Cahier hiver 2020

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Saisons Le journal d’un directeur d’école Grand entretien Hela Ouardi, l’islam comme un roman La royauté Des rois mages à la reine d’Angleterre, voyage en images Et aussi Pourquoi les chrétiens n’aiment pas le jaune ?, la Genèse de Marc-Alain Ouaknin, le Feuilleton de Notre-Dame, les Dissidences de Bernard Fauconnier

Notre dossier

Le pouvoir tombe-t-il du ciel ? Dieu, le pouvoir et la Bible omnipotence ou bienveillance ? L’analyse de Catherine Vialle, théologienne et bibliste L’église et la démocratie faites ce que je dis, pas ce que je fais Violence, violence légitime, non-violence le pouvoir à rude épreuve Gafam, les nouveaux maîtres du monde Et l’homme dans tout ça ? Pouvoir politique et pouvoir économique les marges de manœuvre détaillées par Dominique Potier et Maxime Combes L’autorité, clef du pouvoir ? un entretien avec la sociologue Dominique Schnapper

Supplément au no 3851 de Témoignage chrétien

Nigérianes Quand l’espoir se brise dans les bas-fonds de l’Italie

Hiver 2020

les ginks Ils ont 30 ans et ne veulent pas d’enfants

Les Cahiers du TÉMOIGNAGECHRÉTIEN

Capital et idéologie Denis Clerc analyse les 1 200 pages de Thomas Piketty

Témoignage

chrétien L I B R E S ,

Le

E N G A G É S

D E P U I S

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pouvoir tombe-t-il

ciel? du

Les Cahiers du

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN Hiver 2020


«  Ceux qui croient que le pouvoir est amusant confondent “pouvoir” et “abus de pouvoir”.  » André Malraux Photo de couverture : Maurizio Cattelan, La Nona Ora, 1999. Installation : Maurizio Cattelan, Palazzo Reale, 2010, Milan, Italie. Photo : Zeno Zotti. Courtesy Maurizio Cattelan’s Archive.


Le bon combat

U

ne année s’en va, une année s’en vient, portant l’une un bilan, l’autre nos espérances. Que dire de 2019 ? Qu’elle fut rude pour les idéaux démocratiques. Nous avons par le passé été les témoins désolés de tel ou tel coup d’État qui rompait l’État de droit et instaurait un pouvoir autoritaire ou dictatorial. Mais, cette fois, ce sont les démocraties elles-mêmes dans leur fonctionnement profond qui sont mises à mal par des leaders que le processus démocratique a placés au pouvoir et qui choisissent pourtant de n’en respecter ni l’esprit, ni parfois même la forme. On a ainsi vu dans les démocraties qu’on tenait pour les mieux enracinées du monde, au Royaume-Uni, Boris Johnson tenter – en vain heureusement – de passer outre le Parlement en le mettant en vacances le temps de faire le Brexit comme il l’entendait, aux États-Unis, Donald Trump interdisant – en déni du droit le mieux établi – à ses collaborateurs de se présenter devant la Chambre des représentants dans le cadre de la procédure d’impeachement engagée contre lui. A contrario, on découvre que la question écologique – il est vrai de plus en plus aiguë et urgente – est portée partout dans le monde par des collectifs citoyens qui pressent les élus de réagir. Espérons que le mouvement ira en s’amplifiant et que l’histoire lira l’année 2019 comme celle de la bascule de l’opinion mondiale, jeunesse en tête, en faveur de la lutte contre le désordre environnemental. Si on essaie de prendre un peu de distance vis-à-vis des événements, on peut dire qu’une bataille est entamée entre la défense des égoïsmes étroits, corporatistes et nationaux et les engagements collectifs en faveur de la planète, des communs et du bien commun. Dans cette bataille dont nous ne connaissons pas l’issue, c’est à nous de choisir notre camp car il n’est plus temps d’atermoyer. Faisons-le dans l’espérance, nous qui croyons que la puissance de la vie triomphe du mal et de la mort.

Christine Pedotti

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 3


somm Édito Maintenant p. 44 De l’inégalité à la justice selon Piketty

Aujourd’hui p. 6 Un trimestre européen p. 8 Le pouvoir tombe-t-il du ciel ? – Dieu, le pouvoir et la Bible – L’Église peut-elle être une démocratie ? – Pouvoir et violence – Le pouvoir de la non-violence – Le consentement à l’autorité – Gafam, les nouveaux maîtres du monde – L’entreprise, laboratoire du pouvoir ? – Pouvoir politique et pouvoir économique

4 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

p. 48 La perfection de la vie chrétienne ? Le baptême, pas le sacerdoce Entretien avec Anne-Marie Pelletier


aire

hiver  2020

Saisons p. 104 Dissidences

Regards p. 83 Les Ginks ou le renouveau du malthusianisme

p. 90 Apprentis d’Auteuil : sur le chemin de l’autonomie

p. 96 Fraternités

p. 107 Journal d’un directeur d’école

p. 112 Le feuilleton de Notre-Dame

p. 118 Karima Delli, une ambition collective

p. 121 Pourquoi les chrétiens n’aiment pas le jaune ?

p. 124 Livres

VOIR p. II Le roi est mort, vive le roi ! p. X L’alphabet de la création p. xV Nigérianes, le piège italien p. xxII Représenter

Grand entretien p. 98 Hela Ouardi LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 5


REGARDS AUJOURD’HUI

Un trimestre européen

L’Europe avance, la plupart du temps avec l’inertie d’un ­paquebot, parfois plus vite, sous l’effet d’événements imprévus ou d’une v­ olonté politique affirmée. Florilège.

Il venait d’avoir 28 ans… Voici le plus jeune commissaire européen de l’histoire ! Nommé à 28 ans, le Lituanien Virginijus Sinkevičius planchera sur l’environnement, la question générationnelle par excellence. Parlementaire lituanien depuis 2016, et ministre de l’Économie et de l’Innovation depuis 2017, il est affilié aux Fermiers litua-

niens et Union des Verts. « Il est la preuve que l’Europe est prête à confier des responsabilités à la jeune génération », confirme sa nouvelle boss, Ursula von der Leyen, qui souhaite que « le Green Deal européen devienne la marque de fabrique de l’Europe ».  Henri Lastenouse, Sauvons l’Europe

Trente ans après la chute du mur… … l’Allemagne cherche encore sa place. Désormais acteur « pivot », elle n’a pas trouvé le juste équilibre entre la défense de ses intérêts propres et sa responsabilité pour le « plus grand bien commun », l’Union européenne. Attachée à l’unité d’une Union élargie, elle ne sait pas comment elle souhaite l’approfondir, s’étonnant des propositions audacieuses de son partenaire français, qui plaide pour plus d’intégration avec un noyau dur autour d’une « souveraineté européenne ». L’année 2019 aura commencé par la mise en scène d’une dynamique franco-­allemande qu’on croyait perdue, avec le traité d’Aix-la-Chapelle et l’accord entre les deux parlements (Bundestag et Assemblée nationale) qui instaure une « Assemblée parlementaire ­franco-allemande » à cent députés et qui fera date. Elle se termine sur le différent franco-­ allemand autour de l’Otan – en mort cérébrale, selon le président français, mais irremplaçable pour une Europe incapable de se défendre seule, selon la logique impeccable et cruelle de la Chancelière. Pourtant, en amont du Conseil européen de décembre, les deux pays ont proposé un grand processus de réforme, qui doit être sur les rails pour la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne, au second semestre 2020, pour se terminer sous la présidence française en 2022 ! Stefan Seidendorf, directeur adjoint de l’Institut franco-allemand de Ludwigsbourg 6 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


Fan d’Europe Récemment libéré de sa prison sibérienne, dans le cadre d’un échange de prisonniers entre la Russie et l’Ukraine, le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov a enfin pu recevoir en mains propres le prix Sakharov des droits de l’homme. Ce prix lui avait été attribué l’année dernière par le Parlement européen alors qu’il purgeait une peine de vingt ans dans le pénitencier russe de Labytnangui, où il avait mené une longue grève de la faim. Devant les députés européens, il a tenu à rappeler que « le pays le plus euro-optimiste au monde, c’est l’Ukraine, parce que nous ne voyons pas d’autre modèle de développement et ne pourrons pas survivre comme pays autrement ». Henri Lastenouse

Tous ne mouraient pas, mais tous étaient touchés L’un des arguments en faveur du Brexit était de placer le Royaume-Uni au cœur de l’économie monde, à égale distance de l’Europe, de l’allié américain et des cousins du Commonwealth. Or, voici que quinze pays, dont les États-Unis, l’Inde, l’Australie et le Canada, ont exprimé lors d’une récente rencontre de l’OMC leur inquiétude quant à leur capacité à continuer à commercer en matière agricole après le Brexit aussi bien avec le RoyaumeUni qu’avec l’Union européenne. Ces pays craignent que les quotas d’importation pour les pays tiers vers l’UE soient dorénavant rem-

plis par les importations britanniques et inversement. « Nous serons rapidement évincés et nous perdrons l’accès aux deux marchés », ont même indiqué les États-Unis. La Nouvelle-Zélande estime qu’il est « difficile d’imaginer » comment des pays tiers « pourraient avoir des chances réelles d’accéder à ces quotas ». En Australie, en vue d’un Brexit le 31 octobre, de nombreuses entreprises avaient déjà cessé leurs exportations de viande, comme d’ailleurs avant les précédentes dates annoncées du Brexit. Henri Lastenouse

Le veto de Macron La France, soutenue par le Danemark et les Pays-Bas, a pris la décision de bloquer l’ouverture des négociations d’adhésion de la Macédoine du Nord et de l’Albanie à l’Union européenne. Macron réclame que la procédure d’adhésion soit réformée, notamment sur la question de l’État de droit. Or, contrairement à ce qu’affirme Paris, l’État de droit est traité en priorité dans les négociations en cours avec le Monténégro et la Serbie. Entre-temps, le président du gouvernement nord-macédonien, Zoran Zaev, a pris un risque politique considérable pour un accord historique avec la Grèce sur le nom de son pays. Ceci dans la perspective d’une intégration au sein de l’UE. Le veto de Macron est donc vécu à Skopje comme une trahison. N’oublions pas que le rêve d’une adhésion à l’UE n’est pas pour rien dans la réconciliation des peuples des Balkans, hier encore en guerre. Se moquer d’eux pourrait avoir de bien sinistres conséquences… Sébastien Poupon, analyste politique, Sauvons l’Europe LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 7


8 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - ÉTÉ 2019


le pouvoir TOMBE-T-IL du ciel ? Après le sexe et avant l’argent, voici le pouvoir, l’un des grands moteurs des sociétés humaines et de ce qu’on nomme les « grands » destins. Même si nous nourrissons des rêves d’égalité, il faut nous rendre à l’évidence : y compris parmi les égaux – ce que sont les citoyens et les citoyennes en régime démocratique –, il faut en choisir certain·e·s à qui nous confions la tâche de diriger et décider en dernière instance. Comment consentons-nous à déléguer une part de notre pouvoir et pour quelle contrepartie ? Aujourd’hui, si l’exercice du pouvoir « de droit divin » ou par droit du sang tend à s’éteindre, il semble que ce ne soit pas toujours la démocratie qui en profite. Les immenses puissances économiques multinationales laissentelles encore un espace de gouvernement et de décision aux instances politiques ? Et nous, avons-nous encore un pouvoir de citoyens et de citoyennes ou seulement de consommateurs et de consommatrices ? Et face aux nouvelles puissances des entreprises qui règnent sur et par ­l’Internet, quelles régulations peut-on imaginer ? À toutes ces difficultés s’ajoute pour notre génération l’évidence que les problèmes sont globaux et leur échelle mondiale tandis que les pouvoirs politiques sont locaux et limités. Au point que l’une des questions qui se pose est : faut-il redouter l’excès de pouvoir ou craindre sa faiblesse ? Les quelques pages que nous consacrons à cette réflexion sont loin d’épuiser le sujet, mais elles donnent matière à penser…

Christine Pedotti LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 9


AUJOURD’HUI // LE POUVOIR TOMBE-T-IL DU CIEL ?

Dieu,

le pouvoir et la Bible

La Bible se montre réticente devant le pouvoir et, face à la tentation de la toute-puissance, c’est Dieu lui-même qui montre l'exemple et se « retire » ; c’est le sens spirituel du sabbat. Par Catherine Vialle, théologienne et bibliste. Un monde livré entre les mains des humains ? On a souvent reproché aux récits de création d’être anthropocentriques. Dieu aurait créé le monde, puis l’aurait laissé entre les mains des humains, à qui il aurait remis les pleins pouvoirs : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre. » (Gn 1, 28*.) Selon les contempteurs du christianisme, ce verset aurait justifié l’exploitation effrénée des ressources de la création qui nous a conduits aux difficultés écologiques actuelles. C’est oublier, d’une part, que l’exploitation des ressources de la création s’est faite surtout à partir du xixe siècle, époque où les sciences et l’économie s’affranchissent de l’emprise des religions, et surtout que ce verset doit être compris dans son contexte. En effet, si les humains sont chargés de gérer la création, ils doivent le faire à l’image de Dieu, à laquelle ils ont été créés (Gn 1, 27). Or, dans ce premier récit de création, Dieu crée le monde uniquement par sa parole et sans violence. De plus, immédiatement après avoir confié la création aux êtres humains, Dieu attribue une nourriture à chacun, hommes et animaux (Gn 1, 29). Or, tous reçoivent une nourriture végétale, qui plus est différente afin qu’humains et animaux n’entrent pas en concurrence. Cela indique que la domination des humains sur les animaux doit s’exercer pacifiquement. Nul n’est supposé devoir tuer l’autre pour se nourrir. Ce n’est qu’après le déluge que les humains obtiennent la permission de manger les animaux. Ce premier récit de création s’achève sur le repos de Dieu le septième jour, qui inaugure, en quelque sorte, le sabbat. C’est ce retrait de Dieu qui achève véritablement la création en lui donnant une pleine autonomie.

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Créé en dernier lieu, à l’image de Dieu, l’être humain est au-dessus de la mêlée, clairement distinct des animaux et appelé à exercer un pouvoir sur la création pour le bien de tous. Aux yeux du Créateur, cela est « très bon » (Gn 1, 31). Mais, précisément, le fait que le récit s’achève avec le regard du Créateur sur sa création, et avec la mention du repos divin du septième jour, ne met-il pas un bémol à l’anthropocentrisme, souvent affirmé, du premier récit de création ? Une telle finale permet de l’interpréter plutôt comme un théocentrisme : les animaux sont confiés à l’être humain, mais celui-ci est censé exercer sa responsabilité à l’image de Dieu, pacifiquement et avant tout par la parole. D’emblée, le pouvoir humain est ainsi configuré à celui de Dieu : s’il est légitime pour les humains d’exercer une emprise sur la création, celle-ci est destinée à se vivre de manière responsable. Ce principe se retrouve, peu ou prou, dans toute la réflexion sur le pouvoir qui traverse la Bible. Ainsi, tout pouvoir légitime est subordonné à Dieu et à ses commandements.

Le pouvoir à l’image d’un Dieu créateur et libérateur C’est peu à peu qu’apparaît le peuple d’Israël, à partir de la lignée d’Abraham. C’est aussi peu à peu que Dieu se fait connaître à ce peuple. Avant de faire alliance avec lui sur la montagne du Sinaï, Dieu commence par le libérer de l’escla­vage en Égypte, car la liberté est la condition de l’alliance. Dieu se révèle ainsi comme un Dieu qui libère, qui lutte contre l’oppression, l’asservissement. À sa suite, en entrant dans l’alliance, chacun, à chaque génération, est invité à agir « à l’image de Dieu » et le sens de cet agir est explicité en particulier dans le commandement du sabbat, au centre du Décalogue, en arrêtant son travail le septième jour de la semaine, donc au cœur de la célébration de l’Alliance au Sinaï : « Que du jour du sabbat on fasse un mémorial en le tenant pour sacré. Tu travailleras six jours, faisant tout ton ouvrage, mais le septième jour, c’est le sabbat du Seigneur, ton Dieu. Tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, pas plus que ton serviteur, ta servante, tes bêtes ou l’émigré que tu Le sabbat est un gardeas dans tes villes. Car, en six jours, le Seigneur a fou contre l’orgueil fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils de l’humain, qui pourrait contiennent, mais il s’est reposé le septième se croire tout-puissant. jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a consacré. » (Ex 20, 8-11.) Une fois par semaine, Pour Dieu, il s’agissait de donner son autonomie chacun devra s’arrêter au créé par ce repos du septième jour. Pour le et se souvenir de celui croyant, plus modestement, il s’agira de se détaqui est à la source cher de son ouvrage pour se souvenir de celui de tout don. sans lequel il n’est rien : son Seigneur, Créateur

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AUJOURD’HUI // LE POUVOIR TOMBE-T-IL DU CIEL ?

