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Francis Wolff La force du dialogue

La force

du dialogue

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Il n’y a pas de valeurs universelles, rappelle le philosophe Francis Wolff, et c’est pourquoi le monde est tragique. Cependant, il est possible d’établir et d’agir selon une règle de réciprocité qui permet de vivre ensemble.

Témoignage chrétien – Est-il encore possible d’être heureux aujourd’hui,

dans un monde qui semble marqué par le retour du tragique?

Francis Wolff – La période que nous traversons me paraît marquée davantage par la crainte de l’avenir que par le mal du présent. J’appartiens à une génération pour qui l’avenir semblait ouvert, même s’il n’était pas forcément rayonnant. Pour celle de mes enfants, il est sombre. Pour cette génération, le plus marquant, c’est ce rapport amputé à l’avenir. Pourquoi? À cause de tout ce qui pèse sur l’humanité, les crises climatique, énergétique, économique, sanitaire, mais aussi le fait que l’espoir d’un bouleversement ou du moins de grandes transformations du monde en vue de le rendre plus juste semble perdu. Je ne parle même pas de l’espoir révolutionnaire, mais simplement de l’idée que l’on pourrait lutter efficacement contre les inégalités, qu’elles soient de condition ou du fait des rapports sociaux… Tout cela paraît s’être écroulé. Donc, la question du bonheur ne se pose plus de la même façon… Et, pour ma part, j’hésite à employer ce mot. L’idée qu’on se fait du bonheur est toujours circonstancielle et contextuelle. Pour le malade, le bonheur, c’est la santé, pour l’indigent, c’est la fortune, etc. C’est toujours le nom d’un manque. Le bonheur serait-il alors la fin de tout manque, la réalisation de tout désir? Mais la fin du désir, c’est la mort, puisque la vie marche au désir. Si je n’ai plus rien à désirer, je n’ai plus de raison de vivre.

Pour ma part, je préfère m’interroger sur le bien. Je ne crois pas au bonheur, je crois au bien. Et c’est là que l’on trouve le tragique. Il n’est pas très difficile de constater que si les hommes visent, en principe, le bien, ils ne visent pas tous le même. Les Anciens opposaient deux types de bien: le kalon, l’action belle qui fait de vous un bienfaiteur, qui se consacre au bien en soi, à la justice, etc., et l’agathon, qui est le bien pour soi. D’un côté, pourrait-on dire, le bien «moral», de l’autre, le bonheur personnel. Socrate puis Platon vont essayer de surmonter la contradiction, le premier en plaidant que l’unité de la raison humaine fait qu’il ne peut y avoir qu’un bien raisonnable, le second en tentant de montrer qu’en visant le kalon, et notamment la justice, qui est, comme le dira Aristote, le bien d’autrui, c’est en fait mon bien que je fais. Et si ce n’est pas ainsi, c’est que je suis malade de l’âme, qu’elle souffre de déséquilibres… Mais Kant, bien plus tard, conclura que ces deux biens ne sont pas compatibles, parce qu’en visant le bonheur, on obéit à des impératifs de prudence, alors qu’en visant la moralité, on obéit au devoir, indépendamment de toute considération prudente quant à soi. Cette opposition, cette scission dans le bien est tragique.

Cette opposition ne peut-elle pas être surmontée?

Si l’on part de la thèse d’Aristote selon laquelle le bien, pour tout être, c’est d’être conforme, adéquat à ce qu’il est – le bien, pour l’oiseau, c’est de vivre en oiseau, de pouvoir voler, etc. –, il faut se demander ce qu’est l’être humain, pour comprendre ce que peut être son bien. Pour ma part, dans les trois livres que j’ai consacrés à l’humanité, j’ai défini l’être humain comme un vivant, un animal, doué de logos, c’est-à-dire de la faculté de raisonner en parlant à autrui, de parler rationnellement en argumentant. Le bien de l’homme se trouve là. Mais le mal aussi. Je m’explique: nous sommes capables d’agir non seulement pour satisfaire des désirs, mais aussi pour satisfaire une volonté. On peut agir non seulement pour des raisons, mais aussi pour des «valeurs». C’est même la grandeur de l’être humain. Les valeurs, ce sont des raisons que l’on peut partager en posant qu’elles sont universelles. Mais il n’y a pas de valeurs universelles. Celui qui sauve, au péril de sa vie, celle de centaines de personnes qui traversent la Méditerranée et celui qui tue des centaines de personnes en se faisant sauter au milieu d’une foule agissent l’un et l’autre au nom de valeurs. Le tragique de l’humanité, c’est que ces valeurs sont contradictoires. Les grands crimes du xxe siècle ont été commis au nom de valeurs, au nom d’un bien suprême qui s’impose à tous les autres. C’est aussi ce qui se passe dans les guerres de religion. Poutine en est l’actuelle illustration: pour faire la guerre en Ukraine, il invoque des valeurs qui vont au-delà de son intérêt et même de l’intérêt de la Russie.

