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Ukraine – La résistance pour tout bagage

УКРАЇНА La résistance pour tout bagage

L’Ukraine a fait preuve d’une résilience qui a surpris la plupart des observateurs. C’est tout un peuple qui s’est mobilisé pour repousser l’attaque russe. Décryptage.

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Par Jacques Duplessy, envoyé spécial en Ukraine (mai 2022)

Faible sentiment national, armée modeste, Vladimir Poutine était persuadé, au 24 février, date de déclenchement de l’offensive, que l’« opération spéciale » irait vite. En quelques jours, l’armée russe devait pénétrer dans Kiev, déposer le président Zelensky et installer un fantoche à la tête du pays. Et les Ukrainiens capituleraient. Sur le papier, le rapport de force était écrasant en sa faveur, tant en quantité que sur le plan qualitatif.

Dans les premiers blindés détruits, les soldats ukrainiens ont retrouvé des uniformes de parade. L’ours russe a vendu la peau de l’Ukraine avant de l’avoir tuée, rien ne s’est passé comme prévu pour le Kremlin. Si les images de fuite de la population donnaient l’impression –en partie exacte – d’un sauve-qui-peut, au même moment le désormais célèbre « Allez vous faire foutre ! » des défenseurs de l’île des Serpents adressé par radio au commandant du croiseur Moskva offrait une autre tonalité. Et l’armée ukrainienne a tenu. Les soldats ukrainiens se sont battus vigoureusement. « Après une guerre de mouvements, les deux camps sont désormais presque à l’arrêt, car les armées sont usées des deux côtés, constate Michel Goya, ancien colonel de l’armée de terre et analyste des conflits. Aucune des deux parties n’arrive à rompre l’équilibre et à reprendre significativement l’initiative. »

Comment expliquer cette résistance que peu d’analystes – voire aucun – avaient vu venir ? Le premier maillon a été militaire.

L’armée ukrainienne, très faible en 2014 lors de l’annexion de la Crimée et de la première guerre du Donbass, s’est professionnalisée. « Ils ont réussi à créer un corps de sous-officiers avec des soldats aguerris, reprend Michel Goya. Et ils ont bénéficié d’une formation par l’Otan qui s’est révélée efficace : le commandement s’est un peu décentralisé, rendant leurs actions moins prévisibles pour les Russes. » L’armée avait également reçu du matériel, léger mais moderne – comme les missiles américains antichars Javelin –, adapté pour tenir le terrain. Le ministère de la Défense avait aussi décidé d’acquérir des drones turcs Bayraktar, un choix qui s’est révélé payant pour pallier la faiblesse de l’aviation, mener des frappes dans la profondeur et perturber l’approvisionnement russe. Le renseignement, principalement d’origine américaine, aide considérablement l’armée ukrainienne. « Il leur permet d’anticiper les attaques mais aussi de frapper, décrypte Michel Goya. Le nombre important de généraux tués sur le front résulte sans doute de cette collaboration, tout comme l’attaque contre le croiseur Moskva. » Autre facteur décisif qu’on retrouvera dans l’ensemble de la société : la motivation. Les soldats savent pourquoi ils se battent.

Tous pour une… L’armée est appuyée par la société tout entière et le pays est porté par un chef de l’État qui s’est révélé dans la crise. Le président Volodymyr Zelensky a su incarner cette mobilisation. L’acteur, qui avait joué le rôle d’un président ukrainien avant d’être élu, a su trouver les mots et les attitudes pour souder le pays et convaincre une partie de la communauté internationale de l’aider. « Je ne veux pas un taxi mais des armes », a-t-il rétorqué aux Américains qui proposaient de l’exfiltrer alors que tout le monde pensait que Kiev allait tomber en quelques jours. Signe que les Ukrainiens veulent se battre et croient en la victoire, la défense territoriale a été submergée

