DECAZEVILLE Depuis plus d’un siècle, les différentes vagues de refugié·e·s y cohabitent dans la fraternité ALAIN CORBIN Repos, pause, retrait, ou retraite, l’historien suit l’évolution du concept, de la Bible à nos jours DROIT INTERNATIONAL Crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides, sur quels critères et par qui sont-ils nommés ? Et aussi : Les mille et une nuits du Qatar, le feuilleton de Notre-Dame, la guerre en peinture, l’art à Paris, les dissidences de Bernard Fauconnier Notre dossier : Quel bonheur ? Politique : Le tragique bilan des idéologies du bonheur Indices : Peut-on noter le bonheur national ? sociologie : Le bonheur sur injonction intime : Voulons-vous vraiment être heureux ? Bible : L’invention du bonheur Les Cahiers du Témoignage chrétien – Été 2022 – Supplément au no 3973 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3
Supplément au no 3973 de Témoignage chrétien
CHERS VOISINS Faire cohabiter les générations, susciter l’entraide et la solidarité, c’est le pari réussi de cette association
Témoignage
chrétien L I B R E S ,
E N G A G É S
D E P U I S
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Été 2022
UKRAINE Ni tout à fait la guerre, ni tout à fait la paix, avec les habitants d’Oujhorod, zone préservée des combats
Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN
GRAND ENTRETIEN Pour vivre ensemble, le philosophe Francis Wolff se fait l’avocat du dialogue
Les Cahiers du
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Été 2022
Lorsque nous étions réunis à table et que la soupière fumait, maman disait parfois : — Cessez un instant de boire et de parler. Nous obéissions. — Regardez-vous, disait-elle doucement. Nous nous regardions sans comprendre, amusés. — C’est pour vous faire penser au bonheur, ajoutait-elle. Nous n’avions plus envie de rire. — Une maison chaude, du pain sur la nappe, des coudes qui se touchent, voilà le bonheur, répétait-elle à table. Puis le repas reprenait tranquillement. Nous pensions au bonheur qui sortait des plats fumants et qui nous attendait dehors au soleil, et nous étions heureux. Papa tournait la tête comme nous, pour voir le bonheur jusque dans le fond du corridor. En riant, parce qu’il se sentait visé, il disait à ma mère : — Pourquoi est-ce que tu nous y fais penser à c’bonheur ? Elle répondait : — Pour qu’il reste avec nous le plus longtemps possible. Félix Leclerc (1914-1988)
TC
Les défis de la fraternité
TÉMOIGNAGECHRÉTIEN
Heureux les doux
L’
espérance du bonheur dans tous ses états nous accompagne avec ce Cahier d’été. On peut trouver ce choix bien étrange face au monde tel qu’il va… tel qu’il va mal. Il ne s’agit pas de nous remonter le moral à peu de frais par quelques illusions, mais bien de nous rendre capables de faire face avec courage aux défis qui sont ceux de notre temps. Sans doute est-il difficile pour chacun et chacune d’entre nous de trouver le bonheur, et plus encore de faire le bonheur d’autrui. En revanche, il est toujours possible de lutter contre le malheur. La conviction qui est la nôtre, celle de ce « témoignage chrétien » qui donne son beau titre à notre journal, n’a pas changé. Nous affirmons que le mal et le malheur ne sont pas une fatalité dès lors que nous sommes décidés à les combattre. Les hommes qui ont fondé TC, en novembre 1941, ne l’ont pas fait dans un monde tranquille et paisible, mais au plus noir du conflit, alors que rien ne semblait pouvoir éclairer l’avenir. Ils ont été une étincelle dans la nuit d’un continent européen en proie au malheur de la guerre et des crimes. Aujourd’hui, la guerre ravage de nouveau une part de l’Europe. La méchanceté, la cupidité, la bêtise semblent sévir un peu partout, comme si chacun cherchait d’abord son intérêt au mépris de l’autre. La démocratie semble plus fragile que jamais, rongée par les populismes. Elle s’affaisse gravement aux États-Unis, qui pourtant s’en faisaient les hérauts. Restent les efforts européens pour faire vivre une union de pays ; efforts souvent gaussés. La fascination de la force nous guette ; d’un pouvoir fort, qui décide, impose… C’est à cela qu’il nous faut résister. Aurons-nous le courage de refuser la puissance, de chérir la complexité, la négociation, le compromis et de repousser la tentation de la radicalité, de l’intransigeance, de la table rase, du « reset ». « Heureux les doux » proclame follement l’Évangile. Dans ce monde brutal, sommes-nous capables d’être les témoins de la douceur ?
Christine Pedotti
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 3
somm Édito Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 Quel bonheur ? – Alors, heureux ? – Quand la Realpolitik nous renvoie sur terre – Veut-on (vraiment) être heureux ? – Chroniques d’un avenir radieux – Vous reprendrez bien un peu de félicité ? – Le bonheur en slogan – Le bonheur est dans la Bible – Changer l’imaginaire – Chine : un bonheur bien ordonné – Heureux sans enfants
4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
Maintenant p. 48 Du repos Entretien avec Alain Corbin
VOIR p. II Guerre·s Éclats de guerre p. X Un autre monde p. xVi
aire
été
2022
Saisons p. 97 Le feuilleton de Notre-Dame
Regards
p. 102 Dissidences p. 105 Mille et une nuits
p. 75 Ukraine – La résistance
au Qatar
pour tout bagage
p. 1 16 Livres
p. 82 Chers voisins p. 88 Fraternités p. 90 Comment qualifier les crimes de guerre ?
p. 94 Decazeville, terre d’accueil
Grand entretien p. 110 Francis Wolff La force du dialogue
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 5
REGARDS AUJOURD’HUI
Un trimestre européen
Malgré la guerre en Ukraine, l’Europe continue bon gré mal gré à se construire et s’inventer.
Brexit, la « suite irlandaise » Le 10 mai dernier, l’Irlande du Nord enregistrait un petit tremblement de terre politique. Pour la première fois, les nationalistes républicains du Sinn Féin arrivaient en tête du scrutin électoral. Depuis l’accord de Saint-Andrews en 2006, un partage permanent du pouvoir entre le Sinn Féin et les conservateurs du Parti unioniste démocrate (DUP) a été acté. Le mouvement arrivé en tête obtient ainsi le poste de Premier ministre et le second celui de Vice- Premier ministre. Mais, pour protester contre la mise en œuvre du protocole sur l’Irlande et l’Irlande du Nord dans le cadre de l’accord sur le Brexit, le DUP refusait de maintenir la coalition. D’où une élection
anticipée, remportée donc par le Sinn Féin. Suite à son échec électoral, le DUP refuse toujours de nommer un Vice-Premier ministre, tant que la question du protocole n’est pas réglée, mettant ainsi la pression sur le parlement britannique. Plus que jamais, c’est l’avenir du statut de l’Irlande du Nord qui se joue. Même si le Sinn Féin a davantage axé sa campagne sur les sujets sociaux que sur la question séparatiste, son objectif de toujours demeure la réunification de l’île. À court terme, le Brexit démontre à nouveau sa capacité infinie à diviser et à faire renaître les douloureux fantômes du passé. Sébastien Poupon
Thierry Breton, Elon Musk, même combat ? En visite chez le constructeur automobile Tesla, Thierry Breton, le commissaire européen français, en a profité pour « évangéliser » son propriétaire, le milliardaire Elon Musk, sur le sujet de la nouvelle législation Internet européenne – le Digital Services Act. Pour rappel, Elon Musk pourrait racheter pour le prix astronomique de 44 milliards de dollars le réseau social Twitter. Or, Twitter est directement visé par la législation adoptée fin avril par l’UE, qui consacre le principe suivant : « Ce qui est illégal hors ligne doit également être illégal en ligne. » « Je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit, vraiment, je crois que nous sommes sur la même longueur d’onde », a déclaré le milliardaire américain malgré ses positions libertaires, qui semblent en contradiction avec la vision régulatrice de Bruxelles vis-à-vis des mastodontes du numérique… Henri Lastenouse 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
L’or noir de la Russie C’est « historique et massif » note un diplomate européen. Fin mai, les dirigeants européens ont décidé de boycotter, d’ici la fin de l’année, les deux tiers du pétrole et des produits pétroliers russes importés par l’UE, soit tout le pétrole acheminé par tankers, car cette partie de l’or noir russe arrive dans l’UE par la mer. Brandissant la menace d’un veto hongrois, Viktor Orbán a obtenu le maintien en service « temporaire » de l’oléoduc Droujba, par lequel transite le dernier tiers du pétrole russe et qui alimente son pays, ainsi que la Slovaquie et la Tchéquie. Ces trois pays sont privés d’accès à la mer, et donc d’alterna-
tive par tankers. Avec ce sixième train de sanctions, les Européens choisissent « de se faire mal pour faire mal à la Russie ». Il était temps : l’UE a déjà versé plus de 54 milliards d’euros à la Russie pour ses importations de combustibles fossiles depuis l’invasion de l’Ukraine fin février. C’est une belle démonstration de sa solidarité envers l’Ukraine « quoi qu’il en coûte » ! En toile de fond, se pose la question de la règle de l’unanimité entre les vingt-sept en matière de politique étrangère européenne – un principe de plus en plus fréquemment contesté. Henri Lastenouse
Poutine réveille le royaume de Danemark On ne compte plus les bouleversements stratégiques suite à l’offensive russe contre l’Ukraine… Après la décision de la Finlande et de la Suède de briser leur neutralité pour venir grossir les rangs de l’Otan, c’est le Danemark qui rejoint l’Europe de la défense. Une forte majorité de Danois (67 %) a mis fin par référendum à trente ans de refus danois de participer aux politiques de défense de l’UE. Une clause d’exemption en ce sens avait été négociée en 1992 par Copenhague, lors du traité de Maastricht. Avec ce référendum, le Danemark intègre la politique de sécurité et de défense commune. Plus précisément, les Danois ont décidé de pouvoir se joindre aux missions et opérations militaires de l’UE. Henri Lastenouse
Une bien triste exception française Défaut de moyens ? Perte de compétences ? Que s’est-il vraiment passé au Stade de France pour la finale de la Ligue des champions ? Une certitude, au cœur de la présidence française de l’UE, à deux ans des JO, l’exécutif a bien connu un long moment d’humiliation nationale en « mondiovision ». À l’œuvre, un usage libéral et décontracté de la force et en particulier des gaz lacrymogènes sur des familles avec enfants qui
étaient simplement venues s’amuser. Le Daily Mail britannique a beau jeu d’étaler en une : « Horreur lors de la finale de la Ligue des champions alors que les femmes enceintes et les enfants sont aspergés de gaz lacrymogènes par la police parisienne ». Dans son message réclamant une enquête, c’est bien la police française que vise au premier chef la maire de Liverpool… Arthur Colin LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 7
Quel bonheur ? Qui nous fera voir le bonheur ? La question n’est pas neuve ; on la trouve sous la plume du psalmiste* voilà vingt-cinq siècles. Et elle demeure ouverte. Le bonheur, nul ne se risque plus à le promettre. Les grandes idéologies ont fait la preuve de leur propension à produire de grands malheurs. Les rêves du bonheur pour tous se sont trop souvent transformés en cauchemar. Et les publicités qui le vantent, nous le savons bien, sont mensongères. Que nous reste-t-il ? La politique n’espère plus changer la vie et rendre le monde plus juste. N’y a-t-il plus que la sphère privée, la famille, les enfants, les amis ? Bien sûr, on peut tomber amoureux dans un abri antibombe ou sur la route de l’exil. Mais, bien vite, le monde extérieur viendra menacer notre petite bulle. Nul n’est une île et il faut bien vivre ensemble avec les nuages sombres qui s’accumulent, menaces de guerre et de famine, de récession économique et, de plus en plus pressantes, de désastre écologique. L’un des grands traducteurs des textes bibliques, André Chouraqui, propose de traduire les amorces des versets des Béatitudes par « En marche… » plutôt que par « Heureux… » L’intuition est peut-être juste. Le propre de l’humanité n’est pas de demeurer mais d’avancer, de se laisser habiter par la curiosité, le désir. Qu’y a-t-il après, au-delà ? Cette quête a un nom : espérance. Quant au bonheur, il est bien possible que, sans cesse, il s’échappe, comme s’il allait se faner dans nos mains, telles les fleurs coupées dans celles des enfants. Mais, espérer le bonheur, n’est-ce pas déjà l’éprouver ?
Christine Pedotti * Psaume 4, 7
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN — ÉTÉ 2022 — 9
AUJOURD’HUI // QUEL BONHEUR ?
Alors,
?
h eure ux
Depuis une trentaine d’années, des indices visant à mesurer le développement humain, le bien-être, voire le bonheur se multiplient. Le bonheur peut-il se quantifier et se comparer ? Et, si oui, quels sont les champions ? Par Séverine Charon
10 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
L
ongtemps, les économistes ont mesuré le progrès pour la population d’un pays à l’aune de la croissance de la richesse de ce dernier. Depuis une cinquantaine d’années, cette idée est contestée car les contreexemples foisonnent. La satisfaction des populations des pays les plus riches et les plus développés ne progresse pas autant que la croissance économique, et l’existence de ressources naturelles précieuses, et donc d’une certaine richesse, est tout sauf un gage de bien-être ou même de paix pour nombre de populations, en particulier en Afrique subsaharienne. De plus, le produit intérieur brut (PIB) par habitant évalue un niveau de vie moyen et ne tient pas compte des inégalités. L’argent ne fait pas le bonheur, et le PIB par tête n’est qu’un élément parmi d’autres à contribuer au bien-être et au bonheur, avec le fait de vivre en paix, en bonne santé, d’être éduqué, d’avoir un travail, une vie de famille heureuse… L’idée de mesurer le développement humain, le bien-être et même le bonheur des populations s’est developpée depuis une quarantaine d’années. Pionnier du genre, au début des années 1990, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) publie un indice de développement humain (IDH). Cet IDH, proposé par deux économistes asiatiques, l’Indien Amartya Sen et le Pakistanais Mahbub ul Haq, fait la moyenne de trois indices variant entre 0 et 1 : le PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat, l’espérance de vie, et le niveau d’instruction – mesuré pour deux tiers par le taux d’alphabétisation des adultes et pour un tiers par le taux de scolarisation. Dans le rapport de 2020, la Norvège était en première position, suivie par l’Irlande et la Suisse. Depuis la création de l’IDH, les approches se sont sophistiquées mais l’ambition est toujours de mesurer autrement le progrès social, le bien-être, et pourquoi pas le bonheur.
Le roi du bonheur En 2012, à l’initiative du roi du Bhoutan, minuscule État d’Asie en bordure de l’Himalaya cerné à l’est, au sud et à l’ouest par l’Inde et au nord par la Chine, qui prônait de longue date la prééminence d’un bonheur national brut sur le produit national brut, l’assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution appelant à « une croissance économique dans une optique plus large, plus équitable et plus équilibrée, qui favorise le développement durable, l’élimination de la pauvreté, ainsi que le bonheur et le bienêtre de tous les peuples » et proclamé la célébration d’une Journée internationale du bonheur tous les ans, le 20 mars. Depuis, un rapport mondial sur le bonheur (World Happiness Report), rédigé par trois économistes occidentaux, le Canadien John F. Helliwell, le Britannique
AUJOURD’HUI // QUEL BONHEUR ?
Richard Layard et l’Américain Jeffrey Sachs, classe environ 150 pays du monde selon le niveau de leur indice de bonheur calculé. On pressent bien qu’il est plus probable et facile d’être heureux en Finlande ou au Danemark – respectivement numéro 1 et 2 du classement en 2022 – qu’au Liban ou en Afghanistan – dernier et avant-derniers de 146 pays classés –, mais comment peut-on résumer cette situation en un chiffre ? C’est un peu la mission que se fixe ce rapport. La première édition, publiée en 2012, détaillait les déterminants du bonheur usuellement acceptés : les revenus, le travail, l’appartenance à une collectivité, la gouvernance du pays, les valeurs et la religion, mais aussi la santé physique et mentale, la situation familiale, l’éducation, le genre, l’âge…
Une donnée fort subjective Le score de bonheur d’un pays est le résultat de l’agrégation de six facteurs d’évaluation de la vie : le PIB par habitant, le soutien social, l’espérance de vie en bonne santé, la liberté dans les choix de vie de l’individu, la générosité perçue et le faible niveau de corruption perçue. Les chiffres sont issus des statistiques publiées par l’Onu, mais aussi de données d’enquêtes réalisées régulièrement par l’institut Gallup. Certaines sont issues des réponses données à une question d’« évaluation de la vie ». L’institut Gallup utilise l’échelle de Cantril, formulée de la manière suivante : « Voici une échelle qui représente l’échelle de la vie. Supposons que le sommet de l’échelle représente la vie la meilleure pour vous, et le bas de l’échelle la vie la pire pour vous. Où vous situez-vous personnellement sur cette échelle en ce moment ? » Il s’agit donc d’une réponse purement subjective. Des classements issus d’échantillons représentatifs au niveau de chaque pays sont ensuite établis et Gallup estime dans quelles mesures les six facteurs précités contribuent à rendre les évaluations plus élevées. Dans ce classement repris tous les ans par les médias, la Finlande était championne du monde du bonheur depuis cinq ans, suivie en 2022 par le Danemark, l’Islande, la Suisse, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Suède, la Norvège, Israël et la Nouvelle-Zélande. Depuis 2012, le peloton de tête montre que le bonheur est le plus souvent une affaire de pays du Nord, et toujours de pays riches. Les pays les mieux classés ont aussi les niveaux de corruption les plus faibles. En 2022, la France est 20e au classement, juste derrière la Belgique et devant Bahreïn. L’élaboration d’un indice OCDE a vu le jour suite à la Commission Stiglitz – du nom de son président, l’économiste Joseph Stiglitz – mandatée en 2008 par Nicolas Sarkozy, qui voulait des propositions sur « la mesure des performances économiques et du progrès social ».
Le Bhoutan, promoteur du bonheur national brut L’idée de bonheur national brut a été évoquée pour la première fois à la fin des années 1980 par le roi du Bhoutan. « C’était presque une boutade au départ, mais cela a ensuite été conceptualisé. Le BNB, ce n’est vraiment pas une invention pour les journalistes, et cela n’a rien à voir avec le bonheur personnel », explique Françoise Pommaret, ethnologue au CNRS, qui vit une bonne partie de l’année au Bhoutan depuis 1981. « Au Bhoutan, l’ensemble des politiques menées visent à rendre la vie plus facile et s’organisent autour de quatre axes : le développement durable, la préservation de l’environnement, la bonne gouvernance et la préservation de la culture et des valeurs morales. La question de la bonne gouvernance est particulièrement intéressante à étudier de notre point de vue occidental : au Bhoutan, la concertation n’est pas une vue de l’esprit, et presque tout passe désormais par les réseaux sociaux. Il y a 750 000 habitants et 700 000 smartphones ! 500 000 personnes sont sur Facebook. Les décisions ne sont pratiquement jamais prises d’en haut sans concertation, à l’exception de celles qui sont purement financières. Indéniablement, le fait que chacun puisse s’exprimer sur des projets désamorce la colère sociale et le mécontentement, et contribue bien d’une certaine manière au bien-être. » En revanche, la préservation de l’environnement et la protection du milieu naturel ont des effets pervers sur l’amélioration du BNB. Il y a au Bhoutan un gros conflit entre la protection de la vie humaine et celle de la vie sauvage et animale. La préservation de l’environnement est effectivement exceptionnelle, et il y a de plus en plus d’animaux sauvages, qu’il n’est pas question de tuer – on est dans un pays bouddhiste. Mais ceux-ci détruisent les récoltes et contribuent aux difficultés quotidiennes des agriculteurs, et de plus en plus de jeunes abandonnent leurs terres. S. C. Toutefois, « dans certains domaines, il est difficile d’avoir des données disponibles pour tous les pays », explique Carrie Exton, à la tête du département Well-Being Data de l’OCDE. Ainsi, faute de chiffres disponibles et comparables pour tous les pays de l’OCDE, le chômage n’est pas une variable prise en compte. Pour mesurer le bien-être par pays, l’OCDE se livre à un gros travail de compilation et d’analyse statistiques de données souvent déjà existante, mais utilise aussi les résultats des enquêtes Gallup.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 13
AUJOURD’HUI // QUEL BONHEUR ?
Ce goût pour les indicateurs et les tableaux de bord est partagé : en parallèle des travaux réalisés par l’OCDE, la moitié des pays adhérents de l’organisation ont élaboré à ce jour leurs propres outils de mesure autour du bien-être, qui apparaît comme le préalable au bonheur. La majorité des pays ayant fait ce travail ont choisi le vocable de bien-être, quelques-uns font référence au développement durable – Italie, Israël, Pologne – ou à la qualité de la vie – Corée, Espagne, Canada. La France, qui s’est lancée en 2015, reste malgré tout dans un vocabulaire pécuniaire avec ses nouveaux indicateurs de « richesse ». Ces travaux de collecte et de compilation de données ne parviennent pas à convaincre tous les économistes qui se penchent sur les sujets de bien-être et de développement durable. « Le calcul des différents indices de bonheur ou de bien-être actuels relève du travail d’un institut statistique ou économique. Il s’agit de définir un indice composite, fait d’une batterie d’indicateurs. C’est d’ailleurs cela qui fait que ces indices par pays sont censés être comparables et qu’il y a des classements », résume Michel Renault, maître de conférences à la faculté de sciences économiques de Rennes 1. Il ajoute : « Je suis un peu circonspect par rapport à ces agrégations de données issues de sources très diverses. Techniquement, on peut agréger à peu près tout, la question est de savoir quel sens donner à la synthèse de données issues d’une enquête déclarative avec le PIB par habitant ou le taux d’emploi par exemple. »
Un jour heureux, un jour… En plus, le choix des dimensions de l’indicateur peut tout changer. Pour la trentième édition de son rapport sur l’IDH, fin 2021, le PNUD en a modifié la formule, pour intègrer « l’impact climatique ». La Norvège, avec son pétrole et ses émissions de CO2, numéro un avec l’IDH d’origine, dégringole à la 16e place avec la nouvelle formule. Le Bhoutan est un autre exemple qui donne à réfléchir. Ce pays qui a suscité les résolutions de l’Onu sur le bonheur et l’institution d’une journée dédiée ne figure plus dans le classement annuel du rapport mondial sur le bonheur depuis 2020… car Gallup n’a pas enquêté dans le pays ces dernières années. En 2019, date de sa dernière présence au classement, le Bhoutan affichait un très modeste score de 5,082 sur 9, émargeant à la 95e place, entre le Vietnam et le Cameroun, distançant à peine son voisin le Népal, un pays encore plus pauvre, touché par la petite délinquance et dévasté en 2015 par un tremblement de terre. Depuis trente ans, des économistes essaient de montrer que la richesse ne fait pas le bonheur, mais les pays où on est supposément le plus heureux sont tous
des pays riches, et la nation qui a imaginé le concept de bonheur national brut a longtemps bénéficié d’un classement très médiocre, avant d’en sortir faute de données. Pour écarter toute logique de comparaison, et surtout pour trouver comment progresser, d’autres propositions apparaissent. Michel Renault évoque la méthode Spiral – Societal Progress Indicators and Responsibilities for All (indicateurs de progrès sociétal et responsabilités pour tous) –, proposée par le Conseil de l’Europe. Il s’agit de créer des indicateurs sur un mode participatif, pour déterminer les dimensions du bien-être avec les personnes concernées : qu’est-ce qui compte vraiment sur un territoire ? « Cette méthode me paraît être davantage un outil de pilotage pour s’engager dans une démarche de progrès coresponsable. Je me méfie des démarches universalisantes qui supposent une définition du bonheur et du bien-être uniforme, qui amène une logique de comparaison, voire de compétition », explique Michel Renault. Et dire que le bonheur ne réside pas dans la comparaison est bien une évidence.
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LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 15
AUJOURD’HUI // QUEL BONHEUR ?
Quand la Realpolitik nous renvoie sur terre Le bonheur fut la grande quête du régime moderne de la politique et une promesse qui s’adressait à tous, ici et maintenant, sans attendre le pardon de Dieu. Capitalistes, socialistes, communistes… tous y ont cru jusqu’à ce que l’idée se fracasse, au xxe siècle, sur le mur du réel. Par Marion Rousset
16 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
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uand nous disons la retraite à 60 ans, nous imaginons les mille et un petits bonheurs d’auparavant », clamait Jean-Luc M élenchon à Aubervilliers, en mai 2022, lors de la campagne de la Nouvelle union populaire écologique et sociale pour les législatives. En 2017, candidat malheureux à la présidentielle, il entonnait le même refrain : « Ce dont il est question, c’est de commencer les jours heureux, car le pays a assez pâti jusque-là, et le moment est venu pour lui de retrouver le goût du b onheur. » À droite, Nicolas Sarkozy pourfendait dix ans auparavant le dolorisme ambiant : « Je ne crois pas à la politique du malheur et de la souffrance. Je ne crois pas à la politique qui se propose de sauver l’homme par le sacrifice et par la douleur. […] La politique qui n’a comme horizon que le sacrifice de l’homme est une politique qui se détruit elle-même. » Autant de tentatives à contre-courant d’une époque qui ne présage rien de bon. Entre la catastrophe climatique et la crise sanitaire, la dette qui se creuse et maintenant la menace qui plane d’une guerre nucléaire, les alertes sont ponctuées d’appel à l’austérité, à la sobriété, au principe de précaution… « On ne nous parle que de malheur ! souligne le sociologue Christian Laval. Selon le nouveau rapport du Giec, il nous reste trois ans pour agir. Désormais, on fait face à un discours d’effondrement, d’apocalypse, de crise, d’urgence, alors que depuis quatre siècles on nous promettait le bonheur. » Ce fut la grande quête du régime moderne de la politique, qui n’avait de sens que si elle promettait le bonheur de tous ici et maintenant, par des moyens humains, sans attendre le pardon de Dieu. Une idée qui prend racine aux origines du néolibéralisme, notamment dans l’utilitarisme. Ce courant philo sophique anglo-saxon initié au xviiie siècle prend appui sur l’hédonisme épicurien, contre la morale de Kant, fondée sur le devoir. C’est dans ce cadre que le réformateur britannique Jeremy Bentham présente sa « doctrine du plus grand bonheur du plus grand nombre ». Pour Christian Laval, auteur de L’Homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme (Gallimard, 2007), « un grand renversement s’opère aux xvie et xviie siècles lorsqu’on admet que l’homme est un être qui ne peut pas faire autrement que de poursuivre son bonheur individuel. On redéfinit dès lors l’humain comme un être irrémédiablement égoïste, poursuivant son intérêt individuel, contre le discours des vertus antiques ». On est loin également du bonheur antique fondé sur la vertu ou du souverain bien de saint Thomas d’Aquin, qui naît de la contemplation en Dieu de la vérité. Avec la sécularisation de la société, l’état de béatitude n’est pas recherché dans un Salut à venir, mais au présent. Dans un texte intitulé Le Mondain, Voltaire lui-même fait l’apologie du luxe. Une position typique des Lumières, qui vantent la possibilité d’un bonheur matériel fondé sur l’abondance des biens, à rebours des formules ascétiques d’un Moyen Âge qui entérinait au contraire l’idée que l’homme devait être malheureux sur terre.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 17
AUJOURD’HUI // QUEL BONHEUR ?
Familistère de Guise, le confort pour tous C’est aujourd’hui un musée. Le signe parmi d’autres du déclin des utopies. Situé dans une commune du département de l’Aisne, le familistère de Guise est un bâtiment monumental conçu pour que des centaines de familles puissent y vivre en communauté. Imaginé en 1858 par l’industriel Jean-Baptiste André Godin, il abritait 500 habitations qui avaient la capacité de loger 1 500 à 2 000 personnes, au départ des ouvriers de l’usine du même nom, spécialisée dans les appareils de chauffage. Il y avait aussi des écoles, un théâtre, une piscine, ainsi que des magasins, des bars et des restaurants à bas prix gérés par les ouvriers. De grandes salles éclairées par des verrières accueillaient les fêtes et les activités sportives. Ce bâtiment, Godin « ne le considérait pas seulement comme un toit offert à ses ouvriers et supérieur à l’habitat individuel, mais comme une sorte d’instrument pour assurer le bien-être, la dignité et le progrès individuel », relève la sociologue Barbara Freitag*. À ceci près qu’elle n’est pas installée à la campagne mais dans les faubourgs d’une ville, cette cité idéale s’inspire de l’utopie fouriériste du phalanstère – contraction de phalange et de monastère – considéré comme un laboratoire pour parvenir à l’harmonie universelle. Dans le projet de Charles Fourier, dont les concrétisations n’auront pas le même succès, les sociétaires sont des copropriétaires qui détiennent des actions, tandis que tous les habitants du familistère sont locataires. Reste cette idée du luxe pour tous. Pour Charles Fourier, le confort exige de remplacer les rues en plein air par des galeries couvertes qui relie les appartements, les salles de réunion, les réfectoires… Personne ne doit prendre froid l’hiver. Godin semble « avoir incorporé toutes les idées apparemment “surréalistes” de Fourier dans la structure architectonique du familistère », poursuit Barbara Freitag : chauffage l’hiver, ventilation l’été, eau chaude à tous les étages. Actif pendant cent dix ans, le familistère de Guise reste l’exemple le plus durable d’utopie réalisée. M. R. * Barbara Freitag, « Le familistère de Guise, un projet utopique réussi », revue Diogène, 2005/1 (n° 209).
Les penseurs politiques, dès lors, s’attachent à résoudre une équation complexe : comment vivre ensemble dans une société fondée sur l’égoïsme humain ? Pour les tenants du capitalisme, il n’y a pas de contradiction dans les termes. Mieux, certains prétendent dès le xviiie siècle que l’intérêt individuel est source de bonheur et d’harmonie, les plaisirs égoïstes détournant l’attention de la population des mauvaises passions. « Si on veut éviter les guerres, il faut promettre aux individus un bonheur matériel », résume Christian Laval. Dans cette société désormais motivée par la cupidité, la
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fascination pour les biens de consommation n’est plus un péché mortel, au contraire. Cette passion inoffensive aurait le mérite de contenir les comportements destructeurs de l’être humain. C’est ce qui ressort des travaux de l’économiste Albert Hirschman, qui s’appuie sur les écrits de Montesquieu, de Sir James Steuart ou encore d’Adam Smith pour affirmer que « la diffusion des structures capitalistes résulte en grande partie de la recherche non moins acharnée [que celle du salut personnel] d’un moyen d’éviter l’effon drement de la société, à une époque où celle-ci se trouvait directement menacée dans ses fondements mêmes par la précarité des conditions dans lesquelles se maintenait l’ordre intérieur et extérieur* ». La perspective d’une société heureuse et apaisée n’est pas l’apanage du capitalisme, qui partage cette quête du bonheur avec ses plus fervents opposants. À commencer par les utopistes. Après la Révolution française, qui ouvre « la voie à l’impossible », à en croire Edgar Quinet, intellectuel et homme politique, l’utopie, jusqu’alors cantonnée à la fiction, vient soudain percuter le réel. Pour Étienne Cabet, qui se définit comme communiste, ainsi que pour le pionnier du socialisme Charles Fourier, nul doute que la société telle qu’elle fonctionne conduit au malheur. À défaut de changer le monde, les deux hommes expérimentent donc à l’échelle locale des formes de vie qu’ils espèrent plus heureuses. « C’est le moment où l’utopie se transforme en projet politique. Au cours du xixe siècle, environ cinq mille personnes, parmi lesquelles des ouvriers, des paysans, des inactifs et des artisans, rejoignent les communautés icariennes qui prolongent aux États-Unis le Voyage en Icarie d’Étienne Cabet ou les phalanstères inspirés de Fourier », relève l’historienne Michèle Riot-Sarcey.
