PÈRE MATTHIEU Il révolutionne la perception du christianisme sur les réseaux sociaux IRÈNE THÉRY La sociologue revient sur le mouvement #MeToo et prône une nouvelle civilité sexuelle ATD QUART MONDE Qui sont ces « volontaires » qui œuvrent au milieu des plus pauvres ? Et aussi : Les mille et une nuits au Qatar, le feuilleton de Notre-Dame, le Feu dans l’art, la Villa Médicis du 93, les dissidences de Bernard Fauconnier NOTRE DOSSIER : QUEL CHRISTIANISME À VENIR ? HISTOIRE : Les grandes crises du christianisme PERSPECTIVES : Peut-on se passer de la religion ? PORTRAITS : Une nouvelle génération spirituelle et engagée LIEUX : École des rites, Taizé, Dorothy café, où se ressourcer PANORAMA : Croire en Occident…
Les Cahiers du Témoignage chrétien – Automne 2022 – Supplément au no 3987 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3
Supplément au no 3987 de Témoignage chrétien
SOUTENIR LES ÉTUDIANTS Sous la houlette des jésuites, des bénévoles aident les étudiants de l’université de Saint-Denis à boucler leurs études
Automne 2022
AFGHANES : CELLES QUI RESTENT Parce qu’il faut bien continuer à soigner, informer et irriguer une économie anémiée
Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN
GRAND ENTRETIEN Ukraine-Russie, le regard du philosophe ukrainien Constantin Sigov
Témoignage
chrétien L I B R E S ,
E N G A G É S
D E P U I S
1 9 4 1
Quel christianisme à venir ? Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Automne 2022
TC
Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN « Le retournement le plus radical, le plus fou, le plus extravagant, qui va le plus contre tout ce que l’on croit savoir de la vie en société, de la vie humaine, quoi qu’on fasse et deux mille ans après, c’est toujours le christianisme. » Emmanuel Carrère (Interview aux Inrockuptibles, 1 er septembre 2014) Image de couverture : « La Résurrection », panneau du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald (1480-1528), 1512-1516, Colmar, musée Unterlinden © Photo Josse/Leemage via AFP
Capables d’espérance
O
n ne va pas se mentir, la situation générale du monde n’a rien de réconfortant. Où qu’on tourne les yeux, les choses vont mal. Et les difficultés, loin de produire bienveillance, solidarité et fraternité, font prospérer les manipulations, les mensonges… et les malfaisants, qui s’en donnent à cœur joie. Il est toujours difficile de faire une lecture à chaud des évènements, mais on peut estimer que nous vivons, avec la pandémie mondiale et l’extraordinaire bouleversement des équilibres géostratégiques qui a suivi, le tout sur fond de catastrophe environnementale enclenchée, un choc équivalent à celui des grandes guerres qui ont marqué le siècle dernier. Nous ne l’éprouvons que de façon atténuée parce que nous avons la chance de vivre dans un pays aux structures étatiques solides. Et, même si nous souhaitons toujours plus de justice sociale, la France, comme d’autres nations européennes, protège les plus faibles et leur assure de façon stable une protection contre les aléas de la vie. Une citation célèbre du philosophe italien Gramsci identifie ce temps de crise comme un clair-obscur favorable à l’apparition des monstres entre l’ancien monde et le nouveau. C’est dans cette sombre incertitude que l’espérance modifie le regard et devient une vertu nécessaire. Elle ne donne ni réponse, ni mode d’emploi mais permet d’affirmer que nous sommes capables de faire face, capables de surmonter, capables de demeurer fraternels, bienveillants, solidaires… Et, si nous, chrétiens, avons cette assurance, c’est parce que nous affirmons que c’est de Dieu que nous recevons cette espérance.
Christine Pedotti
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 3
somm Édito Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 Quel christianisme à venir ? – Un christianisme toujours en crise – De la religion en Occident – La fin d’une religion ? – La chrétienté ou le Royaume ? – Des lieux pour espérer – Doit-on désespérer des religions ? – Portrait spirituel d’une génération
4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
Maintenant p. 48 Une nouvelle civilité sexuelle Entretien avec Irène Théry
VOIR p. II Le feu p. X Afghanes : celles qui restent p. xVi Bout à bout
aire
automne 2022
Saisons Portrait Regards
p. 102 Dissidences
p. 99 Père Matthieu, la foi en réseaux
p. 75 Ateliers Médicis Le Clichy nouveau est arrivé
p. 82 ATD Quart Monde
p. 105 Mille et une nuits au Qatar
p. 110 Le feuilleton de Notre-Dame
p. 1 16 Livres
p. 88 Fraternités p. 96 Le Cised, des bénévoles au service des étudiants
Grand entretien p. 90 Constantin Sigov Ukraine – Une résistance millénaire
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REGARDS AUJOURD’HUI
Un trimestre européen
Malgré la guerre en Ukraine, l’Europe continue bon gré mal gré à se construire et s’inventer.
« Fraternité » made in Italy… Avec 26 % des suffrages, les mal nommés « Fratelli d’Italia » (FdI) sont devenus la première force politique d’Italie, accomplissant une progression sans précédent pour un petit mouvement qui n’avait obtenu que 4,4 % des voix en 2018. Rappelons la genèse de ce parti. La plupart des cadres du FdI – dont Giorgia Meloni et son fondateur, Ignazio La Russa – ont fait leurs premières armes au sein du Mouvement social italien (MSI), néofasciste, devenu ensuite Alliance nationale. Suite à une évolution constante de l’Alliance nationale vers le centre droit, Meloni et La Russa ont alors fondé un nouveau parti, à la fois nationaliste et conservateur. Le vainqueur des
élections italiennes est donc bien « post fasciste », dans le sens où son idéologie n’est plus fasciste mais qu’un certain nombre de ses membres, à défaut de vouloir ressusciter Mussolini, continuent d’entretenir des nostalgies coupables. Il est par contre clairement d’extrême droite, notamment sur les questions d’identité et les valeurs traditionnelles de la famille, en opposition très dure au « politiquement correct » en matière de mœurs. Sur le plan européen, Fratelli d’Italia cohabite notamment avec les aussi mal nommés « Démocrates suédois » et les révisionnistes franquistes du parti espagnol Vox. Sébastien Poupon
Il y a trente ans… Maastricht François Mitterrand lançait alors la campagne référendaire, notamment par ce cri du cœur, qui interpelle encore notre continent en guerre : « Il arrive un moment où l’on se lasse des guerres, où l’on se lasse aussi des paroles toutes faites. D’une génération à l’autre, nous avons appris que la France avait des ennemis héréditaires ; mais ce n’étaient pas les mêmes ! La France a compté comme ennemis héréditaires à peu près tout le monde en Europe […] Comment donc bâtir la paix, sinon en tentant une construction inédite, jamais vue et qui serait tout simplement la paix par contrat, par négociation, conciliation, arbitrage, par une structure qui relèverait de la libre décision des gouvernements, des parlements ou des peuples de l’Europe dans laquelle nous sommes ? Voilà l’entreprise ! » Henri Lastenouse 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
Ils en ont parlé ! Lors de la réunion du Conseil européen de Bruxelles des 20 et 21 octobre, il a naturellement été question de la crise des prix de l’énergie, mais aussi d’un autre sujet, pourtant à peine mentionné au détour d’une ligne dans les conclusions du Conseil. Sujet qui a pourtant nécessité plus de trois heures de discussions entre dirigeants européens, à huis clos et sans téléphone portable : celui des relations de l’UE avec la Chine, relations qui se sont considérablement détériorées ces dernières années et sont désormais perçues comme un « risque stratégique ». Le président du Conseil européen, Charles Michel, a rendu compte de la discussion : « Le “logiciel” du système politique et institutionnel chinois n’est pas le même que celui que nous avons sur le plan de l’Union européenne. C’est un constat objectif. Nous considérons, parce que nous sommes des démocraties, qu’un élément central et fondamental touche directement aux droits personnels, aux droits humains, aux libertés, là où, dans le modèle chinois, le point de départ, le “logiciel”, tend à considérer que l’État, et peutêtre même davantage encore le Parti, est le critère déterminant. » Lorenzo Consoli
Royaume-Uni, la fin d’un mythe… En ne restant que sept semaines au 10 Downing Street, l’ex-Première ministre britannique Liz Truss aura enterré l’un des mythes constitutifs du Brexit, au cœur du « national libéralisme » britannique depuis plus d’un quart de siècle, celui d’une révolution thatchériste inachevée car empêchée par le carcan européen de Bruxelles, mais n’attendant que d’en être libéré pour renaître et donner enfin sa pleine mesure. L’expérience de ce thatchérisme chimique-
ment pur, sans additif venu du Continent, aura duré exactement quarante-quatre jours. Et ce n’est pas Bruxelles qui a sifflé la fin du fantasme, mais bien la City ! Le prébudget présenté par Liz Truss et son ministre des Finances a simplement effrayé les marchés financiers car il défiait le réel, comme cela est souvent le cas en matière de Brexit… Entre-temps, les Britanniques subissent leur plus grande chute de niveau de vie en soixante ans. Henri Lastenouse
L’Ukraine et le nerf de la guerre L’Union européenne, qui a déjà adopté huit trains de sanctions contre la Russie, annonce avoir gelé 17 milliards d’euros d’actifs privés russes, qui s’ajoutent au gel de 300 milliards d’euros de réserves de la banque centrale russe. Ces 300 milliards pourraient servir de caution jusqu’à ce que la Russie « contribue volontairement » à la reconstruction de l’Ukraine. Pour 2023, l’UE projette de fournir une aide de 1,5 milliard
d’euros par mois à l’Ukraine : « Un flux de revenus prévisibles, stables et fiables », a déclaré Ursula von der Leyen. Alors que l’économie ukrainienne est dévastée par huit mois d’offensive russe, Kiev évalue à trois à quatre milliards d’euros les besoins de financement mensuels du gouvernement, qui devraient être assurés par l’UE, les Américains et les institutions financières internationales. Henri Lastenouse LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 7
Illustration réalisée à partir d’images créées par Freepik.
Quel christianisme à venir ? Qu’est-ce que le christianisme ? C’est là une question que nous n’avons pas l’habitude de nous poser tant la réponse peut sembler évidente dans un pays comme la France, « fille aînée de l’Église » selon la formule consacrée et, surtout, terre de chrétienté depuis tant de siècles – il suffit de regarder ces églises plantées au cœur des villes et des villages, ces croix qui ornent la croisée de nos chemins, les pierres de nos cimetières. À rebours, les statistiques religieuses montrent la chute inexorable de tous les marqueurs chrétiens. La pratique religieuse mensuelle concerne environ 4 % de la population, la pratique hebdomadaire 2 %. Le reste est à l’avenant ; en 2019, un enfant sur quatre est baptisé, tandis que 44 000 mariages religieux sont célébrés – une chute de moitié en dix ans. Même les obsèques religieuses ne sont plus souhaitées que par 50 % des Français et Françaises. Quant au personnel religieux, principalement les prêtres, son recrutement est de plus en plus maigre. À ce tableau, il faut ajouter deux éléments dont les impacts sont pour l’heure difficiles à mesurer et plus encore à dissocier : l’effet du Covid et des confinements et le choc de la révélation des abus. Pour l’heure, on observe une accélération de la désaffection de la pratique religieuse et des sacrements sans qu’on sache encore si elle est réversible. Mais la fréquentation des églises ou la pratique des sacrements suffisent-elles à cerner le christianisme ? Évidemment pas. Car, si nous sommes désormais dans un monde où la forme religieuse chrétienne est devenue marginale, son empreinte demeure profonde et va bien au-delà
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
d’une coloration culturelle. Cette façon d’envisager la vie, de regarder l’avenir, de supporter l’incertitude, la souffrance, de vivre avec autrui continue de nous imprégner puissamment, que nous soyons croyants ou pas. Souvent, on parle de valeurs chrétiennes pour envelopper en un seul terme la variété de ces influences. Le terme est impropre parce qu’il laisse à penser qu’il s’agirait principalement de valeurs morales, alors qu’il s’agit d’un mode de pensée total. On voit bien d’ailleurs que nos contemporains, tout en s’éloignant de ce qu’on nomme religion, demeurent attachés à ce paysage culturel et esthétique, intellectuel et moral. Certains le nomment Occident, d’autres chrétienté ou « racines chrétiennes ». Il nourrit notre imaginaire et parfois nos fantasmes identitaires – au sens où il permet de faire la différence entre « nous », qui en sommes, et « eux », les autres, étrangers, non au sens juridique mais du point de vue symbolique.
Origines et paradoxes S’il est pourtant une caractéristique originelle du christianisme, c’est précisément d’avoir rompu avec l’idée que la religion était liée à un lieu, un peuple, une terre, et même à une histoire commune. Né dans la périphérie orientale de l’Empire romain, il s’en émancipe et se répand tout autour de la Méditerranée. Puis il agrégera ceux qu’on nomme barbares et gagnera petit à petit les confins du monde connu, jusqu’à traverser les océans, et manifestera ainsi sa compétence universaliste : le christianisme est pour tous les hommes, de toutes origines, et même pour les femmes – quoique, sur ce point, tant l’orthodoxie que le catholicisme soient encore sérieusement à la traîne. L’un des paradoxes, le plus singulier sans doute, est que c’est sur les terres et dans les cultures qu’il a le plus profondément et le plus longuement imprégnées que la forme religieuse et institutionnelle du christianisme est la plus massivement mise en cause et frappée d’obsolescence. Le philosophe Marcel Gauchet en a proposé une interprétation aujourd’hui largement reprise en énonçant que le christianisme serait « la religion de la sortie de la religion », étant précisé qu’il ne s’agit pas d’une sortie de la croyance religieuse mais d’une « sortie d’un monde où la religion est structurante, où elle commande la forme politique des sociétés et définit l’économie du lien social ». Le débat demeure dans les différents courants chrétiens. Faut-il plus de religion et réaffirmer un régime de normes strict en négligeant le risque d’un destin de marge ou de secte ? Faut-il imaginer une survie de la foi sans plus guère de forme religieuse, dans
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de petites communautés électives et chaleureuses ? Mais, là encore, le danger sectaire guette. À moins que le christianisme ne se transforme en un grand système de transmission culturelle qui définirait un substrat commun pour vivre ensemble dans un cadre commun. On peut aussi privilégier la part solidariste, fraternelle et pacifiste de l’Évangile et transformer nos Églises en puissantes ONG, ou encore se spécialiser dans l’accompagnement symbolique des grandes étapes de la vie… Toutes ces voies sont possibles et peuvent coexister. Assurent-elles l’avenir du christianisme ? La question atteint une urgence et une acuité jamais égalée. La crise que nous traversons est profonde. Le désir de croire persiste et très souvent s’exprime dans le sens de la crédulité. Ainsi, en France, la jeune génération dit ne pas croire en Dieu mais accorde du crédit à la sorcellerie. Le désir d’absolu s’incarne dans des engagements radicaux et parfois violents, et beaucoup préfèrent croire à un gigantesque complot mondial plutôt que d’accepter la complexité du monde et les aléas de la vie. Une chose est certaine, un chantier immense s’ouvre, il a besoin de bras, d’intelligence et il ne suffira pas d’ouvrir l’ordination à des hommes mariés au sein du catholicisme pour retrouver l’énergie vitale, la source jaillissante du christianisme, celle qui fait courir les disciples d’Emmaüs vers Jérusalem, « le cœur tout brûlant ».
Christine Pedotti
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
Un
christianisme toujours en crise L’histoire du christianisme est tissée de crises, plus ou moins profondes, plus ou moins graves. Pour l’historienne Nicole Lemaître, c’est la preuve de sa fécondité et de sa capacité à se réinventer.
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Quelles sont les grandes crises que le christianisme a eues à affronter au cours de son histoire ? Le christianisme a traversé de nombreuses crises. Celle que je voudrais d’abord évoquer est la Révolution française, dont l’onde de choc excède largement la France. C’est un moment politique, philosophique et religieux qui a orienté tout le xixe siècle et qui, du point de vue du catholicisme, a créé des blocages qui sont toujours là aujourd’hui. Mais, bien sûr, d’autres crises avaient précédé, celle de la réforme protestante au xvie siècle, puis, en remontant le temps, le Grand Schisme d’Occident au tournant des xive et xve siècles, où on se retrouve avec deux ou trois administrations papales qui nomment chacune des évêques, lesquels nomment leur propre clergé, ce qui provoque une belle pagaille, les gens ne sachant plus vers qui se tourner. En reculant encore, on trouve le schisme d’Orient, avec la séparation de l’orthodoxie, qui traumatise les consciences médiévales. Plus de quatre siècles plus tard, lors du concile de Bâle-Ferrare-Florence-Rome, on espère encore pouvoir célébrer la réconciliation des deux Églises. Avant le schisme, du côté oriental, l’Église affronte la terrible crise iconoclaste, qui dure plus d’un siècle (726-843) et dont les conséquences retentissent sur l’islam : ces « querelles byzantines » ont certainement servi de repoussoir. Mais, des crises, il y en a depuis l’origine. Leur narration commence dès les Actes des Apôtres et elles se poursuivent pendant les premiers siècles, alors que le christianisme naissant est pourtant en situation minoritaire et parfois menacé par la puissance romaine. L’effacement de cette puissance face aux arrivées des populations dites « barbares » est aussi un choc immense ; on en trouve la trace dans les écrits d’Augustin d’Hippone (saint Augustin). À cette époque, les gens ont le sentiment que leur monde s’effondre. Finalement, au regard de l’histoire longue, on voit que la réalité ordinaire, c’est la situation de crise. Au point que, souvent, je me demande comment ça a tenu pendant deux mille ans. Est-ce que cette vision de crise permanente peut en quelque sorte nous « rassurer » face à la crise d’aujourd’hui ? Il est toujours difficile de faire des comparaisons, mais ce qu’on peut dire c’est que le passage par la crise crée du neuf. Il y a souvent des dissensions sur ce qu’il faut faire, par exemple à l’égard des cultures rencontrées. Ici, il faut citer la lettre que Grégoire le Grand, pape de 590 à 604, confie à son émissaire, Mellitus, qui part pour la terre des Angles (Angleterre). Il adresse ses conseils à l’archevêque Augustin de C antorbéry, qu’il a envoyé en
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
mission quelques années plus tôt [voir ci-contre]. C’est un exemple d’inculturation du christianisme, qui est une religion de l’Incarnation et qui donc peut tout à fait emprunter les modes de pensée des sociétés dans lesquels il s’installe et se « métisser ». Ce n’est pas toujours facile. On se souvient que les jésuites échouent en Chine lors de ce qu’on appelle la « querelle des rites ». Elle commence au xviie siècle et s’achève au début du xviiie, quand Rome refuse les aménagements proposés pour s’adapter à la culture locale. Le pape Pie XII est revenu sur ces condamnations en 1939, mais on en a encore vu des effets lors du synode sur l’Amazonie en 2019, à l’occasion duquel des statuettes de la Pachamama ont été jetées dans le Tibre par un jeune homme appartenant à un courant intégriste. Mais, avant lui, des cardinaux avaient crié au blasphème et au sacrilège. N’y a-t-il pas eu en Europe une tentative de se débarrasser de certaines dévotions qui appartenaient à la piété populaire et qui ont été jugées comme superstitieuses ? Il y a plusieurs mouvements qui se succèdent ; la religion des élites et la religion populaire ne s’opposent pas toujours. On voit par exemple que, sur les commandes de retables, il y a des négociations entre les élites et le peuple sur ce qu’ils doivent représenter. Mais, en effet, au xviie et xviiie siècles, on voit des statues qui quittent le chœur pour être reléguées au fond de l’Église, en particulier les saints guérisseurs ou saints « pesteux ». Au xixe siècle, beaucoup de ces piétés sont réinvesties pour défendre l’Église, en particulier contre les libres-penseurs et autres anticléricaux. Tout cela donne-t-il des pistes pour aujourd’hui ? L’histoire permet de relativiser les crises. Celles-ci font naître un autre monde, dans lequel il faut réinventer des choses. Parmi les stratégies les plus intéressantes, je retiens la réintégration de ceux et celles qui ont failli. C’est ce qui arrive lors de ce qu’on appelle la crise donatiste, au début du ive siècle. La question était de savoir s’il fallait ou pas réintégrer les apostats qui avaient renié leur foi face aux persécutions. Et on a décidé de le faire. Aujourd’hui, je pense aux divorcés remariés, aux homosexuels, que les assemblées chrétiennes – et de nombreux pasteurs – ne veulent plus exclure. Sinon, la plus ancienne stratégie, celle qui date quasiment des origines, c’est le concile. Il y a l’idée d’être ensemble, de discuter et de se mettre d’accord… C’est ce que le pape François cherche sous le nom de synodalité.
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Lettre de Grégoire le Grand à l’archevêque Augustin de Cantorbéry J’ai longuement réfléchi au sujet des Angles : je veux dire qu’il ne faut pas détruire les temples qui abritent les idoles, mais les idoles qui s’y trouvent ; on aspergera les temples avec de l’eau bénite, puis on érigera des autels où seront disposées les reliques. Car si ces temples ont été convenablement bâtis, il est indispensable qu’ils passent du culte des démons au service du vrai Dieu. Ainsi, voyant que leurs temples ne sont pas détruits, les habitants pourront renoncer du fond de leur cœur à leurs erreurs et, connaissant désormais le vrai Dieu, se sentir d’autant plus prêts à revenir l’honorer dans des lieux qu’ils fréquentaient naguère. Comme on les avait habitués à égorger un grand nombre de bêtes pour les offrir en sacrifice aux démons, il faudra également, à la place de ces sacrifices, instituer des fêtes solennelles : le jour de la dédicace ou de la naissance des saints martyrs dont on expose les reliques, on pourrait leur faire aménager des huttes de branchages autour de ces temples convertis en églises, et célébrer la solennité au cours d’un festin à tonalité religieuse.
Une dernière question à l’historienne : le christianisme peut-il envisager de cesser d’être une religion de masse ? Quand on parle du christianisme, on pense toujours à la chrétienté médiévale et moderne, mais, pendant les premiers siècles – au moins trois –, le christianisme est très minoritaire ; et, en même temps, il est très divers. Dès l’origine, il y a le courant de Pierre et celui de Paul. On confond, me semble-t-il, la question de la masse et l’universalisme. Le christianisme est profondément universaliste, oui, il est pour tout le monde et il peut s’insérer dans toutes les cultures. Mais il n’est pas nécessaire qu’il soit la religion de tout le monde. Finalement, la chrétienne que vous êtes est pleine d’espérance. Oui, je crois qu’il y a vraiment un génie du christianisme, qu’il est capable de faire face aux crises et de se renouveler. Et, moi qui ai beaucoup étudié la Réforme et plus encore la Contre-Réforme, je crois que, si le schisme était un vrai problème au temps de la chrétienté, aujourd’hui il faut en prendre le risque. Propos recueillis par Christine Pedotti.
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
De la
religion en Occident Le religieux appartient-il au passé en Europe et en Amérique du Nord ? Si la sécularisation de nos sociétés et la baisse de la pratique se confirment, des formes plus dérégulées de croyance, voire de pratiques, persistent. Par Timothée de Rauglaudre
A
u xxie siècle, « les croyants religieux ne se trouveront probablement que dans de petites sectes, regroupées pour résister à une culture laïque mondiale ». En 1968, année de révoltes portées par les jeunesses européenne et nord-américaine, un éminent sociologue des religions états-unien, Peter L. Berger, par ailleurs théologien protestant libéral, se hasarde à cette prédiction dans un entretien au New York Times. S’il a ensuite modéré sa prophétie dans les années 1990, on peut se demander un demi-siècle plus tard quelle était la part de vérité qu’elle contenait ? À l’échelle mondiale, le nombre d’affiliés à des religions continue d’augmenter. Les 2,2 milliards de chrétiens et les 1,6 milliard de musulmans que recensait en 2010 le Pew Research Center devraient atteindre respectivement 2,9 et 2,8 milliards d’ici 2050, à en croire les projections du centre de recherche réalisées en 20151. Cette dynamique religieuse se concentre essentiellement en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Mais, sur le Vieux Continent, le processus d’effondrement de la pratique et de l’affiliation religieuses entamé dans les années 1960 ne s’est jamais démenti2. En France, alors que 70 % de la population se reconnaissait encore comme
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catholique en 1981, ce nombre a chuté à 32 % en 2018, dont seulement 7 % se rendent à la messe au moins une fois par mois3. Et cette tendance n’est pas spécifique à la France : elle s’étend à toute l’Europe, avec des niveaux et à des rythmes différents, notamment dans les pays de l’Est, où la situation est plus contrastée. À l’ouest et au sud, même des bastions du catholicisme européen comme l’Irlande ou l’Espagne ne sont pas épargnés. Parallèlement, le groupe sociologique des « sans-religion » progresse un peu partout. Dans l’Hexagone, ses membres sont passés en quarante ans de 27 à 58 % de la population, devenant ainsi majoritaires – même si ce groupe, hétéroclite par nature, regroupe aussi bien des athées pur jus que des agnostiques ou des déistes. En Europe, les pays comptant la plus forte proportion de « sans-religion » se situent parmi les pays de tradition protestante, comme la Suède, ou ayant un passé communiste, comme la République tchèque ou l’Estonie4. Jusqu’à une période récente, les États-Unis faisaient figure de grande exception parmi les pays les plus riches en matière de progression des « nones », comme on les appelle outre-Atlantique. Depuis deux décennies, ceux-ci ont connu une augmentation spectaculaire, passant de 5 à 20 ou 25 % de la population selon les enquêtes4. Signe des temps : en 2018, l’enquête sociale générale sur les attitudes aux États-Unis révélait que les « sans- religion » étaient devenus le groupe le plus important dans la population, devançant ainsi les chrétiens évangéliques, dont la progression fulgurante avait semblé démentir l’inévitable sécularisation occidentale. Si les deux tiers des adultes continuent de s’y identifier comme chrétiens, ils étaient encore 90 % au début des années 1990, d’après le Pew Research Center 5.
Les États-Unis, cas à part ? « Pendant longtemps, on a parlé d’une exception américaine, souligne le sociologue Claude Dargent, professeur à l’université Paris 8 et contributeur au volet français de l’enquête sur les valeurs en Europe. La thèse dominante était que la modernité allait de pair avec un recul de la religion. Sauf que le pays le plus en pointe économiquement et techniquement ne montrait pas cette évolution. Ensuite, on s’est interrogé autour des thèses du retour du religieux : est-ce que les États-Unis étaient l’exception, ou était-ce au contraire l’Europe, qui connaissait un recul de la religion moins flagrant dans le reste du monde ? En fait, les États-Unis restent un pays où la religion imprègne la vie publique à un degré très élevé, même si les dernières indications montrent qu’il commence à y avoir certaines formes de repli du religieux. » Faut-il en conclure que, dans les pays occidentaux du moins, la sécularisation a définitivement eu raison du phénomène religieux ? Cette interprétation pourrait
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 17
AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
être un peu hâtive. « Il faut manier le mot “sécularisation” avec précaution, avertit Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). La sécularisation ne se résume pas à la perte de la pratique. Dans sa définition plus générale, il s’agit du processus historique qui a fait échapper le monde social à l’englobement par le religieux. Dans les sociétés sécularisées, la vie individuelle et collective a cessé d’être structurée par les normes et les croyances religieuses. La forme et le niveau de la sécularisation selon les pays n’est pas un indicateur de mauvaise santé ou de bonne santé des institutions religieuses. C’est une situation historique dans laquelle ces institutions doivent s’adapter au fait que le religieux n’est plus le principe fondateur du lien social. »
Croyance n’est pas pratique Il faut ensuite distinguer la pratique religieuse, dont l’effondrement est net, de la croyance, qui, elle, décline plus lentement. Ainsi, entre 1981 et 2018, la part des Français déclarant « croire en Dieu » a baissé de 62 % à 50 %3 – les réponses à la question sur la croyance en Dieu du sondage Odoxa réalisé pour Témoignage chrétien en septembre 2022 (voir ci-contre) indiquent que ce déclin s’est accéléré. Se situer sociologiquement dans le groupe des « sans-religion » n’empêche pas d’avoir des croyances voire des pratiques spirituelles ou religieuses, et ce depuis longtemps. En France, la tradition des « libres-penseurs », qui a connu son apogée entre les années 1880 et 1930, comptait un courant matérialiste et un courant spiritualiste, dont un représentant éminent fut Victor Hugo, qui écrivait dans un codicille à son testament, en 1883 : « Je refuse l’oraison de toutes les Églises ; je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu. » La sociologie des religions a de longue date pris en compte ces subtilités pour nuancer l’idée largement partagée en Occident d’un déclin sans faille du religieux. La Britannique Grace Davie a ainsi forgé le concept de « believing without belonging » — « croire sans appartenir » — dans un célèbre ouvrage publié en 19946. « Ce n’est pas parce qu’on se déclare sans religion qu’on perd tout intérêt pour la religion en tant que tel, développe Claude Dargent. Grace Davie parlait de “religion par procuration” : ceux qui ne vont pas à la messe ou au culte comptent sur les autres pour maintenir certaines caractéristiques. Ce n’est pas parce qu’on a abandonné une pratique et qu’on ne déclare plus appartenir à une Église que tout lien est coupé. » Plus largement, l’intérêt des Européens pour la spiritualité demeure. En avril 2021, d’après un sondage Ifop pour la revue Mission, 49 % des Français se disaient « en
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Enquête réalisée auprès d’un échantillon représentatif de la population française de 1 005 personnes âgées de 18 ans et plus interrogées par Internet les 20 et 21 septembre 2022.
quête spirituelle » et réfléchissaient « sur le sens de la vie ou à la vie après la mort » ; 19 % étaient « fortement » habités par cette réflexion7. Plus surprenant encore : chez les 18-29 ans, la croyance en une vie après la mort a connu une hausse de 37,5 % en 1981 à 42,5 % en 20082. D’autre part, si la fréquentation de la messe poursuit son déclin, certaines croyances et pratiques New Age ou ésotériques sont en hausse, notamment chez les plus jeunes, de l’astrologie au néochamanisme en passant par la méditation de pleine conscience ou la sorcellerie. En effet, le « retour des sorcières » ne se cantonne pas à une réappropriation symbolique chez les écoféministes. D’après un sondage Ifop pour Femme actuelle réalisé en novembre 2020, la croyance dans les envoûtements et la sorcellerie, qui n’a longtemps concerné qu’un cinquième de la population, touche désormais 28 % des Français. Chez les 35-49 ans, cette proportion grimpe à 33 %, et chez les moins de 35 ans à 40 %7. Il faut relativiser cet apparent éclatement du paysage religieux et spirituel. Dans la plupart des pays d’Europe, la religion traditionnelle – catholique, protestante ou orthodoxe – demeure le premier groupe religieux2. Cependant, parmi les monothéismes, on observe un effet paradoxal de la sécularisation : les courants religieux qui connaissent la plus forte progression sont
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aussi les plus « normés ». C’est le cas de l’islam, aujourd’hui religion de 6 % des Français, mais aussi du protestantisme évangélique, qui représente désormais 1,6 % de la population3, voire, dans le cadre du catholicisme français, des groupes catholiques traditionalistes ou « néoclassiques », comme la Communauté Saint-Martin, dont le dynamisme est incontestable.