de demandes d’engagement. À tel point que tous n’ont pas pu la rejoindre, faute d’armes et d’équipement suffisants. Les ressorts de la résilience ukrainienne viennent de loin. « Le peuple a fait deux révolutions, en novembre 2004 puis en février 2014, contre l’État, contre la mise en place de la dictature, analyse Natacha Kabatsiy, la directrice du Comité d’aide médicale, une ONG dont le siège est à Oujhorod, dans l’Ouest du pays. Nous avons acquis une vraie expérience : les gens se sont organisés pour lutter. Ces réflexes-là et ces réseaux fonctionnent de nouveau. » La mobilisation populaire a continué avec le début de la guerre au Donbass en 2014. À l’époque, l’armée est quasi inexistante. Ce sont beaucoup de volontaires qui partent se battre. Mal équipés, ils reçoivent du matériel et sont nourris grâce au soutien de la population. Les financements participatifs fleurissent pour acheter des gilets pare-balles, des lunettes de vision nocturne ou encore des trousses de premier secours. L’histoire d’Aerorozvidka illustre cette créativité par la pratique de la techno-guérilla. Cette ONG de geeks s’est montée pour militariser des drones civils en leur permettant de lâcher des grenades antichars. En juin2014, la ville de Marioupol, qui avait été capturée par les séparatistes, avait ainsi pu être reprise par l’armée ukrainienne. Alors, fin février, quand les Russes attaquent, les réseaux s’activent dans tout le pays et les initiatives foisonnent. « Pas question de rester les bras croisés ; nous voulions faire quelque chose d’utile », de telles expressions reviennent très souvent dans la bouche des personnes interviewées. La mobilisation générale décrétée par le président Zelensky s’est aussi traduite par une mobilisation horizontale de personnes habituées à se débrouiller sans l’État. « La société civile ukrainienne s’est beaucoup développée et elle est aujourd’hui très forte », se réjouit Natacha Kabatsiy.

Du Molotov au bœuf en gelée L’histoire de Vassily, propriétaire d’un restaurant à Oujhorod, le Sherlock Pub, en est une bonne illustration. Le 24 février au soir, sa femme, sa sœur et lui se demandent au dîner comment aider. Les autorités encouragent la population à faire des cocktails Molotov, très efficaces en combat urbain. Alors, pourquoi pas ? Ils vont acquérir à leurs frais tout ce qu’il faut et lancent un appel sur Facebook. Très vite, ils sont dépassés par l’ampleur des réponses. « Les gens sont venus au bar par centaines avec des jerricans d’essence, de l’acétone, du tissu, des bouteilles, du polystyrène. Certains venaient de loin. On a été très surpris et heureux de cette mobilisation. » Au total,

« Nous avons des réseaux très efficaces. Heureusement, car l’État est un peu dépassé. »

Natacha Kabatsiy, directrice du Comité d’aide médicale

ce sont 150 000 cocktails made in Transcarpathia qui ont été envoyés sur les lignes de front. Depuis, Vassily a changé de recette : il fabrique des bocaux de viande en gelée pour les soldats. Autre exemple de cette mobilisation, la fabrication de filets de camouflage pour l’armée. Dans la plupart des villes, des grands cadres de bois ont été posés avec un filet. Les passants peuvent s’arrêter en famille pour fixer des lanières de tissus déposés par d’autres habitants. Le monde de l’art n’est pas en reste. Un collectif d’artistes, Les forgerons de Peretchyn, s’est mis à produire des outils de déminage, des réchauds et des croisillons pour crever les pneus des camions. Chacun invente une réponse à sa mesure et, mis bout à bout, ces « bricolages » portent leurs fruits.