Paul et la soumission légitime « Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a d’autorité qu’en dépendance de Dieu, et celles qui existent sont établies sous la dépendance de Dieu. » Ce verset, le premier du chapitre 13 de la Lettre aux Romains de saint Paul, est traditionnellement cité pour légitimer la soumission aux pouvoirs terrestres. Mais il faut aussi prendre en considération les sept versets suivants, indique Christophe Raimbault, prêtre et maître de conférences à l’Institut catholique de Paris : « Le rapport à l’autorité n’est pas servile. C’est d’ailleurs le mot grec “hupotasso” qui est utilisé et qui implique de chercher un position-

Saint Paul, Arnold Böcklin, 1898, Fondation Merz, Vaduz, Liechtenstein. © akg-images

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nement harmonieux et respectueux par rapport aux autorités. » Il rappelle que cette Lettre est écrite aux alentours de 60, dans une Rome où l’empereur est divinisé et les premiers chrétiens menacés : « Paul s’adressait aux chrétiens pour les guider afin qu’ils trouvent leur place dans la cité. Il aborde même des questions aussi prosaïques que les impôts. Car ceux qui les payent sont aussi au service du projet commun de Dieu. » Dans ce contexte, Paul invite les chrétiens à s’acquitter de leurs devoirs envers la cité pour mieux porter et crédibiliser le message chrétien d’amour divin du verset 8 : « Car celui qui aime les autres a pleinement accompli la Loi de Moïse. » Cette Lettre de Paul a pu soutenir des abus de pouvoir lorsqu’elle a été érigée en message de simple soumission aux autorités terrestres. Entre 1940 et 1944, l’Assemblée des cardinaux et a­ rchevêques de France a invoqué la « soumission légitime » envers le pouvoir de Vichy, et les évêques n’ont pas envoyé d’aumôniers « officiels » auprès des résistants avant mars 1944, malgré l’intervention du cardinal Tisserant, alors en poste au Vatican. Christophe Raimbault souligne que le verset 5 fait pourtant la part belle au motif de la conscience : « Paul précise que le rôle de l’autorité est d’être au service du bien. Saint Augustin, qui commente ce passage, recommande de ne pas obéir aux princes ayant perdu le sens de la justice. Saint Thomas d’Aquin souligne aussi que si la justice n’est pas respectée par l’autorité, la désobéissance est possible. Tous nous invitent à faire fonctionner notre conscience. » Louise Gamichon


de toute chose. Le sabbat est ainsi, en quelque sorte, un garde-fou contre l’orgueil de l’humain, qui pourrait se croire tout-puissant. Une fois par semaine, chacun devra s’arrêter et se souvenir de celui qui est à la source de tout don. Le Deutéronome donne sa propre version du Décalogue, très proche de celle de l’Exode. Toutefois, le précepte du sabbat est justifié en ces termes : « Tu te souviendras qu’au pays d’Égypte tu étais esclave, et que le Seigneur ton Dieu t’a fait sortir de là d’une main forte et le bras étendu ; c’est pourquoi le Seigneur ton Dieu t’a ordonné de pratiquer le jour du sabbat » (Dt 5, 14-15). Ici, le repos sabbatique est mis en lien avec l’agir libérateur de Dieu. Comme Dieu a libéré les fils d’Israël en Égypte, ainsi chacun est appelé à en faire de même et à libérer les membres de sa maison, serviteurs et animaux compris, de la servitude du travail une fois par semaine. Ce commandement du sabbat, tant dans sa version de l’Exode que dans celle du Deutéronome, nous indique, de nouveau, que tout pouvoir légitime s’enracine en Dieu et en ses commandements.

Un roi « comme les autres nations » ? Si l’on suit l’historiographie biblique, depuis Moïse jusqu’au prophète Samuel, c’est Dieu qui est le véritable roi d’Israël. Pourtant, les Israélites vont finir par se lasser du gouvernement exercé par les juges et demander à passer à une monarchie. Cette étape est racontée au Premier livre de Samuel (1 S 8). Les anciens d’Israël se réunissent et demandent au prophète Samuel de leur donner un roi : « Te voilà devenu vieux et tes fils ne marchent pas sur tes traces. Maintenant donc, donne-nous un roi pour nous juger comme toutes les nations » (1 S 8, 5). Malgré les résistances de Samuel, Dieu accède à la demande du peuple. Toutefois, le roi devra demeurer fidèle à Dieu et à ses commandements. Le portrait idéal d’un tel roi est présenté au Deutéronome (Dt 17, 14-20). Celui-ci devra être choisi par Dieu et faire partie du peuple élu, et il ne devra pas avoir de tendances trop belliqueuses. De plus, « il ne devra pas non plus avoir un grand nombre de femmes et dévoyer son cœur. Quant à l’argent et à l’or, il ne devra pas en avoir trop. Et quand il sera monté sur son trône royal, il écrira pour lui-même dans un livre une copie de cette Loi, que lui transmettront les prêtres lévites. Elle restera auprès de lui, et il la lira tous les jours de sa vie, pour apprendre à craindre le SEIGNEUR son Dieu en gardant, pour les mettre en pratique, toutes les paroles de cette Loi, et toutes ses prescriptions, sans devenir orgueilleux devant ses frères ni s’écarter à droite ou à gauche du commandement, afin de prolonger, pour lui et ses fils, les jours de sa royauté au milieu d’Israël » (Dt 17, 17-20). On le voit, le pouvoir royal est clairement subordonné aux commandements de Dieu. Hélas, l’écrasante majorité des rois d’Israël et de Juda ne se montrèrent pas à la hauteur de cet idéal. C’est ainsi que le Livre des Juges, les

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AUJOURD’HUI // LE POUVOIR TOMBE-T-IL DU CIEL ?

livres de Samuel et des Rois présentent autant de contre-exemples de ce que devrait être un bon roi, à quelques exceptions près. Et lorsque les rois sont justes et sages, comme Salomon, ils subissent des rébellions qui conduisent au schisme, ou dans le cas de Saül, des attaques extérieures. Le Livre des Rois s’achève sur la chute de Jérusalem et la fin de la monarchie, qui apparaît comme un échec.

Le pouvoir désacralisé ? Dans l’ensemble, la Bible se montre plutôt critique envers le pouvoir royal, comme envers tout pouvoir qui ne trouve pas sa source dans les commandements de Dieu. Il s’agit d’une constante que l’on retrouve à travers tout l’Ancien Testament, mais aussi dans le Nouveau. C’est ainsi que le pouvoir du roi Hérode n’est pas présenté comme légitime au début de l’Évangile de Matthieu, qui oppose le roi terrestre, usurpateur, et le roi véritable, Jésus le Messie (Mt 2). De même, dans l’Évangile de Luc, la légitimité de l’empereur romain Auguste, qui se permet de recenser toute la terre comme si elle lui appartenait, se voit implicitement remise en cause par la naissance du Messie, souverain véritable (Lc 2). Alors qu’en est-il de la fameuse parole de Jésus : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12, 13-17 et par.), si souvent évoquée pour établir une séparation nette et imperméable entre le politique et le religieux ? Dans les trois synoptiques, cette parole s’inscrit dans un contexte nettement polémique, les adversaires de Jésus voulant lui tendre un piège en lui posant une question embarrassante, et cela au nom de Dieu et de la vérité : « Maître, nous savons que tu es franc et que tu ne te laisses pas influencer par qui que ce soit : tu ne tiens pas compte de la condition des gens, mais tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? » (Mc 12, 14.) S’il dit oui, il est traité de collaborateur avec l’occupant romain ; s’il dit non, ses adversaires le livreront aux autorités romaines. Au lieu de tomber dans le piège, Jésus déplace la perspective en mettant l’accent sur l’attitude problématique de ses interlocuteurs : ils mettent sur le même plan Dieu et César. Ainsi l’explicite Jean-François Collange** : « Ce à quoi procède Le politique est replacé donc Jésus, c’est à une radicale démystification – qui est aussi démythification – du pouvoir dans le domaine du qu’il ramène sur terre, Dieu étant seul à régner profane, Dieu étant au-dessus de toutes choses. Sont ainsi récusés au-dessus de toute chose et toute forme de théocratie et tout impériaet, finalement, la lisme totalitaire et idolâtre. Le pouvoir n’est mesure de toute chose. qu’humain, remis à sa place et désacralisé. »

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Le politique est ainsi replacé dans le domaine du profane, Dieu étant au-dessus de toute chose, et, finalement, la mesure de toute chose. Paul, quand il reconnaît toute autorité légitime comme étant voulue par Dieu, va dans le même sens ​(Rm 13, 1-7. Voir encadré p. 12). Mais cela ne signifie pas qu’il faut se soumettre inconditionnellement et sans discernement à toute forme d’autorité : la parole de Paul concerne l’autorité légitime, celle qui s’exerce en conformité avec la volonté de Dieu, selon ce que l’Ancien Testament appelle la justice et la paix, qui sont des attributs royaux et demeurent ceux des césars de tout temps. « Le Règne de Dieu, dit Paul, n’est pas affaire de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint. » (Rm 14, 17.)

* Pour l’ensemble de l’article, la traduction est celle de la TOB, édition 2010. ** Jean-François Collange, « “Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.” Sept thèses pour une théologie du politique », dans Autres temps. Cahiers d’éthique sociale et politique nº 47 (1995).

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AUJOURD’HUI // LE POUVOIR TOMBE-T-IL DU CIEL ?

L’Église démocratie ? peut-elle être

une

L’Église catholique ne présente guère les traits d’une démocratie au sens contemporain du terme. Est-ce incompatible avec ce qu’elle est ? Pas si sûr. Par Jean-Marie Donegani

L’Église catholique a mis en place dès les premiers siècles les principales modalités de dévolution des charges ecclésiastiques. L’adage Quod omnes tangit ab omnibus tractari et approbari debet (« Ce qui intéresse tout le monde doit être traité et approuvé par tous »), qui vient du Code de Justinien, apparaît dès la fin du xiie siècle dans les écrits pontificaux pour imposer la collaboration entre cotuteurs pour certains actes importants. Mais le terme electio désigne le plus souvent le choix et il n’implique rien quant au nombre des participants et à la procédure suivie. Aussi, très vite on a pris l’habitude d’exiger non seulement la major pars (la majorité) mais également la sanior pars, c’est-à-dire l’attention à la qualité du candidat, ce qui marque la méfiance de la tradition catholique à l’égard de la pure loi du nombre. Pourtant, la doctrine catholique n’a jamais exprimé de méfiance à l’égard de la démocratie et le radio-message de Pie XII de Noël 1944 reconnaît à ce régime une légitimité particulière en ce qu’il permet la réalisation d’importants droits fondamentaux : exprimer son opinion personnelle et ne pas être contraint à obéir sans avoir été entendu. Il exige d’une saine démocratie la participation effective du plus grand nombre et engage les gouvernements à la favoriser, ce qui sera rappelé dans l’encyclique Pacem in terris de Jean XXIII, dans la constitution Gaudium et spes de Vatican II, enfin dans l’ency­ clique Centesimus annus de Jean Paul II. Tous ces textes s’appuient sur la

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pensée de saint Thomas qui, dans ses Commentaires sur les Épitres de saint Paul, ajoute à l’adage paulinien Nulla potestas nisi a Deo (« Tout pouvoir vient de Dieu ») les termes sed per populum (« mais par le peuple »), et insiste, dans sa Somme théologique, sur la nécessaire participation des gouvernés dans la désignation des gouvernants. Toutefois, ce jugement positif porté sur la démocratie n’implique en rien que cette forme de gouvernement vaille pour l’Église. Tout d’abord parce que l’Église dit d’elle qu’elle est une institution fondée en dehors d’elle-même, obligée par des textes supposés issus d’une hétéronomie radicale – Dieu luimême –, ne dépendant donc pas de la volonté humaine, alors que la démocratie est principalement immanente et ne repose que sur des principes qu’elle se donne elle-même. Ensuite, parce que l’Église ne se conçoit pas comme une collection d’individus porteurs chacun d’une volonté autonome, mais comme une unité organique rassemblant en un seul corps tous ses membres. Ainsi, l’assemblée synodale ne doit rien à la conception libérale de la représentation mais bien plutôt à la conception de la représentation organique des communes médiévales, où il s’agissait de reconstituer une image fidèle des composantes essentielles de la cité (classes, métiers, quartiers etc.). Lorsque l’on répète que l’Église n’est pas et ne peut être une démocratie, c’est pour signifier d’abord qu’elle ne repose pas sur l’empire de la volonté.

Assemblée, représentativité et démocratie Pour autant, peut-on affirmer qu’elle n’est pas démocratique ? Démocratie et représentation ne sont pas superposables. On a conçu des systèmes représentatifs non démocratiques et des démocraties non représentatives. L’organisation de l’Église est de type « incarnatif » et non représentatif parce que ses principes répudient à la fois l’individualisme et le volontarisme. L’incarnation implique l’organicité du social, la sacralité du pouvoir et enfin la prévalence de la qualité sur la quantité. Ces trois traits se retrouvent dans l’organisation ecclésiale et caractérisent plus généralement un type de démocratie « corporative » et non « individualiste ». Si, comme le rappelle le discours de Pie XII de Noël 1944, le peuple démocratique ne doit pas être confondu avec la masse inerte, alors le peuple de Dieu, comme totalité informée par un principe transcendant, peut apparaître comme un modèle du peuple démocratique. La synodalité de l’Église est donc finalement le signe de son caractère « substantiellement » et non « formellement » démocratique, l’expression d’un peuple non constitué d’individus et ne pouvant donc pas reposer sur le système représentatif. Pour certains, cette version de la démocratie est perçue comme un modèle à opposer à la démocratie représentative. Car c’est bien la détermination représentative de

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la démocratie qui est aujourd’hui contestée dans les sociétés occidentales, notamment par les mouvements populistes, sans que jamais ne soit remis en cause le fondement démocratique du système politique. Mais la question que pose la démocratie substantielle, exprimée notamment dans le principe synodal, est celle de la participation du peuple de Dieu à l’entretien de l’identité chrétienne. Le christianisme est toujours nouveau et, ainsi, défini par ceux qui se disent chrétiens, à tout âge et en tout lieu, héritiers des premiers disciples de Jésus-Christ, mais libres de tout principe recteur tenu par une autorité surplombante. Cette identité est faite d’un dépôt de foi et d’un corpus d’expériences par lesquels des hommes et des femmes se reconnaissent comme ayant une origine et une fin communes. Dès lors, on doit s’interroger sur la participation des membres de l’Église à l’élaboration permanente de cette identité. C’est en effet à ce niveau que les institutions du croire sont interrogées sur leur survie dans un contexte contemporain marqué par l’exigence de participation du plus grand nombre. Une partici­ pation non seulement à la convivialité dans les groupes de fidèles, non seu­ lement aux prises de décision dans l’organisation ecclésiale, mais aussi à ­l’interprétation des sources de la foi et à l’identification des voies de salut. En l’absence de ce consensus fidelium, un fossé risque de se creuser entre une institution solide mais vide et une poussière d’expériences religieuses croyantes incapables de se relier les unes aux autres pour s’inscrire dans une lignée dont elles ont besoin pour exister comme telles.

Jean-Marie Donegani est professeur émérite des Universités, chargé de mission auprès de la direction de Sciences Po.

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& Pouvoir violence i Magasins et mobilier urbain vandalisés, voitures incendiées, affrontements avec la police. Plus de cent interpellations… Un bilan de routine pour le cinquante-troisième acte des gilets jaunes à Paris, le 16 novembre, qui marquait le premier anniversaire du mouvement. Mais une routine qui interroge : comment une société démocratique en vient-elle à générer un tel niveau de violence ? Par Frédéric Brillet

Les gilets jaunes ne sont pas les seuls. Agriculteurs, étudiants, lycéens, jeunes des cités, salariés menacés par des plans sociaux… En France, de plus en plus de catégories sociales sont tentées de recourir à la violence pour défendre leurs droits, faire valoir leurs revendications, améliorer leur situation ou infléchir des politiques publiques ; face à eux, la police, qui, en retour, use de plus en plus souvent de la force. Si cette escalade, liée à l’indi­ vidualisme contemporain et à l’élargissement du spectre des opinions et des communautés, est inquiétante, le retour à un ordre parfait le serait tout autant : « Une société sans violence ne peut se concevoir qu’au prix d’une surveillance généralisée, ce qui oblige à sortir du cadre démocratique », pointe le professeur de philosophie Thomas Schauder, qui tient la chronique en ligne Phil’d’actu*. Et de prendre en exemple la généralisation en Chine de la reconnaissance faciale sur la voie publique, qui, sous prétexte de lutter contre les incivilités, dissuade efficacement toute forme de contestation, violente ou pas.

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Le pouvoir, entre violence et consentement Qu’est-ce que le pouvoir et comment utilise-t-il la violence ? Éclairage de Catherine Colliot-Thélène, professeure de philosophie à l’université Rennes 1, auteure de La Démocratie sans « demos » (Puf). Au xxe siècle, qui marque l’apogée des États-nations et de la violence politique, de grands philosophes se penchent sur la notion de pouvoir. Si Max Weber définit le pouvoir d’État par le monopole de la violence physique légitime, sa définition ne justifie en rien la violence : le philosophe allemand constate simplement que l’État est parvenu à assujettir les autres instances (Église, corporations, seigneuries…), qui, autrefois, lui contestaient ce monopole. Hannah Arendt cherche quant à elle à en proposer une définition positive. Pour la philosophe américaine, le pouvoir renvoie à la capacité des êtres humains à agir de leur propre gré de façon concertée. Elle distingue ainsi le pouvoir de la domination, qui implique commandement et obéissance. Pour autant, Arendt ne conteste pas que le pouvoir gouvernemental s’exerce sur le mode du commandement. Mais elle estime que la racine de la politique se trouve à un niveau plus fondamental, celui d’un consentement partagé pour une communauté déterminée, dans laquelle les dissensions sont inexistantes ou suffisamment superficielles pour ne pas mettre ce consentement en péril. En s’attachant à décrire le « comment » du pouvoir – ses modalités diverses d’exercice – plutôt que de chercher à en identifier la nature, Michel Foucault élargit son champ d’application. Il constate que les interactions sociales mettent toujours en jeu des mécanismes de pouvoir puisqu’elles visent d’une manière ou d’une autre à orienter les conduites d’autrui. Cette approche permet de dépasser l’alternative arendtienne entre consentement et violence : la relation de pouvoir « n’est pas dans sa nature propre la manifestation d’un consensus », mais elle n’est pas non plus la forme euphémisée d’une violence. Propos recueillis par Louise Gamichon.