Il n’y aurait donc pas de solution?

Il n’y en a pas si l’on reste dans le cadre de la raison monologique, celle qui a divisé les philosophes depuis deux siècles pour savoir si la raison était capable

Humaniste, européen, cosmopolite

«Philosopher, c’est interroger le monde avec la rigueur de l’adulte et l’esprit de l’enfant», dit Francis Wolff, professeur émérite de philosophie. L’idée d’en faire son métier lui est venue en classe de seconde, il n’avait pas 15 ans, en empruntant à sa sœur, alors en terminale, les Méditations métaphysiques de Descartes. Voilà qui résonnait avec les questions «fiévreuses» qui l’habitaient alors sur l’existence, qui leur donnait de l’ordre, une forme. «J’ai pensé que c’était cela qu’il fallait penser.» Aujourd’hui encore, c’est avec les premières questions que pose un enfant – «Qu’est-ce que c’est?», «Pourquoi?», «Qui?» – que philosophe Francis Wolff, en disciple d’Aristote. Naturellement, sa manière de poser les questions et sa façon d’y répondre ne sont pas étrangères à son histoire personnelle: il est né en 1950, de parents juifs très peu religieux, non pas des intellectuels, mais de «petites gens», d’origine allemande. Elle tient aussi, dit-il, au séjour qu’il fit au Brésil, pour enseigner à l’université de São Paulo, de 1980 à 1984, à la fin de la dictature militaire. Une expérience qui a changé son regard sur la démocratie comme sur la philosophie, qu’il pratique au meilleur niveau avec l’immense mérite d’être clair… Une philosophie humaniste qui nourrit un idéal européen, cosmopolite, dont l’objectif est d’«introduire le maximum de rationalité dans l’expérience», mais à condition de «demeurer fidèle à la singularité et à la richesse de l’expérience humaine».

J.-F. B.

d’indiquer le bien. Mais si l’on pense que l’être humain est un «animal dialogique», alors on peut envisager une issue. En parlant entre eux, les membres d’une communauté humaine vont s’apercevoir que leurs arguments, les raisons qu’ils avancent les uns et les autres s’opposent. Cependant, ils peuvent s’accorder – s’ils ne savent pas à l’avance s’ils seront riches ou pauvres, puissants ou misérables – sur le fait de ne pas agresser les autres si ceux-ci s’engagent à en faire autant. C’est un contrat moral minimal. Mais, comme ils comprennent aussi qu’ils peuvent naître handicapés ou valides, ils peuvent aussi se donner une autre règle: «J’aiderai les autres s’ils s’engagent à m’aider.» Le bien, qui est un bien commun, se trouve dans une règle de réciprocité qui dépasse l’opposition du kalon et de l’agathon, du bien en soi et du bien pour moi. Mieux encore, ceux qui sont égoïstes appliqueront la règle de réciprocité pour se protéger, et ceux qui sont altruistes le feront pour servir les autres. La règle de réciprocité que la raison dialogique permet de mettre à jour dépasse l’opposition de l’égoïsme et de l’altruisme, mais aussi celle des morales de la justice et des morales dites du care [Ndlr: du «soin»]. Elle dépasse la tragédie des valeurs. C’est là, me semble-t-il que réside l’espoir de salut et de réconciliation de l’humanité avec elle-même par-delà la tragédie des valeurs.

Il n’en reste pas moins que notre existence commune reste marquée par ce que Kant appelle «l’insociable sociabilité» humaine.

En effet, et cela définit le mal politique. Si l’homme était naturellement sociable, nous vivrions dans des communautés heureuses sans avoir besoin de chefs. Si l’homme était naturellement insociable nous vivrions comme beaucoup d’animaux, à l’état isolé, par couples ou bandes erratiques… Les êtres humains ne peuvent vivre en communauté qu’à condition d’y être, d’une certaine manière, forcés, avec un chef, une police, des lois, un gouvernement, un État. C’est pourquoi la démocratie est une utopie: il y a une contradiction entre le démos, la sociabilité, et le kratos, le pouvoir. On ne peut pas espérer la réconciliation absolue entre ces deux tendances, mais il est possible de progresser. La vie démocratique est perfectible. Voyez le paradoxe dans lequel nous sommes: nous n’avons jamais été aussi proches de former une seule humanité et on n’a jamais autant vu monter les revendications identitaires. Mais je crois au pouvoir de la parole, à la force des arguments, de la conviction et de l’argumentation.

