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Le feuilleton de Notre-Dame
L e feuilleton de NotreD a m e
Par Bernadette Sauvaget
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Suite à l’incendie de Notre-Dame, les chefs-d’œuvre picturaux qu’elle contenait, assombris par le temps et peu visibles du fait de leur emplacement sur ses murs ont été transférés dans un lieu discret pour y être restaurés.
Il a fallu garantir de ne pas dévoiler le lieu où ces précieux tableaux étaient stockés et restaurés. En fait, une zone sans âme comme il en existe des dizaines et des dizaines en région parisienne, des entrepôts du groupe Bovis, l’un des grands spécialistes du stockage d’œuvres d’art. L’endroit est perdu à la lisière des champs de blé de l’Essonne. Craint-on le vol ? Ce ne serait pas, selon les spécialistes, le principal danger. Ces tableaux de Charles Le Brun, Laurent de La Hyre, Mathieu Le Nain, Guido Reni ou encore Ludovic Carrache sont trop connus pour être monnayables – s’ils venaient à être dérobés – sur le marché de l’art. La discrétion s’impose malgré tout. Pour ne pas susciter la curiosité ou donner de mauvaises idées à de possibles vandales en rébellion contre la religion. À l’extérieur, l’air est presque brûlant. Mais, dans les vastes ateliers hautement sécurisés, la température est réglée au degré près pour la bonne conservation des œuvres et des matériaux utilisés pour leur restauration. Quelque part en Essonne, nous voilà dans une annexe du chantier de restauration de Notre-Dame de Paris. L’opération est placée sous l’autorité et la charge de la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) d’Île-de-France. Encore une fois, comme souvent avec la cathédrale incendiée, il s’agit d’inédit, de démesuré, d’exceptionnel. « Nous avons créé le plus imposant atelier de restauration de tableaux d’Europe », assure Antoine-Marie Préaut, conservateur régional des monuments historiques d’Île-de-France. Ici sont stockés, auscultés, nettoyés, les vingt-deux tableaux de la cathédrale. La majeure partie des œuvres appartient à la série de ce qu’on appelle les Mays de Notre-Dame, souvent des chefs-d’œuvre, issus des ateliers de l’élite de la peinture des xviie et xviiie siècles. Des grands formats – certains dépassent les 12m2 – aux motifs religieux inspirés, pour la plupart mais pas exclusivement, des Actes des Apôtres. Ces tableaux étaient offerts, chaque année, le 1er mai – à cette époque on l’orthographiait avec un y – par la puissante et fortunée confrérie des orfèvres. Préalablement, les chanoines du chapitre de Notre-Dame donnaient leur accord sur le thème à traiter. Les ateliers rivalisaient entre eux pour décrocher la commande. Ces donations se sont étalées de 1630 à 1707.