De l’illusion du bonheur collectif imposé Karl Marx, qui a lu Fourier, rêve lui aussi d’une société bienheureuse et ne croit pas plus que le bonheur résulte de l’accumulation des biens matériels. C’est même l’inverse : le capitalisme a semé la misère, une paupérisation du prolétariat qui « appelle à ses yeux une autre organisation sociale à même d’atteindre l’objectif de plénitude et de réalisation de soi qui reste l’enjeu premier de la politique moderne », analyse Christian Laval. Il préconise procède un renversement radical : « Pour accéder au bonheur collectif, Marx pense qu’il faut collectiviser les moyens de production et supprimer les classes sociales », poursuit le chercheur. Une belle promesse… qui finira par se fracasser sur le mur du réel. Au xxe siècle, les dictatures de Staline et de Mao, qui se réclament du communisme, font subir au bonheur un revers historique dont il ne s’est toujours pas relevé. « La crise dont on hérite aujourd’hui trouve en partie
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sa source dans ces politiques qui se sont faites au nom du bonheur collectif et qui ont produit le malheur collectif », pointe ainsi Laurent Jeanpierre. Ce qui n’empêche pas l’idée de renaître, à la faveur de plusieurs événements qui ont émaillé ce siècle marqué par les guerres et les chefs. Le Front populaire, d’abord, et ses congés payés, qui ont fait la joie des vacanciers néophytes. Puis l’adoption par le Conseil national de la Résistance d’un programme baptisé « Les Jours heureux », au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, les Trente Glorieuses célébreront la joie de consommer et la croyance dans le progrès. Mai 68, enfin, avec son refus des interdits étouffants brocardés par des étudiants qui préfèrent décréter « le bonheur permanent ».
Après le coup de grâce, le rebond ? Depuis, terminé. La joie ne tient plus le haut du pavé dans les manifestations, elle ne brille pas non plus sur les professions de foi des candidats. « Cela fait 40 ans qu’on nous assène des discours antibonheur. Il faut travailler plus, plus longtemps, en baver. On nous gouverne par la crise à coup de propos sur l’austérité et la sécurité », soupire Christian Laval. Mais le coup de grâce est venu de la crise climatique. Les prophéties catastrophistes ont enterré la perspective collective du bonheur, qui est allé se réfugier dans la sphère privée. Dans un monde toujours plus menaçant, on se ressource désormais auprès de sa famille, ses amis, ses enfants, ses proches… Un phénomène décrypté par le philosophe Cornelius Castoriadis, qui repère, dès les années 1950, le repli des individus sur eux-mêmes. « Quand on n’attend plus rien du politique, on dissocie sa quête de bonheur et la marche de la société, qui, à la limite, devient même un obstacle au but recherché », commente Christian Laval. Fermez le ban ? « Je pense que le bonheur reste un enjeu stratégique majeur, un programme plus enthousiasmant que l’horizon bouché qu’on nous sert. Mais il ne faut pas l’abandonner aux pilules du bien-être ou aux macroéconomistes de la Banque mondiale », tranche Laurent Jeanpierre. Car sur quoi repose-t-il, au fond ? Les biens ou les liens ? L’intérêt personnel ou la justice sociale ? « On ne peut pas se contenter de répéter le mot d’ordre de Saint-Just, en 1794 : “Le bonheur est une idée neuve en Europe.” Tout l’enjeu est aujourd’hui de redéfinir les contours d’une politique du bonheur collectif », précise-t-il. L’idée de mieux vivre plus sobrement – très à la mode dans la contre-culture des années 1970 – peine aujourd’hui à convaincre. Et si, par exemple, on parlait enfin d’écologie heureuse ?
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* Albert O. Hirschman, Les Passions et les intérêts – Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, traduit de l’anglais par Pierre Andler, Presses Universitaires de France, 1980.
?
Veut-on
(vraiment)
être heureux À rebours du bon sens, on peut se demander si l’être humain – au-delà de l’ici et maintenant, privilège de certaines enfances – aspire réellement au bonheur. Par Jean-François Rouzières
C
J’ai fait la magique étude Du bonheur, qu’aucun n’élude. Rimbaud, Une saison en enfer, « Alchimie du verbe », 1873
es vers fulgurants me viennent immédiatement à l’esprit quand je pense au bonheur. L’alchimie est une science secrète, une transmutation mystérieuse ; le verbe était au commencement, écrit Jean l’évangéliste ; quant à l’enfer, il n’est même pas nécessaire d’ouvrir les yeux pour savoir qu’il est ici-bas. Rimbaud a établi le programme. Le bonheur. L’être humain désire-t-il le bonheur ? Veut-il être heureux ? Bien évidemment, comment en douter, s’empresse de répondre le bon sens ; rien n’est moins sûr pourtant et j’ai bien souvent été persuadé du contraire. Dans le Lévitique comme dans Matthieu, on peut lire : « Tu aimeras ton prochain
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comme toi-même. » À ce propos, qui semble définitif, Lacan répondit que « soi-même ne s’aime pas ». Difficile de lui donner tort. Guerre en Ukraine, migrants en mer Méditerranée, famines en Afrique, réchauffement climatique, ivresse et haine sur les réseaux sociaux, narcissisme béat, discours haineux, ce n’est même plus la peine de lorgner du côté du xxe siècle pour constater que l’altérité est en berne et la barbarie partout. Les êtres humains s’appliquent une bien étrange grammaire, qui tient plus souvent de la mort que de la vie, et, si L’Évangile nous donne à aimer un Dieu vivant, l’humanité, Moloch insatiable, n’en finit pas de dévorer ses enfants.
Le bonheur de l’instant L’enfance. Le bonheur devrait toujours trouver sa source dans l’enfance. Une enfance sans bonheur est un crime. Enfant, je n’imaginais pas ne pas être heureux. Je n’avais pas conscience du bonheur. Le mot même n’était pas encore là. Ou alors, si je m’en étais fait une idée, cela aurait été simplement que l’heure était bonne, cette heure-là et pas une autre, le jeu était donc ouvert. C’était peut-être le secret : je vivais, je recherchais un état d’être. Je ne poursuivais rien d’autre que cet état d’émerveillement lié aux êtres et au monde. La présence des animaux dans la maison, chats et chiens, faisait partie de ce secret, douceur, malice et, là encore, jeu. Parfois, la tristesse d’une souris ou d’un oiseau mort, offrande féline, remise des pendules à l’heure de la brièveté de la vie et de la cruauté des bêtes ; pourtant, compréhension instinctive de ce cycle et, vite, passage à autre chose. Le temps qui passe, je faisais avec. Il fallait doser son impatience à être ; l’ennui, meule imparable, devait être fait pour ça et je sentais bien qu’il aiguisait la vie. Le temps qu’il fait, c’était important, il gouvernait les amusements. Soleil ou pluie ? Ferat-il beau ? Combien de temps vais-je attendre la neige ? Pourquoi n’est-on pas déjà à la plage ? Cette fantaisie de la météo, rouages capricieux, m’échappait, mais, en capitaine qui s’ignorait, j’en guettais avidement les moindres changements. On payait d’ailleurs une dame ou un monsieur à la télé pour ça. Et une voix féminine d’une incroyable beauté, comme venue du ciel, scandait la météo marine à la radio dans un langage que je n’avais pas besoin de comprendre pour en saisir toute la magie. Je me souviens de chiens courant dans un pré sous un soleil couchant, et rien pour eux ne semblait plus important que cette course. De ce ventre chaud d’un chat qui s’étirait, et comme son étirement semblait contenir une incomparable jubilation à être. Je me souviens du givre et des arbres blancs, figés comme dans un musée improvisé. Du chant des oiseaux, cadeau du matin, gracieux, divin. De bains de mer qui n’en finissaient pas où l’on étirait le temps élastique d’une journée d’été. De la beauté des filles et des femmes, mystère qui ne cessait de me narguer. D’une mère patiente, pour qui les rires d’enfants suffisaient amplement à faire le bonheur. C’était incroyable. Ces joies-là n’étaient même pas
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mesurables. Et si c’était Dieu qui avait fait tout cela, comme aimait à le répéter ma grand-mère, c’était vraiment un as. J’étais animé de ce « moi pressé de trouver le lieu et la formule » qui conclut un terrible poème de Rimbaud. « Trop de chance ! » écrit-il ailleurs – l’expression heureuse parcourt aujourd’hui les euphories enfantines ou adolescentes. Oui, trop de chance ! Et l’effraction du langage n’avait pas été si terrible. Après tout, Jean avait pris la peine de préciser que la parole était au commencement, il fallait bien en passer par là. Ce fut comme si le génie de la culture avait naturellement prolongé la magie de la nature. Là encore je fus verni, on me la servit sur un plateau. Comment résister aux Aventures de Tintin et Milou ? Comment ne pas être ébloui par la magie d’une chanson ? Blackbird. Il y avait un certain Paul McCartney, des Beatles, capable de faire avec de la beauté encore plus de beauté et de la fixer pour nous la donner encore et encore ; pour que l’on n’oublie pas trop vite cette chance. Il y avait The Good Book de Louis Armstrong. Et Mozart arrivait à rassembler en notes de musique tout le mystère et le merveilleux de l’existence. Et sa musique était gravée pour nos oreilles, on pouvait en disposer à souhait, merci le musicien. Finalement, c’était encore mieux, encore plus fort, d’être ? D’être là ? Même quand c’était triste, comme dans une chanson de Barbara, l’on était heureux quand même. Mystère. Mystère de cette petite fille qui pleure dans L’Homme qui aimait les femmes de François Truffaut et à qui Charles Denner dit : « Tu n’es pas un peu heureuse quand tu es triste ? » Sûrement. La joie d’être fait feu de tout bois. Et j’écoutais encore, dans un état proche du nirvana freudien, l’irrésistible voix de la météo marine, me doutant malgré tout que des marins au loin, perdus ou confiants, heureux ou malheureux, en notaient l’imparable logique mathématique qui allait gouverner le calme ou la tempête. Certaines effractions ne pardonnent pas. Il faut savoir grandir, vivre, affronter, se confronter ; ne dit-on pas : gagner sa vie ?
Le courage de l’amour Oui, il faut cultiver son champ, se nourrir, se vêtir, être sérieux, impliqué, combatif, travailleur, se lever matin, arriver à l’heure, respecter les règles, appliquer la loi, intégrer que tout n’est pas possible, tout en conservant la folle magie de l’enfance, ce qui relève alors d’une discipline de tous les instants. Cultiver son champ, c’est dur, c’est aussi satisfaisant. Envahir le champ d’à côté, c’est plus facile et ça peut rapporter gros. On peut aussi en passant violer la femme du voisin, pourquoi se mettre en frais ? Demandez à Poutine, il a le mode d’emploi et toutes les recettes, il les décline et les chante même parfois en conférence de presse. La violence est du reste pour lui une permanence de
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l’humanité ; le dictateur est au demeurant la parfaite illustration de ce propos de Freud extrait de Malaise dans la civilisation : « Nous sommes tous issus d’une longue lignée d’assassins. » Le psychanalyste reste cependant optimiste et précise sa pensée : « Il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l’amour une assez grande foule d’hommes, si seulement il en reste d’autres à qui manifester de l’agression. » Le ver serait donc dans le fruit ? On peut lire le Marquis de Sade ou Louis-Ferdinand Céline si l’on veut s’en convaincre. Jacques Lacan a pour sa part forgé le néologisme frérocité à partir de fraternité et férocité. Imagine-t-on, au fronton de nos maisons communes, L iberté-Égalité-Frérocité ? Au moins, on serait prévenu. Et le terme fraternité, fol espoir, confirme cet autre propos de Freud : « Dans le développement de l’humanité entière, c’est l’amour seul qui a agi comme facteur de civilisation, dans le sens d’un passage de l’égoïsme à l’altruisme. » L’amour. Il faut alors du courage. La vie est effrayante et l’être humain est si fort pour détruire. Oui, il en faut du courage pour résister à la pulsion de mort. Pour oser parler plutôt que de frapper. Pour faire société, faire de la politique et faire voter des lois. Un exemple ? Croyez-vous vraiment que l’homme veuille le bonheur des femmes ? Regardez le monde autour de vous et la condition de ces dernières, partout la misère et la domination. Et de quand date en France un début de loi efficace contre la violence faite aux femmes ? Assez récent, non ? L’homme veut-il être heureux ? Non, il veut dominer, posséder, assujettir, violenter, violer, envahir ; le bonheur, il s’en tamponne le coquillard, et le plus souvent la joie lui est parfaitement étrangère. J’exagère ? Si peu. Vous me direz, l’homme peut simplement être un bon névrosé à défaut d’être un criminel. C’est déjà beaucoup. C’est même une condition souhaitable. Mais alors, regardez-le, regardons-nous : la plupart du temps, nous tenons tellement à notre mal, à notre symptôme ; il nous singularise, il est nous dans ce que nous avons de plus profond, alors pourquoi s’en débarrasser ? Pour gagner plus de liberté ? Vraiment ? La liberté ? Non. Nous tenons à nos loyautés, même quand elles sont délétères. L’on est si bien dans la souffrance, et l’on y tient, et l’on s’y vautre, il faut d’ailleurs qu’elle devienne réellement insupportable pour que l’on se décide à faire quelque chose, sinon quelle jouissance et quel bonheur de se complaire dans la rancœur et de réussir dans l’échec…
Une idée neuve La Révolution française a engendré bien des misères et des crimes, pourtant Saint-Just tenait à la tribune, le 3 mars 1794, ce propos magnifique : « On trompe les peuples de l’Europe sur ce qui se passe chez nous. On travestit vos discussions, mais on ne travestit point les lois fortes ; elles pénètrent tout à coup les pays étran-
gers, comme l’éclair inextinguible. Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre, qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Quelle force ! Nous oublions trop souvent que nous sommes des enfants de Moïse et de Jésus. De la loi et de l’amour. Et le bonheur, s’il existe, passe par là. On peut aussi relire Rimbaud : Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible : Elle est retrouvée. — Quoi ? — L’Éternité. C’est la mer mêlée Au soleil. Mon âme éternelle, Observe ton vœu Malgré la nuit seule Et le jour en feu. Donc tu te dégages Des humains suffrages, Des communs élans Et voles selon… — Jamais d’espérance Pas d’orietur. Science et patience, Le supplice est sûr. Plus de lendemain, Braises de satin, Votre ardeur Est le devoir. Elle est retrouvée ! — Quoi ? — L’Éternité. C’est la mer mêlée Au soleil.
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Chroniques
d’un avenir radieux Le bonheur pour tous ? Les écrivains de science-fiction ont longuement exploré cette thématique, pour tous arriver à la même conclusion : imposer le bonheur transforme la vie en enfer. Par Séverine Charon
U
n bonheur insoutenable : le titre du roman d’Ira Levin est sans doute le plus explicite, mais d’autres romans de science-fiction, comme Le Meilleur des mondes et Fahrenheit 451 pour les plus connus, s’attachent à décrire une société qui affiche le projet d’assurer le bonheur de tous, mais qui aboutit au cauchemar. « Ces romans appartiennent à une branche de la science-fiction, la dystopie, qui se penche sur la société. Le principe de ces romans est de montrer que faire le bonheur de tous revient à occulter la liberté de chacun », explique N atacha Vas-Deyres, professeure et chercheuse associée au Laboratoire pluridisciplinaire de recherches sur l’imaginaire appliquées à la littérature de l’université Bordeaux-Montaigne. Dans la plupart de ces romans, le bonheur est atteint grâce à une drogue administrée à chacun. Dans Un bonheur insoutenable, les nations ont aboli les guerres et la misère. Les humains reçoivent un traitement hormonal mensuel adéquat, les pilules du bonheur… Dans Le Meilleur des mondes, chacun se voit distribuer une drogue euphorisante sans effets secondaires, le « soma ». Mais cela ne fonctionne pas… Le plus récent de ces romans, LoveStar, atteste de l’évolution de nos sociétés à travers l’histoire d’un magnat de l’industrie dont l’immense entreprise a pris le pouvoir sur la planète via une technologie révolutionnaire et qui propose le bonheur absolu à tous les citoyens. « Ce n’est plus l’État mais l’entreprise privée qui impose un bonheur à sa manière. On passe par cette
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dernière pour trouver son âme sœur car elle va savoir, grâce à ses algorithmes, trouver la personne exacte dont vous avez besoin pour assurer votre bonheur », résume Natacha Vas-Deyres. Difficile ne pas penser à nos Gafam, à l’intelligence artificielle et à tous ces algorithmes censés trouver la réponse idéale à toutes nos questions. Le héros du récit est le grain de sable permettant d’enrayer le système. Dans LoveStar, il tombe amoureux d’une personne qui n’est pas enregistrée dans la machine.
Des histoires de fourmis « Le monde “idéal” dépeint dans ces romans donne la primauté au citoyen, qui appartient à la société, sur l’individu, dont les pensées propres et la part d’individualité sont occultées », explique Natacha Vas-Deyres, soulignant que, dans la branche de la science-fiction sociale à laquelle appartiennent ces dystopies, le modèle de la société insecte est chose courante. « Il traduit une fascination pour des systèmes totalisants et totalitaires : le bonheur se réduit à être un élément intégré de la collectivité. Ces dystopies parlent du bonheur social, théorisé par les Lumières au xviiie siècle. C’est l’idée de bonheur par le progrès social, qui suppose une société fondée sur le partage du bien commun et de tout ce qui est matériel, avec l’abolition de tous les cultes. La promotion de la raison – idolâtrée par Robespierre – est la condition du bonheur. Ces récits veulent montrer qu’une société apparaissant comme idéale est en réalité un cauchemar pour les individus. » Les dystopies montrent une société aseptisée où l’objectif est de faire le bonheur des humains en leur ôtant tout bonheur sentimental, tout bonheur sexuel, etc. « En fait, vouloir faire le bonheur de tous revient à faire le malheur de chacun, résume Natacha Vas-Deyres. L’autre trait commun à ces romans étant de dépeindre un bonheur paradoxalement cauchemardesque, c’est un monde presque sans transcendance qui est décrit, ce qui pose la question de savoir quel type de bonheur on peut avoir dans un monde uniquement technique, matérialiste, etc. Ces œuvres font prendre conscience que, dans la science-fiction, le ciel est souvent vide. »
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À LIRE : Nous autres, Evgueni Zamiatine (1920) Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley (1932) Kallocaïne, Karin Boye (1940) Fahrenheit 451, Ray Bradbury (1953) Un bonheur insoutenable, Ira Levin (1970) LoveStar, Andri Snaer Magnason (2002)
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Vous reprendrez bien un peu de
félicité ?????????
A-t-on encore le droit d’être malheureux ? La sociologue Eva Illouz, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, est spécialiste de la sociologie des sentiments et de la culture. Elle répond à nos questions.
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Le bonheur semble être devenu une véritable obsession de notre société. Pourquoi ? Le bonheur a profondément imprégné notre imaginaire culturel, jusqu’à occuper aujourd’hui une place centrale dans nos existences, et ce ad nauseam. Les causes en sont multiples. Pour remonter au temps court, l’irruption de la psychologie comme pensée dominante et hégémonique a été décisive. À partir des années 1960, 1970, la psychologie humaniste délaisse l’étude de la souffrance psychique pour prêcher la maximisation du potentiel et des « chances » de la vie. Or, plus la psychologie s’est inscrite dans le marché, plus elle s’est diversifiée en proposant des « marchandises positives » pour améliorer la vie et vivre le bonheur. Ses produits sont des récits de transformation de soi, de rédemption personnelle et de triomphe existentiel. Une sorte de pornographie émotionnelle, dont l’objectif est de façonner le regard des gens sur le monde et sur eux-mêmes. Mais, après tout, « il n’y a pas de mal à se faire du bien », diront certains. Le bonheur n’est-il pas un objectif que nous devrions nous efforcer d’atteindre ? Aider les gens à se sentir mieux n’a rien de répréhensible en soi, l’intention est louable, cela va sans dire. Depuis le xviiie siècle – et notamment la fameuse formule de Voltaire appelant à « cultiver son jardin » –, le bonheur s’inscrit dans le projet laïc et individualiste. Le bonheur, c’est ici et maintenant, et c’est une avancée majeure : on considère que les individus ont le droit, sinon le devoir, d’œuvrer à leur épanouissement dans ce monde-ci. Ce droit s’inscrit même dans la Constitution américaine et fait partie de la culture des droits de l’homme. Sur le plan individuel comme sur le plan collectif, cette exigence de bonheur peut même avoir un aspect révolutionnaire. Je ne suis pas contre le bonheur en tant que tel, mais contre la vision commercialisée et obsessionnelle – et pourtant désormais courante – de la « bonne vie » prêchée par cette science. Cette conception du bonheur croit en la surpuissance des schémas de pensée. Il suffit de bien – vraiment ? – vouloir quelque chose pour que la chance nous échoie. Nous l’envisageons désormais comme un ensemble d’états psychologiques susceptibles d’être instaurés et commandés par la volonté : le résultat de notre force intérieure et de notre « vrai moi ». Comme si la richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, le bonheur et le malheur n’étaient qu’une affaire de choix.
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C’est une idée très présente dans la culture nord-américaine… L’Amérique est une nation où l’on a toujours cru profondément – question d’inconscient culturel et national – que le malheur est la conséquence d’efforts insuffisants. Au xixe siècle déjà, les idées victoriennes prônent la réussite « à la force du poignet ». Comme l’État est peu présent, il faut que les individus soient capables de se muscler eux-mêmes mentalement grâce à leur esprit d’entreprise pour organiser leur mobilité sociale. Autrement dit, et pour citer une formule de Margaret Thatcher inspirée de Friedrich Hayek, il n’y aurait « pas de société mais seulement des individus ». De même, si les idées de Freud ont été beaucoup plus vite acceptées aux États-Unis qu’en Europe, c’est d’abord parce qu’elles étaient solubles dans un marché, en l’occurrence celui du self-help. Les magazines féminins américains par exemple, qui ont l’habitude de prodiguer des conseils en tout genre, ont vite compris le potentiel des idées freudiennes sur leur ligne éditoriale et ont utilisé ces théories pour promouvoir du conseil. De quoi le bonheur promis aujourd’hui est-il le nom ? Le bonheur tel qu’il est formulé aujourd’hui n’est rien d’autre que le reflet des valeurs imposées par la révolution culturelle néolibérale. Le bonheur est devenu au xxie siècle la marchandise fétiche d’une industrie mondiale pesant des milliards, dont les produits de base sont les thérapies positives, la littérature du self-help, les prestations de coaching et de conseil professionnel, les applications pour smartphone et les méthodes diverses et variées d’amélioration de soi. Aujourd’hui, le bonheur s’apparente surtout à un marqueur de statut social. Produire les signes extérieurs du bonheur, c’est désormais produire les signes extérieurs de la réussite. Ce bonheur est le fruit de la rencontre entre le néolibéralisme et la psychologie positive. Il rend l’individu responsable de son destin socioéconomique mais aussi de son destin psychique. Finalement, si l’on est déprimé ou angoissé, c’est qu’on l’a bien cherché. Non seulement parce qu’on peut surmonter les traumatismes, mais, selon les promoteurs de la psychologie positive, tel Martin Seligman, parce qu’on a le devoir d’apprendre et de grandir à partir des traumas. Ceux-ci sont perçus comme des occasions à ne pas louper pour fortifier son âme et son esprit : vous avez été violée ? Formidable, c’est l’occasion de vous améliorer, de grandir et même de vous épanouir ! Cette soi-disant science du bonheur affirme avec insistance que souffrance et bonheur sont affaire de choix personnel. Avec ce type de théorie, nous serions toujours en mesure de choisir entre souffrance et bien-être. Cela suppose que la souffrance pourrait être rayée de nos existences. En réalité, on ne nous laisse pas grand choix : non seulement, cette
pseudoscience nous impose d’être heureux, mais elle nous impute notre incapacité à mener des vies plus réussies et accomplies. Le bonheur est-il un concept politique ? Oui, il l’a toujours été. Dans la religion comme dans le monde séculier, l’explication de la souffrance a toujours été un enjeu majeur, comme peuvent en témoigner les différentes théodicées. Expliquer pourquoi l’on souffre, c’est établir des causalités cruciales : affirmer que quelqu’un atteint du cancer l’a contracté parce qu’il a fumé est très différent de dire que c’est parce qu’il a respiré des produits chimiques. Sociologiquement, il est essentiel de se demander pourquoi le bonheur – et non la justice, la prudence, la solidarité ou même la loyauté – en est venu à jouer ce rôle prépondérant ? Quels sont les acteurs sociaux qui considèrent l’idée de bonheur comme une idée utile ? Quels intérêts et postulats idéologiques cette idée sert-elle et quelles sont les conséquences économiques et politiques de sa mise en pratique à grande échelle ? Entériner l’idée selon laquelle la richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé et la maladie seraient de notre seule responsabilité légitime celle selon laquelle il n’y aurait pas de problèmes structurels mais seulement des déficiences psychologiques individuelles. Ce concept de bonheur sert même, dites-vous, à réanimer, légitimer et réinstitutionnaliser l’individualisme, parfaitement adapté au néolibéralisme… Oui, et ce au moyen d’un discours se voulant scientifique, donc neutre, sans connotation idéologique et faisant autorité. Le « moi je » y joue le rôle d’instance suprême et les groupes et sociétés d’agrégats de volontés autonomes et séparées. Ainsi le monde a-t-il été convaincu que la quête individuelle du bonheur est le seul substitut réaliste – et le plus louable – à la recherche du bien collectif. Non seulement l’individu se détourne ainsi de toute préoccupation liée à la vie de la cité et au politique au profit de considérations purement narcissiques, mais, si l’on est convaincu que son propre destin est une simple affaire d’effort personnel et de résilience, c’est la possibilité même d’imaginer un changement sociopolitique qui se trouve hypothéquée ou du moins sérieusement limitée. La science du bonheur aboutit à une sorte de quiétisme… En quoi ces recettes de bonheur nourrissent-elles l’insatisfaction à laquelle elles promettent de remédier ? Présenté comme un objectif universellement atteignable, le bonheur est un concept permettant de définir les conditions psychologiques nécessaires à la définition de l’individu sain. Il crée des « happycondriaques » anxieusement focalisés sur leur moi et continuellement soucieux de corriger leurs
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défaillances psychologiques et de s’améliorer. Il crée aussi ce qu’on peut appeler un « optimisme cruel », une promesse vide. Cette obsession, évidemment, a vite fait de se retourner contre ceux qui placent leurs espoirs dans les multiples thérapies, produits et services proposés par les chercheurs et les praticiens qui se disent experts en bien-être. L’euphorie à tout prix s’accompagne de l’hyperculpabilisation de ceux qui ne l’atteignent pas. Les insatisfaits sont regardés comme des incapables puisque le bonheur, qui sommeille en nous, n’attend que nos efforts pour éclore. Résultat, ils s’enferment dans ce que la sociologue allemande Elisabeth Noelle-Neumann nomme la « spirale du silence », une fuite de chacun dans sa citadelle intérieure, une privatisation de la souffrance par laquelle la responsabilité est intériorisée. Une des conséquences de ce phénomène est l’apparition à très grande échelle, dans les pays développés comme dans ceux en voie de développement, d’un profond sentiment de solitude et de désespoir. De nombreux travaux pointent d’ailleurs un lien de causalité direct entre l’individualisme et le nombre particulièrement élevé de dépressions et de suicides. Serge Gainsbourg disait : « L’idée du bonheur m’est étrangère, je ne la conçois pas, donc je ne le cherche pas. » Finalement, chercher le bonheur à tout prix, n’est-ce pas le meilleur moyen de ne jamais y goûter ? Peut-être. Pour ma part, je crois en l’idée lacanienne du manque ; on a en soi un désir qui ne rencontre jamais son objet, cela fait en quelque sorte partie de notre structure psychique. Nous faire miroiter un monde où l’on pourrait gommer ce manque est un mensonge. Je considère donc que le bonheur doit s’envisager comme un horizon. On doit le poursuivre en ayant toujours en tête non la vie heureuse mais la vie bonne et juste. Cultiver la vertu apporte la véritable récompense. C’est toute l’histoire de Job ; de ce pari entre Dieu et le diable. Job est testé dans sa capacité à croire en Dieu et continue malgré la souffrance. Propos recueillis par Lionel Lévy.
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Le bonheur en slogan La publicité a souvent mis au cœur de son discours la recherche du bonheur. Pas toujours avec… bonheur. Explications. Par Lionel Lévy
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e bonheur, c’est simple comme un coup de fil ! » Les plus anciens se souviennent sans doute de ce spot publicitaire de France Telecom du début des années 1990 vantant les mérites du téléphone, clé du bonheur pour les esseulés et éloignés de tous âges. Ou encore du spot Le bonheur, si je veux du Club Med (1989) incarné par un trentenaire version farniente allongé sur la plage en short de bain jaune et lunettes noires. À chaque pub, produit ou service, son bonheur. « Le bonheur comme argument marketing, c’est vieux comme la réclame, rappelle Delphine Le Goff, rédactrice en chef adjointe de Stratégies, le magazine référence de la pub et de la communication. Au cœur de la publicité se trouve la félicité, dont elle constitue la promesse de manière plus ou moins explicite, en prétendant vendre des améliorations petites ou grandes. » Dans la publicité, le bonheur est partout. En 1967 déjà, le philosophe belge Raoul Vaneigem notait dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations que « le visage du bonheur a cessé d’apparaître en filigrane dans les œuvres d’art et la littérature depuis qu’il s’est multiplié à perte de vue le long des murs et des palissades, offrant à chaque passant particulier l’image universelle où il est invité à se reconnaître ». La pub adore exhiber ce visage souriant. Pour sûr, le bonheur fait vendre !
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AUJOURD’HUI // QUEL BONHEUR ?
Quand le neveu de Freud manipulait les Américaines Le bonheur peut être un outil privilégié des manipulations psychologiques. « Si nous comprenons les désirs et les motivations secrètes de la foule, pourquoi ne serait-il pas possible de les orienter en fonction de nos besoins, sans même que ces foules en aient conscience ? » écrivait déjà en 1920 Edward Bernays. Neveu de Sigmund Freud, il a été l’un des premiers à théoriser l’usage de l’inconscient dans la publicité. Pas toujours pour le meilleur : c’est notamment lui qui, à la fin des années 1920, pour le compte d’American Tobacco, persuade les Américaines de fumer. Souvent associées à la prostitution, les cigarettes deviennent désormais des « torches de la liberté », un nouveau droit arraché de haute lutte pour libérer les femmes. Pour les messages sur les effets désastreux de la cigarette sur la santé, évidemment, on repassera… L. L.