Les certitudes d’une identité simple « Aujourd’hui, on observe en effet que les systèmes du croire qui semblent attirer le plus les individus sont les systèmes les plus bétonnés, les plus compacts, ceux qui fournissent clés en main du sens et des normes pour la vie ordinaire, analyse Danièle Hervieu-Léger. La référence à ces croyances et à ces normes simples permet de se doter d’une identité distinctive, repérable, dans un monde complexe et fluide. La revendication d’une identité simple, donnée une fois pour toutes et opposable aux autres, est un trait typique du monde pluriel et incertain où nous vivons, et qui ne concerne pas seulement la sphère religieuse. » Ainsi, la soutane est un attribut facilement repérable et la figure autoritaire du prêtre ou la valorisation de l’identité masculine rassurent. Selon la directrice d’études à l’EHESS, cette tendance est à comprendre en miroir de la tendance aux croyances ésotériques « bricolées » : « L’une et l’autre annulent la dimension fondamentale du croire religieux, qui est sa dimension relationnelle. » Pour autant, aussi fascinants que soient ces phénomènes parallèles, ils ne sauraient remettre en cause les tendances qui touchent les pays occidentaux depuis plusieurs décennies : « Il ne s’agit pas d’un mouvement de balancier. Le durcissement contemporain des identités religieuses ne contredit pas le processus général de la sécularisation, qui n’est pas un phénomène réversible », conclut-elle.
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1. www.pewresearch.org/religion/2015/04/02/religious-projections-2010-2050 2. Pierre Bréchon, « La transmission des pratiques et croyances religieuses d’une génération à l’autre », Revue de l’OFCE, 2018/2 (no 156). 3. Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier, Sandrine Astor, La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, Presses universitaires de Grenoble, 2019. 4. Guillaume Cuchet, « La montée des sans-religion en Occident. Une révolution silencieuse des “nones” », Études, 2019/9. 5. w ww.pewresearch.org/religion/2022/09/13/how-u-s-religious-composition-has-changed-inrecent-decades/#fnref-38127-6 6. Grace Davie, Religion in Britain since 1945. Believing without belonging, John Wiley & Sons, 1994. 7. Jean-Laurent Cassely, Jérôme Fourquet, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Seuil, 2021.
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C'est vivre en altitude que vivre dans l'interrogation. 10 MOIS DE CONFLIT
UKRAINE 1 000 ANS DE GUERRE...
Pensées, maximes et méditations sur la marche du monde, émerveillements surtout devant la splendeur de la Création : dans ces Propos d'altitude, le frère François Cassingena-Trévedy nous fait l'offrande, depuis son refuge des hautes terres du Cantal, de la quintessence de son inspirante sagesse.
ALBIN MICHEL
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fin
CHRISTIANISME
La d’une religion
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Alors que le christianisme institutionnel se décompose de plus en plus, laissant place à de multiples expériences spirituelles individuelles, Anthony Feneuil, maître de conférences en théologie à l’université de Metz, se demande comment satisfaire l’attente des chrétiens qui cherchent des réponses en dehors des dogmes, des catéchismes et des rites traditionnels. S’il ne remet pas en cause la sincérité de leur démarche, il pointe aussi les risques d’une réduction de l’espérance chrétienne à la foi individuelle abandonnant toute dimension historique et sociologique…
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Dominique COLLIN Influencé par Harvey Cox, Maurice B ellet ou Jean-Luc Nancy, Dominique Collin, dominicain, estime qu’il y a un écart entre leur vocation première et ce que sont devenues les Églises chrétiennes. Il existe un écart entre le christianisme “religieux”, porté par les confessions historiques, et le christianisme “existentiel” dont la venue est souhaitée. Le Christianisme n’existe pas encore, Salvator, 2018, 192 p.
Comment expliquer le succès des publications théologiques qui cherchent à dépasser le christianisme comme religion ?
Les facultés de théologie confessionnelle ont d’abord un rôle de formation des personnels religieux, clercs et laïcs. On n’y développe qu’assez peu la réflexion et le débat sur ce qui pose problème dans la foi chrétienne dans le contexte contemporain. Or, il y a un besoin que les éditeurs ont bien identifié. Ces essais émergent en dehors des cercles universitaires traditionnels. Mais, finalement, la plupart de ces travaux retrouvent des voies intellectuelles déjà empruntées par d’autres – et ce depuis longtemps ! La première que j’identifie est celle du christianisme « athée », sans Dieu, qui devient alors une certaine morale, des rites, une culture à préserver pour maintenir un ordre particulier… La religion est regardée comme une fonction sociale nécessaire qu’on peut même décrire comme positive pour les individus. Ça peut être un « moralisme chrétien », humaniste et républicain, sur le modèle de celui de Ferdinand Buisson (1841-1932), protestant républicain et opposant à Napoléon III, un temps professeur de philosophie en Suisse avant de devenir un collaborateur de Jules Ferry. On arrête de faire de la métaphysique et de réfléchir sur Dieu, une entité sur laquelle on ne peut finalement pas dire grand-chose, pour se concentrer sur le christianisme – avec sa fonction sociale –, qui devient davantage une morale ou une forme d’organisation sociale… Attention ! Cela peut aussi exister de manière très réactionnaire et traditionaliste, comme une sorte d’« athéisme dévot ». Pensons à Joseph MOINGT Charles Maurras, pour qui être Revenir aux sources de la tradition aposcatholique était le choix le plus tolique en libérant le christianisme de la rationnel d’un nationaliste attagangue reçue au ive siècle. Nos contempoché à la grandeur de la France… rains ne croient plus parce que les formulaAujourd’hui, on retrouve encore tions dogmatiques héritées sont dépassées cette tendance chez des peret ont fait basculer le christianisme du côté sonnalités d’extrême droite qui de l’irrationalité, estime le jésuite. promeuvent explicitement le Ce que nous nommons religion chrétienne ne représente pas exactement l’intention, christianisme contre la figure du l’invention et la mission de Jésus-Christ. Christ, considérée comme bien L’Esprit du christianisme, trop subversive. Temps présent, 2018, 288 p. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 23
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Bruno MORI
La deuxième voie est celle du « christianisme sans religion ». Cette critique chrétienne de la religion vient, elle aussi, du protestantisme… mais d’un autre bord : de la théologie dialectique de Karl Barth et de Rudolf Bultmann. Pour eux, il faut faire sortir le christianisme de la religion et la Révélation est toujours une critique de la religion : la façon dont Dieu se révèle montre que toute religion a fait fausse route et qu’il faut revenir à l’expérience première de la foi. Mais, là aussi, il y a des manières fondamentaliste ou antifondamentaliste de voir les choses, selon que cette « foi » première est conçue comme un trésor possédé par certains, ou comme une recherche exigée pour tous.
Le christianisme doit admettre la part mythique des récits qu’il porte et évoluer en accord avec nos nouvelles connaissances tant sur le monde physique et biologique que sur la psychologie humaine. Pour ce prêtre, la « voie » que Jésus a proposée en son temps n’est pas à disqualifier à condition de la séparer de la religion qui s’est imposée à l’époque constantinienne. Il faut retrouver la « voie » de Jésus de Nazareth. Pour un christianisme sans religion, Karthala, 2021, 300 p.
Mais n’y a-t-il pas une sorte de mirage des spiritualités sans religion fondées sur la seule foi ? Emmanuel Carrère a très bien parlé de cela : quand il a quitté le christianisme, il a beaucoup expérimenté dans le domaine des spiritualités orientales… avant de revenir sur sa fascination. Car une spiritualité, même orientale, peut-elle vraiment s’abstraire d’une histoire, du creuset qui l’a fait naître ? Cette idée que la Révélation vient critiquer la religion peut être aussi profondément fondamentaliste quand on pense posséder à soi seul la vérité… Accepter de se dire « religieux », lié à une religion, finalement, c’est reconnaître avec une certaine humilité que la Révélation nous dépasse et qu’on ne peut jamais s’en prévaloir comme si on la possédait… Le christianisme sans religion m’effraie un peu, car peut-on se mettre dans une telle position de John Shelby SPONG supériorité et d’extériorité vis-à-vis Évêque épiscopalien (anglican américain), de toutes les religions en considéSpong souhaite rendre compréhensible rant qu’elles ont échoué ? Comme si le message de Jésus encombré par des on pouvait être sur un autre niveau légendes et des mythes ultérieurs. par rapport aux autres humains Nos contemporains doivent lire le parcours qui ont des religions et qu’on regarde Jésus dans son environnement juif hisderait avec dédain. torique, ce qui permet de le débarrasser La question aujourd’hui pour moi, de ses ajouts postérieurs et de mieux comprendre ses gestes et ses paroles. ce n’est pas sortir de la religion mais plutôt se demander quelles Jésus pour le XXI e siècle, Karthala, 2014, 336 p. 24 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
sont les formes acceptables, vivables, positives d’organisation religieuse.
Le christianisme peut-il encore « parler » à nos contemporains ?
Laurence FREEMAN Moine bénédictin, Laurence Freeman a crée un mouvement international de prière et de méditation. Sans mettre de côté la pratique religieuse et les énoncés dogmatiques plus traditionnels, il appelle les chrétiens à cultiver la relation intime et spirituelle à Jésus en dehors de toute attache confessionnelle. Le christianisme se fonde avant tout sur une relation personnelle au Christ. Jésus, le maître intérieur, Albin Michel, 2002, 400 p.
À ce genre de questions, on ne peut pas répondre de manière générale et extérieure. Si des gens pensent que le christianisme a des ressources nécessaires pour répondre aux défis d’aujourd’hui, ils doivent le montrer ! En son sein, on peut trouver l’énergie et des contenus conceptuels qui permettent de penser les grands problèmes contemporains – écologie, égalité entre les femmes et les hommes, etc. Ce dont tout le monde parle en ce moment, par exemple, dépasser l’opposition entre nature et culture, c’est en réalité un débat chrétien ancien, qu’on retrouve dans les années 1930 autour d’Henri de Lubac (1896-1991). Aujourd’hui, évidemment, les chrétiens ont des choses à dire. Mais cela demande de faire le travail pour repenser le christianisme et aussi écouter le monde… Si on dit « on est chrétiens, on est parés et on a toutes les réponses », c’est un peu ridicule car la tradition n’a pas été confrontée à toutes les questions qui se posent à l’humanité, génération après génération. Néanmoins les questions contemporaines permettent de comprendre et reformuler des éléments de la tradition et d’en éprouver la richesse.
Gérard FOMERAND Ce jésuite défend l’idée que nos contemporains ont besoin d’un christianisme « intérieur » davantage que d’une religion. Si les différences entre confessions ont leur importance, l’essentiel est de retrouver un chemin d’intimité personnelle vers Jésus. L’intériorité est le refuge de l’expérience chrétienne en contexte contemporain au-delà de toutes les différences entre Églises historiques. Le Christianisme intérieur, une voie nouvelle, Éditions jésuites, Fidélité, 2016, 232 p.
Dans ce long parcours intellectuel, on trouve beaucoup d’hommes et peu de femmes, non ? De fait, jusque récemment la théologie a été une affaire d’hommes, au sens où le champ disciplinaire était défini et pour ainsi dire dessiné par des hommes, bien que des femmes y aient toujours eu leur place. Et, comme dans tous les champs du savoir, il y aurait à faire une histoire de la théologie avec des lunettes féministes. Cela existe d’ailleurs depuis presque un siècle dans toutes les confessions.
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Marie BALMARY
Quant à savoir si les femmes s’inPsychanalyste et animatrice d’un groupe vestissent plus sur le terrain de de lecture biblique, Marie Balmary n’a la théologie pratique que dogmajamais voulu opposer sa pratique clinique tique, plus dans le domaine de la au monde de la Bible et de la croyance. spiritualité que de la théologie, je Le christianisme a, dans ses écritures, des n’arrive pas à me prononcer. C’est ressources pour libérer les hommes. bien possible et une critique fémiEn revisitant certains thèmes chrétiens à la niste serait certainement à mener lumière de la psychanalyse, on donne une actualité moderne au message de libérapour le montrer, mais il faut aussi tion de la Bible. noter que ces grands partages Avec Daniel Marguerat, Nous irons tous au relèvent moins de la théologie paradis, le Jugement dernier en question, elle-même que de la vulgarisation Albin Michel, 2012, 267 p. théologique. Mais il est vrai qu’en France on trouve des femmes éminentes, notamment du côté du travail exégétique. Le contournement de la dogmatique par les sciences bibliques ou l’histoire est surtout une affaire catholique en réponse aux restrictions posées à la recherche théologique par le Magistère catholique. Pendant tout un pan du xxe siècle, la théologie dogmatique s’est faite dans les notes de bas de page de livres historiques. C’est moins le cas dans les autres confessions. Est-ce que la théologie a été plus « féminine » de ce côté ? Pas sûr et, si l’exégèse féministe est devenue très importante, elle a eu dès l’origine un pendant dogmatique affirmé, qui l’a certainement précédée.
Selon vous, quelle relation peut-il y avoir entre le travail théologique et la religion ? Il y a toujours eu des théologiens pour critiquer la religion de leur époque afin de l’améliorer. Le danger, c’est de croire qu’on pourrait échapper à toutes les pesanteurs sociales pour être dans un christianisme pur et un rapport immédiat à Dieu… Pour mettre à distance les enseignements d’une époque, plusieurs stratégies peuvent être déployées : promouvoir un retour aux sources scriptuMarie-Laure CHOPLIN raires ou historiques, affirmer sa volonté de En « désarmant » son coeur, faire advenir vraiment le christianisme, ou le cette responsable d’aumôdésengager de la couche religieuse qui l’ennerie dans un hôpital défend combre et l’a recouvert au fil du temps, en faire l’idée qu’on peut vivre l’exune spiritualité en le désinstitutionnalisant… périence de la méditation Mais le christianisme échappe toujours à ceux chrétienne au quotidien. qui se disent chrétiens. C’est là quelque part la La méditation reste le cœur de l’expérience chrétienne. beauté du travail théologique : nous ne possédons jamais, seuls, la vérité. Si Jésus dit qu’il Un cœur sans rempart, Labor & Fides, 2018, 104 p. 26 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
est la vérité – « Je suis le chemin, la vérité, la vie » (Jean 14, 6) –, cela veut dire que nous ne le sommes pas nous-même. Il me semble qu’il faut comprendre : « Vous ne pourrez jamais posséder la vérité… ni vous reposer. » Il y a dans le christianisme un changement perpétuel qui appelle un effort.
Marion MULLER-COLLARD L’expérience de Job dans l’Ancien Testament, dont Marion Muller-Collard est spécialiste, peut donner une base valable à l’expérience contemporaine du chrétien. Par un dialogue entre l’expérience individuelle et les textes sacrés, on peut tirer une sagesse chrétienne détachée de la pensée magique et de la culpabilité. L’Autre Dieu, la Plainte, la Menace et la Grâce, Labor & Fides, 2014, 112 p.
Propos recueillis par Anthony Favier.
En septembre 2020, Anthony Feneuil se demandait déjà dans les colonnes de la lettre de Témoignage chrétien « à qui appartient la théologie ? » (www.temoignagechretien.fr/a-qui-appartient-latheologie). À propos de la particularité de la France, qui a supprimé progressivement la théologie des programmes universitaires sauf en territoire concordataire, où il l’enseigne, il s’interrogeait : et s’il y avait un intérêt à réinsérer la science de la connaissance de Dieu dans les cursus universitaires à côté des sciences humaines et sociales ? Ses dernières publications sont L’Individu impossible : philosophie, cinéma, théologie (CNRS Éditions, 2021) et L’Évidence de Dieu : études sur le doute religieux (Labor et Fides, 2021 – Voir Les Cahiers du Témoignage chrétien Hiver 2022, p. 120).
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La chrétienté ou le Royaume ? Jésus avait pourtant prévenu : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Mais de « Cité de Dieu » en Chrétienté, en passant par de folles communautés utopiques, le même rêve nous hante, qui parfois se réalise en cauchemar. Par Benoit Gauthier
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ans un texte sur « le Christ et la politique », le dominicain anglais Herbert McCabe identifie quatre types de relation entre l’Église et la chose politique. – L’« alternative » envisage l’Église comme une société dans la société. Un contre-modèle dans un milieu globalement hostile, comme a pu l’être le monachisme des origines. De nos jours, plusieurs tendances communautaires veulent renouveler ce modèle en appelant à se retirer d’un monde vu comme définitivement égaré. – Le « ciment » voit dans l’Église la source des « valeurs » communes qui fondent la société, à l’instar de l’identitarisme chrétien, qui enterre le christianisme pour en faire une des « racines » de notre société. – Le « modèle », où l’Église est une sorte de laboratoire social qui permet d’expérimenter des arrangements institutionnels comme l’école ou l’hôpital, institutions d’Église reprises par l’État social. Les associations caritatives chrétiennes répondent à cette logique en mettant en œuvre des expérimentations pour interpeller les pouvoirs publics. – Le « défi » fait de l’Église un aiguillon pour la société qui l’amène à dépasser ses contradictions dans une logique révolutionnaire et ouvre sur un ailleurs radical.
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Les représentants des deux premiers courants peuvent être classés en gros à droite de l’échiquier politique. Les communautaristes, bien représentés par Rod Dreher et son fameux « pari bénédictin *», invitent à créer des communautés où leurs « valeurs » seraient partagées On trouve là des traits communs avec certains courants du judaïsme hassidique ou les fameux amish. Les défenseurs des « valeurs » chrétiennes comme ciment de la société ont une optique plus offensive. Aux États-Unis, un renouveau du mouvement « intégraliste » se propose de prendre discrètement le pouvoir en se saisissant des rouages de l’administration d’État. L’exemple le plus éclatant est celui de la Cour suprême, dominée par les catholiques conservateurs. Ces militants pensent que leurs « valeurs », parce qu’elles représentent le « bien commun », peuvent être imposées à toute la société, même si celle-ci les partage de moins en moins. Les légitimes critiques et inquiétudes face à ces tendances ne doivent pas nous faire oublier qu’elles ont pu avoir d’autres visages, moins déplaisants, dans l’histoire : le pari bénédictin de Dreher ne disqualifie pas les vrais bénédictins. De même, toute forme d’engagement public visant à penser la société à partir de l’Évangile ne relève pas toujours d’une forme plus ou moins désastreuse de réaction.
L’important ? La victoire sur le péché et la mort Mais, au final, que l’on soit réactionnaire, révolutionnaire, conservateur ou réformiste, l’engagement politique chrétien est toujours relativisé par le fait que ce que vient combattre le Christ, ce n’est pas une oppression politique, mais celles, bien plus existentielles, que sont le péché et la mort. Si le Christ est vainqueur, alors ce sont les fondements les plus profonds de notre société qui sont bouleversés. Des quatre modèles proposés par McCabe, celui du « défi » révolutionnaire semble d’ailleurs avoir sa faveur. Il s’agit moins de conserver, de fonder ou d’imaginer une société chrétienne que de renverser la société pour ouvrir sur un ordre politique que l’on ne sait pas encore décrire. L’erreur de ceux qui aspirent à la chrétienté comme communauté politique n’est pas d’être trop ambitieux. Au contraire, leur aspiration à une vie communautaire pleinement ordonnée par le divin est admirable. Leur erreur est plutôt de vouloir bâtir leur maison sur des bases bien peu solides, celle de la société humaine encore soumise au péché et à la mort. En faisant cela, ils ne peuvent que devenir les roitelets d’un château de cartes qui s’effondrera à la moindre secousse.
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* Rod Dreher, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est pl us : le pari bénédictin, Artège, 2017, 376 p.
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Des lieux pour espérer Quelques tiers lieux où des chrétiens cherchent à expérimenter et vivre l’Évangile au contact des réalités humaines, en prise avec la société telle qu’elle est. Par Laurent Grzybowski
La communauté œcuménique de Taizé (Saône-et-Loire) Une communauté ouverte sur le monde Le mot qui convient le mieux pour saisir l’esprit de Taizé est sans doute « réconciliation », du nom de l’église surplombant ce petit village de Bourgogne, devenu célèbre dans le monde entier grâce à la présence d’une communauté monastique fondée il y a plus de quatre-vingts ans par un protestant suisse, Roger Shütz – mort assassiné le 16 août 2005 dans son église. Réconciliation en soi-même, grâce à la prière – unité intérieure – ; réconciliation des chrétiens – la communauté rassemble une centaine de frères, catholiques et protestants, de trente nationalités différentes – ; réconciliation de l’Europe – après la Seconde Guerre mondiale, puis après la chute du rideau de fer – ; réconciliation des peuples ; réconciliation enfin « de toute la famille humaine », comme aimait à le dire Frère Roger. Ce qui marque aussi à Taizé, c’est l’esprit de simplicité. Les frères vivent de leur seul travail. Ils n’acceptent aucun don. Ils n’acceptent pas non plus pour eux-mêmes leurs héritages personnels. La communauté en fait don aux plus pauvres. Certains d’entre eux vivent dans des lieux défavorisés du monde pour y être témoins de paix, aux côtés de ceux qui souffrent. Dans ces petites fraternités, en Asie, en Afrique et en Amérique latine, les frères partagent les conditions d’existence de ceux qui les entourent. « En menant une vie de prière, de partage et d’hospitalité, ils s’efforcent d’être une présence
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aimante auprès des plus pauvres, des enfants des rues, des prisonniers, des mourants, de ceux qui sont blessés par des ruptures d’affection et des abandons humains », témoigne Frère Luc, l’un des membres de la communauté. Depuis soixante ans, des jeunes de plus en plus nombreux viennent à Taizé, de tous les continents, pour des semaines de rencontres internationales. « Ici, nous leur offrons une expérience d’écoute et de rencontre, d’une vie qui concilie enracinement dans la foi et ouverture aux autres quelles que soient leurs différences, poursuit Frère Luc. Par l’accueil que nous leur réservons, dans une grande liberté, par notre vie de prière et par quelques enseignements, nous essayons de témoigner auprès d’eux de la force de l’Évangile et de son pouvoir de transformation, tant pour les cœurs que pour le monde. » Une attitude résumée par deux mots souvent prononcés par Frère Roger : « lutte et contemplation », ou encore « engagement et vie intérieure ». Pour marquer son souci de dépasser les frontières – toutes les frontières –, Taizé organise depuis cinq ans des rencontres islamo-chrétiennes au cours desquelles de nombreux jeunes musulmans participent, s’ils le souhaitent, aux activités et aux célébrations communautaires. Une salle leur est également réservée pour leurs propres prières. Les frères accueillent aussi des familles de réfugiés ou de demandeurs d’asile venues d’Afrique, du MoyenOrient et, aujourd’hui, d’Ukraine. « Parce qu’elle veut être une parabole de communion, conclut Frère Luc, notre communauté restera toujours ouverte sur le monde. » www.taize.fr/fr
Le Dorothy (Paris) Un café-atelier associatif animé par de jeunes chrétiens Ils viennent de fêter leur cinquième anniversaire. Ou plutôt celui du café qu’ils animent et qu’ils ont ouvert en 2017, dans le 20e arrondissement de Paris, en s’inspirant d’un autre lieu de rencontre et de réflexion créé un an plus tôt, à Lyon, par l’association Les Altercathos, le café coworking Le Simone – en référence à la philosophe Simone Weil. « Dès le début, nous voulions créer un lieu convivial, ouvert à tous, porté par une vie spirituelle, explique Sonia Roche, membre active de l’association. Il s’agissait pour nous d’assurer une présence chrétienne au cœur de la ville, mais de manière libre et autonome, sans aucune dépendance institutionnelle et sans aucun esprit de prosélytisme. » Ce projet n’était porté au départ que par une quinzaine de jeunes, ayant tous entre 20 et 30 ans. Ils sont aujourd’hui encore plus nombreux si l’on compte les dizaines de bénévoles engagés pour des missions ponctuelles ou régulières – accueil de jour, soutien scolaire, aide au bar durant les soirées… Après de nombreux ateliers participatifs pour aménager le lieu et après avoir tissé
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des liens avec quelques associations du quartier, Le Dorothy est devenu au fil du temps un lieu de vie aux multiples activités : concerts, bals folks, soutien scolaire, ateliers de bricolage, activités artistiques, accueil de sans-abri, cours de français pour les étrangers, groupes de réflexion, conférences en lien avec l’actualité – questions de genre ou d’orientation sexuelle, droit du travail, dialogue avec les musulmans, etc. « Le Dorothy est un espace de fraternité, un lieu de solidarité, de réflexion et de formation, aussi bien manuelle qu’intellectuelle », décrit Sonia Roche. Cette jeune chrétienne d’origine orthodoxe, hautement diplômée, confie n’avoir jamais réussi à intégrer les aumôneries étudiantes des écoles qu’elle a fréquenté. « Trop tradis, trop bourgeois, trop dans l’entre-soi. Enraciné dans l’Évangile et dans la pensée de Dorothy Day [journaliste et militante catholique américaine (1897-1980) devenue célèbre pour ses campagnes publiques en faveur de la justice sociale], notre projet se veut résolument tourné vers les autres, vers la diversité de notre monde. Nous touchons des personnes croyantes ou non-croyantes, ayant des convictions fort différentes, tant sur le plan philosophique que politique – du centre droit à la gauche mélenchoniste. » Parce qu’ils prennent au sérieux la politique et l’engagement dans la cité, quelques membres du Dorothy ont créé un collectif qui veut défendre « la force révolutionnaire de l’Évangile », Anastasis. Présent sur les réseaux sociaux, celui-ci rassemble des catholiques de gauche qui cherchent à enraciner leur engagement social et écologique dans la doctrine sociale de l’Église, notamment à travers les encycliques de François. Quelles que soient leurs orientations politiques, les membres les plus actifs du Dorothy se retrouvent chaque semaine pour un temps de prière et participent à deux retraites annuelles de trois jours. Une manière de rappeler que leur identité chrétienne passe aussi par des temps de ressourcement. www.ledorothy.fr
L’École des rites et de la célébration (Belgique) Une école pour célébrer autrement Ce n’est pas parce que nos lieux de culte se vident que nos contemporains n’ont plus aucune attente spirituelle. Au contraire ! Beaucoup d’entre eux, bien qu’éloignés de l’Église, souhaitent donner du sens à leur vie et marquer les grandes – ou les petites – étapes de leur existence, sans forcément passer par Monsieur le curé. Ce constat établi par Gabriel Ringlet, ancien vice-recteur de l’Université catholique de Louvain, en Belgique, l’a poussé à créer une École des rites et de la célébration. « Le besoin de rites n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui, affirme d’emblée ce prêtre théologien. Comme du pain, nous en avons besoin de la naissance à la mort. Malheu-
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reusement, nos rites se sont affadis. Il y a urgence à leur redonner du goût en mettant tous nos sens en éveil. C’est pourquoi j’ai voulu créer cette école pas comme les autres. » Installé au prieuré de Malèves-Sainte-Marie, à dix kilomètres de Louvainla-Neuve, Gabriel Ringlet accueille dans cette école des jeunes couples qui veulent préparer leur mariage, des grands-parents qui souhaitent célébrer la naissance de leur petit-enfant, des aidants qui accompagnent des personnes en fin de vie, et qui, tous, veulent célébrer ces différentes étapes d’une manière renouvelée. « Nous cherchons à rejoindre au mieux la pluralité des convictions et des situations dans une offre qui se veut spirituelle et humaniste », explique Gabriel Ringlet. Car, à côté des célébrations plus spécifiquement liturgiques, il y a bien d’autres lieux et moments où le besoin de célébrer se fait ressentir. « Je pense à ces médecins qui pratiquent des avortements, des euthanasies ou de simples opérations chirurgicales, raconte Gabriel Ringlet. À la demande des familles, certains s’adressent à moi pour mettre en place un rituel spécifique. Je pense à cette vieille dame qui souhaitait célébrer son départ de la maison avant d’emménager en maison de retraite, pour mieux vivre ce deuil. Je pense à ces personnes homosexuelles qui veulent célébrer leur union, union que l’Église catholique a bien du mal à accueillir. Et je pense à mille autres situations encore. » La formation proposée n’offre pas un enseignement théorique sur les rites, mais entre directement dans le vif du sujet, en s’appuyant sur le vécu des participants et en leur donnant accès à un large recueil de pratiques expérimentées. Au fil du temps, le prieuré s’est constitué un trésor de textes, de récits, de gestes, de chansons, de rituels qu’il veut mettre au service du plus grand nombre. À travers quatre modules – « J’apprends à célébrer » ; « Autour des étapes de la vie : la naissance, l’alliance, le dernier adieu » ; « Autour du soin » ; « Autour des grands moments liturgiques » –, les participants bénéficient de ce patrimoine. « Si nous ne répondons pas à l’attente de nos contemporains dans ce domaine, d’autres occuperont le terrain, prévient Gabriel Ringlet, évoquant ces sociétés commerciales qui vendent aujourd’hui des « célébrations » clés en mains pour 3 000 ou 4 000 euros. Pour une célébration, il faut quelqu’un qui préside et qui porte une parole au plus profond de lui-même. Sinon, il s’agit d’une simple animation. En formant ces “présidents de célébration”, je voudrais contribuer à ce que l’Église élargisse l’espace de sa tente, rejoigne les hommes et les femmes d’aujourd’hui, sans les faire entrer dans des cases, mais en les accompagnant tels qu’ils sont, dans leurs aspirations spirituelles. » www.leprieure.be
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
Doit-on
désespérer des religions ? La religion a-t-elle toujours un rôle à jouer ? Pour Paul Valadier, c’est une évidence, ne serait-ce que pour canaliser les croyances. Entretien.