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Complexe, le rapport entre violence et pouvoir n’a jamais mieux été résumé que par la définition wébérienne de l’État, détenteur du monopole de la violence légitime (voir encadré p. 20). Pour les marxistes, la violence d’État n’est pas plus légitime que celle de ses opposants. Selon eux, la violence est le moteur de l’histoire et l’État sert à protéger les intérêts des classes dominantes. « Dans cette vision, la légitimité serait un faux problème et seul compterait le rapport de force. Si l’État emploie des moyens violents, alors le peuple doit aussi pouvoir faire usage de la violence », poursuit Thomas Schauder. Que l’État soit démocratique ne change rien à l’affaire : la démocratie bourgeoise issue d’élections libres n’est qu’un leurre car elle ne concède que des libertés formelles. En démocratie, les lois contraignent la police à faire un usage proportionné de la force et garantissent l’indépendance de la justice. Certes, les plus virulents prennent le risque de recevoir des gaz lacrymogènes, de se faire matraquer ou, pire, de perdre un œil suite à un tir de flash-ball. Mais pas d’essuyer des tirs à balles réelles ni d’encourir vingt ans de prison pour un pavé lancé. Mais il faut aussi reconnaître que la violence paie souvent sur le plan économique, pour peu que le mouvement soit jugé légitime par l’opinion. Ainsi, en Mai 68, le gouvernement a lâché du lest social dans le cadre des accords de Grenelle et, l’année dernière, les gilets jaunes ont obtenu l’annulation de la hausse de la taxe carbone sur les carburants et toute une série de mesures (défiscalisation des heures supplémentaires, suppression de la hausse de la CSG pour les retraités plus modestes, primes…). À l’inverse les métiers qui rechignent à user de violence pour faire valoir leurs revendications peinent à se faire entendre : on le voit avec les infirmières…

La désobéissance civile, un outil de démocratie Un pouvoir démocratiquement élu suffit d’autant moins à évacuer la violence politique qu’il risque toujours de léser les intérêts matériels ou moraux de minorités. Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville évoquait même la « tyrannie de la majorité » susceptible de les oppresser. « Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre », écrivait-il. C’est cette soumission que le philo­ sophe et naturaliste Henry David Thoreau refuse en inventant le concept de désobéissance civile, qui accorde au citoyen le droit d’user de moyens illégaux pour s’opposer à des politiques injustes ou immorales. Ainsi, Cédric Herrou, agriculteur français, persiste-t-il à porter secours à des migrants qui traversent la frontière franco-italienne par la montagne. Qu’importent les condamnations, ce militant demeure fidèle à ses principes humanistes et agit ouvertement. Les lanceurs d’alerte qui commettent des intrusions sur la propriété d’autrui et divulguent des informations confidentielles

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émanant d’États ou d’entreprises, au nom de l’intérêt général et/ou de leur éthique, s’inscrivent aussi dans ce registre. L’engouement pour la désobéissance civile de militants de tous horizons indispose évidemment les États démocratiques. Pour les discréditer et les dissuader de contester, ils cherchent à persuader l’opinion et les tribunaux que ces actes illégaux s’assimilent à de la violence et à de la délinquance, explique la politologue Vanessa Codaccioni, auteure d’un essai intitulé Répression. L’État face aux contestations politiques (Textuel). Reste que les tribunaux ne suivent pas toujours cette argumentation. Ainsi, les environnementalistes décrocheurs des portraits de Macron en mairie ont obtenu que la justice requalifie leur acte en délit politique. À l’inverse, des membres de Greenpeace qui se sont introduits dans des centrales nucléaires afin de prouver leur vulnérabilité aux attaques ont été sanctionnés comme des délinquants de droit commun. Qui a raison ? Tout dépend de la définition que l’on donne de la violence, qui peut être physique ou psychologique, active ou passive. « Qu’en est-il de l’exercice d’une pression psychologique qui confine à la coercition ou à la restriction de la liberté de mouvements de personnes non impliquées dans ces actions – et les subissant ? » s’interroge le philosophe allemand Robin Celikates dans un article publié dans la revue Rue Descartes – et de citer comme exemple le blocage du trafic automobile ou ferroviaire par des organisateurs de sit-in sur des voies de communication. Dans les faits, il constate que la désobéissance civile n’est réellement efficace que « sur un fond de menaces, de provocations ou d’un potentiel usage de la violence, ce que les récits officiels […] ont cependant marginalisé ou bien même totalement passé sous silence ». La violence sert enfin de catalyseur à la mobilisation et d’exutoire à la colère, ce qui donne l’occasion dans les moments paroxystiques de percevoir et d’entendre les « invisibles ». Ainsi, les gilets jaunes, volontiers absten­ tionnistes, ont signifié par leur présence dans les manifestations et sur les ronds-points leur envie de renouer le lien social. L’aspect festif, jouissif de la violence n’y est pas étranger. La politique est parfois le prétexte pour se défouler, piller des magasins, foutre un « joyeux bordel » dans la cité. En cela, la manifestation violente joue un rôle similaire à celui du carnaval en des temps anciens sous des régimes plus répressifs. Soupape de sûreté des tensions et inégalités sociales, le carnaval donnait aux plus démunis l’occasion, grâce au masque et au déguisement, de se mettre temporairement sur un pied d’égalité avec les plus favorisés, qu’ils ne se privaient pas, au gré des circonstances, de rosser ou de détrousser.

* thomasschauder.fr/phil-dactu-lemonde-frcampus​​

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Le pouvoir de la non-violence Marquée par la figure fondatrice de Gandhi, la non-violence se pratique pourtant depuis l’antiquité. Par Éric Vinson Aujourd’hui, le terme de non-violence est presque immédiatement associé à de grandes figures éthiques et spirituelles démocratiques du xxe siècle : Martin Luther King Jr., le Dalaï-lama, voire Nelson Mandela, qui se plaçaient eux-mêmes dans les traces du Mahatma Gandhi (1869-1948). La notion même est problématique. Sur un plan conceptuel, cette expression négative implique de savoir ce qu’est la « violence » à laquelle on s’oppose. Cette dernière revient généralement à l’usage illégitime – injuste, immoral… – de la force. Or, les conceptions plus ou moins rivales de l’« ordre juste » – et donc de la violence plus ou moins acceptable – ne manquent pas, et s’affrontent régulièrement. La force proportionnée de la « légitime défense » étant ainsi vue, le plus souvent, comme une protection légitime. Les notions d’ordre public, de maintien de l’ordre et finalement de guerre « juste » ne sont pas loin. Pour déterminer les origines de la non-violence, il faut d’abord distinguer les doctrines ou discours, le plus souvent religieux, récusant l’usage de la violence ; et les pratiques et méthodes permettant d’agir politiquement sans violence, voire contre celle exercée par l’adversaire, que ce soit en temps de guerre par exemple, ou dans le cadre d’une exploitation socioéconomique. Les déclarations pacifiques des religions ont diversement été reçues selon les époques et les acteurs, sans compter que ces mêmes traditions, dans la Bible, le Coran, le Mahabharata, etc., associent habituellement des propos incitant à la violence à d’autres qui la condamnent (« Tu ne tueras point »). De même, il ne faut pas confondre des actions politiques « sans violence » comme la diplomatie par exemple et les actions proprement « non violentes », impliquant une conscience et une théorisation, voire un arsenal sémantique et technique, spécifiques chez ceux qui les mettent en œuvre. Pour autant, certains avancent qu’on a pu également pratiquer la non-violence sans le dire ou le savoir, avant qu’elle ne soit conceptualisée et diffusée en tant que telle. Pourrait-on parler de non-violence dans le cas d’une grève sans débordement, ou encore à propos de la sécession du peuple de Rome, qui, cinq siècles avant notre ère, a déserté la Ville pour protester – efficacement – contre l’oppression des dominants ?

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L’expression « non-violence » a été forgée en anglais en 1919 par Gandhi pour caractériser la forme de lutte désarmée organisée par lui en 1906 en Afrique du Sud sous le nom de « satyagraha ». Mais l’idée d’un refus plus ou moins radical de faire souffrir autrui plonge ses racines dans diverses religions, à commencer par les traditions indo-iraniennes telles que le zoroastrisme et le brahmanisme, où émerge peu à peu durant la première moitié du premier millénaire avant notre ère un rejet des sacrifices sanglants, jusqu’ici centraux dans les formes rituelles établies. Dans des enseignements jaïns ou bouddhistes apparaît le mot sanskrit ahimsa (généralement rendu par « non-­ nuisance »), pour désigner la conduite idéale menant à la sagesse et la pureté. L’une de ses manifestations clés ? Adopter une alimentation non carnée. Peu ou prou durant la même période, certains prophètes bibliques, tel Isaïe, vont transmettre une parole divine incitant à la paix et à la rectitude altruiste plutôt qu’aux dévotions formelles et aux hécatombes cérémonielles. On peut rapprocher ce mouvement de fond d’une attention croissante à la règle d’or commune aux principales cultures du temps : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. » Cet élan se cristallisera notamment par l’émergence et la diffusion du bouddhisme puis du christianisme, deux religions rejetant fondamentalement, en principe, toute violence. En témoigne la conversion à l’ahimsa bouddhique du conquérant meurtrier Ashoka, en Inde, vers 260 av. J.-C. Quant aux premières communautés chrétiennes, elles voyaient le fait de verser le sang comme un péché des plus graves. Et si cette aversion a peu à peu été oubliée par la majorité, elle a été entretenue par des minorités « radicales » jusqu’à nos jours, des adeptes de la vie ascétique (moines, ermites) à certains anabaptistes du xvie siècle, des quakers aux jésuites du Paraguay, des doukhobors russes refusant de porter les armes aux adventistes d’aujourd’hui. La reconnaissance officielle en France de l’objection de conscience n’a-t-elle pas été obtenue par des mennonites (un courant protestant) dès 1793 ? Vers 1770, les premières phases de la révolte des colons américains contre les Anglais en porteront la trace, tout comme les combats – au siècle suivant – des anti-esclavagistes, tels William Lloyd Garrison et Adin Ballou, dont le livre Christian Non-Resistance (1846) offre l’une des premières formulations de la « non-violence », au sens moderne du terme. Les sit-in et les lie-in militants sont inventés dans ce contexte. Le premier boycott a lieu en 1880 en Irlande, les suffragettes britanniques se lançant peu après dans des grèves de la faim. Mais les Anglo-Saxons n’ont pas de monopole en ce domaine : des Hongrois, contre l’empire autrichien en 1859-1867, et des Finnois, contre l’empire russe en 1898-1905, ont, eux aussi, mobilisé très tôt les armes non guerrières. Quelques illustrations, parmi tant d’autres, du pouvoir croissant de la non-violence, « la plus grande des forces à la disposition de l’humanité », selon Gandhi.

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Le consentement à l’autorité Les démocraties occidentales sont secouées par des crises démocratiques qui se traduisent par les succès électoraux des candidats dits « antisystème » et/ou surfant sur la tentation autoritaire. Le peuple (demos) est-il en manque de pouvoir (cratos) ? Entretien avec la sociologue Dominique Schnapper.

Quels sont les liens entre pouvoir et autorité aujourd’hui ? Dans la situation actuelle, l’autorité est difficile à exercer sur les individus démocratiques. Ils veulent juger par eux-mêmes, ils n’acceptent la légitimité ni de la tradition, ni de la volonté divine, ni de la nature biologique des êtres humains. Ils veulent être totalement indépendants de toutes formes de contraintes. Lorsque l’autorité s’exerce, elle remet en question cette conception des individus tout-puissants. D’autre part, il n’y a plus d’autorité des institutions en tant que telles. Leur légitimité est contestée. C’est même le cas de l’élection, génératrice de légitimité par excellence dans les sociétés démocratiques. L’« état de grâce » après l’élection d’un président s’est affaibli. La durée de cette période au cours de laquelle il peut prendre des décisions éventuellement désagréables à une partie de la population, mais nécessaires, s’est réduite à peau de chagrin. Cela rend difficile l’exercice de l’autorité. Le pouvoir démocratique est de plus en plus faible parce que les institutions démocratiques – à commencer par le vote –, l’organisation régulière des élections, mais aussi les décisions prises selon les processus légitimes sont de moins en moins respectées. « Gouverner c’est choisir », disait Pierre Mendès France. Et on choisit forcément entre les valeurs et les intérêts éventuellement contradictoires de différents groupes. Difficile, dans ce contexte, pour un État faible, de prendre les décisions nécessaires.

Qu’est-ce qui a provoqué cette faiblesse du pouvoir ? Le non-respect de l’autorité en tant que telle et le non-respect des institutions. Lorsque les instances de l’État sont contestées, il devient difficile de gouverner. Les formes de contestation sont multiples. Intellectuelles lorsqu’elles sont portées par les réseaux sociaux, elles peuvent aussi être violentes et sortir des cadres de la Constitution française. Celle-ci organise la critique des institutions en garantissant le droit de grève et le droit de manifester. Les contestations qui ne respectent pas les règles de l’État démocratique, aussi légitimes

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soient-elles, sont une source de son affaiblissement. Les violences lors des manifestations marquent l’affaiblissement d’un État qui veut et qui doit agir selon le droit. Nos institutions organisent la liberté et la possibilité d’en faire usage dans le cadre de règles fixées. Quand ces règles ne sont plus respectées, on encourt le risque d’une révolution ou du chaos.

L’État a donc été plus fort par le passé ? Il a été plus respecté. Surtout en France, une nation qui a été construite par son État, par ses légistes et par ses fonctionnaires. Un État fort ne signifie pas un régime totalitaire, mais un État qui a plus de légitimité à intervenir et aussi plus de moyens de le faire. Il y a un changement social qui implique que, parce qu’on est dans une société démocratique, tout le monde a le droit de s’exprimer, les opinions de chacun se valent, il n’y a plus de distinction entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. La remise en cause est générale parce que la population est plus cultivée, plus individualiste, et plus exigeante. C’est le progrès de la démocratie, mais cela n’en pose pas moins un problème pour le gouvernement au sens large du terme, c’est-à-dire pour le fait de gouverner ces sociétés. Et le risque est que le demos arrive en premier, au point qu’il n’y ait plus de cratos, plus la possibilité d’exercer le pouvoir légitimé par les institutions de la démocratie.

Il faudrait donc retrouver un peu de cratos ? Oui, je le crois. Prenons le cas français, on sait très bien qu’il y a un certain nombre de réformes à faire. Cela fait vingt ou trente ans qu’on fait des rapports sur des réformes indispensables et aucun gouvernement n’a pu les réaliser jusqu’à présent. On le voit avec la réforme des retraites, dont on sait depuis longtemps qu’elle est nécessaire pour revoir un système inégalitaire, mais qui, une fois de plus, risque de ne pas aboutir.

Le demos n’a donc pas envie de plus d’égalité ? Le demos a la passion de l’égalité ! Il a envie de beaucoup plus d’égalité à condition que cela ne retire rien à ses avantages individuels. Ce qui est très humain ; c’est un constat.

Comment réintroduire du cratos alors ? On se place du côté de l’utopie, mais je pense qu’il faudrait d’abord que les hommes et les femmes politiques se conduisent bien. Ensuite, il faudrait que le peuple prenne des décisions à partir de raisonnements modérés plutôt qu’à partir de ses passions et de ses émotions. Or, nous sommes tous des êtres de passion plutôt que de raison. Il y a la passion de l’égalité, la passion de trouver un sens à sa vie – qui peut conduire à toutes sortes de religions et d’idéologies

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fantasmées par rapport à ce que sont les institutions religieuses et politiques. En somme, il faudrait que le peuple sache relativiser les défauts des politiques, admettre des réformes qui éventuellement seraient contraires à son intérêt immédiat. Il faudrait qu’il n’oublie pas de relativiser les justes critiques qu’il fait à l’égard de la situation actuelle. Car, malgré tous les défauts que nous pouvons reconnaître aux sociétés démocratiques européennes, nous savons que c’est vers elles que se dirigent les migrants. On vote avec les pieds, même si, par ailleurs, il y a beaucoup de migration entre les pays africains. Il faudrait donc être très raisonnable, historiciser, relativiser. Personne n’a envie de le faire, l’effort de la raison n’est pas populaire.

Le demos est donc devenu ingouvernable ? Le peuple n’aime plus être gouverné. C’est un phénomène social : l’individualisme fait que les individus n’acceptent que difficilement les contraintes de la vie collective et qu’ils recherchent d’abord leur intérêt personnel. Or, il faut parfois renoncer à son intérêt personnel pour faire du collectif, pour construire du commun. Un peu comme dans un couple.

On a su faire plus de collectif et de commun par le passé ? On croyait à la patrie. C’était ça le collectif. Avec le risque de la dérive nationaliste, et on a pu voir où le nationalisme a conduit l’Europe. Il ne s’agit pas de le défendre, mais de comprendre qu’on faisait du commun par le patriotisme. Il faisait tenir ensemble des gens dont les intérêts sociaux et économiques immédiats étaient très différents. Ils se retrouvaient pourtant dans la « France éternelle ». Ou plutôt dans une idée ou un fantasme de la France éternelle et de la Révolution. On a beaucoup rêvé, et puis on a connu le soviétisme. On ne peut donc plus rêver sur la Révolution. Avant la modernité politique, on faisait du commun avec la religion. En France, quand l’Église catholique a été critiquée politiquement, elle a été remplacée par le patriotisme, qui a pris tous les traits de la religion : les instituteurs comme nouveaux prêtres, les héros de la Révolution comme nouveaux saints, l’instruction civique comme catéchisme. La République a construit du commun sur le modèle clérical catholique, autour du patriotisme. Il y a une ignorance de cet héritage religieux, qui est pourtant central pour comprendre notre histoire et notre héritage artistique. Cette coupure dans la transmission de la culture me semble inquiétante et témoigner du fait qu’on n’essaye plus de faire du commun. Car ce qu’on a de commun, c’est d’avoir lu Racine, Corneille, Pascal, de connaître notre histoire. Il faut relativiser les défauts incontestables de notre propre société et rappeler qu’on pouvait mourir de faim au xviiie siècle. Mais le progrès économique, aussi souhaitable et nécessaire soit-il, ne donne pas un sens à la vie.

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Que faire de l’archos (le dirigeant) dans tout ça ? Nos dirigeants ne seraient-ils pas à la hauteur ?  Nos dirigeants sont plutôt doués. Et courageux de faire ce métier où ils travaillent dix-sept heures par jour et où ils se font injurier chaque fois qu’ils essaient de faire quelque chose. Je ne crois pas que la situation actuelle tienne à la qualité des hommes et des femmes politiques. Même si je suis frappée du fait que, depuis une ou deux générations, les élites les plus brillantes aillent vers le monde des affaires, plutôt que vers la politique. Mais les problèmes sont plus profonds que la qualité et le recrutement du personnel politique.

