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SAISONS // LES LIVRES DE L’ÉTÉ
LES LIVRES DE L’ÉTÉ
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À quoi ressemblera cet été ? Sera-t-il brûlant et insoutenable ? Froid et pluvieux ? Ressemblera-t-il à ceux que nous avons connus jusqu’ici ? La situation internationale connaîtra-t-elle une trêve ? Le propre des livres est de poser des questions plus que d’y répondre. Voici notre sélection d’été pour vous accompagner quelle que soit la coloration du vôtre.
La descente aux enfers ?
C’est un long poème en prose ; un roman, certes, mais en forme de poème, de méditation, de rumination ; une rumination mais en forme de flottaison, en forme de plongée : une barque, une balancelle, au milieu du lac El-Assad, en Syrie, un homme qui flotte sur le vide de la mémoire ; un masque et un tuba pour plonger, « redescendre sous l’eau […] voir ce que [la] mémoire n’a pas retenu », essayer de retrouver, de toucher le fond du lac, la vie d’avant. Avant que l’hubris barbare – le chic-chac – d’Hafez el-Assad, le père, ne recouvre de cette eau omniprésente la vallée et le village où il est né, lui, Mahmoud, le narrateur. Avant que la paranoïa mortifère de Bachar el-Assad, le fils – « son ophtalmologue de fils » –, celui qui a inspiré la torture des yeux brûlés à la cigarette ou passés à la lame de rasoir, ne lui prenne trois ans de sa vie en liberté puis la vie de ses trois enfants, Brahim, Salim et Nazifé. Avant que la violence fanatique de Daech ne déchire pendant son absence sa femme, Sarah, sa compagne en poésie. C’est le roman méditation de Mahmoud, le poète, dont la poésie miroite dans le lac, cette « poésie [qui] lui servait à emprisonner la prison » quand il était dans le trou. Un roman poème à la recherche du temps perdu, de ce qui s’est perdu au fond de ce lac, dans cette « eau nommée souvenirs ». C’est un roman poème sur la solitude, « la solitude de l’eau », le roman poème d’un solitaire qui veut « faire le tour de [lui]même ». C’est un roman poème pour donner forme au silence, à l’eau informe du silence. Un long poème, pour dire « la main invisible du silence » ; des mots, ces « bras armés du silence » ; même si « l’écriture […] ne ressuscite rien ». Un long poème « rempli de peur, et de rage et de peine », mais rempli de vide aussi : « la vie est belle, mais elle est vide », « ce monde entier est vide ». C’est un roman poème sur lequel plane l’ombre, le fantôme du suicide, ce visiteur du soir : « Il vient me voir et plus rien d’autre n’existe » ; le suicide pour échapper au vide du sens, et au cancer qui lui ronge la peau. C’est l’histoire d’un prix aussi. Un prix littéraire, celui du Livre Inter. Un prix différent des grands prix littéraires qui font chaque année la cote des auteurs, la reconnaissance par les pairs et par les maisons mères, les grands éditeurs. Ce n’est pas le prix des auteurs et des littérateurs, des académiciens et des experts du langage ; c’est le prix des lecteurs, enfin de vingt-quatre lecteurs auditeurs de France Inter sélectionnés parmi des milliers. Une certaine idée du service public. Cette année, leur choix s’est fixé sur le livre totalement atypique d’un auteur belge, qui n’est jamais allé en Syrie, mais qui a médité sur cette figure moderne et inversée du déluge qu’est le lac El-Assad, retenu par le barrage de Tabqa, que Daech voulait détruire pour inonder ce berceau de la civilisation qu’est la vallée de l’Euphrate, et sur les événements qui ont touché ce pays doublement martyr : martyr du (des) bourreau(x) El-Assad et martyr de la folie terroriste des islamistes. Une sorte de prière agnostique sur le mal.