Le train de tous les combats Le rail a joué et joue encore un rôle clef dans la résistance du peuple ukrainien. Les cheminots tiennent héroïquement leur réseau malgré les bombardements. Au plus fort des combats, les trains ont continué de rouler. Ils ont permis l’évacuation des civils, l’approvisionnement en produits de première nécessité et, sans doute, le transport d’armes et de munitions. L’aide aux populations déplacées est beaucoup le fait d’ONG et de volontaires. « L’État s’occupe prioritairement de l’armée, raconte Nathalia Kabatsiy. Ce sont les associations et les actions spontanées des citoyens qui aident principalement les populations civiles touchées. Nous avons des réseaux très efficaces. Heureusement, car l’État est un peu dépassé. » Jusqu’à présent spécialisée dans le handicap et l’aide aux migrants, son ONG s’est lancée dans l’aide d’urgence en s’appuyant sur ses anciens réseaux dans le pays. Les partenaires européens du Comité d’aide médicale ont répondu présent et l’association est devenue une tête de réseau pour la distribution de centaines de tonnes d’aide humanitaire dans tout le pays. Et ce n’est qu’une des ONG parmi beaucoup d’autres. Les volontaires qui amènent l’aide humanitaire et évacuent des civils des zones de combat n’hésitent pas à risquer leur vie. Plusieurs ont été tués, mais il est difficile d’avoir un chiffre précis. Les individuels jouent aussi un grand rôle. « Au début de la guerre, on était plusieurs copines à vouloir aider, raconte Mariana, rencontrée au point d’accueil des déplacés de la gare d’Oujhorod. On a vu les images de gens fuyant vers la Slovaquie. Je ne voulais pas rester sans rien faire. Comme je suis restauratrice, on s’est mis à cuisiner et à distribuer des repas à la frontière. » L’une d’entre elles se rend à la gare pour voir ce qui se passe. « Elle est tombée sur une cohue indescriptible. La Croix-Rouge était débordée, elle n’avait pas assez de nourriture pour tout le monde, elle manquait de volontaires. Ça a été un choc et on a décidé de les aider. » Les bénévoles ouvrent deux cuisines dans la ville, récupèrent auprès des habitants et d’une ONG locale des dons en nature et en argent. « On fournit aujourd’hui entre7 000et 8 000 repas par jour », s’enorgueillit la cuisinière. L’État s’est comporté intelligemment en venant renforcer des initiatives individuelles, en apportant des appuis spécifiques et en ne cherchant pas à tout contrôler. Par exemple, le chemin de fer est gratuit pour le transport de l’aide humanitaire. À Oujhorod, la ville s’est occupée des bus pour le transport depuis la gare et de l’ouverture de

« On en a vu d’autres. Ce qu’on traverse aujourd’hui, ce n’est pas catastrophique. »

Miroslava Kalamounak, directrice d’une entreprise de textile

centre d’hébergements collectifs, lieux qui sont gérés conjointement avec des volontaires. Le gouvernement entretient la flamme patriotique par la propagande. Partout fleurissent des affiches appelant à la résistance. Mais la foi inébranlable de la population en la victoire préexiste à ces campagnes. Elle tourne en dérision l’envahisseur sur les réseaux sociaux. Les vidéos de tracteurs récupérant des blindés russes embourbés sont très largement partagées ou encore cette vidéo d’un automobiliste tombant sur trois soldats russes devant leur blindé : « — Qu’est-ce qui vous arrive ? — On est en panne d’essence ! — Montez, je vous ramène en Russie ! » La vidéo d’une grand-mère offrant des graines de fleurs à un soldat a beaucoup tourné. Quand il lui demande pourquoi elle fait ça, elle répond froidement : « Parce que, comme tu vas bientôt crever, au moins il y aura des fleurs. » La résilience du pays passe aussi par l’économie. Et les entrepreneurs en sont conscients. Plusieurs résument ainsi leur pensée : « La guerre est aussi économique. Nous devons adapter notre production pour servir l’armée, nous devons gagner de l’argent pour payer des salaires et permettre à des familles de vivre. Et payer des impôts pour financer l’effort de guerre. » Alors, là aussi, la réactivité et l’esprit d’entreprise sont à l’œuvre. Miroslava Kalamounak, la directrice de l’entreprise de textile Parada à Oujhorod, illustre bien cet état d’esprit. Sa société de haute couture développe ses propres collections mais est aussi sous-traitante d’entreprises européennes comme Bensimon ou Dolce & Gabbana. Dès le début de la guerre, elle a investi une partie de son bénéfice pour coudre de l’équipement militaire pour les bataillons de la défense territoriale, moins bien équipés que l’armée régulière. « Au bout de quelques semaines, nous ne pouvions plus suivre financièrement et nous sommes tombés à court de tissus kaki. Alors, quand des villages ou des groupes de volontaires nous apportent du tissu, nous fabriquons quasi gratuitement ce qu’ils demandent pour leurs soldats. »

