suspens de la société. « Il nous faut revenir à l’aujourd’hui, qui est la dimension première des pauvres et l’aujourd’hui de la Bonne Nouvelle. Les riches, eux, ont toujours le temps ! » Le plus beau, dans cette histoire, c’est peut-être que Philippe Demeestère croit dur comme fer à cette « Église sainte, catholique et apostolique » du Credo que certains rabâchent le dimanche. Parce que Jésus lui-même « va jusqu’aux enfers pour nous en tirer ». C’est l’ordinaire de la vie de tout chrétien. Pourtant, l’Église a toujours mis du temps à prendre réellement de la distance avec certaines politiques assassines. « Peut-être par peur de

rajouter du mal au mal, les chrétiens sont trop prudents et la prudence devient vite complicité », regrette l’homme d’Église. Pour tous, croyants et incroyants, le personnage est peut-être un rappel que l’Église a encore des choses à dire au monde et qu’elle ne saurait rester enfermée dans le rapport Sauvé. Aujourd’hui, Philippe appelle de ses vœux une convention citoyenne sur la situation des exilés. Parce qu’il est inconcevable d’abandonner cette question aux seuls gouvernements. Ses projets fusent. Il travaille ­d’arrache-pied pour ouvrir un lieu d’hébergement digne de ce nom pour les exilés, alors que le thermomètre est descendu bien en dessous de zéro aux premiers jours de l’hiver. Et, pour Noël, son choix est fait depuis longtemps : c’est dans un campement qu’il ira célébrer la naissance du Christ avec toutes celles et ceux qui ont à cœur de le recevoir comme il se doit. Exilés et amis dormiront sous tente pour quelque temps, dessinant ensemble les contours d’une Église nouvelle, une Église universelle.

Philippe Demeestère Jésuite, aumônier du Secours catholique à Calais. Auteur de Les pauvres nous excèdent (Bayard, 2012).

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 101


Dissidences

Dissidences Dissidences

Dissid Dissidences

Dissidences Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

DissidencesDissidences Bernard

n célèbre le bicentenaire de la naissance du cher Gustave Flaubert, né le 12 décembre 1821. La France a le génie des célébrations, ce qui permet de raviver l’hommage aux grandes œuvres, à supposer que celle de Flaubert en ait besoin. Flaubert, le boss, le patron, le taulier de la littérature moderne… À cette occasion, le Mucem de Marseille organise une exposition autour de Salammbô, héroïne du roman du même nom. Le Mucem est ce musée dévolu à la culture méditerranéenne, construit tout au bord de l’eau sur un vaste espace nu, et à demi masqué de loin par un autre édifice, la Villa Méditerranée, autre belle réalisation architecturale à laquelle on aurait pu trouver un emplacement moins encombrant et sans-gêne, mais on est à Marseille. Cette incongruité, fruit de quelques rivalités politiques locales entre la région et la ville, entre l’ancien président socialiste de région et le maire Jean-Clôde Gôdin – avé l’accent –, résume assez bien la situation marseillaise, et explique beaucoup de choses, comme par synthèse métaphorique, sur la déshérence de cette ville sublime et dévastée, la deuxième de France, en proie depuis presque toujours à la corruption, au népotisme, aux

102 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Fauconnier

La folie Flaubert

O

Dissidences

luttes d’influence mâtinées de collusions mafieuses et de petits arrangements. Parlons plutôt de Salammbô. L’exposition retrace le contexte historique et archéologique du roman de Flaubert, cette folie littéraire qui, cinq ans après la publication de Madame Bovary et son « succès de scandale », fit l’objet d’un engouement extraordinaire, une « Salammbômania » qui toucha jusqu’à la cour impériale. Dans les soirées on se déguisait en Salammbô, on reconstituait des scènes du roman, on célébrait ce monde mystérieux et mal connu de Carthage que Flaubert évoque dans cet ovni littéraire, pour certains un chef-d’œuvre, pour d’autres une pâtisserie orientale un peu indigeste. L’amoureux de Flaubert qu’est votre serviteur lit plus volontiers Salammbô par morceaux choisis que dans la continuité. En tout cas, ce monument est une puissante matière à rêves et à fantasmes archéologiques, façon péplum. Et aussi, comme tout grand roman, une méditation sur la condition humaine, la violence, la guerre, les interdits sociaux, la folie du pouvoir. « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. » Ce récit d’un amour entre la prêtresse de Tanit et Mathô, chef des mercenaires rebelles, est une orgie d’images, de sensations, de scènes stupéfiantes :


s

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences Dissidences Dissidences Dissidences

ences Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences

Dissidences Dissidences Dissidences Dissidences Dissidences

Dissidences

Dissidences

l’écriture du monstre coûta à Flaubert quatre longues années de travail. L’exposition du Mucem reconstitue assez bien cette atmosphère fiévreuse et l’héritage laissé par Salammbô dans tous les arts, peinture, sculpture, cinéma – dans des tentatives peu convaincantes –, opéra – Berlioz était pressenti, hélas ce fut Reyer… –, et même la bande dessinée ou le jeu vidéo. Peu d’œuvres peuvent se targuer d’avoir suscité pareils héritages. Flaubert, né il y a deux siècles, irrigue la modernité littéraire, bonne et mauvaise conscience d’un nombre considérable d’écrivains, dont la liste serait infinie, bien au-delà des frontières. Bien sûr il y a ses contemporains, Balzac, Stendhal, Hugo, Zola, et Maupassant, son fils spirituel, dont certains voulurent faire son fils naturel. Mais Flaubert, cloîtré comme un moine dans sa tanière de Croisset, assailli de visions comme son saint Antoine, lutteur de la langue et du style comme noyau dur de l’être, dernier refuge face à l’absurdité du monde et à cette farce qu’est l’existence, dynamite tous les genres du roman. Un hors-série du Monde en fait, dans son titre, un « romantique enragé », contresens. Il suffit de lire les mièvreries qu’échangent Emma Bovary et son futur amant, Léon, pour comprendre en quelle estime il tient ces clichés d’un romantisme dégradé

dans le sentimentalisme sirupeux… Flaubert est plutôt un romantique déçu, sauvé par le rire, et qui se soigne. Contre les illusions lyriques, le non-sens de l’histoire, les impasses du savoir et de la science. Son sujet, son obsession, sa névrose, c’est la bêtise, qui n’est pas toujours le contraire de l’intelligence, mais une donnée permanente de la destinée humaine. Bêtise des croyances, religieuses et assimilées, de la politique quand elle s’habille d’illu­ sions lyriques et de violence, de la foi dans le progrès que l’on confond trop avec la technique, des opinions, des lieux communs qui transforment la pensée en poncifs… et qui n’épargne personne, ni ses personnages, ni ses contemporains, ni sa propre personne. Et peut-être bien que nous-mêmes…

Bêtise flaubertienne

L

es périodes électorales sont un bon thermomètre de la santé de la bêtise dans nos sociétés « évoluées ». Du bon usage de Flaubert, qui luimême d’ailleurs proféra parfois quelques énormités dans sa monumentale et géniale Correspondance : sur les communards, sur les femmes, sur la politique, et même un peu sur les Juifs, bien que son antisémitisme fût plus mesuré que celui de bien LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 103


