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Mille et une nuits au Qatar

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Chers voisins

Chers voisins

Alan Copson / Robert Harding Premium via AFP Par Luna Vernassal

Au Qatar, le vent souffle sans répit, tandis que le pays se prépare à accueillir la Coupe du monde de football. Le tout sur fond d’un multiculturalisme assumé.

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Le vent souffle depuis des jours, soulevant avec lui poussière et sable. Parfois, un brouillard épais de sable en suspension s’installe, bloquant toute visibilité. Certaines routes se parent de cônes de signalisation nous permettant d’éviter des « congères » de sable. De mars à fin mai, les vents shamal – « nord » en arabe – balayent la péninsule et annoncent l’été. Les Qatariens un peu âgés vous disent que ce vent est bon pour les dattes et qu’il les fait mûrir. En effet, c’est l’époque où les palmiers dattiers se parent de sortes de balais verts, qui petit à petit verront de petites protubérances devenir plus grosses, puis brunir pour enfin devenir de belles brassées lourdes de dattes. Je les observe en attendant ce moment béni du mois d’août où nous pourrons les manger fraîches, encore gorgées de soleil. En attendant, ce vent du nord nous oblige tous à rester à l’intérieur. Bien avant la pandémie de Covid, nous connaissions déjà les fameux masques, car ils nous protégeaient de toute cette poussière. De la même manière qu’une tempête de neige recouvre tout d’un manteau blanc, ici la tempête de sable rend tout ocre. Parfois, on la voit arriver : le ciel change de couleur, entre gris orage et jaune ocre. Puis, petit à petit, les bâtiments au loin disparaissent dans une brume épaisse, et bientôt c’est vous qui vous retrouvez aussi dans ce brouillard. Plus insidieuse que la neige, la poussière s’insinue à l’intérieur de nos maisons et appartements mal isolés. Faire la poussière est une tâche sisyphéenne : il faut recommencer tous les jours. Malgré les 35 à 40°C extérieurs, impossible de faire sécher du linge dehors sous peine de le retrouver empesé. Alors qu’en Europe nous avions l’habitude d’avoir le nez qui coule et la gorge qui gratte en hiver, ici c’est le printemps qui nous amène les affections respiratoires et les infections des yeux, à cause justement de ces particules en suspension permanente dans l’air. Impossible de laisser les enfants jouer dehors. Températures élevées et tempêtes de sable étant notre lot printanier et estival, il sera tellement plus agréable de profiter du Mondial de foot en novembre et décembre. Et si certains, à la conscience écologique inopinément réveillée à l’occasion d’une compétition sportive dans un pays arabe, commencent à s’offusquer du possible emploi de la climatisation dans les stades, qu’ils soient rassurés : en hiver, pas besoin de clim. En revanche, un petit pull pour les fraîcheurs nocturnes sera probablement nécessaire. En tout état de cause, nous commençons à nous préparer pour cette fameuse coupe du monde. L’excitation monte peu à peu, les uns demandant aux autres s’ils ont réussi à avoir des billets. Ou non. Les projets culturels et de divertissement en parallèle de la coupe du monde se font plus nombreux et, bien entendu, tout tourne autour du foot. Tout marketing inclut la coupe du monde, toute décoration est à base de ballons. Le pays entier se prépare à recevoir le monde.

Tout le monde est déjà là

Encore qu’une telle phrase ne soit pas forcément pertinente. On ne peut pas vraiment dire que le pays s’ouvre au monde avec les grandes compétitions internationales, puisqu’il l’accueille déjà, vu le nombre d’étrangers, de multiples nationalités, qui travaillent ici. Et c’est vraiment ce qui est formidable et enrichissant dans ce pays. Avec une population composée à 85 % d’expatriés, vivre au Qatar, c’est vivre dans un melting-pot permanent. Quand on arrive, ce n’est pas à une seule culture, arabe du Golfe, à laquelle il faut s’adapter, mais à une dizaine d’autres. On apprend vraiment à être citoyen du monde et à s’ajuster aux différentes cultures tout en prenant conscience de ses propres biais culturels

français. Snob ? Râleur ? Distant ? Toujours à contredire ? Ah oui… c’est bien nous ! La moitié de la population expatriée vient du sous-continent indien : du Pakistan au Sri Lanka en passant par le Népal, et ce qui, a priori, pour moi, pour nous Européens, pourrait paraître comme une entité assez homogène ne l’est absolument pas. Eh oui, évidemment, il y a autant de différences entre un Indien du Penjab et un Sri-Lankais qu’entre un Français et un Grec, tous deux européens. Ensuite viennent les populations d’Asie du Sud-Est, entre Philippines et Indonésie. Le continent africain est, lui aussi, bien représenté, avec soit des populations venant d’Afrique de l’Est – Kenya, Éthiopie, Afrique du Sud–, soit des populations arabes comme les Soudanais et les Égyptiens. À propos des Arabes, ceux du Moyen-Orient sont bien entendus très présents ici : Libanais, Syriens, Jordaniens, Palestiniens sont nos collègues de travail. Et le tour du monde ne serait pas complet sans tous nos amis d’Amérique du Nord, d’Australie ou d’Europe. Cette fusion permanente implique concrètement, par exemple, que les cantines des grands sites industriels préparent et proposent cinq à six menus différentsà chaque repas. Le monde étant au Qatar, cela signifie aussi que chaque catastrophe naturelle, chaque soubresaut géopolitique ou chaque guerre se vit ici. Une tornade aux Philippines, l’explosion d’un site industriel à Beyrouth, des émeutes au Sri Lanka… et des chaînes de solidarité et de collectes de vêtements et d’argent se mettent en place automatiquement, suscitées par les familles installées au Qatar pour aider leurs compatriotes.