De la ténacité, encore et toujours Miroslava Kalamounak est d’un optimisme à soulever les montagnes : « On en a vu d’autres. Ce qu’on traverse aujourd’hui, ce n’est pas catastrophique. » Et son histoire personnelle illustre bien l’inventivité dont savent faire preuve les Ukrainiens. « J’ai commencé à travailler ici en 1977. À la chute de l’URSS, tout était par terre, les circuits d’approvisionnement, la logistique, les réseaux de distribution. En 1995, l’entreprise a été privatisée et j’en suis devenue la directrice. On ne savait pas trop comment survivre. Il y avait des

militaires qui déchargeaient des camions car ils n’étaient plus payés. J’ai pris l’uniforme d’un militaire, j’en ai fait un modèle et je suis allé à Kiev proposer nos services au ministère de la Défense. J’ai rencontré le vice-ministre. Il a donné son accord pour une commande, mais ils n’avaient pas le budget pour payer. Il nous a donné en échange de l’électricité. Cette électricité, je l’ai vendue aux écoles municipales, qui nous versaient un peu d’argent, et à une usine de production de saucissons. Eux nous réglaient en saucissons, et je payais mes salaires un peu en argent, un peu en charcuterie. Vous comprenez pourquoi on n’a peur de rien… On va gagner cette guerre et nous pourrons reconstruire notre Ukraine. » Un programme de transfert d’entreprises vers les zones moins exposée par les combats a été lancé. Les gouverneurs des régions plus épargnées ont été invités à recenser les sites vides ou les terrains à construire permettant d’accueillir des bureaux ou des usines. « C’est un devoir de réorganiser l’économie de la Transcarpatie, assure Viktor Mykyta, le gouverneur de la région. La région étant loin des combats, elle doit fournir des emplois pour les déplacés. Nous voulons développer ici l’industrie légère et les nouvelles technologies. Pour cela, nous avons besoin de l’appui de l’Europe, des États-Unis et d’investisseurs. » Trop proche de la ligne de front, Galis, un fabriquant de contre-plaqué jusque-là implanté dans l’Est du pays et qui travaille notamment pour Ikea, a décidé de se réinstaller en Transcarpatie dans une ancienne usine datant de l’ère soviétique désaffectée depuis plus de vingt ans. Huit wagons ont été nécessaires pour transporter des machines pesant jusqu’à 20 tonnes. Lorsque nous nous rendons sur place, des électriciens tirent des kilomètres de câbles, un bulldozer arrache les arbustes sur ce qui était l’ère d’accueil des camions. Et le directeur de l’usine et l’ingénieur technique se baladent bombe de peinture et mètre à la main pour marquer l’emplacement des machines transférées. « Notre chantier, c’est comme un tableau de Picasso. Au début il y a des taches et, à la fin, il y a un tableau. Dans un mois, on commence la production », assure Andreï, le directeur de l’usine. On ne demande qu’à le croire. Au niveau du petit commerce, même dynamisme. Tatiana Tucha, une vendeuse de lunettes de soleil et de chapeaux qui avait trois boutiques dans la capitale, s’est mise immédiatement à la recherche d’un petit local là où elle était déplacée. « J’ai réussi à faire venir une partie de mon stock… et voilà. En attendant de retourner à Kiev, j’arrive à travailler et à payer deux de mes salariés. »

Sous la bannière de la démocratie Dernier élément, et non des moindres : le soutien des démocraties occidentales. Les Ukrainiens savent que le monde les regarde et les aide. Les gens suivent au jour le jour les annonces de livraison d’armes, les déclarations politiques et les initiatives humanitaires. Même la victoire à l’Eurovision a été perçue comme un encouragement. Tous ont le sentiment de se battre pour le monde libre, que leur guerre est celle des démocraties contre les dictatures. Ils ont une conscience aiguë que l’enjeu dépasse leur pays. Tous en sont certains : Poutine ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. La découverte des massacres de masse et la résistance héroïque de Marioupol ne font que renforcer leur détermination. •

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