SAISONS // DISSIDENCES de ses contemporains, et dirigé surtout contre son fripon d’éditeur, Michel Lévy, « enfant d’Israël » qu’il accusait, non sans quelques raisons, de le spolier… Sans doute me voyez-vous venir. Nous n’avons pas fini d’en entendre, des âneries, jusqu’aux élections du mois d’avril. À tout seigneur tout honneur, Zemmour par exemple est un magnifique exemple de bêtise au sens flaubertien. Habile, ou demi-habile selon le mot de Pascal, sa bêtise fondamentale, profonde, irréductible, toxique, consiste à réduire des phénomènes complexes, contradictoires, mouvants, à une seule cause. Au besoin en trafiquant la réalité, ou la vérité historique. C’est la bêtise sophistiquée, qui se pare d’un peu de savoir et de beaucoup de sophismes, qui confond islamophobie et islamistophobie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, face à laquelle un public démuni et culturellement déficient, notamment en histoire, ne peut opposer que sa propre sottise, celle de la crédulité et de l’adhésion émotionnelle. C’est vieux comme le monde, en tout cas dès lors que le monde s’organisa en cités et que l’on inventa la politique. Mais le sujet est presque infini. J’imagine parfois, ces temps-ci, le rire « hénaurme » de Gustave, et une grosse colère qui le menaçait d’apoplexie, devant quelques idiosyncrasies contemporaines. Tiens, presque au hasard, le phénomène « trans ». La lutte des classes va-t-elle être effacée par la lutte des genres ? Un ami écrivain, professeur d’université, me raconte quels trésors de précautions il doit déployer pour ne pas commettre d’impairs devant certains de ses étudiants en pleine indétermination de genre, sans parler des réflexions qu’il doit éviter. Bientôt, vous pourrez risquer votre carrière sur une confusion de genre. Est-ce une mode, un coup de fièvre idéologique, ou quelque chose de plus profond qui annonce l’avènement du trans­ humanisme ? Cela révèle-t-il que la question du genre, aussi vieille que les mythes grecs et les métamorphoses d’Ovide, est en train de devenir une problématique centrale et de s’affirmer comme la pointe ultime de l’individualisme ? On ne méconnaît pas que l’indétermination est une catégorie de l’esprit, parfois même une poétique qui privilégie 104 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

l’esthétique du flou et du gazeux, et pas seulement dans le domaine du sexe et du genre. On sait aussi que pour certains, cette indétermination, comme une mauvaise farce de la nature, est une souffrance identitaire. Mais peut-être y va-t-on un peu fort. En Angleterre, une enseignante de l’université du Sussex, n’y voyez pas malice, Kathleen Stock, a démissionné sous la pression, en raison de ses positions sur le sexe et le genre. Sa faute ? Penser que le sexe biologique est une réalité naturelle, à l’opposé de ceux qui affirment que le genre prévaut sur le sexe et qu’une femme transgenre est littéralement une femme, même si elle possède encore des attributs masculins. La célébrissime auteure d’Harry Potter, J. K. Rowling, féministe déclarée et active, a récemment connu les mêmes ennuis et a même reçu des menaces de mort pour avoir ironisé, faisant semblant de chercher comment on appelle une personne qui a ses règles. « Quelqu’un peut-il m’aider ? » demandait-elle. Elle affirme qu’elle pourrait remplir tout un volume avec le tombereau d’insultes qu’elle a recueillies. Voilà où nous en sommes, et voilà la question du jour : il est désormais possible, paraît-il, grâce aux progrès de la science, de choisir le sexe de son enfant. Imaginez un peu que ce sexe ne convienne pas à l’intéressé, voilà qui promet quelques tensions futures dans les familles.

Critique

S

ouvent Flaubert eut maille à partir avec la critique. Certains de ses livres furent littéralement démolis par quelques plumes de son temps, Sainte-Beuve, que certains surnommaient SainteBave, ou Barbey d’Aurevilly. Un jour, bientôt, je vous livrerai quelques réflexions sur l’état de la critique aujourd’hui, souvent remplacée, en termes de prescriptions, par les avis des lecteurs sur certains sites de vente en ligne, comme Amazon. Ce n’est pas toujours négatif, sauf que les « jugements » sont parfois bizarres. Le livre est arrivé en retard, ou en mauvais état, et cela entre dans l’appréciation générale sur l’ouvrage. Pauvres auteurs. En ces matières aussi, le niveau monte.


Mille et une nuits au Qatar

Par Luna Vernassal LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 105


SAISONS // MILLE ET UNE NUITS AU QATAR

Pour cette nouvelle série, Luna Vernassal nous embarque dans son Qatar d’adoption. Un voyage surprenant, remuant, qui bouscule idées reçues et prêt-à-penser.

J

e suis dans la maison et d’un coup le ciel s’assombrit légèrement, fait suffisamment rare pour que je regarde par la fenêtre : non, je ne rêve pas, le soleil est bien caché derrière un nuage. Un nuage !!! Ô joie ! Attente. Ce petit jeu de cache-cache entre les nuages, rares, et le soleil, va durer encore quelques semaines avant que nous n’ayons quelques gouttes de pluie. En attendant, chacun regarde le ciel ; les enfants parlent de cette potentielle pluie comme ils attendent une nouvelle version d’un jeu vidéo. ­L’attente est parfois insoutenable. Mais quel est donc ce pays où la pluie est attendue comme on attend Noël ? Ce pays, où nous allons nous promener ensemble pendant un an au gré de ces pages, est un minuscule territoire guère plus grand que la Corse, une proéminence de sable et de cailloux accrochée à la péninsule Arabique. Bienvenue au Qatar. Allez… je vous emmène loin des stades de foot et des polémiques, à la rencontre de ce pays et de ses habitants. Vous me suivez ? Douze ans après la première descente de l’avion et les premières impressions, le Qatar est un pays que j’ai appris à aimer. La première fois où un potentiel employeur nous a parlé de cette expatriation, j’ai dû regarder la mappemonde pour y trouver cet émirat, que peu de gens savaient situer. Car, oui, à l’époque, la coupe du monde de football ne l’avait pas encore fait émerger et Doha, dans les esprits, était au mieux le siège social d’Al Jazeera. Puis j’ai cherché si je devais sortir avec une abaya – je vous en parle plus loin – ou un voile – non –, et si je ­pouvais travailler – oui. En fait, le Qatar, c’est Manhattan ou La Défense, mais posé sur du sable. Comme dans n’importe quelle ville occidentale, vous vous glissez dans votre tailleur le matin et faites une demi-heure de bouchons pour aller travailler dans une tour. 106 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

Dans ces colonnes, je vais vous donner une version différente de celle que vous proposent les médias traditionnels français. Je les connais, chaque année, ou presque, ils me contactent à l’occa­sion d’un reportage. Mais, en général, notre vie, la vraie vie ici, ne les intéresse pas : leur reportage est prêt d’avance. Les journalistes occidentaux ne viennent ici que pour mettre des images sur un texte qu’ils ont déjà écrit : soit pour gloser sur la « vie oisive et luxueuse au soleil » des expatriés et autres influenceurs de téléréalité – à Dubaï –, soit pour pointer les manquements en matière de droit du travail et de protection des travailleurs. La réalité est beaucoup plus complexe que ce que ces pseudoreportages peuvent montrer. Et, pour nous débarrasser de l’éléphant dans la pièce qui pourrait piétiner ces colonnes, disons le tout net et une bonne fois pour toutes : non, je ne parlerai ni du mythe qu’est la belle vie d’expatrié au soleil, ni des polémiques concernant les ouvriers travaillant sur les chantiers de la Coupe du monde.

Du chaud… au très chaud

Revenons à Doha. À l’heure où vous lirez ces quelques pages, vous serez, pour la plupart d’entre vous, bien au chaud dans vos intérieurs douillets et cosy, quand, à l’extérieur, le froid le disputera à la pluie. A contrario, l’automne et l’hiver sont chez nous les périodes les plus agréables. Depuis mi-­ octobre, les températures baissent enfin : nous passons sous la barre des 40 °C, ce qui nous permet de pique-niquer sur la plage, de faire des barbecues entre amis, d’assister à des concerts en extérieur et de siroter des limonades, les fameuses « lemon and mint » en terrasse. Certes, je comprendrais que vous puissiez m’envier, mais dites-vous que, quand vous, l’été dernier, vous profitiez de ces mêmes activités, certes avec du rosé ou de la bière fraîche, nous,


ici, nous étions enfermés dans nos maisons et nos bureaux surclimatisés, les températures extérieures avoisinant les 50 °C. Oui, il fait chaud. Très chaud. C’est d’ailleurs ce que nous avait dit le responsable des ressources humaines qui avait recruté mon conjoint : « Il y a deux saisons au Qatar : chaud… et très chaud. » Paradoxalement, on notera au passage que l’été est la saison où nous ressortons les petites laines et où les pharmacies mettent les produits antirhume en tête de gondole puisque c’est celle pendant laquelle, les intérieurs étant indécemment climatisés, nous attrapons froid. La période hivernale au Qatar est donc la période où tout le monde revit, ressort. C’est la période de camping et d’installation des camps. Historiquement, les Qatariens, même les plus sédentaires, bougeaient comme des Bédouins et changeaient de domicile en cours d’année. La vie au Qatar était rythmée par deux saisons : la saison de la pêche perlière – l’été – et l’hiver. En été, et ce jusque dans les années 1920-1930, les habitants du Qatar migraient dans les villes et villages côtiers d’où partaient les bateaux qui, pendant trois à quatre mois, emportaient les pêcheurs d’huîtres perlières1. À la fin de la saison de pêche,