Alors, les marques conjuguent leurs produits et services avec une grammaire publicitaire ne s’écrivant qu’avec le sourire. McDonald’s baptise son menu enfant Happy Meal, Colgate ou Danone soulignent leur logo d’un sourire et, même Amazon, le géant de l’e-commerce, affiche un rictus. De quoi sourire effectivement, jusqu’à la grimace… Dans les spots publicitaires, c’est le chemin du plaisir qui conduit au bonheur. Ainsi, les marques alimentaires cuisinent l’hédonisme à toutes les sauces : les biscuits Kinder délice s’autoproclament « Le gâteau rêvé du goûter, le plaisir pour s’épanouir » ; le beurre Président souligne que « Bien manger, c’est le début du bonheur » ; Coca-Cola ne vend pas un soda mais « Du bonheur pour tous » ; la marque Sodebo ne nous propose pas des légumes verts emballés et autres salades mais veut nous « nourrir de bonheur »… Même le ménage arrive à se grimer en passeport pour la félicité. Évidemment pas en vantant les qualités poétiques d’un balai-brosse ou d’un détartrant, mais en les présentant comme de nouveaux libérateurs des tâches ménagères. « Vous avez plus de temps pour profiter de la vraie vie », assure le balai Vileda. « Régalez-vous, Mir s’occupe de tout », enchaîne le liquide vaisselle.
Si le bonheur se vend, il ne s’achète pas Ce plaisir se transforme parfois en extase. C’est le cas pour les cosmétiques, parfums et produits de beauté, dont les publicités font passer votre douche matinale pour une échappée psychosensorielle digne des Mille et Une Nuits. Pour autant, si le bonheur se vend, chacun sait bien qu’il ne s’achète pas. « Les publicitaires aussi ont lu Perec et Baudrillard, souligne Delphine Le Goff.
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Ils ont bien compris que le bonheur n’est plus aujourd’hui dans la course à la possession, qu’à l’heure où les aspirations individuelles se tournent vers la quête de sens on ne peut plus communiquer seulement sur la joie de consommer. » Alors, la quête chimérique de l’extase absolue fait sa pause, les publicitaires la jouent plus fine. « On cherche à transformer la promesse générique de bonheur en quelque chose de plus en plus spécifique et adapté, explique Olivier Altmann, cofondateur de l’agence Altmann + Pacreau. Aujourd’hui, sur une voiture par exemple, ce serait indécent de dire qu’elle va rendre heureux : on va vendre de la sécurité, de la technologie, du statut… » « En d’autres termes, la publicité assume aujourd’hui la dimension thaumaturge des produits, on décroche le discours sur les seuls attributs matériels pour bricoler une transcendance, décrypte François Peretti, planneur stratégique dans l’agence de publicité La Chose. Acheter une voiture, c’est s’offrir la liberté, manger une glace, c’est se donner du plaisir, prendre un abonnement dans un club de gym, c’est assurer sa beauté. » Quitte parfois à travestir la réalité ? Dans les publicités automobiles, par exemple, il n’est plus tant question de promouvoir la vitesse, la puissance et les performances générales des véhicules que de vanter la contribution – bien tardive – des voitures à la sauvegarde de l’environnement et à la convivialité. Une blague au regard de l’agressivité au volant…
Du bonheur à l’angoisse Plus fondamentalement, on peut se demander si cette nouvelle quête de bonheur, plus proche de la déconsommation, de l’absence de stress, est encore compatible avec la publicité conçue pour faire vendre. « Il faut prendre avec des pincettes la tendance post-consumériste, elle ne concerne qu’une partie de la population, qui ne va pas trop mal. Or, beaucoup ne peuvent s’offrir les produits qu’ils désirent, souligne Olivier Altmann. Si l’on entrait dans une période de récession avec un pouvoir d’achat en berne, on reviendrait au plaisir de consommer pur et dur et aux pubs qui vont avec », prophétise-t-il. En attendant, signe des temps, de plus en plus de publicités ne reflètent plus le bonheur mais l’angoisse. À toute chose malheur est bon, comme on dit. La crainte de la maladie, les ravages de la vieillesse, les frustrations de la vie sont savamment mises en scène dans des publicités dans lesquelles le produit ou service est vanté comme remède et rempart. Des lois obligent la publicité à expliciter sa propre critique : les marques de jeux, alcools, produits trop gras ou sucrés font ainsi leur promotion tout en mettant en
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garde contre les risques de leur (sur)consommation. Pas simple de lutter contre ce qu’on s’efforce de faire advenir. Au fond, personne n’est dupe, ces bonheurs illusoires permettent, avec notre complicité, de se prémunir de l’inquiétude, de se rassurer. Un bonheur doudou en somme. « Dans les marques/produits/expériences qu’il achète, le consommateur cherche – plus ou moins consciemment – une réponse, un dénouement qui l’approche du bonheur », souligne François Peretti.
La jouissance obligatoire C’est ce que Jean Baudrillard qualifiait de « fun system », l’idée d’une jouissance contrainte. Face au bonheur publicitaire, le consommateur serait acteur de sa propre aliénation. Et le publicitaire de citer le philosophe : « L’homme consommateur se considère comme devant jouir […] comme devant être heureux […] pas question pour lui de se dérober à cette contrainte de bonheur et de jouissance […] S’il l’oublie, on lui rappellera gentiment et instamment qu’il n’a pas le droit de ne pas être heureux. » Ainsi en va-t-il de la société de consommation et de son bras armé, la publicité. « La réponse à la question du bonheur dans la publicité s’inscrit dans une dynamique qui s’actualise en permanence sur les failles – y compris celles que provoque la consommation. C’est l’idée essentielle que la société de consommation englobe et récupère tout, sans sortie ou exception possible », analyse François Peretti. « Les mouvements slow, la quête de sens ou même des émotions plus sombres, comme la mélancolie (sadvertising) ou la sidération (shockvertising) ne sont en réalité qu’un pur et simple prolongement/renouvellement de cette dynamique du bonheur. Même si les règles changent, le jeu reste identique. Une publicité pour un véhicule électrique remplace celle pour une voiture thermique. On passe du Black Friday au Green Friday, d’une boisson sucrée à une boisson pétillante, puis nature, etc. » Et ça nous rend heureux ? Pas vraiment si on en croit une étude parue en 2019 et due à des économistes de l’université de Warwick (Royaume-Uni) qui ont comparé la satisfaction de vie de plus de 900 000 citoyens de vingt-sept pays européens sur onze ans avec les sommes annuelles dépensées en publicité. Plus les dépenses publicitaires sont élevées dans un pays, moins ses habitants éprouvent de satisfaction dans leur vie et plus ils sont frustrés. Malheur !
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Le
Bible bonheur est dans la
« Heureux l’homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants. » C’est avec ce mot, « heureux », que commence le psautier. D’où la nécessité de se poser la question : quel est le bonheur que propose la Bible et quel peut être le lien entre vie chrétienne et bonheur ?
Entretien avec Roselyne Dupont-Roc, théologienne et bibliste Si l’on suit le fil des Écritures, il apparaît que la Bible commence par une bénédiction : « Dieu vit que cela était bon. » Et qu’est-ce que bénir sinon dire du bien, affirmer que quelque chose va bien, mène au bonheur ? Cette notion de bien pour la terre ou pour l’homme et la femme revient sans arrêt dans l’Ancien Testament. Ensuite, on voit bien que les choses se gâtent dans la façon dont l’humanité se met en route : les textes se concentrent alors sur la différence entre bien et mal, parce que les événements ne correspondent plus à la bénédiction de Dieu. Ce qui ne manque pas de conduire à un certain nombre de catastrophes, en tout cas à de la violence endémique, qui n’est pas précisément un signe de bonheur. C’est sur cette violence humaine que le projet de Dieu butte et recommence inlassablement.
Promesse, alliance et Loi Dieu revient sans cesse à la charge dans le récit biblique et promet à chaque nouvelle alliance, avec Abraham ou Moïse notamment, une nouvelle bénédiction, c’est-à-dire une vie heureuse avec une grande descendance, une terre pour les peuples nomades, etc. Mais le bonheur n’est pas là où on l’attend. Il
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ne se réalise pas sur la Terre promise, que, du reste, Moïse ne verra jamais, mais en Égypte, avec les retrouvailles de Joseph et ses frères. Si l’idée de la terre est importante pour le peuple, l’auteur cherche à montrer qu’on peut être bien partout, même en Égypte ! Le don de la Loi aussi, dans l’Exode ou le Deutéronome, est promesse de vie et de bonheur : « Vois, je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal. » (Dt 30, 15.) Quand les Écritures martèlent qu’il faut choisir le bien et le suivre en refusant l’idolâtrie, la violence, l’oppression de l’autre, il est question d’assurer plus qu’une survie, une harmonie, et de choisir la vie, le bien, le bonheur. De fait, l’Ancien Testament est plus une littérature de sagesse que de bonheur. Il invite à une recherche d’équilibre dans ce monde violent pour s’approprier au mieux, malgré les difficultés et les infidélités, la Loi de Dieu. Les prophètes l’ont compris et le répètent sans cesse en dénonçant les situations où la violence a tout envahi : c’est le refus de la Loi de Dieu qui conduit aux échecs de l’histoire. « Heureux est l’homme qui […] se plaît dans la loi du Seigneur et murmure sa loi jour et nuit ! » (Ps 1) Ce sont les prophètes qui relancent l’idée d’une bénédiction qui adviendrait par une alliance. Pour certains, notamment les prêtres, cette alliance passe par des cérémonies de conversion, une liturgie de Kippour ; pour d’autres, la conversion du cœur doit être permanente parce que l’homme est responsable de son malheur ; pour d’autres encore, l’homme n’y parviendra pas, il faut que Dieu lui-même intervienne et c’est une espérance eschatologique, renvoyée à la consommation des temps. Mais tous appellent à une vie fondée par Dieu, qui concilie à la fois un équilibre humain qui corresponde le mieux possible à la Loi offerte par Dieu, une forme de bonheur, et une remise en question très forte de l’idée trop simpliste de la rétribution.
Une foi sans illusions mais pleine d’espérance Le christianisme n’est pas une foi à l’eau de rose ! La conscience du mal causé et subi nous tenaille. Seul le Christ peut transfigurer de l’intérieur notre humanité, mais nous l’avons trop souvent oublié. Il a fallu du temps pour pouvoir affirmer au xxe siècle que l’enfer est vide et que nous pouvons « espérer pour tous » ! Si le bonheur individuel d’une vie pleine et entière est possible malgré sa fragilité, avec de beaux moments de joie, nul ne peut s’abstraire de la présence tellement lourde du mal et de la souffrance dans le monde, de l’absence d’un bonheur collectif. C’est un constat qui peut être inquiétant, voire déprimant, mais jamais décourageant, car l’amour de Dieu nous rappelle que l’humanité est faite pour des jours meilleurs, pour peu qu’on y travaille. Et surtout pourvu qu’on tienne cette espérance chevillée au cœur des chrétiens : Dieu aime tous les êtres humains et il veut que tous soient sauvés !
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Entretien avec Éric Morin, directeur de la revue Cahiers Évangile En tant que prêtre, j’ai pour habitude, quand je proclame « Heureux les invités au repas du Seigneur », de répéter ce mot d’heureux pour qu’on voie bien ce qu’il a d’essentiel ! L’expérience montre que ça ne coïncide pas toujours avec notre état intérieur, et j’ai envie de dire tant mieux ! Ce serait dangereux…
Un bonheur où on chemine Pour autant, tel que Matthieu nous présente Jésus, le tout premier élément constitutif de son message, ce sont les Béatitudes. C’est la première fois qu’il prend la parole. Dans son discours, on n’entendra pas moins de neuf fois le mot heureux. Mot que l’on peut également traduire par debout parce que c’est ça dont il est question : être en marche, à l’aise dans ses baskets, bien posé sur la plante des pieds pour avancer. Il ne s’agit pas de pleurer pour être consolé mais de consoler ! Le bonheur que nous propose l’Évangile n’est pas un bonheur statique mais un bonheur où on avance, on chemine. Dans la mise en scène même que fait Mathieu des Béatitudes sur la montagne, face à la foule, on le comprend : le bonheur est offert à tous et à toutes, et non pas aux élites, pas même aux seuls croyants. Chacun, chacune, quelles que soient sa foi, son espérance, sa religion, a le droit d’entendre ce message résolument universel ! Celui-ci n’en demeure pas moins difficile à porter si l’on en croit la vie de Jésus et les persécutions qu’il annonce déjà à ses disciples dans le verset 11 : « Heureux êtes-vous quand ils vous insulteront et persécuteront et diront tout mal contre vous en mentant à cause de moi. » En réalité, les Béatitudes nous disent le bonheur en affichant le portrait de Jésus, celui qui va s’asseoir sur le mont des Oliviers et pleurer, avoir faim et soif, être ouvrier de paix et fils de Dieu. Le bonheur donné et promis, c’est bien celui qu’attendent les ouvriers qui se tuent à la tâche, les assoiffés de justice qui manifestent, etc. C’est vrai que les Béatitudes sont en tension – le bonheur promis qui peut se réaliser est pour plus tard –, mais ce que Jésus est venu apporter, c’est l’espérance d’une lumière qui fait lever des espoirs concrets à mettre en œuvre, espérance source de bonheur aujourd’hui qui transforme nos deuils, nos combats et nos échecs. Pour le philosophe juif Martin Buber, la liberté consiste à « sortir de l’étroitesse du temps ». Rappelons que le mot étroitesse a la même étymologie que le mot Égypte. Le bonheur, c’est peut-être ça : sentir que, de temps en temps, le temps s’élargit, sentir que notre vie prend une dimension plus large que la fuite des jours, faire l’expérience fugace que ce qui est vécu dans un instant a du poids, de l’importance.
AUJOURD’HUI // QUEL BONHEUR ? Pourquoi les chrétiens ont-ils la réputation de ne pas être heureux ? On reproche souvent aux chrétiens d’être soit tristes, soit allumés. Ce qui m’a toujours étonné chez ces gens, peut-être tristes en apparence, qui vont à la messe tous les jours, c’est qu’ils sont souvent d’une grande attention les uns envers les autres. Au fond, je préfère cette attention des gens qui se connaissent à peine mais ont le souci les uns des autres. Certains de nos contemporains, inspirés de figures comme Marthe Robin, évoquent un bonheur dans la souffrance, mais le dolorisme est une perversion. Au sens social, souvent c’est une interprétation fallacieuse des Béatitudes : « Soyez pauvres et moi riche avec votre argent ! » Le bonheur est trop important pour n’être pas partagé. En effet, tout l’Évangile est offert à l’interprétation et donc à la perversion… Que dit le pape François du bonheur ? Tous ses grands textes commencent par la joie et démontrent que la vie simple est le lieu du bonheur vrai. En témoigne le premier chapitre d’Amoris laetitia, qui décrit ce bonheur à travers les psaumes : « Heureux tous ceux qui craignent le Seigneur et marchent dans ses voies ! Du labeur de tes mains tu te nourriras, heureux es-tu ! À toi le bonheur ! » (Ps 128.) Le mot bonheur revient seulement cinquante fois dans tout l’Évangile. C’est une manière de proposer le bonheur sans en faire une espèce de loi culpabilisante. Bien des disciplines gagneraient à s’en inspirer ! Dans le coaching par exemple, s’il est intéressant de donner des conseils pour accompagner les personnes, le piège classique consiste à fournir un mode d’emploi. Or, l’Évangile n’est le mode d’emploi de rien. La vie est un cadeau, totalement gratuit. Ce simple fait est source de bonheur ! Mais cette gratuité ne doit pas être source de passivité, parce que lorsqu’on reçoit un cadeau, on en prend soin, on s’en sert. Cette vie donnée doit donc être vécue pour être donnée. L’Évangile peut alors se faire sagesse de vie, art de vivre, à condition que tout ça ne devienne pas une une recette, une norme ou un mode d’emploi.
Jésus a-t-il été un homme heureux ? Les Évangiles ne se permettent pas de le dire. Personnellement, je pense qu’il l’a été avant son baptême, avant que sa vie ne devienne moins simple. La vie à Nazareth, à l’atelier, devait être plutôt plaisante avec les joies d’un travail partagé avec son père, les disputes aussi, les réconciliations… L’absence apparente relative de sentiments de Jésus, « grand prêtre du bonheur qui vient » (He 9, 11), s’explique de différentes manières. D’abord les codes littéraires ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, on n’imagine pas de ne pas rendre compte de son psychisme, de son humanité, alors que ça n’intéresse absolument pas l’Antiquité. Ensuite, selon ces mêmes critères de l’Antiquité, il faut être illustre pour voir sa vie racontée. Le seul motif pour raconter celle de Jésus tient dans le fait que c’est un innocent persécuté. Cela n’incite pas à le présenter comme un rigolo ! On ne nous raconte pas comment la Pâques de l’année précédant sa mort a dû être une vraie fête, ainsi que les noces de Cana ou les nombreuses fêtes présentes dans l’Évangile. Et, néanmoins, la spiritualité juive est une vraie initiation à la joie et à la fête ! Joie qui transparaît quand même dans l’Évangile de Luc : « À l’heure même, Jésus exulta de joie sous l’action de l’Esprit saint, et il dit : “Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits.” » À partir du moment où Jésus prend la question du bonheur des autres à bras-lecorps, son bonheur devient plus compliqué. Car le fait de croire en Dieu, de savoir qu’il nous tient dans sa main, est une expérience de liberté et de bonheur conjoints, mais le fait de porter ce message complique la vie. Le bonheur s’imagine davantage qu’il se décrit ou se commande. Il importait vraiment aux premières communautés chrétiennes d’être sobres. Paul ne mentionne d’ailleurs pas les paroles de Jésus, pour ne pas rentrer dans des débats d’interprétation. Et pourtant, les approches sont aussi nombreuses que le sont les évangélistes : Matthieu entame son récit avec l’histoire de Joseph, un « homme juste », Luc avec Zacharie en prière dans le temple, Marc fustige pharisiens comme disciples dans son chapitre 7… Et de nombreux autres textes encore, tel le Diatessaron, n’ont pas été reconnus ou retenus. Mais la pluralité des regards qui demeure est là pour protéger le message. É. M.
Propos recueillis par Agnès Willaume.
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Changer Dans son livre, le pasteur Stéphane Lavignotte explique comment la culture judéo-chrétienne propose d’autres imaginaires pour penser le bonheur. Entretien.
D’où vient l’idée de ce nouveau livre ? J’ai publié en 2010 La décroissance est-elle souhaitable ? et j’entendais toujours les mêmes propositions dans les débats. Soit abattre le capitalisme, soit changer le mode de vie – pour résumer, s’abonner à une amap et manger bio –, soit tabler sur l’éducation comme facteur de transformation sociale. Selon moi, il faut faire les trois en même temps, et c’est ce que j’explique ici. Mais cela exige une catalyse, c’est-à-dire une réaction chimique qui accélère le processus et l’emmène plus loin, plus vite. Cela demande de changer les imaginaires. Or, cette dimension est souvent absente des débats. Tout comme on oublie comment les concepts religieux, dont nous sommes tous imprégnés même sans avoir reçu d’éducation religieuse, sous-tendent des concepts laïcs et déterminent notre manière de voir et de vivre dans le monde. Il y a donc un enjeu fort à penser les réalités du monde – et en particulier la crise écologique – d’un point de vue théologique. Comment la Bible a t-elle influencé notre rapport au vivant ? L’exemple qui fait le plus débat est le « Dominez la terre », en Genèse 1. Ce n’est pas un système en soi quand il apparaît dans la pensée juive car c’est plutôt l’écosystème qui domine l’humain à cette époque. Ce concept théologique reste donc inoffensif pendant plusieurs siècles, jusqu’à ce que l’image qui est donnée de Dieu change à la Renaissance. Il cesse d’être beauté et bonté pour devenir puissance, et l’humain, pour être à son image, doit dominer la terre. Et là, le concept devient écocide. Dans les années 1960, des conférences œcuméniques, protestantes et orthodoxes, ont relu le terme « dominer » comme le fait de se voir confier la res-
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ponsabilité d’une terre. Cela a permis de revenir à l’idée que l’humain devait rendre des comptes, ce que Calvin a aussi posé au xvie : l’humain est administrateur de la terre. En 1967, l’universitaire et théologien presbytérien Lynn White a pointé l’anthropocentrisme du christianisme. C’est précisément cela qu’il faut revoir, et c’est possible en puisant dans le texte biblique, qui offre des récits de convivialité et de fraternité entre les vivants, humains et non humains, comme dans le Livre d’Ésaïe. Des récits qui ont été d’ailleurs repris par des courants minoritaires chez les Pères du Désert et saint François d’Assise. Comment trouver le bonheur dans un monde en crise ? Ce qui fait le bonheur, c’est typiquement l’imaginaire et ce qu’il recouvre pour chacun : avoir ou pas de l’argent, une maison, un jardin… Or, les imaginaires se transforment par des pratiques et des récits mais aussi parce qu’on est capable de questionner l’image dominante du bonheur, celle qu’on nous donne, pour lui en substituer une autre. Les écolos ont un peu perdu la dialectique sur ce point. L’urgence de la crise climatique depuis dix ans fait qu’ils se sont dit « On n’a plus le temps » et, comme souvent dans les moments de panique, ils ont développé un discours catastrophiste. Alors, oui, il faut s’informer, mais, en parallèle, il faut produire un récit de « la vie bonne » – c’est un thème philosophique ! – au lieu de laisser les gens dans le stress et de laisser l’écologie n’apparaître que comme une remise en cause d’un mode de vie. On peut aller chercher des images de félicité dans les traditions religieuses et produire de nouveaux récits. Quelle importance l’encyclique Laudato si’ revêt-elle pour vous ? Ce texte a eu un effet moteur. Même un protestant s’y retrouve. Il a accéléré la prise en compte des questions écologiques dans les églises, en même temps que la COP21. Avant, on ramait. En quoi les rituels religieux peuvent-ils y aider ? La réappropriation des rituels par les écologistes ou encore par des mouvements contestataires, comme Extinction Rebellion, relie les imaginaires et les corps. Les rituels modifient la manière de regarder et de ressentir le monde, le rapport au temps là où, par exemple, la consommation voudrait qu’il n’y ait pas de saisons. Propos recueillis par Adélaïde Robault. L’Écologie, champ de bataille théologique, de Stéphane Lavignotte, Textuel, 17,90 €
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Chine
bonheur bien ordonné Un
À l’automne prochain, le XXe congrès du PC doit consacrer président à vie le dirigeant chinois Xi Jinping. Celui-ci veut des citoyens heureux et applique sa recette : zéro Covid et surveillance généralisée. Par Lionel Lévy
U
n enfer ! À l’intérieur des habitations, des hurlements au balcon, des gens tenaillés par la faim, des crises de rage, des suicides… Dehors, des forces de l’ordre en combinaison blanche et autres robots policiers qui patrouillent dans les rues désertes et forcent les portes à la recherche de covidés. La vie quotidienne imposée à Shanghai pendant plus de deux mois semble sortie de la plume de George Orwell. Les 26 millions d’habitants de la ville ont été poussés au bord de la folie par un enfermement forcé. La politique zéro Covid de Xi Jinping, qui devait être le symbole de la supériorité du modèle chinois sur celui des démocraties occidentales, s’est transformée en projet carcéral à grande échelle – à la mi-mai 2022, 345 millions de Chinois, d’une cinquantaine de villes, étaient confinés. Pourtant, n’allez pas prêter de mauvaises intentions au président chinois. « Le bonheur ? C’est exactement ce dont je m’occupe ; voir les gens mener une vie heureuse, c’est une question de la plus haute importance pour le pays », expliquait-il aux médias chinois lors d’une de ses « tournées d’inspection » dans l’intérieur du pays au printemps 2021. C’est que le parti veut des citoyens heureux. De gré ou de force. Ainsi, la sollicitude chinoise a permis à des millions de Ouïghours d’être rééduqués dans des camps. Ils peuvent désormais, après les Tibétains et les Hongkongais, goûter au bonheur. En Chine, chacun est photographié, filmé, écouté, pisté… un vrai traitement de star finalement. Sauf que… c’est le parti qui est derrière la
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caméra. Volontiers qualifié par ses contempteurs d’« e-dictature », le régime de Pékin a misé sur les nouvelles technologies pour organiser un système de surveillance de masse. Pas moins d’un milliard de caméras dites « intelligentes », capables de reconnaissance faciale – même avec le masque –, ont été installées sur le territoire depuis les JO de 2008. Un arsenal qui a explosé avec le coronavirus. Des caméras thermiques vissées sur les casques des policiers, dans les bus ou encore sur des drones permettent même de débusquer les malades, voire d’éventuels criminels en repérant leurs brusques changements de température corporelle. Ce totalitarisme numérique ne se limite pas aux caméras intelligentes et à la géolocalisation. Les géants du numérique Baidu – le Google chinois –, Alibaba – un Amazon chinois qui a généralisé le système de paiement sur mobile : alors que tout se payait en liquide avant 2010, le cash a disparu aujourd’hui –, Tencent – Facebook chinois – et Xiaomi – Apple chinois – travaillent à la surveillance en étroite collaboration avec le pouvoir central. Les habitudes d’achat et de comportement au quotidien de chacun sont notées dans le cadre d’un redoutable système de crédit social – lancé en 2014 et en passe d’être généralisé –, qui récompense ou sanctionne les habitants selon leur niveau de vertu. Conduire en état d’ivresse, traverser au rouge, trop s’absenter aux cours, autant de points en moins jusqu’à interdire l’accès à des responsabilités politiques ou administratives, à des crédits bancaires, à des soins ou encore aux voyages. Dans ce système orwellien, la dénonciation vous fait même gagner des points. Pas vraiment raccord avec les idées de bienveillance et d’harmonie prônées dans le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme. Selon certains, au contraire, c’est parce qu’ils sont baignés par le confucianisme, qui valorise la vertu, ou encore le « non-agir » taoïste que les Chinois acceptent si facilement ce système. « Il ne faut pas surestimer le poids de ces traditions culturelles dans la population chinoise, pas sûr qu’elles aient été partagées autrement que par les écrivains, les philosophes et lettrés, estime quant à lui Stéphane Corcuff, maître de conférences en géopolitique du monde chinois à l’IEP de Lyon. Les Chinois sont les premiers à s’orientaliser en expliquant que l’on ne peut comprendre leur vision du monde. Et les Occidentaux tombent dans le panneau en les essentialisant. » Le sinologue souligne qu’en Chine « la vision du bonheur et du monde est officiellement l’unité et l’harmonie entre le ciel, la nature et l’homme. Or, depuis deux mille ans, les chinois ont rendu leurs montagnes chauves à force de déforestation, ont pollué les nappes phréatiques et fait disparaître toutes leurs bêtes sauvages ». Quoi qu’il en soit, vu d’ici, les Chinois semblent bien loin du bonheur. Comme si les recettes pour se préserver du mal des fameux trois petits singes de la sagesse dont parlait Confucius – ne pas voir le mal, ne pas l’entendre, ne pas dire de mal – n’étaient plus envisagées que dans une version littérale : ne pas voir, ne pas entendre, ne pas dire…
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Heureux sans enfants Hier perçu comme égoïste, le choix de renoncer à avoir des enfants ou d’en limiter le nombre est revendiqué comme un acte altruiste nécessaire pour adoucir le sort des vivants. Par Frédéric Brillet
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ouvent pape varie/Bien fol qui s’y fie : en 2015, François déplorait que « certains croient, excusez-moi du terme, que, pour être bons catholiques, ils doivent se comporter comme des lapins ». Des commentateurs ont perçu dans ces propos une timide ouverture vers l’acceptation d’une parentalité responsable qui recommande de tenir compte des ressources disponibles, familiales mais aussi environnementales, quand il s’agit de procréer. L’aggiornamento aura fait long feu… Sept ans plus tard, lors de la première audience générale hebdomadaire tenue au début de cette année au Vatican, le pape fustigeait l’« égoïsme » des nouvelles générations, « qui ne veulent pas avoir d’enfants ». Et voilà comment un choix individuel redevient un péché d’égoïsme, contraire à l’injonction « Croissez et multipliez » – sans recourir à aucun contraceptif – que promeut la hiérarchie catholique. Dans cette vision, toute naissance dans le mariage, quels que soient le moment et les circonstances, constitue une preuve d’altruisme, et même un devoir puisque donner la vie constitue un acte généreux encouragé par Dieu. Qui plus est, cet événement ne peut qu’apporter du bonheur aux parents concernés. Cette idée que le bonheur passe forcément par la case parentalité a longtemps été partagée par une grande majorité de l’opinion, bien au-delà des croyants. Corinne Maier, auteur en 2007 de No kid. Quarante raisons ne pas avoir d’enfant (Michalon), qu’elle a écrit après être devenue mère, se souvient d’avoir été à l’époque taxée d’égoïsme par des gens de gauche, agnostiques ou athées. Une critique qui a toujours laissé perplexe cette femme qui a mal vécu les servitudes de la maternité : « Essentiellement, on s’assure une descendance pour continuer à vivre à travers ses enfants, parce qu’on s’ima-
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gine que la parentalité rend heureux ou pour se conformer à une norme sociale. Il n’y a rien d’altruiste dans ces motivations et, en plus, les élever, ça n’est pas que du bonheur », explique cette essayiste qui ne s’est jamais sentie aussi heureuse que depuis qu’elle a mis dehors son Tanguy de fils, épisode qu’elle relate dans Dehors les enfants ! (Albin Michel, 2021). À l’ère du réchauffement climatique et de l’écoféminisme, associer le bonheur à l’enfantement relèverait même d’une hérésie pour les ginks (Green Inclination No Kids), ces jeunes adultes qui y renoncent pour préserver la planète : sur le plan scientifique, les chercheurs suédois de l’université de Lund ont effectivement montré qu’il s’agissait là d’un moyen bien plus efficace pour lutter contre le réchauffement climatique que de renoncer à prendre l’avion ou à manger de la viande. L’argument commence à faire mouche : 44 % des Français de moins de 30 ans affirment hésiter à engendrer pour cette raison. Les ginks renonceraient donc au bonheur d’être parents pour atténuer le malheur d’une humanité trop nombreuse et pour épargner des souffrances aux nouveaux venus, qui peineraient plus tard à vivre dignement sur cette planète. « Cet argument manifeste une forme d’altruisme visà-vis du vivant mis en danger du fait de nos modes de vie. Je constate que mes enfants, peu portés eux-mêmes vers la parentalité, y sont sensibles », poursuit Corinne Maier. Reste à savoir si ces positions sont sincères… « Les motivations autour de la parentalité me semblent fort étrangères aux considérations égoïstes ou altruistes, même si elles peuvent être évoquées dans le discours pour justifier a posteriori des choix de vie », relativise la philosophe Jeanne Burgart Goutal, spécialiste de l’écoféminisme. À rebours des ginks, qui affirment nécessaire de prendre en compte les souffrances et dommages à venir qu’occasionnent pour le genre humain les choix individuels, on trouve la philosophe Marianne Durano. Opposée au mariage pour tous et à la PMA, cette mère de trois enfants qui se revendique de l’« écologie intégrale » estime que le choix de devenir parent ne doit pas s’encombrer de ce genre de considérations. Ce qui est important, c’est de préparer ses enfants au monde qui vient en les détournant du consumérisme à outrance : « Si je les éduque à la tempérance, ce n’est pas pour les préparer au chaos, mais parce que c’est bon pour eux. Et si, de leur vivant, la fin du monde doit venir, ils auront bien vécu », écrivait-elle dans une tribune publiée en 2019 dans Le Monde alors qu’elle attendait son troisième. Qu’importe alors ce qui adviendra, puisque « la possibilité de la fin du monde peut donner un sens à ma vie, et à celle que je nourris ». À l’aune de ce raisonnement, on devrait donc encourager les couples à procréer en temps de guerre ou de famine, des circonstances qui offrent de belles opportunités pour mener une vie simple ou bonne… Reste à savoir ce qu’est une vie bonne et si l’addition de ces choix individuels au niveau planétaire permettra à tous les enfants nés récemment ou à venir de la connaître.
