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Comment qualifier les crimes de guerre ?
En mai, un jeune militaire russe, Vadim Chichimarine, a été condamné à la prison à perpétuité pour avoir abattu un civil ukrainien. La justice a ouvert des milliers d’autres dossiers. Avec le conflit en Ukraine, se repose la question de juger les crimes contre les droits humains. Qu’est-ce qu’un génocide, un crime de guerre, un crime contre l’humanité ? Le chercheur Joël Hubrecht, responsable scientifique à l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice, explique concrètement ces notions.
Le 4avril à Boutcha, le président Volodymyr Zelensky a parlé de « génocide » pour qualifier les exactions russes en Ukraine. Dans la foulée, il a reçu le soutien de Joe Biden. En revanche, en France, Emmanuel Macron a pris ses distances. Pourquoi ce terme fait-il débat ? À cause de sa charge historique ! Quand on parle de génocide, le rapprochement avec la Shoah, considérée comme le crime des crimes, est immédiat. Les juristes, eux, n’établissent pas de hiérarchie entre génocide, crime de guerre ou crime contre l’humanité. Pour ce qui est de l’Ukraine, le débat se situe entre ceux qui trouvent peu acceptable de réfuter qu’un tel crime a lieu en ce moment dans le pays et ceux qui, au contraire, estiment que la communication sur le sujet est éloignée de la réalité.
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Le terme de génocide a-t-il été employé dans d’autres situations que la Shoah ? Il y a eu le génocide des Arméniens en 1915. Dans ce cas, la notion est établie sur le plan historique, même si cela fait encore débat en Turquie. Au Cambodge, les juges ont qualifié de génocide les exactions des Khmers rouges contre les minorités cham et vietnamienne – et non l’ensemble de la population comme les spécialistes le font généralement. Il faut surtout rappeler qu’il y a eu des condamnations pour crime de génocide, un grand nombre notamment pour les tueries au Rwanda en 1994. Le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en a prononcé également pour le massacre de Srebrenica au mois de juillet1995. Comment définit-on juridiquement un génocide ? C’est un crime commis dans l’intention de détruire en tout ou – et je le souligne– en partieun groupe national, racial, ethnique ou religieux. La détermination de ce qu’est une « partie substantielle du groupe » a été essentielle dans le cas de Srebrenica pour parvenir à la qualification de génocide. Cette définition a été fixée par la convention de 1948. Mais, à cette époque-là, rappelons-le, des discussions ont eu lieu sur le type de groupes concernés. Ont été exclus ceux de nature politique, les classes économiques et sociales. Ce n’est pas sans lien avec l’Ukraine. Les représentants soviétiques ont bataillé pour que la liste ne soit pas étendue car ils avaient en tête l’Holodomor, la famine organisée au début des années 1930 contre les « koulaks », les paysans ukrainiens.
Comment distingue-t-on crime de guerre et crime contre l’humanité ? S’ils étaient considérés comme assez proches au départ, on a pu mieux les distinguer au fil du temps. Le crime de guerre doit avoir un lien avec un conflit armé mais peut être une initiative isolée prise dans ce cadre. C’est une violation grave du droit humanitaire à l’encontre de populations protégées, c’est-à-dire essentiellement les civils, les prisonniers de guerre et les blessés. Ces violations relèvent de ce qui déroge notamment à des règles de discrimination – par exemple lorsqu’on ne distingue pas combattants et non-combattants –, ou de proportionnalité – lorsque la destructivité n’est pas proportionnelle aux nécessités militaires. Le crime contre l’humanité, lui,
peut être commis en temps de paix et se situe dans le cadre d’une attaque systématique ou généralisée contre une population civile.
Y a-t-il encore des doutes sur le fait que se produisent des crimes de guerre en Ukraine ? Non. Nous sommes dans le cadre d’un conflit, des civils sont touchés, les bombardements sont massifs et indiscriminés. S’il s’avère que des crimes sont commis dans le cadre d’une attaque systématique et généralisée contre une population, ils seront alors qualifiés de crimes contre l’humanité. Pour en arriver là, il faut pouvoir caractériser un ensemble d’attaques, des schémas de crimes récurrents afin de les raccrocher à une politique globale visant les populations civiles en tant que telles. Ce sont des dossiers un peu plus longs à constituer car ils nécessitent un travail de preuves sur des crimes particuliers qu’il faut inscrire dans un contexte plus général. Pour ma part, je n’ai guère de doute sur le fait qu’on soit, en Ukraine, dans le cadre de crimes contre l’humanité.