les habitants retournaient à l’intérieur des terres, où ils installaient leur camp – grandes tentes, bétail – souvent dans des wadis, petites dépressions où l’on trouvait de l’eau, de rares arbres et quelques arbustes bas, et où l’on pouvait éventuellement cultiver quelques légumes. Et, dès que la saison estivale arrivait, le camp était démonté. La tradition du camp et ce rythme de vie sont encore bien présents. Et même si aujourd’hui les Qatariens, y compris ceux issus des familles bédouines, ne sont plus nomades, chaque année, certains montent un camp dans le désert. Ce camp va rester en place jusqu’au printemps, puis sera démonté. Alors, bien entendu, toute la famille ne déménage pas. Ce sont des camps « tout confort », avec électricité fournie par générateur, où les hommes se retrouvent essentiellement le week-end. Il y a souvent une ou deux grandes tentes bédouines, une remorque toilettes, une petite tente « cuisine », voire une tente pour le personnel qui est sur place et garde le camp. Si celui-ci est installé au bord de la mer, la pêche de crabes et de poissons constitue une activité journalière. C’est ainsi que la vie au Qatar s’équilibre entre moments très contemporains et moments aux reflets plus traditionnels.

Syrie

Liban

Mer Méditerranée

Afghanistan Irak

Israël

Iran

Jordanie Koweït

Go lfe Pe Bahreïn rsiqu

Égypte

Pakistan

e QATAR

Arabie saoudite

Émirats arabes unis

uge r Ro

Me

Oman

Océan Indien

Soudan Érythrée

Yémen

Éthiopie

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 107


SAISONS // MILLE ET UNE NUITS AU QATAR

Les Qatariens font tout, absolument tout avec leur téléphone portable. Quand on arrive dans le pays, le premier aspect traditionnel visible est probablement l’habillement des hommes et des femmes. Commençons par les hommes : comment reconnaît-on un Qatarien d’un Émirati ou d’un Saoudien ou Omanais ? Pour l’œil occidental, ils sont tous habillés pareils. Cela dit, il est probable que tout extraterrestre débarquant à La Défense pourrait dire la même chose. Donc, au premier abord, ils portent tous une grande chemise blanche qui descend jusqu’aux pieds. C’est une thobe (prononcer « sobe ») blanche, et une coiffe se composant d’une ghutra (prononcer « rutra ») et d’un iqal, cercle rigide en passementerie noire qui maintient la ghutra en place. Sauf que nos voisins émiratis et omanais n’ont pas forcément de col occidental à leur thobe, comme les Qatariens, mais plutôt un col Nehru d’où part une queue avec un pompon au bout. Ce dernier est imprégné de parfum. Attention, quand on parle de thobe, on ne parle pas d’une grande chemise sans structure, comme ce que nous appelons « djellaba » en Afrique du Nord. Non ! Les hommes ici se font faire leurs thobes sur mesure par des tailleurs spécialisés, dans des boutiques où l’on a un choix incroyable de tissus blancs. Qui aurait pensé que l’on puisse avoir des centaines de variétés de tissus blancs ? Les hommes qatariens et en général les hommes du Golfe sont d’une élégance incroyable. Donc, notre élégant Khaliji2 porte une thobe taillée comme une chemise, empesée, avec col occidental et manchettes. Son iqal va aussi le distinguer de ses voisins. L’iqal est en fait une double boucle noire, très rigide et lourde, posée sur la tête, qui empêche la ghutra de glisser. L’iqal qatarienne laisse pendre deux longues tresses de passementerie, terminées par des pompons noirs, tandis que les voisins saoudiens et bahreïniens n’ont pas ces longues tresses qui descendent dans le creux du dos. Certains Émiratis ont l’iqal avec un 108 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

seul pompon noir, ce qui fait beaucoup rire leurs confrères du Golfe, qui les appellent les « sachets de thé », l’unique petite tresse terminée par son pompon ressemblant à un sachet de Lipton. Les Omanais quant à eux ne portent ni iqal ni ghutra, mais une toque magnifiquement et richement brodée de fils multicolores. En hiver, les tenues masculines changent. La thobe est taillée dans des couleurs foncées, bleu ou marron, tandis que la ghutra est un grand carré de laine ou de cachemire brodé.

À chacun·e sa mode

Et les femmes me direz-vous ! Ahhh, le fameux manteau noir que l’on confond avec le tchador ou la burka. Quel bel épouvantail psychologique pour un Occident terrorisé ! Quel pouvoir symbolique que cette abaya ! L’abaya est donc un long manteau noir à manches taillé dans un tissu léger comme un voile mais opaque. C’est un vêtement traditionnel de la région que l’on retrouve par ailleurs sur des ­photos datant du xixe siècle. J’insiste sur le « ­traditionnel3 ». L’abaya n’a rien de religieux, si ce n’est qu’elle permet de se vêtir modestement – conformément aux codes culturels religieux. Sous l’abaya vous pouvez donc porter ce que vous voulez : jalabiya, caftan, legging moulant et crop top, pyjama… Le shayla est le voile coordonné qui fait donc office de hijab, « hijab » étant la dénomination pour le voile à caractère religieux. Les abayas sont très élégantes, réalisées dans des tissus noirs incroyables. Qui aurait pensé que l’on puisse avoir des centaines de variétés de tissus en voile noir ? Ces manteaux sont parfois richement brodés de fil noir, mais aussi de cristaux, perles, fils soyeux et chatoyants pour les abayas du soir. Parce que, bien sûr, vous ne pensez tout de même pas que l’on sort à un mariage ou un vernissage d’exposition avec l’abaya que l’on porte pour aller au bureau ! Et je peux constater chaque année comment les abayas évoluent selon la mode de l’instant. Car oui, il y a des fashion shows d’abayas et des marques plus prisées que d’autres. Depuis quelques années aussi, l’on voit apparaître de plus en plus d’abayas réalisées dans des tissus d’une autre couleur que


le noir : bleu marine et gris pour la journée, mais aussi des couleurs plus franches pour les soirées. Moi-même je porte parfois l’abaya, sans le voile, comme manteau noir ouvert sur une robe occidentale quand je me rends à des inaugurations. Je l’ai aussi portée fermée, quand j’étais enceinte. Quel bonheur de cacher les vêtements de grossesse, confortables mais moches, sous un manteau brodé qui vous rend tout de suite beaucoup plus chic ! Eh oui, parfois, l’abaya, c’est la libération de la femme. À propos de libération, et paradoxalement, ­l’appli correspondant au passe sanitaire qui fait peur à tant de Français et qui nous « trace » est garante de notre liberté de circuler et de sortir, et de notre sécurité sanitaire. Deux ou trois mois après le début de la crise sanitaire, le Qatar mettait en place une appli qui indiquait un statut : vert quand la personne était en bonne santé, orange quand elle était confinée ou cas contact et rouge quand elle était porteuse du virus du Covid-19. Dès le début de la crise tout le monde a téléchargé ­l’appli. Il faut quand même que je vous dise qu’ici on fait tout, absolument tout, avec son téléphone portable. Et les Qatariens ont souvent deux ou trois téléphones portables. Tous les ministères et les services municipaux sont accessibles sur appli. Cela va de renouveler ses papiers d’identité à faire un transfert de propriété de voiture quand vous en achetez une, en passant par commander des fleurs à la pépinière centrale. Je vous assure qu’à cet égard, quand nous rentrons en France et avons à faire à l’administration, nous avons l’impression de retourner cinquante ans en arrière.