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MAINTENANT // ENTRETIEN
Du repos… Du retrait comme art de bien mourir à la retraite légalisée, l’historien Alain Corbin livre une fascinante Histoire du repos, dont il dessine les variations des origines bibliques de la notion à aujourd’hui.
© Jean-Luc Bertini
La question du repos revient dans l’actualité à l’occasion du débat sur les retraites. À quel moment émerge cette préoccupation de se mettre en retrait ? Alain Corbin : La question du repos revient dans l’actualité à l’occasion du débat sur les retraites. À quel moment émerge cette préoccupation de se mettre en retrait ? La retraite, c’est l’art de se forger un repos à partir d’un certain âge. Très débattu aux xviie et xviiie siècles, il concerne les hommes – beaucoup moins les femmes – qui ont vécu et qui doivent « se soucier du temps qui leur reste », pour reprendre une formule de La Rochefoucauld. L’idée, c’est que la vieillesse est un cap important qui exige de se retirer pour mieux lâcher prise. Dès la fin du xvie siècle, Montaigne enjoint ainsi l’individu qui a « assez vécu pour autrui » de vivre pour lui « au moins ce bout de vie ». Une décision difficile qui implique de cesser de travailler, de fuir les passions qui empêchent la tranquillité du corps et de l’âme, de renoncer à l’ambition. Quand on commence à faiblir, il s’agit de se resserrer en soi, de se contenter de soi, de ne penser qu’à soi. Montaigne préconise des occupations non pénibles : lire des livres plaisants et faciles, par exemple. Et il conseille de confier à d’autres le soin
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du ménage ! Nombreux sont les moralistes qui aborderont ensuite la notion de repos, associée à la retraite. C’est pour La Bruyère un objet de désir, « le meilleur de tous les biens ». Jusqu’au tournant du xixe siècle, Joseph Joubert souhaite encore « repos aux bons » dans ses Carnets, qui reviennent sur la vieillesse. Une vieillesse « voisine de l’éternité », qui s’apparente selon lui à « une espèce de sacerdoce ». Liée à l’art de bien mourir des théologiens, alors laïcisé, la retraite fait écho au repos éternel, qui donnait encore sens à la notion au xviie siècle. Pour les prédicateurs, les moines, les pasteurs, il fallait viser le salut qui permettait d’accéder à un état de béatitude pour l’éternité dans la proximité de Dieu et des anges. Reste l’idée qu’on ne doit pas troubler le « repos des morts », le pire à ce propos étant le viol de leur sépulture. Venons-en aux origines bibliques du repos du dimanche. Quelle définition en donne la Genèse ? Il y a le sabbat des juifs et le repos dominical des chrétiens. Dans les deux cas, on recommande de consacrer le temps d’une journée à célébrer l’alliance avec Dieu. Cette prescription faite aux fidèles de se reposer fait du septième jour un temps sacré qui a pour effet de sanctifier
le fidèle. À partir du concile de Trente, au milieu du xvie siècle, le déroulement de la journée du dimanche devient très codifié : il faut aller à la messe, aux vêpres, prier, se vêtir avec soin, si possible avoir des lectures pieuses, aller au cimetière pour honorer les ancêtres… Mais, avec l’ascension du couple amoureux, puis l’attention portée aux enfants et à la famille au xixe siècle, le repos dominical est devenu un repos familial. Après la messe, on allait chercher un gâteau, il y avait un repas, une promenade l’aprèsmidi. Cette « familialisation » du repos dominical s’est accompagnée d’un ennui mortel, chanté par Juliette Gréco dans Je hais les dimanches et Charles Trenet dans Les Enfants s’ennuient le dimanche. Dès le xixe siècle, le poète flamand Rodenbach exprime sa détestation de ce dimanche présenté comme « un jour vide, un jour triste, un jour pâle, un jour nu ; un jour long comme un jour de jeûne et d’abstinence où l’on s’ennuie ». Quels sont les lieux du repos par excellence ? La chambre est essentielle et c’est la littérature qui en parle sans doute le mieux. Avec Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre, c’est un militaire aux arrêts qui, à la fin du xviiie siècle, évoque son confinement de quarante-deux jours. En ces temps où monte l’attrait de la vie privée, ce texte rappelle les écrits de Pascal qui célébraient déjà les bienfaits du repos en chambre, laquelle se fait rempart ou refuge contre l’agitation. La nature est un autre lieu emblématique. Dès la Renaissance, l’idée se fait jour qu’on peut désirer le repos loin des églises, sans espérer le salut. C’est le cas chez Ronsard qui, sensible à la fraîcheur du vent, raconte s’être reposé
sur l’herbe, au pied des arbres, à proximité des fontaines… Rousseau, au xviiie siècle, approfondira le sujet. Avec lui, la nature devient un refuge solitaire associé à la rêverie et une mode dans les élites. Plus que la plage, c’est le pré vers lequel on se tourne. Quand on parle des congés payés, on imagine toujours que les ouvriers en ont profité pour aller à la mer. C’est surtout vrai au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1936, on allait prendre l’apéro dans les champs. Justement, que recouvre l’idée de se reposer dès lors qu’elle perd sa dimension sacrée ? Longtemps, c’est l’agitation qui apparaît antagoniste d’un repos assimilé à la quiétude et à la tranquillité. Mais, avec l’avènement de la civilisation industrielle, c’est la fatigue qui prend le pas et fonde l’idée de repos. Lequel n’est plus identifié au salut mais perçu comme un remède. Jusqu’alors, le temps de travail de l’artisan comme celui de l’agriculteur étaient ponctués de micro- interruptions de l’activité. On n’aimait pas les fainéants, la paresse étant un des péchés capitaux, mais on pouvait s’arrêter pour parler dix minutes sur le chemin. Autant dire que, dans la civilisation traditionnelle, on savait instiller des petits moments de repos. Mais les usines imposent aux ouvriers des cadences chronométrées qui font disparaître ces interstices dans lesquels le repos pouvait naguère se glisser et entraînent un état d’épuisement ou de surmenage nouveau qui suscite l’attention des médecins. À partir des années 1870, on commence à dénoncer ces méfaits et à prôner un temps minimum de sommeil et de loisir. Des lois imposent les congés payés et le repos LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 49
MAINTENANT // ENTRETIEN
Alain Corbin Né en 1936. Historien spécialiste du xixe siècle et de l’histoire des sensibilités. Histoire du repos, Plon, 176 p. 15 €
dominical, parfois qualifié d’hebdomadaire pour satisfaire les anticléricaux. Ce n’est plus un temps de quiétude mais un espace légalisé. Il n’empêche qu’encore dans mon enfance le repos conservait un caractère sacré. Je me souviens de cette formule que j’ai souvent entendue quand j’étais enfant : « Ne le dérange pas, il se repose. » Des mots qui étaient alors prononcés avec une forme de gravité. Par ailleurs, on a tendance à oublier l’existence au xixe siècle d’un repos non soumis à la fatigue industrielle parmi les classes favorisées. Celui-ci s’inscrit dans la perspective d’une recréation de soi plutôt que de la restauration de la force de travail. Pour bien des élites, on peut alors parler d’oisiveté satisfaite ou d’inactivité ostentatoire. Le repos aurait-il perdu son âme ? C’est sûr ! Soudain, ça n’a plus été un temps choisi de quiétude, de retour sur soi… Et les efforts des croyants visant à maintenir le caractère sacré
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du repos, sa noblesse, sa capacité à développer l’énergie personnelle ont été bien inutiles. Aujourd’hui, c’est la notion de détente qui domine. Le loisir a remplacé le repos, dont on ne profite presque plus pour méditer, prier, réfléchir. Comme je suis immunodéprimé, je suis assez confiné et cela ne me coûte pas beaucoup car j’ai eu une éducation très religieuse. Mais, pour les jeunes, c’est une torture. Alain dit qu’à l’école le silence est contagieux, comme le rire. Aujourd’hui c’est le rire qui l’emporte, non ? Notons cependant que de nouvelles formes de repos à visée thérapeutique commencent à se dessiner pour soulager toutes sortes de maux, dont le burn-out. S’agit-il encore de repos ? Je n’en suis pas sûr. En revanche, je sais que ces techniques n’ont pas amoindri le désir simple de se relaxer dans un coin de verdure. Propos recueillis par Marion Rousset.
voir La guerre, contrairement au bonheur, n’est pas une idée neuve en Europe. Ni ailleurs. Depuis que l’homme est homme, il affronte ses congénères pour de mauvaises ou, plus rarement, de bonnes raisons. David Brouzet nous emmène à travers l’histoire et les représentations ce qui restera toujours la pire invention de l’humanité. C’est en Ukraine qu’Alessio Paduano a capté des fragments de la guerre qui a fait irruption au cœur de l’Europe. Nul humain sur ces photos, excepté, justement, sur un tirage photographique. Et ces éclats de guerre parlent avec une sobriété déchirante de la façon dont se broient les vies et les âmes. Un souffle de légèreté, une touche de couleur, des ruisseaux de lumière, Jean-François Bouthors a fait le choix de l’espoir, des possibles, de la fraîcheur. Un autre monde est non seulement envisageable, mais il est là à portée de regard, d’imaginaire et de volonté.
Guerre · s
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Copie romaine d’après un original grec du ive siècle avant J.-C. attribué à Scopas ou Lysippe, Arès Ludovisi, Rome, palais Altemps. II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
La guerre inspire les plus grands chefs-d’œuvre. Les premiers écrits furent des récits de guerre. Par elle se fondent les civilisations et s’affirment les identités. Son spectacle fascine. Les artistes en ont montré les fruits amers, les « fructus belli », ces horreurs qu’elle entraîne presque immanquablement. Souvent, comme Goya, ils l’ont fait, au même titre que ceux qui la pratiquent, non sine fastidio (non sans dégoût). Osons la regarder en face en espérant des temps meilleurs et en attendant de revoir les châtaigniers et les lilas qui fleurissent à Kiev au printemps. Par David Brouzet
Charles Le Brun, Bellone, déesse des combats en fureur, 1685, Versailles, Musée national du château. Photo © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot
La statue du dieu de la guerre se trouvait à l’origine dans son temple, fondé en 132 avant J.-C. sur le Champ de Mars à Rome. Elle fut découverte en 1622 et entra dans la collection du cardinal Ludovico Ludovisi, neveu du pape Grégoire XV. Habilement restaurée par Le Bernin, elle fut placée dans les jardins de sa villa. Jeune et imberbe, au repos, assis sur un trophée d’armes, un Amour entre les jambes, l’Arès – nom grec de Mars – Ludovisi est considéré depuis comme le plus beau Mars conservé de l’Antiquité…
Déesse, de la guerre elle aussi, Bellone, sur un char tiré par des chevaux noirs, brandit son flambeau et sème la désolation. Au château de Versailles, Charles Le Brun l’a placée sur l’une des voussures du salon de Mars, qui précède la galerie des Glaces et auquel, de l’autre côté de la Galerie, fait pendant le salon de la Paix. Les guerres s’enchaînent sous le règne de Louis XIV. La légitimité du monarque repose sur ses exploits guerriers. Le magnifique décor versaillais relate la guerre de Hollande (1672-1678), au cours de laquelle la France, victorieuse, avait dû affronter la coalition de l’Espagne, de la Hollande et du Saint- Empire romain germanique. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - III
Guerre · s
Paolo Uccello, La Bataille de San Romano, vers 1438-1456, Paris, musée du Louvre.
La bataille de San Romano, localité de l’actuelle province de Pise, qui eut lieu en juin 1432, opposa Florentins et Siennois. Commandés à l’origine pour Lionardo Bartolini Salimbeni, les trois tableaux la représentant furent saisis, dès la fin du xve siècle, par Laurent de Médicis. Celui du Louvre, qui montre la contre-attaque du condottiere Micheletto Attendolo Da Cotignola, coiffé de son mazzocchio si typique, met fin au récit. Paolo Uccello allie une grande précision des détails à une extrême préciosité, incisant le contour des armures et des armes pour y appliquer une feuille d’argent qui en renforçait l’éclat. L’enchevêtrement des formes confine à l’abstraction.
IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
Alexandre le Grand triompha du roi perse Darius lors de la bataille d’Issos, en 333 avant J. C. Un cartouche d’où pend une cordelette indiquant la position du vainqueur précise le nombre exact de morts – 100 000 fantassins et 10 000 cavaliers ! – et de prisonniers, conformément aux écrits de Quinte-Curce. L’action est transposée à l’époque où l’empereur germanique Maximilien combat les Turcs, qui menacent la chrétienté. Le cadrage panoramique du tableau confère une dimension cosmique à l’événement. Le soleil et la lune s’élèvent au-dessus de l’horizon légèrement arrondi. Un isthme sépare les sept bras du delta du Nil de la mer Rouge.
Albrecht Altdorfer, La Bataille d’Alexandre, 1529, Munich, Ancienne Pinacothèque. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - V
Guerre · s
Pierre Paul Rubens, Les Horreurs de la guerre, 1637, Florence, palais Pitti.
Le tableau fut envoyé à Florence en 1638 pour orner le salon de Mars du palais Pitti. La guerre de Trente Ans (1618-1648) oppose alors nations protestantes et catholiques. Sous le pinceau de Rubens, qui mourut sans voir la fin de ce conflit qui le désolait tant, l’allégorie prend chair, sensuelle et dynamique. À gauche, le temple de Janus, fermé en temps de paix, est ouvert. L’Europe, dont le génie porte derrière elle un globe transparent coiffé d’une croix, est en deuil. Au centre, Mars avance avec détermination. Vénus, en vain, tente de le retenir. La hideuse Alecto, au contraire, avec la Peste et la Famine, exhorte le dieu à combattre. L’Harmonie, un luth brisé en main, est rompue. VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
Le sujet du tableau fit l’objet d’un concours lancé sur l’ordre de Napoléon. Il s’agissait de représenter « le lendemain d’Eylau, et le moment où l’Empereur visitant le champ de bataille vient porter indistinctement des secours et des consolations aux honorables victimes des combats ». Sur le « vaste champ de carnage », malgré les considérables pertes côté Français, ne sont montrés que les corps ensanglantés des Russes. Touché par l’apparente mansuétude de Napoléon, un jeune hussard lituanien lui jure fidélité.
Antoine-Jean Gros, Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau, 1808, Paris, musée du Louvre.
Les Désastres de la guerre est une série de quatrevingt-deux gravures sur cuivre exécutée par Goya quelques mois après l’invasion de l’Espagne par les troupes de Napoléon et l’insurrection qu’elle entraîna. L’occupation et la cruauté sadique qu’elle autorisa furent pour le peintre, qui avait embrassé les idéaux des Lumières, un réel traumatisme. Nombre de ses amis devinrent des « afrancesados » (collaborateurs) et, durant la terrible famine qui fit plus de vingt mille morts à Madrid, Goya eut la douleur de perdre son épouse Josefa.
Francisco de Goya, Les Désastres de la guerre, Madrid, Chalcographie nationale. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - VII
Guerre · s Le film raconte l’évasion de prisonniers de guerre français d’un camp de détention pendant le conflit de 1914-1918 et la fraternisation entre des soldats de grades, de nations et de classes sociales très différents. Il atteignit des records de fréquentation. Roosevelt, pour qui il fut projeté à la Maison-Blanche, déclara : « Tous les démocrates du monde devraient voir ce film », quand Goebbels le considérait comme « l’ennemi cinématographique numéro un ». La grande illusion en question est que cette guerre sera la « der des der » …
Pierre Fresnay et Erich von Stroheim dans La Grande Illusion, de Jean Renoir, 1937.
Pablo Picasso, Guernica, 1937, Madrid, musée national centre d’art Reina-Sofía.
Picasso a peint Guernica à la demande du gouvernement républicain de Francisco Largo Caballero pour le pavillon espagnol de l’Exposition universelle de Paris de 1937. Il mêle, dans des accords de noir et de blanc inspirés par la photographie, les audaces du cubisme avec la rigueur géométrique de la peinture classique. VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
Monumentale, la toile dénonce le bombardement de la ville de Guernica, ordonné par les nationalistes espagnols et exécuté par les troupes allemandes, le 26 avril 1937. Au-delà, le tableau est devenu un symbole de la violence franquiste et de l’horreur de la guerre en général.
Robert F. Sargent, Into the Jaws of Death, 6 juin 1944.
Cette photographie du débarquement de Normandie à Omaha Beach, le jour J, le 6 juin 1944, a été prise à partir d’une barge de débarquement par le photographe Robert F. Sargent, qui était aussi officier de la Garde côtière des États-Unis. Le titre en est inspiré par un poème d’Alfred Tennyson, La Charge de la brigade légère. En même temps que le soldat, la barge entraîne physiquement le spectateur vers le rivage et vers les combats.
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - IX
Éclats de guerre
Kiev - 12 mars 2022
X - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
Éclats de
guerre La guerre est aveugle, arbitraire, ravageuse, et les mots manquent. Les images que nous avons choisies ne montrent ni larmes, ni sang, ni morts, ni viols ; seulement l’effraction tragique du quotidien. Photos Alessio Paduano
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - XI
Éclats de guerre
Kiev - 15 mars 2022
Kiev - 15 mars 2022
XII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
Kiev - 15 mars 2022
Makariv - 14 mars 2022
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - XIII
Éclats de guerre
Kiev - 25 mars 2022
Kiev - 13 mars 2022
XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
Kiev - 24 mars 2022
Dnipro - 8 mars 2022
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - XV
XVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
UN AUTRE
MONDE
Depuis de si longs mois, nous vivons tassés sur nous-mêmes, accablés par le poids d’un monde qui semble n’aller que de mal en pis. Où que nous regardions, l’avenir semble bouché, sans autre horizon que la succession des crises les plus diverses. Et pourtant, comme le dit un peu plus loin dans ces pages le philosophe Francis Wolff en citant Éluard, « il y a un autre monde, et il est dans celui-ci ». Tel est bien le saisissement que l’auteur de ces lignes a éprouvé en visitant cette année Art Paris. Contre la neurasthénie d’un monde glaçant, des œuvres avaient la force du printemps !
Par Jean-François Bouthors
A
insi de Shimoda, deJKris KnightJ. Un homme d’une tranquillité grave se tient immobile devant une fenêtre qui s’ouvre sur un paysage. Le camaïeu de bleu avec lequel l’artiste a composé sa toile suggère que le ciel est partout. Non seulement, il enveloppe le personnage, mais colore les voilages, teinte légèrement les vitres, se pose sur les meubles, comme il se reflète sur la mer et même se retrouve, plus sombre dans le lointain, sur le relief que l’on découvre au fond. Le regard de l’homme porte
loin, sans que l’on distingue ce qui l’attire ni où il se pose, mais nous comprenons qu’il est pensif, méditatif. Ainsi le peintre nous invite-t-il à faire halte pour nous laisser gagner par cette intériorité, ce mystère, par cette dimension du réel qui ne se dit pas avec des mots.
Kris Knight, Shimoda, 2019. Huile sur toile, 152,4 x 121,9 cm. © Galerie Alain Gutharc, Paris. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - XVII
VISIBLEinVISIBLE
T
etralineados Trois Bleus – encore du bleu – est une sculpture électrocinétique d’JElias CrespinJ. Pure grâce dans l’espace que le mouvement de ces très légers cadres bleus que la photographie saisit comme une image stroboscopique de la succession du temps. Vibration infinie de l’être pur. L’œuvre se meut presque imperceptiblement ; sur le mur blanc, l’ombre, à peine, dépose sa marque évanescente, dans un surcroît de beauté qui révèle discrètement une autre dimension que les deux axes d’un plan géométrique où l’artiste aurait tracé une figure abstraite. De ce discret volume en mouvement n’émane rien de moins que le murmure d’un fin silence.
I
l ne fait pas de bruit non plus, le Serval de JGilles AillaudJ. Posé comme un point d’interrogation tacheté sur le bord gauche de la page, il s’avance avec la noblesse presque indifférente d’un mannequin sublime sur la rampe d’un défilé de mode. Sa sveltesse nous sidère, au
XVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
À gauche de haut en bas : Elias Crespin, Tetralineados Trois Bleus, 2022. Aluminium peint, nylon, moteurs, ordinateur, 150 x 20 x 20 cm. © Elias Crespin. Photographies Manuel Martinic. Gilles Aillaud, Serval, 1982. Lavis d’encre et graphite sur papier, 91 x 64 cm. N° Inv : GA211201. © ADAGP, Paris. Fonds Gilles Aillaud/Archives Galerie de France. Photo Fabrice Gousset. Courtesy Loevenbruck, Paris. Ci-contre : Carlos León, Levante, 2018. Huile sur Dibond, 200 × 150 cm © Carlos León.
sens propre du mot, et nous immobilise dans un face-à-face dont on sait qu’il ne va pas durer. Le serval va passer, comme si de rien n’était, ne nous laissant pour souvenir que la trace inoubliable du pinceau de l’artiste dans le désert d’une feuille blanche.
A
près la délicatesse du silence et l’effleurement du trait, l’énergie magnifique du soulèvement, dans Levante, une grande peinture de l’espagnol JCarlos LeónJ. La
puissance de la touche, le contraste de la lumière et de l’ombre, jusqu’à l’éblouissement, l’éclat du jaune, y compris dans l’ombre, la masse qui semble se dresser soudain, comme une explosion… L’artiste a lâché les chevaux de sa passion créatrice. Tel un chef qui déchaîne la puissance de l’orchestre dans la Symphonie du Nouveau Monde. Ce qu’il peint, ce n’est pas la catastrophe de la vie incendiée, mais l’incendie de la vie, la déflagration libératrice qui fait éclater le carcan des existences contraintes, étouffées, aliénées ! LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - XIX
VISIBLEinVISIBLE
Ci-dessus : Jean-Charles Blais, Sans titre, 2021. Peinture à l’huile et craie sur affiches arrachées, 171 x 144 cm. Photo © François Fernandez. Courtesy artiste et galerie Catherine Issert, Saint-Paul-de-Vence. À droite : Damien Cabanes, Lys mauve tige verte fond blanc, 2021. Huile sur toile, 221 x 187 cm. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris. XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
L’
œuvre de JJean-Charles BlaisJ est sans titre. L’artiste ne propose pas d’interprétation de sa peinture, qu’il a découverte au fur à mesure qu’il travaillait. La silhouette de ce couple a émergé sur l’affiche arrachée. Ce qui nous parle, c’est cette proximité, cette manière d’être l’un près de l’autre, face à l’inconnu. Ils semblent attendre. Qui ou quoi ? Ils ne se regardent pas et rien ne figure ce qu’ils pourraient voir. Les blessures du papier, les traces de couleurs, les coups de ciseaux, les traits erratiques de craie, de plume ou de pinceau dessinent non pas un chaos, mais un environnement incertain, difficile à saisir, presque une errance. C’est là qu’ils sont. C’est là qu’ensemble ils tiennent, parce qu’ils se tiennent. Ils tiennent par la tension du lien qui les unit. Car tenir, étymologiquement, c’est tendre. Mais le dire, c’est entendre – je souligne à dessein – le « tendre » du lien ou plutôt le lien tendre dont tous nous avons besoin pour habiter ce monde, qui, toujours, en partie au moins, nous échappe.
A
ttendre et entendre… la charte du « tendre ». Rien que quelques fleurs qui déjà se fanent, à peine esquissées sur la toile blanche. Un lys mauve, la tige verte d’un iris…JDamien CabanesJpeint l’éphémère. Le bref passage de la beauté dans la délicatesse du végétal. La peinture offre à la présence fragile du vivant une autre temporalité que celle du temps qui fuit. Elle l’installe dans la contemplation, sans la figer comme le ferait une photographie prise dans la nature. Dans l’abstraction du blanc, le jaillissement de quelques touches de couleurs, le frémissement du geste, l’économie extrême de l’acte du peintre installent une présence dont on ne se lasse pas. Elle arrête le regard, elle le capte, elle le forge. De ce rien ou presque, l’artiste fait une œuvre dont la vibration constitue un espace imaginaire infini. Car, par la grâce de l’artiste, l’image est une façon de l’esprit – ce qu’il façonne et même ce qu’il pétrit à partir de ce qu’il perçoit – qui donne à voir au-delà du visible. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - XXI
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Etel Adnan, Au matin, 201-2021. Tapisserie basse lisse 100 % laine, 3 exemplaires + 1 EA, 143 x 200 cm. ©The Estate of Etel Adnan. Courtesy galerie Lelong & Co., Paris. XXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
u matin est une des dernières propositionsJd’Etel AdnanJ, décédée en novembre dernier à Paris, à l’âge de 96 ans. L’énergie, la fraîcheur, la poésie de cette tapisserie ne laissent pas penser qu’à l’extrême soir de son existence cette femme poète et artiste ait pu croire que la vie s’éteint. Tout au contraire, sa flamme se transmet… Les œuvres sont là pour ça. Nous n’avons pas fini d’explorer le paradoxe de celle-ci. Au terme de son âge, Adnan ne dresse pas de bilan, elle n’assène pas la conclusion d’une longue vie, elle se risque encore à découvrir ce que réserve le jour nouveau qui s’offre devant elle. Et que voyons-nous ? Des arbres aux troncs bigarrés ? Des éclairs de couleurs qui tombent de nuages-oasis, des cours d’eau chamarrés qui traversent le désert pour irriguer des jardins ou des vergers ? Quelques feuilles qui dansent et des oiseaux qui jouent ? L’esquisse d’un visage ? Tout cela à la fois, l’écriture dessinée du premier matin du monde. Jour unique de la création ! « Nous ne jouons pas au jeu/ du chagrin/nous essayons d’avoir/des ailes/et de/voler », écrivait-elle. Sur ses ailes, nous volons…
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vec sa série des Repeints,JDove AlloucheJ entreprend une descente dans la matière. De l’exploration, par des outils optiques appropriés, d’échantillons de laboratoire prélevés sur des représentations de vierges dans des peintures exécutées entre le xive et le xviie siècle, il rapporte des images d’un autre monde, ou plutôt d’une autre dimension du monde, dont il révèle la beauté étrange comme d’autres découvrent les splendeurs silencieuses des grands abysses. Au-delà, ou plutôt en deçà de la figure, dans l’ultrafine épaisseur des couches successives de pigments et de liants, de somptueux paysages attendaient en silence d’être visités. Du coup, c’est une percée qu’opère l’artiste dans la clôture du monde. Un trésor de beauté était caché là, et nous ne le savions pas. Il fallait la chercher, la vouloir, l’inventer. Car c’est une invention, c’est-àdire une manière de venir regarder pour s’émerveiller. L’art commence là.
Dove Allouche, Repeint_5 (C2RMF71523), 2019-2020. Blanc de plomb, sulfate de baryum, vermillon, carbonate de calcium, pigment laqué. Tirage argentique sur lambda d’après un échantillon polychrome prélevé sur une œuvre datant du xive siècle. Courtesy Dove Allouche et gb agency, Paris. Photo © Aurélien Mole. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - XXIII
VISIBLEinVISIBLE
Robert Filliou, La Joconde est dans les escaliers/Bin in zehn Minuten zurück. Mona Lisa, 1969. Pancarte, marqueur au recto et verso, ficelle. Destinée à être installée avec un balai-brosse, un seau et une serpillière. Édition Tangente, Heidelberg. 200 exemplaires signés et numérotés et quelques épreuves d’artistes non signées. 10,9 × 32,8 cm (pancarte). Ed. 23/200. N° Inv : RF220201. © Marianne Filliou. Photo Fabrice Gousset. Courtesy Loevenbruck, Paris.
L’
art est un jeu. Une manière de ne pas faire comme toujours, de prendre à contrepied les dispositions habituelles par lesquelles nous considérons le monde. Aussi emprunte-t-il volontiers, très sérieusement, les voies de l’enfantillage, quitte à se moquer de lui-même en ses institutions les plus nobles. Ainsi de la Joconde absente de JRobert FilliouJ. Duchamp avait collé des moustaches et un petit bouc à la figure iconique peinte par Vinci, l’affublant d’un titre grotesque :
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L.H.O.O.Q. Dali, génie narcissique, s’était autoportraituré en Mona Lisa. Filliou va beaucoup plus loin, dans une version quasiment apophatique, qui déconstruit le mythe : la mystérieuse dame qui se laisse ordinairement regarder, depuis sa loge, chaque jour, par des milliers de touristes venus du monde entier qui paient pour la voir et pensent que sa présence leur est due, rappelle soudain, toute beauté étant égale par ailleurs, que, comme tout un chacun, elle pourrait avoir autre chose à faire…
УКРАЇНА La résistance pour tout bagage L’Ukraine a fait preuve d’une résilience qui a surpris la plupart des observateurs. C’est tout un peuple qui s’est mobilisé pour repousser l’attaque russe. Décryptage. Par Jacques Duplessy, envoyé spécial en Ukraine (mai 2022)
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aible sentiment national, armée modeste, Vladimir Poutine était persuadé, au 24 février, date de déclenchement de l’offensive, que l’« opération spéciale » irait vite. En quelques jours, l’armée russe devait pénétrer dans Kiev, déposer le président Zelensky et installer un fantoche à la tête du pays. Et les Ukrainiens capituleraient. Sur le papier, le rapport de force était écrasant en sa faveur, tant en quantité que sur le plan qualitatif. Dans les premiers blindés détruits, les soldats ukrainiens ont retrouvé des uniformes de parade. L’ours russe a vendu la peau de l’Ukraine avant de l’avoir tuée, rien ne s’est passé comme prévu pour le Kremlin. Si les images de fuite de la population donnaient l’impression – en partie exacte – d’un sauve-qui-peut, au même moment le désormais célèbre « Allez vous faire foutre ! » des défenseurs de l’île des Serpents adressé par radio au commandant du croiseur Moskva offrait une autre tonalité. Et l’armée ukrainienne a tenu. Les soldats ukrainiens se sont battus vigoureusement. « Après une guerre de mouvements, les deux camps sont désormais presque à l’arrêt, car les armées sont usées des deux côtés, constate Michel Goya, ancien colonel de l’armée de terre et analyste des conflits. Aucune des deux parties n’arrive à rompre l’équilibre et à reprendre significativement l’initiative. » Comment expliquer cette résistance que peu d’analystes – voire aucun – avaient vu venir ? Le premier maillon a été militaire. L’armée ukrainienne, très faible en 2014 lors de l’annexion de la Crimée et de la première guerre du Donbass, s’est professionnalisée. « Ils ont réussi à créer un corps de sous-officiers avec des soldats aguerris, reprend Michel Goya. Et ils ont bénéficié
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d’une formation par l’Otan qui s’est révélée efficace : le commandement s’est un peu décentralisé, rendant leurs actions moins prévisibles pour les Russes. » L’armée avait également reçu du matériel, léger mais moderne – comme les missiles américains antichars Javelin –, adapté pour tenir le terrain. Le ministère de la Défense avait aussi décidé d’acquérir des drones turcs Bayraktar, un choix qui s’est révélé payant pour pallier la faiblesse de l’aviation, mener des frappes dans la profondeur et perturber l’approvisionnement russe. Le renseignement, principalement d’origine américaine, aide considérablement l’armée ukrainienne. « Il leur permet d’anticiper les attaques mais aussi de frapper, décrypte Michel Goya. Le nombre important de généraux tués sur le front résulte sans doute de cette collaboration, tout comme l’attaque contre le croiseur Moskva. » Autre facteur décisif qu’on retrouvera dans l’ensemble de la société : la motivation. Les soldats savent pourquoi ils se battent.