Le pouvoir légitime se niche-t-il donc aujourd’hui dans l’économie ? Pas l’économie en général, mais il est vrai que les Gafam [voir p. 28] ont un pouvoir considérable. Pouvoir qui ne s’exerce pas en faveur de la démocratie puisqu’ils en renforcent les défauts : ils donnent la parole à tout le monde sur un plan d’égalité, ils déresponsabilisent, ils sont dans l’immédiat et ils attisent les passions. Ils ne créent pas ces défauts de la démocratie, mais ils leur donnent des instruments tellement puissants qu’ils en multiplient les effets. Il y a une différence de degré qui devient une différence de nature. L’économie a plus de pouvoir, mais, en même temps, elle ne donne pas de sens. C’est un moyen, dont il faut reconnaître la nécessité et l’effectivité. La pauvreté et la décroissance posent des problèmes pour les plus marginaux. La conjugaison de la critique des institutions des années 1970 et du tournant néolibéral des années 1980 a fini par déliter de l’intérieur les démocraties. Ces deux phénomènes ont étouffé toute gestion rationnelle, modeste et critiquable de la démocratie. Or, on en revient toujours à la formule de Churchill sur le système démocratique : il est imparfait, mais il n’y en a pas de meilleur. La chute du mur de Berlin a aussi eu des effets pervers. C’était la victoire de la démocratie, la fin du soviétisme, la liberté des peuples, mais c’est aussi le moment où les démocraties ne se sont plus senti d’ennemi – ce qui les faisaient tenir, c’était aussi la peur du soviétisme. Rien de tel qu’un ennemi pour faire du commun, se défendre ensemble. Par une ironie tragique de l’histoire, ce grand moment de liberté a eu pour effet de renforcer le risque possible de délitement intérieur des démocraties. Aujourd’hui, l’attitude de M. Trump et celles des dirigeants anglais à l’égard du Brexit ne font que confirmer que les démocraties sont en danger. Propos recueillis par Louise Gamichon. Dominique Schnapper a publié L’Esprit démocratique des lois (Gallimard) et De la démocratie en France. République, nation, laïcité (Odile Jacob)​.

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GAFAM

Les nouveaux maîtres du monde

Monnaie, énergie, formation… Les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et consorts) empiètent de plus en plus sur les prérogatives des États. Et ceux-ci semblent incapables de les arrêter. Par Lionel Lévy « Êtes-vous conscient du rôle joué par Facebook dans la désinformation ? », « Comprenez-vous qu’au vu de votre passif nous soyons inquiets pour la démocratie ? », « Avez-vous appris à ne plus mentir ? »… Rarement Mark Zucker­berg aura été autant rudoyé qu’en octobre dernier lors de sa dernière convocation devant le Congrès des États-Unis. Pour les élus américains, l’heure est grave : le jeune président de Facebook (35 ans) s’est mis en tête de créer sa propre monnaie, Libra, en 2020. Autrement dit, de s’emparer de l’une des principales prérogatives de la puissance publique, symbole majeur de la souveraineté d’un État, le pouvoir de battre monnaie. La promesse du patron de Facebook ? Nous faire entrer de plain-pied dans la société sans cash grâce à des échanges d’argent sur le Web facilités et accélérés. Plus de cartes ni de mots de passe compliqués mais une plateforme d’échange mondiale indifférente au taux de change et sans frais bancaires. De quoi ringardiser l’industrie bancaire et menacer les monnaies nationales. Libra priverait les banques centrales d’outils majeurs comme la variation des taux

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d’intérêt et, in fine, les États de leur souveraineté. La monnaie de Facebook pourrait ainsi concurrencer directement celle de certains États d’Afrique ou d’Amérique du Sud où l’inflation fait s’envoler les prix. Pour autant, rien n’indique que Libra verra le jour. Pour fonctionner, une cybermonnaie doit reposer sur la confiance. Ce qui n’est pas le point fort de Facebook.

Puissance des Gafam vs impuissance des États Quoi qu’il en soit, le monde politique et économique s’alarme du pouvoir grandissant des Gafam. Position dominante, pratiques anticoncurrence, soustractions à l’impôt, fuite de données… Aux États-Unis, le ministère de la Justice et la Réserve fédérale (banque centrale) ont ouvert des enquêtes sur les pratiques des géants du numérique, tandis que le Congrès multiplie les convocations. Preuve de la nouvelle puissance des Gafam, en ­septembre 2018, certains de leurs dirigeants – comme Larry Page et Sundar Pichai, à la tête de Google – convoqués par les sénateurs avec d’autres géants de la Silicon Valley pour rendre des comptes sur leur fonctionnement, ne se sont pas rendus à Washington. Il est alors plus que probable que cette dernière audition de Mark Zuckerberg n’aura pas plus d’effet qu’une petite tape sur les doigts. Et quand des sanctions, pourtant sans précédent, sont prononcées… même pas mal ! En juillet dernier, Facebook a ainsi été condamné à payer 5 milliards de dollars par la Federal Trade Commission, le régulateur du commerce américain. Une amende record, représentant 9 % du chiffre d’affaires du réseau social, que celui-ci absorbe en un petit mois : les données personnelles rapportent en moyenne 15 milliards de dollars à Facebook par trimestre. Indolore aussi pour Google, condamné à des amendes là encore sans précédent pour abus de position dominante par l’Union européenne (2,4 milliards d’euros en 2017, 4,3 milliards d’euros en 2018 et 1,49 milliard d’euros en mars dernier). De fait, sur le plan financier, les Gafam siègent à la même table que les États. Les capitalisations boursières de ces cinq géants approchent des 4 000 milliards de dollars, soit plus que le PIB de l’Allemagne. Même impuissance en matière d’imposition – les Gafam paient deux à trois fois moins d’impôts que les entreprises traditionnelles en Europe –, l’Union ­européenne restant incapable de trouver un accord sur la taxation à leur appliquer.

Des méta-États exerçant des monopoles planétaires Il faut dire que, contrairement aux États, limités par leurs frontières et leurs administrés captifs, ces plateformes s’affranchissent de la territorialité pour devenir autant de méta-États exerçant des monopoles planétaires. Google et Facebook dans la publicité en ligne, Amazon dans la distri­bution… Avec, pour chacun, près de 2 milliards de clients autour du globe. ­Google, Amazon, Facebook, Apple, auxquelles on peut ajouter Microsoft et Twitter

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côté américain et Baidu, Alibaba ou Huawei côté chinois ont fondé leur modèle économique sur la dépendance à des produits et services souvent gratuits. La contrepartie ? Les données personnelles des utilisateurs. Ces data, véritables carburants des géants du Web, représentent l’essentiel de leurs richesses. Les Gafam ont ainsi traduit nos vies en kilo-octets et récupéré à peu près tout ce qu’il est possible de savoir des internautes : sites consultés, habitudes de consommation, opinions personnelles, religieuses ou politiques et, demain, avec Libra, des données inespérées pour Facebook : toutes celles concernant nos achats. La concentration de cette masse d’informations personnelles dans les serveurs d’une poignée d’entreprises fait craindre les pires scénarios. Pas simplement des manipulations commerciales, mais également des manœuvres politiques. Jamais le secteur privé n’a eu en sa possession de tels outils d’influence. De quoi faire passer à l’avenir le scandale Cambridge Analytica pour une simple blague, voire de quoi basculer vers une société de surveillance généralisée, déjà à l’œuvre en Chine. Certes, l’Europe a bien mis en place le Règlement général sur la protection des données (RGPD) pour encadrer les données personnelles en demandant à l’internaute son consentement. Mais, de l’avis de la majorité des observateurs, cette réponse politico-­juridico-géostratégique à l’hégémonie des Gafam, trop tardive, a eu paradoxalement pour effet de les renforcer. Difficile pour les États de lutter : leurs citoyens, devenus des consommateurs accros, sont souvent poreux au langage évangélique des Gafam, plus enthousiasmant : le « tout, tout de suite » chez Amazon, l’« ubiquité » chez Facebook ou encore l’« omniscience » pour Google.

Des budgets largement supérieurs à ceux de la recherche publique Ces nouveaux cadors du Web rivalisent avec la puissance publique, notamment en fournissant, à portée de pouces et à des coûts d’accès minimaux, un service universel de télécommunications, de distribution/livraison, d’information et de divertissement. Ils financent des budgets de recherche beaucoup plus conséquents que ceux de la recherche publique, y compris aux États-Unis, et recrutent les meilleurs ingénieurs du monde et les plus grands professeurs, notamment en énergie, en santé et en intelligence artificielle. Dans ce domaine, les Gafam, en pointe en matière de reconnaissance vocale et faciale, ont déjà la main sur tous les objets connectés qui vont faire partie de notre vie quotidienne. Et cela devrait continuer pour longtemps. Signe des temps, la recherche publique fait dorénavant la cour à ces entreprises privées, qui, jadis, avaient besoin des aides publiques à la recherche pour fonctionner. Même la Nasa et le ministère américain de la Défense essaient d’embarquer leurs services dans leurs programmes

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de recherche. Ainsi, Google collabore avec la Nasa sur les ordinateurs quantiques. Tout comme le patron d’Amazon, Jeff Bezos, partenaire officiel des agences spatiales états-unienne (Nasa) et européenne (Esa). Et les Gafam savent se diversifier. Google a investi plus d’un milliard de dollars dans les énergies renouvelables depuis 2014. Amazon a misé, via des achats externes, sur la distribution alimentaire (Amazon Fresh et Prime Now), les magasins sans caisse (Amazon Go) et les produits bios (Whole Foods), Facebook va former gratuitement au numérique plus de 65 000 personnes en France d’ici fin 2019, en partenariat avec… Pôle emploi. Même les poissons n’échappent pas aux Gafam. Google, Facebook et Microsoft ont ainsi commencé à poser leurs propres câbles de fibre optique au fond des océans pour établir des liaisons directes entre leurs data centers, répartis sur tous les continents.

L’État complice ? Les Gafam s’emparent des attributs des États, parfois avec la complicité de ces derniers. Au Royaume-Uni, par exemple, les citoyens sont invités à payer leurs impôts via Facebook et son bouton identifiant unique Facebook Connect, abandonnant ainsi leurs données patrimoniales au réseau social. En France aussi, on déroule le tapis rouge aux grands opérateurs de la Toile. La loi Avia « visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet » adoptée par l’Assemblée nationale en juillet confie aux Google, Facebook et autres Twitter le soin de modérer les contenus et de les retirer dans les vingt-quatre heures sous peine d’être lourdement sanctionnés par le CSA (amendes jusqu’à 1,25 million d’euros). La bonne idée ! L’État se dépossède de sa puissance publique en squeezant les juges et confie la liberté d’expression aux Gafam. Un cadeau si inespéré que même l’Association des services Internet communautaires, lobby pro-Gafam fondé à l’initiative de Google et dont sont notamment membres Facebook, Microsoft et Twitter, s’est émue du « risque de conférer des responsabilités exorbitantes aux plateformes ». Nul doute qu’en bonne logique économique celles-ci auront tout intérêt, pour éviter les ennuis et les amendes, à censurer les propos litigieux. « Emmanuel Macron offre aux Gafam la légitimité politique dont elles rêvent », fulmine Arthur Messaud, analyste juridique à La Quadrature du Net. Du pain béni pour Zuckerberg et consorts. D’ailleurs, celui-ci expliquait il y a peu vouloir construire la régulation du Net main dans la main avec le président français. D’égal à égal ? On prêtait il y a peu à Mark Zuckerberg des envies de Maison-Blanche. Depuis, l’intéressé a démenti. Quelques mauvaises langues s’amusent : c’est sûr, Maître de l’Univers c’est mieux.

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L’entreprise, laboratoire du pouvoir ? Les entreprises sont un espace de prédilection pour comprendre l’exercice du pouvoir. Qu’est-ce que cela dit de nos sociétés contemporaines ? Analyse de Pierre-Olivier Monteil, docteur en philosophie politique, chercheur au Fonds Ricoeur et enseignant en éthique à l’université Paris-Dauphine.

Dans une étude Ifop d’octobre 2018*, à la question « Selon vous, qui détient le pouvoir aujourd’hui en France ? En premier ? En second ? » – question permettant deux réponses –, 54 % des Français répondent les marchés financiers, 49 % le président de la République et son gouvernement et 49 % les grandes entreprises multinationales. À l’aune de ce sondage, peut-on considérer que les entreprises ont « pris le pouvoir » ? Avant de s’attacher plus directement aux entreprises, je crois qu’il faut se demander qui influence qui. De nos jours, certaines multinationales ont un chiffre d’affaires supérieur au PIB de certains pays. Ça ne donne pas pour autant leur niveau d’influence. On peut en revanche se demander si elles ne sont pas plus puissantes que les États par le caractère international, que ces derniers, par définition, n’ont pas. Les multinationales peuvent user de la « soft law », un pouvoir souple, sur le modèle de la jurisprudence, qui concurrence le droit international. Une charte de non-discrimination par exemple, sera appliquée à l’intérieur de l’entreprise aussi bien à Paris qu’à Tokyo ou à Johannesburg. Ces normes infrajuridiques créent une sorte de droit positif qui dépasse les frontières. Il n’en reste pas moins que, comme l’a révélé la crise des subprimes de 2008, les multinationales ont un tel poids économique que ce sont les États qui payent les pots cassés quand il y en a. On assiste à une forme de privatisation des bénéfices et de nationalisation des pertes. D’autre part, certaines réformes politiques visent plus ou moins clairement à rassurer les marchés. On peut alors se demander jusqu’à quel point les États sont contraints par les enjeux économiques et s’ils ne seraient pas parfois les otages de certaines puissances d’affaires.

On assisterait donc à une forme de privatisation du pouvoir ? Il me semble en tout cas que les réformes récentes vont plutôt dans le sens d’une réduction de la solidarité nationale publique et d’une plus grande privatisation au bénéfice des entreprises. Je pense à la réforme des retraites : les plans d’épargne

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retraite, qui sont de l’épargne privée, ont refait leur apparition alors qu’on n’en parlait plus depuis quinze ans. Depuis les années 1980, nous sommes dans une époque néolibérale. Néolibéral a ici un sens très précis, puisque son usage remonte à un colloque organisé à Paris en 1938 par Walter Lippmann, homme d’influence, intellectuel et journaliste américain. À l’époque, les libéraux s’interrogeaient sur les enseignements à tirer de la crise des années 1930. À partir de là, une scission s’est opérée entre ceux qui restaient hostiles à l’intervention de l’État – les libéraux – et ceux qui souhaitaient que l’État soit désormais responsable du bon fonctionnement du marché – les néolibéraux. Dans son ouvrage Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, le philosophe Serge Audier raconte leur histoire et explique que la stratégie d’influence qu’ils ont développé par la suite a débouché sur les gouvernements Thatcher au Royaume-Uni en 1979 et Reagan aux États-Unis l’année suivante. Dès lors, le cadre pivote. On abandonne l’État providence au profit de l’État néolibéral, qui est fondamentalement au service du marché.

L’État préserve-t-il tout de même son rôle, qui est de mettre des garde-fous ? Tout dépend sur quels sujets. Il remplit des fonctions dites régaliennes. Pour résumer à gros trait les choses : vu que le marché n’est personne – c’est un dispositif de rencontres des offres et des demandes –, il n’a aucun projet. Il ne propose pas ­d’horizon collectif, pas d’avenir. Et, par extension, si l’État est au service du marché, il n’en a pas à offrir non plus. D’ailleurs, les États sont de plus en plus préoccupés par les questions de sécurité, que ce soit par rapport aux cataclysmes naturels, autour des problèmes d’ordre public ou, plus récemment, à propos de l’immigration, qui est devenue un sujet lié à la sécurité. Et il me semble que celle-ci devient un sujet prioritaire lorsqu’on n’a plus de grand projet collectif pour l’avenir. La sécurité absorbe et restreint les horizons : c’est une façon de ne dire que ce qu’on ne veut pas. Pas ce à quoi on aspire comme futur désirable et projet commun. Quel serait le pendant positif de la sécurité ? On se pose de moins en moins la question. Et ce manque de projet commun se voit lors des élections. Les échéances ne se jouent plus sur des programmes ou des projets, plutôt sur des personnalités de candidats.

Les questions du charisme et du leadership ne sont-elles pas justement essentielles dans le monde des entreprises ? Si, bien sûr. Mais on rencontre ici un paradoxe. Dans le même ordre d’idée que ce qu’on décrivait au niveau politique, il existe dans le monde des entreprises la fameuse « théorie de l’agence », exposée par Milton Friedman en 1970. La préoccupation de l’époque était de limiter le pouvoir des P-DG vis-à-vis des conseils d’administration. L’objectif de la théorie de l’agence était de rendre solidaires les intérêts des premiers et des seconds. C’est à partir de là qu’on rétribue les grands patrons en

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fonction de l’évolution des cours de Bourse et de l’intérêt des actionnaires, pour les obliger à s’autoréguler. Ce système a mené par exemple à la création des stock options, mais il se répercute en cascade à tous les niveaux de la hiérarchie. La direction donne des objectifs qui sont conçus en termes financiers, dans le langage des actionnaires. Ce fonctionnement limite les marges de manœuvre des dirigeants, mais on sort aussi d’une logique centrée sur l’activité de travail, pour aboutir à ce qu’on appelle la « culture du résultat ».

Même les patrons ont donc « perdu le pouvoir » ? Pas exactement, tout dépend de la structure de l’actionnariat et du poids des différents actionnaires. La question peut devenir rapidement technique et les cas de figure sont très variés. En revanche, Luc Boltanski et Ève Chiapello, dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, paru en 1999, ont repéré deux éléments très intéressants. D’abord, l’état d’esprit contemporain est celui de la « cité connexionniste », le fonctionnement en réseau. D’autre part, ils notent que, dans toute la littérature managériale et de gestion, il est clair que chacun est prêt à donner les pleins pouvoirs aux dirigeants des entreprises. Ces deux chercheurs se demandent si ce n’est pas trop demander à une seule personne.

Un pouvoir fort… comme celui d’un chef d’État ? Sauf qu’il ne s’agirait pas d’un pouvoir qu’une chambre d’élus pourrait ­contrebalancer. Le patron serait une sorte de monarque républicain. C’est à peu près le contraire de ce que Montesquieu nous a appris et qui fonde la séparation des pouvoirs. Pour Montesquieu, le pouvoir rend fou et le pouvoir absolu rend absolument fou. Il faut donc le diviser pour qu’un pouvoir puisse arrêter un autre pouvoir. C’est l’origine du découplage exécutif/législatif. Ce phénomène est tout à fait transposable aux entreprises. La sociologue belge Isabelle Ferreras s’est immergée dans le monde des caissières de supermarché. Elle note que ces employées sont « prépolitiques » : elles ont des idées très précises sur la justice par exemple. Elles se comportent en citoyennes dans l’entreprise comme s’il s’agissait d’un espace public. La sociologue en déduit qu’on ne peut pas en rester à une vision du salarié décalquée sur celle de la domesticité. Les employés sont des apporteurs de travail au même titre que les actionnaires sont apporteurs de capitaux. Elle propose alors un bicamérisme d’entreprise où la direction aurait pour mission d’arbitrer entre deux chambres à égalité : celle des actionnaires et celle des travailleurs.