De Vierges en villes Le plus beau chef-d’œuvre de cette série ? La plupart restent sans doute encore à découvrir, mais, de ceux encore présents à Notre-Dame, le plus captivant, pour les restaurateurs qui travaillent sur eux quotidiennement, est probablement une toile de Mathieu Le Nain datant de 1640 et représentant la nativité de la Vierge, un motif tiré des évangiles apocryphes. Au premier plan, une nourrice allaite Marie. Sa mère Anne, au second plan, demeure, elle, alitée. La composition est complexe et se perd dans un jeu de perspectives. Lors de cette visite aux restaurateurs dans leurs ateliers de l’Essonne, un tableau de Ludovic Carrache, Saint Bernardin de Sienne délivrant la ville de Capri, nous a particulièrement touchés. Daté du début du xviie siècle, il était installé, à NotreDame, au bas de la nef, en hauteur comme tous ces grands formats, assombri par le temps, inaccessible à nos yeux ignorants. Cette fois-ci, il est là face à nous, se laissant détailler. Comme d’autres, l’œuvre de Carrache a connu bien des péripéties. Du tableau initial, il ne reste plus que ce fragment où l’on voit le saint haranguant des soldats. Au loin, nous apercevons une ville italienne. L’autre partie, où était représentée, selon les historiens de l’art, une Vierge entourée d’une nuée d’anges, a été découpée et probablement vendue. Restauratrice, Isaline Trubert admire la toile de Carrache. « Quelques traits suffisent, ditelle, pour caractériser la tête du saint, donner du relief à ses pieds. »
L’inconnu de Notre-Dame
Casque sur la tête et portant une combinaison bleue de travail, le recteur de Notre-Dame de Paris, Patrick Chauvet, est présent, ce 12avril 2022, lorsque le sarcophage en plomb découvert dans le chœur de la cathédrale quelques semaines plus tôt lors de fouilles archéologiques sort du monument. Le prélat prononce une rapide prière et bénit le corps de l’inconnu de NotreDame. Pour le moment, les chercheurs ignorent toujours de qui il s’agit, sans doute un dignitaire religieux de haut rang ou un personnage issu de la noblesse, étant donné le rite funéraire qui a accompagné sa mort et le lieu de sa sépulture. Récemment, le sarcophage anthropomorphe a été transféré à l’institut médico-légal de Toulouse, spécialisé dans ce type de recherches. Selon la législation française, la dépouille est considérée comme des restes humains. Et traitée comme telle et non comme un bien archéologique. Lors de sa découverte, une caméra endoscopique a permis de procéder à de premières explorations dans le sarcophage, révélant un squelette en bon état, des restes de cheveux, un objet non identifié. À Toulouse, une autopsie virtuelle va permettre de dater précisément la dépouille, de déterminer son sexe –un homme très probablement, étant donné son rang dans la hiérarchie religieuse–, son état de santé au moment du décès et donc possiblement la cause de celui-ci. Mais les résultats ne seront connus qu’à l’automne 2022. Pour le moment, l’identité du dignitaire reste un mystère. Et pourrait bien le rester. L’hypothèse la plus vraisemblable serait que l’inconnu de Notre-Dame ait été l’un de ses chanoines. Quoi qu’il en soit, le fait d’être inhumé dans le chœur de la cathédrale était un privilège réservé à une élite. Les études archéologiques qui seront menées vont surtout permettre d’en connaître davantage sur les rites funéraires. Outre la question de l’identité, il faudra trancher ce qu’on fera, à la fin des études scientifiques, de l’inconnu de Notre-Dame. Va-t-on l’inhumer à nouveau à Notre-Dame de Paris ? Ailleurs ? Certes, la découverte de ce sarcophage a suscité une intense curiosité. Mais ce n’est pas celle-ci qui a retenu le plus l’attention des archéologues et des historiens de l’art. Les fouilles conduites au printemps avant la mise en place de l’échafaudage qui servira à la reconstruction de la flèche et des voûtes ont mis à jour des éléments du jubé érigé au xiiie siècle. Construit en pierre et séparant le chœur de la nef, il avait été détruit au xviiie siècle lors des aménagements voulus par LouisXIV à l’intérieur de Notre-Dame. Pour les spécialistes, le jubé médiéval constitue l’un des derniers mystères de la cathédrale. Cet imposant élément de l’architecture intérieure avait disparu. Eugène Viollet-le-Duc en avait retrouvé quelques éléments lors de la rénovation menée au xixe siècle. Ils avaient été déposés, à l’époque, au musée du Louvre. La découverte de 2022 est beaucoup plus conséquente : plus de quatre cents pièces ont été évacuées des fouilles. La plupart sont dans un bel état de conservation – des mains sculptées, une tête polychrome, un torse habillé de jolis plis. Ils étaient enfouis sous le dallage du chœur, très probablement placés là lors de la destruction du jubé. « Il existe un adage qui dit que ce qui entre dans une cathédrale n’en sort jamais », cite Antoine-Marie Préaut, conservateur régional des monuments historiques d’Île-de-France. Il vient de se vérifier.
B.S.