Tous pour une… L’armée est appuyée par la société tout entière et le pays est porté par un chef de l’État qui s’est révélé dans la crise. Le président Volodymyr Zelensky a su incarner cette mobilisation. L’acteur, qui avait joué le rôle d’un président ukrainien avant d’être élu, a su trouver les mots et les attitudes pour souder le pays et convaincre une partie de la communauté internationale de l’aider. « Je ne veux pas un taxi mais des armes », a-t-il rétorqué aux Américains qui proposaient de l’exfiltrer alors que tout le monde pensait que Kiev allait tomber en quelques jours. Signe que les Ukrainiens veulent se battre et croient en la victoire, la défense territoriale a été submergée
de demandes d’engagement. À tel point que tous n’ont pas pu la rejoindre, faute d’armes et d’équipement suffisants. Les ressorts de la résilience ukrainienne viennent de loin. « Le peuple a fait deux révolutions, en novembre 2004 puis en février 2014, contre l’État, contre la mise en place de la dictature, analyse Natacha Kabatsiy, la directrice du Comité d’aide médicale, une ONG dont le siège est à Oujhorod, dans l’Ouest du pays. Nous avons acquis une vraie expérience : les gens se sont organisés pour lutter. Ces réflexes-là et ces réseaux fonctionnent de nouveau. » La mobilisation populaire a continué avec le début de la guerre au Donbass en 2014. À l’époque, l’armée est quasi inexistante. Ce sont beaucoup de volontaires qui partent se battre. Mal équipés, ils reçoivent du matériel et sont nourris grâce au soutien de la population. Les financements participatifs fleurissent pour acheter des gilets pare-balles, des lunettes de vision nocturne ou encore des trousses de premier secours. L’histoire d’Aerorozvidka illustre cette créativité par la pratique de la techno-guérilla. Cette ONG de geeks s’est montée pour militariser des drones civils en leur permettant de lâcher des grenades antichars. En juin 2014, la ville de Marioupol, qui avait été capturée par les séparatistes, avait ainsi pu être reprise par l’armée ukrainienne.
Alors, fin février, quand les Russes attaquent, les réseaux s’activent dans tout le pays et les initiatives foisonnent. « Pas question de rester les bras croisés ; nous voulions faire quelque chose d’utile », de telles expressions reviennent très souvent dans la bouche des personnes interviewées. La mobilisation générale décrétée par le président Zelensky s’est aussi traduite par une mobilisation horizontale de personnes habituées à se débrouiller sans l’État. « La société civile ukrainienne s’est beaucoup développée et elle est aujourd’hui très forte », se réjouit Natacha Kabatsiy.
Du Molotov au bœuf en gelée L’histoire de Vassily, propriétaire d’un restaurant à Oujhorod, le Sherlock Pub, en est une bonne illustration. Le 24 février au soir, sa femme, sa sœur et lui se demandent au dîner comment aider. Les autorités encouragent la population à faire des cocktails Molotov, très efficaces en combat urbain. Alors, pourquoi pas ? Ils vont acquérir à leurs frais tout ce qu’il faut et lancent un appel sur Facebook. Très vite, ils sont dépassés par l’ampleur des réponses. « Les gens sont venus au bar par centaines avec des jerricans d’essence, de l’acétone, du tissu, des bouteilles, du polystyrène. Certains venaient de loin. On a été très surpris et heureux de cette mobilisation. » Au total,
« Nous avons des réseaux très efficaces. Heureusement, car l’État est un peu dépassé. » Natacha Kabatsiy, directrice du Comité d’aide médicale LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 77
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© Serhii Hudak / NurPhoto via AFP
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ce sont 150 000 cocktails made in Transcarpathia qui ont été envoyés sur les lignes de front. Depuis, Vassily a changé de recette : il fabrique des bocaux de viande en gelée pour les soldats. Autre exemple de cette mobilisation, la fabrication de filets de camouflage pour l’armée. Dans la plupart des villes, des grands cadres de bois ont été posés avec un filet. Les passants peuvent s’arrêter en famille pour fixer des lanières de tissus déposés par d’autres habitants. Le monde de l’art n’est pas en reste. Un collectif d’artistes, Les forgerons de Peretchyn, s’est mis à produire des outils de déminage, des réchauds et des croisillons pour crever les pneus des camions. Chacun invente une réponse à sa mesure et, mis bout à bout, ces « bricolages » portent leurs fruits.
Le train de tous les combats Le rail a joué et joue encore un rôle clef dans la résistance du peuple ukrainien. Les cheminots tiennent héroïquement leur réseau malgré les bombardements. Au plus fort des combats, les trains ont continué de rouler. Ils ont permis l’évacuation des civils, l’approvisionnement en produits de première nécessité et, sans doute, le transport d’armes et de munitions. L’aide aux populations déplacées est beaucoup le fait d’ONG et de volontaires. « L’État s’occupe prioritairement de l’armée, raconte Nathalia Kabatsiy. Ce sont les associations et les actions spontanées des citoyens qui aident principalement les populations civiles touchées. Nous avons des réseaux très efficaces. Heureusement, car l’État est un peu dépassé. » Jusqu’à présent spécialisée dans le handicap et l’aide aux migrants, son ONG s’est lancée dans l’aide d’urgence
en s’appuyant sur ses anciens réseaux dans le pays. Les partenaires européens du Comité d’aide médicale ont répondu présent et l’association est devenue une tête de réseau pour la distribution de centaines de tonnes d’aide humanitaire dans tout le pays. Et ce n’est qu’une des ONG parmi beaucoup d’autres. Les volontaires qui amènent l’aide humanitaire et évacuent des civils des zones de combat n’hésitent pas à risquer leur vie. Plusieurs ont été tués, mais il est difficile d’avoir un chiffre précis. Les individuels jouent aussi un grand rôle. « Au début de la guerre, on était plusieurs copines à vouloir aider, raconte Mariana, rencontrée au point d’accueil des déplacés de la gare d’Oujhorod. On a vu les images de gens fuyant vers la Slovaquie. Je ne voulais pas rester sans rien faire. Comme je suis restauratrice, on s’est mis à cuisiner et à distribuer des repas à la frontière. » L’une d’entre elles se rend à la gare pour voir ce qui se passe. « Elle est tombée sur une cohue indescriptible. La Croix-Rouge était débordée, elle n’avait pas assez de nourriture pour tout le monde, elle manquait de volontaires. Ça a été un choc et on a décidé de les aider. » Les bénévoles ouvrent deux cuisines dans la ville, récupèrent auprès des habitants et d’une ONG locale des dons en nature et en argent. « On fournit aujourd’hui entre 7 000 et 8 000 repas par jour », s’enorgueillit la cuisinière. L’État s’est comporté intelligemment en venant renforcer des initiatives individuelles, en apportant des appuis spécifiques et en ne cherchant pas à tout contrôler. Par exemple, le chemin de fer est gratuit pour le transport de l’aide humanitaire. À Oujhorod, la ville s’est occupée des bus pour le transport depuis la gare et de l’ouverture de LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 79
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« On en a vu d’autres. Ce qu’on traverse aujourd’hui, ce n’est pas catastrophique. » Miroslava Kalamounak, directrice d’une entreprise de textile
centre d’hébergements collectifs, lieux qui sont gérés conjointement avec des volontaires. Le gouvernement entretient la flamme patriotique par la propagande. Partout fleurissent des affiches appelant à la résistance. Mais la foi inébranlable de la population en la victoire préexiste à ces campagnes. Elle tourne en dérision l’envahisseur sur les réseaux sociaux. Les vidéos de tracteurs récupérant des blindés russes embourbés sont très largement partagées ou encore cette vidéo d’un automobiliste tombant sur trois soldats russes devant leur blindé : « — Qu’est-ce qui vous arrive ? — On est en panne d’essence ! — Montez, je vous ramène en Russie ! » La vidéo d’une grand-mère offrant des graines de fleurs à un soldat a beaucoup tourné. Quand il lui demande pourquoi elle fait ça, elle répond froidement : « Parce que, comme tu vas bientôt crever, au moins il y aura des fleurs. » La résilience du pays passe aussi par l’économie. Et les entrepreneurs en sont conscients. Plusieurs résument ainsi leur pensée : « La guerre est aussi économique. Nous devons adapter notre production pour servir l’armée, nous devons gagner de l’argent pour payer des salaires et permettre à des familles de vivre. Et payer des impôts pour financer l’effort de guerre. » Alors, là aussi, la réactivité et l’esprit d’entreprise sont à l’œuvre. 80 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
Miroslava Kalamounak, la directrice de l’entreprise de textile Parada à Oujhorod, illustre bien cet état d’esprit. Sa société de haute couture développe ses propres collections mais est aussi sous-traitante d’entreprises européennes comme Bensimon ou Dolce & Gabbana. Dès le début de la guerre, elle a investi une partie de son bénéfice pour coudre de l’équipement militaire pour les bataillons de la défense territoriale, moins bien équipés que l’armée régulière. « Au bout de quelques semaines, nous ne pouvions plus suivre financièrement et nous sommes tombés à court de tissus kaki. Alors, quand des villages ou des groupes de volontaires nous apportent du tissu, nous fabriquons quasi gratuitement ce qu’ils demandent pour leurs soldats. »
De la ténacité, encore et toujours Miroslava Kalamounak est d’un optimisme à soulever les montagnes : « On en a vu d’autres. Ce qu’on traverse aujour d’hui, ce n’est pas catastrophique. » Et son histoire personnelle illustre bien l’inventivité dont savent faire preuve les Ukrainiens. « J’ai commencé à travailler ici en 1977. À la chute de l’URSS, tout était par terre, les circuits d’approvisionnement, la logistique, les réseaux de distribution. En 1995, l’entreprise a été privatisée et j’en suis devenue la directrice. On ne savait pas trop comment survivre. Il y avait des
militaires qui déchargeaient des camions car ils n’étaient plus payés. J’ai pris l’uniforme d’un militaire, j’en ai fait un modèle et je suis allé à Kiev proposer nos services au ministère de la Défense. J’ai rencontré le vice-ministre. Il a donné son accord pour une commande, mais ils n’avaient pas le budget pour payer. Il nous a donné en échange de l’électricité. Cette électricité, je l’ai vendue aux écoles municipales, qui nous versaient un peu d’argent, et à une usine de production de saucissons. Eux nous réglaient en saucissons, et je payais mes salaires un peu en argent, un peu en charcuterie. Vous comprenez pourquoi on n’a peur de rien… On va gagner cette guerre et nous pourrons reconstruire notre Ukraine. » Un programme de transfert d’entreprises vers les zones moins exposée par les combats a été lancé. Les gouverneurs des régions plus épargnées ont été invités à recenser les sites vides ou les terrains à construire permettant d’accueillir des bureaux ou des usines. « C’est un devoir de réorganiser l’économie de la Transcarpatie, assure Viktor Mykyta, le gouverneur de la région. La région étant loin des combats, elle doit fournir des emplois pour les déplacés. Nous voulons développer ici l’industrie légère et les nouvelles technologies. Pour cela, nous avons besoin de l’appui de l’Europe, des États-Unis et d’investisseurs. » Trop proche de la ligne de front, Galis, un fabriquant de contre-plaqué jusque-là implanté dans l’Est du pays et qui travaille notamment pour Ikea, a décidé de se réinstaller en Transcarpatie dans une ancienne usine datant de l’ère soviétique désaffectée depuis plus de vingt ans. Huit wagons ont été nécessaires pour transporter des machines pesant jusqu’à 20 tonnes. Lorsque nous nous rendons
sur place, des électriciens tirent des kilomètres de câbles, un bulldozer arrache les arbustes sur ce qui était l’ère d’accueil des camions. Et le directeur de l’usine et l’ingénieur technique se baladent bombe de peinture et mètre à la main pour marquer l’emplacement des machines transférées. « Notre chantier, c’est comme un tableau de Picasso. Au début il y a des taches et, à la fin, il y a un tableau. Dans un mois, on commence la production », assure Andreï, le directeur de l’usine. On ne demande qu’à le croire. Au niveau du petit commerce, même dynamisme. Tatiana Tucha, une vendeuse de lunettes de soleil et de chapeaux qui avait trois boutiques dans la capitale, s’est mise immédiatement à la recherche d’un petit local là où elle était déplacée. « J’ai réussi à faire venir une partie de mon stock… et voilà. En attendant de retourner à Kiev, j’arrive à travailler et à payer deux de mes salariés. »
Sous la bannière de la démocratie Dernier élément, et non des moindres : le soutien des démocraties occidentales. Les Ukrainiens savent que le monde les regarde et les aide. Les gens suivent au jour le jour les annonces de livraison d’armes, les déclarations politiques et les initiatives humanitaires. Même la victoire à l’Eurovision a été perçue comme un encouragement. Tous ont le sentiment de se battre pour le monde libre, que leur guerre est celle des démocraties contre les dictatures. Ils ont une conscience aiguë que l’enjeu dépasse leur pays. Tous en sont certains : Poutine ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. La découverte des massacres de masse et la résistance héroïque de Marioupol ne font que renforcer leur détermination.
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Chers Voisins Installer des espaces communs, les Maisons des projets, au cœur des résidences HLM, pour renforcer la mixité sociale et intergénérationnelle, c’est le pari des Chers Voisins, et ça marche. Par Séverine Charon
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n ce début d’après-midi, ce mardi à quatre jours de Noël, il fait grand soleil à Marseille. Après avoir quitté le métro, Samira, l’animatrice de l’association Chers Voisins de Marseille, traverse un quartier d’immeubles d’habitation décrépis, d’ateliers et entrepôts vieillissants et de rues défoncées et poussiéreuses, dépasse une file de personnes attendant une distribution de banque alimentaire, puis fait une courte halte. Elle entre dans un local sans vitrine, rideau de fer levé, un genre de supérette très spartiate où sont écoulés des stocks alimentaires. Chargée de jus de fruits et de biscuits bon marché, Samira repart et franchit encore quelques centaines de mètres pour arriver dans l’écoquartier de Smartseille, encore en chantier. À un quart d’heure de marche du terminus du métro, cet ensemble d’immeubles clairs et modernes délimité par le littoral et une palissade de chantier tranche avec les alentours par sa modernité. Smartseille est un grand programme immobilier comprenant des logements, des bureaux et des commerces, un quartier témoin censé montrer ce que pourraient devenir les quartiers nord. La destination de Samira, c’est la Maison des projets, au septième étage d’une résidence HLM d’une dizaine d’étages, une salle d’une trentaine de mètres carrés équipée d’une cuisine, avec de grandes baies vitrées donnant sur une terrasse largement pourvue de carrés potagers, et trois autres petites pièces : le bureau de Samira, une salle consacrée essentiel-
lement à l’aide aux devoirs, un local où entreposer du matériel de ménage. Jacqueline est déjà dans la grande pièce, où elle s’active à nettoyer tables et chaises au spray désinfectant. Cette pimpante retraitée habite, dans l’autre aile de l’immeuble, un appartement du parc privé, dont elle est locataire. Aujourd’hui, elle est venue seule, sans sa copine Diane, l’animatrice du club tricot du mardi, consignée dans son logement HLM pour cause de Covid. En théorie, le mardi c’est club tricot et Papot’âge. Celles qui veulent tricoter viennent profiter des bons conseils de Diane, et toutes pour bavarder et partager quelques gâteaux.
Au-delà du tricot
Rabia, la soixantaine, ne tricote pas, n’habite pas le HLM, ni un immeuble voisin, ni même à Marseille. Elle vient des Pennes-Mirabeau, à une quinzaine de kilomètres de là, et fait le déplacement toutes les semaines. « Avant, j’allais au centre social des Pennes pour jouer au Scrabble, mais il a fermé il y a deux ans », explique-t-elle. En cherchant un endroit où rencontrer d’autres personnes, elle a trouvé l’association Chers Voisins. « Dans le 15e, je ne trouve rien, aucune activité qui me permette de sortir de chez moi pour voir du monde », raconte aussi Mireille, qui vient de la résidence C ampagne-Lévêque, l’archétype des logements sociaux des quartiers nord, qui a même été un temps la plus longue barre d’immeubles d’Europe, avec un bâtiment de 275 mètres sans interruption. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 83
REGARDS // CHERS VOISINS Jacqueline, Rabia, Mireille, mais aussi Brigitte, Danielle… Les unes après les autres, elles arrivent à la Maison des projets. Elles seront onze au total, la soixantaine pour les plus jeunes, une bonne vingtaine de plus pour les plus âgées, les « mamies » de Samira, attirées par un lieu qui leur permet de bavarder et les oblige à sortir de chez elles, et qui pallie le manque de structures de ce quartier périphérique. Dans la salle aux baies grandes ouvertes, toutes attablées, elles ne se séparent de leur masque que le temps de boire un petit jus ou un café. Une seule a apporté son tricot, mais ne le sortira pas de son sac, car Diane n’est pas là. Samira, pragmatique, a prévu un autre genre d’animation, en invitant Karima, responsable associative spécialisée dans les actions de sensibilisation et de prévention Covid. D'autant qu’en cette fin d’année le Covid est très présent à Marseille, avec un taux de vaccination de la population inférieur de dix points à la moyenne nationale. Dans les quartiers nord, les plus pauvres de la ville, où se trouve la Maison des projets, l’écart est même de trente points. Karima, habituée à faire du porte-àporte pour son association afin de sensibiliser chacun aux gestes barrières, voire de lever les réticences à la vaccination, est dans son élément. Elle rappelle toutes les règles : porter un masque, aérer toutes les dix minutes, se tester
en cas doute, et pourquoi ne pas se faire vacciner si jamais on n’a pas encore eu le temps ? Brigitte, une participante qui a visiblement besoin d’être rassurée, pose des questions : elle a eu le Covid, elle était pourtant vaccinée, comment est-ce possible ? Elle a reçu le vaccin Johnson, est-ce qu’il est bien ? Patiente, Karima prend le temps de répondre. Ensuite, elle distribue des kits, avec masques, gel hydroalcoolique et autotests, et propose son aide à celles qui le souhaitent. Karima est convaincante : un petit attroupement se forme pour apprendre à télécharger l’appli TousAntiCovid sur smartphone et plusieurs candidates se déclarent pour apprendre à utiliser un autotest. Pendant ce temps-là, quelques « mamies » se remémorent une sortie à la plage et se disent qu’il faudrait recommencer aux beaux jours… Karima aime raconter comment les plus âgées, qui trouvaient qu’elle s’occupait trop des ados qu’elle avait régulièrement emmenés hors du quartier, à la plage, pendant l’été, sont venues la voir l’été dernier pour réclamer leur sortie.
Médiation et insertion
À la fin de l’après-midi, chacune repart tranquillement. On reparle un peu de la dispute survenue entre deux participantes, au cours de laquelle l’une, venue de la cité HLM voisine de Campagne-Lévêque, a traité l’autre de
« On discute avec chacun pour voir ce qu’il pourrait apporter, et on arrive ainsi à connaître de manière très fine chacun des habitants. » Samira, animatrice le la Maison des projets de Marseille 84 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
bourgeoise des quartiers sud, avant de partir en colère. Samira désamorce un nouveau conflit et rassure le groupe en disant qu’elle reparlera avec la fauteuse de trouble. Elle a aussi trouvé le temps de programmer avec Karima un rendez-vous en janvier, après les fêtes, pour aller faire du porte-à-porte dans le HLM. Car les réunions de Chers Voisins ont du succès, bien au-delà du quartier, mais pas toujours auprès de ceux qui y vivent. « Les plus jeunes des femmes habitant dans la résidence ne viennent pas aux réunions, elles restent au sein de leur cellule familiale et ne sortent pas », explique Samira. Mais elle connaît son monde et identifie les problèmes. Puisque ces jeunes femmes ne viennent pas à elles, Samira et Karima iront les voir ! Dans ce HLM, une bonne proportion des locataires venaient de foyers d’accueil après avoir été expulsés de logements insalubres et n’avaient donc plus de « chez eux » depuis des années, ce qui ne facilite pas l’insertion.
Couture, théâtre, yoga, etc.
Ce matin d’avril à Lieusaint (Seine-etMarne), la réunion est beaucoup plus intime. Elles ne seront que trois à retrouver Inès au café partagé du jeudi matin. Céline, la petite trentaine, une grossesse bien avancée, est venue avec sa fillette de deux ans. Hanane, qui porte avec élégance un foulard pour voiler ses cheveux, est venue sans sa fille, à l’école. Toutes les deux sont propriétaires de leur appartement et voisines de la Maison des projets. Martine, retraitée, vient de plus loin : elle vit à Savigny-le-Temple, à 5 kilomètres de là. Elle a longtemps cherché avant de trouver une association qui lui propose de voir du monde et de participer librement à autant d’activités.
Cher Voisins en 2021 43 résidences (1 855 logements). 653 ménages adhérents (environ 1 500 personnes). 160 participants à l’accord collectif. 10 Maisons des projets (3 ouvertures à l’été 2022). 82 b énévoles actifs en charge d’un projet (club tricot, café poussette…).
chersvoisins.fr chersvoisins1901@gmail.com
Céline et Hanane sont des piliers de la Maison des projets. Céline est, entre autres, coresponsable avec Mano, 77 ans, du club tricot couture. À l’arrivée de son premier enfant, elle s’est prise de passion pour la confection de vêtements pour les tout-petits et a appris les bases de la couture, et beaucoup plus, sur Internet. Ici, elle partage sa passion et transmet tout ce qu’elle sait. « Lorsqu’on est une dizaine, chacune avec une machine à coudre, il n’y a plus beaucoup de place pour circuler », s’esclaffe Céline. Hanane aussi est responsable d’un club, le « café poussette ». Une réunion toutes les semaines, et souvent une dizaine de jeunes mamans. Sauf au plus fort du Covid, quand il n’était pas possible de boire ou manger ensemble. « Nous avons même été une quarantaine pour le café poussette hors les murs organisé au théâtre à côté, le Magic Mirror. L’information a bien circulé, certaines mères isolées sont venues de très loin », raconte Hanane. La Maison des projets de Lieusaint est l’une des plus anciennes mises en place par l’association Chers Voisins et le planning chargé témoigne de son succès : petit déjeuner partagé le jeudi, café poussette, atelier théâtre, bricolage, jardin, yoga, fabrication de parfum et sortie rando, chasse aux œufs de Pâques et LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 85
REGARDS // CHERS VOISINS Cher Voisins, association pour un habitat intergénérationnel solidaire Chers Voisins a été créée en 2013 par le bailleur social 1001 Vies Habitat et le cabinet Récipro-Cité, qui travaille sur des projets visant à renforcer la mixité sociale et intergénérationnelle, accompagner les seniors et, plus généralement, éviter les ghettos des cités HLM. L’idée est née à Saint-Germain-auMont-d’Or. Dans cette ville de la banlieue lyonnaise, gare de triage située à quelques kilomètres au nord de la capitale rhônalpine, le bailleur social avait acquis un ensemble de logements sociaux auprès de la SNCF et mené un projet de rénovation et d’agrandissement. Les plus anciennes résidences HLM étaient occupées par des cheminots, majoritairement retraités, alors que les nouvelles accueillaient des locataires plus jeunes, n’ayant rien à voir avec la SNCF. Suite à des frictions entre anciens et nouveaux locataires, 1001 Vies Habitat a fait mener une enquête pour connaître les motifs de mécontentement des résidents. Les plus vieux reprochaient aux nouveaux de faire trop de bruit le soir, les plus jeunes trouvaient les plus âgés peu aimables, mais tous avaient en commun des difficultés pour boucler les fins de mois. Une réunion de concertation a été organisée pour que les locataires cherchent, ensemble, comment faire des économies. Après avoir envisagé de créer un groupement d’achat, l’idée de prendre en charge le ménage des parties communes et l’entretien des espaces verts de la résidence pour diminuer les charges locatives a émergé. Pour rendre la chose réalisable, il fallait un espace commun pour se réunir et préciser ce que faire le ménage veut dire, définir l’organisation, les roulements… Un accord collectif a été signé entre les locataires et le bailleur pour entériner la prise en charge du ménage des parties communes par les locataires et la mise à disposition d’un local commun, mais aussi d’un espace extérieur où jardiner. Il a aussi été prévu qu’une gestionnaire animatrice soit recrutée pour aider à la concertation entre habitants. La première « Maison des projets » était née et l’association Chers Voisins a été créée pour porter le dispositif. À son conseil d’administration siègent des représentants des fondateurs, le cabinet Récipro-Cité et le bailleur 1001 Vies Habitat, ainsi que les particuliers adhérents, habitants des HLM et voisins intéressés aux projets. repas partagé… Le matin, l’après-midi, le soir, la semaine ou le week-end, au mois d’avril il y a au moins une activité deux jours sur trois ! Souvent, il y a une sortie du quartier au programme : cueillette de légumes de saison à la ferme voisine pour le repas partagé, club jardinage avec la classe Ulis (unité localisée pour l’inclusion scolaire) du collège voisin, rando avec covoiturage… Pendant la semaine, les femmes et les enfants sont majoritaires, mais, le week-end, les hommes viennent aussi. « Il y aussi plus de monde l’été, quand les gens sont en congé », précisent Céline et Hanane. À Lieusaint, à Marseille, mais aussi à Saint-Germain-au-Mont-d’Or, dans le pays de Gex, à Mouans-Sartoux… dans 86 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
la trentaine de Maisons des projets ouvertes depuis 2013, le principe est toujours le même. L’association Chers Voisins s’installe dans un local mis à disposition par le bailleur social 1001 Vies Habitat. L’objectif est de proposer un lieu ouvert, aux habitants de la résidence bien sûr, mais aussi à tous ceux qui sont intéressés par les activités, qu’ils soient locataires ou propriétaires, proches voisins ou habitants plus éloignés en quête d’échanges et de partage. Responsabilisation, gouvernance collective, prise en charge des activités grâce à la création de clubs dotés d’un responsable, le but est de donner à chacun les moyens de faire vivre la résidence, avec l’aide d’une gestionnaire animatrice. Pour participer,
il faut simplement adhérer à l’association, moyennant un coût de 5 euros par an et par foyer. Les activités, multiples, varient d’un lieu à l’autre : couture, tricot, atelier d’écriture, zumba, yoga, repas partagés, lecture, aide aux devoirs, cours d’informatique, rando, sorties… Pour certains événements, comme les repas partagés, une participation modique est demandée.
Le maître mot : souplesse
L’imagination de l’animatrice et des habitants, qu’ils soient locataires du HLM ou non, détermine le programme. Ainsi, les animatrices de Chers Voisins dans le pays de Gex prennent la route avec leur camping-car pour écumer la région, échanger avec les habitants, leur proposer de participer à des ateliers, voire de lancer l’animation d’un club dans leur commune. Le but de Chers Voisins est de renforcer la mixité sociale et inter générationnelle, en faisant se rencontrer des locataires et des propriétaires, des jeunes et des plus âgés. Depuis sa création en 2013, la feuille de route de Chers Voisins a évolué. Au départ, l’idée était de transformer la structure en une association d’intérêt général au bout de quelques années, pour l’ouvrir à d’autres bailleurs sociaux que 1001 Vies Habitat. Il était aussi prévu que l’accompagnement par une animatrice se réduise au fil du temps pour laisser les habitants prendre la main au
bout de deux ans. Mais l’expérience a montré que cela ne fonctionnait pas. Il faut dire que la concertation amène des discussions parfois houleuses. Celles-ci génèrent du lien et des projets, mais demandent aussi de la médiation. Il est aussi prévu que, tous les ans, une enquête soit réalisée auprès des locataires de la résidence HLM, et le rôle des animatrices est capital. « On discute avec chacun pour voir ce qu’il pourrait apporter, et on arrive ainsi à connaître de manière très fine chacun des habitants. L’idée, c’est d’instituer un collectif d’animation », explique Samira, l’animatrice de Marseille. En plus, même si la prise en charge du ménage des parties locatives n’est pas systématique, c’est un des points qui demande de la médiation. Tout comme la vie de la Maison des projets en général. Le dispositif a donc été adapté et le temps de présence de l’animatrice, au départ à temps plein sur place, diminue jusqu’à un minimum d’une journée hebdomadaire. Cela coûte donc plus cher que prévu, et l’association dépend toujours de subventions. Le nouveau bureau de l’association a donc décidé pour quelques années de réduire les ambitions et Chers Voisins n’ouvre de Maisons des projets que dans les résidences HLM 1001 Vies Habitat, tout en élaborant un modèle économique plus viable qui permettra de proposer le dispositif à d’autres bailleurs sociaux.