Il serait donc possible d’instaurer des contre-pouvoirs en entreprise ? D’une certaine façon. En divisant le pouvoir comme le recommande Montesquieu. Je pense qu’en y greffant les syndicats et les comités d’entreprise, cela pourrait fonctionner. Dans le même temps, la littérature de management et les pratiques de management montrent que, dans le monde des entreprises, le pouvoir est un impensé.

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Malgré les nouvelles méthodes de management ? Il me semble que le modèle dominant reste, de façon plus ou moins sophistiquée et consciente, le taylorisme. Un ingénieur et des consultants conçoivent des procédures qui s’appliquent à toute la hiérarchie. On le voit dans le rôle des managers, qui se comportent souvent en gestionnaires, alors que je pense que leur rôle est aussi d’animer des équipes, de faire le lien entre la hiérarchie et les employés. La discussion est malheureusement conçue, bien souvent, comme une perte de temps. Taylor disait qu’un employé qui bavarde ou flâne n’est pas rationnel parce qu’il perd de l’argent. La socialité est absente du taylorisme. Or, on oublie cette dimension, mais le travail est important pour les Français et de nombreuses enquêtes montrent leur souci de bien faire, de contribuer au bien commun. La dimension collective du travail reste capitale. Mais les pratiques vont de plus en plus vers l’individualisation, qu’il s’agisse du télétravail, des évaluations de performance individuelle, centrées sur les résultats – quand bien même on sait qu’un résultat n’est jamais attribuable à un seul individu –, ou encore des open spaces, où finalement tout le monde s’observe et s’autorégule. Le pouvoir « en face-à-face » tend à disparaître. Les managers n’ont même plus à intervenir.

Finalement, le nouveau management, c’est l’absence de management ? De façon indirecte, à travers des dispositifs. En même temps, le pouvoir hiérarchique pose problème. Nous sommes tous égaux, donc le pouvoir s’exerce au nom de quoi ? Quelle est la légitimité d’un manager ? Il faut un savant dosage de pouvoir et d’autorité pour répondre à cette question. Pour que les employés prêtent au manager un certain crédit, comme dans une relation maître/élèves, il faut un pouvoir qui transmette, fasse grandir, mette en capacité les personnes. Il rencontre ainsi leur adhésion. Le deuxième axe qui me paraît essentiel, c’est celui de la coopération. Un pouvoir horizontal peut prendre corps à partir du plaisir que les équipes ont à travailler ensemble. Comme l’expliquait Hannah Arendt au sujet d’émeutes survenues en Californie dans les années 1970, ces évènements sont rares et le reste du temps, la police n’a pas à intervenir. Le vouloir vivre-ensemble soude les communautés la majeure partie du temps. La solidarité et la coopération horizontale permettent au pouvoir de tenir debout et de n’agir qu’en cas de problème majeur. Je ne suis pas pour « l’entreprise libérée » qui rejette la notion de pouvoir. Les organigrammes plats n’empêchent pas les rapports de force. Je pense qu’on peut arriver à former des managers qui ne se conçoivent pas comme des « propriétaires » du pouvoir, mais plutôt ses dépositaires. Et qui jouent pleinement leurs rôles à la fois de traducteurs et de diplomates pour faire le lien entre la hiérarchie et les équipes, qui ne parlent pas toujours le même langage. Propos recueillis par Louise Gamichon. * www.ifop.com/publication/les-francais-et-le-pouvoir

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pouvoir

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L’argent mène le monde. Voire le dirige. La puissance des multinationales et des banques laisse-t-elle encore de l’espace aux politiques nationales et/ou européenne, ou nos gouvernants ne peuvent-ils intervenir qu’à la marge sur la politique économique ? Regards croisés de Dominique Potier, député socialiste et de Maxime Combes, économiste. Propos recueillis par Marion Rousset.

Dominique Potier, père de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales

En tant qu’acteur politique, est-il difficile de faire valoir l’intérêt général face aux intérêts économiques ?

Il est vrai que l’horizon politique est de plus en plus contraint face aux superpuissances économiques et financières, dont le champ d’intervention dépasse les cadres de délibération souveraine des nations et de la communauté des nations. L’enjeu même de l’engagement civique et politique au xxie siècle, c’est donc la reconquête d’un pouvoir démocratique. Cela suppose que la mondialisation ne soit pas sans foi ni loi, guidée par des préoccupations individualistes et matérialistes. Autrement dit, il faut que l’engagement politique des élus soit soutenu, au sein d’une démocratie prenant appui sur des citoyens sujets de droit. Cette perspective peut s’incarner, j’en suis témoin. Début 2017, l’Assemblée nationale a voté une loi sur le devoir de vigilance des multinationales qui permet d’attaquer en justice une multinationale suspectée d’avoir manqué de vigilance pour prévenir l’atteinte aux droits humains et à l’environnement. Une ONG comme une collectivité, une communauté paysanne comme des ouvriers peuvent invoquer ce motif pour porter plainte. Aujourd’hui, la France est un pays pionnier en matière de respect des droits humains et de l’environnement. Cette loi a commencé à essaimer en Europe : neuf autres États étudient en ce moment l’adoption d’une législation similaire. De Londres à Berlin, en passant par Madrid, il existe des débats dans les parlements nationaux sur le devoir de vigilance. Quant à la Finlande, elle souhaite engager un processus législatif dès le printemps prochain.

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Le 1er janvier 2019, cette « loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre » est entrée en vigueur en France. Va-t-elle changer le rapport de force ? Une chose est sûre, elle s’attaque à l’une des formes les plus ravageuses du capitalisme : l’impunité des multinationales. Une dizaine d’actions sont en cours actuellement, qui concernent entre autres un pétrolier et un manufacturier. Cela va permettre de tester la portée de cette loi, qui, née dans la société civile et portée par le Parlement, s’est imposée au gouvernement. Un exemple de démocratie assez rare dans la Ve République !

À votre échelle, que pouvez-vous faire d’autre ? Il faut redonner du pouvoir aux citoyens. Le 18 octobre, j’ai déposé une proposition de loi pour la création d’un label public capable de certifier les performances sociales et environnementales des entreprises. Lesquelles doivent répondre à un cahier des charges établi par la puissance publique. Je ne méconnais pas une seconde la superpuissance économique que j’ai très souvent en face de moi, mais la situation est en train de changer car nous avons une opinion publique de plus en plus cultivée sur ces sujets. Le pouvoir citoyen d’influer sur l’économique constitue un levier extraordinaire ! Dès lors que nos combats politiques sont menés en bonne intelligence avec la société civile et le monde intellectuel, des victoires sont possibles. Il va aussi falloir s’attaquer à la question de l’accaparement des terres achetées chaque année dans le monde par des multinationales ou des investisseurs étrangers. Nous avons en France la perspective d’une grande loi relative au foncier agricole pour protéger cette ressource vitale.

Plusieurs maires ont pris des arrêtés antipesticides, faisant le choix de la désobéissance civile. Est-ce une solution face au poids des lobbies de l’agrochimie ? À mon sens, non. Je comprends le geste, c’est un signe d’alerte, mais la désobéissance peut être au service du bien mais également du mal. Lorsqu’on sort du cadre de la loi, on s’expose au meilleur et au pire. Plutôt que de m’en affranchir, je préfère continuer à essayer de la transformer. J’ai une conception très républicaine de la politique. Car, même si elle a des défauts, la loi est là pour protéger toute la population. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas que l’usage de la chimie soit interdit à moins de 100 mètres ou 200 mètres des habitations, c’est que la génération qui vient puisse inventer une agriculture qui s’affranchisse des pesticides, par l’agro-écologie et le partage de la terre. C’est loin d’être une perspective utopique. En ce moment, des chercheurs et des ONG planchent en effet sur un scénario de sortie totale des pesticides en Europe en 2050.

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En Chine, tous derrière le Parti En Chine, politique et économie ne font qu’un. Le président Xi Jinping a remis de l’ordre dans le système, appelant les quelque 80 millions de membres du parti communiste, dont bon nombre d’hommes d’affaires et de milliardaires, à montrer l’exemple. Une récente réunion du bureau politique du Parti communiste a été l’occasion de montrer l’unité et la force du Parti en ces temps de « tempêtes économiques », allusion claire à la guerre commerciale qui oppose la Chine aux États-Unis. « En Chine, rien ne peut se faire sans l’aval du Parti », explique un avocat français. Les investissements à l’étranger, les coentreprises, les décisions stratégiques doivent respecter à la lettre les directives émises par le régime via le sacrosaint Conseil des affaires de l’État. Depuis cette année, les entreprises sont également soumises à un système de notation en fonction de leur capacité à respecter les lois décidées à Pékin. Des inspecteurs du Parti sont désormais installés à demeure dans les entreprises, y compris les multinationales du secteur privé comme Alibaba, Tencent ou Huawei, les fleurons chinois des nouvelles technologies. Ils sont l’œil du Parti. Le fonctionnement de la machine économique chinoise n’a guère changé avec la mondiali-

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sation. Pékin lui a même donné un nom : le socialisme aux caractéristiques chinoises, entendez par là le « capitalo-communisme ». La Chine est certainement le seul pays à allier aujourd’hui puissances économique et politique sous un même drapeau. Côté pile, cela permet une parfaite efficacité du système et l’assurance que le secteur privé se soumet aux directives d’État, mais, côté face, cela enlève toute capacité d’innovation à des acteurs économiques craignant de se faire taper sur les doigts en cas de dérapage. Plus dangereux encore, la vision que cela donne d’une économie chinoise tout entière au service d’une dictature. Quand Washington met Huawei – le géant des télécommunications – sur liste noire, c’est en raison justement de cette proximité souvent forcée de l’économie et du politique. Quand les manifestants prodémocrates brûlent les boutiques chi­ noises à Hong Kong, c’est également la preuve que le symbole du régime chinois va bien au-delà de la politique. Mais, pour Pékin, le plus important est certainement d’éviter qu’une force d’opposition – qu’elle soit politique ou économique – vienne contrecarrer sa puissance. Sébastien Le Belzic


Vous gardez donc foi dans la politique. J’ai renoncé à ma ferme et à ma mission d’élu local – deux choses auxquelles j’étais pourtant très attaché – parce que j’ai une foi indéfectible dans notre capacité à transformer le monde par la fabrique de la loi. La politique, je m’y épuise et je m’y épanouis.

Maxime Combes, expert enjeux environnementaux et énergétiques chez Attac France

Attac mène des actions de désobéissance visant à bloquer l’activité d’entreprises comme Amazon, la BNP, Total… Dans quel but ?

Nous cherchons à susciter un sursaut politique. Nous avons besoin d’une politique volontariste de régulation des activités des multinationales et de la mondialisation. Des pouvoirs publics qui le désireraient vraiment seraient tout à fait en mesure aujourd’hui de limiter, voire de supprimer l’impunité dont bénéficient ces entreprises aux quatre coins de la planète. Ils pourraient parfaitement reprendre la main afin d’engager des décisions à la hauteur des grandes crises et défis du moment – sur le plan fiscal en récupérant l’argent pour le mettre au service de l’intérêt général au lieu de laisser les multinationales se soustraire à l’impôt, donc à l’effort collectif, mais également sur les questions écologiques et sociales. C’est le message que nous voulions porter en organisant une journée d’action contre Amazon, Total et la BNP en octobre, à la veille des négociations d’un groupe i­ ntergouvernemental de l’Onu chargé d’élaborer un traité contraignant les multinationales à respecter les droits humains et l’environnement. Depuis quarante ans, toutes les tentatives pour mettre en place un tel traité ont échoué. Nous élaborons aussi des propositions comme celle d’une « taxation unitaire » qui pourrait permettre de considérablement réduire les pratiques d’évasion fiscale. Mais, d’ores et déjà, la mise sur pied de la loi sur le devoir de vigilance montre qu’il est possible de réintervenir au niveau national. C’est un pari sur le futur. On va voir si ça fonctionne avec les premières mises en demeure et les premiers rendez-vous devant la justice. Le premier cas va bientôt se présenter puisque Les Amis de la terre et Survie ont entamé une poursuite contre Total pour des projets en Ouganda. Cette loi représente aussi un appui pour exiger la même chose au niveau de l’Europe et de l’Onu. Un des enjeux de la prochaine Commission européenne sera de proposer une directive « devoir de vigilance », si possible pas édulcorée.

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Les ravages environnementaux qui résultent de l’activité de ces multinationales mobilisent l’opinion, dans un contexte d’inquiétude pour l’avenir de la planète… Il est vrai que, sur le plan environnemental, les activités d’extraction de ressources naturelles produisent des dégâts écologiques très forts, notamment dans les pays du Sud. Mais il ne faut pas oublier que ces désastres environnementaux s’accompagnent de remises en cause et de violations des droits humains. Des militants ou des lanceurs d’alerte locaux ont été menacés, voire assassinés, comme on a pu le voir en Indonésie récemment. Les dégâts environnementaux sont aussi visibles au Nord. Les multinationales sont des acteurs internationaux qui détiennent une puissance considérable. Elles peuvent transférer des capitaux comme elles le souhaitent, mettre en compétition les territoires et les populations, décider de positionner leurs activités en fonction du moins-disant social, fiscal et environnemental, rapatrier où elles veulent la plus-value pour échapper à l’impôt… Il va sans dire qu’elles contrôlent l’ensemble des chaînes de valeur à travers leurs filiales. Elles pèsent même sur la fabrique de la loi, que ce soit directement ou à travers les actions de lobbying qu’elles mènent. De fait, elles sont devenues les interlocutrices privilégiées de toutes les institutions internationales : quand l’Union européenne négocie un accord de commerce, des représentants des grandes entreprises privées sont invités à participer dans 90 % des cas, alors que les autres acteurs que sont les ONG et les syndicats ne sont représentés à Bruxelles que dans à peine 10 % des cas. Ce pouvoir qu’elles ont acquis est le fruit des décisions politiques de libéralisation et de dérégulation prises depuis trente ou quarante ans. On a créé à l’échelle internationale une architecture globale s’inscrivant dans le droit européen et national à travers les accords de commerce et d’investissement, qui confèrent aux multinationales un pouvoir très important qui va jusqu’à leur permettre d’intimider les États quand ceux-ci envisagent de prendre des décisions allant à l’encontre de leurs intérêts. L’emprise de l’économie et de la finance dans le monde actuel est le fruit de ce que les pouvoirs publics ont institué, donc la situation peut s’inverser !

Que vous inspire la manière dont le débat est posé en France ? Quand un problème se pose, que ce soit sur le plan de l’égalité entre hommes et femmes dans les entreprises ou sur les questions environnementales, le gouvernement demande aux multinationales de s’engager volontairement sur des règles de bonne conduite ou des chartes qui ne seront ni vérifiées ni régulées. Ce n’est pas en félicitant celles qui adoptent des règles de bonne conduite qu’on s’en sortira. C’est pourtant le parti pris qui est mis en œuvre depuis trente ans à tous les niveaux, jusqu’à l’Onu. Il est urgent de changer d’optique et de réguler la mondialisation. Pour des raisons environnemen42 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


tales, parce qu’il faut arrêter de précariser et de mettre en concurrence des travailleurs, mais aussi pour redonner la capacité aux pouvoirs publics de récupérer les financements nécessaires à l’intérêt général. Je ne veux pas tomber dans la résignation. Oui, les multinationales sont devenues des acteurs au pouvoir démentiel, mais ce pouvoir qu’elle leur a concédé, la puissance publique peut le leur reprendre. Même si c’est compliqué, c’est à elle, dépositaire de cette capacité de régulation, de desserrer l’étau.

En attendant mieux, la puissance publique a-t-elle la capacité de résister à l’échelle locale ? Il existe de nombreux exemples de collectivités territoriales qui, confrontées à de grandes multinationales, tentent de réguler leur emprise localement. Certaines font le choix de la désobéissance. C’est le cas des communes qui bataillent contre les pesticides, contre Airbnb ou contre des acteurs économiques qui tentent de s’emparer de l’espace public. Mais elles peuvent aussi reprendre la main sur un certain nombre de secteurs avec la remuni­ cipali­sation de l’eau, des déchets, des services publics… Ces lieux de confrontation locaux viennent nourrir les confrontations nationales ou internationales. C’est à l’agenda partout ; même aux États-Unis – cœur du capitalisme mondialisé –, des multinationales sont mises à l’index pour des scandales. La question du démantèlement de certaines d’entre elles est désormais dans le débat public.

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De l’inégalité à la justice selon Piketty

Après Le Capital au xxie siècle, Thomas Piketty publie une nouvelle somme, Capital et Idéologie. Regard critique sur un ouvrage qui fera date malgré quelques manques.