Ce jour-là, dans les entrepôts Bovis, nous n’avons malheureusement pas pu contempler la fameuse Nativité de la Vierge de Le Nain. Ou seulement de dos, si l’on ose dire, dans l’atelier de restauration des supports. À cet endroit, la température est strictement contrôlée à 20 °C pour optimiser les matériaux, telle que la colle animale, utilisés pour les restaurations. Une puissante soufflerie produit en permanence un bruit sourd. Abîmée par les ravages du temps, La Nativité de la Vierge a nécessité un rentoilage. Gianluca Fratantonio, un restaurateur du groupe Arcanes formé à Florence, explique comment le châssis a lui aussi été dégradé. « On va reconstituer ce coin-là, montre-t-il.Il a été découpé, sans doute pour le faire entrer dans un cadre. » Pour leur malheur, ces œuvres ont sombré peu ou prou dans l’oubli. Même le public cultivé ignore l’histoire des Mays de Notre-Dame. Antoine-Marie Préaut le reconnaît : « La peinture de cette époque n’est plus trop au goût du jour. C’est un peu une peinture d’initiés. » Le conservateur compte sur le prochain musée du GrandSiècle, dont l’ouverture est prévue d’ici quatre ans, pour aider à sa réhabilitation. Avant l’incendie ravageur du 15avril 2019, les treize Mays qui figuraient encore dans la cathédrale étaient dispersés dans les chapelles latérales de la nef ; ce qui ne favorisait pas non plus leur mise en valeur. L’histoire leur a fait connaître bien des vicissitudes. À la Révolution, les Mays de Notre-Dame (soixante-dix-sept en tout) ont été dispersés. Et pour nombre d’entre eux définitivement perdus, découpés pour être vendus, roulés et peut-être encore abandonnés quelque part, entreposés ici ou là dans des musées. En 1802, juste après l’adoption du Concordat, une partie revient dans la cathédrale. Mais lorsqu’Eugène Viollet-le-Duc entreprend, à partir de 1844, la restauration de Notre-Dame de Paris, il n’en veut plus. Pour lui, la cathédrale est médiévale. Exclusivement médiévale. Les Mays déménagent encore une fois. Avant de revenir dans la seconde partie du xxe siècle. « À partir des années 1940, Pierre-Marie Auzas, un inspecteur des monuments historiques, va se passionner pour Notre-Dame, raconte Antoine-Marie Préaut.Il fera tout pour récupérer le plus de Mays possibles. » Lors de l’incendie du 15 avril 2019, les tableaux de Notre-Dame n’ont pas souffert des flammes. La plupart étaient situés loin de la croisée du transept et du chœur, où se sont concentrés les dégâts. « S’ils sont actuellement restaurés, ce n’est pas à cause de l’incendie », tient à préciser Antoine-Marie Préaut. Grâce aux fonds collectés par la souscription nationale, Notre-Dame de Paris bénéficie, en fait, d’une rénovation globale. Et quasiment inespérée. « Si l’on regarde les événements de façon optimiste, c’est vrai qu’une telle opération n’aurait pu jamais avoir lieu sans les circonstances de l’incendie. L’histoire des Mays de Notre-Dame s’est perdue ; la rénovation de la cathédrale va permettre de la restituer au public », appuie Laurent Roturier, le directeur régional des affaires culturelles d’Île-de-France.