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Tandis que tout un courant de réflexion théologique (voir l’entretien avec Anthony Feneuil page 22) souhaite faire « sortir le christianisme de la religion », une série d’auteurs s’attachent, au contraire, à sauver les formes historiquement instituées des traditions spirituelles. Leur objectif ? Défendre les religions contre les images tenaces de violence ou d’obscurantisme auxquelles on les associe. Certains le font sans être suspects de conservatisme. Dans un essai très instruit qui brasse nombre de références philosophiques, tant classiques – Pierre Bayle, Ludwig Feuerbach, Karl Marx, Friedrich Nietzsche – que contemporaines – André Comte-Sponville, Luc Ferry, Emmanuel Pierrat –, le jésuite Paul Valadier, ancien professeur au Centre Sèvres, souhaite ainsi faire « un éloge » de la religion sans pour autant réhabiliter la vieille apologétique catholique.
À une époque où beaucoup de gens se disent athées ou indifférents, pourquoi continuer à parler de la religion ? Je m’inspire un peu de Nietzsche, qui parle d’un besoin de croyances. Même quand on n’a plus de religion, on a toujours un besoin de croyances… Cela fait partie de la vie humaine. Bien que non religieux, beaucoup de nos contemporains croient toujours : au sexe, à l’argent, à la réussite, au bonheur, à des choses plus ou moins heureuses… Quand la religion n’est plus là, la croyance prospère et n’est plus cadrée. Quand une société ne croit plus à son avenir, comme c’est le cas en France aujourd’hui me semble-t-il, toutes sortes d’alter natives émergent. Même le fanatisme religieux, qui donne souvent lieu à des actes terroristes, provient d’un besoin de croyances, qui dans son cas s’abso lutise et trouve parfois son terreau dans l’ignorance. Pour surmonter une solitude difficile à supporter, certains font confiance à des gourous qui les entraînent vers le pire. Les religions vous semblent-elles vraiment mises en procès ? Le livre résulte un peu d’un agacement, oui… Quand on regarde les religions, évidemment qu’on a envie de les blâmer car elles n’ont pas toujours fait le bien et sont parfois responsables de nombre de crimes. Mais, aujourd’hui, quelle est l’institution qui n’est pas mise en procès et peut se dire irréprochable ? L’État l’est également. Je ne suis pas le premier à le dire : René Rémond, en son temps, l’avait écrit avec Le Christianisme mis en accusation (Desclée de Brouwer, 2000). Et, face à la faillite des religions, on se dit en Occident que les spiritualités, notamment asiatiques, sont plus enviables, même si l’hindouisme et le bouddhisme n’échappent désormais plus aux critiques. Un tel refus des religions vient de plusieurs phénomènes : la sécularisation, la montée d’une certaine inculture religieuse, le rôle de l’école aussi, qui parle très peu des faits religieux ou toujours dans un sens négatif…
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La spiritualité qui se pense débarrassée de la religion et de ses supposés excès semble également vous irriter ? Tous les mouvements de piété sentimentale m’agacent car on court le risque d’oublier le rôle des religions dans la société. En ce qui concerne le christianisme, il me semble que ce n’est pas seulement par une piété individuelle que l’on peut annoncer l’Évangile. Par rapport à la spiritualité, la religion tamise justement les choses et nous met devant le mystère de Dieu. Le christianisme est toujours lié à un acte de foi. Dès le départ, dans l’Évangile, Jésus appelle à le suivre et fait confiance à la liberté. Le Christ n’impose rien… Un État peut imposer des impôts ou des règles, mais, en matière de vie religieuse, c’est plus difficile. Une idéologie peut être imposée mais la foi, non, jamais, elle est liberté. On évite ce phénomène dans une grande Église : on n’est pas dans une secte et, si le curé ne vous plaît pas, on peut toujours changer de paroisse. Pour vous, la religion ne peut jamais être réductible à une fonction ou à un rôle dans la société. Elle échappe toujours un peu à son histoire si une foi vivante l’anime ? La religion nous met en effet devant le mystère de Dieu. Toute religion s’inscrit dans le social, certes, mais ce que l’on essaie d’annoncer à travers l’Évangile est plus grand que cela… C’est le paradoxe chrétien. Dieu ne fait pas l’homme et n’y est pas réduit. Le christianisme dépasse la religion et ne s’y réduit pas. C’est là où je diverge de Marcel Gauchet, pour qui le christianisme nous a fait sortir de la religion… La religion chrétienne, même en régime sécularisé, poursuit sa route. Chez les traditionalistes, toute règle sociale nouvelle est vue comme une trahison du christianisme. Je m’oppose à cette vision. Tout n’a pas été donné par la religion : c’est à nous de trouver les règles justes. Je prendrai un exemple : celui des règles d’héritage. L’Évangile n’en parle pas : c’est bien aux sociétés de se donner les règles qui leur paraissent les plus adéquates et, bien évidemment, cela peut évoluer selon les consensus sociaux. La « religion » dont vous faites l’éloge semble surtout composée d’écoles de sagesse spirituelle, tels les exercices de saint Ignace de Loyola, davantage que des catéchismes, des dogmes et des encycliques ? Les sagesses spirituelles permettent en effet une confrontation à un autre et évitent de se retrouver prisonnier d’un maître, mais, attention ! Elles doivent aussi être cadrées par les dogmes. Je crois surtout que le christianisme est une religion et de l’esprit et de la lettre. Pas seulement de la lettre, et cette dernière doit toujours s’inspirer de l’esprit. On a besoin des deux. Si on se coupe de l’un, on se prive de quelque chose. Je crois beaucoup à la communauté croyante pour réguler, même s’il faut toujours une expérience personnelle.
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Vous n’êtes pas tendre à l’égard des tenants d’une certaine « théologie libérale », protestante ou catholique, qui, selon vous, ont trop cherché à opposer foi et religion en privilégiant la première au détriment de la seconde… C’est surtout la théologie libérale qui a soutenu cette idée ! La sola fide du protestantisme libéral s’est retrouvée également du côté des catholiques. Si on va uniquement dans ce sens, je ne pense pas qu’en définitive il reste grand-chose. Cela peut dégénérer dans une sorte d’évanescence de la foi chrétienne : les résultats sont faibles, voire inexistants. Il ne faut pas tomber dans ce piège. La foi, nous l’avons tous reçue par nos curés, nos parents et à travers des textes que nous n’avons pas inventés. La tradition est donnée à comprendre et à vivre et, sans cela, on n’a que notre subjectivité. En définitive, vous estimez qu’une foi critique de la religion sera suffisante pour nous sortir de la crise du catholicisme contemporain. Et vous vous gardez bien de parler des sujets du moment : les ministères ordonnés ou les procédures de la synodalité. Ces questions ne vous intéressent-elles pas ? Elles ne sont pas inintéressantes, mais je ne veux pas donner de recette et je crois plutôt au temps, qui change les grandes institutions. Les réformes, ou les « réformettes », ça casse… On l’a vu avec Vatican II et la liturgie. Il faut que cela mûrisse et, quand c’est prêt, les fruits tombent. À quoi bon ordonner des femmes prêtres si cela fait partir les gens des églises ? Dans l’Église catholique, les choses mûrissent et bougent… Le catholicisme a déjà beaucoup bougé. Propos recueillis par Anthony Favier.
À lire : Paul Valadier, Éloge de la religion, Salvator, 2022, 192 p., 18 €
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
Ils sont jeunes – trentenaires et quadragénaires – et irriguent le christianisme de leurs réflexions autant que de leur engagement. La relève est là et brûle d’agir.
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Penser un engagement chrétien Anne Guillard, docteure en sciences politiques, autrice d’Une autre Église est possible ! 20 propositions pour sortir de la crise catholique (Temps présent, 2019).
C
ela fait quelques années que je suis entrée dans un « engagement chrétien ». Aujourd’hui comme au début, l’expression me met mal à l’aise. Je ne l’utilise que par commodité. Elle me gêne car elle me donne l’impression d’implicitement prétendre à un « label » d’action ou à une identité que je dois affirmer alors qu’elle m’a été donnée à mon baptême. J’aurais pu renier ce « chrétien » de mon engagement dans la vie et pourtant c’est lui qui m’a poussée à me lancer. Oh, pas pour sauver les pauvres ou la planète. Du moins, pas d’abord. Mon premier élan est venu de la fureur de voir que certain·e·s se référaient à un « engagement chrétien » soit pour défendre des idées politiques qui souillaient l’Évangile, soit pour « réarmer l’Église » dans l’espace public et reconduire des doctrines poussiéreuses. Cela m’a prise aux tripes. Mon engagement s’est donc enraciné dans cette colère et s’est épanoui de diverses manières. D’abord, dans la recherche académique, avec une thèse à la fois en théorie politique et en théologie. C’était une manière originale de montrer une autre façon d’appréhender la question rebattue des rapports entre la religion et le politique. Surtout, cela me permettait de tracer un cadre qui précise quels types de « réflexions chrétiennes » peuvent légitimement participer à la raison publique et lesquels ne le peuvent pas. Aujourd’hui, ma recherche postdoctorale porte sur les types de théologie politique mobilisés dans les discours par des leaders politiques et religieux et les acteurs de la société civile en Italie et en Hongrie. Je réalise ainsi des entretiens avec ces personnes et analyse leurs discours publics. Cette dimension intellectuelle importante pour moi ancre solidement les autres formes qu’a prises mon engagement.
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
Les bases de mon activisme ont été posées en coécrivant le Plaidoyer pour un nouvel engagement chrétien (Les éditions de l’Atelier, 2017). Nous refusions que cet engagement soit celui de la défense d’un corpus de valeurs déjà achevé ou la revendication d’une posture identitaire de la religion. Plus encore, il rendait manifeste l’angle mort des chrétiens des sociétés riches, l’absence de remise en question de leur soutien à un ordre économique fondé sur la captation des ressources et la mise en danger des milieux de vie de populations au détriment desquelles ces chrétiens – et leurs c osociétaires – maintiennent leurs conditions de vie. Le livre plaidait pour investir des lieux d’engagement souvent délaissés par les chrétiens en s’alliant à toutes les personnes déjà engagées dans ces combats et en apprenant d’elles. Le Plaidoyer a débouché sur la reprise de l’association des Amis du Témoignage chrétien avec quelques camarades. Rebaptisée ensuite La Collective – Association d’engagement chrétien, elle s’est constituée autour d’une vision commune d’un engagement en prise avec les préoccupations de notre époque et dont les axes sont solidaires les uns des autres : écologie ; féminisme et droits des minorités sexuelles ; liberté de circulation et d’installation, et antiracisme ; justice économique, sociale, environnementale ; libertés publiques et état de droit. L’engagement que nous y vivons, si modeste soit-il au vu de l’ampleur et de la multitude de ses fronts, est le lieu de concrétisation de notre espérance pour le monde. Nous croyons que c’est « dans les gestes qui privilégient le don à la captation, dans la présence à l’autre, dans le dialogue qui s’y développe, dans la recherche de la vérité et dans la recherche d’une libération personnelle et collective que la confiance en Jésus s’incarne et que Dieu se révèle » [« Les conditions d’un témoignage chrétien crédible », texte élaboré par l’association des Amis du Témoignage chrétien]. La Collective offre un cadre associatif et des fonds pour que germent des projets inscrits dans l’un de ces axes. C’est dans ce cadre qu’a vu le jour Oh My Goddess ! ; par ses podcasts – Bonne Nouv.elle, Les Maculées Conceptions – et ses autres projets, cet engagement a rendu concret mon désir balbutiant d’entrer dans le combat féministe intersectionnel et de l’inscrire dans l’Église ; ou plutôt, indépendamment des résistances institutionnelles, de témoigner que le genre peut-être un nouveau souffle pour le christianisme. Aujourd’hui, ce qui forge mon engagement, ce n’est donc plus seulement la colère, ni la curiosité intellectuelle, mais l’amitié, la sororalité et le désir de créer du neuf.
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Se perdre, aimer et se retrouver
Xavier Gravend-Tirole, auteur de Lettres à Kateri (Le Jour, 2013) et aumônier catholique dans un établissement d’enseignement supérieur à Lausanne (Suisse).
S
i le christianisme est en crise, c’est qu’il porte en lui une mission démesurée à réaliser : celle de faire régner l’amour en soi et sur terre. C’est la plus belle et la plus cruciale des missions à faire advenir, tant elle est la seule à nous humaniser pleinement ; en temps de guerre ou de catastrophe, ne sont-ce pas les gestes d’amour qui continuent d’incarner l’humanité par excellence ? Mais c’est aussi l’une des plus terribles à exécuter, tant nos incapacités à aimer sont nombreuses… et variées. Reste qu’au soir de nos vies, devant la mort qui s’approche, il n’y a plus que l’amour donné et l’amour reçu qui comptent. Rien d’autre n’a vraiment d’importance. Qu’est-ce que la paix, la joie, l’espérance en des mondes meilleurs, si l’amour n’est pas au fondement de ces grands vocables ? La crise écologique est aussi le symptôme d’un manque d’amour. Nous ne savons pas/plus, depuis des siècles – des millénaires ? –, aimer les « autres qu’humains » comme nous-mêmes. Nous nous sommes coupés de ce que dans nos contrées nous appelons « la nature » – ou, pire, « l’environnement » ! –, comme si cela allait de soi que notre espèce devait être au centre, quand elle ne s’imagine pas séparée du reste du vivant. À mes yeux, si le christianisme est en souffrance, c’est parce qu’il est en devenir – en apprentissage. Fondamentalement, être chrétien, c’est apprendre à le devenir. Et devenir chrétien, c’est apprendre à aimer et à se laisser aimer. Mais peut-on véritablement « apprendre » ? En postulant que Dieu est amour, cela commence par laisser en soi l’espace nécessaire pour que l’amour – émanant de Dieu – se manifeste. Apprendre à aimer, c’est dès lors apprendre à se déposséder – dégrossir son ego.
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
Mais (s’)aimer, c’est aussi accueillir avec bienveillance ces voix étranges à l’intérieur de soi. Oser se pardonner ses fautes et ses manquements, et pardonner à son partenaire de vie, à ses parents, ses amis, ses collègues. Donner de soi sans compter, gratuitement. Construire la fraternité au-delà des affinités. Développer la solidarité malgré nos instincts tribaux. Désirer encore, malgré l’empoussiérage du quotidien… Aimer n’a rien d’institutionnel, après tout. Cela se joue entre deux personnes, ou un groupe de gens se connaissant. Or, le christianisme – ou l’Église, comme institution –, à ne pouvoir éviter le politique, ne peut pas exister sans fricoter tragiquement avec l’idéologie, ni éviter les bassesses, voire les crimes issus d’un pouvoir et d’une notoriété à conserver. Je suis devenu chrétien en découvrant ce rabbi de Galilée qui osait la fragilité pour parler de puissance. Il a (dé)montré par sa vie que le règne de Dieu ne passait pas par la richesse et la force, mais par le dessaisissement de soi, la vulnérabilité et la pauvreté. Par l’anéantissement aussi, s’il le fallait, par la mort. Parce que la mort ne peut jamais avoir le dernier mot : sa résurrection en témoigne. L’amour est plus fort que la mort – c’est prodigieux. Lui, le chemin, il nous montre la voie : prier, dans le silence vide des matins ou la détresse des nuits sans fin ; prendre soin des exclus, des miséreux et des opprimés, au risque de sa réputation et de sa vie, parce que le règne appartient aux petits, et non aux repus ; avoir confiance en l’abondance du vivant, et oser la générosité, la bonté ; subir les fautes et les trahisons de ses proches, ou de ses congénères, sans les condamner, mais en retissant le lien rompu. Bref, ce rabbi continue de m’enseigner l’amour comme nul autre ne le fait. Et c’est bien d’amour dont le monde a urgemment besoin.
L’
Ce que l’Évangile ne cesse de nous dire
Évangile est d’abord l’histoire d’une vie. Une vie humaine. Pas n’importe laquelle car, pour nous, c’est une vie où se rencontrent dans la plénitude la nature de Dieu et celle de l’humanité. Mais, au premier abord, avant de percer le mystère du Royaume, l’Évangile reste le récit de la vie de Jésus. Un récit qui ne se limite pas pour autant au Jésus de Nazareth mais qui intègre celle de Jésus-Christ tout entier. Une vie qui a commencé avant la naissance de Jésus, dont Jean se fait l’écho dans son prologue. Une
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Samuel Grzybowski, cofondateur de l’association Coexister France et de l’InterFaith Tour.
vie qui se poursuit depuis la Résurrection et dont chacune de nos relations intimes avec le Christ contribue à la révélation. De l’enquête de Luc à la répétition de Marc, en passant par la poésie de Matthieu et la tendresse de Jean, les quatre Évangiles « officiels » sont quatre témoignages de compagnonnage avec Jésus parmi des centaines d’autres. Plus de cinq cents sources rapportent des détails sur la présence de Jésus en Palestine il y a deux mille ans et près d’une vingtaine revendiquent le titre d’« Évangile », c’est-à-dire de « Bonne Nouvelle ». C’est tout cela, l’Évangile. Ce que l’Évangile a à dire au monde, c’est ce que la vie de cet homme a à nous dire. Personne ne peut y être insensible. Car la vie de Jésus est tout entière en radicale cohérence avec l’amour. Peu importe l’angle, le côté par lequel on regarde cette vie-là, dans sa version la plus étendue comme la plus limitée, tout nous parle dans l’Évangile d’un amour infini, inconditionnel. Ce que l’Évangile a à nous dire de cet amour c’est qu’il n’est pas fait pour être observé, adulé, contemplé. Ce que l’Évangile a à nous dire c’est que cet amour est fait pour être imité ! L’Évangile nous donne une voie, un exemple, avec, au-delà de l’idée d’exemplarité, celle des possibles. Voilà ce que l’Évangile a à dire au monde. On peut vivre dans l’amour, par amour et avec amour en toute chose. Pas simplement dans son couple, auprès de ses amis ou de sa famille, mais dans l’entièreté, la totalité de nos choix et de nos relations. La tâche paraît tellement immense que l’Évangile propose une ébauche pour nous aider à répondre à la question du « comment ? ». Pourtant, en l’absence de boussole, lorsque l’humanité prend conscience de sa finitude sur un caillou flottant dans l’espace, l’amour revient au rang des rares réalités qui continuent à nous accrocher au sens de
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
cette vie insensée. Nous sommes passés d’un monde infini dans un univers limité à un monde fini dans un u nivers illimité. C’est-à-dire que la Terre devient notre petit vaisseau spatial. L’espèce humaine devient notre petite communauté, à l’âge insignifiant par rapport à celui de la Terre et qui pourrait disparaître demain en restant une vulgaire et brève parenthèse dans l’histoire de la vie. De quoi perdre la tête et la sérénité. À moins que ce ne soit pour goûter à l’infini du verbe aimer. Et c’est en cela que l’Évangile vient nous parler. Il nous dit : « Tu es aimé et tu peux aimer. »
E
Relever le défi que l’Église ne parvient plus à relever
st-ce que le christianisme peut encore apporter quelque chose à notre monde ? Oui. Est-ce que l’institution catholique telle qu’elle est actuellement peut le faire. Non, je ne le crois plus. À moins de se réformer en profondeur, cette institution défaillante et violente envers bien des populations, qu’elle rejette et condamne, ne pourra être porteuse d’espérance. Est-ce qu’il faut pour autant baisser les bras ? Absolument pas. Je suis convaincue qu’alors que l’institution Église catholique n’a plus aucune crédibilité en matière d’accueil de l’autre et de tolérance, c’est justement là que je suis attendue en tant que chrétienne. Je n’ai pas envie de lâcher le morceau. La Parole de Dieu est une parole porteuse de paix, et non de jugement ou de condamnation. Cette Parole, je la travaille, je la fais mienne aussi – et une partie de moi refuse de laisser cette étude uniquement à des clercs masculins. Comme toutes les sciences sociales, les théologies apportent une richesse incroyable à ce monde. La tradition chrétienne est vivante et n’est pas un recueil de livres ou un amalgame de prescriptions figées. Et il s’agit justement de faire vivre cette tradition, de la faire connaître, sans jamais l’imposer. Chaque fois que je lis l’Évangile, cela me rappelle à vivre cet humanisme au quotidien et à défendre des principes qui, pour moi, sont évangéliques : l’égale dignité des êtres humains, baptisés ou pas, quels que soient leur sexe, leur genre, leur race, leur sexualité, leurs origines, leur mode de vie.
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Estelle Roure, chroniqueuse biblique et laïque dominicaine.
Être croyant et pratiquant ce n’est pas seulement entrer dans une meilleure connaissance de Dieu et avoir une discipline de vie pour Lui. C’est participer d’une religion incarnée, dans laquelle Dieu s’est fait homme. Le chrétien, s’il cherche Dieu dans sa vie, ne peut pas le trouver sans passer par les hommes. Nous serions des chrétiens stériles si nous ne nous inscrivions pas dans une relation profonde avec les autres. Parce que c’est là qu’est Dieu. Je suis consciente que cette relation aux autres pourrait paraître simple, et pourtant c’est probablement ce qu’il y a de plus difficile dans ma religion. Certes, il est difficile de croire en la résurrection et aux miracles. Mais il est encore plus difficile d’avoir des relations justes, aimantes, alignées avec mes contemporains. Or, c’est là que ma foi m’attend. Institution ou pas, je crois que les chrétiens doivent apporter de la liberté et permettre cette liberté : offrir aux personnes rencontrées un espace sans jugement, où elles peuvent elles aussi exprimer qui elles sont dans toutes les variantes de leurs spiritualités, de leurs personnalités. Le défi de notre temps n’est-il pas de pouvoir regarder son prochain avec un regard qui dit « Je t’aime » ? Et ce « Je t’aime » a énormément de répercussions très concrètes, de l’urgence écologique aux droits sociaux, de la manière d’envisager les relations internationales à nos politiques de santé et d’éducation. Ou sont nos béatitudes aujourd’hui ?
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AUJOURD’HUI // QUEL CHRISTIANISME À VENIR ?
Le christianisme peut-il encore sauver le monde ?
Paul Piccarreta, directeur de la revue d’écologie intégrale Limite et fondateur des Éditions de l’Escargot.
O
n se souvient que, dans les années 1970, l’un des premiers journaux d’écologie, La Gueule ouverte, choisit comme sous-titre ce drôle d’avertissement : Le journal qui annonce la fin du monde. À l’époque, la menace nucléaire plane sur la Terre, le Vietnam est intoxiqué à l’agent orange, nos assiettes, déjà, sont bourrées d’hormones. Le capitalisme nouvelle génération est la cible de ces écolos de la première heure, dont le chef de file est l’intrépide et mystérieux Pierre Fournier, qui mène son équipe avec une originalité mémorable. La Gueule ouverte, qui a cessé toute publication en 1980 – ce moment où la gauche française opère définitivement son entrée dans la société de marché – a quelque chose d’assez chrétien dans la façon d’annoncer les choses. Pour ces écologistes radicaux, ce n’est pas seulement l’individu qu’il faut « sauver de la catastrophe » mais l’humanité entière, puisque le destin des hommes et des femmes est désormais lié sous l’horizon de la fin. Concrètement, la méthodologie Gueule ouverte, pionnière en la matière, est à l’opposé du développement personnel et des spiritualités New Age qui font leur grand retour. C’est que, dans « écologie politique », le dernier mot a un sens bien différent de celui qu’on lui donne aujourd’hui. Politique, cela veut dire, de manière triviale, global. Cela signifie que tout le monde est embarqué, les riches et les pauvres, les femmes et les hommes, les Noirs et les Blancs, les cisgenres et les transgenres, les homosexuels et les hérérosexuels… La hiérarchie est claire : les luttes spécifiques sont subordonnées à la grande lutte, celle de l’écologie.
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Vous allez me demander le rapport avec la choucroute du christianisme. Il me semble que les catholiques ne perdraient pas à s’inspirer de cette écologie-là. J’y vois du commun là ou d’autres y trouvent de l’opposition. D’abord, ce qui saute aux yeux, c’est que le catholique comme l’écologiste annoncent la fin d’un monde. L’un et l’autre ont l’absolue nécessité de convertir d’autres personnes. Les écologistes, parce qu’ils savent qu’un changement de cap doit avoir lieu, sans quoi nous allons dans le mur. Les chrétiens parce qu’ils ont appris au catéchisme que le salut n’est pas seulement celui de l’âme, mais aussi le salut de toute la création. Enfin, qu’ont-ils à vendre ? Absolument rien. Il y a une gratuité de l’annonce totalement inédite dans une époque où tout se vend. La tradition chrétienne est pleine d’écologistes radicaux qui sont un témoignage pour le monde. Saint François d’Assise n’a rien à envier à Greta Thunberg, Jacques Ellul à Pablo Servigne. La foi en Jésus-Christ est un trésor que nous avons tendance à garder pour nous. Tantôt nous en avons honte et le dissimulons – il y a de quoi, quel trésor, quel malaise d’une certaine façon –, tantôt nous le protégeons comme l’avare sa cassette. C’est la dernière tendance qui l’emporte depuis un certain nombre d’années. On protège, on réserve à un club, on choisit qui peut en approcher. On veut reproduire à l’identique les fidèles catholiques qui remplissent les églises. C’est à ce titre que le catholicisme français commet, semble-t-il, une grande erreur. Le communautarisme est en tout point contraire à la mission que le christianisme prétend porter. Au lieu d’annoncer au monde sans distinction, il cible un segment de marché. Certains diocèses cherchent ainsi à s’adresser de manière exclusive au jeune et dynamique bourgeois des villes. Il y a pourtant une urgence sociale et environnementale dont les chrétiens peuvent se saisir et sur lesquelles ils sont attendus. Jacques Maritain le résume si bien : « Tant que les sociétés modernes sécréteront de la misère comme un produit normal de leur fonctionnement, il ne doit pas y avoir de repos pour le chrétien. »
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MAINTENANT // ENTRETIEN
Une nouvelle civilité sexuelle #MeToo est une étape qui, s’inscrivant dans l’horizon de l’égalité des sexes, établit une nouvelle règle du jeu. La civilité sexuelle que dessine ce mouvement remet en question une asymétrie entre hommes et femmes qui semblait fatale. Irène Théry, sociologue, remonte le cours des « révolutions du consentement » pour établir la portée de ce qui est en train de se passer.
Dire « Je » en sociologue, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Irène Théry : Dès le premier jour de #MeToo, j’ai souhaité être solidaire. C’est pourquoi j’ai écrit « Moi aussi » sur ma page Facebook, sans développer, avec l’idée qu’une sociologue ne parle pas d’elle-même. Je pensais sincèrement que mon identité de sociologue m’empêchait d’aller au-delà de donner un âge, sans plus. Je n’ai jamais écrit pour parler de moi, même si mon travail est nourri de ma vie. Ce qui s’est passé, c’est que je me suis trouvée à la radio face à moi-même, sans l’avoir prévu. Quand Laure Adler me demande « Qu’est-ce qu’il vous est arrivé quand vous aviez 8 ans ? », je suis saisie. Je ne ressens pas une incursion dans ma vie privée, mais plutôt qu’elle me met face à mes propres limites. Ce jour-là, j’ai fait l’expérience en direct de la difficulté de raconter une agression sexuelle parce que le récit réanime l’offense qui vous a été faite. D’ailleurs, je m’en suis mal sortie : je n’ai même pas su dire combien cette agression a été associée de bout en bout à la terreur d’être tuée. Et pourtant, je savais que je serai crue, que je n’aurai pas l’opinion contre moi. Tout le monde est d’accord pour défendre un enfant 48 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
contre des violences adultes. Et c’était un inconnu : il n’y aura jamais personne pour prétendre, parole contre parole, que j’étais consentante. Je reviens sur cela dans le livre, pour que mon récit soit utile et vienne en soutien à toutes les victimes qui font l’expérience de la disqualification de leur parole. En quoi cet événement a-t-il influencé votre analyse du mouvement ? Outre que cela m’a conduite à traiter les violences faites aux femmes et aux enfants comme deux parties d’un même tout, m’exposer à la première personne m’a fait comprendre combien cette question du respect des femmes comme « interlocutrices » est nouée à #MeToo. L’enjeu de ce mouvement, ce sont les violences sexuelles, mais aussi ce qu’il change dans le rapport à la parole des femmes, autant celles qui ont subi des violences sexuelles que celles qui ont vécu des formes de harcèlement machistes ou sexistes dont le ressort est le mépris ou la condescendance. C’est un paternalisme qui se perçoit à peine et pourtant les femmes qui en subissent les conséquences savent très bien jusqu’où il peut aller.