Par Denis Clerc

L

e précédent livre de Thomas Piketty était déjà un pavé : Le Capital au xxie siècle pesait presque mille pages. Il montrait que les inégalités de revenu et plus encore de patrimoine, qui n’avaient cessé de se réduire entre 1914 et 1980 dans les principaux pays occidentaux, étaient vigoureusement reparties à la hausse et menaçaient de rejoindre, voire de dépasser, les niveaux de la Belle Époque. Il avait été alors attaqué de toutes parts, notamment pour ses chiffres « bourrés d’erreurs », selon le Financial Times. Voici donc notre auteur de retour, avec un volume encore plus conséquent (1 200 pages), Capital et Idéologie. Ses chiffres ne sont plus contestés par personne, ou presque, mais c’est désormais le contenu politique de ses thèses qui suscite l’animosité : « Piketty : anatomie d’un pamphlet anticapitaliste »

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titrent Les Échos le 19 septembre 2019, résumant ainsi les critiques qui fusent sur les analyses et, surtout, les propositions de Piketty. Voyons cela d’un peu plus près. La force de Piketty, c’est sa capacité à faire parler les chiffres. Sous forme de graphiques, et avec des commentaires éclairants, il passe en revue de nombreux pays qui ne faisaient pas partie de son précédent livre – Russie, Inde, Chine, Brésil… – et montre ainsi l’ampleur des inégalités dans le monde à différentes époques. Ainsi, en 1780, le dixième de la population de Haïti – essentiellement les propriétaires d’esclaves – accaparait 80 % des revenus de l’île. En Algérie, en 1930, c’était un peu moins, mais pas vraiment, puisque la part du dixième le plus favorisé – essentiellement les non-musulmans – s’élevait à 70 %, tout comme en Afrique du Sud en 1950. Sociétés esclavagistes et sociétés coloniales étaient ainsi « les sociétés les plus inégalitaires de l’histoire ». À la Belle Époque (1880-1914), les inégalités de revenu, sans être aussi extrêmes, restaient considérables dans les pays européens. Pour les patrimoines, en France comme au Royaume-Uni, « les 1 % les plus riches possédaient à eux seuls entre 60 et 70 % de tout ce qu’il y avait à détenir ». La Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique, l’inflation, la Grande Crise, et surtout l’impôt progressif ont dégonflé les hauts patrimoines, et les fruits de la croissance ont pu financer la protection sociale plutôt que des rentes viagères. Mais, depuis une quarantaine d’années, les inégalités sont reparties à la hausse : la part du dixième le plus favorisé dans l’ensemble des revenus entre 1980 et 2018 est passée de 32 % à 55 % en Inde, de 27 à 41 % en Chine, de 26 à 41 % en Russie – par ailleurs championne du monde des fuites vers les paradis fiscaux –, de 35 à 47 % aux États-Unis. L’Europe n’échappe pas à la règle, même si c’est de façon plus modérée – elle passe de 28 à 34 % : son modèle social-démocrate a freiné la dérive, sans l’empêcher. Dans la population mondiale des adultes, la pauvreté de la moitié la moins favorisée recule à très petite vitesse, tandis que la richesse du centième monte en flèche. Cet essor récent des inégalités, tant au sein de chaque pays qu’entre eux, résulte de ce que Piketty appelle les « sociétés propriétaristes ». Certes, la propriété est source d’émancipation, le patrimoine détenu étant une bouée de secours en cas de besoin, mais la « tendance à la quasi-sacralisation des droits de propriété acquis dans le passé » favorise les riches propriétaires, car leurs revenus font boule de neige. L’impôt progressif a été laminé, la finance prospère et la masse salariale des classes populaires est comprimée dans la plupart des pays : le pouvoir d’achat du salaire minimum aux États-Unis a reculé de 30 % depuis 1975. Dans ce pays, la part des revenus avant impôts et prestations sociales « allant aux 50 % les plus pauvres a été quasiment divisée par deux en quarante ans, tandis que la part allant aux 1 % les plus riches a été multipliée par deux ». Salaires indécents, hausses des cours de la Bourse et

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MAINTENANT // DE L’INÉGALITÉ À LA JUSTICE SELON PIKETTY

réinvestissement de la partie épargnée des hauts revenus engendrent ainsi un « néopropriétarisme » à base financière. Même si la social-démocratie résiste, en France comme en Allemagne ou en Suède, elle a changé au fil du temps : elle représentait traditionnellement la moitié inférieure de la pyramide sociale, mais son électorat s’est modifié. Les 10 % les plus diplômés votent désormais plus fréquemment pour les partis de gauche que les 90 % moins diplômés qu’eux. La hausse du niveau de formation – principale source de la croissance économique – a concerné surtout les groupes sociaux favorisés, et peu les familles modestes, pour des raisons à la fois culturelles et financières, créant ainsi des inégalités accrues aussi bien en Europe qu’aux États-Unis. Les classes laborieuses se sentent victimes à la fois de la mondialisation, de la finance et de l’immigration. Au contraire, la gauche diplômée – que Piketty appelle « gauche brahmane », du nom de la caste indienne réputée intellectuelle – est attachée à la mondialisation et à la construction européenne telles qu’elles existent, dont elle profite, tout comme la « droite marchande ». Élites intellectuelles et élites commerciales se rapprochent, tantôt pour alterner au pouvoir, tantôt pour gouverner ensemble. Mais, dans le bas de la pyramide sociale, le point de vue est tout autre. On y ressent durement les inégalités et les difficultés du quotidien. Les uns en attribuent la responsabilité aux élites, les autres aux migrants ou à l’Europe. Témoins les gilets jaunes, rassemblés sur le plan social, éclatés sur celui de l’immigration. Les inégalités font alors le jeu des « nationalistes », ce qui revient « à placer l’idéologie nativiste et son cortège de violences potentielles comme seule alternative possible ». Ainsi, le creusement des inégalités engendre des effets destructeurs dans les actuelles sociétés « néopropriétaristes », sur les plans éducatif, social, politique et économique. Et aussi environnemental, puisque, sur ce dernier point, « il est indispensable que les changements et efforts demandés soient répartis de la façon la plus juste possible » pour qu’ils soient acceptés. Piketty avance l’idée d’une taxation carbone progressive, frappant les modes de vie contribuant à des émissions de gaz à effet de serre plus élevées que la norme souhaitable. Dans son chapitre de conclusion, il suggère de nombreuses réformes pour bâtir un « socialisme participatif ». Fiscalement, l’impôt progressif sur le revenu serait généralisé et fortement alourdi sur les revenus supérieurs à la moyenne, et il remplacerait cotisations sociales et TVA. De même serait créé un impôt progressif sur la propriété et les successions. Dans les deux cas (revenu et patrimoine), les tranches iraient jusqu’à 90 % (pour ceux qui dépassent cent fois la moyenne). L’impôt sur le patrimoine financerait une dotation versée à chaque jeune adulte à hauteur de 120 000 euros (60 % du patrimoine moyen). Serait ainsi constituée une propriété qu’il qualifie de « temporaire », car chacun en disposerait pour se lancer dans la vie, mais elle

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Quelques bémols Le livre de Piketty contient énormément de passages ou d’analyses particulièrement éclairantes qui en feront un livre de référence – sur l’ampleur des inégalités, la transformation du monde en deux siècles, la capacité des sociétés à changer de voie lorsque la volonté et le contexte s’y prêtent. Mais il n’est pas exempt de longueurs ; ainsi, on ne voit pas bien l’intérêt d’avoir approfondi autant le chapitre sur les castes indiennes et la colonisation britannique. O ​ n s’interroge aussi sur les chapitres portant sur les analyses électorales, dont une partie n’éclaire que médiocrement les propositions avancées par l’auteur. À l’inverse, la charge contre les inégalités et le plaidoyer en faveur d’un impôt beaucoup plus progressif auraient gagné en force s’ils avaient été étayés par une critique approfondie des arguments économiques qu’avancent libéraux et conservateurs pour justifier leur opposition aux propositions de Piketty. Ce dernier les balaye d’un trop rapide revers de plume. Ce qui fragilise ses conclusions. Dans quelle mesure celles-ci peuvent-elles devenir opérationnelles, et quelles précautions conviendrait-il de prendre pour qu’elles le soient, s’interroge le lecteur, même acquis à l’idée de ce bouleversement ? Bref, centrer le propos sur le souhaitable et esquisser les conditions nécessaires pour le rendre possible auraient sans doute permis de rendre plus accessible ce travail considérable et facilité l’ouverture de débats sur les voies conduisant à une société viable et juste. D. C.

serait limitée par l’impôt dès lors qu’elle deviendrait excessive. Pour les moins bien lotis de la pyramide sociale, un revenu de complément leur serait versé, de sorte que personne ne dispose d’un niveau de vie inférieur à 60 % du niveau de vie moyen. Quant à l’investissement éducatif, chaque personne en serait le bénéficiaire pour le même montant, afin d’accéder à la formation initiale ou continue. Les salariés disposeraient d’une « part sub­stantielle des droits de vote » dans les entreprises où ils travaillent. Enfin, les traités européens seraient modifiés afin que les pays volontaires puissent décider d’impositions, de budgets et d’emprunts communs. Le propos est ambitieux – certains diront « utopique ». Ce traité en vue d’une société juste ouvre des pistes qui méritent mieux que les ricanements de ceux qui n’ont pas compris à quel point les inégalités sont destructrices pour les sociétés qui se disent démocratiques.

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MAINTENANT // ENTRETIEN

La perfection de la vie chrétienne ? Le baptême, pas le sacerdoce Dans L’Église, des femmes avec des hommes, publié aux Éditions du Cerf, la bibliste Anne-Marie Pelletier appelle à une véritable reconnaissance de la place des femmes et des laïcs.

DR

Vous parlez de « misogynie enkystée », de « violence larvée », d’« injustices ». Ressentez-vous de la colère en voyant la place réservée aux femmes dans l’Église catholique ? Anne-Marie Pelletier : Non, mais de la lassitude. J’ai longtemps fait crédit au magistère de s’être enfin avisé positivement, au milieu du xxe siècle, que les femmes existaient ! Une parole d’estime jamais entendue jusque-là s’est mise à retentir. L’adresse aux femmes de Paul VI, à la fin du Concile, est un discours vibrant et sincère. Je m’en suis réjouie. Le drame est qu’en dépit de ce discours les pratiques ont bien peu changé. D’où la nécessité de faire un état des lieux, d’identifier les malentendus, de diagnostiquer le mal. Pourquoi mettez-vous en avant une vision féminine, plutôt que féministe ? Nous avons une dette à l’égard des féminismes, dont nous faisons trop souvent un épouvantail dans l’Église. Il n’empêche, je me retrouve mieux dans un souci du « féminin » plus irénique, bien qu’il soit sans naïveté. Je préfère passer par d’autres chemins que la guerre des sexes. C’est la relation entre hommes et femmes qu’il faut réparer. Ainsi, par exemple, j’apprécie qu’une lecture fémi-

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nine des textes soit pratiquée également par des hommes sensibles aux préoccupations promues par les femmes. C’est sous ce regard croisé que l’intelligence du texte grandit vraiment. En quoi la question des femmes concerne-t-elle la vie de toute l’Église ? La vie des sociétés prouve que lorsque les droits des femmes sont respectés et leurs talents promus, c’est toute la collectivité qui est transformée et revivifiée. Il en est de même dans l’Église catholique. Ainsi, poser aujourd’hui la question du sacerdoce ministériel, c’est reconduire l’ensemble de l’Église à son centre de gravité. On s’est contenté de répéter que ce sacerdoce était réservé aux hommes. Sans se demander ce que cette situation impliquait pour les femmes. Pourtant, de deux choses l’une. Si le presbytérat est un superlatif de l’identité chrétienne, cela sous-entend que les femmes sont vouées à une sous-vocation. Au cas contraire, il faut admettre que c’est bien le baptême qui est la plénitude de cette identité. D’où il s’ensuit, en bonne logique, que la prêtrise est au service de la vocation baptismale partagée par tous. En ce sens, un prêtre est ordonné pour moi ! Cela renverse un peu les choses dans une institution où l’hégé-


monie d’un pouvoir masculin éclate au grand jour de façon brutale avec la révélation des scandales que l’on sait. Et le sacerdoce féminin ? Le penser comme une solution relève, à mes yeux, d’une attitude cléricale. C’est ratifier l’idée d’un sacerdoce ministériel qui serait une promotion, un surclassement. Ce qu’il n’est pas ! Aujourd’hui, les femmes sont au cœur de la vie des communautés. Il faut en prendre acte, oser énumérer tous les ministères qu’elles assument et leur donner une reconnaissance institutionnelle. Il faut que leur parole circule, y compris dans les séminaires, où l’on se prépare normalement à servir des communautés composées d’hommes et de femmes. Pourquoi pas un cours d’ecclésiologie donné à deux voix, associant prêtre et laïc/ laïque ? Quant à une ordination diaconale, souhaitons que le passé ne soit pas simplement norme du présent. La fidélité à la tradition, c’est aussi innover, à partir d’une même confession de foi. Pourquoi les femmes ont-elles longtemps été moins investies dans les études de théologie ? Elles le sont de plus en plus aujourd’hui. Et c’est une nouveauté puisque la théologie a été jusqu’ici exclusivement affaire d’hommes. Cela étant, il est vrai que les femmes ont moins de goût que les hommes pour les grandes synthèses théologiques qui cherchent à dire Dieu sans reste. Elles défendent plus volontiers un Dieu « en excès » de nos mots. Une connaissance en clairobscur leur convient mieux. Pour prendre un exemple contemporain, la poétesse Marie Noël illustre cette posture. Cela signifie que l’accès des femmes au travail

théologique devrait transformer un peu sa pratique. La question féminine rejoint celle du laïcat. Oui, elle y est intégrée. Les femmes sont à la fois laïques… et femmes. Double handicap ! D’autant qu’il nous faudrait d’urgence approfondir une théologie du laïcat qui ne se contente pas de penser des laïcs simplement en charge du temporel. Il faut se mettre à la tâche. Et commencer par mieux enseigner la p ​ lénitude de la vie baptismale. Le pape François porte ce souci ecclésiologique. Ainsi, il rappelait récemment, dans Gaudete et exultate, que la sainteté est affaire de tous, vocation universelle. Il semble que ce ne soit pas tellement prêché ni entendu au sein de nos communautés. Que pensez-vous de la place de la figure de la Vierge Marie ? Je respecte la piété mariale, même si elle n’est pas ma forme spontanée de prière. Mais je suis désolée de voir combien la figure de Marie a été réinterprétée, surchargée, au-delà de son identité scripturaire. La Vierge Marie est d’abord mère de Jésus, fille d’Israël et femme au milieu des femmes. Elle est exemplaire de ce qui est vécu par tant de femmes. Elle est celle qui se tient dans une endurance fidèle, au long des trente années de vie cachée et jusqu’à la Croix. Il est bon de respecter la sobriété de l’Évangile. L’Évangile raconte que les femmes, elles, n’ont pas été appelées par Jésus. Oui, mais quand elles se sont présentées à lui, il les a accueillies et elles ont fait partie de sa suite jusqu’à la Passion. Si elles ne figurent pas parmi les douze apôtres,

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MAINTENANT // ENTRETIEN

Anne-Marie Pelletier L’Église, des femmes avec des hommes, Les éditions du Cerf, 248 pages, 19,50 €

elles ont manifestement été bénéficiaires de sa parole. Et ce sont elles qui reçoivent la première annonce de la Résurrection et sont en charge de l’annoncer. Pendant des siècles, on a oublié que Marie-­ Madeleine était « apôtre des apôtres ». On lui a substitué une fiction dont nous ne sortons qu’aujourd’hui. D’autres femmes sortent de l’ombre où une lecture masculine les avait reléguées, telle la veuve du temple (Mc 12, 41-44), ou celle qui a fait une onction sur la tête de Jésus avant la Passion (Mt 26, 6-7). Le pape François peut-il faire évoluer l’Église dans ce domaine ? Il est manifestement attentif à la question des femmes. Mais il existe quelques vents contraires ! Nous avançons, mais nous piétinons aussi. À preuve le récent synode sur l’Amazonie : les religieuses invitées ont pu s’exprimer et faire connaître la condition des femmes. Mais à l’heure des votes, elles se sont retrouvées hors jeu. De quoi enrager. En espérant qu’on franchisse le pas la prochaine fois.

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Êtes-vous optimiste ? Je veux être confiante, malgré tout. À travers des contradictions, des retours en arrière, un mouvement irrésistible me semble amorcé. Mais il faut être sur la brèche. La crédibilité de l’Église est en cause. Il y a encore bien des progrès à faire pour extraire les femmes du rôle de petites mains. Leur reconnaître une parole d’autorité ne va pas de soi, ni pour nombre de prêtres, ni pour une partie des laïcs. Mais je me dis qu’il y a trente ans, on ne m’aurait jamais demandé de rédiger le Chemin de Croix du Colisée prié par le pape le Vendredi saint*. Même chose pour les retraites que je donne dans des communautés religieuses, masculines ou féminines. N’ignorons pas les avancées. Dans un monde englué dans le pessimisme, nous, chrétiens, devons être en résistance d’espérance. C’est la foi qui nous appelle à tenir dans la confiance. Propos recueillis par Philippe Clanché. * En 2017.


voir Le peuple de Dieu réclamait un roi à cor et à cri. Un enfant est né, et tous, suivis de Gaspard, Melchior et Balthazar sont venus voir le Sauveur. Tous les rois n’ont pas eu le même destin, mais ils règnent et imprègnent toujours notre imaginaire, qu’on les honore, qu’on les désire, qu’on les trucide ou qu’on les regrette. Au commencement était le Verbe. La Genèse fascine, intrigue, nourrit et ne cesse de nous interroger sur l’origine de l’humanité. Pour la donner à voir, le bibliste Marc-Alain Ouaknin fait résonner les mots qui nous la restituent avec des œuvres abstraites qui élargissent encore notre champ de perception. Elles sont jeunes et débarquent en Europe pleines de l’espoir de s’inventer une vie nouvelle, de dessiner leur avenir. Mais ces femmes nigérianes ne feront qu’entrapercevoir le rêve européen. À peine arrivées, elles sont envoyées dans le Sud de l’Italie, où les attendent la misère et la prostitution. Itinéraires d’enfants perdues. Qu’est-ce que l’art, sinon représenter ? En ces temps chahutés, il est tentant de faire le parallèle avec la démocratie, qui, elle aussi, est supposée porter nos voix. Pour s’apercevoir que le même élan vital habite l’un et l’autre. Et s’interroger sur ce que les artistes peuvent nous en dire à travers leurs œuvres.


II - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


Le roi est mort, vive le roi ! Au soir de sa vie, le prince de Ligne affirmait que les trois événements qui l’avaient le plus impressionné étaient le sacre du roi de France, l’élection de l’empereur d’Autriche et les funérailles du duc de Lorraine. De tout temps et partout, la monarchie fut un spectacle et une fête. Ses rituels, son cérémonial ont inspiré quantité de chefs-d’œuvre, de portraits royaux et de représentations des événements fondateurs de son histoire. Ce furent souvent des œuvres de commande destinées à servir son image. Mais, de la monarchie, certains artistes ont préféré montrer les moments les plus dramatiques et exalter les mystères. Le 6 janvier prochain, nous célébrerons l’Épiphanie. Suivons les Rois mages et laissons nous conduire vers la Lumière. Par David Brouzet

L’

Adoration des mages de Gentile da Fabriano fut peinte pour la basilique Santa Trinita de Florence en 1423. À l’aube de la Renaissance, Gentile pratique un style gothique international d’un raffinement exquis, démultipliant une infinité de détails exotiques et précieux. Guidés jusqu’à Bethléem par une étoile, les mages, Melchior, Balthazar et Gaspard, incarnent chacun une partie du monde connu : l’Europe, l’Asie et l’Afrique, ainsi que les trois âges de la vie. Vêtus de somptueux atours, ces puissants viennent adorer l’Enfant, le fils de Dieu, et lui apporter leurs présents. Gentile da Fabriano, L’Adoration des mages (Florence, musée des Offices)

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - III


le roi est morT, Vive le roi !