Philosopher, un art de vivre

Pour Francis Wolff, «l’être humain est un animal dialogique». Capable de ce qu’animaux et machines ne peuvent faire: raisonner en parlant avec autrui, argumenter. Rien de mieux pour le faire comprendre que de passer par le jeu de l’entretien avec un autre philosophe. En dix dialogues, il retrace son parcours intellectuel, en l’inscrivant dans son histoire personnelle et dans celle de sa famille prise dans les tragédies du xxe siècle. Derrière les concepts, en arrière-plan de la pensée, il y a la vie et ses palpitations. Le philosophe ne manque pas d’ambition: il s’efforce de construire une métaphysique – «une enquête rationnelle sur les questions au-delà de l’expérience» – à travers des catégories précises qu’il emprunte à la philosophie antique en les renouvelant. Il distingue «les choses», immuables, «les événements», qui ont des causes, et «les personnes», qui conçoivent qu’il y a au monde d’autres personnes et qui agissent, étant ainsi cause d’événements. Cette triade, ce mélomane la complète, dans l’ordre des représentations, par une autre: celle des images – du côté des choses –, des musiques – du côté des événements – et des récits – du côté des personnes et de leurs actes. À partir de là, Francis Wolff pense le monde de manière dynamique, éclairante et généreuse. Il argumente avec talent la nécessité de dépasser la nation, de croire à la construction européenne, de rêver d’un monde ouvert et cosmopolite ou encore de se garder de mettre sur le même plan l’humain et l’animal. Avec lui, la philosophie se donne aussi comme un art de vivre.

Le Monde à la première personne. Entretiens avec André Comte-Sponville, Fayard, 2021, 374 p., 24 € J.-F. B.

On peut échapper à la logique de la puissance brute, qui semble revenir au premier plan aujourd’hui. De ce point de vue, la construction européenne est quand même quelque chose d’assez extraordinaire: sur des terres qui avaient vu les plus grandes guerres et les plus grands massacres, des hommes et des femmes ont cru qu’il y avait autre chose après la barbarie, au-delà de la puissance, qui était la force du dialogue, de la réconciliation, de la raison, et cela nous a permis de vivre des décennies de paix et de prospérité.

Mais pour traverser ce temps où l’avenir semble fermé n’avons-nous pas besoin d’autre chose, d’une ouverture d’une autre nature, d’une forme de satisfaction, sinon de bonheur qui permette de tenir?

En effet, les êtres humains que nous sommes ont la possibilité de vivre un monde imaginaire. Je cite volontiers Éluard, en le prenant dans un autre sens: «Il y a un autre monde, et il est dans celui-ci.» Il y a d’autres mondes, au pluriel. Dans toutes les cultures, il existe des images, des récits, des musiques qui sont autant de manières d’envisager d’autres mondes dans celui-ci. Ici et maintenant. C’est d’ailleurs une autre définition possible de l’humanité. L’art est une forme de réalisation de l’inspiration humaine, on pourrait dire la rationalisation du sensible, ou la sensibilisation des valeurs. La Neuvième Symphonie de Beethoven ou Le Sacre du printemps sont des réalisations humaines qui sont plus puissantes que nous, des manières de dépasser l’humain par l’humain, d’accéder à une dimension infinie. Je crois à la dimension universelle des grandes œuvres. Il y a donc des expériences esthétiques – au sens large de ce mot – qui nous donnent accès à quelque chose comme un autre monde. C’est pour cela que j’ai défendu, lorsque j’étais à la commission des programmes de philosophie, il y a longtemps, la nécessité de maintenir l’art dans les programmes. À ceux qui en doutaient, je disais ceci: que vont devenir la plupart de vos élèves quand ils seront adultes? Ils seront employés dans des entreprises, des banques, ou dans le commerce. Si vous ne leur permettez pas de faire en rentrant chez eux une expérience esthétique, ne serait-ce qu’en écoutant un disque, vous n’aurez pas accompli votre mission éducative. Nous avons besoin de cela pour vivre. Certes, plus que des créateurs d’art, nous en sommes des consommateurs – je ne charge pas ce mot d’une connotation négative –; nous allons au musée, au concert, au cinéma, nous lisons des livres. Mais c’est une ouverture nécessaire. Et de la même manière, certains élèves de terminale peuvent être changés, transformés, en faisant en philosophie l’expérience du concept… Mais j’ajoute, pour finir, que dans notre époque marquée par l’individualisme, une autre chose compte, c’est l’amitié. Le plus individualiste des individus ne peut pas se passer d’amis, de relations avec les autres, de relations de réciprocité, qui définissent, comme je l’ai dit, le bien humain.

Propos recueillis par Jean-François Bouthors.

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