Vous déroulez le fil rouge de la « civilité sexuelle ». Que faut-il entendre par là ? Nos goûts et dégoûts sexuels participent d’une civilité sexuelle, c’est-àdire de mœurs ou de systèmes d’attentes où s’expriment les valeurs les plus éminentes d’une époque, dans une société donnée. Ils ne viennent pas juste de l’intériorité de l’individu, mais s’inscrivent dans l’horizon du permis – la sexualité qui est valorisée, voire célébrée, par exemple dans son rapport avec le couple et l’amour – et de l’interdit – depuis le mal vu qui fait l’objet de commérages jusqu’à ce qu’il y a de plus tabou, en passant par ce qui est condamné socialement. La civilité sexuelle, cette « règle du jeu », n’est pas la même d’une société à l’autre, et a fortiori selon que les individus vivent dans une société fondée sur la complémentarité hiérarchique des sexes ou dans une société fondée sur l’égalité. Comment la notion de consentement a-t-elle évolué ? Dans les sociétés occidentales, la norme du consentement est centrale depuis l’Antiquité. Mais, jusqu’aux années 1950, elle passe par le consentement au mariage. Dans les premiers siècles du christianisme, la virginité et le célibat sont la voie idéale pour accéder à la vie éternelle. Pour sauver son âme, il ne faut pas tomber dans la concupiscence, cette soumission aux désirs échappant à la volonté qui sont le signe de la nature déchue de l’humanité. Le tournant vient d’Augustin, qui réhabilite le mariage. Certes inférieur à la chasteté, il peut permettre de sauver son âme si le consentement qui fait des époux « une seule chair » les engage à vivre selon une stricte discipline sexuelle,
vouée exclusivement à la procréation. Ils peuvent ainsi échapper au péché de luxure… Pour les femmes, soumises à la puissance maritale, consentir au mariage signifie statutairement consentir au rapport sexuel exigé par le mari. Le viol conjugal devient donc juridiquement impossible. Cette conception va se transmettre du droit canon au droit civil et perdurera jusqu’à l’arrêt de la Cour de cassation du 5 septembre 1990 ! Vous expliquez que, dans la culture chrétienne, la question de la sexualité n’est jamais pensée sous l’angle de la responsabilité vis-à-vis d’autrui… Je me suis contentée de reprendre ici ce que dit le rapport de la Ciase [Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église]. C’est toujours entre soi et soi-même que se joue le rapport du chrétien au péché de chair. L’essentiel, pour l’individu, c’est de se purifier de la part déchue de la sexualité, qui s’exprime notamment dans ses rêves et ses pollutions nocturnes, ses désirs incontrôlés. Le christianisme a très peu réfléchi au fait que la sexualité n’est pas seulement un rapport à soi mais à autrui. On ne voit rien dans l’histoire de la théologie sur la violence sexuelle ni sur les abus sexuels liés au fait de dévoyer son autorité en domination sur autrui. Au xvie siècle, on voit apparaître la possibilité d’un consentement non libre, au travers de ce nouveau crime que représente le « rapt de séduction »… Le « rapt de séduction » désigne le fait d’extorquer par ses charmes le consentement d’une femme ou d’un homme pour parvenir à épouser au-dessus de son rang. L’invention de ce nouveau LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 49
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Irène Théry Née en 1952. Sociologue du droit de la famille. Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle, Seuil, 400 p., 22 €
crime par la puissance séculière – le roi de France répondant aux attentes de la noblesse – permet à l’Église d’annuler, sans se dédire, les mésalliances que les chefs de famille de la noblesse désapprouvent, au motif que l’un des époux n’y aurait pas réellement consenti. On affirme désormais que le rapt – mot qui englobe l’enlèvement et le viol – ne repose pas seulement sur la violence physique, comme en témoigne la formule « La fille séduite par blandices et allèchement n’a pas plus de consentement libre que la femme ravie par force. » Le modèle du mariage d’amour, à partir du xviiie siècle, modifie-t-il les règles de la civilité sexuelle ? Avec la Révolution, le mariage « pacte de famille » soumis au consentement des chefs de lignage est contesté. Les Lumières ont promu le mariage d’amour et, pour ces toutes nouvelles raisons, le consentement des époux revient au centre. On institue un mariage civil commun à tous, ce qui est un changement immense, mais on conserve l’idée d’une sexualité honorable dans le mariage et honteuse en dehors. Dans le nouvel ordre sexuel matrimonial laïcisé qui se met en place, la sexualité humaine n’est pas mauvaise par nature, mais elle est partagée entre un pôle de sexualité « animale » et un pôle où elle « s’ennoblit » par l’amour, le mariage, les enfants. Et, en interdisant la recherche en paternité, le Code civil (1804) aggrave la situation des femmes enceintes hors mariage. Désormais, toutes les « filles perdues » sont considérées comme de
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potentielles « menteuses ». Cette disqualification de la parole des femmes pèse encore aujourd’hui. Les années 1970 changent la donne, en déconnectant la sexualité du mariage… Pour la première fois on donne au consentement le sens d’un consentement à la vie sexuelle elle-même, qui ne passe pas par le sacrement du mariage. On veut vivre sur un principe d’égalité des sexes et en même temps on n’énonce pas clairement la civilité sexuelle qui va avec. Dans ma génération, on avait intériorisé l’idée que le côté conquérant des hommes faisait partie de leur virilité. Ces « passages à la casserole » étaient vécus comme des fatalités, « les hommes étant ce qu’ils sont » Pour les éviter, c’était à nous que revenait la responsabilité de ne pas nous exposer. On avait obtenu la liberté mais on devait faire attention. Que vient bouleverser #MeToo ? Tout l’apport de #MeToo, c’est de remettre en question cette asymétrie entre hommes et femmes qui nous semblait fatale. Ce mouvement établit une nouvelle règle du jeu. Dès lors que la relation s’établit dans un rapport inéga litaire de hiérarchie ou d’emprise, on peut considérer qu’il s’agit d’un consentement extorqué, sauf si chacun a pu clairement exercer sa liberté. Ce n’est pas parce qu’on ne dit pas non, qu’on ne crie pas, qu’on consent vraiment. Propos recueillis par Marion Rousset.
voir « Monte, flamme joyeuse… » chantent les scouts autour du feu de camp. Adultes, nous restons fascinés par cet élément qui réjouit autant qu’il dévaste, éclaire, chauffe, élève. Intérieur ou extérieur, il a nourri l’imaginaire des artistes, et celui de David Brouzet, qui nous propose une sélection brûlante pour nous réchauffer l’âme et les sens. Même si l’Ukraine et l’Iran l’ont quelque peu éclipsé sur la scène médiatique, l’Afghanistan continue sa difficile survie sous le régime des talibans. Et, là-bas, comme partout, les femmes sont en première ligne de la résistance. Non en prenant les armes, mais en continuant, coûte que coûte, à travailler. La photographe Oriane Zerah, dont nos lecteurs connaissent bien le travail, a suivi celles qui restent. Si l’art peut être révolutionnaire, il sait aussi être ludique, ce qui ne lui interdit pas, au contraire, de nous bousculer. Sur la trame d’une chanson enfantine, Trois petits chats, Jean-François Bouthors nous embarque dans un bout à bout pas si innocent.
Le feu
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Le feu Le feu est dualité. Nous déplorions hier les ravages qu’il a faits dans les Landes. Mystérieuse et impénétrable, la forêt demeure en effet, dans notre monde désenchanté, le dernier refuge. Le feu est aussi, immanquablement, associé aux désastres de la guerre. Il est celui, éternel, aux flammes duquel les damnés sont voués aux enfers. A contrario, sa douce chaleur est bienfaisante. Il est le symbole du progrès. Le feu purifie. Il emporte la matière de nos corps jusque dans l’au-delà. Nous le portons en nous : il est le feu sacré qui nous anime, celui de la passion amoureuse qui nous dévore et le feu ardent de la foi, qu’il nous faudra conserver.
Par David Brouzet
Le Feu fait partie d’une série de tableaux dédiés aux éléments peinte en même temps qu’un cycle des saisons. Le poème de Giovanni Battista Fonteo les accompagnant décrit ainsi les liens entre les deux : « L’Été est chaud et sec comme le Feu. L’Hiver est froid et humide comme l’Eau. » Le feu d’Arcimboldo se présente sous la forme d’un portrait, d’un visage à la chevelure enflammée, composé d’armes à feu, de bijoux et de pièces d’orfèvrerie. Le tableau, qui appartenait à Maximilien II de Habsbourg, fut aussi interprété comme une allégorie de la puissance militaire du Saint-Empire romain germanique.
À Florence, au temps de Laurent le Magnifique, art et humanisme furent étroitement liés. S’appuyant sur le livre V du De rerum natura de Lucrèce, Piero di Cosimo consacra un cycle complet à l’histoire de l’humanité primitive. Ayant acquis la maîtrise du feu, l’homme profite de la panique provoquée par ce dernier pour capturer les animaux. Par cette découverte, l’homme porte atteinte à la nature et en dérègle les lois. Au sein d’une des premières peintures de paysage de la Renaissance, les bêtes apeurées tentent d’échapper à son emprise.
Arcimboldo, Le Feu, 1566, Vienne, Kunsthistorisches Museum. Photo © akg-images
Piero di Cosimo, Le Feu de forêt, vers 1505, Oxford, Ashmolean Museum. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - III
Le feu
L’incendie de Troie, chanté par Homère à la fin de l’Iliade, constitue le point d’acmé dramatique du poème. Les Grecs mirent le feu à la cité de Priam après s’y être introduits dans un cheval de bois. Au plus profond de la nuit, la ville est éclairée par les flammes, qui, montant jusqu’aux nues, la dévorent et projettent ses reflets dans l’eau. Au premier plan, quelques Troyens sur une embarcation, ainsi qu’Énée, portant son père Anchise, ont réussi à s’enfuir et assureront, en Italie, la pérennité de leur race. Jacob Willemsz. De Wet l’Ancien, L’Incendie de Troie, Rennes, musée des Beaux-Arts. Photo © MBA, Rennes, Dist. RMN-Grand Palais / Adélaïde Beaudoin. IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
Pour Brueghel, le thème mythologique de Vénus venant demander, pour son fils Énée, des armes à son époux, Vulcain, est un prétexte pour détailler, avec une précision de miniaturiste, la variété et la beauté des ouvrages forgés par le dieu. Derrière eux, des forgerons s’activent devant les foyers et sur les enclumes. À l’arrière-plan, un long couloir en ruine, envahi par la végétation, évoque un passage voûté du Palatin que le peintre avait étudié pendant son séjour romain. La palette présente des tons de bruns orangés, que tempèrent de délicats accords de bleus et de verts. Jan Brueghel l’Ancien, dit de Velours, Le Feu, 1606, Lyon, musée des Beaux-Arts.
Dans son Prométhée enchaîné, Eschyle a fait de son héros le champion de l’humanité opprimée par Zeus. Au fil des siècles, le voleur de feu, figure de la révolte contre les dieux, a passionné les poètes, tels Goethe, Byron, Hugo, Shelley… À l’époque moderne, la plupart des peintres ont représenté Prométhée captif ou délivré par Hercule. À la différence de ces derniers, Cossiers le montre alors qu’il vient de commettre son forfait. Dans un style proche de celui de Rubens, dont il fut un temps le collaborateur, Cossiers met en avant sa puissance athlétique et sa détermination farouche. Jan Cossiers, Prométhée emportant le feu, 1636-1638, Madrid, musée du Prado. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - V
Le feu
Hubert Robert a peint à plusieurs reprises l’incendie de Rome, qui advint en 64 après J.-C., sous le règne de Néron. Il y démontre ses talents de paysagiste et de peintre d’architectures. Le sentiment suscité chez le spectateur doit s’élever au « sublime », notion nouvelle à l’époque, où se mêlent l’effroi et la fascination pour la force des éléments et la grandeur déchue des empires. La composition est construite à partir d’un effet de contrejour et d’une différence d’échelle marquée entre les monuments et les personnages en fuite, exclusivement féminins… Le spectacle est grandiose : le feu, tout en la détruisant, magnifie l’Urbs, la Ville !
Tirées principalement de la Bible, les œuvres romantiques de John Martin mettent le plus souvent en scène des paysages apocalyptiques. Le tableau est directement inspiré du passage de l’Ancien Testament relatant la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe par Dieu en raison de l’inconduite morale de leurs habitants. Seuls Loth et ses filles échappèrent à la punition divine. S’étant retournée pour voir le brasier, la femme de Loth, frappée par la foudre, fut transformée en statue de sel.
Hubert Robert, L’Incendie de Rome, vers 1771, Le Havre, musée d’art moderne André-Malraux.
John Martin, La Destruction de Sodome et Gomorrhe, 1852, Newcastle upon Tyne, Laing Art Gallery.
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Joseph Mallord William Turner, L’Incendie de la Chambre des lords et des communes, le 16 octobre 1834, 1834-1835, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art.
Dans la nuit du 16 octobre 1834, Turner assista, depuis un bateau sur la Tamise, à l’incendie du Parlement de Londres. Il enregistra ce qu’il vit dans des esquisses rapides à l’aquarelle qui lui permirent par la suite de peindre quatre versions différentes de cet événement tragique. Les flammes consumèrent l’église SaintÉtienne et la Chambre des Communes. Turner prit certaines libertés avec la topographie. Le feu semble s’emparer des tours de l’abbaye de Westminster, qui furent pourtant épargnées. Se livrant à un exercice de pure virtuosité technique, le peintre mêle le tourbillon des flammes au brouillard londonien.
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Le feu
Gustave Doré, L’Énigme, 1871, Paris, musée d’Orsay.
Pour le Strasbourgeois Gustave Doré, la défaite de la France face à la Prusse en 1870 fut une profonde source d’affliction. Au sommet d’une colline jonchée de corps, l’ange de l’Humanité, ou peut-être la Conscience, est à genoux devant le Sphinx, le suppliant de lui révéler la raison qui pousse les hommes à s’entretuer. Au loin, des fumées d’incendie s’élèvent d’un Paris bombardé par les canons ennemis. Gustave Doré se serait inspiré de deux vers de Victor Hugo issus du poème « À l’Arc de Triomphe » (Voix intérieures, 1837) : « O spectacle ! Ainsi meurt ce que les peuples font ! Qu’un tel passé pour l’âme est un gouffre profond ! » L’installation vidéo Fire Woman fait partie du Tristan Project, inspiré par l’opéra Tristan et Isolde de Richard Wagner, que Viola mit en scène à l’opéra Bastille en 2005. L’image de Fire Woman apparaît dans l’œil intérieur d’un homme sur le point de mourir. La silhouette sombre d’une femme se dresse devant un mur de flammes, celui de ses amours impossibles et fatales. Au bout de quelques minutes, la femme avance jusqu’à plonger soudainement dans une eau dont on ne soupçonnait pas la présence. L’immersion entraîne sa mort physique en même temps que sa libération. VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
Bill Viola, Fire Woman, 2015.
Bernard Auburtin, Tableau Feu (installation), 2012.
Bernard Aubertin a entrepris sa série des Tableaux Feu en 1961. Depuis cette date, son œuvre est restée fidèle à l’exploration des qualités expressives du rouge et du feu. Pour parler d’eux, il utilise les termes de « sensation physique » et de « combat ». Ses livres brûlés sont des livres de psychanalyse, présentés ouverts et accrochés aux murs dans des boîtes en plexiglas. Aubertin privilégie ainsi ce moment éphémère où les pages se consument et où l’œuvre, pendant un court instant, est vivante. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - IX
Afghanes : celles qui restent
Afghanes
celles qui restent
textes et photos Oriane Zerah
Depuis que les talibans ont formé leur gouvernement les femmes ont été évincées des ministères. Elles ont été totalement exclues de la vie politique. Quant au secteur privé, il ne les a pas épargnées et nombreuses sont celles qui ont été licenciées. Cependant certaines ont livré bataille et ont réussi à trouver une place ou à sauvegarder la leur dans l’actuel monde du travail. Leur courage, leur persévérance et leur capacité à s’adapter au nouveau régime et aux contraintes draconiennes qui leur sont imposées forcent l’admiration. Femmes d’affaires, cheffes d’entreprise, journalistes, infirmières, sages-femmes ou médecins, elles ont fait le choix de rester ou n’ont pas eu celui de partir. Et, si elles font mine de ployer, c’est pour mieux résister. Pugnaces, elles se sont juré, coûte que coûte, de continuer d’agir pour leur pays.
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Afghanes : celles qui restent
Arezo Osmani, 29 ans, est cheffe d’entreprise. En février 2021, soit six mois avant l’entrée des talibans dans Kaboul, elle a créé avec sa sœur une petite usine de fabrication de serviettes hygiéniques réutilisables. À l’arrivée des talibans, paniquée, elle a fermé boutique. Deux mois plus tard, elle s’est remise au travail et emploie environ vingt-cinq femmes, dont des veuves qui n’ont aucun autre moyen de subsistance. « Nous devons montrer au monde et aux talibans que nous sommes capables de travailler. Nous faisons partie de cette société. Si nous nous taisons, nous serons oubliées », déclare-t-elle. Célibataire avant la prise de pouvoir des talibans, Arezo s’est résignée à se marier avec l’un de ses cousins peu de temps après le changement de régime. Une rumeur, qui s’est révélée inexacte, racontait que toutes les femmes célibataires seraient obligées de s’unir à un taliban. Arezo a pris peur. Elle ne regrette pas son choix. Son mari est maintenant son associé. Elle se souvient s’être rendue à un rendez-vous accompagnée de son père. Elle avait été autorisée à entrer dans le bâtiment officiel à la seule condition de garder le silence. C’est son père qui s’était chargé de transmettre toutes les informations. Elle avait joué le jeu et signé les documents sans un mot. Plus récemment, lors d’un rendez-vous dans un ministère, elle a présenté son cousin comme son collègue et comme son époux. « Dis ton mari, ça suffira ! » lui a répliqué un fonctionnaire.
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À Kaboul, la société de logistique d’Aziza Afzali a remporté il y a peu l’appel d’offres du gouvernement pour fournir le ministère de l’Intérieur en charbon. Cette trentenaire à la carrure imposante, originaire de la province centrale de Ghor, a créé son entreprise en 2018. Dix jours avant que la République islamique ne tombe, elle avait signé un important contrat pour livrer en fournitures de bureau le NDS (Direction nationale de la sécurité). Le changement de régime n’a pas découragé cette femme d’affaires. Elle a continué à mener sa barque et s’est imposée auprès de l’Émirat islamique. « Je participe aux réunions toute seule. Personne ne m’accompagne ! Je leur dis que c’est moi la cheffe d’entreprise. La différence entre l’ancien gouvernement et celui-ci, c’est que tout s’est déroulé de façon transparente. Pas de corruption. »
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Afghanes : celles qui restent
Sahar et Zahra sont respectivement âgées de 20 et 22 ans. Elles sont reporters à Radio Begum, une radio créée en mars 2021 par Hamida Aman et qui emploie principalement des femmes. Les deux jeunes journalistes, qui travaillent essentiellement sur le terrain, ont dû apprendre à s’adapter à la nouvelle réalité. Elles continuent à sortir en reportage, mais font beaucoup plus attention à leur tenue. « Si on restait à la maison, ça les rendrait forts, et nous, ça nous rendrait faibles. Ce n’est pas ce que nous voulons ! » clame Sahar, qui soutient sa famille financièrement. « Ma famille s’inquiète et me demande d’arrêter, explique Zahra de son côté, mais je veux continuer à faire mon travail, à partager les préoccupations des Afghans, à leur donner une voix. Cela m’apporte une grande satisfaction. »
XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
Dans la province montagneuse très conservatrice de Khost, l’International Rescue Committee a créé une équipe de santé mobile composée uniquement de femmes. Amna Gul, 25 ans, a été chargée de la mettre en place. Elle raconte que, lors d’un rendez-vous avec un responsable taliban, celui-ci refusait non seulement de la voir, mais même d’entendre le son de sa voix… Qu’à cela ne tienne ! Elle a griffonné sous sa burqa sur une feuille de papier ce qu’elle avait à lui dire et la lui a tendue. « L’important c’est de pouvoir travailler et servir ma communauté », affirme-t-elle.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - XV
VISIBLEinVISIBLE
XVI — LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN — AUTOMNE 2022
Bout à
bouT
Quel enfant n’a pas entonné ces petites ritournelles : « J’en ai marre, marabout, bout d’ficelle… » ou « Trois p’tits chats, chapeau d’paille, paillasson… » ? Qui n’a pas tenté de se lancer dans la poésie du « bout à bout » ? Ce « bout à bout » peut aussi devenir un principe de rapprochement et de lecture des œuvres. Il n’y a pas de raison de laisser à la psychanalyse le monopole du jeu de l’association d’images ou d’idées. Un jeu qui n’est pas si anodin… Par Jean-François Bouthors
C
ommençons par Simon Hantaï, dont la fondation Louis-Vuitton a célébré par une belle exposition le centenaire de la naissance. Hantaï a pratiqué, avec une passion toute spirituelle, l’art du pli et du dépliage sur des toiles immenses, souvent monochromes. Les premières œuvres qu’il réalise sur ce principe sont des Mariales, ou des Manteaux de la Vierge, en référence à une célèbre peinture de Giotto, la Maestà di Ognissanti, peinte vers 1310. S’il a vite abandonné toute référence religieuse, sa peinture a gardé sa dimension mystique, au sens premier de cet adjectif : ce qui ne peut se dire, ce qui laisse muet (mutique). Et l’on ne se lasse pas de s’immerger dans cette Étude, foisonnante de mouvements et de vibrations presque hypnotiques. Par le truchement d’une technique extrêmement sobre, le peintre invite le spectateur à s’abandonner à la contemplation.
O
n passe aisément du plié peint et déplié d’Hantaï aux œuvres présentées par Lukas Hoffmann lors des Rencontres photographiques d’Arles cet été. Hoffmann pratique ce que l’on pourrait appeler un « art de la surface », à la chambre, ce qui donne à ses images une densité magnifique. Ce revêtement écaillé d’un mur de la Bronx Avenue à New York (voir double page suivante), devant lequel nous serions passés sans y prêter attention, devient un monumental ruban d’écriture dont les hiéroglyphes restent à déchiffrer, comme naguère la pierre de Rosette. De quel secret du monde est-il le témoin ou le gardien ? Non, vraiment, la surface n’a rien de superficiel… Simon Hantaï, Étude, Meun, 1969. Huile sur toile. Fondation Louis-Vuitton, Paris. © Archives Simon Hantaï / ADAGP, Paris 2022. © Fondation Louis Vuitton / David Bordes.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - XVII
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Lukas Hoffmann. Avenue Bronx River, New York, 2016. Courtesy artiste.
Hoffmann encore, avec Duisbourg (K), une image construite autour d’un énigmatique jeu d’ombre dans ce qui paraît être un coin de rue photographié en pleine journée. Voilà qui fait penser aux œuvres de Georges Rousse, à ce détail près que ce dernier photographie des anamorphoses* qu’il peint en noir ou en couleur dans des espaces d’architecture, tandis qu’Hoffmann s’intéresse à ce que le temps et la lumière écrivent sous nos yeux, à la façon dont ils donnent sens à la matière. Le mystère saisi par l’artiste est redoublé par l’accrochage de son œuvre sur un mur de béton brut, au ras d’une ouverture qui laisse se poser sur la surface voisine une lumière extérieure. Celle-ci apparaît, par contraste, bleutée : toute différente de celle des projecteurs des lieux ; mais ce bleu renvoie à leurs deux reflets qui s’inscrivent sur le verre de l’encadrement…
XVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
* Une anamorphose est, dans ce cas, une image, un cercle par exemple, qui se déforme par projection sur les différents plans du lieu choisi – mur, plafond, escalier, pilier… – et se recompose dans son apparence originale à partir d’un point de vue unique, par les effets de la perspective.
D’
un bleu l’autre. Katrien de Blauwer se présente comme « une photographe sans appareil ». Et elle explique : « La coupe est com parable chez moi au déclic. » Compte aussi la finesse du montage et de l’association… L’avion – dont la trajectoire, dans un coin de ciel, sort d’une ombre obscure – pointe vers la main fine d’une silhouette féminine tronquée. Le geste délicat du personnage reste en suspens. La nudité que laisse supposer l’image, l’échappement du visage et le mouvement des doigts font dire au
Lukas Hoffmann, Duisbourg (K), 2015. Rencontres photographiques d’Arles, vue d’exposition à Monoprix, photo Jean-François Bouthors.
Katrien de Blauwer. Commencer (68), 2020. Courtesy galerie Les Filles du Calvaire, Paris, et galerie Fifty One, Anvers.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - XIX
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Babette Mangolte. Trisha Brown répète « Line Up » dans son loft de Broadway avec, de gauche à droite, Wendy Perron, Judith Ragir, Trisha Brown, Mona Sulzman et Elizabeth Garren, 1977. Courtesy artiste.
« Jacqueline Salmon. Le point aveugle. Périzoniums, études et variations » (Anonyme, Ecce Homo, Rhin supérieur, c. 1500, Colmar, musée Unterlinden). Rencontres photographiques d’Arles, vue d’exposition au musée Réattu, photo Jean-François Bouthors.
XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
personnage : « Noli me tangere », renversant en quelque sorte les rôles dans le célèbre mouvement dont s’étaient saisis les peintres italiens, de Fra Angelico au Corrège. Esquisse d’un art nouveau de la relation, qui laisse à la femme le plaisir de sa liberté ?
illustre à la perfection le titre de la pièce : Line Up. Les pieds, comme les mains, traduisent les élans, les attentes, les émotions, les questions… Entourant la chorégraphe animée d’une grande énergie, ses compagnes lui témoignent, par leur attitude, une attention aussi délicate qu’intense.
R
C
ien de l’art de suspendre le mouvement pour le capter dans l’espace n’est étranger à Babette Mangolte, magnifique photographe de la danse et du théâtre. Ici, une séance de répétition devient un moment de pure grâce. Au centre de l’image, tel un guillemet, le corps de Trisha Brown articule l’horizontale de la ligne du parquet avec la verticale des corps élancés vers le haut de ses danseuses, toutes vêtues de blanc. L’ensemble
e sont précisément les mains tendues vers le « périzonium » – le linge qui ceint le couronné d’épines – et celles de celui qui voudrait s’en protéger qu’a fixées dans son objectif Jacqueline Salmon, en composant la somptueuse série d’images qu’elle présente à Arles au musée Réattu sous le titre « Le point aveugle ». Pour la photographe, il s’agit de pointer ce qui se montre pour, paradoxalement, ne pas être vu.
« Jacqueline Salmon. Le point aveugle. Périzoniums, études et variations » (Wolfgang Huber, Allégorie de la Rédemption (?), 1543, Vienne, Gemäldegalerie, Kunsthistorisches Museum). Rencontres photographiques d’Arles, vue d’exposition au musée Réattu, photo Jean-François Bouthors.
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VISIBLEinVISIBLE Ainsi dévoile-t-elle une vérité cachée du tableau. Devant les mains prédatrices, la défense de la victime semble déjà vouée à l’échec. Il apparaît ainsi que cet Ecce Homo de la fin du xve siècle, peint par un auteur inconnu, nous dit que, d’une certaine façon, la mort de Jésus est un viol. Image tragique et terriblement annonciatrice de tant de crimes sexuels subis par des femmes et des hommes au fil des siècles, dont on a si longtemps détourné le regard. Mais qu’avaient donc en tête Wolfgang Huber et son commanditaire ? Dans cette Allégorie de la rédemption, le périzonium se dresse orgueilleusement au-dessus d’une cité bien sombre. Sans doute la cité bavaroise de Passau, dont le prince-évêque, hors champ du cadrage de Jacqueline Salmon, pose à genoux, au pied de la croix, mais imposant dans son vêtement
blanc. Huber était son peintre officiel. Le corps du crucifié, loin d’être brisé par la douleur du supplice, est tendu comme un arc. Le « salut » se charge ainsi d’un inquiétant phallocentrisme, tout à fait étranger au message évangélique. Tel pourrait bien être le terrible point aveugle d’une civilisation « chrétienne » partie à la conquête du monde.
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n passe aisément de la sombre ville dont le prince-évêque pose en pieux disciple du rédempteur – voyait-il Passau comme la future nouvelle Jérusalem ? –, à la cité carbonisée de La Revanche des animaux, l’une des œuvres qu’Annette Messager présentait récemment au LaM, le musée d’Art contemporain de Lille. « Doiton révéler le sens du monde ou son non-sens ? » demande-t-elle, dans Comme si, le joli livre qui
« Annette Messager. Comme si » (Annette Messager, La Revanche des animaux, 2019-2021). Peluches, dessins, sculptures recouvertes de papier noir, lumière électrique. Vue d’exposition au LaM (Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut), photo Jean-François Bouthors.
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accompagne son exposition éponyme. Si l’artiste dit d’elle-même : « Je suis un Messager sans message », elle manie volontiers la transgression et joue à plaisir les empêcheuses de penser en rond. Ici, elle imagine comment les animaux pourraient reprendre le pouvoir, finalement et festivement, sur une civilisation ruinée par la puissance développée par des hommes qui se sont pensés comme le sommet de la création. « Mettre les pieds dans le plat, j’aime ça », écrit encore Annette Messager. Cette féministe qui manie l’humour à double dose se présente comme « une très vieille enfant qui passe son temps, et de plus en plus souvent, à jouer très sérieusement ». C’est pourquoi il ne faut pas prendre pour une simple galéjade cette dernière image, ce Vagin ailé, qui fait pièce à tant de phallus glorieux sculptés et dessinés depuis l’aube de l’histoire
de l’art. Derrière la provocation, faite tout en douceur comme le prouvent la délicatesse des couleurs et la légèreté des formes, le caractère céleste de son « origine du monde », une autre manière d’être, plus joyeuse, plus libre, plus amoureuse et, disons-le, plus érotique – au sens du Cantique des cantiques – et donc, sans qu’il y ait là le moindre paradoxe, plus respectueuse de la vie. Reprenant à son compte dans Comme si une parole de Delphine Horvilleur, elle lance cette invitation : « Il s’agit de laisser dans nos vies la trace de l’incomplétude, de savoir habiter un lieu où le manque a sa place. » N’était-ce pas ce que Freud disait de la femme : qu’il lui manquait quelque chose ! Sans doute ne concevait-il pas toute la fécondité de ce manque. Décidément, le jeu du bout à bout des œuvres est vraiment tout sauf anodin.