A

près la mort de Philippe IV d’Espagne en 1665, Louis XIV entreprit une « guerre de Dévolution » au nom de son épouse Marie-Thérèse, fille de ce dernier. La dot de la reine n’ayant pas été versée, le roi de France revendiquait en son nom des droits sur les Pays-Bas espagnols. Après la conquête de Douai, la reine, conformément à une tradition bien établie, fit son entrée dans la cité. Marie-Thérèse se penche à la portière de son carrosse – un des attributs aujourd’hui encore les plus populaires de la monarchie ! –, tandis que les magistrats de Douai s’agenouillent en signe d’allégeance. Adam-François Van der Meulen, Entrée solennelle du roi Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse à Douai, le 23 août 1667 (Versailles, musée national du château)

IV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


E

n 1239, Saint Louis acheta à l’empereur byzantin la plus importante relique de la Passion, la couronne d’épines. Pour la conserver, il fit bâtir la Sainte Chapelle dans le palais de la Cité à Paris. La chapelle haute reçut un décor de vitraux retraçant l’histoire de l’humanité depuis sa création. Identifiable par sa couronne, son manteau bleu et sa belle chevelure, Saint Louis porte humblement sur ses épaules la châsse contenant la couronne.

L

e baptême de Clovis par saint Rémi est considéré comme l’un des évènements fondateurs de la monarchie française. Le sacrement fut administré à Reims, dont la cathédrale accueillit par la suite durant des siècles le sacre des rois de France. Le maître de Saint-Gilles représente le rituel antique par aspersion, plaçant la cuve baptismale à l’entrée de l’église, dont les portes sont restées ouvertes. Le Mérovingien est nu mais couronné. Suivant les habitudes médiévales, la cérémonie, qui se déroula pourtant en 496, est située dans un édifice gothique, peut-être une allusion au sacre de Louis XII le 27 mai 1498.

Vitrail montrant Saint Louis transportant la couronne d’épines (Paris, Sainte Chapelle)

Maître de Saint Gilles, Le Baptême de Clovis , vers 1500 (Washington, National Gallery of Art)

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - V


le roi est morT, Vive le roi !

L

a fête des Rois a inlassablement inspiré Jordaens, qui en a livré plusieurs versions, faisant montre d’une truculence toute flamande, à la limite de la paillardise. La famille du peintre, qui lui a servi de modèle, vient de tirer les rois. Le père a eu la fève. Malgré son état, il s’efforce d’accomplir avec application le geste attendu des siens : « Le roi boit » ! Jacob Jordaens, Le roi boit, vers 1640 (Paris, musée du Louvre)

E

n 1638, Louis XIII consacra le royaume de France à la Vierge Marie. Le Vœu de Louis XIII fut commandé à Philippe de Champaigne pour être placé sur le maîtreautel de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Le format vertical renforce la proximité physique du souverain solitaire et du corps supplicié de Jésus. Au premier plan, les instruments de la Passion éclipsent le sceptre et la couronne du roi de France. Sous Louis XIV, le retable fut remplacé par une pietà en marbre de Nicolas Coustou encadrée de deux statues, de Louis XIII et de Louis XIV en prière, qui ont échappé aux flammes de l’incendie qu’a subi Notre-Dame en 2019. Philippe de Champaigne, Le Vœu de Louis XIII, 1638 (Caen, musée des Beaux-Arts)

VI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - VII


le roi est morT, Vive le roi !

A

yant succédé à son père, George VI, en 1952, la reine Élisabeth II fut couronnée le 2 juin 1953 dans la cathédrale de Westminster, selon un rituel remontant aux origines de la monarchie anglaise. Pour la première fois, la cérémonie fut retransmise en direct à la télévision. Chargé d’immortaliser son avènement, le photographe

Cecil Beaton fabrique une image délibérément conventionnelle et composite mêlant tenture et tapis à la perspective de la cathédrale réduite à une simple toile de fond. Sous l’objectif de Beaton, Sa Majesté, parée de tous les attributs de la royauté, n’en demeure pas moins très gracieuse…

Cecil Beaton, portrait d’Élisabeth II, 1953. © Cecil Beaton/Victoria and Albert Museum, Londres

VIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


O

liver Cromwell fut l’un des ennemis les plus acharnés de la monarchie anglaise telle que l’incarnait le roi Charles Ier, qui aspirait à faire advenir une forme d’absolutisme. La révolution l’emporta et le roi, vaincu, fut décapité en 1649. Dans une atmosphère rembranesque, Delaroche, peintre romantique, choisit de montrer l’ultime face-à-face solitaire entre le Lord Protecteur régicide et le corps sacré de Charles Ier Stuart, roi d’Angleterre, petit-fils de Marie Stuart, qui fut elle-même exécutée en 1587, au château de Fotheringhay. Le cercueil est posé sur deux chaises dans la pénombre du palais londonien de Whitehall. Paul Delaroche, Cromwell ouvrant le cercueil de Charles Ier, 1831 (Nîmes, musée des Beaux-Arts)

L

orsqu’en 1876 l’archéologue Heinrich Schliemann, grand lecteur d’Homère, découvrit les masques en or dans les tombes de la cité de Mycènes, il y reconnut les effigies des rois mythiques de la Grèce antique. L’or est l’apanage des rois. C’est un condensé solide de la lumière que le roi dispense, à l’égal des dieux. Au moment de la mise au jour, on se plut à trouver une ressemblance entre le prétendu visage d’Agamemnon et celui du Kaiser Guillaume Ier, qui venait de fonder l’Empire allemand. Masque d’Agamemnon (Athènes, Musée national archéologique)

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - IX


L’Alphabet de la Création Marc-Alain Ouaknin interprète « la Genèse de la Genèse »

Nul texte n’a imprégné notre imaginaire collectif comme la Genèse, surtout ses onze premiers chapitres. Pour accompagner sa vibrante traduction, Marc-Alain Ouaknin a convoqué les grands peintres de l’abstraction, dont l’art consiste à éviter de céder à la pulsion d’une compréhension immédiate. Et ça marche ! Par Jean-François Bouthors


Témoignage chrétien : Pourquoi la Genèse de la Genèse ? Marc-Alain Ouaknin : La Torah ne commence pas par le récit de la vie d’Abraham, mais par la réinterprétation de mythes mésopotamiens au contact

desquels se trouvaient les Judéens exilés à Babylone quand son texte a été fixé. Le scribe Ezra (Esdras, dans les bibles chrétiennes, ve siècle avant J.-C.), le « premier éditeur » de la Bible, avait compris qu’il

Aleksander Rodchenko, Composition sans objet n° 61, de la série « Sphère chromatique du cercle », 1918, huile sur toile, 42 x 36 cm, Tula, musée d’Art © Adagp, Paris, 2019 / Tula Art Museum

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - XI


L’alphabet de la création ne pouvait pas faire entendre immédiatement l’histoire du peuple juif à ses lecteurs/ auditeurs. Ces onze premiers chapitres sont une préparation nécessaire avant d’entendre la parole adressée à Abraham – et donc à tout homme qui s’inscrit dans l’Alliance –, cet appel/envoi qui dit en hébreu lekh lekha, « Va vers toi-même ». Pour devenir soi-même, il faut entendre les histoires, les mythes des autres. Ces mythes ont une fonction initiatique qui est une invitation à entrer dans l’interprétation, dans l’écart par rapport à soi. Ces textes sont très anciens, mais ils fascinent toujours, on ne cesse de les relire. Pourquoi ? Ce n’est pas le cas de tous les textes anciens. Par exemple, si d’autres textes de différentes traditions spirituelles attirent autant de monde, ils ne suscitent pas autant d’interprétations, parce que le rapport qui est entretenu à leur égard est d’abord un rapport de récitation. La Torah est révélée à la fois comme une loi écrite et une loi orale. La spécificité de la tradition juive, c’est que le texte se donne avec les outils de son interprétation. Pas simplement avec une ou des interprétations particulières, mais avec les outils de son interprétation. Il y a d’abord la richesse de l’intertextualité…

XII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

Vous la convoquez même pour interpréter, au-delà de la Bible, de nombreux auteurs littéraires et philosophiques. En particulier, Marcel Duchamp et son invitation à voir la vie « en ose », pour dire qu’il faut tout oser, et vous le reliez à cette parole de Rabbi

Nathan de Némirov : « Celui qui veut innover des sens dans la Torah, il lui est permis d’innover et d’interpréter tout ce qu’il veut… à condition qu’il n’innove pas de nouvelles lois. » Oui, et il y a aussi l’amphibologie, c’est-à-dire la multiplicité de sens des mots.


L’alliance de l’arc-en-ciel L’alliance proposée à Noé est le moment de la fin de la malédiction de la terre, qui avait été énoncée par deux fois, après l’épisode du serpent, et après le meurtre d’Abel par Caïn. Dans cette alliance, cette bénédiction, par laquelle Dieu dépose les armes dans le ciel – puisqu’il annonce qu’il ne détruira plus sa création–, il y a toutes les couleurs. Cette polychromie qui s’oppose à la lumière blanche de l’idéologie nous dit que le politique, c’est la multiplicité des couleurs. Et la diffraction de la lumière est en quelque sorte le symbole de l’interprétation qui permet de sortir de la malédiction du sens unique. De même que, dans le livre, c’est par la présence du noir du texte sur le blanc de la page que nous pouvons découvrir du sens. Il ne saurait donc être question d’exclure le noir. Si tout est blanc, il n’y a plus rien à voir, plus rien à lire, plus rien à interpréter !

L’arche dans laquelle entre Noé, téva, signifie aussi « mot ». On peut donc être sauvé de la violence du monde et des hommes en entrant dans le mot, par le langage. Il y a encore la permutation des lettres. Ainsi, ‫בדא‬, bara, le deuxième mot du premier verset de la

Genèse, traduit par « créer », a pour anagramme ‫באד‬, beèr, qui signifie à la fois « la source, le puits », mais aussi « expliciter ». Il n’est pas déraisonnable de traduire : « Au commencement Dieu explicita les cieux et la terre. » Pour un mot de trois lettres, il y a six permutations,

pour un mot de six, sept cent vingt ! L’interprétation est donc infinie. Il y a aussi la gematria, le calcul de la valeur numérique des mots à partir de celle des lettres. Si je reprends le mot ‫באד‬, sa valeur numérique est de 203. La même que celle du mot ‫גד‬, qui signifie l’étranger. Si bien LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - XIII


L’alphabet de la création qu’on peut aussi comprendre les deux premiers mots de la Torah comme un enseignement éthique fondamental : « Premièrement l’étranger ! » Ce texte, au fond, c’est un alphabet qui nous permet d’entrer dans l’interprétation infinie qui permet que le monde soit, comme le dit Dieu, tov, bon, c’est-à-dire viable. Et l’abstraction comme illustration ? L’abstraction, ce n’est pas la non-figuration, mais le renoncement à une prise immédiate de ce que l’on voit. Le temps qu’il faut prendre pour regarder et découvrir ce qui ne se donne pas tout de suite. C’est s’abstraire de la pulsion de l’immédiateté de la compréhension. C’est cela qu’apportent Kandinsky, Malevitch, Klee, Mondrian et tant d’autres. Le point de Malevitch et l’‫ אח‬de la création

La Genèse de la Genèse, illustrée par l’abstraction, Marc-Alain Ouaknin, préface de Valère Novarina, Éditions Diane de Selliers : 104 œuvres abstraites de la fin du xixe siècle jusqu’à nos jours. 372 pages, 230 € jusqu’au 31 janvier 2020 puis 250 €.

XIV - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

En traduisant le premier verset de la Genèse, Marc-Alain Ouaknin innove doublement. Tout d’abord, il introduit un point là où personne n’en avait mis avant lui. Il traduit le premier mot, bereshit, par « Premièrement Point » ! En vis-à-vis de quoi il place le Cercle noir de Kazimir Malevitch, le point le plus célèbre de la peinture. Parce que le point est exactement la frontière entre l’invisible et le visible. Ouverture métaphysique : c’est à cette frontière que se joue la création. Ce même premier verset comprend sept mots en hébreu (comme les sept jours de la création), dont le mot ‫( אח‬èt) présent deux fois et que négligent les traducteurs. Or, comme le fait remarquer le Zohar – le plus grand texte de la Kabbale –, ce mot doublement omis est composé de deux lettres ‫( א‬aleph) et de ‫( ח‬tav), la première et la dernière de l’alphabet hébraïque. Et le Sefer Yetsira – autre grand livre de la mystique juive – précise : « C’est par les vingt-deux lettres fondamentales gravées, sculptées, pesées, permutées, mélangées que Dieu a créé l’âme du monde… » Marc-Alain Ouaknin traduit « l’alphabet des cieux et l’alphabet de la terre », et indique ainsi que c’est « un monde créé en littérature » et non le récit de la formation organique de l’Univers. La création est un acte de langage !


Nigérianes,  le piège italien

Texte et photos Alessio Paduano LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - XV


Nigérianes, le piège italien À Castelvolturno, petite ville du sud de l’Italie, sur 25 000 habitants, près de la moitié sont immigrés, pour la plupart clandestins. Après une tentative ratée d’en faire une station balnéaire dans les années 1970, le manque d’emplois et l’absence d’institutions y ont favorisé le développement de la drogue et de la prostitution.

C

astelvolturno est l’une des principales destinations des jeunes Nigérianes qui arrivent en Europe, convaincues d’y trouver une vie meilleure et un travail légal. Elles ne fuient pas les guerres ou les régimes autoritaires, mais la misère et le manque d’avenir. Elles trouveront l’esclavage et la prostitution. Ces jeunes filles, souvent mineures, sont déjà victimes de violences et d’abus au cours de leur long voyage vers l’Italie. Une fois arrivées à Castelvolturno, c’est le plus souvent une « madame », une ex-prostituée, qui les accueille… en leur annonçant une dette fictive pouvant atteindre 50 000 euros. Pour mieux contrôler les jeunes femmes, les trafiquants pratiquent, avant leur départ du Nigeria, le rituel du juju (vaudou) : un chaman mélange morceaux d’ongles, poils et poils pubiens à quelques gouttes de leur sang, et leur fait boire la mixture. Puis il les persuade que le non-paiement de la dette pourrait entraîner leur mort ou celle de leurs proches. XVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


Page de gauche Réduites en esclavage dès qu’elles arrivent en Italie, ces jeunes femmes travaillent jusqu’à vingt heures par jour. Les moins chanceuses sont envoyées dehors, sur la bretelle d’accès à l’autoroute ou sur les routes avoisinantes, quel que soit le temps. Les risques d’agression sexuelle ou de vol sont considérables.

Page de droite Les autres sont installées dans les « maisons de connexion », où elles vivent et travaillent. Certaines ont un petit ami, mais doivent quand même se prostituer pour survivre ou payer leur dette. Elles aiment porter des perruques pour être « plus belles ».

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - XVII


Nigérianes, le piège italien Les filles que l’on croise dans les rues de Castelvolturno pratiquent des tarifs qui vont de cinq à dix euros. Le plus souvent pour régler leur « dette » à une « madame », mais il n’est pas rare qu’une fois celle-ci soldée elles continuent à se prostituer en « indépendantes », tant il est difficile de trouver un emploi. Autre lieu de prostitution, les « maisons de connexion », des appartements privés qui fonctionnent comme des restaurants et des lieux de réunion. Des hommes africains – plus rarement des Italiens – viennent y boire un verre, fumer de la marijuana et se payer une fille pour quelques euros. En 2018, Ewuare II, monarque du Bénin – dans l’État actuel d’Edo, au Nigeria –, et la plus haute autorité religieuse locale ont organisé une cérémonie pour dissuader quiconque de promouvoir l’immigration clandestine et les rituels vaudous. Historique, l’événement n’a guère eu de conséquences. Le roi a eu beau déclarer : « Que tous ceux qui ont vécu dans la peur et dans l’obligation de rembourser une énorme dette se sentent libérés car toute forme de serment est a ­ nnulée », la traite des êtres humains est désormais la troisième source de revenus des organisations criminelles, après le trafic des armes et celui de la drogue.

XVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - XIX


Nigérianes, le piège italien

XX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


Les « maisons de connexion », le plus souvent tenues par les « madames », sont de véritables lieux de vie. Si les jeunes femmes dorment et travaillent dans la même chambre, elles y élèvent aussi leurs enfants et vivent en communauté. Leurs amis viennent les voir et partager des moments plus légers, comme cette partie de baby-foot (à gauche). Mais les moments de désespoir sont fréquents. Et la marijuana aide beaucoup d’entre elles à s’évader. Très présente, l’Église pentecôtiste organise messes, événements et bénédictions. Le rôle des pasteurs est cependant discuté. Prières en commun, bénédiction de femmes enceintes pourraient être un réconfort. Mais beaucoup pensent que l’influence des pasteurs sur les femmes ne va pas dans le sens de leur intérêt, mais plutôt de celui de leurs proxénètes.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - XXI


REPRÉSENTER L’acte de représenter est le cœur battant de l’art. Il est aussi celui de la démocratie. Une même pulsation pour deux activités humaines qui semblent aux antipodes l’une de l’autre. La crise de la représentation politique à laquelle nous sommes confrontés pourrait-elle s’éclairer d’une meilleure compréhension de ce qui est mis en œuvre dans l’art ? Ce trait commun n’indique-t-il pas que la démocratie n’est pas simplement un régime ou une technique d’organisation politique, mais qu’elle relève d’un mouvement intérieur plus profond et sans doute vital ? N’aurions-nous pas, en politique, quelque chose à apprendre des artistes ? Par Jean-François Bouthors

XXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


O

n pourrait croire que représenter consiste essentiellement à produire quelque chose de ressemblant. L’artiste devrait-il s’attacher à reproduire fidèlement le réel ? Aperçue au pied d’une cimaise de la Foire internationale d’art contemporain de Paris, une plante semble avoir poussé de manière impromptue dans un inter­ stice entre le sol et la cloison du stand d’une galerie. Mais cette « mauvaise herbe » est l’œuvre de Tony Matelli. Weed est un bronze peint, posé là pour attirer l’œil du visiteur sur l’étrangeté de sa présence, pour lui suggérer la puissance d’une nature pourtant fragile – une des fleurs paraît déjà fanée. La ressemblance parfaite – totalement immobile, la plante semble pourtant vivante – n’a de sens que parce que l’artiste, celui qui accomplit l’acte de représenter, autrement dit le « représentant », ne nous étonne pas seulement par son savoir-faire. Il fait bien plus : il signifie la possibilité d’une vie qui surgit là où on ne l’attendait pas.