Le voyage, outil de tolérance

Pour en revenir au Covid, depuis le début de la pandémie, nous montrons notre statut – vert entouré d’un ruban doré pour indiquer que nous sommes vaccinés – dès que nous allons récupérer les enfants à l’école, ou dès que nous entrons dans un établissement quel qu’il soit, public ou privé. Nous pouvons ainsi, pour peu que nous prouvions notre statut, vivre une vie complètement normale, libres d’aller et venir à notre guise. Et c’est amusant

de constater que ce qui, ici, me donne la liberté de mouvement a été et est encore considéré en France comme une restriction des libertés. Comme quoi, dès que l’on quitte nos référents d’analyse et de pensée, tout un monde s’offre à nous. Ce n’est pas du relativisme, c’est accepter de regarder son voisin pour ce qu’il est, sans se demander qui a « tort » ou « raison ». Oui, comme expatriée française, occidentale, je ne fais pas mien tout ce que je vois. Je ne suis pas forcément d’accord parce que cela peut heurter ma propre éducation, mes propres valeurs. Mais j’accepte d’être dérangée, d’être secouée, de me dire que non, ça, ce n’est pas mon mode de vie, mais que je le comprends et l’accepte chez ceux que je rencontre. Je ne pense pas que l’on puisse se positionner en expatriation, ou tout simplement dans un dialogue d’altérité4, y compris un dialogue interreligieux, si l’on réfléchit en termes de « raison/tort » ou « bien/pas bien », bref, de postures tranchées. Je crois beaucoup plus en notre faculté à tenter de comprendre l’autre, à l’écouter, et ce a fortiori si par la suite cela peut nous conforter dans nos propres choix de vie. Parce que ces derniers auront été éclairés.

1. Si l’histoire des pêcheurs de perles vous intéresse, et avant que peut-être j’en reparle dans ces pages, vous pouvez lire l’excellent livre Pêcheurs de perles, reportage du célèbre journaliste Albert Londres publié en 1931. 2. « Khaliji » désigne tout habitant du golfe Persique, qui se dit « Al Khaleej » en arabe. 3. Je vous renvoie aussi à la fabuleuse conférence TEDx donnée par Sheikha al-Mayassa sur l’abaya, mais pas seulement. Une très belle vidéo pour comprendre la mentalité du Qatar. Sheikha al-Mayassa est la sœur de l’émir, et surtout la principale actrice en matière d’art et de culture au Qatar. www.youtube.com/ watch?v=nItwVO9stX8&t=7s&ab_channel=TED 4. Je recommande ici l’excellentissime ouvrage de Jean Druel Je crois en Dieu ! – Moi non plus. Introduction aux principes du dialogue interreligieux, paru aux éditions du Cerf en 2017. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 109


n de N o t e ot l l

-Dame re

Le feu i

SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME

Par Bernadette Sauvaget

110 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


Sur le chantier de Notre-Dame de Paris, les architectes et compagnons attendent le démarrage des travaux de reconstruction, prévu au cours de cet hiver. Pour ce faire, de complexes appels d’offres ont été lancés. La course contre la montre continue pour que la cathédrale soit ouverte au culte et au public en 2024, échéance fixée par le président de la République, Emmanuel Macron, dans les heures qui ont suivi l’incendie du 15 avril 2019.

D

évastée par le feu mais debout et sécurisée, la cathédrale se retrouve en cette fin d’année sans archevêque en titre depuis la démission expéditive de Michel Aupetit par le pape François. Le bref « pontificat » de l’ancien médecin à Paris, inhabituel par sa durée express, a démarré par une messe d’installation, le 6 janvier 2018, dans la cathédrale. Devant un parterre de responsables politiques, l’homélie du prélat n’avait guère brillé, augurant d’une présence terne et quasi inexistante sur la scène politico-religieuse, un rôle pourtant dévolu à l’archevêque de Paris. En revanche, Michel Aupetit arborait, ce jour-là, une étrange chasuble qui, elle, retenait l’attention à cause d’un semis de faux rubis, saphirs et émeraudes. Clinquant à souhait ! C’était mauvais signe.

Les mythes de Notre-Dame Quoi qu’il en soit, Notre-Dame, quoiqu’église cathédrale, n’appartient pas à l’archevêque de Paris, et elle est bien plus que le cadre fastueux de cérémonies religieuses. Sa longue histoire, son implantation au cœur de la capitale et la poésie inégalée de son site entre les bras de la Seine en font un lieu où s’est construite l’identité française. La cathédrale est aussi l’église de la nation, un mythe. Le chagrin des Français, la nuit de l’incendie, en porte témoignage. L’actuelle popularité mondiale du monument (12 millions de visiteurs) doit beaucoup à un dessin animé de Walt Disney, Le Bossu de Notre-Dame. Un mythe, cela se construit et se renouvelle. Pour l’évoquer, il n’y a que l’embarras du choix.

Les cloches de Gargantua Il y a eu quelques allusions à la cathédrale chez les poètes médiévaux, comme le rappelle Pascal Tonazzi dans son intéressant ouvrage La Grande Histoire de Notre-Dame dans la littérature (Le Passeur Éditeur). François Villon, dans l’un de ses poèmes, réclame ironiquement que sonne, pour son enterrement, le gros bourdon de NotreDame, appelé Jacqueline et connu pour sa résonance et sa fragilité. « Item, je veux qu’on sonne à branle ; le gros beffroi qui est de verre », écrit le poète et mauvais garçon. Il promet – ironiquement toujours – des miches de pain aux sonneurs, qu’il a choisis parmi les riches marchands connus de Paris. La revanche du mauvais garçon contre les bourgeois : le gros bourdon de NotreDame ne sonnait – comme à notre époque – que pour les grands événements. Mais il fallut attendre quatre-vingts ans et le truculent François Rabelais, médecin de son état, pour que Notre-Dame de Paris fasse son entrée véritable en littérature, sur un mode burlesque. Rabelais pousse encore l’irrespect et l’ironie. Dans La Vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel, publié en 1534 sous le pseudonyme Alcofribas Nasier, une anagramme de son patronyme, il consacre quatre chapitres à Notre-Dame. Il y fait le récit de l’entrée de Gargantua à Paris, qui suscite une pénible curiosité et donne lieu à une scène célèbre : pour échapper à la foule et se reposer, le géant grimpe sur les tours. « Je crois que ces maroufles [Nda : les Parisiens] veulent que je leur paie ma bienvenue et mon proficiat », déclare-t-il. « Lors, en souriant, poursuit l’auteur, détacha sa belle braguette, et tira sa mentule en l’air et les compissa si aigrement qu’il en noya deux cent soixante mille, quatre cent dix et huit, sans les femmes et les petits enfants. » Il n’en reste pas là. Gargantua fait sonner les cloches de la cathédrale. « Ce que faisant, raconte Rabelais, lui vint en pensée qu’elles serviraient bien de campanes [Nda : de cloches] au cou de sa jument, laquelle il voulait renvoyer à son père toute chargée de fromages de Brie et de harengs LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 111


SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME

frais. » L’affaire vire à la controverse ; les Parisiens dépêchent deux – supposés – lettrés pour négocier avec Gargantua le retour des cloches de Notre-Dame. L’humaniste Rabelais, libre penseur avant l’heure, met à profit cette scène hilarante – l’un des partisans des Parisiens tient un discours mélangeant latin et français – pour se livrer à une critique farouche des dérives de la scolastique.

Le « démon pensif » Quand Eugène Viollet-le-Duc restaure, au milieu du xixe siècle, Notre-Dame de Paris, l’architecte invente « son » Moyen Âge. La période est très en vogue parmi les romantiques ; Victor Hugo, grand admirateur de Walter Scott, y a beaucoup contribué. Pour faire plus vrai, c’est-à-dire médiéval, Viollet-le-Duc flanque la cathédrale d’une flopée de gargouilles, la décore d’une ménagerie de chimères. Cette série de sculptures grotesques et monstrueuses est installée dans la galerie supérieure entre les deux tours. Les chimères sont en place dès 1850, soit une quinzaine d’années avant l’achèvement des travaux de rénovation. L’une d’elles, le Stryge, appelé plus poétiquement le « démon pensif » 112 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