Annette Messager, Vagin ailé, 2018. Acrylique liquide sur papier. Courtesy Marian Goodman Gallery. Photo : Atelier Annette Messager. © Adagp, Paris, 2022
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Ateliers Médicis Le Clichy nouveau est arrivé À la suite des émeutes de 2005, le projet d’une « Villa Médicis des banlieues du monde » a accouché des Ateliers Médicis de Clichy-sous-Bois. La mission de ce nouvel établissement culturel ? Accueillir en résidence des artistes de toutes disciplines, favoriser les rencontres avec les habitants, accompagner l’émergence de talents et soutenir la création d’œuvres en lien avec le territoire. Reportage. Par Frédéric Brillet
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REGARDS // ATELIERS MÉDICIS : LE CLICHY NOUVEAU EST ARRIVÉ
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ue voyez-vous depuis votre fenêtre ? Telle est la question simple mais intrigante que le cinéaste Simon Rouby a posée aux habitants de Clichy-sous-Bois qu’il a filmés, avant de désynchroniser l’image du son pour préserver leur anonymat et libérer leur parole. Certains ont accepté de s’exprimer, d’autres d’être seulement filmés, accoudés à une fenêtre fictive dans un décor installé dans le bâtiment des Ateliers Médicis. Le résultat de ce travail se déploie en cette soirée du samedi 1er octobre 2022 à l’occasion de la Nuit blanche. Chaque année, les Ateliers participent à cet événement qui expose des œuvres dans les endroits les plus insolites de Paris et de sa banlieue. En ce samedi soir, des visages de tous âges, conditions et origines défilent donc sur des écrans gigantesques constitués par les façades des barres des immeubles environnants. Rieurs, préoccupés, ou perdus dans leurs pensées, ils regardent l’horizon tandis qu’une bande-son diffuse les propos tenus par d’autres protagonistes. Film in situ, tourné et projeté au même endroit, sans écran, à même les bâtiments où vivent les inconnus qui s’expriment, Grand Ensemble reflète au plus près la vision du monde que ces personnes peuvent avoir de leur fenêtre… Pour y parvenir, Simon Rouby a pris le temps de gagner la confiance des résidents en passant par les associations. « La cité est un village vertical où l’on voit beaucoup de choses de sa fenêtre, mais où l’on est facilement vu par ses voisins. Cette dimension panoptique favorise la solidarité mais aussi l’autocensure », observe l’artiste, ex-pensionnaire de la Villa Médicis à Rome. Poétiques, prosaïques, politiques, intro spectives, hachées, ces brèves de balcon
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– comme il est des brèves de c omptoir – se télescopent dans la nuit. Sans surprise, la tour de Babel que constitue Clichy laisse entendre beaucoup d’accents étrangers, des locuteurs d’un français hésitant et même d’autres langues. Une jeune femme raconte « qu’elle se sent libre » quand elle regarde par sa fenêtre. Nostalgique, un vieil immigré confesse son bonheur de voir éclore des parterres de fleurs sous la sienne. Avant de digresser pour évoquer le Clichy de sa jeunesse, où il allait chercher à l’emplacement de l’hôtel de ville le lait des vaches qui y broutaient : « On était heureux comme des rois, on voulait que le 93 devienne un jardin. » Un lève-tôt raconte que l’aube à sa fenêtre lui donne envie de chanter quand il assiste à l’éveil de la ville, puis entonne son air favori dans une langue inconnue. Une voix de petite fille s’extasie du spectacle de son appartement situé au dix-huitième étage : elle voit Disneyland Paris, l’aéroport de Roissy et des « nuages en forme de chaussures et de poissons ». Le patron d’une petite société de déménagement se félicite que son fils n’ait pas dérapé et réussi à prendre l’ascenseur social jusqu’à devenir ingénieur… tout en regrettant que son rejeton prenne encore la peine de parler aux dealers du quartier : « Il me répond : “Mais, papa, on a été à l’école ensemble !” »
Si proche et pourtant si loin C’est aussi depuis leur fenêtre que les Clichois éprouvent un sentiment de relégation et d’isolement : « Tu vois Paris devant toi, le Sacré-Cœur, La Défense, mais tu peux pas accéder à la culture […] Il y a très peu de transports […] Revenir d’un concert c’est compliqué […] Après les émeutes de 2005, des journalistes nous disaient : “Vous vous plaignez, mais vous
êtes en France et à dix minutes à vol d’oiseau de Paris.” Mais ils n’avaient pas compris qu’on n’était pas des oiseaux », tacle une voix masculine. Une jeune femme évoque les nuits de tension qu’a connues Clichy quand elle était enfant. À travers la fenêtre, elle assistait aux descentes des CRS qui tambourinaient aux portes, elle entendait « les mamans crier »… Un autre résident explique qu’il contemple la banlieue dans toute son immensité et sa diversité. Mais que les Français de souche le regardent d’un air supérieur. « On est Français mais on n’est pas vus comme intégrés… C’est dur, leur regard… »
La fête au village vertical Au bas des immeubles, les résidents regardent les regardés s’afficher sur écran, pouffant parfois en reconnaissant le visage d’un voisin. Un peu déconcertés par ce film en boucle qui n’en est pas un, par la déconnexion entre le son et les images, ce qui ne les empêche pas de le trouver bien parce qu’il leur donne la parole. Ou bien indifférents au spectacle, comme ces jeunes croisés sur place : ils habitent Clichy mais affirment n’être pas au courant de ce que proposent les Ateliers. Et puis ils ont d’autres pré occupations que la culture. Lesquelles ? « Les flics, faudrait qu’ils nous lâchent la grappe, ils nous embêtent pour rien », bougonnent les lascars avant de disparaître dans la nuit.
Les spectateurs, dont des Parisiens venus s’encanailler dans un autocar spécialement affrété pour l’occasion, font des allées et venues entre l’installation de Simon Rouby et le bâtiment des Ateliers Médicis, où se tient l’épicentre de la Nuit blanche clichoise. Glissant sur la scène montée à l’extérieur, des danseurs improvisent quelques figures, sur un fond musical éclectique concocté par le collectif de DJ Pardonnez-nous. Mais de quoi ? « De nos offenses comme nous pardonnons aussi au jour de se lever après des nuits trop courtes à vos côtés », répond leur site. Ce soir, les Ateliers proposent aussi une fête au village vertical qu’est Clichy : on y joue au billard en bois, on y avale des barbes à papa et on essaie avec le lance-pierre de Kayass de viser juste pour gagner des lots de récupération aussi dérisoires qu’ironiques : un ours polaire défraîchi, des cassettes VHS, un garage miniature hors d’âge et des 45 tours de Patrick Sébastien… Les gamins qui se bousculent pour tirer n’en ont cure et Kayass la foraine s’époumone à calmer leur ardeur. Plus loin, l’artiste culinaire Laura Albrier propose des gâteaux ornés de dessins en chocolat symbolisant les cinq sens, que les gourmands engloutissent en cinq sec. Dans les étages, Sharon Alfassi, lauréate du prix des Ateliers Médicis Clichy-Montfermeil pour 20222023, propose une série de sculptures
« Tu vois Paris devant toi, le Sacré-Cœur, La Défense, mais tu peux pas accéder à la culture. » Un Clichois interrogé par Simon Rouby LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 77
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© Natacha Gonzalez
REGARDS // ATELIERS MÉDICIS : LE CLICHY NOUVEAU EST ARRIVÉ
« On essaie de surprendre, on cherche le geste qui étonne, qui crée le buzz et implique. » Sophia Antoine, autrice et metteuse en scène
i ntitulée Question de feeling, qui préfigure le film éponyme qu’elle vient de tourner sur place. Venu en voisin, Hicham, animateur en milieu scolaire, découvre toutes ces propositions avec curiosité, regrettant qu’à l’école « on ne nous parle pas beaucoup d’art contemporain ». Samir, un Clichois chargé d’action culturelle aux Ateliers, décortique le dispositif : « Accessible, l’ambiance foraine permet d’attirer du monde. Et on encourage le public à découvrir d’autres choses une fois sur place, avec l’aide des médiateurs qui expliquent les œuvres. » Mais, au-delà de la Nuit blanche, il s’agit de tenir toute l’année cette promesse d’interactivité avec les habitants. La compagnie L’Île de la Tortue, en résidence aux Ateliers, opère ainsi régulièrement dans l’espace public, assurant répétitions et performances dans les parcs, cours et parkings des cités avoisinantes. « On essaie de surprendre, on cherche le geste qui étonne, qui crée le buzz et implique », explique Sophia Antoine, autrice et metteuse en scène qui prépare un spectacle inspiré par une quinzaine de Clichoises et de Montfermeilloises. Le thème ? Des femmes conduites par Antigone demandent justice… Deux étages au-dessus, L’Étincelle Média, un espace de formation et d’expression, s’inscrit dans la même veine : une quinzaine de jeunes s’y initient à l’écriture, à la photo
et à la vidéo pour concevoir des contenus qui seront diffusés sur cette plateforme. Narjesse, passionnée de photo depuis l’adolescence, y a découvert la vidéo. Elle mène actuellement un projet où des femmes racontent des tranches de leur vie à partir d’une problématique qu’elles ont vécu, comme le fait d’avoir dû jouer précocement le rôle de mère à l’égard des plus petits dans les grandes fratries. Faute d’avoir été admise dans une filière artistique via Parcoursup, la jeune fille espère que Les Ateliers, qui mettent en place une école d’art et proposent des passerelles vers des métiers de la culture, lui offriront une seconde chance.
À l’ère du Grand Paris Espace à la fois de formation, d’expérimentation, d’expression, d’exposition et d’interaction avec ses publics, phalanstère artistique, oscillant entre mission sociale et culturelle, les Ateliers constituent une sorte d’ovni dans le paysage français. Un objet volant au sens propre d’ailleurs, puisque l’établissement va décoller en 2025 de son actuelle adresse provisoire pour atterrir quelques centaines de mètres plus loin face à la nouvelle gare Clichy-Montfermeil du métro Grand Paris Express (ligne 16). S’ouvrira alors une nouvelle ère, tant pour ces deux villes que pour les Ateliers…
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REGARDS // ATELIERS MÉDICIS : LE CLICHY NOUVEAU EST ARRIVÉ Cathy Bouvard, la directrice des Ateliers Médicis, dresse un premier bilan de cet établissement public culturel, qui emménagera dans un bâtiment définitif en 2025. À votre arrivée en 2019 à la direction des Ateliers Médicis, à quels défis avez-vous été confrontée ? Lors de ma nomination, le bâtiment des Ateliers Médicis venait de sortir de terre, mais ce projet à la fois artistique et politique – puisqu’il participe de la rénovation urbaine – tardait à s’ancrer dans le quartier. Le risque, c’était de devenir une institution culturelle un peu hors-sol. Nous avons donc donné la priorité au travail de terrain, à travers le développement de pratiques artistiques dans divers domaines, en liaison notamment avec les écoles. Les Ateliers Médicis, c’est aujourd’hui aussi un lieu de vie et de convivialité avec un café, un établissement qui emploie 28 salariés, dont un bon tiers de gens du quartier, que – pour certains – nous avons formés sur le tas aux métiers de la culture… Cet ancrage local passe enfin par la venue en résidence de 25 artistes par an qui, par leurs interventions et interactions avec les habitants, transforment et sont transformés par ce territoire. Moyennant quoi, je pense que nous sommes respectés. Dans notre société cloisonnée et divisée, les Ateliers montrent que l’art et la création contribuent à faire langage commun. Et c’est là un grand motif de satisfaction. Quels sont les évènements les plus marquants de votre calendrier ? Au total, nous gérons 250 résidences d’artistes de toutes les disciplines, sur l’ensemble du territoire français, métropolitain et ultramarin, dans des écoles en milieu rural et dans des lieux 80 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
non culturels, en particulier du secteur social et médico-social. Les Ateliers Médicis rayonnent en effet bien au-delà de Clichy-sous-Bois et Montfermeil, quand bien même ces deux villes constituent l’épicentre de notre activité – ici se tiennent chaque année des dizaines d’ateliers de pratiques amateurs pour les enfants en danse, arts plastiques et théâtre. Nous organisons aussi trois festivals : Typo, qui met en valeur les écritures et voix typées et engagées ; L’Été des Ateliers ; et VOST, le Festival des langues et de l’hospitalité, qui permet aux habitants d’échanger et de partager des langues et savoirs avec des artistes en résidence qui s’en inspirent pour leur travail. À cela s’ajoutent des concerts et le projet d’une université populaire sur des sujets variés, des mangas à l’urbanisme en passant par l’histoire. Nous organisons aussi Transat, festival d’été partout en France, qui donne l’occasion à une centaine d’artistes d’installer leur atelier dans des centres de loisirs, des Ehpad, des centres d’hébergement, des bibliothèques. Cet été, les Ateliers ont également organisé la grande exposition des Regards du Grand Paris avec 35 photographes dans 38 lieux de la métropole. Au mois de juillet, nous avons aussi organisé une colonie de vacances culturelles en partenariat avec le Théâtre national de Chaillot : durant une semaine, les enfants travaillaient avec des artistes le matin et visitaient des musées l’aprèsmidi. En 2023, nous lancerons le site Web de notre Cinémathèque idéale des banlieues du monde conçue avec Alice Diop et le Centre Pompidou.
Qu’est que qui distingue les Ateliers Médicis des autres institutions culturelles ? Les Ateliers Médicis sont un établissement à part. Un établissement totalement transdisciplinaire, lieu de résidence mais aussi lieu de formation et d’événements culturels. De plus, c’est un lieu ancré sur son territoire ayant vocation à rayonner nationalement. Beaucoup des grands équipements culturels sont situés en centre-ville dans des quartiers favorisés, et piloter un projet culturel de cette ampleur dans une ville comme Clichy-sous-Bois comporte aussi sa part d’originalité. Mais c’est ce qui fait l’intérêt de travailler aux Ateliers Médicis : que ce soit dans la photographie, la danse ou les arts plastiques, nous accompagnons l’émergence de talents aux parcours atypiques. Nous favorisons aussi leur développement professionnel. L’enjeu est de devenir la maison de ces multiples jeunes artistes dans l’œuvre desquels la relation aux autres est essentielle. Quelle relation les Ateliers Médicis entretiennent-ils avec l’École Kourtrajmé de Ladj Ly, le réalisateur des Misérables, qui a grandi en Seine-Saint-Denis ? C’est une école dont nous avons soutenu le lancement et que nous avons hébergée un temps. Elle a maintenant acquis son autonomie et dispose de ses propres locaux. Elle rayonne et a même créé d’autres écoles en France et à l’étranger. Les Ateliers Médicis servent en effet d’incubateur pour divers projets culturels. Nous avons aussi créé La Renverse, qui se lance en cette rentrée 2022. Elle va permettre à 15 jeunes de Seine-SaintDenis et des départements limitrophes d’amorcer un parcours professionnel
dans les domaines du numérique, des jeux vidéo, de la mode ou du design. La Renverse a été montée avec l’École nationale supérieure des arts décoratifs, qui, à l’instar d’autres écoles, s’interroge sur les moyens de diversifier son recrutement. Dans les deux cas, il s’agit d’ouvrir les imaginaires et de permettre à certains jeunes d’élaborer un projet professionnel ou de reprendre des études. Les jeunes issus des quartiers populaires s’orientent en effet plus facilement vers des parcours universitaires plus classiques et plus sécurisants et envisagent rarement des études artistiques, quand bien même ils en ont le potentiel et l’envie. Il faut leur permettre de se détacher d’une vision caricaturale de ce secteur d’après laquelle on y est soit une star, soit un crève-la-faim. La mission des Ateliers Médicis consiste donc à ouvrir pour eux le champ des possibles en leur montrant que la culture et les arts proposent plus de métiers qu’ils ne l’imaginent. Comment les résidences d’artiste se déroulent-elles ? Pour celles qui se déroulent autour de nous, nous incitons les artistes à séjourner quelques jours entre Clichy-sousBois et Montfermeil pour s’imprégner des lieux, mais nos capacités d’hébergement dans le bâtiment provisoire sont limitées. En 2025, nous allons inaugurer notre bâtiment définitif face à la gare C lichy-Montfermeil du Grand Paris Express, quelques mois avant la mise en service de la ligne 16. Nous changerons alors de dimension, avec une surface de 5 000 m2 et six niveaux qui pourront accueillir davantage de visiteurs et d’artistes. Propos recueillis par Frédéric Brillet. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 81
ATD Quart Monde Aider les plus pauvres à prendre leur vie en main Être « volontaire » pour ATD Quart Monde, c’est s’intaller au cœur de l’habitat des plus pauvres pour apprendre à les connaître, gagner leur confiance et les aider à s’en sortir par eux-mêmes. Par Séverine Charon
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rendre soin de varier l’heure à laquelle elle accompagne sa fille à l’école et à laquelle elle vient la chercher, pour croiser les parents qui sont en avance, ceux qui sont ponctuels, mais aussi ceux qui sont en retard. Passer du temps au parc à ne pas faire grand-chose, ne pas hésiter à rester longtemps sur un banc pour observer qui reste seul sans parler à personne. Aller faire ses courses régulièrement, pour créer un lien avec d’autres clients… Gaëlle, « volontaire » à ATD Quart Monde, cherche tous les moyens d’entrer en contact avec des personnes isolées : « Et plus spécialement ceux qui ont trop peur du regard des autres pour agir, afin de les informer de leurs droits et de les accompagner. En étant avec eux, nous les aidons à trouver la force et le courage de faire des démarches, d’aller voir les acteurs de terrain, associations, services publics qu’ils n’iraient jamais voir seuls. » Arrivée à Lyon peu avant l’été 2020, en pleine pandémie, alors que les périodes de confinement et de couvre-feu se succédaient, elle ne ménage pas ses efforts. « Je joue un rôle de relais entre ces acteurs et les habitants. Ce n’est possible que parce qu’ils me font confiance car je suis leur voisine. » Comme pour toute association, l’action d’ATD Quart Monde sur le terrain repose bien sûr sur des personnes bénévoles, les « engagés », et la centaine de salariés qui travaillent essentiellement au siège. Mais elle passe aussi par ses « volontaires ». Souvent en couple, comme
Gaëlle et son compagnon Florian à Lyon, les volontaires sont en mission pour plusieurs années sur le terrain, en France ou à l’étranger, presque exclusivement en immersion dans des quartiers très défavorisés, où ils vivent parmi les plus pauvres. Avant Lyon, Gaëlle vivait à Béthune, déjà comme volontaire pour ATD Quart Monde, après quelques années pour d’autres ONG en Afrique et à Madagascar, où elle a rencontré Florian. Pourquoi « volontaire » ? Pour signifier le désir d’engagement concret au plus près des plus démunis.
Le terrain d’abord
Si les volontaires sont très majoritairement en mission sur le terrain, les dirigeants du mouvement le sont aussi. Ainsi, Paul Maréchal, élu en 2018 pour quatre ans délégué national d’ATD Quart Monde pour la France, ingénieur de formation, a décidé de s’engager comme volontaire il y a plus de vingt ans, après un court passage en entreprise. Élu délégué national après des missions au Guatemala, à Noisy-le-Grand et à Montreuil, il cédera sa place en fin d’année et retournera sur le terrain avec son épouse, volontaire comme lui. Le délégué général du Mouvement international ATD Quart Monde, Bruno Dabout, élu pour quatre ans en 2021 après une vingtaine d’années de missions de terrain en France et à l’étranger, forme également un couple de volontaires avec son épouse. La journée ordinaire d’un volontaire consiste à prendre le temps de s’arrêter parler avec une personne LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 83
REGARDS // ATD QUART MONDE seule, d’en accompagner une autre pour une formalité administrative, de jouer avec les enfants au square, au jardin partagé ou à la bibliothèque de rue… Le compagnon de Gaëlle, Florian, fait la même chose, en tenant compte des habitudes culturelles : pas question pour lui de se rendre chez une femme seule, mais il aura en revanche plus de facilité à établir le contact avec les garçons adolescents et les hommes.
Au cœur du sujet
« En tant que volontaire, quand on arrive quelque part sans connaître personne, il y a toujours une période d’installation un peu laborieuse, voire difficile à vivre. On est là pour accompagner les gens. Mais il faut pouvoir aller vers eux, leur parler afin qu’ils nous fassent confiance. Au début, quand on ne connaît encore ni voisins ni habitants du quartier, on a vraiment l’impression de ne rien faire ! Et, en 2020, la période n’était pas propice aux rencontres… Lorsque nous sommes arrivés, j’ai passé beaucoup de temps à ma fenêtre à regarder qui passait, à quelle heure, et à consigner ce que je retenais de ces repérages… » explique Gaëlle. Dans le quartier populaire du 8e arrondissement de Lyon où ils vivent depuis deux ans, près de la station de tramway Grange-Rouge, il y a beaucoup de barres et de tours, souvent propriété du bailleur social GrandLyon Habitat. C’est un
chantier permanent dans les îlots délimités par de grandes avenues, et il n’y a pas forcément beaucoup d’endroits où se croiser. Ici, une barre HLM vouée à la démolition, où quelques fenêtres pas encore murées permettent de repérer les appartements de ceux qui sont réfractaires au déménagement. Là, au pied de la tour HLM où Gaëlle a passé un an et demi, un petit square, mais le triste carré d’une centaine de mètres carrés, où subsistent quatre ou cinq bancs et un jeu pour enfants, est déserté, car l’autre moitié du parc est devenue un chantier où des ouvriers s’affairent dans le vacarme de leurs engins. À côté, la Maison de l’emploi a fermé à cause des travaux, et il faut désormais aller plus loin, de l’autre côté du grand boulevard, autant dire dans un autre quartier aux yeux de ceux qui vivent ici. Un fossé souvent infranchissable pour les personnes précaires et que les volontaires aident à enjamber. Les volontaires sont également là pour ouvrir un accès à la culture et à l’éducation. Tous les mercredis en début d’après-midi, Gaëlle fait du « colportage » chez Rachida, une jeune femme handicapée, arrivée du Niger pour raisons médicales, qui vit seule avec son fils. Le colportage, c’est amener le livre à la maison, proposer de nouvelles habitudes de partage entre parents et enfants, à travers la lecture, mais aussi du dessin et du coloriage, ou même de la cuisine.
« On est là pour accompagner les gens. Mais il faut pouvoir aller vers eux, leur parler afin qu’ils nous fassent confiance. » Gaëlle, volontaire dans le 8e arrondissement de Lyon 84 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
Le mercredi, après une heure de colportage, Gaëlle va en général avec Rachida et son fils Imran à la bibliothèque de rue, un autre projet d’ATD Quart Monde. Trois nattes étalées par terre, quelques dizaines de livres, des tréteaux et des planches sur lesquelles sont fixés des coupons de coton blanc, de futures bannières que peignent les enfants pour annoncer qu’ici se tient la bibliothèque de rue. Tous les mercredis après-midi, rendez-vous dans un passage, au pied d’un HLM, à deux pas d’un foyer d’héber gement, le long du mur de la mosquée, en retrait du grand boulevard. Ici, personne ne doit avoir peur de venir, car il n’y a ni porte ni seuil à franchir. À la bibliothèque de rue, Béatrice, une alliée, prend le relais de Gaëlle et s’installe avec Imran. Pendant ce temps-là, Gaëlle lit son dossier scolaire.
Agir sans relâche
Le petit garçon de trois ans va à la maternelle mais cumule déjà les handicaps. En début d’année scolaire, il ne parlait pas du tout, n’écoutait pas et collectionnait les reproches de la maîtresse. Grâce à la relation de confiance tissée avec Gaëlle, sa mère a pu demander de l’aide. Béatrice a pris Imran sous son aile à la bibliothèque et lui lit tous les mercredis des livres, l’incite à parler et l’aide à apprendre à écouter tranquillement un adulte. De son côté, Gaëlle accompagne sa mère à l’école lors des convocations, pour aider à instaurer un dialogue. « La première fois qu’on est allées ensemble à l’école, Rachida et moi, on avait l’impression d’être au tribunal », glisse Gaëlle. Ce mercredi, la bibliothèque est installée, et le temps gris du matin a cédé la place à une forte chaleur. Comme les visiteurs se font rares, Gaëlle décide
ATD (Agir tous pour la dignité) Quart Monde Fondée en 1957 par le père Joseph Wresinski et des habitants d’un bidonville de Noisy-le-Grand. Présente dans plus de 30 pays. 17 700 adhérents et membres actifs, dont 10 800 bénévoles, alliés et militants. 375 volontaires d’une quarantaine de nationalités différentes, dont 120 en France. Environ 100 salariés en plus des volontaires. www.atd-quartmonde.fr de faire du porte-à-porte dans la petite tour HLM en bas de laquelle est installée la bibliothèque, avec l’objectif d’expliquer que les enfants peuvent venir en bas de l’immeuble, seuls ou accompagnés. Une petite dizaine de portes s’ouvriront et seuls quatre ou cinq enfants, nouveaux ou habitués, se rendront à la bibliothèque. Mais ce démarchage aura permis à Gaëlle de rencontrer la maman d’un enfant qui vient déjà, et de se rendre compte qu’une femme déjà croisée dans la rue habite ici. Autant de recoupements qui lui permettent de connaître un peu mieux les habitants du quartier. C’est donc positif. Gaëlle ne cesse de chercher le moyen d’aller vers les habitants. À l’automne 2020, quelques mois après son arrivée, Gaëlle se demandait comment faire pour aller sonner à la porte à côté. « Je suis originaire d’Alsace, où, traditionnellement, on fait en fin d’année des bredala, petits gâteaux secs qu’on apporte parfois aux voisins. Avec Florian, on a consacré une journée à en préparer et à en emballer quatre-vingt-dix paquets pour pouvoir en offrir à tous les habitants des quinze étages de notre tour », explique-t-elle. Personne ne réagit de la même manière. Certains n’ouvriront pas, ou, méfiants, refuseront les gâteaux en LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 85
REGARDS // ATD QUART MONDE Les volontaires d’ATD Quart Monde : une pauvreté choisie Un volontaire vit avec peu de moyens matériels : chacun reçoit une indemnité fixée en fonction du niveau de vie du pays de sa mission (700 euros en France), à laquelle s’ajoutent un éventuel complément en fonction du nombre d’enfants à charge et la prise en charge du loyer. Les volontaires vivent généralement au cœur du quartier où ils sont en mission. Le principe est de leur assurer un revenu de subsistance pour qu’ils puissent consacrer leur temps à leur mission, et agir dans la durée. Ils ont un statut de salariés et bénéficient ainsi de la protection sociale de droit commun (sécurité sociale, mutuelle, retraite…). Leur salaire déclaré, en général au niveau du Smic, est reversé à une caisse de péréquation qui finance les indemnités de tous, les compléments enfants et les loyers selon un principe d’égalité.
refermant vite la porte au nez des deux volontaires. « Certains voisins ont ouvert avec un grand sourire et, émus, nous ont dit que c’était la première fois qu’on leur offrait quelque chose », se souvient Gaëlle. Parmi eux, certains sont revenus sonner chez Gaëlle et Florian avec leurs propres douceurs, ou un couscous. Le principe peut paraître un peu simplet, mais permet effectivement d’instaurer l’échange dans un quartier où la multiplicité des origines et des cultures ne le facilite pas toujours… « Gaëlle, c’est la seule dans le coin qui parle à tout le monde », résume Rachida, la mère d’Imran. Lorsqu’on interroge Namaa, une habitante du quartier qui a pu libérer une petite heure dans son emploi du temps surchargé pour parler d’ATD Quart Monde, on mesure l’intérêt de cette immersion au cœur des quartiers défavorisés. Namaa, la cinquantaine très dynamique, avant de devenir une femme hyperactive, très investie dans la vie de son quartier et une alliée d’ATD Quart Monde, a en effet été une jeune femme isolée, recluse chez elle et aidée par l’association. « J’ai découvert ATD Quart Monde à Bron en 2001, en arrivant en France. Je venais du bled, j’ai rejoint mon mari, mais il tra86 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
vaillait toute la journée, on n’avait pas encore d’enfants et je ne parlais pas français… Je restais toute seule chez moi à déprimer et à pleurer, se souvient Namaa. Les volontaires d’ATD Quart Monde m’ont repérée, ils sont venus vers moi, et ils ont cherché à nouer le contact, malgré ma timidité, ma peur et le fait que je ne parlais pas français… Grâce à eux, j’ai découvert plein de choses, par exemple que je pouvais suivre des cours d’alphabétisation et bénéficier de la CMU. » Elle a appris le français, a participé aux sorties proposées à Bron par ATD Quart-Monde. Quelques années plus tard, lorsque ses enfants sont nés, Namaa s’est un peu éloignée de l’association et les volontaires qu’elle connaissait sont partis en mission ailleurs. Et puis ses enfants ont grandi et, quand elle a emménagé à Lyon, Namaa a repris contact avec ATD Quart Monde. Elle parlait français, elle avait changé, et elle avait davantage envie et besoin de faire pour les autres que d’être aidée. Quand on entend Namaa, bavarde, souriante, exubérante, arrivée en trombe avec ses pâtisseries au miel, on mesure le chemin qu’elle a parcouru. Difficile de l’imaginer recluse dans un appartement alors qu’elle passe aujourd’hui ses jour-
nées à courir à droite et à gauche pour aider les uns et discuter avec les autres, sans oublier de houspiller ses ados pour qu’ils lâchent leur téléphone et bougent davantage. D’ailleurs, pour ses ados et tous ceux du quartier, Namaa a osé un coup d’éclat. La timide jeune femme qui ne parlait pas français n’a pas hésité à interpeller l’adjointe au maire de Lyon, venue présenter en réunion publique le programme de rénovation du quartier, pour lui faire remarquer que les adolescents étaient oubliés dans le projet. Namaa a ainsi obtenu que soit prévue l’installation d’équipements sportifs pour les ados qui voudraient fréquenter une salle de musculation mais n’en ont pas les moyens. Et, désormais, lorsque les élus organisent une réunion de concertation, ils convient Gaëlle, mais aussi Namaa. « ATD Quart Monde, ça apporte la joie, tu fais des choses ! » conclut Namaa, repartant en coup de vent vers un autre rendez-vous.
Partager un savoir-faire
Paul Maréchal, le délégué national, ne renie pas l’affirmation de Namaa. « Chez ATD Quart Monde, nous avons un “savoir-faire” que nous cherchons à partager dans les projets sur lesquels nous nous engageons : il faut toujours trouver comment faire participer les gens. L’objectif est de lutter contre la grande pauvreté avec ceux qui en souffrent. » L’association cherche toujours à inventer avec
les plus pauvres des solutions pour les aider à sortir de leur condition. « ATD Quart Monde, c’est un peu un laboratoire de recherche appliquée ! » résume Paul Maréchal. Les projets sont multiples. Lancées en région parisienne dès 1968, les bibliothèques de rue comme celle de Lyon existent désormais aussi à l’étranger. Les universités populaires, créées en 1972, sont des espaces de réflexion impliquant les plus démunis et existent dans une dizaine de régions en France et autant de pays dans le monde. L’une d’entre elles a donné naissance à l’idée de la CMU (couverture maladie universelle), qui permet de ne plus réserver la sécurité sociale à celles et ceux qui ont cotisé régulièrement. Pour garantir des droits aux plus pauvres, ATD Quart Monde a aussi œuvré pour la création du RMI, l’ancêtre du RSA et du droit au logement opposable (DALO). L’association a aussi imaginé en 2011 l’expérience Territoires zéro chômeur de longue durée, un programme lancé en 2016 dans dix territoires, qui doit désormais être étendu à cinquante lieux supplémentaires et permettre ainsi aux personnes les plus éloignées de l’emploi d’obtenir un CDI. Chez ATD Quart Monde, on veut montrer que dépenser de l’argent pour aider les personnes privées d’emploi coûte plus cher que financer des emplois utiles à la collectivité. Accompagner les gens pour qu’ils s’en sortent, plutôt que les assister.