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« L’information a bien circulé, certaines mères isolées sont venues de très loin. » Hanane, responsable du « café poussette » à Lieusaint LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 87
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Fraternités
Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché
Un coup de pouce pour la rentrée Vu la hausse des prix actuelle, la rentrée scolaire donne déjà des sueurs froides à certains. L’association Dons solidaires, spécialiste de la récupération de produits non alimentaires, a lancé en mars la 13e édition de son opération « Kit scolaire ». Ses équipes vont récupérer des stylos, des feutres, des cartables, des trousses, des cahiers, des règles, ou des ciseaux chez des fabricants spécialisés – Bic, Stabilo, Oberthur… – ou auprès de papeteries. Les objets récoltés seront ensuite distribués auprès d’associations de terrain, au plus près des familles dans le besoin. Quelque 600 000 enfants vont bénéficier en septembre de bons outils pour bien démarrer l’année scolaire. L’association est prête à être sollicitée par de nouvelles structures locales d’aide aux foyers modestes. Et elle a toujours besoin de coups de pouce bénévoles dans ses vingt-deux antennes régionales pour préparer les livraisons. donsolidaires.fr/rentree-scolaire-et-solidarite ou 01 39 16 86 97
Des tricoteuses efficaces et généreuses Les chiffres sont impressionnants. Avec Tricotez-cœur, 50 000 pièces de layettes sont réalisées chaque année par 7 500 tricoteuses bénévoles. Créée en 2006 à l’initiative de l’École des grands-parents européens, l’association offre des trousseaux aux mères qui en ont besoin. Une équipe d’une vingtaine de bénévoles déballe et trie les tricots. Ensuite, les produits sont distribués via les maternités, les assistantes sociales, puis à travers une soixantaine de structures 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
en France et à l’étranger – Relais bébé des Restos du cœur, Emmaüs, Aide aux migrants, Maternité au Liban… Né à Paris, Tricotez-cœur a désormais des antennes locales dans dix grandes villes. L’association accepte des dons de laine, et cherche des bénévoles pour effectuer des livraisons ponctuelles. Les tricoteuses reçoivent une newsletter grâce à laquelle elles peuvent voir leurs œuvres portées par des bébés. tricotezcoeur.com
La culture accessible grâce aux souffleurs d’images Mal voir ou ne pas voir du tout n’interdit pas forcément de profiter de spectacles ou d’expositions. Avec l’association Souffleurs d’images, les sorties accompagnées rendent accessibles ce qui ne le serait pas sinon. Au théâtre, des visites tactiles permettent à un non-voyant de se représenter le décor avant la représentation. Puis c’est au creux de l’oreille ou dans la paume de la main que le « souffleur » transmet au mieux ce qui se passe sur scène. Le site Internet de l’associa-
tion met en contact les demandeurs et les souffleurs bénévoles. Ces derniers, artistes ou étudiants en arts, reçoivent une formation d’une demi-journée. Les lieux culturels partenaires s’engagent, eux, à faciliter l’accès au duo et à offrir la place à l’accompagnant. On trouve des « souffleurs d’images » à Paris, Toulouse, Marseille, Limoges et Avignon. En 2021, plus de 600 déficients visuels ont pu ainsi être accompagnés dans un lieu culturel. souffleurs.org ou 01 42 74 17 87
Un triporteur réunit réfugiés et personnes âgées À Pau, les personnes âgées ou handicapées peuvent désormais bénéficier d’un mode de transport original, écologique et citoyen. Depuis janvier 2022, le triporteur solidaire leur permet de petits déplacements en centre-ville, vers un salon de coiffure, un cabinet médical ou un ami à visiter. Le véhicule est piloté par des demandeurs d’asile et des réfugiés hébergés au Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) Isard COS. S’ils n’ont malheureusement pas le droit au travail salarié, ces cyclistes occasionnels interviennent bénévolement dans une activité participant pleinement à leur projet d’intégration. Ils sont actuellement une douzaine à conduire le triporteur, doté d’une assistance électrique, ou à gérer l’accueil des demandes et la dizaine de courses hebdomadaires. Un nombre qui croît régulièrement. Imaginé par une bénévole adepte du deux-roues, le projet est porté par le centre social La Pépinière, situé à côté du Cada. Il a été lauréat du premier budget participatif des Pyrénées-Atlantiques fin 2020, ce qui a permis l’achat du véhicule et de son garage. Un Cada d’un autre département envisage de lancer à son tour un triporteur solidaire. www.pepiniere-pau.org/inauguration-du-triporteur-solidaire ou 07 50 04 03 17
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REGARDS // COMMENT QUALIFIER LES CRIMES DE GUERRE ?
Comment qualifier les crimes de guerre ? En mai, un jeune militaire russe, Vadim Chichimarine, a été condamné à la prison à perpétuité pour avoir abattu un civil ukrainien. La justice a ouvert des milliers d’autres dossiers. Avec le conflit en Ukraine, se repose la question de juger les crimes contre les droits humains. Qu’est-ce qu’un génocide, un crime de guerre, un crime contre l’humanité ? Le chercheur Joël Hubrecht, responsable scientifique à l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice, explique concrètement ces notions.
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Le 4 avril à Boutcha, le président Volodymyr Zelensky a parlé de « génocide » pour qualifier les exactions russes en Ukraine. Dans la foulée, il a reçu le soutien de Joe Biden. En revanche, en France, Emmanuel Macron a pris ses distances. Pourquoi ce terme fait-il débat ? À cause de sa charge historique ! Quand on parle de génocide, le rapprochement avec la Shoah, considérée comme le crime des crimes, est immédiat. Les juristes, eux, n’établissent pas de hiérarchie entre génocide, crime de guerre ou crime contre l’humanité. Pour ce qui est de l’Ukraine, le débat se situe entre ceux qui trouvent peu acceptable de réfuter qu’un tel crime a lieu en ce moment dans le pays et ceux qui, au contraire, estiment que la communication sur le sujet est éloignée de la réalité. Le terme de génocide a-t-il été employé dans d’autres situations que la Shoah ? Il y a eu le génocide des Arméniens en 1915. Dans ce cas, la notion est établie sur le plan historique, même si cela fait encore débat en Turquie. Au Cambodge, les juges ont qualifié de génocide les exactions des Khmers rouges contre les minorités cham et vietnamienne – et non l’ensemble de la population comme les spécialistes le font généralement. Il faut surtout rappeler qu’il y a eu des condamnations pour crime de génocide, un grand nombre notamment pour les tueries au Rwanda en 1994. Le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en a prononcé également pour le massacre de Srebrenica au mois de juillet 1995.
Comment définit-on juridiquement un génocide ? C’est un crime commis dans l’intention de détruire en tout ou – et je le souligne – en partie un groupe national, racial, ethnique ou religieux. La détermination de ce qu’est une « partie substantielle du groupe » a été essentielle dans le cas de Srebrenica pour parvenir à la qualification de génocide. Cette définition a été fixée par la convention de 1948. Mais, à cette époque-là, rappelons-le, des discussions ont eu lieu sur le type de groupes concernés. Ont été exclus ceux de nature politique, les classes économiques et sociales. Ce n’est pas sans lien avec l’Ukraine. Les représentants soviétiques ont bataillé pour que la liste ne soit pas étendue car ils avaient en tête l’Holodomor, la famine organisée au début des années 1930 contre les « koulaks », les paysans ukrainiens. Comment distingue-t-on crime de guerre et crime contre l’humanité ? S’ils étaient considérés comme assez proches au départ, on a pu mieux les distinguer au fil du temps. Le crime de guerre doit avoir un lien avec un conflit armé mais peut être une initiative isolée prise dans ce cadre. C’est une violation grave du droit humanitaire à l’encontre de populations protégées, c’est-à-dire essentiellement les civils, les prisonniers de guerre et les blessés. Ces violations relèvent de ce qui déroge notamment à des règles de discrimination – par exemple lorsqu’on ne distingue pas combattants et non-combattants –, ou de proportionnalité – lorsque la destructivité n’est pas proportionnelle aux nécessités militaires. Le crime contre l’humanité, lui, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 91
REGARDS // COMMENT QUALIFIER LES CRIMES DE GUERRE ? peut être commis en temps de paix et se situe dans le cadre d’une attaque systématique ou généralisée contre une population civile. Y a-t-il encore des doutes sur le fait que se produisent des crimes de guerre en Ukraine ? Non. Nous sommes dans le cadre d’un conflit, des civils sont touchés, les bombardements sont massifs et indiscriminés. S’il s’avère que des crimes sont commis dans le cadre d’une attaque systématique et généralisée contre une population, ils seront alors qualifiés de crimes contre l’humanité. Pour en arriver là, il faut pouvoir caractériser un ensemble d’attaques, des schémas de crimes récurrents afin de les raccrocher à une politique globale visant les populations civiles en tant que telles. Ce sont des dossiers un peu plus longs à constituer car ils nécessitent un travail de preuves sur des crimes particuliers qu’il faut inscrire dans un contexte plus général. Pour ma part, je n’ai guère de doute sur le fait qu’on soit, en Ukraine, dans le cadre de crimes contre l’humanité. Le débat juridique sur le fait qu’il y ait un génocide en cours vous paraît-il pertinent ? Il est légitime. Pour ma part, je ne vois pas encore suffisamment d’éléments pour le caractériser. Mais on ne peut pas le balayer d’un revers de main. En termes d’intention, par exemple. Vladimir Poutine, dans des discours prononcés en juillet 2021 et en février 2022, considère l’Ukraine comme une création artificielle. La volonté de « dénazifier » la population ukrainienne donne à l’agression russe un objectif qui va 92 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
au-delà d’une simple conquête territoriale ou d’une volonté de changement de régime. Il s’agit, dans l’esprit de Poutine, de rééduquer la population ukrainienne. En droit, le crime de génocide repose en partie sur une dimension d’intentionnalité ; ce qui peut parfois rendre compliqué sa démonstration. Dans le conflit ukrainien, il y a manifestement des éléments qui plaident dans le sens d’une intention génocidaire. Par ailleurs, la mise en œuvre d’un génocide ne se limite à l’extermination physique d’une population, d’hommes, de femmes ou d’enfants. Cela peut être, par exemple, des rapts d’enfants, des déportations. Or, il y a actuellement un nombre important d’Ukrainiens qui ont été déportés vers la Russie et dont le sort nous inquiète. Nous ne savons pas s’ils ont été pris en otage, s’ils subissent des violences. Juridiquement, la notion de génocide, je le rappelle, ne se mesure pas au nombre des morts. Qui va juger ces crimes ? Tous ceux qui en ont la capacité et la volonté. L’Ukraine est un cas singulier car, malgré la guerre, les institutions ukrainiennes n’ont pas été totalement mises à bas. Ce qui laisse la possibilité à la justice ukrainienne de monter des dossiers. Et d’ouvrir des procès, comme on l’a vu en mai. Elle collabore également avec la justice internationale – la cour pénale internationale est déjà active en Ukraine – et avec d’autres pays, notamment européens, qui ont envoyé des enquêteurs sur place. Ces pays pourront aussi mener des procès en compétence universelle. Les Ukrainiens souhaitent qu’il y ait des procès au niveau national mais ils veulent aussi qu’une justice internationale soit rendue.
Qui pourrait être concerné par ces procès ? Ce serait une erreur de se focaliser sur la personne de Vladimir Poutine et de considérer que justice sera rendue uniquement s’il est extradé à La Haye, siège de la cour pénale internationale. Évidemment, l’un des intérêts de la justice pénale internationale, c’est que le chef d’État en exercice n’est pas couvert par l’immunité dont il fait l’objet dans le cadre des législations nationales. Politiquement ou militairement, sont aussi concernés ceux qui sont susceptibles de répondre d’une responsabilité pénale individuelle. Parce qu’ils ont donné des ordres criminels ou qu’ils n’ont pas pris de mesures pour prévenir les crimes ou les sanctionner. Il est possible de poursuivre des généraux, en identifiant ceux qui ont mis en œuvre l’« opération spéciale », des criminels de guerre qui ont déjà sévi souvent en Tchétchénie ou en Syrie, tel que le général Dvornikov.
Aux procès de Nuremberg, après la Seconde Guerre mondiale, c’est tout le spectre d’un régime qui a été jugé. Pour le conflit en Ukraine sont potentiellement concernés les groupes qui constituent l’armée, du soldat au chef d’état-major, des groupes paramilitaires – Wagner, par exemple –, des miliciens locaux très actifs dans le Donbass. Politiquement, il y a le petit cercle autour de Poutine, tel que son éternel ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Dans les poursuites engagées, on peut aller assez loin, au titre de la complicité, et incriminer des idéologues, des financiers, voire des scientifiques qui auraient participé à l’armement chimique de la Russie si malheureusement de telles armes venaient à être utilisées.
Propos recueillis par Bernadette Sauvaget.
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Decazeville, terre d’accueil
Cette ancienne ville minière est réputée pour son multiculturalisme. Avant de recevoir des réfugiés ukrainiens ou syriens, elle a accueilli des Espagnols, des Polonais, des Italiens. Ses habitants, héritiers de cette histoire, ont pour principe d’accueillir tous ceux qui en éprouvent le besoin, quelles que soient leurs origines. Par Elisa Centis
À
contre-courant des discours xénophobes de certains représentants politiques, il existe des communes où accueillir les étrangers est considéré comme un devoir. Decazeville, petite ville du nord de l’Aveyron, fait partie de celles-là. On peut y croiser des Afghans, des Syriens, des Comoriens, ou encore des Ukrainiens, arrivés le 18 mars dernier. Ici, nul ne semble opposé à cet accueil, que défend la municipalité. Sur le marché, les voix s’expriment à l’unisson. « Je suis chrétienne. Nous sommes tous frères », assure Gisèle, 75 ans. « Immigré, émigré, nous sommes tous de la même planète », confie un peu plus loin Jean-Claude, 68 ans. « Il faut accueillir tout le monde. Quelle que soit la culture des gens. Cela nous apporte une ouverture d’esprit », renchérit Aude, 43 ans. Un tissu associatif solide À Decazeville, la majorité des étrangers sont hébergés dans des structures dédiées et suivis par des associations telles qu’Accès Logement. Ce mardi
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matin de mai, c’est du russe et de l’ukrainien qui retentissent dans l’une des pièces de la maison qui abrite l’organisme. Plusieurs femmes sont rassemblées autour de deux employés pour remplir des dossiers administratifs. Anja Zarochiniseva, venue d’Ukraine avec ses deux enfants et sa belle-sœur, vient ici deux fois par semaine. Pour les papiers, mais aussi les cours de français, précise cette brune aux yeux bleu clair. Si elle remercie les employés de l’association, très présents depuis leur arrivée, elle se dit également stupéfaite de l’accueil des habitants. « On nous demande tout le temps si on a besoin de quelque chose. Des vêtements, de la nourriture. Une personne a même donné un vélo à mon garçon de 7 ans. » L’association dispose de logements pour les familles, les réfugiés et les personnes qui bénéficient d’une protection temporaire. Il peut arriver qu’ils soient voisins. « Tous les soirs, les enfants jouent ensemble. On entend trois à quatre langues différentes, mais ils arrivent à se comprendre », sourit Anja Zarochiniseva.
Habitat et Humanisme, mais aussi le centre communal d’action sociale de Decazeville, complètent le dispositif d’accueil pour les étrangers. Ces organismes proposent des cours de français et aident les étrangers à obtenir des formations afin qu’ils s’insèrent sur le marché de l’emploi. Moubarak Hassan, Soudanais de 29 ans, dispose désormais d’un logement et d’un emploi. Il est sorti du dispositif d’Habitat et Humanisme depuis un an et demi. Lorsqu’il se penche sur son parcours, depuis son arrivée en France en 2018, l’arrivée à Decazeville en 2020 lui apparaît comme une chance. « J’étais d’abord à Paris. C’est là que j’ai obtenu le statut de réfugié. Mais je dormais dans la rue. Puis, un jour, la police est venue. J’ai été transféré à Toulouse, avant d’être emmené à Decazeville. Ici, on m’a tout donné. Un logement, une formation pour le français. » Questionné sur le racisme qu’auraient pu exprimer des habitants devant sa peau noire, Moubarak Hassan secoue la tête : « Cela ne m’est jamais arrivé ici. » Près de lui, BadréDinne Bekkouche, employé de l’association Habitat et Humanisme, acquiesce. « Les gens sont très favorables à l’accueil ici », assure l’homme de 56 ans, arrivé dans l’ancienne cité minière en 2016. « Lors du premier programme pour les déplacés syriens en 2018, ils ont été d’une grande générosité. Et cela ne s’est pas arrêté. On reçoit encore régulièrement des dons. » Une volonté d’aider que l’on retrouve dans l’association La Boussole, qui a tout juste un an. Sylvie Remès, maraîchère bio, et Annie Gineste, secrétaire médicale à la retraite, proposent bénévolement des activités aux réfugiés et demandeurs d’asile. « Nous restons en dehors de l’administratif. On nous appelle parfois “Maman”. Nous sommes particu-
lièrement touchées par le sort réservé aux demandeurs d’asile qui subissent une maltraitance administrative. Ils n’ont pas le droit de se former, ni de travailler durant l’étude de leur dossier. Deux ans en moyenne. » Ces valeurs d’accueil, de solidarité sont le fruit d’une histoire particulière dont « les gens sont fiers », insiste Jean- François Mario, membre de l’association Mescladis (mélange en occitan). « Decazeville, c’est comme une ville du Far-West. Avant l’industrie, il n’y avait rien. Puis, au milieu du xixe siècle, on a monté de bric et de broc une ville autour de la mine. Chacun a le sentiment que lui ou sa famille est arrivé là un jour, que cela soit du Cantal, du Lot, de Pologne, de Hongrie, et plus tard du Maghreb et d’Afrique. » L’histoire comme ancrage Decazeville a été créée autour de son usine de sidérurgie, dont la construction a débuté en 1829, et de son usine de charbon. Entre 1821 et 1836, le secteur de Decazeville passe de 5 196 à 9 292 habitants. Les premiers étrangers à poser le pied dans ce que l’on appelle le « bassin houiller » (Decazeville, Aubin, Viviez, Firmi et Cransac) sont des sidérurgistes gallois. Plusieurs vagues migratoires se succèdent ensuite. Au début du xxe siècle, la compagnie minière et sidérurgique de Decazeville recrute, près des Pyrénées, des Espagnols. La Première Guerre mondiale va amplifier ce phénomène migratoire, amenant sur le bassin réfugiés belges, néerlandais, russes, arméniens, mais aussi des contingents militarisés d’étrangers venus du Maghreb ou encore de Grèce. Après la Seconde Guerre mondiale, le regroupement familial de réfugiés de la guerre civile espagnole se double d’une immigration LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 95
REGARDS // DECAZEVILLE, TERRE D’ACCUEIL économique. Decazeville accueille des Italiens, des Polonais et, à partir des années 1960, des Portugais. La source se tarit cependant avec la crise des houillères (1960-1966) puis celle de la sidérométallurgie (1983-1987). Une célébration du multiculturalisme Le passé de cette ville industrielle et multiculturelle semble effacé lorsque l’on se promène dans la ville. L’ancien bâtiment où se trouvaient les soufflantes est l’un des rares témoins de cette histoire. La mine a fermé, ainsi que l’usine de sidérurgie, « les habitants se sont rendu compte que leur seule véritable richesse, ce n’est pas le charbon, mais les gens », observe Jean-François Mario. La fête des langues qu’il organise avec les autres membres de l’association Mescladis est une véritable célébration du multiculturalisme. Durant une journée, tout le monde est invité à présenter sa langue maternelle ou celle de ses parents, ou encore de ses grands-parents. Chaque langue dispose d’un stand. « Elles sont ainsi toutes présentées à égalité. Nous voulons symboliser l’égalité des langues
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« On a grandi avec des camarades de classe issus d’un brassage de nationalités, ce qui fait qu’on ne sera jamais racistes. »
dans le monde. Il n’y a pas de petite langue. On ne parle pas de dialectes, de patois. Tout est égal, car les hommes sont égaux », insiste Jean-François Mario. L’association Memoria Andando, qui entretient la mémoire de l’exil des immigrés espagnols victimes du franquisme, devrait participer à la prochaine fête le 24 septembre, comme chaque année. « On est nous-même fils et filles de plusieurs exils, économique, politique, fait observer Jean Vaz, président de l’association. On a grandi avec des camarades de classe enfants d’Espagnols, mais aussi de Polonais, Hongrois ou Italiens. Un brassage de nationalités qui fait qu’on ne sera jamais racistes. » Aujourd’hui, une vingtaine de nationalités se côtoient dans l’ancienne cité minière. C’est un peu moins que dans les années 1920-1926. On comptait alors près de trente nationalités différentes. « Les jeunes étrangers partent pour trouver un travail ou fonder un foyer, constate Annie Gineste, de l’association La Boussole. Mais on sent qu’ils étaient heureux ici. J’ai reçu récemment le message d’un jeune parti au Havre. Il écrivait : “Vous me manquez beaucoup.” »
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Le feu i
-Dame re
n de N o t e ot l l
Par Bernadette Sauvaget
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 97
SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME Suite à l’incendie de Notre-Dame, les chefs-d’œuvre picturaux qu’elle contenait, assombris par le temps et peu visibles du fait de leur emplacement sur ses murs ont été transférés dans un lieu discret pour y être restaurés.
I
l a fallu garantir de ne pas dévoiler le lieu où ces précieux tableaux étaient stockés et restaurés. En fait, une zone sans âme comme il en existe des dizaines et des dizaines en région parisienne, des entrepôts du groupe Bovis, l’un des grands spécialistes du stockage d’œuvres d’art. L’endroit est perdu à la lisière des champs de blé de l’Essonne. Craint-on le vol ? Ce ne serait pas, selon les spécialistes, le principal danger. Ces tableaux de Charles Le Brun, Laurent de La Hyre, Mathieu Le Nain, Guido Reni ou encore Ludovic Carrache sont trop connus pour être monnayables – s’ils venaient à être dérobés – sur le marché de l’art. La discrétion s’impose malgré tout. Pour ne pas susciter la curiosité ou donner de mauvaises idées à de possibles vandales en rébellion contre la religion. À l’extérieur, l’air est presque brûlant. Mais, dans les vastes ateliers hautement sécurisés, la température est réglée au degré près pour la bonne conservation des œuvres et des matériaux utilisés pour leur restauration. Quelque part en Essonne, nous voilà dans une annexe du chantier de restauration de Notre-Dame de Paris. L’opération est placée sous l’autorité et la charge de la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) d’Île-de-France. Encore une fois, comme souvent avec la cathédrale incendiée, il s’agit d’inédit, de démesuré, d’exceptionnel. « Nous avons créé le plus imposant atelier de restauration de tableaux d’Europe », assure Antoine-Marie Préaut, conservateur régional des monuments historiques d’Île-de-France. Ici sont stockés, auscultés, nettoyés, les vingt-deux tableaux de la cathédrale. La majeure partie des œuvres appartient à la série de ce qu’on appelle les Mays de Notre-Dame, souvent des chefs-d’œuvre, issus des ateliers de l’élite de la peinture des xviie et xviiie siècles. Des
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grands formats – certains dépassent les 12 m2 – aux motifs religieux inspirés, pour la plupart mais pas exclusivement, des Actes des Apôtres. Ces tableaux étaient offerts, chaque année, le 1er mai – à cette époque on l’orthographiait avec un y – par la puissante et fortunée confrérie des orfèvres. Préalablement, les chanoines du chapitre de Notre-Dame donnaient leur accord sur le thème à traiter. Les ateliers rivalisaient entre eux pour décrocher la commande. Ces donations se sont étalées de 1630 à 1707.
De Vierges en villes Le plus beau chef-d’œuvre de cette série ? La plupart restent sans doute encore à découvrir, mais, de ceux encore présents à Notre-Dame, le plus captivant, pour les restaurateurs qui travaillent sur eux quotidiennement, est probablement une toile de Mathieu Le Nain datant de 1640 et représentant la nativité de la Vierge, un motif tiré des évangiles apocryphes. Au premier plan, une nourrice allaite Marie. Sa mère Anne, au second plan, demeure, elle, alitée. La composition est complexe et se perd dans un jeu de perspectives. Lors de cette visite aux restaurateurs dans leurs ateliers de l’Essonne, un tableau de Ludovic Carrache, Saint Bernardin de Sienne délivrant la ville de Capri, nous a particulièrement touchés. Daté du début du xviie siècle, il était installé, à NotreDame, au bas de la nef, en hauteur comme tous ces grands formats, assombri par le temps, inaccessible à nos yeux ignorants. Cette fois-ci, il est là face à nous, se laissant détailler. Comme d’autres, l’œuvre de Carrache a connu bien des péripéties. Du tableau initial, il ne reste plus que ce fragment où l’on voit le saint haranguant des soldats. Au loin, nous apercevons une ville italienne. L’autre partie, où était représentée, selon les historiens de l’art, une Vierge entourée d’une nuée d’anges, a été découpée et probablement vendue. Restauratrice, Isaline Trubert admire la toile de Carrache. « Quelques traits suffisent, ditelle, pour caractériser la tête du saint, donner du relief à ses pieds. »
L’inconnu de Notre-Dame Casque sur la tête et portant une combinaison bleue de travail, le recteur de Notre-Dame de Paris, Patrick Chauvet, est présent, ce 12 avril 2022, lorsque le sarcophage en plomb découvert dans le chœur de la cathédrale quelques semaines plus tôt lors de fouilles archéologiques sort du monument. Le prélat prononce une rapide prière et bénit le corps de l’inconnu de NotreDame. Pour le moment, les chercheurs ignorent toujours de qui il s’agit, sans doute un dignitaire religieux de haut rang ou un personnage issu de la noblesse, étant donné le rite funéraire qui a accompagné sa mort et le lieu de sa sépulture. Récemment, le sarcophage anthropomorphe a été transféré à l’institut médico-légal de Toulouse, spécialisé dans ce type de recherches. Selon la législation française, la dépouille est considérée comme des restes humains. Et traitée comme telle et non comme un bien archéologique. Lors de sa découverte, une caméra endoscopique a permis de procéder à de premières explorations dans le sarcophage, révélant un squelette en bon état, des restes de cheveux, un objet non identifié. À Toulouse, une autopsie virtuelle va permettre de dater précisément la dépouille, de déterminer son sexe – un homme très probablement, étant donné son rang dans la hiérarchie religieuse –, son état de santé au moment du décès et donc possiblement la cause de celui-ci. Mais les résultats ne seront connus qu’à l’automne 2022. Pour le moment, l’identité du dignitaire reste un mystère. Et pourrait bien le rester. L’hypothèse la plus vraisemblable serait que l’inconnu de Notre-Dame ait été l’un de ses chanoines. Quoi qu’il en soit, le fait d’être inhumé dans le chœur de la cathédrale était un privilège réservé à une élite. Les études archéologiques qui seront menées vont surtout permettre d’en connaître davantage sur les rites funéraires. Outre la question de l’identité, il faudra trancher ce qu’on fera, à la fin des études scientifiques, de l’inconnu de Notre-Dame. Va-t-on l’inhumer à nouveau à Notre-Dame de Paris ? Ailleurs ? Certes, la découverte de ce sarcophage a suscité une intense curiosité. Mais ce n’est pas celle-ci qui a retenu le plus l’attention des archéologues et des historiens de l’art. Les fouilles conduites au printemps avant la mise en place de l’échafaudage qui servira à la reconstruction de la flèche et des voûtes ont mis à jour des éléments du jubé érigé au xiiie siècle. Construit en pierre et séparant le chœur de la nef, il avait été détruit au xviiie siècle lors des aménagements voulus par Louis XIV à l’intérieur de Notre-Dame. Pour les spécialistes, le jubé médiéval constitue l’un des derniers mystères de la cathédrale. Cet imposant élément de l’architecture intérieure avait disparu. Eugène Viollet-le-Duc en avait retrouvé quelques éléments lors de la rénovation menée au xixe siècle. Ils avaient été déposés, à l’époque, au musée du Louvre. La découverte de 2022 est beaucoup plus conséquente : plus de quatre cents pièces ont été évacuées des fouilles. La plupart sont dans un bel état de conservation – des mains sculptées, une tête polychrome, un torse habillé de jolis plis. Ils étaient enfouis sous le dallage du chœur, très probablement placés là lors de la destruction du jubé. « Il existe un adage qui dit que ce qui entre dans une cathédrale n’en sort jamais », cite Antoine-Marie Préaut, conservateur régional des monuments historiques d’Île-de-France. Il vient de se vérifier. B. S.
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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME Ce jour-là, dans les entrepôts Bovis, nous n’avons malheureusement pas pu contempler la fameuse Nativité de la Vierge de Le Nain. Ou seulement de dos, si l’on ose dire, dans l’atelier de restauration des supports. À cet endroit, la température est strictement contrôlée à 20 °C pour optimiser les matériaux, telle que la colle animale, utilisés pour les restaurations. Une puissante soufflerie produit en permanence un bruit sourd. Abîmée par les ravages du temps, La Nativité de la Vierge a nécessité un rentoilage. Gianluca Fratantonio, un restaurateur du groupe Arcanes formé à Florence, explique comment le châssis a lui aussi été dégradé. « On va reconstituer ce coin-là, montre-t-il. Il a été découpé, sans doute pour le faire entrer dans un cadre. » Pour leur malheur, ces œuvres ont sombré peu ou prou dans l’oubli. Même le public cultivé ignore l’histoire des Mays de Notre-Dame. Antoine-Marie Préaut le reconnaît : « La peinture de cette époque n’est plus trop au goût du jour. C’est un peu une peinture d’initiés. » Le conservateur compte sur le prochain musée du GrandSiècle, dont l’ouverture est prévue d’ici quatre ans, pour aider à sa réhabilitation. Avant l’incendie ravageur du 15 avril 2019, les treize Mays qui figuraient encore dans la cathédrale étaient dispersés dans les chapelles latérales de la nef ; ce qui ne favorisait pas non plus leur mise en valeur. L’histoire leur a fait connaître bien des vicissitudes. À la Révolution, les Mays de Notre-Dame (soixante-dix-sept en tout) ont été dispersés. Et pour nombre d’entre eux définitivement perdus, découpés pour être vendus, roulés et peut-être encore abandonnés quelque part, entreposés ici ou là dans des musées. En 1802, juste après l’adoption du Concordat, une partie revient dans la cathédrale. Mais lorsqu’Eugène Viollet-le-Duc entreprend, à partir de 1844, la restauration de Notre-Dame de Paris, il n’en veut plus. Pour lui, la cathédrale est médiévale. Exclusivement médiévale. Les Mays déménagent encore une fois. Avant de revenir dans la seconde partie du xxe siècle. « À partir des années 1940, Pierre-Marie 100 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
Auzas, un inspecteur des monuments historiques, va se passionner pour Notre-Dame, raconte Antoine-Marie Préaut. Il fera tout pour récupérer le plus de Mays possibles. » Lors de l’incendie du 15 avril 2019, les tableaux de Notre-Dame n’ont pas souffert des flammes. La plupart étaient situés loin de la croisée du transept et du chœur, où se sont concentrés les dégâts. « S’ils sont actuellement restaurés, ce n’est pas à cause de l’incendie », tient à préciser Antoine-Marie Préaut. Grâce aux fonds collectés par la souscription nationale, Notre-Dame de Paris bénéficie, en fait, d’une rénovation globale. Et quasiment inespérée. « Si l’on regarde les événements de façon optimiste, c’est vrai qu’une telle opération n’aurait pu jamais avoir lieu sans les circonstances de l’incendie. L’histoire des Mays de Notre-Dame s’est perdue ; la rénovation de la cathédrale va permettre de la restituer au public », appuie Laurent Roturier, le directeur régional des affaires culturelles d’Île-de-France.