est devenu l’un des motifs iconographiques de Notre-Dame les plus connus et les plus dupliqués, un emblème, en soi, de la cathédrale. Et, par là même, de ce Moyen Âge réinventé par ­Viollet-le-Duc. Accoudé à la balustrade, à l’angle de la tour nord, ce démon ailé semble contempler Paris. En même temps, cette contemplation a quelque chose d’incroyablement ironique. Le Stryge, facétieux sans doute, tire la langue à la capitale. D’ailleurs, il n’en est pas à une bizarrerie près. À Notre-Dame, il a changé de sexe. S’il en a un, bien évidemment ! Communément, le mot est en effet féminin et désigne un démon femelle, selon la mythologie romaine, poussant des cris perçants. Apparentées aux vampires, les stryges, selon la légende, s’en prennent aux ­nouveau-nés pour leur sucer le sang. Du haut des tours de Notre-Dame, le Stryge, sculpté comme les autres chimères par l’équipe de Victor Geoffroy-Dechaume, scrute-t-il la ville à la recherche de prochaines victimes ? Surplombant Paris, à quoi songe-t-il ? Rêveur, le « démon pensif » est lui-même support à rêveries ; ce qui explique probablement l’attrait qu’il a exercé et qu’il exerce encore. Très rapidement, le Stryge est intégré à la nouvelle iconographie de Notre-Dame. Selon l’historienne Ségolène Le Men, c’est Notre-Dame de Paris, le grand roman de Victor Hugo qui a réhabilité, dans les années 1830, la cathédrale, qui fournit la meilleure clé de lecture pour ce motif iconographique. Deux person­nages de la fiction hugolienne l’auraient inspiré, les amoureux d’Esmeralda, Claude Frollo et ­Quasimodo, vivant l’un et l’autre dans NotreDame, fréquentant ses hauteurs et en connaissant les moindres recoins. Peut-être… Quoi qu’il en soit, le mythe existe désormais par lui-même. Le Stryge appartient à l’histoire de la cathédrale. À peine est-il installé que sa popularité naît grâce à plusieurs représentations. En 1853, le graveur Charles Meryon est le pionnier. Il en tire une eau-forte, qui appartenait à la collection de Victor Hugo. Au passage, il donne aussi son nom à la chimère. La même année, Charles


Négre, l’un des premiers photographes à s’intéresser aux monuments de Paris, l’immortalise à son tour. Au xxe siècle, sa popularité est définitivement consacrée grâce à l’immense photographe Brassaï, ce fou amoureux de Paris, qu’il arpente magiquement la nuit. Dans une photographie de 1933, l’artiste nimbe le Stryge, surgissant dans le brouillard, d’un mystère insondable. Du point de vue de celui qui regarde la photographie, c’est une mise en abyme : il contemple le Stryge, qui contemple Paris.

Le pilier de Paul Claudel La conversion de Paul Claudel, le 25 décembre 1886 à Notre-Dame de Paris, est l’une des plus célèbres dans l’histoire littéraire. Par le récit que l’écrivain en fit lui-même, vingt-sept plus tard, en 1913 – ce qui laisse supposer une relecture et une reconstruction de l’événement –, elle nimbe Notre-Dame de Paris d’une puissance singulière. Selon les mots qu’il emploie dans le texte « Ma conversion », le jeune Claudel était cloîtré dans un « bagne matérialiste » avant son illumination mystique dans la cathédrale. Ce jour de Noël 1986, Paul Claudel qui habite l’île Saint-Louis, assiste à la messe à Notre-Dame de Paris. Son assiduité aux offices religieux relève, dit-il, du « dilettantisme ». N’ayant rien d’autre à faire, il y retourne pour les vêpres. La maîtrise de la cathédrale chante le Magnificat. Dans son récit, il raconte : « J’étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit l’événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante,

d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable. » Paul Claudel a 18 ans quand la foi le saisit. Fils d’une modeste bourgeoisie, il a grandi dans une famille assez indifférente à la religion et qui, explique-t-il, est « devenue entièrement indifférente aux choses de la foi » après son installation à Paris. Comme il convient à cette époque, le jeune Paul a néanmoins reçu un bagage catholique jusqu’à sa première communion, qualifiée de « couronnement et terme de ses pratiques religieuses ». Au lycée Louis-le-Grand, il a lu la Vie de Jésus d’Ernest Renan – qu’il qualifiera plus tard d’« imposteur ». « Je vivais dans l’immoralité, écrit-il, et, peu à peu, je tombais dans un état de désespoir. » Son grand-père a succombé à un cancer de l’estomac. Et, depuis, le futur écrivain est obsédé par la mort. Sa découverte d’Arthur Rimbaud commence à le réconcilier avec des formes de spiritualité. Le choc mystique que Claudel a ressenti à Notre-Dame n’annule pas sa détestation du catholicisme. « La religion catholique, écrit-il, me semblait toujours le même trésor d’anecdotes absurdes, ses prêtres et les fidèles m’inspiraient la même aversion, qui allait jusqu’à la haine et jusqu’au dégoût. » Il lui faudra quatre ans pour rallier l’Église. Au xxie siècle, les milieux conservateurs catholiques ont une fervente admiration pour la conversion de Claudel, symbole, à leurs yeux, de la victoire de la foi contre la raison, le matérialisme et les Lumières.

« J’avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l’innocence, de l’éternelle enfance de Dieu […] » Paul Claudel, « Ma conversion », 1913. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 113


SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME La cathédrale du Général Dans Paris – presque – libéré, ce 26 août 1944, les fusillades résonnent encore. Cela n’empêche pas des milliers de Parisiens d’aller acclamer le général de Gaulle ; le héros de la Résistance descend triomphalement, à pied, l’avenue des Champs-Élysées. Arrivé place de la Concorde, le Général s’engouffre dans une voiture décapotable. Le véhicule parcourt la rue de Rivoli, stationne quelques instants devant l’Hôtel de Ville, traverse la Seine, emprunte la rue d’Arcole et s’arrête sur le parvis de Notre-Dame. Pour célébrer la libération de la capitale, un Te Deum est prévu dans la cathédrale. À l’extérieur et à l’intérieur, la foule est dense. À peine de Gaulle est-il descendu de sa voiture sur le parvis de Notre-Dame que les choses tournent mal. Venant d’on ne sait où, des coups de feu claquent. Prise de panique, la foule tente, tant bien que mal, de se mettre à l’abri, comme le montrent les extraits de film tournés par le service cinématographique de l’armée américaine. De Gaulle, impavide, continue à marcher vers la cathédrale. À l’intérieur, pour se protéger, l’assistance s’est jetée sous les chaises ou précipitée dans les chapelles. Des coups de feu retentissent aussi à l’intérieur. Les archives de l’Institut national de l’audiovisuel détiennent un document étonnant : un reportage radio réalisé en direct, à l’intérieur du monument, d’une dizaine de minutes. Les événements sont commentés par Raymond Marcillac, qui deviendra plus tard l’une des vedettes des premiers temps de la télévision. À l’intérieur de Notre-Dame, qualifiée de « cathédrale de la France » par le commentateur, c’est le chaos. Marcillac parle des « salopards » qui tirent à partir des galeries. Fidèle à sa légende, de Gaulle, imperturbable, remonte la nef, s’installe à sa place. « Le cardinal Suhard n’est toujours pas là », s’inquiète le commentateur, espérant le voir arriver. Le journaliste n’est pas au fait des dernières péripéties. En fait, le prélat, symbole de la compromission épiscopale avec le régime de Vichy, 114 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

est retenu dans son hôtel particulier de la rue Barbet-de-Jouy, assigné à résidence, cet après-­ midi-là, par l’entourage de de Gaulle. Deux policiers montent discrètement la garde pour l’empêcher de sortir. Quatre mois plus tôt, Suhard, qui aimait se rendre à Vichy, a accueilli fastueusement le maréchal Pétain à Notre-Dame et, le 2 juillet précédent, il y a assisté aux obsèques nationales du secrétaire d’État à la Propagande, Philippe Henriot, abattu par la Résistance. Dans son journal intime, ce soir du 26 août 1944, l’archevêque de Paris se lamente : « Cette journée fut l’une des plus pénibles de ma vie ; Fiat voluntas tua ! » Malgré cela et comme beaucoup d’autres évêques français figurant sur la longue liste d’évêques coupables de collaboration établie par Georges Bidault, Suhard ne sera pas démis. À Notre-Dame, où le calme a été rétabli, le Te Deum qui n’en est pas vraiment un est vite expédié, une quinzaine de minutes. Dans le reportage de Raymond Marcillac, on entend chanter, en clôture de cette brève cérémonie, un fervent « Catholiques et Français, toujours ». L’histoire n’a pas éclairci qui étaient les auteurs des fusillades ; certains y voient une tentative d’attentat contre de Gaulle. Dans ses Mémoires de guerre, celui-ci donne sa version et met en cause à demi-mot les communistes. « Qui a tiré les premiers coups ? L’enquête ne pourra l’établir, écrit-il, écartant l’hypothèse de miliciens ou de soldats allemands. […] On peut, si l’on veut, supposer que la coïncidence des fusillades en plusieurs points de Paris a été purement fortuite. Pour ma part, j’ai le sentiment qu’il s’est agi d’une affaire montée par une politique qui voudrait, grâce à l’émoi des foules, justifier le maintien d’un pouvoir révolutionnaire et d’une force d’exception. ».