De la chance d’être français·e

Pour moi, l’expatriation au Qatar est aussi la possibilité de réaliser concrètement ce que signifient les guerres pour mes amis, mes collègues. C’est réaliser la chance d’avoir un passeport français plutôt qu’un passeport jordanien ou, pire, palestinien. Pendant quelques années terribles, j’ai vu des amis syriens ne plus pouvoir rentrer chez eux, devoir tout quitter du jour au lendemain, aider de la famille en danger à sortir de Syrie. J’ai vu nos collègues libanais perdre leurs économies placées dans leurs banques nationales, mais aussi devoir travailler encore plus pour aider leurs familles restées au pays et dont les salaires ou les retraites ne suffisent plus pour

© Karim Jaafar / AFP

Le melting-pot culturel au Qatar se traduit par une richesse incroyable au niveau religieux.

payer les dépenses quotidiennes. Vivre au Qatar, c’est avoir des amis ukrainiens et russes ; les premiers qui lancent des collectes pour leurs réfugiés et les seconds qui ne vont pas rentrer chez eux, de peur d’être considérés comme dissidents ou, pire, d’être enrôlés de force dans l’armée. Vivre au Qatar, c’est avoir des amis proches birmans, qui, depuis trois ans, entre Covid et coup d’État militaire, n’ont pu rentrer chez eux retrouver leurs familles. Je ne devrais pas avoir besoin de ces exemples sous les yeux pour prendre conscience qu’il fait bon avoir la nationalité française. Pourtant, c’est bien en côtoyant tous les jours ces collègues et amis que l’on réalise qu’être ressortissante d’un pays en paix est une chance incroyable. Paradoxalement, c’est bien en étant loin de la France et de l’Europe que je mesure combien la paix construite depuis soixantequinzeans est précieuse et ne doit pas être considérée comme acquise.

L’apprentissage de la tolérance

Vivre et travailler dans cette ambiance pluriculturelle, c’est aussi une chance considérable pour les enfants, qui, à l’école, peuvent côtoyer plus de soixante-dix nationalités différentes. Toutes les écoles ici ont leur semaine internationale, où les pays, leurs cultures et leurs valeurs sont mis à l’honneur. Ici, les enfants ne se posent pas la question des différences de couleur de peau ou de religion en y accolant des commentaires racistes. C’est un fait avec lequel ils vivent depuis leur naissance : ils jouent avec Mohammed, Efi, Priyanka et Artur. Pour eux, c’est normal. Ma fille m’a d’ailleurs regardé de travers, éberluée, le jour où je lui ai dit que non, dans ma classe, au primaire, il n’y avait que des Français nés en France et que tout le monde parlait français. Il faut apprendre à parler de sa propre culture aux enfants, de sa propre religion, sans dénigrer les autres. Ce n’est pas forcément négliger qui nous sommes, c’est entrer dans un mode de pensée où je ne détiens pas la vérité universelle, je ne suis pas celui ou celle qui sait mieux et qui a raison. Mais j’accueille, j’apprends de l’autre. Et, plutôt que de m’offusquer des différences, je m’en amuse. Quoi de plus étonnant par exemple que de réaliser que le doré, le clinquant sont perçus par beaucoup comme le comble du chic et participent de la fierté qu’inspire un statut social, alors que, pour moi Française, c’est le sommet du mauvais goût. Cela dit, après plus de douzeans à vivre dans le Golfe, je me rends compte que le doré et le clinquant s’invitent de plus en plus souvent dans ma vie. Ô drame ! À propos de religion, le melting-pot culturel au Qatar se traduit par une richesse incroyable. J’aime voir chez nos amis leurs petits temples bouddhistes décorés dans un coin de l’appartement. Et le nouvel an bouddhiste prend une tout autre saveur avec quelques pâtisseries sri-lankaises ou birmanes. Pour la fête hindoue de Diwali, le compound où nous vivons se pare de quelques guirlandes et bougies sur les seuils de nos voisins indiens. Chez les Français, nous voyons deux tendances qui cohabitent. Pour un chrétien, c’est faire l’expérience d’être minoritaire. D’ailleurs, cela peut pousser les gens à redécouvrir leur propre christianisme, les valeurs fondamentales de leur foi. Mais je rencontre aussi des Français qui n’étaient pas pratiquants et qui pourtant inscrivent leurs enfants au catéchisme, à l’église catholique francophone locale, afin de leur transmettre des valeurs chrétiennes. Quand on n’est pas dans un pays où les cloches des églises sonnent les heures et où les jours fériés correspondent à des fêtes religieuses chrétiennes, certains parents voient une nécessité à transmettre une culture chrétienne. Pour certains musulmans français, vivre au Qatar, cela peut être une libération, la possibilité de pratiquer enfin sa religion sans drame, sans polémique.