En route vers une cure de jeunesse Le 19 avril 2019, quatre jours après le début de l’incendie, une opération spéciale est montée pour évacuer les tableaux de la cathédrale, peu maniables à cause de leur format. Une task force de dix personnes est mobilisée ; des petits échafaudages roulants permettent de les décrocher. « Sur place, nous faisons un rapide diagnostic, un contrôle sanitaire, puis les tableaux sont acheminés en l’état, sans déposer les cadres », raconte Antoine-Marie Préaut. Un ballet de camions les emporte discrètement dans des entrepôts. Les deux dernières œuvres présentes dans le monument sont évacuées en août 2020. Nichées dans le transept sud, une zone dangereuse, elles n’étaient pas accessibles tant que la préfecture de région n’avait pas donné son accord. En décembre 2020, l’ensemble des tableaux a pris ses quartiers sur la base « secrète » de l’Essonne. Leur restauration à proprement parler a débuté un an plus tard sous la houlette de trois groupements de restaurateurs. Vu l’ampleur de
placé derrière saint Paul. « Je n’ai pas encore eu le la tâche, la Drac leur a demandé de se regroutemps de mener les recherches », dit-elle. per et de travailler en commun dans ces ateliers Muni de sa palette, Gianluca Fratantonio achève, conçus sur mesure. Ce jour-là, Isaline Trubert lui, les retouches d’une Visitation d’Étienne s’affaire au chevet d’une œuvre d’un peintre Jeaurat, datant de 1754. Le spectateur a l’œil qu’on a le droit de ne pas connaître, Nicolas Loir. immédiatement attiré par une sympathique L’épisode – Saint Paul aveugle le faux prophète tête d’âne. « C’est lui qui nous regarde », s’amuse Bar-Jésus et convertit le proconsul Sergius – est le restaurateur. Son œil averti nous fait voyatiré des Actes des Apôtres ; la toile, de dimenger dans le tableau et son hissions imposantes – 4,01 mètres toire, traque les repentirs de de hauteur sur 3,45 mètres de l’artiste. La tête de l’âne, juslargeur – disparaît derrière un tement. Dans une première échafaudage. version, Étienne Jeaurat avait Munie d’une lampe, la restauopté pour des oreilles à la verratrice fait passer une lumière ticale. Puis s’est ravisé avant de rasante sur la surface du les placer à l’horizontale. Les tableau pour détecter ce que restaurations permettent de les restaurateurs appellent les remonter le temps. La compolacunes, c’est-à-dire des pertes sition de cette Visitation a d’ailde matières picturales qui forleurs évolué, faisant disparaître ment des petits creux. Il faut l’un des personnages. Que faire les corriger afin que le tableau face à ses découvertes ? Un ne continue pas à se détécomité scientifique prend les riorer. À l’aide d’un pinceau, décisions. Gianluca FratantoIsaline Trubert se livre à une nio a ainsi laissé en transpaopération minutieuse de masticage. Auparavant, l’œuvre a Étienne Jeaurat, La Visitation (1754), rence des traces du repentir des oreilles de l’âne. été nettoyée, décrassée. Les avant restauration. La restauration de l’ensemble anciens vernis ont été ôtés, des tableaux ne s’achèvera pas avant le prinrévélant les « vraies » couleurs. En vieillissant, temps 2024. Et les œuvres ne seront pas replaces vernis assombrissent en fait les œuvres. cées dans l’édifice tant que les conditions de conservation n’y seront pas assurées. Pour le Des oreilles qui bougent moment, nul n’en connaît la date. Pas même le Le tableau de Nicolas Loir, à certains endroits, général Jean-Louis Georgelin, le président de est parsemé de petits points blancs, comme l’établissement public en charge de la restauradans la barbe de saint Paul. « Nous, restaurateurs, tion de Notre-Dame. Il a longtemps promis qu’un sommes en contact direct avec le tableau et, du Te Deum serait célébré le 16 avril 2024 dans la coup, nous sommes très sensibles à sa matière », explique la restauratrice. Bien sûr, la toile n’est cathédrale. Désormais, il ne se hasarde plus à pas un chef-d’œuvre. Mais, à la côtoyer intimerappeler cette date… ment, la restauratrice apprend à l’aimer. « Il y a des côtés assez contemporains dans la facture, dit-elle. Notamment dans la manière de figurer les Photos : p. 97 © Sputnik / p. 101 © Ministère de la Culture – visages, qui sont très expressifs. » Des détails l’inMédiathèque de lʼarchitecture et du patrimoine, tous droits réservés ; © Notre-Dame de Paris triguent. Elle se demande qui est le personnage
À suivre…
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u risque de me répéter, et d’être rejeté dans le camp honni des sceptiques ou, pire, des nuancés, je persiste à m’inquiéter des conséquences de l’isolement de la Russie. Quelque chose me dit que je ne suis pas le seul. Je me pose même des questions sur l’invraisemblable, la fascinante entreprise de communication de Zelensky, acteur saisi par l’incarnation magistrale, en situation tragique, d’un mélange postmoderne de réalité et de fiction : agit-il ou est-il agi ? Voyons-nous naître un héros, l’un de ces rares êtres d’exception qui font l’histoire, ou assistons-nous, comme l’imaginent certains, à la réalisation d’un scénario écrit au jour le jour par des auteurs dignes de Shakespeare et produit par la CIA ? Cet incroyable Calimero, qui a quelques raisons de l’être, a même fait une apparition au Festival de Cannes, invoquant Chaplin et la force universelle du cinéma pour guider les consciences. Comme si un personnage sortait vraiment de l’écran, façon La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, pour se mêler à la fiction de l’histoire. Car l’histoire aussi est une fiction que l’on produit, que l’on construit, qui parfois vous échappe, et les guerres ont toujours été des spectacles grandioses, un théâtre macabre
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que s’offrent des rois inconséquents ou des dictateurs fous pour la suprême jouissance de donner la mort. Voltaire a tout dit de cet orgasme suprême dans le chapitre 3 de son Candide, de l’hubris du crime, du viol comme arme de guerre et récompense des « héros » combattants qui assouvissent de cette façon leurs petits besoins naturels. La vie est triste et plate pour beaucoup de bipèdes à l’imagination limitée, mais dès que l’on fait des trous dans les gens, remarquait Giono à propos d’Un roi sans divertissement, son chef-d’œuvre, elle devient beaucoup plus distrayante. Car les morts de cette guerre sont de vrais morts, les bombes sont de vraies bombes, et la tragédie des déplacés nous rappelle qu’un Kriegspiel n’est plaisant qu’au cinéma. Peut-être, quand vous lirez ces lignes, une attaque nucléaire aura-t-elle ravagé l’Ukraine. Peut-être la guerre sera-t-elle finie. Ou bien l’Ukraine aura défait l’armée russe et sera tentée de récupérer la Crimée. Ou Kiev, l’une des plus belles villes d’Europe, ne sera plus qu’un champ de ruines jonché de cadavres. Ou bien, comme le prophétisait récemment le géopolitologue Alexandre Adler – mais on me murmure qu’il lui arrive de se tromper, la divination est un métier à risques –, Poutine sera liquidé comme Beria vers le début de l’été, ou assigné à résidence
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comme Khrouchtchev. Nous traversons toujours le présent comme des aveugles : en temps de guerre la visibilité se réduit encore, à quelques jours, voire quelques heures. Pour tenter de donner un peu de sens à cette tragédie d’une abyssale, d’une tribale bêtise, comme si la grandeur de la vie et de l’histoire se réduisait à la conquête de territoires, pour essayer de lire et d’anticiper un avenir angoissant, on se raccroche à des événements antérieurs. Et on en entend, des analyses qui se veulent éclairées par le petit cercle des « experts »… Sommes-nous en train de revivre la Première Guerre mondiale ? Alors, g ardons-nous d’humilier la Russie, ne refaisons pas le coup du traité de Versailles si d’aventure les Russes prennent la pâtée. Ou la Deuxième – on n’ose écrire la Seconde ? L’Ukraine est-elle la Tchécoslovaquie ? Les prorusses du Donbass sontils les Allemands des Sudètes ? L’affaire ukrainienne est-elle une répétition de l’Anschluss ? Il est vrai qu’en entendant la chanson vainqueure de l’Eurovision, le spectacle « culturel » le plus consternant de l’année, il vous prenait une furieuse envie d’envahir l’Ukraine. Mais la Russie existe, elle nous est même très proche. Elle se retrouve au ban des nations, son chef est saisi de folie suite à de longues macérations de
haine et de ressentiments, et le rêve gaullien d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural » a du plomb dans l’aile. Mais Poutine n’est pas Hitler ou Staline, du moins pas encore, il lui manque quelques millions de morts, ce qui pourrait bien arriver, selon certains, car il n’acceptera jamais la défaite et choisira l’apocalypse ; aux dires de nombre de ceux qui l’ont pratiqué, c’est un type assez médiocre et inculte, un petit voyou de Saint-Pétersbourg propulsé à la tête de l’État par l’ivrogne Eltsine à la faveur de circonstances sinistrement ubuesques. Poutine s’est mis sur le tard à l’étude de l’histoire, et l’interprète comme s’il avait suivi les leçons d’Éric Zemmour. Son seul moyen d’expression est la guerre, qu’il mène depuis vingt ans sans que l’on s’en émeuve plus que cela. Les Russes sont abrutis par la propagande d’État, ou totalement indifférents à ce qui se passe au-delà de leurs frontières, mais comme le disait André Gide, le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis : c’est toujours avec les 10 ou 20 % éclairés d’un peuple que l’on fait bouger les choses. Avec des Soljenitsyne, des Rostropovitch, des Sakharov, dont Poutine a supprimé la fondation, Memorial, qu’il avait destinée à honorer la mémoire de tous les morts de la guerre ; ou avec des êtres pareils à ce vieil homme, cet érudit LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 103
SAISONS // DISSIDENCES russe rencontré il y a quelques années à Moscou, qui parlait un français admirable sans avoir jamais mis les pieds en France, et qui traduisait Balzac et Maupassant pour lui-même, par amour pour la France rêvée et sa littérature. Poutine semble déjà un cadavre ambulant, une sorte de Brejnev botoxé, sinon cocaïné ou cortisoné, il faut songer à la suite, à l’après-guerre, car cette guerre finira un jour. Déjà, certains se frottent les mains et préparent la reconstruction de l’Ukraine en rêvant de juteux contrats. C’est à cela aussi que servent les guerres : relancer les économies et les perspectives de profits colossaux, beaucoup plus importantes que les vies humaines. Que pouvons-nous faire, nous qui suivons le spectacle de la guerre depuis nos canapés ? Petit manuel de dissidence, comme au bon vieux temps de l’URSS. Par tous les moyens, permettre à l’information de pénétrer la Russie. La censure veille, mais les moyens de la détourner s’organisent : elle est là l’autre guerre. Les hackers d’État du monde occidental s’y emploient, mais aussi quelques officines plus discrètes. Pour les dictateurs, le vrai danger est là : c’est celui de la connaissance réelle des événements, de l’information juste. Ce qui se passe en ce moment, et que l’on ne voit pas, est un combat silencieux qui ressemble à un jeu vidéo. Vous me direz que de ce côté-ci du rideau de fer renaissant, on ne se gêne pas pour tripatouiller l’information et jouer avec la vérité. Et qu’après tout notre monde à nous n’est pas tout à fait un paradis de vertu vêtu de probité candide et de lin blanc.
Vers l’été
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ncore heureux qu’on va vers l’été, disait, il y a bien longtemps, le titre d’un roman de Christiane Rochefort racontant la fugue de toute une classe de cinquième vers un avenir incertain qui se voulait radieux. On ne lit plus beaucoup Christiane Rochefort, me semble-t-il, et on a tort : c’était une libératrice, une insoumise qui avait tout compris de son époque : faillite de l’école, catastrophes urbaines, drames de l’inceste, répression contre
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l’homosexualité, violences sexistes. Son œuvre est une lutte acharnée contre toutes les formes de domination. Je ne suis pas un inconditionnel de littérature « engagée », comme on disait dans les années cinquante et soixante – d’ailleurs ce terme ne signifie pas grand-chose, toute œuvre est engagée, d’une manière ou d’une autre –, mais, en relisant récemment, presque par hasard, Les Petits Enfants du siècle, égaré dans une bibliothèque et dans un état de délabrement avancé, j’ai ressenti une profonde émotion, et pas seulement parce que j’avais lu ce livre en troisième… Comme les choses ont peu changé, finalement, malgré les téléphones portables, les ordinateurs et les réseaux sociaux : misère des cités, misère sexuelle, alcoolisme, harcèlement scolaire, trafics, violences « intra familiales » comme on dit aujourd’hui, impuissance publique. Ah, si, le trafic et la consommation de drogue ont quand même réalisé quelques progrès grâce à l’ouverture des frontières, à la baisse des prix et au système d’élimination physique de la concurrence ; c’est un magnifique et pur exemple de fonctionnement capitalistique efficace et sans complexe, qu’on devrait étudier en cours d’économie. À se demander à quoi peuvent bien servir la littérature et le cinéma. Mais à rien, comme le reste, sinon parfois à nous montrer la vie en mieux. Ou en pire. Nous allons donc vers l’été. Je ne voudrais pas plomber l’ambiance, déjà bien lourde, ni jouer les Cassandre, mais j’espère que nous en verrons beaucoup d’autres avant d’être vitrifiés et caramélisés par l’humaniste du Kremlin. J’écris ces lignes vers la mi-mai, dans une atmosphère bizarre de chaleur presque caniculaire, insolite en cette période. On commence à parler de famines futures. Heureusement, il existe encore quelques puissantes consolations. Je ne parle pas de livres encore à lire, ou de films encore à voir, ces futilités. Mais la nouvelle est tombée, un peu de baume sur nos âmes blessées : Kylian Mbappé reste au PSG, le club du Qatar, pays où 6 500 ouvriers sont déjà morts sur les chantiers de la prochaine coupe du monde de football. Aïe, décidément, ces temps-ci, on a du mal à positiver.
Alan Copson / Robert Harding Premium via AFP
Mille et une nuits au Qatar
Par Luna Vernassal LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 105
SAISONS // MILLE ET UNE NUITS AU QATAR
Au Qatar, le vent souffle sans répit, tandis que le pays se prépare à accueillir la Coupe du monde de football. Le tout sur fond d’un multiculturalisme assumé.
L
e vent souffle depuis des jours, soulevant avec lui poussière et sable. Parfois, un brouillard épais de sable en suspension s’installe, bloquant toute visibilité. Certaines routes se parent de cônes de signalisation nous permettant d’éviter des « congères » de sable. De mars à fin mai, les vents shamal – « nord » en arabe – balayent la péninsule et annoncent l’été. Les Qatariens un peu âgés vous disent que ce vent est bon pour les dattes et qu’il les fait mûrir. En effet, c’est l’époque où les palmiers dattiers se parent de sortes de balais verts, qui petit à petit verront de petites protubérances devenir plus grosses, puis brunir pour enfin devenir de belles brassées lourdes de dattes. Je les observe en attendant ce moment béni du mois d’août où nous pourrons les manger fraîches, encore gorgées de soleil. En attendant, ce vent du nord nous oblige tous à rester à l’intérieur. Bien avant la pandémie de Covid, nous connaissions déjà les fameux masques, car ils nous protégeaient de toute cette poussière. De la même manière qu’une tempête de neige recouvre tout d’un manteau blanc, ici la tempête de sable rend tout ocre. Parfois, on la voit arriver : le ciel change de couleur, entre gris orage et jaune ocre. Puis, petit à petit, les bâtiments au loin disparaissent dans une brume épaisse, et bientôt c’est vous qui vous retrouvez aussi dans ce brouillard. Plus insidieuse que la neige, la poussière s’insinue à l’intérieur de nos maisons et appartements mal isolés. Faire la poussière est une tâche sisyphéenne : il faut recommencer tous les jours. Malgré les 35 à 40 °C extérieurs, impossible de faire sécher du linge dehors sous peine de le retrouver empesé. Alors qu’en Europe nous avions l’habitude d’avoir le nez qui coule et la gorge qui gratte en hiver, ici c’est le printemps qui nous amène les affections respiratoires et les infections des yeux, à cause justement
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de ces particules en suspension permanente dans l’air. Impossible de laisser les enfants jouer dehors. Températures élevées et tempêtes de sable étant notre lot printanier et estival, il sera tellement plus agréable de profiter du Mondial de foot en novembre et décembre. Et si certains, à la conscience écologique inopinément réveillée à l’occasion d’une compétition sportive dans un pays arabe, commencent à s’offusquer du possible emploi de la climatisation dans les stades, qu’ils soient rassurés : en hiver, pas besoin de clim. En revanche, un petit pull pour les fraîcheurs nocturnes sera probablement nécessaire. En tout état de cause, nous commençons à nous préparer pour cette fameuse coupe du monde. L’excitation monte peu à peu, les uns demandant aux autres s’ils ont réussi à avoir des billets. Ou non. Les projets culturels et de divertissement en parallèle de la coupe du monde se font plus nombreux et, bien entendu, tout tourne autour du foot. Tout marketing inclut la coupe du monde, toute décoration est à base de ballons. Le pays entier se prépare à recevoir le monde.
Tout le monde est déjà là
Encore qu’une telle phrase ne soit pas forcément pertinente. On ne peut pas vraiment dire que le pays s’ouvre au monde avec les grandes compétitions internationales, puisqu’il l’accueille déjà, vu le nombre d’étrangers, de multiples nationalités, qui travaillent ici. Et c’est vraiment ce qui est formidable et enrichissant dans ce pays. Avec une population composée à 85 % d’expatriés, vivre au Qatar, c’est vivre dans un melting-pot permanent. Quand on arrive, ce n’est pas à une seule culture, arabe du Golfe, à laquelle il faut s’adapter, mais à une dizaine d’autres. On apprend vraiment à être citoyen du monde et à s’ajuster aux différentes cultures tout en prenant conscience de ses propres biais culturels
Le monde étant au Qatar, cela signifie aussi que chaque catastrophe naturelle, chaque soubresaut géopolitique ou chaque guerre se vit ici. Une tornade aux Philippines, l’explosion d’un site industriel à Beyrouth, des émeutes au Sri Lanka… et des chaînes de solidarité et de collectes de vêtements et d’argent se mettent en place automatiquement, suscitées par les familles installées au Qatar pour aider leurs compatriotes.
De la chance d’être français·e
Pour moi, l’expatriation au Qatar est aussi la possibilité de réaliser concrètement ce que signifient les guerres pour mes amis, mes collègues. C’est réaliser la chance d’avoir un passeport français plutôt qu’un passeport jordanien ou, pire, palestinien. Pendant quelques années terribles, j’ai vu des amis syriens ne plus pouvoir rentrer chez eux, devoir tout quitter du jour au lendemain, aider de la famille en danger à sortir de Syrie. J’ai vu nos collègues libanais perdre leurs économies placées dans leurs banques nationales, mais aussi devoir travailler encore plus pour aider leurs familles restées au pays et dont les salaires ou les retraites ne suffisent plus pour
© Karim Jaafar / AFP
français. Snob ? Râleur ? Distant ? Toujours à contredire ? Ah oui… c’est bien nous ! La moitié de la population expatriée vient du sous-continent indien : du Pakistan au Sri Lanka en passant par le Népal, et ce qui, a priori, pour moi, pour nous Européens, pourrait paraître comme une entité assez homogène ne l’est absolument pas. Eh oui, évidemment, il y a autant de différences entre un Indien du Penjab et un Sri-Lankais qu’entre un Français et un Grec, tous deux européens. Ensuite viennent les populations d’Asie du Sud-Est, entre Philippines et Indonésie. Le continent africain est, lui aussi, bien représenté, avec soit des populations venant d’Afrique de l’Est – Kenya, Éthiopie, Afrique du Sud –, soit des populations arabes comme les Soudanais et les Égyptiens. À propos des Arabes, ceux du Moyen-Orient sont bien entendus très présents ici : Libanais, Syriens, Jordaniens, Palestiniens sont nos collègues de travail. Et le tour du monde ne serait pas complet sans tous nos amis d’Amérique du Nord, d’Australie ou d’Europe. Cette fusion permanente implique concrètement, par exemple, que les cantines des grands sites industriels préparent et proposent cinq à six menus différents à chaque repas.
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SAISONS // MILLE ET UNE NUITS AU QATAR
Le melting-pot culturel au Qatar se traduit par une richesse incroyable au niveau religieux. payer les dépenses quotidiennes. Vivre au Qatar, c’est avoir des amis ukrainiens et russes ; les premiers qui lancent des collectes pour leurs réfugiés et les seconds qui ne vont pas rentrer chez eux, de peur d’être considérés comme dissidents ou, pire, d’être enrôlés de force dans l’armée. Vivre au Qatar, c’est avoir des amis proches birmans, qui, depuis trois ans, entre Covid et coup d’État militaire, n’ont pu rentrer chez eux retrouver leurs familles. Je ne devrais pas avoir besoin de ces exemples sous les yeux pour prendre conscience qu’il fait bon avoir la nationalité française. Pourtant, c’est bien en côtoyant tous les jours ces collègues et amis que l’on réalise qu’être ressortissante d’un pays en paix est une chance incroyable. Paradoxalement, c’est bien en étant loin de la France et de l’Europe que je mesure combien la paix construite depuis soixantequinze ans est précieuse et ne doit pas être considérée comme acquise.
L’apprentissage de la tolérance
Vivre et travailler dans cette ambiance pluriculturelle, c’est aussi une chance considérable pour les enfants, qui, à l’école, peuvent côtoyer plus de soixante-dix nationalités différentes. Toutes les écoles ici ont leur semaine internationale, où les pays, leurs cultures et leurs valeurs sont mis à l’honneur. Ici, les enfants ne se posent pas la question des différences de couleur de peau ou de religion en y accolant des commentaires racistes. C’est un fait avec lequel ils vivent depuis leur naissance : ils jouent avec Mohammed, Efi, Priyanka et Artur. Pour eux, c’est normal. Ma fille m’a d’ailleurs regardé de travers, éberluée, le jour où je lui ai dit que non, dans ma classe, au primaire, il n’y avait que des Français nés en France et que tout le monde parlait français. Il faut apprendre à parler de sa propre culture aux enfants, de sa propre religion, sans dénigrer les 108 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
autres. Ce n’est pas forcément négliger qui nous sommes, c’est entrer dans un mode de pensée où je ne détiens pas la vérité universelle, je ne suis pas celui ou celle qui sait mieux et qui a raison. Mais j’accueille, j’apprends de l’autre. Et, plutôt que de m’offusquer des différences, je m’en amuse. Quoi de plus étonnant par exemple que de réaliser que le doré, le clinquant sont perçus par beaucoup comme le comble du chic et participent de la fierté qu’inspire un statut social, alors que, pour moi Française, c’est le sommet du mauvais goût. Cela dit, après plus de douze ans à vivre dans le Golfe, je me rends compte que le doré et le clinquant s’invitent de plus en plus souvent dans ma vie. Ô drame ! À propos de religion, le melting-pot culturel au Qatar se traduit par une richesse incroyable. J’aime voir chez nos amis leurs petits temples bouddhistes décorés dans un coin de l’appartement. Et le nouvel an bouddhiste prend une tout autre saveur avec quelques pâtisseries sri-lankaises ou birmanes. Pour la fête hindoue de Diwali, le compound où nous vivons se pare de quelques guirlandes et bougies sur les seuils de nos voisins indiens. Chez les Français, nous voyons deux tendances qui cohabitent. Pour un chrétien, c’est faire l’expérience d’être minoritaire. D’ailleurs, cela peut pousser les gens à redécouvrir leur propre christianisme, les valeurs fondamentales de leur foi. Mais je rencontre aussi des Français qui n’étaient pas pratiquants et qui pourtant inscrivent leurs enfants au catéchisme, à l’église catholique francophone locale, afin de leur transmettre des valeurs chrétiennes. Quand on n’est pas dans un pays où les cloches des églises sonnent les heures et où les jours fériés correspondent à des fêtes religieuses chrétiennes, certains parents voient une nécessité à transmettre une culture chrétienne. Pour certains musulmans français, vivre au Qatar, cela peut être une libération, la possibilité de pratiquer enfin sa religion sans drame, sans polémique.
Je n’ai pas rencontré un seul Français « salafiste ». En revanche, j’ai des amis qui se sentent beaucoup plus libres d’être musulmans ici. Libres de choisir les mosquées où ils peuvent aller prier. Libres de faire leurs prières au bureau dans la salle de prière dédiée. Et, pour mes amies, libres de porter le voile, ou de l’enlever, libres d’aller à la plage en burkini ou bikini. Et quand j’écris « libres » je parle vraiment de cette liberté intelligente, informée qui leur fait décider, par elles-mêmes, de pratiquer leur religion comme elles le veulent, avec ou sans voile. Les considérer, elles où toutes celles qui ici choisissent de porter un voile et d’aller à la plage en burkini, comme de pauvres petites femmes sous l’influence d’un mâle et d’une religion, c’est finalement avoir aussi une réflexion sexiste et patriarcale qui ne peut envisager des femmes suffisamment intelligentes et libres de décider ce qu’elles veulent pour leurs vies.
La laïcité ? Connais pas !
Pour un Français qui débarque ici, c’est toujours surprenant de voir l’exact opposé de la France en termes de présence de la religion dans l’espace public. L’islam est la religion officielle de l’État et nos vies quotidiennes sont littéralement rythmées par lui. Cela se voit ou, plutôt, s’entend du fait des appels à la prière lancés tout au long de la journée. Ils ne sont pas seulement psalmodiés du haut des minarets des innombrables mosquées, mais nous les entendons à la radio, dans les haut-parleurs des centres commerciaux. Pour autant, quand ils retentissent, je ne vois jamais les gens courir à la mosquée où dans les salles de prière les plus proches. Chacun gère son temps et sa pratique comme il l’entend. Mais, en revanche, tout est fait pour faciliter cette pratique, avec des salles de prière partout. Et s’il n’y a pas de salle de prière, les musulmans improvisent : il n’est pas rare dans les magasins de voir les gens prier dans un coin quand il est l’heure ; ou même parfois s’arrêter au bord de l’autoroute et déplier un tapis à côté de leur voiture pour le faire. Pendant ramadan, les centres commerciaux, qui, en général, diffusent de la musique pop, changent pour des psalmodies en continu. Lors du décès du président des Émirats
arabes unis ce printemps, trois jours de deuil ont été déclarés au Qatar, pendant lesquels radios et chaînes de télévision publiques et privées n’ont diffusé que des psalmodies. Ramadan est l’exemple par excellence de la manière dont tout un pays se met à l’heure religieuse. Les horaires de travail sont réduits pour tout le monde, qu’on soit musulman ou non. On ne travaille plus que 6 heures par jour au lieu de 8 heures. De même, il est interdit à tous de boire, manger et fumer en public. Ce qui demande un certain contrôle de soi pour ne pas attaquer le quignon de la baguette fraîchement achetée à la boulangerie Paul, chez Carrefour ou au Monoprix – enseignes installées au Qatar amenant un peu de douceur française à nos journées ensablées. Pour un non-musulman, manger et boire se font alors en privé à la maison. À partir du début de l’après-midi, la vie entre dans une sorte de torpeur végétative qui va durer jusqu’à la rupture du jeûne et l’iftar, le repas pris chaque soir par les musulmans au coucher du soleil. Là, des coups de canon mais surtout l’appel à la prière vous autorisent à apprécier le dîner servi devant vous. C’est le moment où le Qatar entre dans une sorte d’effervescence de sociabilité. Les uns sont invités chez les autres, pour l’iftar ou le sahur, le second repas du soir, qui va durer jusqu’au matin. Les hôtels et restaurants proposent des « tentes » d’iftar ou de sahur, qui sont en fait des pièces ou terrasses tapissées de tentures et décorées aux motifs traditionnels de ramadan. De grands buffets proposent pléthore de plats plus délicieux les uns que les autres. Dans la joie de se retrouver ensemble, surtout cette année après deux ans de restrictions sociales liées au Covid, la fête peut commencer et durer toute la nuit. Alors que les températures vont devenir intenables et que nous allons entamer cette période de l’année où nous vivons en permanence à l’intérieur, je vous souhaite de beaux mois estivaux, de bacchanales retrouvailles extérieures entre amis autour d’apéritifs et de barbecues ; et je vous donne rendez-vous après la récolte des dattes.
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© Julien Faure / Leextra / Éditions Fayard
GRAND ENTRETIEN // LA FORCE DU DIALOGUE
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La force du dialogue Il n’y a pas de valeurs universelles, rappelle le philosophe Francis Wolff, et c’est pourquoi le monde est tragique. Cependant, il est possible d’établir et d’agir selon une règle de réciprocité qui permet de vivre ensemble.
Témoignage chrétien – Est-il encore possible d’être heureux aujourd’hui, dans un monde qui semble marqué par le retour du tragique ? Francis Wolff – La période que nous traversons me paraît marquée davantage par la crainte de l’avenir que par le mal du présent. J’appartiens à une génération pour qui l’avenir semblait ouvert, même s’il n’était pas forcément rayonnant. Pour celle de mes enfants, il est sombre. Pour cette génération, le plus marquant, c’est ce rapport amputé à l’avenir. Pourquoi ? À cause de tout ce qui pèse sur l’humanité, les crises climatique, énergétique, économique, sanitaire, mais aussi le fait que l’espoir d’un bouleversement ou du moins de grandes transformations du monde en vue de le rendre plus juste semble perdu. Je ne parle même pas de l’espoir révolutionnaire, mais simplement de l’idée que l’on pourrait lutter efficacement contre les inégalités, qu’elles soient de condition ou du fait des rapports sociaux… Tout cela paraît s’être écroulé. Donc, la question du bonheur ne se pose plus de la même façon… Et, pour ma part, j’hésite à employer ce mot. L’idée qu’on se fait du bonheur est toujours circonstancielle et contextuelle. Pour le malade, le bonheur, c’est la santé, pour l’indigent, c’est la fortune, etc. C’est toujours le nom d’un manque. Le bonheur serait-il alors la fin de tout manque, la réalisation de tout désir ? Mais la fin du désir, c’est la mort, puisque la vie marche au désir. Si je n’ai plus rien à désirer, je n’ai plus de raison de vivre.