Daniel Lenoir
Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier, 144 p., 15,20€
La Bible au scalpel
Pas de Bible cachée ou de sens ésotérique dévoilé ici. Bien au contraire. Dans leur nouvel ouvrage, Fréderic Boyer et Thomas Römer, par les exemples pris dans la Torah, prouvent que la Bible est un texte vivant, sujet en permanence à l’interprétation. Les deux biblistes montrent que les auteurs de la Bible ont choisi délibérément de raconter la même histoire, avec des variants, sans annuler les versions précédentes. Et que, pour eux, cela a du sens de montrer l’évolution de la pensée, l’évolution de la Loi. Garder les versions précédentes a des vertus pédagogiques. Ainsi, à ceux qui lisent la Bible dans un sens littéral les auteurs exposent qu’il y a bien plusieurs histoires de ces grands personnages, racontées à des étapes diverses de l’histoire d’Israël. Ainsi, plutôt que d’effacer les écrits premiers, ils les ont délibérément gardés et ont ajouté leur compréhension de la même histoire. D’où des textes « patchwork » où, au sein de ce quel’on croit être une même histoire, l’on découvre non seulement des styles différents, mais aussi des répétitions, des renvois, des actions différentes des protagonistes, et parfois même des incohérences. Römer et Boyer démontrent qu’une histoire peut avoir été rédigée d’une certaine manière parce qu’elle reflétait un contexte donné ; parce que les auteurs d’alors voulaient ainsi signifier leur attachement à une ou plusieurs valeurs – la Terre promise, le peuple élu… – et leur compréhension de Dieu. Et que, plutôt que d’effacer ces premiers textes, les auteurs suivants ont raconté leur version de l’histoire, avec leurs valeurs et leur compréhension de Dieu. Ils ont aussi amendé la Loi tout en gardant les traces des lois précédentes afin de montrer l’adaptabilité dont cette dernière a fait preuve. Si l’on prend l’exemple de l’importance de la terre pour le peuple d’Israël, la trace des différents
courants de pensée qui ont traversé les auteurs bibliques montre que, parfois, pour les Israélites, la possession d’une terre réelle a été importante, parce qu’elle est constitutive du peuple d’Israël. Et qu’à d’autres moments, notamment pendant la déportation babylonienne, la réflexion sur l’essence du judaïsme ne passait plus par la possession terrestre, mais par la Torah et la figure de Moïse. Avec cet ouvrage, érudit, mais néanmoins accessible, l’on se rend compte que les questions qui ont traversé les auteurs de la Bible sont encore d’actualité : la question brûlante bien entendu depuis 1948 de la territorialité du peuple d’Israël, mais aussi les questions de la Loi, des lois, de leur évolution et de la constante interprétation des textes, qui demeurent vivants.
Estelle Roure
Fréderic Boyer, Thomas Römer, Une Bible peut en cacher une autre, Bayard, 256 p., 17,90€
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Vitalité des exilés
En 2015, au moment où l’Europe fermait ses frontières aux Syriens qui venaient y chercher refuge alors que la guerre faisait rage dans leur pays, Catherine Van den Steen découvrait La Chute d’enfer des damnés, une peinture de Pierre Paul Rubens datant de 1620. Cet effondrement de corps nus, gros, gras, nonchalants –sans doute Rubens avait-il représenté les princes européens qui lui commandaient des portraits –, pensa-t-elle, c’est nous qui pleurons sur notre déclin et fermons nos portes. Mais la diagonale de lumière qui traverse le tableau de part en part appelle à la remontée. « Nous ne sommes pas condamnés à la chute, et ceux qui s’arrachent à la mort sont là pour en témoigner, c’est eux qui nous l’apprennent », conclut-elle. D’où l’idée de ces vingt Portraits d’exil qui s’inscrivent sur le fond d’une réinterprétation lumineuse de la peinture de Rubens, réalisés grâce à une commande de l’association Forum Réfugiés. Ces femmes et hommes debout qui marchent résolument vers le
spectateur ont quitté leur pays pour vivre. Leurs parcours, qu’a recueillis la journaliste Béatrice Toulon, sont impressionnants par la détermination et la vitalité dont ils témoignent. Loin de tout misérabilisme, ces exilés nous communiquent leur vitalité. Telle est la leçon de cette œuvre magnifique, exposée ce mois de juillet à la mairie de Villeurbanne dans le cadre de « Villeurbanne2022, capitale française de la culture ». Vera Michalski, présidente de Buchet-Chastel, a voulu accompagner cette manifestation par la publication d’un livre dont le commissaire d’exposition et critique d’art Paul Ardenne signe la préface et la philosophe Catherine Chalier la postface. Jannick
Thiroux, directeur de l’Enseigne des Oudin à Paris, a réalisé l’entretien avec l’artiste. Une exposition et un livre à ne pas manquer.