En route vers une cure de jeunesse Le 19 avril 2019, quatre jours après le début de l’incendie, une opération spéciale est montée pour évacuer les tableaux de la cathédrale, peu maniables à cause de leur format. Une task force de dix personnes est mobilisée ; des petits échafaudages roulants permettent de les décrocher. « Sur place, nous faisons un rapide diagnostic, un contrôle sanitaire, puis les tableaux sont acheminés en l’état, sans déposer les cadres », raconte Antoine-Marie Préaut. Un ballet de camions les emporte discrètement dans des entrepôts. Les deux dernières œuvres présentes dans le monument sont évacuées en août2020. Nichées dans le transept sud, une zone dangereuse, elles n’étaient pas accessibles tant que la préfecture de région n’avait pas donné son accord. En décembre 2020, l’ensemble des tableaux a pris ses quartiers sur la base « secrète » de l’Essonne. Leur restauration à proprement parler a débuté un an plus tard sous la houlette de trois groupements de restaurateurs. Vu l’ampleur de
la tâche, la Drac leur a demandé de se regrouper et de travailler en commun dans ces ateliers conçus sur mesure. Ce jour-là, Isaline Trubert s’affaire au chevet d’une œuvre d’un peintre qu’on a le droit de ne pas connaître, Nicolas Loir. L’épisode – Saint Paul aveugle le faux prophète Bar-Jésus et convertit le proconsul Sergius – est tiré des Actes des Apôtres ; la toile, de dimensions imposantes – 4,01 mètres de hauteur sur 3,45 mètres de largeur – disparaît derrière un échafaudage. Munie d’une lampe, la restauratrice fait passer une lumière rasante sur la surface du tableau pour détecter ce que les restaurateurs appellent les lacunes, c’est-à-dire des pertes de matières picturales qui forment des petits creux. Il faut les corriger afin que le tableau ne continue pas à se détériorer. À l’aide d’un pinceau, Isaline Trubert se livre à une opération minutieuse de masticage. Auparavant, l’œuvre a Étienne Jeaurat, La Visitation (1754), été nettoyée, décrassée. Les avant restauration. anciens vernis ont été ôtés, révélant les « vraies » couleurs. En vieillissant, ces vernis assombrissent en fait les œuvres. Des oreilles qui bougent Le tableau de Nicolas Loir, à certains endroits, est parsemé de petits points blancs, comme dans la barbe de saint Paul. « Nous, restaurateurs, sommes en contact direct avec le tableau et, du coup, nous sommes très sensibles à sa matière », explique la restauratrice. Bien sûr, la toile n’est pas un chef-d’œuvre. Mais, à la côtoyer intimement, la restauratrice apprend à l’aimer. « Il y a des côtés assez contemporains dans la facture, dit-elle. Notamment dans la manière de figurer les visages, qui sont très expressifs. » Des détails l’inPhotos : p. 97 © Sputnik / p. 101© Ministère de la Culture – Médiathèque de lʼarchitecture et du patrimoine, tous droits triguent. Elle se demande qui est le personnage réservés ; © Notre-Dame de Paris
placé derrière saint Paul. « Je n’ai pas encore eu le temps de mener les recherches », dit-elle. Muni de sa palette, Gianluca Fratantonio achève, lui, les retouches d’une Visitation d’Étienne Jeaurat, datant de 1754. Le spectateur a l’œil immédiatement attiré par une sympathique tête d’âne. « C’est lui qui nous regarde », s’amuse le restaurateur. Son œil averti nous fait voyager dans le tableau et son histoire, traque les repentirs de l’artiste. La tête de l’âne, justement. Dans une première version, Étienne Jeaurat avait opté pour des oreilles à la verticale. Puis s’est ravisé avant de les placer à l’horizontale. Les restaurations permettent de remonter le temps. La composition de cette Visitation a d’ailleurs évolué, faisant disparaître l’un des personnages. Que faire face à ses découvertes ? Un comité scientifique prend les décisions. Gianluca Fratantonio a ainsi laissé en transparence des traces du repentir des oreilles de l’âne. La restauration de l’ensemble des tableaux ne s’achèvera pas avant le printemps 2024. Et les œuvres ne seront pas replacées dans l’édifice tant que les conditions de conservation n’y seront pas assurées. Pour le moment, nul n’en connaît la date. Pas même le général Jean-Louis Georgelin, le président de l’établissement public en charge de la restauration de Notre-Dame. Il a longtemps promis qu’un Te Deum serait célébré le 16 avril 2024 dans la cathédrale. Désormais, il ne se hasarde plus à rappeler cette date… À suivre…