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« L’objectif est de lutter contre la grande pauvreté avec ceux qui en souffrent. » Paul Maréchal, délégué national d'ATD Quart Monde pour la France LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 87
REGARDS REGARDS
Fraternités
Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché
Liban – Au côté des familles précaires En arabe, tahaddi signifie « défi ». C’est aussi le nom d’une ONG libanaise, qui agit au sud de Beyrouth dans le quartier de Hay el-Gharbé. Ses équipes sont au service des populations vulnérables, notamment issues de la minorité ethnique dom, apparentée aux Roms d’Europe, mais aussi des déplacés, migrants et apatrides, de toutes origines religieuses. Fondée par une médecin française et une enseignante suisse, Tahaddi offre un programme d’éducation préscolaire et primaire à plus de 400 enfants et anime un dispensaire de soins dans lesquels sont
données 10 000 consultations par an à 2 000 personnes. L’ONG gère également un établissement de soutien psychosocial et un atelier de couture qui génère des revenus pour plus d’une dizaine de femmes. Avec ses soixante intervenants professionnels, en partenariat avec plusieurs universités libanaises, Tahaddi améliore le quotidien de près d’un millier de familles. Une association en France soutient ses activités et peut recevoir des dons. www.tahaddilebanon.org. Don depuis la France : tahaddifrance@gmail.com
Culture – Le livre à la portée de tous Le Secours populaire a toujours valorisé l’accès à la culture, notamment par le livre. L’antenne girondine de l’ONG ne cesse d’améliorer l’offre de mise à disposition auprès des populations précaires. Depuis plusieurs années, des livres étaient proposées, à des prix très modiques, à l’invitation des communes, des bailleurs sociaux, des sites universitaires ou lors d’évènements locaux. En 2021, l’équipe d’une douzaine de bénévoles animée par Pierre Morand a pu trouver un local – mis à disposition par le bailleur CDC Habitat – dans le quartier populaire bordelais de La Benauge. Trois après-midi par semaine sont accessibles plusieurs milliers d’ouvrages, couvrant tous les genres – notamment des livres anciens –, donnés par des particuliers ou des bouquinistes. Au cours des six premiers mois de cette année, quelque 3 000 ouvrages ont été vendus, les sommes récoltées finançant les nombreuses activités de l’association. L’équipe de la Librairie solidaire a toujours besoin de bénévoles intéressés par le livre et de donateurs. librairie.solidaire@spf33.org ou 05 56 92 79 92 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
Prostitution – Un parcours pour s’en sortir Créée en 1981 à Paris par le père Patrick Giros, l’association Aux captifs la libération intervient auprès du monde de la rue et des personnes vivant de la prostitution. Elle compte une dizaine d’antennes à Paris et à Lyon, Bordeaux et Nîmes. Depuis 2016, elle participe activement à un parcours mis en place par l’État pour permettre aux travailleurs du sexe qui le désirent de quitter ce milieu et se réinsérer. De plus en plus de femmes – majoritairement d’origine africaine – s’engagent dans cette voie, notamment après avoir connu une absence de revenus pendant le confinement de 2020. Si le dispositif est financé par les pouvoirs publics, il revient aux associations de terrain de mener l’examen du dossier des candidat·e·s et d’assurer leur suivi. Durant six mois au minimum – et jusqu’à deux ans, ce qui est le plus souvent le cas –, ces personnes reçoivent une aide financière et une autorisation provisoire de séjour si nécessaire, contre l’engagement de renoncer à toute activité prostitutionnelle. Les équipes d’Aux captifs la libération les accompagnent vers le logement et l’emploi. En 2022, l’association prévoit d’accompagner ainsi huit nouvelles personnes, tandis que douze devraient sortir du dispositif et se lancer dans une nouvelle vie. www.captifs.fr ou 01 49 23 89 90.
Familles – Un séjour de vacances pour souffler ensemble Tout le monde a droit à des vacances. Depuis quarante ans, ATD Quart Monde concrétise cet axiome à la grande maison de La Bise, dans le Jura. Cet été, une vingtaine de familles ont pu profiter d’une dizaine de jours de repos. Ce projet pilote d’ATD est animé par deux couples de volontaires permanents de l’association, dont un habite sur place, soutenus par des bénévoles. « Nous vivons tout le séjour ensemble, les repas, les activités, les soirées, explique Linda, une des responsables. Nous apprenons à décloisonner nos univers car nous sommes souvent très différents. » Des amis de la région donnent des coups de main et proposent aux vacanciers des activités. Parmi eux,
un créateur de jeux de société coopératifs est venu faire découvrir ses inventions. « La Bise n’est pas perçue comme la maison qui accueille les pauvres, note Linda. Les voisins s’y engagent et la maison est ancrée dans le territoire. » Les personnes accueillies sont sensibilisées aux enjeux écologiques et rencontrent des paysans et des artisans locaux. La Bise reçoit des familles qui viennent souffler à chaque période de vacances scolaires. Le reste de l’année, elle accueille des chantiers de jeunes ou des personnes en précarité, en lien avec d’autres associations ou des travailleurs sociaux. labise@atd-quartmonde.org ou 03 84 66 10 73 LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 89
Une résistance millénaire
© Niels Ackermann / Lundi13
UKRAINE
Le philosophe ukrainien Constantin Sigov revient sur l’histoire des relations entre l’Ukraine et la Russie. Et nous conjure de continuer à armer son pays. Témoignage chrétien – Vous êtes né à Kyïv, en 1962, sous Khrouchtchev. Comment perceviez-vous la situation quand vous aviez entre 15 et 20 ans ? Constantin Sigov – La première chose, c’est que mon père, alors qu’il s’apprêtait à faire un doctorat en informatique, avait été convoqué par le KGB, qui lui avait annoncé qu’il devait partir travailler dans une ville secrète au sein d’un laboratoire atomique. Il n’avait pas eu le choix. À Kyïv, où il n’a pu revenir qu’en 1957, il a travaillé dans le même institut de cybernétique que Léonid Pliouchtch, qui a été interné en hôpital psychiatrique en raison de son engagement dans la défense des droits de l’homme. Alors qu’il avait été invité à participer à un colloque aux États-Unis, il n’a pas pu y aller, car il a refusé de signer une lettre calomniant un collègue de Pliouchtch. Mes parents connaissaient personnellement l’architecte et écrivain Viktor Nekrassov. Il était venu chez nous. Exclu du parti en 1973, parce qu’il dénonçait la restalinisation du pays, il a quitté l’URSS pour la France l’année suivante. À la maison, on avait accès à la littérature interdite, au samizdat [Ndlr : publication clandestine d’écrits dissidents]. Nous n’avions pas lu le Livre noir de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg sur l’Holocauste en Union soviétique, mais ma mère et ma grand-mère – qui parlait yiddish et lisait l’hébreu – n’ignoraient pas ce qui s’était passé à Babi Yar. Et si on ne parlait pas publiquement de l’Holodomor – la grande famine du début des années 1930 –, nous savions que des gens étaient morts de faim même à Kyïv. Nos parents nous ont également raconté que, dans les années 1960, des églises étaient dynamitées à Kyïv ! Ma génération sentait très clairement qu’un véritable discours sur l’histoire et la culture ukrainienne était interdit. Du coup, cela nous attirait. Un jour, un de mes copains m’a passé la reproduction photographique – deux cents pages environ ! – de l’Histoire de la Rus’, un livre rédigé au xviiie siècle qui avait joué un rôle important pour Gogol. Y étaient racontées les guerres du xvie au xviie siècle entre Ukrainiens, Polonais, Russes, Tatars, Turcs. J’avais deux jours et deux nuits pour le lire en cachette, et je ne devais surtout pas en parler en classe ! J’ai eu de très bons professeurs d’histoire – même si c’était l’histoire officielle – et de littérature ukrainienne des xixe siècle et xxe siècle, qui enseignaient sur cet arrière-fond d’interdiction. Nous avions connaissance du fait qu’un certain nombre d’écrivains et poètes ukrainiens avaient été déportés dans le camp de Solovki – en mer Blanche – ou avaient été fusillés à Sandarmokh – en Carélie – parce qu’ils n’avaient pas voulu renoncer à leur identité ukrainienne, parce qu’ils n’acceptaient pas de devenir des homo sovieticus.
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GRAND ENTRETIEN // UKRAINE : UNE RÉSISTANCE MILLÉNAIRE
Pouviez-vous imaginer une Ukraine indépendante ? Personne ne pensait que l’Union soviétique éclaterait si vite. Mais j’habitais non loin de l’ambassade de Pologne, une des rares ambassades alors présente à Kyïv et, avec mes camarades, nous affirmions avec beaucoup de sérieux – et un peu d’ironie – que l’Ukraine, comme la Biélorussie, était devenue membre de l’Onu en même temps que la France et deux mois avant la Belgique – c’était une ruse de Staline pour accroître l’influence de l’URSS. Dès les années 1960, des Ukrainiens avaient commencé à préparer l’indépendance de l’Ukraine. En 1965, à l’occasion de la première projection des Chevaux de feu, le film de Sergueï Paradjanov, au cinéma Oukraïna de Kyïv, qui se trouve non loin du Maïdan, le poète Vassyl Stous et le critique littéraire Ivan Dziouba avaient manifesté « contre les arrestations dans [leur] ville des meilleurs Ukrainiens ». En 1968, des musiciens avaient protesté contre l’intervention des chars russes à Prague. Valentyn Sylvestrov avait été exclu de l’Union des compositeurs, réduit au chômage. Dès cette époque, en musique, en littérature, en histoire, en sciences humaines, toute une génération faisait tout pour se démarquer de la culture soviétique. Votre expérience était-elle différente de celle des Russes ? Au goulag, comme l’a souligné Alexandre Soljenitsyne, les Ukrainiens et les Baltes étaient les plus nombreux. Les détenus ukrainiens y ont mené des révoltes mémorables avec un courage incroyable. Les pères de la résistance actuelle ont lutté dans ces camps. Et il faut savoir que, dans les Carpates, dans l’ouest du pays, dix ans après la fin de la guerre, des Ukrainiens combattaient encore les armes à la main l’occupation soviétique. La résistance ukrainienne ne date pas d’hier ! En invoquant la lutte contre les néonazis ukrainiens, Poutine essaierait-il de liquider la contre-histoire ukrainienne ? C’est exactement cela. Les Ukrainiens refusent le mythe qu’on prétend leur imposer, celui d’une prétendue libération de Varsovie, de Lviv, de l’Ukraine. Il est arrivé exactement le contraire : l’esclavage, l’aliénation… Le procédé pour les discréditer ne date pas d’hier : dès que quelqu’un s’opposait à Staline, il était traité de fasciste ! Or, il faut rappeler qu’après le pacte germano-soviétique on a vu des gens en uniforme nazi sur la place Rouge. Il y avait une vraie collaboration militaire, économique, politique ! Néanmoins, ce qu’ont subi les Juifs en Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale ne peut pas être oublié. Assurément. Mais Snyder montre qu’un pays dont l’État avait été décapité, un pays pris en tenaille entre les deux totalitarismes, était beaucoup plus vulnérable, beaucoup plus exposé à la violence. Dire cela ne revient pas à
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déculpabiliser l’horreur, mais à reconnaître simplement que nul d’entre nous n’était dans la peau des personnes qui subissaient cette situation. Comme le disait la grande poétesse Anna Akhmatova : « Vas tut ne stoyalo, vous n’étiez pas là ! » Il faut juger, bien sûr, mais en tenant compte des spécificités de l’époque. Il y a aujourd’hui en Ukraine pas mal de travaux très sérieux là-dessus. Notre maison d’édition, L’Esprit et la Lettre, a publié la traduction en ukrainien du livre de Patrick Desbois La Shoah par balles. Elle est disponible gratuitement en ligne. Et nous avons organisé une très grande exposition à ce sujet. Nous faisons le maximum pour donner à tous accès à la vérité…
Des mathématiques à la philosophie Constantin Sigov est né dans une famille de mathématiciens, en 1962, l’année de la crise des missiles à Cuba. Nikita Khrouchtchev dirigeait alors l’Union soviétique. Ses parents s’étaient installés à Kyïv après le départ des nazis. Sa mère, née dans une famille juive en 1929, avait survécu à l’Holodomor – la grande famine de 1932-1933 provoquée par Staline pour briser la résistance de la paysannerie ukrainienne à la collectivisation –, puis à la Shoah. Luimême s’est d’abord orienté vers les mathématiques. « Les sciences humaines étaient asservies par l’idéologie, s’y engager c’était se condamner à vivre dans le mensonge et le double langage », dit-il. À la fin des années 1980, profitant de l’ouverture politique voulue par Gorbatchev, il s’est tourné vers la philosophie, présentant une thèse sur l’anthropologie du jeu. Le sujet du jeu, en lui-même, était « dissident », puisque le maître mot du monde soviétique, c’était « troud », le travail. Une partie de cette thèse est consacrée à ce qu’écrivait Dietrich Bonhoeffer à propos du fait que les Allemands avaient trop misé sur la discipline, le travail et l’autorité, en omettant de prendre au sérieux ce qui fait le cœur de la culture, à savoir le jeu, la liberté, le développement libre, etc. Au printemps 1991, Constantin Sigov vient faire six mois de stage au Collège de France et à la Maison des sciences de l’homme dans le laboratoire d’anthropologie sociale fondé par Claude Lévi-Strauss. Puis, de 1992 à 1995, il est enseignant invité à l’École des hautes études en sciences sociales. Dès 1992, à Kyïv, il participe à la refondation de l’université Mohyla. Le parlement et le président ukrainien avaient décidé de faire renaître cette université, dont la création, sur le modèle jésuite, remonte à 1615. Elle avait été interdite par les bolcheviks dès les années 1920 – son dernier recteur a été fusillé en 1937. Le laboratoire franco-ukrainien qu’il a alors mis sur pied est devenu le Centre des études européennes, qu’il dirige encore aujourd’hui. J.-F. B.
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GRAND ENTRETIEN // UKRAINE : UNE RÉSISTANCE MILLÉNAIRE
Tout n’avait pas si mal commencé entre la Russie et l’Ukraine au moment de l’éclatement de l’URSS. Boris Eltsine aurait voulu conserver l’Ukraine dans le giron de Moscou, mais il a compris qu’il ne pouvait pas s’opposer au résultat du référendum du 1er décembre 1991 : 92,26 % des suffrages exprimés, avec une participation de 84 %, étaient en faveur de l’indépendance. Le oui l’avait emporté largement, y compris en Crimée et dans l’est du pays. Eltsine était sûr que nous rejoindrions la Russie plus tard. Les Russes se voyaient grands, magnifiques, incontournables… Or, nous avions vu ce qui s’était passé en janvier 1991 à Vilnius, quand les troupes soviétiques avaient tenté de prendre d’assaut la tour de la télévision lituanienne : quatorze morts. Et en 1993, les chars russes tiraient sur le Parlement russe ! Puis il y a eu la guerre en Tchétchénie. Aucun Ukrainien n’avait envie d’envoyer ses enfants dans cette boucherie. L’Ukraine s’est éloignée de ce genre de projets impériaux, d’aventures et de folies. Si Boris Nemtsov était devenu président russe, l’histoire aurait peut-être tourné autrement, mais il a été assassiné en 2015 sous les fenêtres du Kremlin alors qu’il s’apprêtait à rendre publique son enquête sur l’invasion russe dans l’est de l’Ukraine en 2014… Nous avons préféré la démocratie : depuis l’indépendance, chaque élection présidentielle a donné lieu à une vraie compétition électorale et le résultat a toujours été une surprise, avec chaque fois un nouveau président. Enfin, les Ukrainiens, parce qu’ils parlent deux langues, savent parfaitement que chaque chose s’exprime au moins de deux façons différentes. C’est une expérience fondamentale de l’altérité. Cela invite à la souplesse. Cela construit une société civile, une culture et une économie davantage portées sur le dialogue. Que dire de l’avenir ? Il faut faire en sorte que l’agresseur ne soit plus en mesure d’agresser. L’État russe doit être démilitarisé et faire le deuil de cet atavisme impérial qui tue des gens chaque jour. Plusieurs de mes étudiants de l’université Mohyla sont morts… Donc, il faut agir et notamment appliquer les sanctions à la lettre. Les Russes doivent sortir du vieux mode soviétique, qui veut qu’on délègue au pouvoir les décisions politiques en pensant ne pas être responsables des aventures militaires. Il n’est plus possible que les gens de la culture nous disent qu’ils s’occupent des choses intellectuelles, des beaux-arts, de musique, de ballet ou de théâtre et qu’ils se taisent sur le reste. Comment acceptent-ils de payer leurs impôts pour la guerre ? De quelle façon ont-ils protesté contre la guerre en 2014 et l’annexion de la Crimée ? Ces questions doivent leur être posées. Sinon comment sortir de l’hypnose impériale des gens qui sont asservis par la télévision russe et l’absence de médias libres en Russie ?
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« Amis, je vous écris de ma maison, dans les environs de Kiev… » Il y a des textes qu’on n’oublie pas de sitôt et que l’on fait connaître avec plaisir et gravité. La lettre que Constantin Sigov écrit à ses amis de France est de ceux-là. Elle explique ce qui est en jeu dans la guerre que la Russie fait à l’Ukraine, le danger que court l’Europe si nous cédons à nos peurs et au désir de préserver notre confort. Il en va d’une certaine idée de la civilisation, d’un éthos européen, sans lequel « nous finirons par être transformés en animaux de basse-cour ». Les mots du philosophe sont une puissante invitation au courage et à la solidarité. J.-F. B. Lettre de Kiev, Les éditions du Cerf, 2022, 16 p., 2,50 €
Quant aux Occidentaux, aux Européens, il me semble que ce n’est pas le moment pour vous d’être fatigués de la guerre. Nous nous battons pour notre liberté… et la vôtre ! Il faut faire le maximum pour que nous revenions tous à une vie proprement humaine, civique, pour que la vie de la jeunesse ukrainienne puisse reprendre normalement, pour que reviennent les millions de déplacés, enrichis par leurs rencontres avec la France et les autres pays d’Europe… Je pense à cette phrase du grand spécialiste de littérature, le Russe Mikhaïl Bakhtine : « Il n’y a pas d’alibi dans l’être. » Autrement dit, nous sommes responsables de nos actes. Nous devons tous assumer une responsabilité plus grande, nous sommes vraiment dans une situation où il faut choisir entre la vie et la mort. Pour nous et pour les autres. L’arbre du choix pour la vie doit être mis en valeur, en lumière, enseigné et tout simplement défendu avec plus de courage et de clarté. Propos recueillis par Jean-François Bouthors.
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Le Cised, des bénévoles au service des étudiants En Seine-Saint-Denis, des bénévoles accompagnent depuis vingt-deux ans les étudiants qui ont besoin d’aide pour avancer dans leurs études, et dans leur vie. Par Sandrine Chesnel
U
n petit pavillon de banlieue banal, doublé d’une extension moderne ouverte sur le ciel, à deux minutes de la station de métro Saint-Denis-Université. Dans l’entrée baignée de soleil, deux grands canapés un peu fatigués et une table basse sur laquelle traînent trois tasses de café tout juste bues, une panière de croissants, un pot de confiture ouvert. « Bonjour, bienvenue ! Vous avez raté de peu l’accueil du matin ! » lance joyeusement le père Christian Mellon, l’hôte des lieux, à la journaliste en retard. Nous sommes au Cised, Centre d’initiatives et de services des étudiants de Saint-Denis. Association loi 1901, le Cised a été fondé par des jésuites en 2000 pour soutenir dans leurs études les étudiants de l’université Paris 8. À l’époque, le constat avait été fait par des membres de la compagnie de Jésus que s’ils étaient bien présents, via les aumôneries, dans les grandes écoles comme HEC ou Sciences Po, ils étaient absents des établissements moins favorisés. D’où le choix de s’implanter à proximité de l’université
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dionysienne, dans le département le plus pauvre et le plus jeune de France métropolitaine, au nord de Paris. Si, au départ, le lieu avait été pensé pour les jeunes originaires du département débarquant à l’université, ce sont finalement des étudiants étrangers qui constituent le gros des troupes, avec une moyenne d’âge qui flirte avec la trentaine. Au Cised, ces étudiants, le plus souvent en master ou en doctorat, trouvent de l’aide pour corriger ou relire leur mémoire ou leur thèse, rédiger un CV ou une lettre de motivation, se mettre à niveau en français ou en anglais. Une aide multiforme L’association propose également des entretiens avec une psychologue, ou bien encore un accompagnement pour les démarches administratives, ainsi que des rencontres interculturelles et interreligieuses, des fêtes, des sorties : « Nous accueillons tous les étudiants, croyants ou pas, précise le père Mellon, qui fut aumônier à Sciences Po Paris. On a peu de catholiques parmi eux, mais ce n’est
pas un critère pour accéder à nos services. D’ailleurs, nous fêtons Noël mais aussi la fête kabyle et le Nouvel An chinois en février, le Nouvel An iranien en mars, et l’Aïd, et nous organisons aussi une fête de fin d’année, avant la fermeture estivale. » Tous les ans, la mairie de Saint-Denis offre également un trajet en car pour une visite en région parisienne : Fontainebleau, Giverny… Toutefois, la pandémie de Covid a entraîné une baisse d’activité de l’association, les étudiants, qui avaient beaucoup de cours à distance, ne venant plus sur le campus. Des tandems au travail Hors période de pandémie, chaque année environ 300 jeunes passent le portail du petit pavillon de banlieue. Les cotisations qu’ils versent, entre 30 et 50 euros par an en fonction de leur niveau d’études, assurent 10 à 15 % des dépenses de l’association. Le reste est apporté par les jésuites, via la Fondation de Montcheuil – fondation jésuite pour l’éducation reconnue d’utilité publique –, la Communauté de vie chrétienne (CVX), la congrégation des religieuses auxiliatrices et le diocèse de Saint-Denis. Des représentants de ces institutions constituent le conseil d’administration, dont la présidence est assurée par un CVX, Alain Goy, statisticien à la retraite, et la direction par un jésuite, le père Christian Mellon, par ailleurs membre du Centre de recherche et d’action sociales (Ceras). L’association ne compte que deux salariés, Ikrame, arrivée au Cised comme étudiante, en charge de l’administratif et notamment des inscriptions, et Urbain, formateur en français langue étrangère. Les activités du Cised sont assurées par une cinquantaine de bénévoles, presque tous retraités, venant de tous les secteurs
professionnels – anciens cadres, enseignants, etc. Ce mardi matin d’octobre, pendant que le père Mellon nous fait visiter les lieux, la maisonnée se réveille tranquillement. « Il est un peu tôt dans l’année, souligne-t-il, les étudiants sont encore en train de prendre leurs marques, on va les voir davantage arriver courant novembre, et l’activité va devenir plus intense entre avril et juin, à la période de remise des mémoires. » À l’étage, dans deux petites pièces toutes blanches donnant sur le jardin, il y a deux tandems bénévole/ jeune au travail. Deux étudiantes asiatiques, l’une originaire de Corée, l’autre de Taïwan. « Des relectures de thèse, souffle Christian. C’est une grande partie de notre activité, on ne compte plus le nombre de travaux étudiants à la fin desquels le Cised est remercié ! » Parmi les jeunes fréquentant l’association, il y a Stefan, jeune diplômé français d’origine serbe, titulaire d’un master recherche en histoire. Plongé dans l’écriture d’un récit très personnel inspiré de sa jeune vie, il cherchait une âme bienveillante pour le relire : « Toutes les offres étaient bien trop chères, autour de 800 euros pour un manuscrit, ici c’est seulement 30 euros pour toute l’année et il y a toujours quelqu’un pour m’aider sur la syntaxe, la grammaire, l’orthographe… » Un lieu de convivialité « Oh, c’est l’heure, je monte ! » interrompt Christian Mellon. L’heure de la messe. Deux fois par semaine, à 13 heures, dans une toute petite pièce sous les toits, les bénévoles et les jeunes qui le souhaitent peuvent se retrouver pour l’eucharistie. « Quand je suis arrivé, à l’été 2022, expliquera plus tard Stefan, je ne me suis pas senti dans un “esprit catholique”, mais LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 97
REGARDS // LE CISED, DES BÉNÉVOLES AU SERVICE DES ÉTUDIANTS j’ai été tout de suite très bien accueilli. Ici je me sens comme à la maison. » Guy- Régis, doctorant spécialiste de Goethe originaire de Côte d’Ivoire, loue lui aussi l’ambiance très familiale du Cised, où tout le monde se tutoie : « C’est ma directrice de thèse à Paris 8 qui m’a conseillé de venir pour une aide à la relecture. Le travail des bénévoles du Cised est plus qu’utile pour certains étudiants qui se retrouvent un peu noyés dans l’ambiance universitaire et la vie en France. C’est aussi un lieu de convivialité, de rencontres et de fraternités, où il n’y a pas de distinction suivant les religions des uns et des autres. » Un calme œcuménique Au rez-de-chaussée arrive Chrismate. Étudiante en master de sciences de l’éducation, elle file aussitôt s’enfermer pour travailler dans l’une des salles équipées d’ordinateurs connectés à Internet : « C’est plus calme que chez moi », commente-t-elle. Entre 10 h 00 et 18 h 45, du lundi au vendredi, la maison est ouverte pour les étudiants qui souhaitent se poser au calme, sans distraction. Dans une grande pièce du rez-de-chaussée, Urbain vient de terminer un cours de français : « Il y a quelque chose qui me porte ici, explique le sexagénaire. Je vois ces jeunes qui grandissent, évoluent, s’intègrent au fur et à mesure qu’ils maîtrisent de plus en plus le français, c’est
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« J’aime la grande liberté que nous avons dans cette association. Ici, tout le monde donne et reçoit. »
beau ! Pour moi, c’est une autre façon de transmettre l’Évangile, dans le respect des croyances. Ici, il y a surtout des musulmans, mais ça se passe bien, c’est enrichissant pour nous tous. » Et, source de fierté, Christian Mellon se souvient ainsi de cet étudiant chinois qui, à son arrivée à l’été 2018, ne parlait pas le français : « Il a pris des cours chez nous, et un an après il lisait Marguerite Yourcenar ! Aujourd’hui, il est en master à la Sorbonne, où il travaille sur les auteurs inconnus du théâtre du xviie siècle. » Pour les bénévoles, la richesse des profils des étudiants est une source de grand plaisir – d’ailleurs l’association pourrait accompagner bien plus d’étudiants, car elle ne manque pas de volontaires pour le faire. « Ce que nous faisons au Cised nous apporte beaucoup à nous, confirme Alain Goy, le président. Ça devrait être remboursé par la sécurité sociale ! » Après vingt ans de bénévolat au Cised, Claude Sterlin, la psychologue à la retraite qui assure les consultations psychologiques, partage cet avis. À 83 ans, elle continue deux fois par semaine de faire tout le trajet en transports en commun depuis la porte de Saint-Cloud : « J’aime la grande liberté que nous avons dans cette association, on apporte ce qu’on est et ce qu’on veut. Ici, il n’y a pas des gens qui donnent et des gens qui reçoivent. Tout le monde donne et reçoit. » La définition de l’harmonie.
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Père Matthieu, la foi en réseaux De façon inattendue, Matthieu Jasseron, dit « Père Matthieu », est devenu l’une des figures du catholicisme en France, via le réseau social TikTok, sur lequel il est suivi par plus d’un million de personnes.