Je n’ai pas rencontré un seul Français « salafiste ». En revanche, j’ai des amis qui se sentent beaucoup plus libres d’être musulmans ici. Libres de choisir les mosquées où ils peuvent aller prier. Libres de faire leurs prières au bureau dans la salle de prière dédiée. Et, pour mes amies, libres de porter le voile, ou de l’enlever, libres d’aller à la plage en burkini ou bikini. Et quand j’écris « libres » je parle vraiment de cette liberté intelligente, informée qui leur fait décider, par elles-mêmes, de pratiquer leur religion comme elles le veulent, avec ou sans voile. Les considérer, elles où toutes celles qui ici choisissent de porter un voile et d’aller à la plage en burkini, comme de pauvres petites femmes sous l’influence d’un mâle et d’une religion, c’est finalement avoir aussi une réflexion sexiste et patriarcale qui ne peut envisager des femmes suffisamment intelligentes et libres de décider ce qu’elles veulent pour leurs vies.

La laïcité ? Connais pas !

Pour un Français qui débarque ici, c’est toujours surprenant de voir l’exact opposé de la France en termes de présence de la religion dans l’espace public. L’islam est la religion officielle de l’État et nos vies quotidiennes sont littéralement rythmées par lui. Cela se voit ou, plutôt, s’entend du fait des appels à la prière lancés tout au long de la journée. Ils ne sont pas seulement psalmodiés du haut des minarets des innombrables mosquées, mais nous les entendons à la radio, dans les haut-parleurs des centres commerciaux. Pour autant, quand ils retentissent, je ne vois jamais les gens courir à la mosquée où dans les salles de prière les plus proches. Chacun gère son temps et sa pratique comme il l’entend. Mais, en revanche, tout est fait pour faciliter cette pratique, avec des salles de prière partout. Et s’il n’y a pas de salle de prière, les musulmans improvisent : il n’est pas rare dans les magasins de voir les gens prier dans un coin quand il est l’heure ; ou même parfois s’arrêter au bord de l’autoroute et déplier un tapis à côté de leur voiture pour le faire. Pendant ramadan, les centres commerciaux, qui, en général, diffusent de la musique pop, changent pour des psalmodies en continu. Lors du décès du président des Émirats arabes unis ce printemps, trois jours de deuil ont été déclarés au Qatar, pendant lesquels radios et chaînes de télévision publiques et privées n’ont diffusé que des psalmodies. Ramadan est l’exemple par excellence de la manière dont tout un pays se met à l’heure religieuse. Les horaires de travail sont réduits pour tout le monde, qu’on soit musulman ou non. On ne travaille plus que 6heures par jour au lieu de 8heures. De même, il est interdit à tous de boire, manger et fumer en public. Ce qui demande un certain contrôle de soi pour ne pas attaquer le quignon de la baguette fraîchement achetée à la boulangerie Paul, chez Carrefour ou au Monoprix – enseignes installées au Qatar amenant un peu de douceur française à nos journées ensablées. Pour un non-musulman, manger et boire se font alors en privé à la maison. À partir du début de l’après-midi, la vie entre dans une sorte de torpeur végétative qui va durer jusqu’à la rupture du jeûne et l’iftar, le repas pris chaque soir par les musulmans au coucher du soleil. Là, des coups de canon mais surtout l’appel à la prière vous autorisent à apprécier le dîner servi devant vous. C’est le moment où le Qatar entre dans une sorte d’effervescence de sociabilité. Les uns sont invités chez les autres, pour l’iftar ou le sahur, le second repas du soir, qui va durer jusqu’au matin. Les hôtels et restaurants proposent des « tentes » d’iftar ou de sahur, qui sont en fait des pièces ou terrasses tapissées de tentures et décorées aux motifs traditionnels de ramadan. De grands buffets proposent pléthore de plats plus délicieux les uns que les autres. Dans la joie de se retrouver ensemble, surtout cette année après deux ans de restrictions sociales liées au Covid, la fête peut commencer et durer toute la nuit. Alors que les températures vont devenir intenables et que nous allons entamer cette période de l’année où nous vivons en permanence à l’intérieur, je vous souhaite de beaux mois estivaux, de bacchanales retrouvailles extérieures entre amis autour d’apéritifs et de barbecues ; et je vous donne rendez-vous après la récolte des dattes.

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