Jean-François Bouthors Catherine Van den Steen, avec Béatrice Toulon, Portraits d’exil, Buchet-Chastel, 192 p., 29,90€
Pour une Église non excluante
Benoist de Sinety s’est fait connaître en claquant la porte de l’archidiocèse de Paris, dont il était vicaire général. Aujourd’hui curé dans le centre de Lille, chroniqueur chaque semaine sur RCF, c’est une figure libre et écoutée du catholicisme français. Dans cet ouvrage, il esquisse le cadre d’une présence chrétienne pertinente dans notre monde guère apaisé. Il construit son propos autour de « sept dévoiements qui sont autant de péchés capitaux ». Abordant ainsi l’individualisme, la politique, la violence, le dialogue, la laïcité ou l’environnement, il mêle réflexions, expériences pastorales vécues et textes bibliques. Une idée traverse son propos : la nécessité de plus de fraternité, qu’il définit, en sous-titre de l’ouvrage, comme la « seule politique possible ». On découvre une position très ferme sur la laïcité, qui « avait pour vocation de faire régner la concorde et la paix civile » et qui, désormais, « sème sciemment la tempête ». Un mal qui remonte pour l’auteur à l’interdiction du voile à l’école. « Avec cette loi, l’État rompait tout bonnement le pacte social. Il prenait fait et cause contre une communauté. Il sortait de la neutralité pour partir au combat. » Dans l’ultime chapitre, « Catholiques vraiment », le prêtre n’hésite pas à faire amende honorable après son soutien initial aux manifs contre le mariage homosexuel. Il raconte comment il a changé d’attitude devant des dérives homophobes dans les cortèges – « Je sentais que l’Église se fourvoyait » – et après un échange avec un jeune gay en colère. « L’Église a exclu une partie de son peuple. Des créatures de Dieu croient aujourd’hui qu’elle ne veut pas d’eux. Aurions-nous trahi notre vocation ? »
Pour lui, l’Évangile doit être annoncé « loin de l’esprit de défense catégorielle et de revendications identitaires ». Un combat indispensable à mener pour faire changer une institution « devenue inaudible », notamment par la faute de « prélats qui se montrent parfois sur les sujets de société d’une suffisance à faire frémir ».
Philippe Clanché Benoist de Sinety, Nos7 péchés capitaux, Flammarion, 176 p., 15€
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Churchill intime et historique
L’être humain a toujours eu peur que le ciel lui tombe sur la tête. En général, il a tort ! Mais les Anglais en général et les Londoniens en particulier avaient vraiment raison d’avoir peur durant le Blitz.
Dans La Splendeur et l’Infamie, Erik Larson nous fait éprouver au quotidien cette période terrible des bombardements massifs de la Luftwaffe à travers la vie d’une famille et de son entourage, et plus précisément de ce que ressent le père, Winston Churchill. Depuis sa nomination comme Premier ministre le 10 mai 1940, concomitante de l’invasion des PaysBas et de la Belgique par ceux qu’il appelle « les Huns », jusqu’au 11 mai 1941, qui marque la fin des bombardements frénétiques, Churchill nous narre ses questions, ses agacements, ses doutes, ses rapports avec son secrétaire particulier, son ministre de la Production Lord Beaverbrook, sa femme Clementine, sa fille préférée Mary, son fils honni Randolph et tant d’autres personnages plus ou moins proches. L’originalité de ce récit tient dans son sérieux historique – tous les faits et dits sont rigoureusement authentiques – et sa manière intimiste d’aborder cette période, cruciale pour l’histoire du monde. La description des bombes incendiaires et explosives qui pleuvent par milliers presque chaque nuit – la RAF n’avait pas de radars air-air sur ses avions, qui étaient donc cloués au sol dès la fin du jour – se vit en même temps que les larmes de Churchill, mais aussi ses facéties, ses manies, ses deux bains quotidiens et une multitude de détails personnels, voire intimes, qui rendent le personnage humain, très humain. On n’apprend rien de vraiment nouveau – tout ou presque a déjà été écrit sur le Premier ministre de Sa Majesté –, mais il s’agit d’une mise en scène en abîme qui tient en haleine sur près de sept cents pages. Entre les amours adultérines de Pamela – femme de Rudolph – avec Averel Harriman, envoyé spécial de Roosevelt à Londres, ou les doutes de Mary
sur les qualités de Jock Colville, secrétaire privé adjoint de son père, on arrive parfaitement à se glisser dans la peau d’un personnage écrasé par le poids de ses responsabilités, mais toujours debout et, plus encore, qui maintient debout une nation entière. Un seul regret : dans le choix de ses personnages, l’auteur n’a pas retenu de Gaulle, dont le nom n’est cité que deux fois. Un livre à lire absolument en cette période où la guerre apparaît de nouveau aux portes de l’Europe.
Bertrand Rivière
Erik Larson, La Splendeur et l’Infamie, traduit de l’anglais (américain) par Hubert Tézenas, Le Cherche midi, 688 p., 24,90€
Et les femmes dans tout ça ?