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Par Lysiane Larbani
es cloches sonnent midi. Comme chaque dimanche après l’office, des fidèles attendent le père Matthieu Jasseron sur le parvis de l’église Saint-Jean-Baptiste de Joigny. Rituel commun en sortie de messe : quelques échanges sur le sermon, les événements à venir au presbytère… une paroissienne lui tend un ouvrage et un stylo. Depuis la sortie en septembre de Croire ça ne sert à rien. Et pourtant ça change tout !, son essai paru chez Flammarion, le curé se prête au jeu des autographes. « J’ai trouvé son sermon tellement moderne », se réjouit Lydie, accompagnée de ses deux petits- enfants. « Il a un langage d’aujourd’hui qui se met à la portée de tous. On aimerait qu’il y en ait plus comme lui. » Ils ne sont pas les seuls à s’intéresser au père Jasseron : cela fait un an que des journalistes poussent la porte de l’église pour rencontrer le prêtre de 37 ans aux yeux clairs et au sourire franc. Pudique et discret, lui qui a toujours refusé leurs sollicitations, accepte cette fois de raconter son parcours, accompagné de Prune, femelle bouledogue née sourde, adorable gardienne du presbytère. « Je ne voudrais pas la jouer prêtre starlette », commente l’intéressé une fois dans son
bureau. « Bien sûr que ça fait plaisir et que c’est grisant, mais je ne voudrais pas flatter mon égo mal placé. » C’est peu de dire que le père Matthieu est connu au-delà de ses quinze clochers du diocèse de Sens et Auxerre. C’est une star sur le « continent numérique », comme l’appelait le pape Benoît XVI, particulièrement sur le réseau social TikTok, extrêmement populaire chez les jeunes. Sur cette plateforme où les vidéos défilent à l’infini, un million de personnes le suit. Un succès improbable, car le prêtre n’est pas du genre à enchaîner les défis futiles dont les utilisateurs sont friands. Dans de courtes pastilles vidéo, il présente les saints, décrypte les homélies, la Bible, et analyse sous le prisme de la théologie les questions qui agitent la société : l’homosexualité, l’avortement, le suicide…
Répondre à la soif de sens
« J’essaye simplement de répondre aux questions que l’on se pose, existentielles comme métaphysiques, tempère-t-il. Je vois bien que les gens ont une soif de sens : pourquoi se lever le matin ? Qu’est-ce qu’on fait ici ? Ils attendent aussi de la nuance, le monde n’est pas binaire. » Longtemps, la question du sens de la vie l’a hanté, lui aussi. Rembobinons. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 99
PORTRAIT // PÈRE MATTHIEU Le jeune Matthieu Jasseron grandit dans une famille chrétienne non pratiquante. Des études en école de commerce le dirigent vers une carrière dans la gestion de patrimoine. Mais, très rapidement, l’air du quartier d’affaires de Boulogne-Billancourt devient irrespirable : « Je pensais que l’argent me ferait atteindre le bonheur, se souvient-il. Dans ce milieu, j’ai travaillé avec des gens riches, mais superficiels et tristes. Ils avaient tout en matériel, rien dans le cœur. » Et, chaque nuit, cette même question l’habite aux portes du sommeil : « Qu’est-ce qu’on fout là ? »
Un succès surprenant
Père Matthieu Jasseron avec Capucine Delattre
Croire ça ne sert à rien. Et pourtant ça change tout ! (Flammarion, 2022)
Sa recherche de sens le conduit en Bourgogne, où le futur curé s’investit comme bénévole au Café sourire du Secours catholique de l’Yonne : « J’ai rencontré des gens très abîmés et, pourtant, ils avaient les plus beaux sourires que j’ai jamais vus. Le bonheur se trouvait ici. » Au gré de son activité bénévole, Matthieu Jasseron rencontre le frère Marie-Benoît de la communauté Saint-Jean. Une révélation : « Il a donné de l’eau à mon moulin. J’ai trouvé des cœurs purs et une rationalité de l’existence. » Dix ans plus tard, en 2019, dont six de séminaire, le père Matthieu est ordonné prêtre, à 34 ans. « Si c’est grâce à un prêtre que j’ai pris conscience de l’existence de la vie, pourquoi ne pas devenir prêtre à mon tour et prendre le relais ? » Son succès sur TikTok était inattendu, l’intéressé en est le premier surpris. « Je n’ai jamais été sur aucun réseau social, mais j’ai toujours le souci de communiquer avec les moyens que les gens ont. La vidéo en fait partie, nous sommes une génération de l’image animée. » C’est en 2020 que l’abbé Jasseron se lance sur TikTok, « un outil simple à essayer ». Le succès est
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vite au rendez-vous, il plaît par son côté prêtre beau gosse et cool, s’amuse des lieux et des objets de l’Église, mais la foi reste toujours au centre de son contenu. Il a compris comment combiner avec modernité les codes des réseaux sociaux et son dévouement pour le catholicisme. Les utilisateurs sont conquis. Certaines de ses vidéos dépassent régulièrement le million de vues, comme, récemment, celle d’une prière commune avec le rabbin de la grande synagogue de la Victoire et le recteur de la grande mosquée de Paris. « Les vidéos qui fédèrent le plus sont toujours celles qui amènent à la bienveillance. C’est bien la preuve qu’il y a encore de l’espérance. » Une belle surprise dans un monde numérique d’apparence sans foi ni loi. Fin août, il poste une vidéo en compagnie de Benjamin, un jeune homme qui a provoqué la colère de croyants de tous bords pour s’être filmé effectuant une danse provocatrice dans une église. Une rencontre sur le pardon. « Il me semblait que, face à cette vague de haine, il était intéressant de montrer qu’on peut voir la lumière dans l’obscurité, mais aussi de lui tendre la main, détaille l’abbé J asseron. Je l’ai fait pour contrer cette vague d’insultes à son endroit. Jésus lui aurait tendu une main, et je suis très heureux qu’il ait pris la mienne. » Mais Père Matthieu ne s’est pas fait que des amis en ligne. Des grincheux émettent de nombreuses critiques sur la forme légère de quelques vidéos. Et ses prises de paroles sur l’homosexualité ou l’avortement reçoivent aussi un accueil mitigé. Des internautes saluent sa tolérance, mais d’autres l’accusent de déformer les textes. En août 2021, en réponse à la question d’un internaute « Est-ce qu’en étant gay nous sommes toujours chrétiens ? », il affirme qu’il « n’est marqué
© Bruno Levy
strictement nulle part, ni dans la Bible, ni dans le Catéchisme de l’Église que d’être homosexuel ou de pratiquer l’homosexualité est un péché. » Le père Matthieu Jasseron a aujourd’hui la charge de 80 bénévoles et 8 000 âmes. Plus 1 million d’autres en ligne. Pour l’aider, la quinzaine de volontaires qui l’accompagnent modèrent les commentaires sous ses vidéos, lisent ses courriers électroniques. Une vraie « petite fourmilière ». « Je reçois entre quinze et vingt mails par jour, explique-t-il. Mes bénévoles rédigent un brouillon de réponse aux mails et ils me préparent trois fois par semaine les intentions de prières. » Ses sollicitations en ligne sont variées : « La moitié concerne des questions assez triviales sur la foi, le permis/défendu. L’autre moitié est presque de l’ordre de la confession, les gens ressentent le besoin de raconter leur histoire. » Quand une personne semble en détresse, son équipe
décroche le téléphone : « On les réoriente toujours vers de l’incarné : la paroisse près de chez eux, une association, un groupe de parole… » Une chose est sûre, l’« influence » du père Jasseron a suscité de l’intérêt jusque dans les plus hautes instances de l’Église. Le dicastère pour la communication de l’Église l’a récemment chargé de continuer son travail sur les réseaux et, début juillet, le Vatican lui a demandé de l’aide pour mobiliser les jeunes sur les réseaux sociaux dans le cadre du synode en cours. « L’Église, j’entends par là l’institution et la hiérarchie, est sensible à ces nouveaux enjeux sur les réseaux sociaux. Internet est un vrai lieu où on peut rencontrer des gens, les évêques sont très conscients de cela. L’Église prend du temps, patience est mère de vertu. Elle se méfie mais elle y va quand même, avec la confiance. Ça bouge beaucoup plus qu’on ne l’imagine. »
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e n’ai jamais pu blairer les puritains », disait Romain Gary. Moi non plus. Les puritains, espèce que l’on croyait à tort en voie de disparition, sont ces gens adeptes de la moraline, comme disait Nietzsche, qui s’évertuent à vous empêcher de vivre heureux en multipliant les interdits, souvent sous des prétextes religieux farfelus, mais pas seulement, voyez quelques écologistes. Depuis les origines, les puritains, abrutis par une religion dévoyée et mal comprise, s’imaginent que Dieu, assis au bord d’un nuage, épie vos faits et gestes comme s’il n’avait que cela à faire dans son univers infini. Ils sont les gardiens de vos pratiques sexuelles, alimentaires, ils censurent livres et films. Le puritanisme est l ’allié des totalitarismes, sauf pour les chefs évidemment – Boule Coco, le dirigeant obèse de la Corée du Nord, est bien connu pour sa gloutonnerie et ses frasques partouzardes. Mais l’Amérique aussi crève de puritanisme, des évangéliques trumpistes considèrent même un adultère plus grave qu’un massacre au fusil d’assaut, on exagère à peine. Je me faisais ces réflexions pendant le générique de fin de Rifkin’s Festival, le dernier film de Woody Allen. Que faire l’été, quand la canicule vous accable et vous empêche même de travailler, sinon aller au 102 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
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cinéma, dans une salle délicieusement fraîche ? Je refuse vertueusement la climatisation chez moi, mais j’avoue goûter, en parfait hypocrite, celle des cinémas et des magasins. Bref, nous étions cinq ou six spectateurs ; rien d’étonnant, le film a été littéralement démoli par quelques critiques, j’éviterai prudemment de les dénoncer comme ils le méritent. Le film n’est pas le chef-d’œuvre du grand Woody, 86 ans, mais il est plus qu’honorable : drôle, un brin caustique, brassant encore les thèmes du maître, hypocondrie, autodérision, amours impossibles, enfer du couple, satire des impostures et du snobisme culturel. Je l’ai vu avec un plaisir tout simple, comme en visite chez le vieil oncle adoré qui a gardé la forme. Pourquoi tant de haine ? Devinez. Woody Allen, un temps le compagnon de Mia F arrow, une « généreuse » quelque peu perturbée semble-t-il, chargée d’enfants adoptés, s’amouracha de l’une d’elles. Horreur. Ils vivent ensemble depuis au moins vingt-cinq ans, mais les modernes ligues de vertu veillent. Il se murmure aussi que le cinéaste, véritable athlète et bête de sexe, aurait fait des avances à quelques actrices, ce qui n’arrive jamais, ni au cinéma, ni au théâtre, ni dans les médias, ni dans l’édition, jamais. Bref, Woody n’a plus la cote, comme quelques autres dont on se gardera de rappeler les noms, fauchés en vol par
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des médiocres ivres de pouvoir et de revanche, culs-bénits, « wokistes », châtreurs culturels, le tout- venant de la bêtise contemporaine. À quelque temps de là, je m’offris une autre aprèsmidi de fraîcheur climatisée en allant voir Les Nuits de Mashhad, remarquable film du cinéaste d’origine iranienne Ali Abbasi – qui semble pourtant, lui aussi, avoir déplu à quelques nains de la critique –, basé sur un fait divers authentique : une journaliste enquête, à Téhéran, sur des meurtres de prostituées. Il y a dans ce film un puritain carabiné, un fanatique religieux ivre de pureté, qui traque nuitamment les pauvres filles dans les rues de Téhéran pour les assassiner. Le personnage, bon père de famille et meurtrier sadique, est terrifiant. Inutile de préciser que le réalisateur ne vit plus en Iran, pas plus que les acteurs de son film, dont Zahra Amir Ebrahimi, prix d’interprétation à Cannes. Courez voir ce film : non seulement vous verrez du très bon cinéma, mais de plus vous emmerderez les mollahs, que ces œuvres libres et fortes rendent fous furieux. Dans un genre mineur, et qu’on pourrait juger insignifiant, une forme insidieuse de puritanisme infecte les réseaux sociaux, en particulier Facebook. On peut parler de puritanisme sémantique. Non seulement certaines images sont censurées, devinez lesquelles, couvrez ce sein que je ne sau-
rais voir, mais aussi beaucoup de mots, remplacés par des « tuut ! », comme con, cul, bite, salope, je ne vous en dresserai pas la liste exhaustive car j’ai autre chose à faire, mais aussi, curieusement, assassin et quelques autres qui ne semblent pas mériter tant d’indignité. En attendant, en Amérique, les ventes d’armes et les massacres de masse continuent…
Antisémites ?
L’
antisémitisme demeure-t-il le socialisme des imbéciles, selon la formule célèbre longtemps attribuée à August Bebel ? Récemment, en exprimant le jus d’un citron sur quelques huîtres – ma vie n’est décidément que luxe et volupté –, je me suis demandé s’il venait d’Israël, le citron. Pourquoi cette question ? Parce quelques députés de la Nupes, quel nom bizarre, ont pondu un projet de résolution visant à boycotter les produits d’Israël et à dénoncer l’« apartheid » en vigueur dans ce pays. L’époque est confuse, comme toutes les époques car nous traversons toujours le présent dans une cécité partielle. Les opinions s’affrontent dans un vacarme permanent de sophismes, de fausses raisons, de fausses nouvelles et de crasse ignorance. Et puis, quelquefois, une petite infamie vous remet les idées en place. Cet été, ce fut ce projet de résolution. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 103
SAISONS // DISSIDENCES Apartheid. Si les mots ont un sens, cela signifie que l’on peut comparer ce pays, dont la politique au demeurant est condamnable à maints égards et qui est présentement gouverné par des factions d’extrême droite soutenues par des extrémistes religieux, à l’Afrique du Sud d’avant Mandela – qui passa près de trente ans en prison –, ou encore à l’Amérique de la ségrégation. Ma stupéfaction a été d’autant plus forte que certains des signataires de ce document sont gens estimables, j’ai même de l’amitié pour l’un d’entre eux. Mais quand on ne sait plus où l’on habite, on finit par dire n’importe quoi, et par rhabiller l’antisémitisme en antisionisme. D’ailleurs, s’agit-il d’antisémitisme, accusation grave ? Et quelle est cette étrange maladie de l’âme ? Je me souviens d’un ancien ami, dont le père avait été un antisémite déclaré, chez qui ces vieilles pulsions remontaient parfois sans crier gare, comme un Œdipe refoulé, comme une peau morte que l’on ne peut tout à fait arracher. Est-on naïf et candide en rappelant qu’Israël, dont la politique d’expansion coloniale est inacceptable, reste malgré tout un pays plutôt démocratique, dans cette région du monde martyrisée par les dictatures, la violence, la corruption et les folies religieuses ? On aimerait des positions aussi radicales envers le Qatar ou l’Arabie saoudite. Le tragique de l’histoire, c’est que les extrémistes du camp d’en face ne valent guère mieux, ou sont encore pires. Tout en se gardant de prendre parti dans une situation infiniment complexe, mieux vaut mesurer les mots qu’on emploie, ne pas transformer une indignation légitime en accusations obscènes, réveillant les vieux démons, pour se consoler d’une campagne électorale perdue.
Récits
L’
humanité n’existe que par les récits qui la racontent, la structurent, la fondent. Les communautés, les nations et les religions, bien sûr, ne trouvent de sens qu’en fabriquant des fictions, belles si possible, auxquelles peuvent adhérer les esprits simples avides de merveilleux ou quelques âmes tourmentées : apparitions, révéla-
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tions, miracles, délirantes promesses de paradis et d’éternité, qui consolent d’être mortels. Nous ne sommes nous-mêmes que récits. Malheureuses sont les vies qui ne peuvent se raconter. Du reste, aucune existence, même la plus infime, n’est indigne d’un récit, du Cœur simple de Gustave Flaubert aux Vies minuscules de Pierre Michon. Quant à la « grande histoire », c’est elle qui mène les peuples, façonne son imaginaire, cherche à guider ses comportements. Ma meilleure lecture de l’été, parmi les livres récents, fut celle du Grand Récit de Johann Chapoutot (PUF). L’auteur s’est d’ailleurs exprimé ici même dans un précédent numéro. C’est sans doute le plus brillant essai de l’année, le plus essentiel, le plus profond. Le grand talent de Chapoutot, innervé par une immense érudition, est d’opérer la synthèse de l’histoire, de la littérature et de la philosophie, ce que font peu de spécialistes, cantonnés dans leur couloir. Un tel livre fait du bien quand on défend, comme c’est mon cas, et non sans rencontrer l’hostilité de quelques coteries jalouses de leur pré carré, la nécessité d’en appeler à toutes les disciplines, de les faire dialoguer et se répondre ; quand on défend aussi l’idée que l’histoire, la philosophie, le roman, la poésie, le théâtre se rejoignent dans une même démarche, qui est celle de toute littérature : dire le monde et le comprendre, nous renvoyer l’image de nos vies et de nos rêves. Dans l’essai de Chapoutot, le résultat est éblouissant. Le Grand Récit, c’est l’histoire de l’humanité en quête de sens, les questions qu’elle pose, les réponses qu’elle se donne, pour conjurer ses angoisses, ses faiblesses. L’homme est un être mimétique ; au cours des temps dits « modernes », le politique a remplacé le théologique, les religions séculières, communisme ou nazisme – dont l’auteur est spécialiste – ont pris la place du divin. Ces illusions se délitent à présent, dans le complotisme ou l’explosion d’interprétations délirantes de l’histoire. Comment résister ? Comment, dans cette grande confusion, demeurer une vigie lucide ? Chapoutot suggère quelques pistes, sans arrogance théorique, avec une formidable gourmandise pour tous les savoirs. Éblouissant, vous dis-je.
Alan Copson / Robert Harding Premium via AFP
Mille et une nuits au Qatar
Par Luna Vernassal LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 105
SAISONS // MILLE ET UNE NUITS AU QATAR
Dans cette dernière saison au Qatar, notre correspondante aborde « l’éléphant dans ces pages », comme elle l’écrit elle-même, la Coupe du monde de foot 2022. Vous avez été nombreux à souligner qu’elle était absente de cette balade, nécessairement subjective. Luna Vernassal a son point de vue, qu’elle précise et défend avec la fougue d’une amoureuse et son regard de résidente de longue date.
C’
est du haut d’un de ses gratte-ciel que j’écris la dernière partie de ce voyage au Qatar. Au cours de la dizaine d’années écoulée depuis mon arrivée, les tours ont fleuri, résidences, hôtels ou bureaux. Derrière ces tours, je vois la baie, la ville et ses quartiers plus traditionnels. Une ville plate, ocre et jaune que seuls les minarets des mosquées et les centres commerciaux dominent. Quelle est donc la religion prédominante aujourd’hui dans les émirats : le shopping ou l’islam ? Et puis, un peu plus loin, on peut apercevoir le désert, pas si désertique que cela en fait. Quand on regarde le Qatar sur les photos satel-
lite, on remarque des étendues vertes ici ou là. Pas de forêts bien sûr, mais des fermes. Beaucoup de Qatariens ont des fermes, entre vraies exploitations agricoles et résidences secondaires. En général, quand ils vous disent qu’ils passent le week-end dans leur ferme, ils parlent d’une propriété en dehors de Doha, à la campagne. Pour certains, il s’agira du bord de mer, où la « ferme » est l’occasion d’aller pêcher les poissons et les crabes qui peuplent les eaux du Golfe. D’autres ont des fermes avec palmiers dattiers, quelques poules et des canards. Pour d’autres encore, la ferme est celle où sont élevés les chameaux, soit pour la consom-
À propos d’un sujet qui fâche, la Coupe du monde de football 2022 J’aurais aimé vous prendre la main pour une dernière promenade le long des côtes qatariennes, à la découverte des villages abandonnés de pêcheurs, des forts, des wadis. Mais je vais terminer le quatrième volet de ce voyage au Qatar en tentant d’aborder l’éléphant dans ces pages : la Coupe du monde de foot. Je ne veux pas ici faire l’apologie du Qatar. Ce serait ridicule de ma part. il n’y a pas un pays dans le monde qui soit un paradis sur terre, pas plus le Qatar que la France. Je ne veux même pas chercher à démêler le vrai du faux. Ce n’est pas à moi de faire un travail d’investigation journalistique. Mais 106 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
toutes ces polémiques devraient nous amener à réfléchir sur plusieurs points. Le premier d’entre eux est l’intégrité journalistique. Depuis le début de l’année et la polémique sur les décès dans les chantiers du stade, le chiffre qui circule est celui donné par The Guardian* il y a plus de dix-huit mois. Combien de journalistes se sont-ils dit : « Tiens et si j’allais vérifier ce chiffre ? Le décortiquer, voir quelle réalité il recoupe vraiment ? » C’est le chiffre donné par les ambassades de certains pays qui ont énormément de ressortissants au Qatar. Il représente la somme des décès de tous leurs expatriés entre 2010 et 2021. Notons que la population
mation, soit pour les courses. Et puis, il y a ceux pour qui « la ferme » est la vraie résidence secondaire de luxe, avec palmiers, terrain de tennis, piscine, etc. Quel que soit leur niveau de confort, ces fermes gardent néanmoins toutes une activité liée à la terre ou à la mer. Et toutes ont du personnel pour s’occuper des jardins et des animaux. Ici, les temps de culture sont à rebours de ce qu’ils sont en Europe. Quand la période chaude se termine, c’est le moment où nous pouvons enfin semer les graines et, deux mois plus tard – vers novembre –, vient celui de récolter les premiers fruits de ces semis. Cette production va durer jusqu’au printemps. Vers la mi-octobre ouvrent sur plusieurs sites au Qatar de grands marchés de producteurs locaux. Là, fruits, légumes, fleurs et miel produits localement sont proposés à des prix défiants toute concurrence. Ils sont frais et délicieux. Mais, dès fin avril début mai, la production diminue. C’est la fin de saison et les marchés ferment. Cela peut sembler bizarre, mais c’est parce que seulement 2,5 %
de la terre qatarienne est arable et qu’il n’y a pas assez d’eau pour développer une agriculture extensive. Dessaliniser l’eau revient très cher, même pour notre propre consommation, ce qui fait que l’irrigation au Qatar est réalisée à partir d’eau souillée recyclée ou refiltrée. Depuis des années, le Qatar a pour objectif de réduire sa dépendance alimentaire car beaucoup de produits frais, viande, produits laitiers, fruits et légumes sont importés. Le pays avait déjà un plan pour sortir de cette dépendance alimentaire, mais le blocus a accéléré le processus. Je rappelle ici que ce que nous appelons le blocus vient de la décision prise par les Émirats arabes unis (EAU), l’Arabie saoudite et Bahreïn, entre autres, de fermer leurs frontières aériennes, terrestres et maritimes au Qatar, mise en œuvre le 5 juin 2017 au matin. Impossible de sortir du pays, impossible d’y entrer. Tous les produits importés étaient bloqués. Très rapidement, un pont aérien s’est mis en place pour les produits alimentaires, avec notamment la Turquie, l’Iran et l’Inde. Nous n’avions pas de problème d’eau, puisqu’elle est produite localement, mais la plupart des produits laitiers, les œufs et le
du pays est constituée à 80 % d’expatriés. Ce chiffre – qui tient compte des hommes, des femmes et des enfants – ne distingue pas les différentes causes de décès, naturelles ou accidentelles. Ce n’est donc pas celui des accidents du travail à incidence fatale. Et encore moins le chiffre des travailleurs décédés spécifiquement sur les sites de construction des stades. L’article du Guardian le dit clairement : ce sont les décès cumulés des travailleurs immigrés au Qatar, pays qui va accueillir la Coupe du monde de foot. Il ne dit pas que ce sont les décès sur les chantiers des stades ! Le Bureau international du travail (BIT) a rendu un rapport** dont les conclusions sont très éloignées de ces chiffres. Sont-ils maquillés ? Le BIT est-il manipulé ? Acheté ? C’est une investigation à mener. Mais un deuxième point m’interroge, voire me révolte : c’est la faculté du foot à mettre en lumière
certaines problématiques. On peut se réjouir qu’un évènement sportif mondial ait permis à un pays de redéfinir son droit du travail. Mais on peut trouver relativement malsain que ce qui choque l’Occident soit les potentiels décès sur la construction des stades de foot. Alors que les décès sur les constructions de tours ou d’autoroutes partout au Moyen-Orient laisse tout le monde indifférent ! Il a fallu qu’il y ait un tournoi de foot pour que le monde s’émeuve. Pour que la dignité humaine soit considérée à sa juste valeur, il faut que l’aura sacrée du football vienne l’éclairer. À quand une compétition de foot au milieu de la Méditerranée pour que l’on s’émeuve du sort des migrants qui s’y noient ? S’il nous faut des matchs de foot pour que nous prenions en considération certains problèmes éthiques, alors multiplions-les ! Encore que le mondial au Brésil n’ait pas vraiment changé
Dépendance alimentaire et blocus
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© AFP photo / HO / Qatar’s Supreme Committee for Delivery and Legacy
SAISONS // MILLE ET UNE NUITS AU QATAR
grand-chose à la déforestation et à la spoliation des terres des paysans. Idem pour la Coupe du monde en Russie, qui n’a pas fait s’émouvoir le reste du monde sur le sort des Ukrainiens qui avaient été envahis en 2014. Et, si j’en crois l’intégrité qui fonde nos révoltes, j’imagine que, si les Ouïghours et les Tibétains avaient construit les stades des Jeux de Pékin, nous aurions eu beaucoup plus qu’un simple boycott diplomatique passé inaperçu… À propos de foot, cela m’interpelle aussi que ce soit à cause du foot qu’on pointe du doigt des comportements non éthiques ! Le foot ! Le foot avec ses transferts pour des sommes astronomiques, ses supporters fascisants, ses clubs qui appartiennent à des oligarques russes ou à des fonds de pension américains – parmi les produits financiers les moins éthiques que le monde de la finance puisse produire. Le foot avec des équipementiers qui font 108 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
produire T-shirts et baskets dans des pays asiatiques où il est peu probable que les droits sociaux soient respectés ! Bref, je trouve absurde que ce soit par le foot que le monde soit en train de donner des leçons d’éthique au Qatar ! Enfin, je ne peux clore ce passage Coupe du monde sans interroger notre biais raciste et notre biais de classe. Pour moi – franco-française, blanche, catholique –, il y a une forme de racisme à pointer autant du doigt ce pays. Il n’est pas neutre qu’un pays arabe reçoive autant de coups. On a du mal à accepter qu’un pays arabe, musulman, ouvert au monde et moderne, accueille un évènement international, quand ces dernières années les Occidentaux ont mis dans un même sac Arabes, fondamentalisme islamiste, attentats et guerre. Quand l’« Arabe », pour le Français, est l’étranger qui est venu dans les années 1960 pour fabriquer
poulet étaient auparavant principalement importés d’Arabie saoudite et des EAU. Avec la fermeture des frontières, il a fallu pallier ce déficit très rapidement : dans les supermarchés, nous avions parfois du mal à trouver ces produits. Dès le début du blocus, une ferme a fait venir par avion plus de 4 000 vaches laitières, ce qui a permis de couvrir un tiers de la consommation locale. Plus tard, au cours de l’été 2017, plus de 10 000 vaches sont arrivées par bateau. Entre juin 2017 et le printemps 2018, la production agricole qatarienne (viande, produits laitiers, poulets, œufs, fruits et légumes) a augmenté de 400 %. Maintenant, la plupart de nos produits laitiers, du lait frais au yaourt en passant par les desserts, sont produits localement. Et tous les supermarchés ont un rayon identifié « produit au Qatar ». Aujourd’hui, le Qatar a mis l’accent sur les cultures alternatives : soit hydroponiques afin d’utiliser le moins d’eau possible tout en gardant de bonnes récoltes, soit aussi bios. Nous trouvons maintenant très facilement des légumes bios produits localement. Et puis, comme partout dans le monde, une plus grande conscience écologique, avec des pra-
tiques de développement durable, a permis de faire des campagnes pour que les locaux, mais aussi les expatriés, puissent jardiner. Voilà, notre petite balade au Qatar, qui se sera déroulée sur un an, se termine au pied des stades. J’espère seulement qu’à la lecture de ces lignes votre regard sera allé beaucoup plus loin que les gradins et un rectangle de pelouse. J’espère que vous aurez eu une autre vision de ce pays si attachant, entre tradition et modernité. Le Qatar n’a pas le « bling » de Dubaï et la vie ici se rapproche plus probablement de ce qu’elle est dans une grande ville de province française. Nous trouvons, dans ce pays dynamique qui va de l’avant, une atmosphère familiale et authentique. S’il y avait une seule impression à retenir de ces feuillets distillés au fil des mois, c’est que la richesse de ce pays n’est ni dans son sol ni dans ses stades, mais dans son formidable melting-pot de nationalités.
nos Renault, que ce sont ses enfants français qui ont brûlé « nos » banlieues et ses petites-filles qui veulent à présent porter le voile ; quand l’Arabe est celui qui a été diabolisé depuis des années par une extrême droite française qui attire quasiment la moitié de la population française aux élections. Comment voulez-vous que dans ces conditions l’opinion publique accepte qu’une Coupe du monde se passe au Qatar ? De la même manière, le Français moyen a un rapport à l’argent et aux classes sociales très ambigu. Autant la richesse patrimoniale, celle qui se transmet depuis des générations dans une même famille, est tolérée, autant les « nouveaux riches » sont stigmatisés, avec des relents de patrimoine bien mal acquis. Or, le Qatarien représente
l’archétype de ce « nouveau riche », qui, culturellement, passe mal : un pays qui s’est développé en cinquante ans grâce aux hydrocarbures – qui polluent parce que nous les consommons –, et qui, en plus, plutôt que de rester dans un état de pauvreté comme certains États africains dont le sol est riche en minerai, a eu l’outrecuidance d’investir dans le développement de sa propre population par l’éducation et les infrastructures. Ne faudrait-il pas mieux se servir de tels événements pour faire levier sur certaines problématiques environnementales ou sociales plutôt que de les boycotter ? D’autant qu’il est foncièrement hypocrite de pointer du doigt un pays alors que derrière on le courtise pour avoir des contrats juteux.
F in
* www.theguardian.com/global-development/2021/feb/23/revealed-migrant-worker-deaths-qatar-fifa-world-cup-2022 ** www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---arabstates/---ro-beirut/---ilo-qatar/documents/publication/wcms_828395.pdf LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 109
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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME
© Sputnik
Par Bernadette Sauvaget
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Fallait-il un long métrage sur l’incendie de NotreDame ? Sans doute. Car, au-delà des frontières françaises, la légende de la cathédrale de Paris tient beaucoup au cinéma.
S
orti en mars, conçu clairement comme un blockbuster, Notre-Dame brûle, de JeanJacques Annaud, réalisateur habitué de grands succès au cinéma, n’a cependant pas tenu ses promesses. Cumulant en France 800 000 entrées – ce qui est déjà plus qu’honorable –, le film, qui se voulait l’œuvre définitive sur l’incendie du 15 avril 2019, ne rejoindra pas le panthéon des mégasuccès au box-office français. NotreDame brûle a suscité la curiosité. Mais, hésitant entre documentaire et fiction, assourdi par une bande-son agressive, le film a déçu. Annaud, qui a mené une longue enquête auprès des protagonistes de la nuit du 15 au 16 avril 2019, s’est sans doute retrouvé trop prisonnier des faits pour bâtir un film réellement épique et dramatique. Plusieurs œuvres ont pourtant construit l’image de la cathédrale, et mondialisé le monument. Cela s’est produit principalement par le prisme d’adaptations du roman de Victor Hugo. À ce jour, on en compte une cinquantaine au cinéma et au théâtre, sans compter le ballet de Roland Petit, ou encore le spectacle musical de Robert Hossein. L’amour impossible de Quasimodo et Esmeralda, leur destin tragique semblent avoir atteint le stade de mythe universel. Ce qui fournit un élément d’explications – parmi d’autres – au fait que l’incendie de 2019 ait provoqué un vrai choc mondial. Voici un – tout petit – voyage dans la filmographie de la cathédrale.
Notre-Dame chez les frères Lumière Le film dure à peine quelques dizaines de secondes. Mais il est historique. Ce sont les premières images cinématographiques de la cathédrale Notre-Dame de Paris, ou plus exactement de son parvis. Elles appartiennent au fond des frères Lumière. La date du tournage, selon les spécialistes, se situerait entre les automnes 1896
et 1897. C’est un plan fixe qui montre l’agitation devant le monument, une atmosphère très fin de siècle. L’opérateur ne s’est pas placé en face de Notre-Dame mais a choisi de tourner ses images à partir de l’angle sud-ouest du parvis – ou a été contraint de le faire. Ce que l’on voit d’abord, c’est une dizaine de personnes qui marchent en tous sens. Il n’y a pas foule mais il règne quand même une forme d’agitation. Sur les images, les femmes portent encore des robes longues qui descendent jusqu’aux pieds. Les hommes, eux, ont tous la tête couverte, des casquettes ou des hauts-de-forme, un marqueur de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. L’un d’eux entre dans le cadre par la gauche et jette un œil vers l’opérateur. Un autre passe à vélo. Défilent aussi devant l’objectif quelques calèches, un livreur de marchandises que l’on n’arrive pas à déterminer, des planches peut-être… Le cadrage n’embrasse pas la totalité du monument. Le regard ne dépasse guère la rosace. On ne voit rien des tours de la cathédrale, ni de la flèche néogothique reconstruite par Eugène Viollet-le-Duc. L’architecte qui a restauré et sauvé le monument au xixe siècle est déjà passé par là. Les rois de la galerie éponyme, décapités pendant la Révolution, ont retrouvé leur chef. Les portes du monument sont closes : les images ont été tournées en début ou en fin de journée. L’opérateur de ces images n’a pas été identifié. Les frères Lumière avaient engagé une équipe fournie pour tourner leurs films. Quelques-uns sont demeurés dans l’histoire, tels Félix Mesguich, qui a arpenté l’Afrique du Nord, ou encore Charles Moisson, qui, lui, s’est rendu en Russie, où il a filmé le couronnement du dernier tsar, Nicolas II. Sur les 1 428 documents cinématographiques qui constituent le fond des frères Lumière – 1 408 ont été conservés –, seuls 171 concernent Paris. Outre les monuments, comme la tour Eiffel, il y a aussi des scènes de la vie ordinaire, tel que ce cortège de bœufs qui se dirige vers les abattoirs de la Villette. Il y a aussi de nombreux défilés militaires, celui, par exemple, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 111
SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME de la garde r épublicaine descendant les Champs- Élysées. Dans ce répertoire, un musée vivant, Notre-Dame était évidemment incontournable. Visionner ces images est, bien sûr, émouvant.