À suivre… Photos : p. 110 © Sputnik p. 114 © Manuel Cohen via AFP


UN NOUVEAU REGARD SUR LES FRANÇAIS (notamment catholiques) FACE A LA SHOAH

À la demande de Simone Veil, Jacques Semelin, historien spécialiste des génocides, a enquêté à partir de 2008 sur ce taux (exceptionnel en Europe) de 75% de Juifs non déportés. Il n’est certes pas dû à la mansuétude de Vichy, comme voudraient nous le faire croire aujourd’hui certains discours révisionnistes. Parmi les nombreuses causes analysées, l’attitude de la population est ici réévaluée, notamment dans sa composante catholique. Enfants et personnel d’une maison de l’organisation juive Œuvre de secours aux enfants (OSE) © United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of Binem Wrzonski


LES LIVRES DE L’HIVER

CULTURE // LES LIVRES DE L’HIVER

Nous ne savons pas ce que nous réservent le dieu Covid et ses saints Delta et Omicron… Vont-ils nous obliger à nous terrer dans nos appartements ou, dans leur clémence, nous laisseront-ils vivre à notre guise ? Dans tous les cas, faire provision de livres permettra soit de les offrir, soit de nous réconforter dans leurs pages.

116 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022


L’homme qui aimait les femmes

S’il est un livre remarquable à lire en cette fin d’année, c’est bien celui du Docteur Denis Mukwege. Car, paradoxalement, c’est au milieu de l’horreur que nous retrouvons la force, l’espoir, le courage et la bonté. « L’homme qui répare les femmes » a reçu le prix Nobel de la paix non seulement pour son action de chirurgien, pour réparer et soigner les femmes victimes du viol

comme arme de guerre, mais encore pour son engagement international dans la lutte contre les violences patriarcales envers les femmes. Ce qui lui a valu des menaces de mort, son travail étant considéré dans son propre pays comme une forme de dissidence politique. Dans ce livre écrit à la première personne, l’on entend les voix de toutes les femmes qu’il a opérées, aidées, mais aussi de celles qui l’ont inspiré, soutenu. Certains passages peuvent être rudes, racontant sans filtre la barbarie,

les exactions commises sur plusieurs d’entre elles. Il en ressort néanmoins un immense sentiment de courage et de résilience. Au-delà de la situation particulière de la République démocratique du Congo, ce livre nous interroge tous sur notre indifférence face aux guerres et aux exactions, nos silences et nos incapacités à lutter efficacement contre les violences faites aux femmes et sur la place de la violence patriarcale dans nos propres communautés. La Force des femmes est un livre féministe qui s’adresse aussi aux hommes. Denis Mukwege se fait le chantre de ce qu’il appelle une « masculinité positive », c’est-àdire un changement systémique dans le comportement et les attitudes des hommes envers les femmes. C’est un ouvrage à mettre entre toutes les mains masculines, pour les encourager à devenir des alliés dans la lutte contre les abus sexuels, en temps de guerre comme en temps de paix.

publics donnent toutefois des critères, onze pour la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), comme « la rupture avec l’environnement », « l’embrigadement des enfants » ou le « discours antisocial »… Bien des attitudes ravivées dans un contexte épidémique anxiogène. Le principal mérite du Nouveau Péril sectaire est assurément d’étendre le spectre des investigations au-delà des seules religions ou apparentées. « Car, selon les auteurs, l’image bien ancrée dans les mentalités, héritée des années 1990, d’un groupe multinational structuré autour d’un gourou autoritaire ne correspond plus tout à fait à la réalité. Une multitude de petits groupes se sont formés. »

Estelle Roure Denis Mukwege, La Force des femmes, Gallimard, 400 p., 20 € Pour les dons : panzifoundation.org

Les sectes, un nouveau péril ?

Le dernier livre enquête des journalistes Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre – colla­ borateur régulier de TC – est consacré aux dérives sectaires. Mais, au juste, qu’est-ce qu’une secte ? Si la notion n’est pas strictement juridique, les pouvoirs

Aujourd’hui, le bien-être, la santé, la nutrition ou bien encore le travail sont aussi des portes d’entrée des dérives sectaires. On estime que 500 000 personnes en France, dont 100 000 enfants, seraient concernées. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 117


CULTURE // LES LIVRES DE L’HIVER Sans entrer dans le détail de cette foisonnante enquête, certains passages marqueront : le décorticage des logiques à l’œuvre dans les vidéos du « nouvel apôtre du crudivorisme » Thierry Casasnovas ou celles des escroqueries pyramidales de Jean-Pierre Fanguin, l’inventeur de la désormais idiomatique formule « la question, elle est vite répondue » ; ou bien encore les tentatives par des antivax de se constituer en contre-­ société dans un village perché des Hautes-Alpes. L’enquête couvre de nouveaux secteurs : anthroposophie, scientologie, Témoins de Jéhovah, communautés nouvelles catholiques, évangéliques ou islamistes radicaux, lesquels focalisent tant – à l’exclusion d’autres chantiers ? – l’attention des pouvoirs publics. L’essai est, en réalité, un vibrant plaidoyer pour une lutte anti-­ dérives sectaires portée par un État républicain défenseur de la loi, et du plus faible, dont les péripéties autour du devenir de la Miviludes en 2019-2020 ont rappelé l’importance cruciale. Anthony Favier Jean-Loup Adénor et Timothée de Rauglaudre, Le nouveau péril sectaire, Robert Laffont, 344 p., 21,50 €

Vivre libre !

L’Indomptable raconte le destin extraordinaire d’une jeune Afghane âgée de 23 ans, Zarifa. Elle nous livre au travers de ce témoignage un récit à la fois puissant et intime sur son combat 118 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

quotidien pour s’affirmer, mener à bien ses rêves, et poursuivre sa passion de toujours, la musique. Dans un pays où cet art est considéré par certains comme impie, et où les filles sont sommées de rester silencieuses, c’est un véritable défi. Gamine, elle chante dès que l’occasion se présente. Adolescente, elle croise la route d’un homme remarquable, Ahmad Sarmast, trompettiste, musicologue, et fondateur de l’unique

père, venant d’un milieu pauvre, et qui plus est issue d’une minorité, les Hazaras, souvent discriminés et méprisés, soit réduite à son statut et à ses origines. Quelques années plus tard, Ahmad Sarmast lui confie la baguette de cheffe d’orchestre lors de la tournée internationale de Zohra, la première formation musicale entièrement féminine qu’il a fondée au sein de son école. L’Indomptable est aussi une histoire de résistance et de résilience qui rappelle qu’avant même la reconquête des talibans, revenus au pouvoir vingt ans après en avoir été chassés, et malgré les professions de foi américaines et occidentales les filles afghanes ont toujours dû se battre pour conquérir, pied à pied, de minces espaces de liberté. Oriane Zerah Zarifa Adiba, Anne Chaon, L’Indomptable, Versilio/Robert Laffont, 272 p., 19 €

institut de musique du pays, où Zarifa choisit de s’initier à l’alto. Elle arpente les rues de Kaboul le port altier, tête nue, malgré les hommes qui l’insultent ou l’apostrophent parce qu’elle choisit de ne pas être voilée, marche des heures durant pour pouvoir aller étudier à l’école de musique, subit des humiliations de la part de membres de sa famille, et rejette un mariage arrangé par ses oncles, qui désespèrent de la faire rentrer dans le rang. Elle fait un pied de nez au destin qui voudrait qu’une jeune fille, orpheline de