Les Leçons de Béthanie sont un manuel pratique, un condensé d’analyse théologique et de propositions pratiques pour une Église plus inclusive. Dans ce livre très accessible, la docteure en théologie et laïque Sylvaine Landrivon déconstruit historiquement et théologiquement certaines pratiques ecclésiales, à commencer par l’extrême cléricalisation de la religion catholique et les maux qui en découlent, dont la violence institutionnelle envers les femmes et les exclus – divorcé.es remarié·es, homosexuel·le·s… Ce livre est destiné à tous ceux qui penseraient encore qu’il n’y a pas de fondements scripturaires justifiant une plus grande place des laïcs, et notamment des femmes, dans l’Église. L’autrice dissèque la façon dont la liturgie eucharistique a été cléricalisée, afin de revenir à une eucharistie qui fait mémoire d’un acte en le rendant présent. Bref, passer d’une eucharistie sacrificielle, avec la dérive du grand prêtre comme officiant, à une eucharistie communautaire qui s’inscrit réellement dans la communion. Comme militante féministe au sein de Toutes Apôtres ! et du Comité de la jupe, Sylvaine Landrivon redonne les fondements théologiques de la participation des femmes à toutes les charges pastorales. Mais elle ne milite pas pour autant pour l’accès à la prêtrise des femmes, étant convaincue que c’est le statut du prêtre
qu’il faut redéfinir, en le déchargeant de ses ors et dentelles par trop cléricaux. Plaidant pour une Église qui cesse d’exclure tous ceux qu’elle a condamnés et mis à la marge depuis des siècles et redevienne réellement universelle, l’autrice considère que le message de salut de l’humanité par la grâce du Christ a été galvaudé par l’institution, qui le contredit ouvertement. Cet ouvrage (re)donne les bases théologiques propres à permettre de revenir à une Église qui soit vraiment une maison commune, où l’on écoute et où l’on est actif, comme c’est le cas chez les sœurs de Béthanie. Sylvaine Landrivon dépasse un discours purement théologique pour s’inscrire dans une démarche pratique et propo-
ser des changements essentiels pour l’avenir de l’Église. À lire et à laisser traîner dans les sacristies et sur les bancs des paroisses.
Estelle Roure
Sylvaine Landrivon, Les Leçons de Béthanie. De la théorie à la pratique, Éditions du Cerf, 264 p., 22€
Les sulfureux polycopiés du jésuite
Les supérieurs de Teilhard de Chardin, le jésuite paléontologue, lui avaient interdit de publier ses réflexions sur le péché originel ou l’origine de l’humanité. Mercè Prats, chargée de cours à l’Université de Reims et documentaliste à la fondation qui préserve la mémoire du religieux, signe un ouvrage aussi original qu’intéressant sur les polycopiés que Teilhard et ses proches faisaient circuler. L’ouvrage donne à mieux comprendre le caractère d’un religieux à la fois certain que ses travaux se normaliseront ultérieurement dans la pensée catholique et fidèle à l’institution malgré les contraintes qu’elle exerce sur lui. Faisant fi des difficultés, Teilhard sait mettre en œuvre un stratagème pour contourner le circuit classique de la librairie. Avant Vatican II, il lui impose encore de passer sous les fourches caudines des censeurs du nihil obstat et de ses supérieurs pour obtenir l’imprimatur… Mercè Prats met ainsi au jour les habiles tactiques mises en œuvre par le jésuite pour faire circuler en catimini ses textes, d’abord recopiés à la main par des fidèles soutiens puis, les techniques se développant, ronéotypés. Si Teilhard cherche à se conformer à la prudence demandée par ses supérieurs, il n’en reste pas moins un habile propagandiste de ses propres travaux, qui se frayent un chemin dans une Église catholique des années 1950 ouvertement en guerre contre ce qu’on appelle la « nouvelle théologie ». Dans cette guerre d’édition, les milieux conservateurs ne sont d’ailleurs pas en reste en lançant
leur propre offensive éditoriale, à l’instar d’un essai publié en 1950 aux Éditions du Cèdre, L’Évolution rédemptrice du P. Teilhard de Chardin, dont la couverture fait croire qu’il s’agit d’un essai du jésuite, alors que c’est en réalité un brûlot contre sa pensée, caricaturée… Une parole attendue montre bien comment, dans des systèmes fermés et hiérarchiques comme l’Église catholique préconciliaire, il existait des stratégies pour que, malgré tout, les avant-gardes s’expriment sans se faire sabrer. Ironie suprême : déjà au fait de sa gloire pour ses textes circulant sous le manteau, Teilhard meurt en 1955 avant que LePhénomène humain, premier de ses livres édité en bonne et due forme, la même année, ne devienne un succès de librairie !
Anthony Favier Mercè Prats, Une parole attendue. La circulation des polycopiés de Teilhard de Chardin, Salvator, 256 p., 21€
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