Quand Hollywood s’entiche du monument Pour ce qui est de la fiction, le roman d’Hugo inspire, lui, les pionniers du cinéma. Au paradis des films disparus figure une œuvre d’Alice Guy- Blaché, réputée première femme réalisatrice. En 1905, cette Franco-Américaine proche de Léon Gaumont – le père fondateur de la firme –, déjà autrice de quelques films, dont l’un demeuré célèbre dans l’histoire du septième art, La Fée aux choux, réalise un petit opus sobrement intitulé La Esmeralda, aujourd’hui introuvable. Le Notre-Dame de Paris de Wallace Worsley est l’un des grands classiques du cinéma muet. La dernière copie connue à ce jour a été miracu-
leusement retrouvée en 2006. Produit par Irving Thalberg pour les studios Universal, le film est tourné en 1923, puis diffusé l’année suivante aux États-Unis et en 1925 en France. À l’aube du cinéma, c’est littéralement une superproduction, avec un budget s’élevant à 1,5 million de dollars – une somme considérable à l’époque –, six mois de tournage, 4 000 figurants. Pour ne pas froisser les milieux religieux américains, c’est Jehan Frollo, le frère de l’archidiacre Claude, qui tombe amoureux d’Esmeralda. De la distribution du film, l’histoire du cinéma a retenu Lon Chaney, l’une des premières stars d’Hollywood, mime, acteur de théâtre, qui crée un Quasimodo d’exception, fruit de multiples heures de maquillage. « Je voulais rappeler aux gens que ceux qui se trouvent au plus bas de l’échelle de l’humanité peuvent avoir en eux la ressource de l’abnégation suprême », écrit Chaney à propos de ce rôle. De l’acteur, le célèbre auteur de science-fiction Ray Bradbury disait : « C’était quelqu’un qui extériorisait notre psyché. D’une certaine façon, il pénétrait à l’intérieur des ombres qui se trouvent en nous ; il était capable d’épingler certaines de nos peurs secrètes et de les restituer à l’écran. » En 1956, pour les fêtes de fin d’année, le metteur en scène Jean Delannoy propose à son tour une adaptation au cinéma du roman de Victor Hugo. Après un début de carrière de monteur, Delannoy s’est taillé une vraie réputation parmi les cinéastes. Les années 1940 et 1950 sont des périodes fastes pour lui ; deux de ses films, tournés à cette époque, sont devenus des classiques. Il y a d’abord L’Éternel retour (1943), une adaptation moderne du mythe de Tristan et Iseult, écrit et scénarisé par Cocteau et qui compte, dans sa distribution, Jean Marais et Madeleine Sologne. Trois ans plus tard, Delannoy réalise La Symphonie pastorale, adapté de l’œuvre d’André Gide, avec une inoubliable Michèle Morgan. Bref, le Notre-Dame de Paris (The Hunchback of Notre Dame), Wallace Worsley, 1923. © Universal Pictures / Photo12 via AFP.
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Notre-Dame de Paris, Jean Delannoy, 1956. Anthony Quinn (Quasimodo) et Gina Lollobrigida (Esmeralda). © Panitalia Paris Film Productions - Collection Christophel via AFP.
cinéaste a manifestement pour la fréquentation des grands écrivains et des grandes œuvres littéraires un goût prononcé, qui ne se démentira jamais au cours de sa longue carrière cinématographique. Plus tard, il adaptera notamment La Princesse de Clèves.
La fidélité à Hugo Dans son film, intitulé sobrement Notre-Dame de Paris – comme le roman de Victor Hugo, donc –, Delannoy suit fidèlement le récit hugolien. Lorsqu’on le fait défiler aujourd’hui, le générique contient de jolies surprises. L’un des scénaristes n’est autre que le poète Jacques Prévert. Et le facétieux Boris Vian lui-même apparaît dans la distribution, dans un rôle certes petit mais plein de malice puisque l’écrivain joue un cardinal qui assiste, dans les premières scènes du film, à une représentation du mystère de Gringoire qui fait un flop pendant la fête des fous. Le film connaît un franc succès à sa sortie en salle. Deux acteurs, déjà stars internationales, jouent les deux personnages principaux : la belle Gina Lollobrigida incarne une sensuelle Esmeralda et Anthony Quinn donne, lui, ses – vilains –
traits à Quasimodo. Outre ceux-là, la distribution est française. Et prestigieuse… Alain Cuny campe magnifiquement l’inquiétant Claude Frollo, l’archidiacre alchimiste, possédé par sa volonté de puissance et des désirs qui déclenchent le drame. Le hiératisme de Cuny donne une dimension tragique – et du coup presque touchante – à ce personnage tourmenté par qui le mal arrive. Il y a d’autres perles rares dans la distribution, des acteurs et chanteurs entrés dans la légende tels que Robert Hirsch ou Philippe Clay, alors dans la fleur de l’âge. Visionner le film de Delannoy est un pur moment de nostalgie… Bien sûr, il n’était pas question à l’époque – pas plus que maintenant – de tourner le film à l’intérieur du monument. Le Paris et la cathédrale de 1482, date à laquelle Victor Hugo a situé son roman, ont été reconstitués dans les studios de Billancourt et de Boulogne. Preuve du talent des décorateurs, l’illusion est presque totale. Tel King Kong, Antony Quinn se balance sur la flèche, saute d’une gargouille à l’autre, personnages de pierre omniprésents dans le film. La première séquence du long-métrage est spectaculaire, prenante. Dans un plan très serré, on voit LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 113
SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME se mettre en branle le bourdon de Notre-Dame. De ce qu’écrivent les historiens du cinéma, il semblerait que Jean Delannoy se soit battu avec ses producteurs pour ne pas édulcorer le trouble personnage de Claude Frollo. Dans l’opus de Delannoy, rien n’est tu des tourments de la chair qui dévorent l’ecclésiastique à la vue d’Esmeralda. Les financeurs du film redoutaient, eux, que les associations catholiques mènent campagne contre le film à la vue d’un Frollo si peu religieusement correct. Étrangement, à la fin de sa vie, Delannoy, oublieux sans doute de ses anciens combats, verse dans une forme de cinéma sulpicien et tourne deux films à la gloire de Bernadette Soubirous, Bernadette (1987) et La Passion de Bernadette (1989), projetés quasiment en boucle à Lourdes.
La fable gothique de Disney Dans la construction de la mythologie contemporaine de Notre-Dame de Paris, 1996 est une date incontournable. Cette année-là, les studios Disney diffusent Le Bossu de Notre-Dame, des réalisateurs Gary Trousdale et Kirk Wise, deux valeurs sûres de la compagnie. Depuis un quart de siècle, ce film, présenté comme une « aventure épique et musicale » par les studios Disney, a captivé des générations et générations d’enfants, devenant un classique. À sa sortie, à l’automne 1996, Le Bossu de Notre-Dame ne cartonne pas réellement aux États-Unis. Mais ce n’est pas un échec non plus. Loin de là… Les entrées permettent aux studios Disney d’empocher de confortables royalties – une centaine de millions de dollars – qui couvrent les frais engagés pour le film. En revanche, en Europe, c’est un immense succès. En France, il s’installe vite à la tête du box-office et atteint les sept millions d’entrées. En Italie et en Allemagne, ce sont trois millions de spectateurs qui, dans chacun de ces pays, se précipitent dans les salles. Le Bossu de Notre-Dame s’inspire librement du grand roman hugolien. En fait, réalisateurs et scénaristes s’en servent surtout comme d’une 114 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022
matrice, remixant l’histoire avec les standards du politiquement correct américain de Disney. À la sortie du film en France en novembre 1996, les descendants de l’écrivain publient d’ailleurs une tribune dans Libération pour s’insurger contre ce qu’ils considèrent comme une utilisation mercantile de l’œuvre de Victor Hugo. Pour ménager les sensibilités religieuses – essentiellement aux États-Unis –, le méchant Frollo, par exemple, n’est plus, en effet, archidiacre mais juge. Le critique du Monde, Samuel Blumenfeld, estime que Disney s’est « éloigné volontairement du roman de Victor Hugo pour n’en retenir que la figure centrale, Quasimodo ». Les réalisateurs ne mettent en avant qu’un particularisme. « Quasimodo, remarque le critique, n’est pas laid, il est seulement différent. Ce personnage à part, marginalisé, est du coup parfaitement intégré au système disneyen, fondé en grande partie sur une galerie de personnages dont les particularismes provoquent un rejet de la part du monde dans lequel ils évoluent […]. Quasimodo s’inscrit ainsi dans la descendance de Dumbo, l’éléphant volant aux oreilles trop grandes qui était mis à l’écart de sa communauté, et de la Bête dans le remake animé du film de Cocteau. » Blumenfeld poursuit : « Pour rendre cette marginalité acceptable, l’équipe de Disney a accentué la dualité des personnages : Quasimodo est le personnage le plus laid, mais son âme est la plus pure ; son maître Frollo est en principe l’homme le plus pieux, mais ses actions sont les plus brutales. » Film d’animation destiné à un jeune public, il faut le rappeler, Le Bossu de Notre-Dame reprend les grands standards des récits d’initiation. Et se finit bien : Esmeralda et Quasimodo ne périssent pas. Seul disparaît Frollo. Le narratif est structuré par l’apprentissage de Quasimodo. Au départ, il est retenu dans les tours de Notre-Dame, enfermé par son mentor. La cathédrale, comme une mère, donne à l’enfant difforme sa protection maternelle. Ses aventures avec Esmeralda et le capitaine Phoebus l’obligent à se confronter, malgré sa différence, à la réalité extérieure.
Le Bossu de Notre Dame (The Hunchback of Notre Dame), Real Gary Trousdale et Kirk Wise, 1996. © Walt Disney Feature Animation / Walt Disney Pictures - Collection Christophel via AFP.
Mu par la découverte de l’amour, Quasimodo, comme n’importe quel être humain, doit partir à la conquête du monde. « Le thème de l’exclusion est décliné tout au long du film, insiste le critique du Monde. Moins monstrueux qu’une longue lignée de glorieux devanciers – Lon Chaney, Charles Laughton, Anthony Quinn –, Quasimodo a surtout des allures de Gavroche, ce qui ne le rend pas moins hugolien », écrit le critique de Libération, Michel Roudevitch. Le cadre de ce récit d’initiation est essentiellement Notre-Dame. « L’héroïne principale, c’est la cathédrale, appréhendée sous tous les angles avec ses dentelles de pierre et autres ornements. Un vaisseau dans les tempêtes, tant sous les crânes que surgissant du ciel et de l’enfer, combinant l’animation traditionnelle au traitement informatique, alliant le sublime et le grotesque, et le grand-guignolesque », estime Roudevitch. Dans Le Bossu de Notre-Dame, les gargouilles, compagnes de Quasimodo, s’animent. Elles
le soutiennent, le conseillent. Et font preuve d’un humour ravageur. « Tu as enfin allumé une gitane », lance l’une d’elles à Quasi – le surnom qu’elles lui ont donné – au sujet de l’intérêt que lui porte soudainement Esmeralda. S’inspirant notamment des gravures de Gustave Doré, Le Bossu de Notre-Dame rend très vivant le monument, cadre du combat entre le bien et le mal qui, dans la tradition disneyenne, se joue là. Mais en entrant dans le panthéon des films d’animation, l’édifice perd, en fait, sa dimension religieuse. Ce qui compte, dans la fable de Disney, c’est le droit d’asile attaché au monument. À la fin du film, pour protéger Esmeralda, Quasimodo l’invoque. Et le méchant Frollo passe outre. Au final, nul ne sait aujourd’hui ce que viennent visiter les douze millions de visiteurs annuels de Notre-Dame de Paris. Un lieu de culte chef-d’œuvre du Moyen-Âge ou le décor d’un film d’animation de Disney qui a, sans doute, bercé leur enfance ?
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SAISONS // LES LIVRES DE L’AUTOMNE
LES LIVRES DE L’AUTOMNE
Été torride oblige, nous espérons et attendons les pluies – ondées légères, giboulées facétieuses, averses torrentielles – pour infiltrer et abreuver ces sols qui n’en peuvent mais. Abrités, voire calfeutrés dans nos intérieurs, enfouis sous une couette ou une couverture, sobriété énergétique oblige, osons la métaphore : irriguons nos esprits, réchauffons nos neurones de romans, d’essais, d’enquêtes, de récits.
116 - LES CAHIERS 116 — LES DU CAHIERS TÉMOIGNAGE DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE CHRÉTIEN2022 HIVER 2017
La quête du père
Est-ce être inadapté que de tout percevoir avec une acuité exacerbée ? Constantin, héros malgré lui d’une banale et cruelle aventure familiale est – ou plutôt serait – un enfant inadapté. Inadapté au monde tel qu’il est : brutal, binaire et sans plus aucune conscience de la beauté du paradoxe et de la nécessité de la contradiction. Et il fait l’expérience, non pas de l’amour, ce qui devrait être le sort de tous les enfants, mais de l’« inamour », cette violence partagée par l’humanité et dont on se demande si elle cessera un jour de croître tant elle fascine, excite
peut se demander ce que l’on a bien pu lui faire pour qu’il en soit arrivé à un tel degré d’inhumanité. Ce livre pose la question du père. Qu’est-ce qu’être un père ? Et Constantin cherche des pères possibles. Dans la figure d’un prêtre, et même dans la possibilité de Dieu, qu’il appelle « dieu » sans majuscule et qu’il évoque avec une tendresse désarmante. Dérangeant, irritant parfois, et sans aucune concession, ce livre de Bénédicte Heim dégage une force impressionnante et interroge notre propre violence et notre condition de vivant. L’écriture est convulsive, syncopée, haletante, poétique, sans aucune ponctuation, elle arrive comme un torrent de vie car il y a une vie avant la mort, c’est ce que Constantin crie ou murmure et nous demande de ne pas oublier. Jean-François Rouzières Bénédicte Heim, L’Inamour, Quidam Éditeur, 156 p., 15 €
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et fait jouir l’être dans une insatiabilité mortifère. Courageux, Constantin s’accroche. Il reste fidèle à lui-même. Avec la seule possibilité qui lui reste, la parole, et la chance, malgré tout, de pouvoir dire « Je ». Et Constantin ose. Il ose la poésie. Il ose l’altérité. Il ose un regard innocent, posé sur les choses et les êtres. Il ose la vie dans sa monstrueuse et fragile beauté. L’« inamour », c’est l’impossibilité pour un père d’aimer son enfant. Ce père, qui ne sait transmettre que le mépris et l’humiliation, on
Quand la science nourrit la foi
S’il fallait résumer d’un mot ce livre, ce serait « résonance ». Car il résume non seulement le propos, celui de faire entrer en dialogue les neurosciences et la tradition chrétienne, mais aussi la démarche, la posture de recherche de son auteur qu’inspire une double passion, celle des sciences et celle de l’Évangile. L’auteur, Thierry Magnin, aborde ici l’homme « normal », tel que les neurosciences en dévoilent désor-
mais les méandres neurologiques. S’appuyant, par exemple, sur les travaux d’Antonio D amasio – L’Erreur de Descartes – ou de Lionel Naccache – Le Nouvel Inconscient –, il montre comment
les sciences contribuent à enrichir et à renouveler les questions de la conscience et du libre arbitre, de la distinction entre corps, âme et esprit, qui appartenait jusqu’à présent au seul domaine de la philosophie. Dans l’esprit des investigations scientifiques menées sur la pratique de la méditation et ses effets sur la santé des pratiquants, le prêtre-chercheur propose une lecture des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola en dialogue avec les neurosciences. Mais les sciences ne suffisent pas à rendre la vie pleinement vivante, ni l’homme vraiment debout, et Thierry Magnin développe une anthropologie chrétienne fondée sur le message bouleversant des Évangiles et nourrie de textes récents du Magistère. Ainsi, en écho aux propos de Pierre Teilhard de Chardin ou de Maurice Zundel, rappelle-t-il et prend-il à son compte la foi confessée par Irénée de Lyon : « La gloire de Dieu,
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SAISONS // LES LIVRES DE L’AUTOMNE c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu. » Et le Christ incarne par excellence cet homme libre et vivant. Jacques Arnould Thierry Magnin, Foi et neurosciences. Dialogue sur l’homme vivant, Salvator, 232 p., 20 €
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L’humanité à la barre
Emmanuel Carrère nous a habitués à poser son regard décalé et singulier sur le monde qui l’entoure. Tel un photographe, il nous propose sa lecture à un instant t de ce qui le touche, l’intrigue, l’interroge, le trouble. Certains supportent mal ce qu’ils lisent comme une version égocentrée des affres de la vie, qu’elle soit intime ou
tendre en rien au statut de journaliste, il a pendant neuf mois tenu une chronique hebdomadaire, où il restitue avec une humanité poignante, une honnêteté acérée, ce long flot de mots qui descendent le fleuve de l’indicible, en portant une égale attention aux victimes, aux prévenus, aux magistrats et aux avocats de tout bord. S’il n’hésite pas à emprunter contre- courants et tourbillons, cette plongée sans fard dans ce qui restera aussi un immense exercice de démocratie arrache larmes et sourires, et force à la réflexion, tant sur notre système judiciaire que sur notre humanité profonde. Sophie Bajos de Hérédia
Emmanuel Carrère, V13, POL, 368 p., 22 €
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La foi dans le savoir
sociale. D’autres voient tout le talent de l’écrivain dans ce qu’il se hisse justement de l’intime au collectif. V13 ne mettra sûrement pas tout le monde d’accord. Mais, si l’on est sensible au regard et à l’écriture d’Emmanuel Carrère, on sera emporté, bouleversé, laminé par son récit du procès-fleuve des attentats de novembre 2015. Sous la casquette de L’Obs, sans pré-
Voici un essai stimulant pour en finir avec les clichés antireligieux et retrouver le sens de la foi. « L’opposition entre “laïcs” et “religieux” nous prive d’un dialogue constructif et restreint le débat intellectuel », constate le rabbin libéral Yann Boissière. Il est vrai que le brusque et violent retour du religieux sur la scène publique et son cortège d’idéologies extrémistes et d’attentats n’aide ni à la clairvoyance ni à l’indulgence. « C’est précisément là où l’inculture religieuse opère ses plus sérieux ravages, constate l’auteur. Privée des ressources du discernement, la modernité préfèrera invalider globalement les religions au nom de leur violence. En confon-
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dant la sécularisation avec une prétendue perte de pertinence de la spiritualité religieuse, elle leur refuse une légitimité à s’exprimer sur les problèmes de l’heure. »
D’autant plus dommage que « les religions, outre leur expression cultuelle, ont accumulé au fil des siècles des trésors de pensées et de philosophies ayant vocation à éclairer les problèmes du monde ». Yann Boissière commence par déconstruire trois idées reçues sur la foi. Selon lui, croire en Dieu ne se réduit pas à l’affirmation de l’existence de Dieu mais suppose un engagement de vie. Ensuite, les religions sont beaucoup plus qu’une tentative d’explication du monde par opposition à la science. « La science et la religion constituent deux langages, deux grammaires différentes : la première reposera toujours sur l’étude du monde de la matière quand la seconde s’appuie sur l’espérance du sens. » Enfin, il réfute la thèse présentant la religion comme une réponse à une peur et un besoin. Pour le fondateur de l’association Les Voix de la Paix, le moment est
venu de faire la part des choses de manière plus subtile entre deux de nos héritages essentiels : les Lumières, qui ont fondé notre modernité, mais aussi des religions, à l’origine de nos civilisations. « L’héritage des Lumières doit faire conversation avec les pensées de la foi, de la Loi et de la Révélation, car une fois évacués les clichés sur les “bondieuseries” et les “arrières-mondes”, demeurent les questions de fond, relève-t-il. Comment s’orienter dans le monde, quelle vie vaut d’être vécue et, surtout, la question du sens, qu’est-ce qui fait sens, mais plus encore : d’où provient la garantie du sens ? » « Le problème de la critique anti religieuse, c’est qu’elle veut toujours avoir le dernier mot. Le problème des religions, qu’elles veulent avoir le premier mot. Et si, entre les deux, nous nous donnions la chance de susciter un dialogue ? Les richesses, les plaisirs et les controverses d’une vraie conversation ? interroge Yann Boissière. Et si nous retrouvions la foi dans le savoir et le savoir croire ? » Chiche ! Lionel Lévy
Yann Boissière, Courage, croyons !, Desclée de Brouwer, 168 p., 15,90 €
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Les rouages du Kremlin
Certains auteurs ont du flair, de la chance, un grand talent assorti d’un don de prophétie. Publié en mars, Le Mage du Kremlin, finaliste du Goncourt, connaît un succès fracassant qui n’est pas seulement dû à la seule invasion
de l’Ukraine. Giuliano da Empoli est un spécialiste italiano-suisse de géopolitique, ancien conseiller de Matteo Renzi, professeur à Sciences Po. C’est surtout un grand connaisseur de la Russie, ce pays étrange à nos yeux si l’on n’a pas lu ses grands auteurs, Dostoïevski, Gontcharov, ou même le marquis de Custine, qui avaient déjà tout raconté. Le mage du Kremlin, sorte de nouveau Raspoutine, c’est Vadim Baranov,
inspiré de Vladislav Sourkov, anciennement homme de théâtre et de médias, devenu le conseiller spécial et l’éminence grise de Vladimir Poutine avant de « disparaître » mystérieusement. Le narrateur du roman rend visite à ce Vadim Baranov un soir, dans une datcha secrète près de Moscou. Et, pendant toute une nuit, cet exilé de l’intérieur raconte. Tout. La Russie depuis la chute de Gorbatchev, l’avènement de Boris Eltsine, pathétique ivrogne humilié par un fou rire de Bill Clinton, le pillage du pays par quelques aventuriers opportunistes : « Vous pouviez sortir de la maison un après-midi pour acheter des ciga-
rettes, rencontrer par hasard un ami surexcité pour je ne sais quelle raison et vous réveiller deux jours plus tard dans un chalet à Courchevel, à moitié nu, entouré de beautés endormies, sans avoir la moindre idée de comment vous étiez arrivé là. » Puis c’est l’avènement de Poutine, le petit voyou de Saint-Pétersbourg, ancien agent obscur du KGB, arrivé au pouvoir presque par effraction, brutal, paranoïaque, tueur sans états d’âme, obsédé par la réécriture de l’histoire, dont le roman livre un portrait dont nous savons maintenant, à la lumière des événements, qu’il n’est pas du tout à charge. Poutine, tsar aux exigences impériales, bourreau de la Tchétchénie, magouilleur en chef, affairiste mafieux des Jeux olympiques de Sotchi, à la fortune colossale dissimulée par des prête-noms. Et l’entourage, personnages interlopes, oligarques soudainement milliardaires, à l’image d’un Boris Berezovsky, du jour au lendemain liquidés, emprisonnés ou exilés. Fluide, dense, constamment passionnant, un grand livre. Bernard Fauconnier Giuliano da Empoli, Le Mage du Kremlin, Gallimard, 288 p., 20 €
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À la vôtre !
Cet ouvrage salutaire, signé de la journaliste Anne Jouan et du Pr Christian Riché, ancien expert de l’Agence du médicament, met en lumière les graves dérives du système français de santé.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - AUTOMNE 2022 - 119
SAISONS // LES LIVRES DE L’AUTOMNE Dans ce livre aux frontières du polar et de l’enquête journalistique, écrit à deux voix, les auteurs racontent de l’intérieur le fonctionnement et les errances de l’Agence française du médicament, censée assurer la sécurité sanitaire des Français. Pendant onze ans, le Pr Christian Riché, alias « Monsieur Rungis », a été une source de la journaliste Anne Jouan dans son enquête sur le Mediator. Tout est ici raconté sans ambages. Les connivences, collusions voire corruptions entre certains éminents spécialistes de la médecine, laboratoires pharmaceutiques,
prennent pour leur grade. Comme certains journalistes, coupables de liens incestueux avec l’Agence du médicament. Ce livre est aussi le récit de la collaboration entre une journaliste et sa source et plonge le lecteur au cœur de l’enquête journalistique et de ses méandres. Au programme : pressions, menaces, petits arrangements entre amis et autres méthodes de barbouzes. Un ouvrage salutaire et courageux. Lionel Lévy
Anne Jouan et Christian Riché, La santé en bande organisée, Robert Laffont, 312 p., 20,50 €
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Un soupçon de doute
hommes politiques et journalistes. Le livre fourmille de révélations : la roulette russe avec des lots de produits sanguins contenant des fractions du virus du sida, les pressions pour modifier des rapports afin de satisfaire des industriels, la sollicitation d’experts pour retarder l’interdiction d’un herbicide toxique. Anne Jouan documente et décortique une mécanique qui fait froid dans le dos. Et nombre d’acteurs de la santé, passés et présents, en
tion qui nous est servie. Et, douter, c’est se savoir humble face à des faits, à des histoires et chercher ainsi à en savoir plus. Ce même esprit critique doit nous pousser à remettre en question nos propres préjugés. Or, la crise du Covid, par
Qui n’a pas renvoyé à ses amis ou reposté sur son compte Facebook une vidéo, une information croustillante, choquante et révoltante ? Qui n’a jamais entendu dire « Si on ne sait pas tout, c’est que l’on nous cache des choses… » ou « Et comme par hasard… » Qui n’a jamais été tenté de remettre en question une connaissance scientifique, parce que l’effet inverse a été rapporté par Paul, dont le beau frère est médecin. Nous sommes tous, ces dernières années, à des degrés divers, complices ou victimes de cette désinformation où tout se confond : le vrai et le faux, l’expert scientifique et l’influenceur. Cet ouvrage aide à faire la différence entre le doute et le soupçon. Avoir un esprit critique implique que l’on puisse douter et remettre en question l’informa-
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exemple, a montré à quel point le doute constructif s’est transformé parfois en soupçon malveillant. Contrairement au doute, le soupçon cherche des fautifs, promeut des idées préconçues et relaie des jugements à l’emporte-pièce. Cet ouvrage essentiel rappelle donc les bases d’une information de qualité : vérifiée et vérifiable, contextualisée, sourcée. L’auteur nous donne les clés pour apprendre à la décrypter et rester en alerte. C’est un exercice quotidien mais citoyen. Tant que nous ne nous y plierons pas, nous serons la proie des complotistes, des personnes et des partis malveillants. Lesquels ne sont pas forcément les plus démocratiques. Estelle Roure Thomas Huchon, Jean-Bernard Schmidt, Anti fake news – Le livre indispensable pour démêler le vrai du faux, First Éditions, 192 p., 14,95 €
Ukraine, une guerre de mille ans ?
La guerre criminelle que Vladimir Poutine a déclenchée contre l’Ukraine nous oblige à sortir de l’oubli les mille ans de conflits politiques et théologiques qui ont rythmé l’histoire de la grande Europe et dont les lignes de fracture convergent autour de Kiev. Une fresque éblouissante pour comprendre et anticiper.
Albin Michel
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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 06 88 69 63 50. contacttc@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse et Jade Cédile pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail
Ont collaboré à ce numéro : Jacques Arnould, Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, David Brouzet, Séverine Charon, Sandrine Chesnel, Philippe Clanché, Lorenzo Consoli, Bernard Fauconnier, Anthony Favier, Xavier Gravend-Tirole, Laurent Grzybowski, Samuel Grzybowski, Anne Guillard, Lysiane Larbani, Henri Lastenouse, Lionel Lévy, Paul Piccarreta, Sébastien Poupon, Timothée de Rauglaudre, Estelle Roure, Marion Rousset, Jean-François Rouzières, Bernadette Sauvaget, Luna Vernassal, Oriane Zerah.
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Diffusion, abonnements : Service Abonnement Témoignage chrétien 235, avenue Le Jour se lève 92100 Boulogne-Billancourt Tél. 06 88 69 63 50 abonnement@temoignagechretien.fr Vente au numéro/VPC : contacttc@temoignagechretien.fr Imprimerie : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau (France). ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1024 C 82904
TC
Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN « Le retournement le plus radical, le plus fou, le plus extravagant, qui va le plus contre tout ce que l’on croit savoir de la vie en société, de la vie humaine, quoi qu’on fasse et deux mille ans après, c’est toujours le christianisme. » Emmanuel Carrère (Interview aux Inrockuptibles, 1 er septembre 2014) Image de couverture : « La Résurrection », panneau du retable d’Issenheim de Matthias Grünewald (1480-1528), 1512-1516, Colmar, musée Unterlinden © Photo Josse/Leemage via AFP
PÈRE MATTHIEU Il révolutionne la perception du christianisme sur les réseaux sociaux IRÈNE THÉRY La sociologue revient sur le mouvement #MeToo et prône une nouvelle civilité sexuelle ATD QUART MONDE Qui sont ces « volontaires » qui œuvrent au milieu des plus pauvres ? Et aussi : Les mille et une nuits au Qatar, le feuilleton de Notre-Dame, le Feu dans l’art, la Villa Médicis du 93, les dissidences de Bernard Fauconnier NOTRE DOSSIER : QUEL CHRISTIANISME À VENIR ? HISTOIRE : Les grandes crises du christianisme PERSPECTIVES : Peut-on se passer de la religion ? PORTRAITS : Une nouvelle génération spirituelle et engagée LIEUX : École des rites, Taizé, Dorothy café, où se ressourcer PANORAMA : Croire en Occident…
Les Cahiers du Témoignage chrétien – Automne 2022 – Supplément au no 3987 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3
Supplément au no 3987 de Témoignage chrétien
SOUTENIR LES ÉTUDIANTS Sous la houlette des jésuites, des bénévoles aident les étudiants de l’université de Saint-Denis à boucler leurs études
Automne 2022
AFGHANES : CELLES QUI RESTENT Parce qu’il faut bien continuer à soigner, informer et irriguer une économie anémiée
Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN
GRAND ENTRETIEN Ukraine-Russie, le regard du philosophe ukrainien Constantin Sigov
Témoignage
chrétien L I B R E S ,
E N G A G É S
D E P U I S
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Quel christianisme à venir ? Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Automne 2022