Une certaine idée de la France

Pour le philosophe Abdennour Bidar, la France, à l’instar de la poupée de Polnareff, est le pays « qui dit non ». Non au sacré religieux, non aux idoles en tous genres et de toutes espèces ; non aussi au sacré républicain, et à la tentative de remplacer le catholicisme historique par une religion civile ; non à l’esprit de système ; non à la pensée imposée, à la pensée conforme ; et on aimerait être aussi convaincu que lui que ce qui


nous caractérise, c’est notre capacité à penser contre nous-mêmes. Pourtant, il intitule son livre Génie de la France : comme si, tel l’Aladin des Mille et Une Nuits, il essayait de frotter la lampe de l’identité française, aujourd’hui placée sous l’éteignoir des identitaires, pour

en faire sortir ce génie bleu, blanc et rouge qui a fait les heures glorieuses de la République ; la République au sens de Péguy, celle qui récapitule l’histoire nationale et qui lui donne ses couleurs. Peutêtre aurait-il mieux valu parler d’âme de la France, celle dont voici quatre-vingts ans les fondateurs de Témoignage chrétien craignaient la perte. Ce « non » caractéristique de l’esprit français a trouvé une traduction politique, et même juridique : la laïcité ; c’est elle qui donne son sous-titre, Le vrai sens de la laïcité, à l’ouvrage. Une laïcité exigeante plus que tolérante. Une laïcité qui rejoint les traditions iconoclastes, le refus de la sacralisation des images, avant que des dogmatismes reli-

gieux ne les transforment en mouvements violents de destruction des représentations et de leurs auteurs. On peut s’étonner de son appel à une « spiritualité laïque » : car la laïcité n’est pas une source de spiritualité, mais un cadre juridique que doivent respecter les religions et qui permet la liberté spirituelle. Mais, en laissant vide l’espace du sacré, la laïcité participe d’une forme d’exercice spirituel : elle ouvre à une spiritualité apophatique, qui s’inspire de la théologie négative, qui conduit à déconstruire tout discours sur le divin, toute représentation de Dieu, en considérant qu’il reste inatteignable par l’esprit humain. Ce qui n’empêche pas d’essayer de trouver des mots pour dire cette quête… comme cherche aussi à le faire ce livre.

permettent en partie de réaliser ce rêve-là ! » Son ambition : se mettre à la hauteur des enfants pour leur expliquer ce que représente la pauvreté, pas seulement matériellement, en termes de manques, mais dans l’intime de chacun, dans les sentiments qu’elle suscite : frustrations, honte, humiliations, qui peuvent parfois même conduire à la violence. C’est ce que reflète l’histoire de Julien et Francis, dans le quartier populaire d’Hochelaga à Montréal, où elle réside et où elle les a rencontrés. Julien, jeune fan de hockey, se voit offrir par sa mère le blouson de son équipe préférée sans savoir qu’il a en fait été donné aux bonnes œuvres par le grand frère de Francis, un camarade de classe. Lequel ne manquera pas, dans un premier temps, de

Daniel Lenoir Abdennour Bidar, Génie de la France. Le vrai sens de la laïcité, Albin Michel, 208 p., 19 €

Enfances

En cette période de Noël où certains enfants se voient gavés par la vie tandis que d’autres ressentent plus cruellement encore les inégalités qui sont leur lot, les Éditions Quart Monde nous livrent une fable aussi pétillante que son auteure, la psychologue Marie-Christine Hendrickx, ancienne volontaire d’ATD Quart Monde, qui témoigne : « Depuis que je suis jeune, je rêve de changer le monde. Mes histoires me

le lui faire savoir à grand renfort de moqueries et d’humiliations, sources de violence et de colère. Au fil des pages, le lecteur assiste au chemin d’apaisement et de réconciliation des deux garçons, à travers le sport notamment. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 119


CULTURE // LES LIVRES DE L’HIVER Portée avec pudeur et légèreté par les traits tout en nuances d’Olivia Sautreuil, le livre nous conte, bien plus qu’une histoire de pauvreté, une histoire d’amitié et de résilience qui rejoint celles de beaucoup d’enfants. Marie-­ Christine Hendrickx la dédie à tous ces petits gars qui offrent une main tendue ou savent la prendre, et à celles et ceux, amis ou éducateurs, qui jouent un rôle actif dans la reconstruction des liens abîmés. À offrir donc sans hésiter !

croyant à douter. « L’évidence de la croyance religieuse en Dieu est une évidence telle qu’il est possible d’en douter. » Il distingue

Agnès Willaume Marie-Christine Hendrickx, Olivia Sautreuil (Illustratrice), Une passe en or, Éditions Quart Monde, 44 p., 8 €

La croyance, c’est le doute

Peut-on parler de fraîcheur à propos d’un livre de philosophie ? Car c’est bien un petit vent de fraîcheur sur la philosophie de la pensée de l’existence de Dieu qu’apporte le dernier ouvrage d’Anthony Feneuil, maître de conférences en théologie systématique à l’Université de Lorraine. Cette étude théologique rafraîchissante aborde la preuve de l’existence de Dieu sous l’angle du doute, et notamment du doute religieux. Dans un monde qui se radicalise dans tous les domaines, et où l’on a tendance à assimiler foi avec fanatisme, pratiques orthodoxes et ostentatoires, et dogmes indéboulonnables, Anthony Feneuil avance, lui, que l’évidence de Dieu se niche dans le doute et la propension de tout 120 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

notamment la certitude de la croyance et son évidence. Pour lui, la certitude d’une croyance est le degré d’adhésion que nous portons à une croyance. Elle répond à la question « Est-ce que je crois fermement au contenu de cette croyance ? » Tandis que l’évidence – de Dieu – relève des raisons de croire. Le plus souvent, plus on a de raisons de croire, plus on a d’évidence de croire en quelque chose, et plus on y adhère. Jusqu’à en devenir fanatique. Or, Anthony Feneuil démontre que dans le cas de la croyance théiste, c’est le contraire qui s’installe : il arrive un moment où plus on va adhérer à une croyance en Dieu, plus on va se mettre à douter. Le doute religieux n’est donc pas lié à un manque de raisons de croire, mais à la relation que l’on a au sujet du doute, à savoir Dieu. Aussi est-il bon et sain de décou-

pler évidence de certitude et d’« envisager qu’une croyance puisse être à la fois évidente et incertaine, en ce sens que la croyance continue d’être entretenue mais sur le mode du doute et non de l’adhésion ». La foi devient donc non pas cette propension à croire de plus en plus, mais à douter. Le doute est donc la manifestation de la certitude de la foi de l’évidence de Dieu puisque la foi dépasse l’homme. Sa faculté à croire est dépassée par sa foi, qui, finalement, est alimentée par le doute. Cette thèse d’Anthony Feneuil mériterait un large public car, au-delà d’un apport académique certain, elle montre que la recherche en théologie, en philosophie, n’enferme pas les religions dans des certitudes et des dogmes, mais ouvre les esprits et les rend libres. Estelle Roure Anthony Feneuil, L’évidence de Dieu. Études sur le doute religieux, Labor et Fides, 208 p., 18 €

Mon enfant, ma sœur

Sophie Fontanel est plutôt connue pour ses talents de critique de mode, mais elle poursuit en parallèle une carrière d’écrivain, où elle porte un regard bienveillant mais redoutablement affûté sur le monde qui l’entoure et qui l’a faite. Depuis toujours, son leitmotiv est la bonté. Car, oui, elle est persuadée que c’est elle qui sauvera le monde. Et elle en apporte une nouvelle preuve


avec ce très étonnant Capitale de la douceur intégralement rédigé en vers, où elle raconte comment elle s’est réapproprié son corps. L’histoire se déroule sur l’île du Levant, dont l’armée occupe 95 % des terres, les 5 % restants ayant été investis par les naturistes. La sophistication des armes cohabite avec la vulnérabilité des corps. Et vulnérable, le corps de l’auteur l’est, après avoir été saccagé avec une violence inouïe lors de son adolescence. Sans rien nier de l’horreur ni de la douleur, la toute jeune Sophie Fontanel avait instinctivement choisi de préserver ce qui lui semblait essentiel, sa douceur. Un sens aigu qui lui venait de son père Paul, lui aussi malmené par la vie, mais qui n’a jamais pu se

résoudre à adopter la loi du talion. L’idée de vengeance et donc de violence n’affleure même jamais. Rien de christique – quoique – ni de victimaire dans cette attitude. Aucune naïveté non plus et encore moins de lâcheté. Juste la conviction de plus en plus ancrée

que c’est en laissant détruire ce qu’on a de meilleur, de plus doux, de plus ouvert en soi qu’on laisse gagner l’agresseur. Le chemin emprunté par l’auteure sillonne l’île et ses souvenirs. Le talent de la modeuse pour croquer en trois lignes une attitude, une émotion, un personnage fait mouche. Tout en douceur et en pertinence.