Le débat juridique sur le fait qu’il y ait un génocide en cours vous paraît-il pertinent ? Il est légitime. Pour ma part, je ne vois pas encore suffisamment d’éléments pour le caractériser. Mais on ne peut pas le balayer d’un revers de main. En termes d’intention, par exemple. Vladimir Poutine, dans des discours prononcés en juillet2021 et en février2022, considère l’Ukraine comme une création artificielle. La volonté de « dénazifier » la population ukrainienne donne à l’agression russe un objectif qui va au-delà d’une simple conquête territoriale ou d’une volonté de changement de régime. Il s’agit, dans l’esprit de Poutine, de rééduquer la population ukrainienne. En droit, le crime de génocide repose en partie sur une dimension d’intentionnalité ; ce qui peut parfois rendre compliqué sa démonstration. Dans le conflit ukrainien, il y a manifestement des éléments qui plaident dans le sens d’une intention génocidaire. Par ailleurs, la mise en œuvre d’un génocide ne se limite à l’extermination physique d’une population, d’hommes, de femmes ou d’enfants. Cela peut être, par exemple, des rapts d’enfants, des déportations. Or, il y a actuellement un nombre important d’Ukrainiens qui ont été déportés vers la Russie et dont le sort nous inquiète. Nous ne savons pas s’ils ont été pris en otage, s’ils subissent des violences. Juridiquement, la notion de génocide, je le rappelle, ne se mesure pas au nombre des morts.
Qui va juger ces crimes ? Tous ceux qui en ont la capacité et la volonté. L’Ukraine est un cas singulier car, malgré la guerre, les institutions ukrainiennes n’ont pas été totalement mises à bas. Ce qui laisse la possibilité à la justice ukrainienne de monter des dossiers. Et d’ouvrir des procès, comme on l’a vu en mai. Elle collabore également avec la justice internationale – la cour pénale internationale est déjà active en Ukraine – et avec d’autres pays, notamment européens, qui ont envoyé des enquêteurs sur place. Ces pays pourront aussi mener des procès en compétence universelle. Les Ukrainiens souhaitent qu’il y ait des procès au niveau national mais ils veulent aussi qu’une justice internationale soit rendue.
Qui pourrait être concerné par ces procès ? Ce serait une erreur de se focaliser sur la personne de Vladimir Poutine et de considérer que justice sera rendue uniquement s’il est extradé à LaHaye, siège de la cour pénale internationale. Évidemment, l’un des intérêts de la justice pénale internationale, c’est que le chef d’État en exercice n’est pas couvert par l’immunité dont il fait l’objet dans le cadre des législations nationales. Politiquement ou militairement, sont aussi concernés ceux qui sont susceptibles de répondre d’une responsabilité pénale individuelle. Parce qu’ils ont donné des ordres criminels ou qu’ils n’ont pas pris de mesures pour prévenir les crimes ou les sanctionner. Il est possible de poursuivre des généraux, en identifiant ceux qui ont mis en œuvre l’« opération spéciale », des criminels de guerre qui ont déjà sévi souvent en Tchétchénie ou en Syrie, tel que le général Dvornikov. Aux procès de Nuremberg, après la Seconde Guerre mondiale, c’est tout le spectre d’un régime qui a été jugé. Pour le conflit en Ukraine sont potentiellement concernés les groupes qui constituent l’armée, du soldat au chef d’état-major, des groupes paramilitaires – Wagner, par exemple –, des miliciens locaux très actifs dans le Donbass. Politiquement, il y a le petit cercle autour de Poutine, tel que son éternel ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Dans les poursuites engagées, on peut aller assez loin, au titre de la complicité, et incriminer des idéologues, des financiers, voire des scientifiques qui auraient participé à l’armement chimique de la Russie si malheureusement de telles armes venaient à être utilisées.
Propos recueillis par Bernadette Sauvaget.