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GRAND ENTRETIEN // LA FORCE DU DIALOGUE
Pour ma part, je préfère m’interroger sur le bien. Je ne crois pas au bonheur, je crois au bien. Et c’est là que l’on trouve le tragique. Il n’est pas très difficile de constater que si les hommes visent, en principe, le bien, ils ne visent pas tous le même. Les Anciens opposaient deux types de bien : le kalon, l’action belle qui fait de vous un bienfaiteur, qui se consacre au bien en soi, à la justice, etc., et l’agathon, qui est le bien pour soi. D’un côté, pourrait-on dire, le bien « moral », de l’autre, le bonheur personnel. Socrate puis Platon vont essayer de surmonter la contradiction, le premier en plaidant que l’unité de la raison humaine fait qu’il ne peut y avoir qu’un bien raisonnable, le second en tentant de montrer qu’en visant le kalon, et notamment la justice, qui est, comme le dira Aristote, le bien d’autrui, c’est en fait mon bien que je fais. Et si ce n’est pas ainsi, c’est que je suis malade de l’âme, qu’elle souffre de déséquilibres… Mais Kant, bien plus tard, conclura que ces deux biens ne sont pas compatibles, parce qu’en visant le bonheur, on obéit à des impératifs de prudence, alors qu’en visant la moralité, on obéit au devoir, indépendamment de toute considération prudente quant à soi. Cette opposition, cette scission dans le bien est tragique. Cette opposition ne peut-elle pas être surmontée ? Si l’on part de la thèse d’Aristote selon laquelle le bien, pour tout être, c’est d’être conforme, adéquat à ce qu’il est – le bien, pour l’oiseau, c’est de vivre en oiseau, de pouvoir voler, etc. –, il faut se demander ce qu’est l’être humain, pour comprendre ce que peut être son bien. Pour ma part, dans les trois livres que j’ai consacrés à l’humanité, j’ai défini l’être humain comme un vivant, un animal, doué de logos, c’est-à-dire de la faculté de raisonner en parlant à autrui, de parler rationnellement en argumentant. Le bien de l’homme se trouve là. Mais le mal aussi. Je m’explique : nous sommes capables d’agir non seulement pour satisfaire des désirs, mais aussi pour satisfaire une volonté. On peut agir non seulement pour des raisons, mais aussi pour des « valeurs ». C’est même la grandeur de l’être humain. Les valeurs, ce sont des raisons que l’on peut partager en posant qu’elles sont universelles. Mais il n’y a pas de valeurs universelles. Celui qui sauve, au péril de sa vie, celle de centaines de personnes qui traversent la Méditerranée et celui qui tue des centaines de personnes en se faisant sauter au milieu d’une foule agissent l’un et l’autre au nom de valeurs. Le tragique de l’humanité, c’est que ces valeurs sont contradictoires. Les grands crimes du xxe siècle ont été commis au nom de valeurs, au nom d’un bien suprême qui s’impose à tous les autres. C’est aussi ce qui se passe dans les guerres de religion. Poutine en est l’actuelle illustration : pour faire la guerre en Ukraine, il invoque des valeurs qui vont au-delà de son intérêt et même de l’intérêt de la Russie. Il n’y aurait donc pas de solution ? Il n’y en a pas si l’on reste dans le cadre de la raison monologique, celle qui a divisé les philosophes depuis deux siècles pour savoir si la raison était capable
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Humaniste, européen, cosmopolite « Philosopher, c’est interroger le monde avec la rigueur de l’adulte et l’esprit de l’enfant », dit Francis Wolff, professeur émérite de philosophie. L’idée d’en faire son métier lui est venue en classe de seconde, il n’avait pas 15 ans, en empruntant à sa sœur, alors en terminale, les Méditations métaphysiques de Descartes. Voilà qui résonnait avec les questions « fiévreuses » qui l’habitaient alors sur l’existence, qui leur donnait de l’ordre, une forme. « J’ai pensé que c’était cela qu’il fallait penser. » Aujourd’hui encore, c’est avec les premières questions que pose un enfant – « Qu’est-ce que c’est ? », « Pourquoi ? », « Qui ? » – que philosophe Francis Wolff, en disciple d’Aristote. Naturellement, sa manière de poser les questions et sa façon d’y répondre ne sont pas étrangères à son histoire personnelle : il est né en 1950, de parents juifs très peu religieux, non pas des intellectuels, mais de « petites gens », d’origine allemande. Elle tient aussi, dit-il, au séjour qu’il fit au Brésil, pour enseigner à l’université de São Paulo, de 1980 à 1984, à la fin de la dictature militaire. Une expérience qui a changé son regard sur la démocratie comme sur la philosophie, qu’il pratique au meilleur niveau avec l’immense mérite d’être clair… Une philosophie humaniste qui nourrit un idéal européen, cosmopolite, dont l’objectif est d’« introduire le maximum de rationalité dans l’expérience », mais à condition de « demeurer fidèle à la singularité et à la richesse de l’expérience humaine ». J.-F. B.
d’indiquer le bien. Mais si l’on pense que l’être humain est un « animal dialogique », alors on peut envisager une issue. En parlant entre eux, les membres d’une communauté humaine vont s’apercevoir que leurs arguments, les raisons qu’ils avancent les uns et les autres s’opposent. Cependant, ils peuvent s’accorder – s’ils ne savent pas à l’avance s’ils seront riches ou pauvres, puissants ou misérables – sur le fait de ne pas agresser les autres si ceux-ci s’engagent à en faire autant. C’est un contrat moral minimal. Mais, comme ils comprennent aussi qu’ils peuvent naître handicapés ou valides, ils peuvent aussi se donner une autre règle : « J’aiderai les autres s’ils s’engagent à m’aider. » Le bien, qui est un bien commun, se trouve dans une règle de réciprocité qui dépasse l’opposition du kalon et de l’agathon, du bien en soi et du bien pour moi. Mieux encore, ceux qui sont égoïstes appliqueront la règle de réciprocité pour se protéger, et ceux qui sont altruistes le feront pour servir les autres. La règle de réciprocité que la raison dialogique permet de mettre à jour dépasse l’opposition de l’égoïsme et de l’altruisme, mais aussi celle des morales de la justice et des morales dites du care [Ndlr : du « soin »]. Elle dépasse la tragédie des valeurs. C’est là, me semble-t-il que réside l’espoir de salut et de réconciliation de l’humanité avec elle-même par-delà la tragédie des valeurs.
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GRAND ENTRETIEN // LA FORCE DU DIALOGUE
Il n’en reste pas moins que notre existence commune reste marquée par ce que Kant appelle « l’insociable sociabilité » humaine. En effet, et cela définit le mal politique. Si l’homme était naturellement sociable, nous vivrions dans des communautés heureuses sans avoir besoin de chefs. Si l’homme était naturellement insociable nous vivrions comme beaucoup d’animaux, à l’état isolé, par couples ou bandes erratiques… Les êtres humains ne peuvent vivre en communauté qu’à condition d’y être, d’une certaine manière, forcés, avec un chef, une police, des lois, un gouvernement, un État. C’est pourquoi la démocratie est une utopie : il y a une contradiction entre le démos, la sociabilité, et le kratos, le pouvoir. On ne peut pas espérer la réconciliation absolue entre ces deux tendances, mais il est possible de progresser. La vie démocratique est perfectible. Voyez le paradoxe dans lequel nous sommes : nous n’avons jamais été aussi proches de former une seule humanité et on n’a jamais autant vu monter les revendications identitaires. Mais je crois au pouvoir de la parole, à la force des arguments, de la conviction et de l ’argumentation.
Philosopher, un art de vivre Pour Francis Wolff, « l’être humain est un animal dialogique ». Capable de ce qu’animaux et machines ne peuvent faire : raisonner en parlant avec autrui, argumenter. Rien de mieux pour le faire comprendre que de passer par le jeu de l’entretien avec un autre philosophe. En dix dialogues, il retrace son parcours intellectuel, en l’inscrivant dans son histoire personnelle et dans celle de sa famille prise dans les tragédies du xxe siècle. Derrière les concepts, en arrière-plan de la pensée, il y a la vie et ses palpitations. Le philosophe ne manque pas d’ambition : il s’efforce de construire une métaphysique – « une enquête rationnelle sur les questions au-delà de l’expérience » – à travers des catégories précises qu’il emprunte à la philosophie antique en les renouvelant. Il distingue « les choses », immuables, « les événements », qui ont des causes, et « les personnes », qui conçoivent qu’il y a au monde d’autres personnes et qui agissent, étant ainsi cause d’événements. Cette triade, ce mélomane la complète, dans l’ordre des représentations, par une autre : celle des images – du côté des choses –, des musiques – du côté des événements – et des récits – du côté des personnes et de leurs actes. À partir de là, Francis Wolff pense le monde de manière dynamique, éclairante et généreuse. Il argumente avec talent la nécessité de dépasser la nation, de croire à la construction européenne, de rêver d’un monde ouvert et cosmopolite ou encore de se garder de mettre sur le même plan l’humain et l’animal. Avec lui, la philosophie se donne aussi comme un art de vivre. J.-F. B. Le Monde à la première personne. Entretiens avec André Comte-Sponville, Fayard, 2021, 374 p., 24 €
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On peut échapper à la logique de la puissance brute, qui semble revenir au premier plan aujourd’hui. De ce point de vue, la construction européenne est quand même quelque chose d’assez extraordinaire : sur des terres qui avaient vu les plus grandes guerres et les plus grands massacres, des hommes et des femmes ont cru qu’il y avait autre chose après la barbarie, au-delà de la puissance, qui était la force du dialogue, de la réconciliation, de la raison, et cela nous a permis de vivre des décennies de paix et de prospérité. Mais pour traverser ce temps où l’avenir semble fermé n’avons-nous pas besoin d’autre chose, d’une ouverture d’une autre nature, d’une forme de satisfaction, sinon de bonheur qui permette de tenir ? En effet, les êtres humains que nous sommes ont la possibilité de vivre un monde imaginaire. Je cite volontiers Éluard, en le prenant dans un autre sens : « Il y a un autre monde, et il est dans celui-ci. » Il y a d’autres mondes, au pluriel. Dans toutes les cultures, il existe des images, des récits, des musiques qui sont autant de manières d’envisager d’autres mondes dans celui-ci. Ici et maintenant. C’est d’ailleurs une autre définition possible de l’humanité. L’art est une forme de réalisation de l’inspiration humaine, on pourrait dire la rationalisation du sensible, ou la sensibilisation des valeurs. La Neuvième Symphonie de Beethoven ou Le Sacre du printemps sont des réalisations humaines qui sont plus puissantes que nous, des manières de dépasser l’humain par l’humain, d’accéder à une dimension infinie. Je crois à la dimension universelle des grandes œuvres. Il y a donc des expériences esthétiques – au sens large de ce mot – qui nous donnent accès à quelque chose comme un autre monde. C’est pour cela que j’ai défendu, lorsque j’étais à la commission des programmes de philosophie, il y a longtemps, la nécessité de maintenir l’art dans les programmes. À ceux qui en doutaient, je disais ceci : que vont devenir la plupart de vos élèves quand ils seront adultes ? Ils seront employés dans des entreprises, des banques, ou dans le commerce. Si vous ne leur permettez pas de faire en rentrant chez eux une expérience esthétique, ne serait-ce qu’en écoutant un disque, vous n’aurez pas accompli votre mission éducative. Nous avons besoin de cela pour vivre. Certes, plus que des créateurs d’art, nous en sommes des consommateurs – je ne charge pas ce mot d’une connotation négative – ; nous allons au musée, au concert, au cinéma, nous lisons des livres. Mais c’est une ouverture nécessaire. Et de la même manière, certains élèves de terminale peuvent être changés, transformés, en faisant en philosophie l’expérience du concept… Mais j’ajoute, pour finir, que dans notre époque marquée par l’individualisme, une autre chose compte, c’est l’amitié. Le plus individualiste des individus ne peut pas se passer d’amis, de relations avec les autres, de relations de réciprocité, qui définissent, comme je l’ai dit, le bien humain. Propos recueillis par Jean-François Bouthors.
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SAISONS // LES LIVRES DE L’ÉTÉ
LES LIVRES DE L’ÉTÉ
À quoi ressemblera cet été ? Sera-t-il brûlant et insoutenable ? Froid et pluvieux ? Ressemblera-t-il à ceux que nous avons connus jusqu’ici ? La situation internationale connaîtra-t-elle une trêve ? Le propre des livres est de poser des questions plus que d’y répondre. Voici notre sélection d’été pour vous accompagner quelle que soit la coloration du vôtre.
116 - LES CAHIERS 116 — LES DU CAHIERS TÉMOIGNAGE DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ CHRÉTIEN 2022 HIVER 2017
La descente aux enfers ? C’est un long poème en prose ; un roman, certes, mais en forme de poème, de méditation, de rumination ; une rumination mais en forme de flottaison, en forme de plongée : une barque, une balancelle, au milieu du lac El-Assad, en Syrie, un homme qui flotte sur le vide de la mémoire ; un masque et un tuba pour plonger, « redescendre sous l’eau […] voir ce que [la] mémoire n’a pas retenu », essayer de retrouver, de toucher le fond du lac, la vie d’avant. Avant que l’hubris barbare – le chic-chac – d’Hafez el-Assad, le père, ne recouvre de cette eau omniprésente la vallée et le village où il est né, lui, Mahmoud, le narrateur. Avant que la paranoïa mortifère de Bachar el-Assad, le fils – « son ophtalmologue de fils » –, celui qui a inspiré la torture des yeux brûlés à la cigarette ou passés à la lame de rasoir, ne lui prenne trois ans de sa vie en liberté puis la vie de ses trois enfants, Brahim, Salim et Nazifé. Avant que la violence fanatique de Daech ne déchire pendant son absence sa femme, Sarah, sa compagne en poésie. C’est le roman méditation de Mahmoud, le poète, dont la poésie miroite dans le lac, cette « poésie [qui] lui servait à emprisonner la prison » quand il était dans le trou. Un roman poème à la recherche du temps perdu, de ce qui s’est perdu au fond de ce lac, dans cette « eau nommée souvenirs ». C’est un roman poème sur la solitude, « la solitude de l’eau », le roman poème d’un solitaire qui veut « faire le tour de [lui]même ». C’est un roman poème pour donner forme au silence, à l’eau informe du silence. Un long poème, pour dire « la main
invisible du silence » ; des mots, ces « bras armés du silence » ; même si « l’écriture […] ne ressuscite rien ». Un long poème « rempli de peur, et de rage et de peine », mais rempli de vide aussi : « la vie est belle, mais elle est vide », « ce monde entier est vide ». C’est un roman poème sur lequel plane l’ombre, le fantôme du suicide, ce visiteur du soir : « Il vient me voir et plus rien d’autre n’existe » ; le suicide pour échapper au vide du sens, et au cancer qui lui ronge la peau. C’est l’histoire d’un prix aussi. Un prix littéraire, celui du Livre Inter. Un prix différent des grands prix littéraires qui font chaque année la cote des auteurs, la reconnaissance par les pairs et par les maisons mères, les grands éditeurs. Ce n’est pas le prix des auteurs et des littérateurs, des académiciens et des experts du langage ; c’est le prix des lecteurs, enfin de vingt-quatre lecteurs auditeurs de France Inter sélectionnés parmi des milliers. Une certaine idée du service public. Cette année, leur choix s’est fixé sur le livre totalement atypique d’un auteur belge, qui n’est jamais allé en Syrie, mais qui a médité sur cette figure moderne et inversée du déluge qu’est le lac El-Assad, retenu par le barrage de Tabqa, que Daech voulait détruire pour inonder ce berceau de la civilisation qu’est la vallée de l’Euphrate, et sur les événements qui ont touché ce pays doublement martyr : martyr du (des) bourreau(x) El-Assad et martyr de la folie terroriste des islamistes. Une sorte de prière agnostique sur le mal.
Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier, 144 p., 15,20 €
Daniel Lenoir LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 117
SAISONS // LES LIVRES DE L’ÉTÉ
La Bible au scalpel
Pas de Bible cachée ou de sens ésotérique dévoilé ici. Bien au contraire. Dans leur nouvel ouvrage, Fréderic Boyer et Thomas Römer, par les exemples pris dans la Torah, prouvent que la Bible est un texte vivant, sujet en permanence à l’interprétation. Les deux biblistes montrent que les auteurs de la Bible ont choisi délibérément de raconter la même histoire, avec des variants, sans annuler les versions précédentes. Et que, pour eux, cela a du sens de montrer l’évolution de la pensée, l’évolution de la Loi. Garder les versions précédentes a des vertus pédagogiques. Ainsi, à ceux qui lisent la Bible dans un sens littéral les auteurs exposent qu’il y a bien plusieurs histoires de ces grands personnages, racontées à des étapes diverses de l’histoire d’Israël. Ainsi, plutôt que d’effacer les écrits premiers, ils les ont délibérément gardés et ont ajouté leur compréhension de la même histoire. D’où des textes « patchwork » où, au sein de ce que l’on croit être une même histoire, l’on découvre non seulement des styles différents, mais aussi des répétitions, des renvois, des actions différentes des protagonistes, et parfois même des incohérences. Römer et Boyer démontrent qu’une histoire peut avoir été rédigée d’une certaine manière parce qu’elle reflétait un contexte donné ; parce que les auteurs d’alors voulaient ainsi signifier leur attachement à une ou plusieurs valeurs 118 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
– la Terre promise, le peuple élu… – et leur compréhension de Dieu. Et que, plutôt que d’effacer ces premiers textes, les auteurs suivants ont raconté leur version de l’histoire, avec leurs valeurs et leur compréhension de Dieu. Ils ont aussi amendé la Loi tout en gardant les traces des lois précédentes afin de montrer l’adaptabilité dont cette dernière a fait preuve. Si l’on prend l’exemple de l’importance de la terre pour le peuple d’Israël, la trace des différents
courants de pensée qui ont traversé les auteurs bibliques montre que, parfois, pour les Israélites, la possession d’une terre réelle a été importante, parce qu’elle est constitutive du peuple d’Israël. Et qu’à d’autres moments, notamment pendant la déportation babylonienne, la réflexion sur l’essence du judaïsme ne passait plus par la possession terrestre, mais par la Torah et la figure de Moïse. Avec cet ouvrage, érudit, mais néanmoins accessible, l’on se rend compte que les questions qui ont traversé les auteurs de la Bible sont encore d’actualité : la question brûlante bien entendu
depuis 1948 de la territorialité du peuple d’Israël, mais aussi les questions de la Loi, des lois, de leur évolution et de la constante interprétation des textes, qui demeurent vivants. Estelle Roure Fréderic Boyer, Thomas Römer, Une Bible peut en cacher une autre, Bayard, 256 p., 17,90 €
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Vitalité des exilés
En 2015, au moment où l’Europe fermait ses frontières aux Syriens qui venaient y chercher refuge alors que la guerre faisait rage dans leur pays, Catherine Van den Steen découvrait La Chute d’enfer des damnés, une peinture de Pierre Paul Rubens datant de 1620. Cet effondrement de corps nus, gros, gras, nonchalants – sans doute Rubens avait-il représenté les princes européens qui lui commandaient des portraits –, pensa-t-elle, c’est nous qui pleurons sur notre déclin et fermons nos portes. Mais la diagonale de lumière qui traverse le tableau de part en part appelle à la remontée. « Nous ne sommes pas condamnés à la chute, et ceux qui s’arrachent à la mort sont là pour en témoigner, c’est eux qui nous l’apprennent », conclut-elle. D’où l’idée de ces vingt Portraits d’exil qui s’inscrivent sur le fond d’une réinterprétation lumineuse de la peinture de Rubens, réalisés grâce à une commande de l’association Forum Réfugiés. Ces femmes et hommes debout qui marchent résolument vers le
spectateur ont quitté leur pays pour vivre. Leurs parcours, qu’a recueillis la journaliste Béatrice Toulon, sont impressionnants par la détermination et la vitalité dont ils témoignent. Loin de tout misérabilisme, ces exilés nous communiquent leur vitalité. Telle est la leçon de cette œuvre magnifique, exposée ce mois de juillet à la mairie de Villeurbanne dans le cadre de « Villeurbanne 2022, capitale française de la culture ». Vera Michalski, présidente de Buchet-Chastel, a voulu accompagner cette manifestation par la publication d’un livre dont le commissaire d’exposition et critique d’art Paul Ardenne signe la préface et la philosophe Catherine Chalier la postface. Jannick
Thiroux, directeur de l’Enseigne des Oudin à Paris, a réalisé l’entretien avec l’artiste. Une exposition et un livre à ne pas manquer. Jean-François Bouthors Catherine Van den Steen, avec Béatrice Toulon, Portraits d’exil, Buchet-Chastel, 192 p., 29,90 €
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Pour une Église non excluante
Benoist de Sinety s’est fait connaître en claquant la porte de l’archidiocèse de Paris, dont il était vicaire général. Aujourd’hui curé dans le centre de Lille, chroniqueur chaque semaine sur RCF, c’est une figure libre et écoutée du catholicisme français. Dans cet ouvrage, il esquisse le cadre d’une présence chrétienne pertinente dans notre monde guère apaisé. Il construit son propos autour de « sept dévoiements qui sont autant de péchés capitaux ». Abordant ainsi l’individualisme, la politique, la violence, le dialogue, la laïcité ou l’environnement, il mêle réflexions, expériences pastorales vécues et textes bibliques. Une idée traverse son propos : la nécessité de plus de fraternité, qu’il définit, en sous-titre de l’ouvrage, comme la « seule politique possible ». On découvre une position très ferme sur la laïcité, qui « avait pour vocation de faire régner la concorde et la paix civile » et qui, désormais, « sème sciemment la tempête ». Un mal qui remonte pour l’auteur à l’interdiction du voile à l’école. « Avec cette loi, l’État rompait tout bonnement le pacte social. Il prenait fait et cause contre une communauté. Il sortait de la neutralité pour partir au combat. » Dans l’ultime chapitre, « Catholiques vraiment », le prêtre n’hésite pas à faire amende honorable après son soutien initial aux manifs contre le mariage homosexuel. Il raconte comment
il a changé d’attitude devant des dérives homophobes dans les cortèges – « Je sentais que l’Église se fourvoyait » – et après un échange avec un jeune gay en colère. « L’Église a exclu une partie de son peuple. Des créatures de Dieu croient aujourd’hui qu’elle ne veut pas d’eux. Aurions-nous trahi notre vocation ? »
Pour lui, l’Évangile doit être annoncé « loin de l’esprit de défense catégorielle et de revendications identitaires ». Un combat indispensable à mener pour faire changer une institution « devenue inaudible », notamment par la faute de « prélats qui se montrent parfois sur les sujets de société d’une suffisance à faire frémir ». Philippe Clanché Benoist de Sinety, Nos 7 péchés capitaux, Flammarion, 176 p., 15 €
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Churchill intime et historique
L’être humain a toujours eu peur que le ciel lui tombe sur la tête. En général, il a tort ! Mais les Anglais en général et les Londoniens en particulier avaient vraiment raison d’avoir peur durant le Blitz. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 119
SAISONS // LES LIVRES DE L’ÉTÉ Dans La Splendeur et l’Infamie, Erik Larson nous fait éprouver au quotidien cette période terrible des bombardements massifs de la Luftwaffe à travers la vie d’une famille et de son entourage, et plus précisément de ce que ressent le père, Winston Churchill. Depuis sa nomination comme Premier ministre le 10 mai 1940, concomitante de l’invasion des PaysBas et de la Belgique par ceux qu’il appelle « les Huns », jusqu’au 11 mai 1941, qui marque la fin des bombardements frénétiques, Churchill nous narre ses questions, ses agacements, ses doutes, ses rapports avec son secrétaire particulier, son ministre de la Production Lord Beaverbrook, sa femme Clementine, sa fille préférée Mary, son fils honni Randolph et tant d’autres personnages plus ou moins proches. L’originalité de ce récit tient dans son sérieux historique – tous les faits et dits sont rigoureusement authentiques – et sa manière intimiste d’aborder cette période, cruciale pour l’histoire du monde. La description des bombes incendiaires et explosives qui pleuvent par milliers presque chaque nuit – la RAF n’avait pas de radars air-air sur ses avions, qui étaient donc cloués au sol dès la fin du jour – se vit en même temps que les larmes de Churchill, mais aussi ses facéties, ses manies, ses deux bains quotidiens et une multitude de détails personnels, voire intimes, qui rendent le personnage humain, très humain. On n’apprend rien de vraiment nou120 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022
veau – tout ou presque a déjà été écrit sur le Premier ministre de Sa Majesté –, mais il s’agit d’une mise en scène en abîme qui tient en haleine sur près de sept cents pages. Entre les amours adultérines de Pamela – femme de Rudolph – avec Averel Harriman, envoyé spécial de Roosevelt à Londres, ou les doutes de Mary
sur les qualités de Jock Colville, secrétaire privé adjoint de son père, on arrive parfaitement à se glisser dans la peau d’un personnage écrasé par le poids de ses responsabilités, mais toujours debout et, plus encore, qui maintient debout une nation entière. Un seul regret : dans le choix de ses personnages, l’auteur n’a pas retenu de Gaulle, dont le nom n’est cité que deux fois. Un livre à lire absolument en cette période où la guerre apparaît de nouveau aux portes de l’Europe. Bertrand Rivière Erik Larson, La Splendeur et l’Infamie, traduit de l’anglais (américain) par Hubert Tézenas, Le Cherche midi, 688 p., 24,90 €
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Et les femmes dans tout ça ?
Les Leçons de Béthanie sont un manuel pratique, un condensé d’analyse théologique et de propositions pratiques pour une Église plus inclusive. Dans ce livre très accessible, la docteure en théologie et laïque Sylvaine Landrivon déconstruit historiquement et théologiquement certaines pratiques ecclésiales, à commencer par l’extrême cléricalisation de la religion catholique et les maux qui en découlent, dont la violence institutionnelle envers les femmes et les exclus – divorcé.es remarié·es, homosexuel·le·s… Ce livre est destiné à tous ceux qui penseraient encore qu’il n’y a pas de fondements scripturaires justifiant une plus grande place des laïcs, et notamment des femmes, dans l’Église. L’autrice dissèque la façon dont la liturgie eucharistique a été cléricalisée, afin de revenir à une eucharistie qui fait mémoire d’un acte en le rendant présent. Bref, passer d’une eucharistie sacrificielle, avec la dérive du grand prêtre comme officiant, à une eucharistie communautaire qui s’inscrit réellement dans la communion. Comme militante féministe au sein de Toutes Apôtres ! et du Comité de la jupe, Sylvaine Landrivon redonne les fondements théologiques de la participation des femmes à toutes les charges pastorales. Mais elle ne milite pas pour autant pour l’accès à la prêtrise des femmes, étant convaincue que c’est le statut du prêtre
qu’il faut redéfinir, en le déchargeant de ses ors et dentelles par trop cléricaux. Plaidant pour une Église qui cesse d’exclure tous ceux qu’elle a condamnés et mis à la marge depuis des siècles et redevienne réellement universelle, l’autrice considère que le message de salut de l’humanité par la grâce du Christ a été galvaudé par l’institution, qui le contredit ouvertement. Cet ouvrage (re)donne les bases théologiques propres à permettre de revenir à une Église qui soit vraiment une maison commune, où l’on écoute et où l’on est actif, comme c’est le cas chez les sœurs de Béthanie. Sylvaine Landrivon dépasse un discours purement théologique pour s’inscrire dans une démarche pratique et propo-
ser des changements essentiels pour l’avenir de l’Église. À lire et à laisser traîner dans les sacristies et sur les bancs des paroisses. Estelle Roure
Sylvaine Landrivon, Les Leçons de Béthanie. De la théorie à la pratique, Éditions du Cerf, 264 p., 22 €
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Les sulfureux polycopiés du jésuite
Les supérieurs de Teilhard de Chardin, le jésuite paléontologue, lui avaient interdit de publier ses réflexions sur le péché originel ou l’origine de l’humanité. Mercè Prats, chargée de cours à l’Université de Reims et documentaliste à la fondation qui préserve la mémoire du religieux, signe un ouvrage aussi original qu’intéressant sur les polycopiés que Teilhard et ses proches faisaient circuler. L’ouvrage donne à mieux comprendre le caractère d’un religieux à la fois certain que ses travaux se normaliseront ultérieurement dans la pensée catholique et fidèle à l’institution malgré les contraintes qu’elle exerce sur lui. Faisant fi des difficultés, Teilhard sait mettre en œuvre un stratagème pour contourner le circuit classique de la librairie. Avant Vatican II, il lui impose encore de passer sous les fourches caudines des censeurs du nihil obstat et de ses supérieurs pour obtenir l’imprimatur… Mercè Prats met ainsi au jour les habiles tactiques mises en œuvre par le jésuite pour faire circuler en catimini ses textes, d’abord recopiés à la main par des fidèles soutiens puis, les techniques se développant, ronéotypés. Si Teilhard cherche à se conformer à la prudence demandée par ses supérieurs, il n’en reste pas moins un habile propagandiste de ses propres travaux, qui se frayent un chemin dans une Église catho-
lique des années 1950 ouvertement en guerre contre ce qu’on appelle la « nouvelle théologie ». Dans cette guerre d’édition, les milieux conservateurs ne sont d’ailleurs pas en reste en lançant
leur propre offensive éditoriale, à l’instar d’un essai publié en 1950 aux Éditions du Cèdre, L’Évolution rédemptrice du P. Teilhard de Chardin, dont la couverture fait croire qu’il s’agit d’un essai du jésuite, alors que c’est en réalité un brûlot contre sa pensée, caricaturée… Une parole attendue montre bien comment, dans des systèmes fermés et hiérarchiques comme l’Église catholique préconciliaire, il existait des stratégies pour que, malgré tout, les avant-gardes s’expriment sans se faire sabrer. Ironie suprême : déjà au fait de sa gloire pour ses textes circulant sous le manteau, Teilhard meurt en 1955 avant que Le Phénomène humain, premier de ses livres édité en bonne et due forme, la même année, ne devienne un succès de librairie ! Anthony Favier
Mercè Prats, Une parole attendue. La circulation des polycopiés de Teilhard de Chardin, Salvator, 256 p., 21 €
LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2022 - 121
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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 06 72 44 00 23. contacttc@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse et Jade Cédile pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail
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Ont collaboré à ce numéro : Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, David Brouzet, Elisa Centis, Séverine Charon, Philippe Clanché, Arthur Colin, Jacques Duplessy, Bernard Fauconnier, Anthony Favier, Henri Lastenouse, Daniel Lenoir, Lionel Lévy, Alessio Paduano, Sébastien Poupon, Bertrand Rivière, Adélaïde Robault, Estelle Roure, Marion Rousset, Jean-François Rouzières, Bernadette Sauvaget, Luna Vernassal, Agnès Willaume.
Diffusion, abonnements : Service Abonnement Témoignage chrétien 235, avenue Le Jour se lève 92100 Boulogne-Billancourt Tél. 06 72 44 00 23 abonnement@temoignagechretien.fr Vente au numéro/VPC : contacttc@temoignagechretien.fr Imprimerie : Corlet Imprimeur, Condé-sur-Noireau (France). ISSN : 0244-1462 / No CPPAP : 1024 C 82904
Lorsque nous étions réunis à table et que la soupière fumait, maman disait parfois : — Cessez un instant de boire et de parler. Nous obéissions. — Regardez-vous, disait-elle doucement. Nous nous regardions sans comprendre, amusés. — C’est pour vous faire penser au bonheur, ajoutait-elle. Nous n’avions plus envie de rire. — Une maison chaude, du pain sur la nappe, des coudes qui se touchent, voilà le bonheur, répétait-elle à table. Puis le repas reprenait tranquillement. Nous pensions au bonheur qui sortait des plats fumants et qui nous attendait dehors au soleil, et nous étions heureux. Papa tournait la tête comme nous, pour voir le bonheur jusque dans le fond du corridor. En riant, parce qu’il se sentait visé, il disait à ma mère : — Pourquoi est-ce que tu nous y fais penser à c’bonheur ? Elle répondait : — Pour qu’il reste avec nous le plus longtemps possible. Félix Leclerc (1914-1988)
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Les défis de la fraternité
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DECAZEVILLE Depuis plus d’un siècle, les différentes vagues de refugié·e·s y cohabitent dans la fraternité ALAIN CORBIN Repos, pause, retrait, ou retraite, l’historien suit l’évolution du concept, de la Bible à nos jours DROIT INTERNATIONAL Crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides, sur quels critères et par qui sont-ils nommés ? Et aussi : Les mille et une nuits du Qatar, le feuilleton de Notre-Dame, la guerre en peinture, l’art à Paris, les dissidences de Bernard Fauconnier Notre dossier : Quel bonheur ? Politique : Le tragique bilan des idéologies du bonheur Indices : Peut-on noter le bonheur national ? sociologie : Le bonheur sur injonction intime : Voulons-vous vraiment être heureux ? Bible : L’invention du bonheur Les Cahiers du Témoignage chrétien – Été 2022 – Supplément au no 3973 – 11,90 € – ISBN 978-2-490646-04-3
Supplément au no 3973 de Témoignage chrétien
CHERS VOISINS Faire cohabiter les générations, susciter l’entraide et la solidarité, c’est le pari réussi de cette association
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UKRAINE Ni tout à fait la guerre, ni tout à fait la paix, avec les habitants d’Oujhorod, zone préservée des combats
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GRAND ENTRETIEN Pour vivre ensemble, le philosophe Francis Wolff se fait l’avocat du dialogue
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TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Été 2022