Ignace Berten, Albert Rouet) et, bien sûr de laïcs (Danielle Mérian, Jean-Baptiste de Foucauld, Claude Plettner). Si les fans qui ont fait vivre le lieu se battent pour poursuivre l’aventure, c’est peut-être Agnès Charlemagne, théologienne laïque marseillaise, qui résume le mieux son âme :

Sophie Bajos de Hérédia Sophie Fontanel, Capitale de la douceur, Éditions Seghers, 240 p., 17 €

Le phare de Saint-Merry

Entre autres dossiers chauds, le nouvel archevêque de Paris trouvera sans doute ce petit ouvrage sur sa table de travail. Et vous m’avez accueilli. Contributions pour une Église vivante est signé par les Amis de Saint-Merry Horsles-Murs, sous la houlette de Guy Aurenche. Ce dernier a voulu faire honneur aux très nombreux messages reçus lors de l’arrêt subit et violent le 1er mars 2021 de l’expérience unique du Centre pastoral Halles-Beaubourg (CPHB). Certes émouvant, à la hauteur du havre ecclésial que fut Saint-Merry pour de nombreux chrétiens perdus, le florilège de témoignages ne suffisait pas. Il est avantageusement nourri d’une quinzaine de petits textes thématiques qui racontent la pertinence du projet. La coresponsabilité, la liturgie, la solidarité, l’ouverture internationale ou le dialogue avec l’art contemporain sont abordés par des grandes plumes de prêtres (François Euvé,

« À Saint-Merry, l’inattendu était le quotidien. Le renouvellement constant. La recherche brûlante. L’étranger accueilli en messager et ses questions écoutées. Quels textes seront lus ? Qui va commenter la parole, une femme ? Quelle découverte à l’Eucharistie ? » Ces paroles résonnent plus que jamais dans le marasme actuel d’une institution à bout de souffle. « Les églises se vident, l’Église le déplore et se lamente, et le CPHB, laboratoire d’initiative révolutionnaire à l’image de l’Évangile, ferme. Cherchez l’erreur ». Philippe Clanché Guy Aurenche (dir.), Et vous m’avez accueilli. Contributions pour une Église vivante, Salvator,180 p., 18 €

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022 - 121


ABONNEZ-VOUS À TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN

Renvoyez ce coupon avec votre règlement à Service Abonnement Témoignage chrétien ou connectez-vous sur notre site temoignagechretien.fr SANS ENGAGEMENT

POUR UNE DURÉE DÉTERMINÉE

o 10 € / mois, prélèvement automatique o Spécial petit budget : 5,50 € / mois, prélèvement automatique

o 1 an (47 lettres hebdomadaires et 4 Cahiers).............................120 € o 1 an, spécial petit budget (47 lettres hebdomadaires et 4 Cahiers).........................................59 €

(accès au site Internet compris)

(accès au site Internet compris)

PRÉLÈVEMENT AUTOMATIQUE – MANDAT DE PRÉLÈVEMENT SEPA Remplir l’autorisation ci-dessous et la renvoyer avec un RIB (relevé d’identité bancaire).

TITULAIRE DU COMPTE À DÉBITER Nom : ........................................................................................................................... Adresse : .................................................................................................................... ....................................................................................................................................... Code postal : ..................................... Ville : ........................................................... Courriel : .................................................................................................................... DÉSIGNATION DU COMPTE À DÉBITER IBAN BIC

Nom : ......................................................................................................................... Adresse : ................................................................................................................... ..................................................................................................................................... Code postal : ............................ Ville : ................................................................. Courriel : .......................................................... Téléphone : ..................................................... o Je règle par chèque bancaire ou postal à l’ordre de CTC. o Je règle par carte bancaire. Numéro CB : Date d’expiration :

Cryptogramme :

RÉFÉRENCE UNIQUE DU MANDAT (RUM) Sera rempli par Les Cahiers du Témoignage chrétien Paiement répétitif…………………………………… NOTE : Vous acceptez que le prélèvement soit effectué à l’installation de votre abonnement. Vos droits concernant le prélèvement sont expliqués dans un document que vous pouvez obtenir auprès de votre banque. Les informations contenues dans le présent mandat, qui doit être complété, sont destinées à n’être utilisées par le créancier que pour la gestion de sa relation avec son client. Elles pourront donner lieu à l’exercice, par ce dernier, de ses droits d’opposition, d’accès et de rectification tels que prévus aux articles 38 et suivants de la loi no 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. En signant ce formulaire de mandat, vous autorisez la SAS Les Cahiers du Témoignage chrétien à envoyer des instructions à votre banque pour débiter votre compte, et votre banque à débiter votre compte conformément aux instructions de la SAS Les Cahiers du Témoignage chrétien. Vous bénéficiez du droit d’être remboursé par votre banque selon les conditions d’écrites dans la convention que vous avez passée avec celle-ci. Une demande de remboursement doit être présentée dans les huit semaines suivant la date de débit de votre compte pour un prélèvement autorisé.

Fait à ………………….........………… le ………………… Signature obligatoire :

Organisme créancier : SAS Les Cahiers du Témoignage chrétien ICS : FR 65ZZZ836F01 5, rue de la Harpe 75005 Paris

Conformément à la loi Informatique et liberté  du 6 janvier 1978, nous vous informons que vous disposez d’un droit d’accès, de modification, de rectification et de suppression des données ci-dessus par simple courrier. Sauf refus de votre part, ces informations peuvent être utilisées par des partenaires. Tarif pour la France métropolitaine. Pour l’étranger, nous consulter au (33) 6 72 44 00 23 ou sur temoignagechretien.fr

Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 06 72 44 00 23. contacttc@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail

Ont collaboré à ce numéro : Cécile Andrzejewski, Jean-François Bouthors, David Brouzet, Antoine Champagne, Sandrine Chesnel, Philippe Clanché, Jacques Duplessy, Bernard Fauconnier, Anthony Favier, Matthieu Hornung, Henri Lastenouse, Daniel Lenoir, Lionel Lévy, Morgane Pellennec, Lilas Pepy, Sébastien Poupon, Timothée de Rauglaudre, Estelle Roure, Marion Rousset, Bernadette Sauvaget, Luna Vernassal, Agnès Willaume, Oriane Zerah.

122 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2022

Diffusion, abonnements : Service Abonnement Témoignage chrétien 235, avenue Le Jour se lève 92100 Boulogne-Billancourt Tél. 06 72 44 00 23 abonnement@temoignagechretien.fr Vente au numéro/VPC : contacttc@temoignagechretien.fr Imprimerie : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau (France). ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1024 C 82904


TC

Les défis de la fraternité

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER DE PRINTEMPS LE 31 MARS 2022 « Les pensées, les émotions toutes nues sont aussi faibles que les hommes tout nus. Il faut donc les vêtir. » Paul Valéry (1871-1945) Image de couverture : Des partisans de Donald Trump à l’assaut du Capitole, à Washington, le 6 janvier 2021. © Tayfun Coskun / Anadolu Agency via AFP


Mille et une nuits au Qatar notre nouvelle série pour découvrir ce petit état sous un autre angle La pédopsychiatrie en France un secteur sinistré qu’il y a urgence à soigner Afghanistan Kaboul sous le joug des talibans Et aussi : La nuit sous toutes ses facettes ; Philippe Demeestère, le curé solidaire ; les mythes de Notre-Dame ; les associations à encourager Notre dossier : LA DICTATURE DE L’ÉMOTION MÉDIAS, RÉSEAUX SOCIAUX : responsables et/ou coupables ? ÉCOLE : apprendre les émotions pour mieux les maîtriser DICTATURES : leur arme favorite POLITIQUE : une stratégie à double tranchant BIBLE : et Dieu dans tout ça ?

Les Cahiers du Témoignage chrétien – Hiver 2022 – Supplément au no 3945 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3

Supplément au no 3945 de Témoignage chrétien

Thierry Pech quel avenir pour la démocratie participative ?

Témoignage

chrétien L I B R E S ,

E N G A G É S

D E P U I S

1 9 4 1

La dictature de l’émotion

Hiver 2022

Petits frères des pauvres la solidarité sans cesse réinventée

Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

GRAND ENTRETIEN Pour le paléoanthropologue Pascal Picq, il est urgent de produire de la diversité pour innover

Les Cahiers du

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Hiver 2022


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.