Tony Matelli (né en 1971 à Chicago), Weed #479, 2019. Bronze peint, 68,6 x 30,5 x 20,3 cm. Courtesy Andréhn-Schiptjenko, Stockholm / Paris. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors. Galerie Andréhn-Schiptjenko, Paris, Fiac 2019.


Représenter

L

Martin Belou (né en 1986 à L’Union, vit et travaille à Marseille), Demain les chiens, 2019. Tente, aimants, fleurs d’agave, lampes, mitres de cheminées, bancs, tissu, drisse, bois, laiton, terre cuite, acier. Courtesy artiste. Vue d’exposition. Photo Jean-François Bouthors. Palais de Tokyo, Paris, « Futur, ancien, fugitif », jusqu’au 5 janvier 2020.

es fleurs d’agave séchées que Martin Belou fait se dresser au cœur de l’installation qu’il a réalisée au Palais de Tokyo à l’occasion de l’exposition « Futur, ancien, fugitif » sont, elles, bien réelles. Mais Demain, les chiens, l’œuvre dans laquelle elles se dressent, est comme un rêve. Un seuil à passer et un lieu – une vaste tente – à habiter, où l’on peut s’asseoir, se reposer, méditer, dans une légère brume, une lumière douce et un sentiment de légèreté et de grâce. L’artiste crée ici la possibilité d’accéder à une part de nous-mêmes qui ne peut s’exprimer que dans une forme de retrait d’un quotidien saturé de communication, de marchandise, de production. Représenter peut donc avoir pour objet d’ouvrir un espace qui échappe aux déterminations mécaniques du présent, aux rapports de force qui s’y développent.

S

i la représentation déborde la ressemblance – en ce sens, il n’est pas sûr que nos assemblées politiques doivent nous ressembler –, si elle ouvre vers un à côté ou un dépassement des logiques dominantes à l’œuvre dans le présent, elle peut aussi rendre contemporain un passé que nous aurions tort d’oublier. Ainsi, Écorces #2 de Pascal Convert réinterprète et magnifie le geste de son ami, le philosophe Georges Didi-­Huberman, qui a recueilli, en guise d’objets de mémoire, trois morceaux d’écorce de bouleau dans le camp d’extermination de Birkenau. Dans le livre d’artiste qu’ils cosignent, où ceux-ci figurent photo­graphiés sous quatre angles différents, le second écrit : « Il y avait vie, il y eut mort, il y a survivance. » Plus encore, avec cette image, l’artiste rejoint la tradition des juifs hassidiques – dont tant périrent victimes de la « solution finale » –, pour qui les étincelles du divin ne sont pas absentes des « écorces », mot par lequel sont désignées les forces maléfiques, les déchets et les brisures du monde. Ainsi, représenter, c’est prendre part à la manifestation de la lumière qui traverse jusqu’aux ombres les plus noires du passé. Grande responsabilité…

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Pascal Convert (né en 1957 à Mont-de-Marsan), Écorces #2, photographie inspirée du livre Écorces de Georges Didi-Huberman, publié aux Éditions de Minuit en 2011. Tirage 60 x 60 cm sur papier Fuji Crystal Archives contrecollé sur Dibon, 2019. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris.


Niki de Saint Phalle (née en 1930 à Neuilly-sur-Seine, morte en 2002 à La Jolla, États-Unis), L’Autel des innocents, 1962. Plâtre, peinture, objets divers sur panneau de contreplaqué, 100 x 70 x 15 cm. Photo André Morin. Courtesy galerie GP & N Vallois et Niki Charitable Art Foundation. Galerie Vallois, Paris, Fiac 2019.

E

n 1962, Niki de Saint Phalle commençait une série d’œuvres qu’elle concevait à la fois comme «  un hommage à toutes les beautés que les hommes ont construit pour Dieu », et « un cri de colère contre toutes les horreurs commises au nom de la religion ». Son Autel des innocents, exposé à la Fiac cette année, est en quelque sorte réinvesti par les révélations successives des abus sexuels commis par des clercs et des religieux. La force de l’œuvre est décuplée par le contexte nouveau dans lequel elle est regardée. Ce qui aurait pu

paraître comme un pur geste anticlérical se révèle chargé d’une terrible puissance de vérité. Ainsi, le sens et l’efficacité de la représentation ne sont pas simplement déterminés par le moment où elle est constituée, mais par le présent de l’histoire dans laquelle elle s’inscrit et dans lequel elle parle. Ce qui nécessite une permanente réinterprétation de ce qu’elle portait initialement – son projet, son programme. La possibilité même de cette réinterprétation dépend du talent du représentant. Quand ce talent est faible, cette possibilité s’épuise vite. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - XXV


Représenter

A

u début des années 1990, nombre de Cubains se lancèrent, à bord d’embarcations de fortune et au péril de leur vie, dans la traversée du détroit qui sépare leur île de la Floride. Ils fuyaient les affres de la « période spéciale » décrétée par Castro, à la suite de la perte du soutien de Moscou. C’est en se souvenant d’eux que Yoan Capote a créé il y a peu Isla (mare nostrum). Les vagues de cette mer sombre sont faites d’une multitude d’hameçons acérés qui disent, mieux que tous les discours, ce qui guette les migrants. La mémoire du passé offre à l’artiste de quoi percevoir, comprendre et représenter la cruauté du présent. C’est elle qui lui donne sa force, sa légitimité pour exercer pleinement son « mandat ». Yoan Capote (né en 1977 à Pinar del Río, Cuba, vit et travaille à La Havane), Isla (mare nostrum), 2019. Courtesy Yoan Capote et Galleria Continua, San Gimignano / Beijing / Les Moulins / La Havane. Photo Ela Bialkowska, OKNO studio.

C

omment interdire l’accès d’une piscine à des activistes noirs ? En 1964, les propriétaires du Monson Motor Lodge, dans la ville américaine de Saint Augustine, avaient imaginé de verser de l’acide chlorhydrique dans celle de leur établissement ! Avec Trampolim – banhista, l’artiste brésilien Antonio Obá a voulu revisiter cet épisode sinistre de la ségrégation raciale aux États-Unis. Il s’interroge sur la possibilité de produire une nouvelle signification à partir de cet événement. Plonger dans une eau purifiée pourrait-il permettre de laver les âmes d’une mémoire oppressante ? Ainsi, représenter, c’est aussi présenter à nouveau, pour chercher comment se libérer de la part de l’histoire qui fait obstacle à la vie. Antonio Obá (né en 1983, vit et travaille à Brasília), Trampolim – banhista, 2019. Huile sur toile, 130 x 110 cm. Courtesy galerie Mendes Wood DM, São Paulo / Bruxelles / New York. Galerie Mendes Wood DM, Paris, Fiac 2019.

XXVI - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - XXVII


Représenter

C’

est à Paris que vit Kubra Khademi, qui a dû quitter l’Afghanistan à la suite d’une performance dans les rues de Kaboul posant la question de la place des femmes. Dans Fade into the horizon (« Fondu sur l’horizon »), celle que les défenseurs d’un islam prétendu pur et originel voulaient voir disparaître physiquement, parce qu’ils ont eu peur d’elle, est résolument

présente. Cette femme nue dont la chevelure flotte au vent autant que le drapeau vert – celui de la religion qui l’oppresse ? – est manifestement habitée par une volonté de s’affirmer pour ce qu’elle est, sans concessions. Représenter, c’est donc aussi défendre la liberté et la dignité fondamentales que les obscurantismes et les totalitarismes ne cessent de nier.

Kubra Khademi (née en 1989 en Afghanistan, réfugiée en France depuis 2015, vit et travaille à Paris), Fade into the horizon, 2019. Gouache sur papier et feuilles d’or, 60 x 80 cm. Courtesy galerie Valérie Delaunay, Paris. Galerie Valérie Delaunay, salon « Bienvenue », Paris, octobre 2019.

XXVIII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


À

mille mètres d’altitude, dans la province d’Aragon, le plus grand réservoir d’eaux salines d’Europe fut longtemps le paradis des grues cendrées en hiver et de maintes autres espèces migratrices. Mais, en 2016, il a terriblement souffert de la sécheresse, au point d’être classé comme site en danger. En ajoutant au titre de son œuvre, Laguna de Gallocanta, la qualification de nature morte, Victoria Civera se fait la représentante de ceux qui ne peuvent parler dans nos assemblées et à qui, comme le suggère le sociologue Bruno Latour, on devrait prêter une voix. Défendre les intérêts de la nature, voilà bien un objectif essentiel de la représentation aujourd’hui !

Victoria Civera (née en 1955 à Port de Sagunto, Espagne, vit et travaille à New York et à Saro, Espagne), Laguna de Gallocanta (Naturaleza muerta Daroca), 2016. Aluminium, bois et matériaux divers. 250 x 300 x 5 cm. Courtesy galerie Alfonso Artiaco, Naples. Photo Luciano Romano. Galerie Alfonso Artiaco, Paris, Fiac 2019.

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Représenter

A

ntoni Tàpies imaginait-il en 1993, lorsqu’il créait son Diptic nocturn, comment on le regarderait un quart de siècle plus tard, au moment où une large partie de la Catalogne ne veut plus « dormir » avec le reste de l’Espagne ? La Guerre civile l’a si fortement marqué dans sa jeunesse que ses brisures, ses déchirures n’ont cessé de s’inviter dans son œuvre magistrale. Elles sont toujours à l’œuvre et pas encore cicatrisées. Représenter,

XXX - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

c’est encore symboliser ce qui travaille une société en arrière-plan de sa conscience immédiate, pour y prendre garde et, peut-être, le soigner. Antoni Tàpies (né en 1923 et mort en 2012 à Barcelone, Espagne), Diptic norturn, 1993. Technique mixte et assemblage sur bois, 250 x 691 cm. © Succession Tàpies. Courtesy galerie Lelong & Co, Paris / New York. Galerie Lelong & Co., Paris, Fiac, 2019.


U

ne flamme, des volutes de fumée, ou simplement l’effet de produits chimiques sur une émulsion argentique ? Cette « infamie photographique » de Sigmar Polke que célèbre Le Bal à Paris est Sans titre, et sa date de production est définie par un intervalle de dix ans. Ce qu’elle signifie nous échappe et pourtant sa présence est bien réelle : elle ne laisse pas indifférent, elle provoque un sentiment, elle impressionne. Ainsi, la représentation ne se résume pas à la démonstration ni à l’explication. Elle est ici plutôt manifestation d’un inattendu. Mais la politique n’a-t-elle pas constamment à faire avec l’inattendu, avec l’inprogrammable ?

Sigmar Polke (né en 1941 à Oels, Allemagne, mort en 2010 à Cologne), Sans titre, 1970-1980. Collection de Georg Polke. © Sigmar Polke, Cologne/ADAGP, 2019. Le Bal, Paris, exposition « Les infamies photographiques de Sigmar Polke », 2019.

C

hez Nathalie du Pasquier, ce qui frappe d’emblée, c’est l’efficacité des formes simples de la représentation qu’elle a mise en place au Palais de Tokyo. Avec des éléments de base presque prosaïques et des à-plats de couleurs, l’artiste crée un univers à la fois chaleureux et complexe, constitué de quatre petits espaces muséaux – comme sa Casa mia ou Trouvé dans une grotte – où elle expose les œuvres d’amis. Simplicité, chaleur, affection… voilà peut-être ce qui manque le plus aujourd’hui à la représentation politique, ce pour quoi tant d’entre nous sont tentés de s’en détourner. Nathalie du Pasquier (née en 1957 à Bordeaux, vit et travaille à Milan). Du premier au dernier plan : Cabine n° 3 : As the plane was reaching cruising altitude 2, 2019. Installation, cinq peintures, huile sur papier. Cabine n° 1 : Casa mia, 1984-2019. Installation, techniques mixtes, peintures, tapis en laine, photocopies. Cabine n° 2 : Trouvé dans une grotte, 2019. Bois peint. Courtesy artiste. Photo Aurélien Mole. Palais de Tokyo, Paris, exposition « Futur, ancien, fugitif », jusqu’au 5 janvier 2020.

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - XXXI


Représenter L’HISTOIRE PASSIONNANTE DES RELATIONS ENTRE CATHOLICISME ET RÉPUBLIQUE

E INDISPENSABLE POUR COMPRENDR LA FRANCE D’AUJOURD’HUI

XXXII - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


Les

Ginks

ou le renouveau du malthusianisme Ne pas avoir d’enfants ou tout au moins limiter sa descendance pour préserver la planète : l’idée s’installe lentement dans le débat public, poussée par certains membres de la jeune génération. Une tendance qui a déjà donné naissance outre-Manche et outreAtlantique à un nouvel acronyme, Gink (green inclination, no kids). Par Frédéric Brillet

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 83


REGARDS // LES GINKS OU LE RENOUVEAU DU MALTHUSIANISME

Concernée par la question environnementale, Lucie, 27 ans, n’achète pas de vêtements neufs, trie ses déchets et consomme le moins possible de produits animaux. Plus original, elle envisage de ne pas avoir d’enfant à cause du réchauffement climatique. « Au vu des prévisions scientifiques, je considère que faire un enfant est égoïste. D’abord, je ne suis pas sûre de pouvoir lui offrir une bonne qualité de vie. Ensuite j’ajouterais un consommateur de plus à cette planète qui en porte déjà trop », explique la jeune femme, qui milite à son échelle « par ses choix de vie ». C’est nouveau. Hier, les hommes et femmes qui renonçaient à engendrer étaient soupçonnés d’égoïsme, de vouloir préserver leur niveau de vie ou de s’affranchir des contraintes découlant de la parentalité. Aujourd’hui c’est tout l’inverse. Ceux qu’on appelle désormais les Ginks, un acronyme qui signifie « attirance pour l’écologie, pas d’enfants  », affirment renoncer aux joies de la parentalité pour défendre une cause d’intérêt général, à savoir la préservation de la planète, et faire preuve de plus de responsabilité que les couples qui font le choix inverse. Ces thèses rencontrent encore peu d’écho dans la société française, où poser ne fût-ce que la question du lien entre démographie et environnement paraît saugrenu à beaucoup. Le mouvement Gink y reste très marginal : en France, 5 % de personnes déclaraient en 2011 ne pas vouloir d’enfants et ce chiffre demeure stable au fil des décennies dans les grandes enquêtes de l’Institut national d’études démographiques. Dans son livre Le Choix d’une vie sans enfant, publié aux Presses universitaires de Rennes en 2014, la sociologue Charlotte Debest, spécialiste de la famille, du genre et de l’égalité femme-homme, 84 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

relève en outre que les personnes concernées justifient leur choix par une aspiration à rester libre et à faire carrière. Les raisons environnementales ne sont donc pas premières. Mais, en quelques années, des évènements climatiques extrêmes et la forte médiatisation d’études scientifiques sur les conséquences de l’anthropocène ont fait bouger les lignes. Désormais, on rencontre facilement des Ginks dans les cercles les plus engagés dans la protection de la planète. Pour s’en convaincre, il suffisait de se rendre en octobre dernier place du Châtelet à Paris, où campaient quelques centaines de militants d’Extinction Rebellion. Sollicité sur le sujet, Simon, célibataire de 28 ans, diplômé d’une école de commerce qui se lance dans l’entrepreneuriat, affirme avoir beaucoup réfléchi à la question. « Dans les conditions actuelles, faire un enfant me semble irresponsable. Cela reviendrait à aggraver le problème environnemental et à contribuer à un modèle économique que je rejette. Moins de bébés c’est aussi moins de CO2. Et puis, pourquoi vouloir concevoir par soi-même alors qu’il y a tant de possibilités d’adoption de par le monde ? » Et de conclure : « Si l’on veut s’en sortir, il faudra bien actionner le levier démographique. Je montre l’exemple en quelque sorte. » Ces arguments, quand il les développe auprès de son entourage, lui valent souvent des critiques : « Il y a un manque d’ouverture sur cette question en France. Mais cela va changer avec la nouvelle génération, où chacun va devoir arbitrer entre sa liberté individuelle de procréation et sa responsabilité environnementale. » Même son de cloche avec Simon et Laura, un couple de trentenaires, lui vidéaste et elle fonctionnaire, qui vivent ensemble depuis dix ans et ont adopté un mode de vie écologique. « Dans le monde


peu accueillant qui s’annonce, ça ne nous donne pas envie, c’est même irresponsable de notre point de vue, sachant que le bilan carbone d’un enfant dans notre société consumériste est désastreux. Cela dit, on ne va pas culpabiliser les gens qui font un choix différent. » Alors pourquoi le mouvement Extinction Rebellion n’ouvre-t-il pas ce débat ? « Le sujet est encore tabou en France. Déjà, inciter la population à manger moins de viande, c’est compliqué, alors les inciter à moins procréer… C’est prématuré », estime Philippe, 25 ans, étudiant en master de gestion, qui lui aussi s’affirme Gink. Pour faire évoluer l’opinion, Romy, 31 ans et chercheuse en neurosciences, a son idée : « Nos élus devraient commencer par évoquer l’intérêt de la décroissance démographique pour la planète plutôt que nous inciter à nous reproduire sans réfléchir aux conséquences.  » Il faut des mesures incitatives, plaide pour sa part Fabienne, 46 ans : « Je ne serais pas choquée que l’État supprime les allocations familiales au-delà du premier enfant. Mieux vaut ça que les contraintes encore plus fortes qui devraient être imposées en cas de catastrophe climatique. » Dans les pays anglo-saxons, les Ginks ­commencent à se constituer en groupes, comme BirthStrike au Royaume-Uni (proche d’Extinction Rebellion) et Conceivable Future aux États-Unis, et trouvent déjà des relais politiques. En mars dernier, la parlementaire américaine Alexandria

Ocasio-Cortez, positionnée à la gauche du parti démocrate et très populaire chez les jeunes, s’interrogeait sur son compte Instagram : « Le consensus scientifique affirme que la vie de nos enfants va être très difficile. Est-ce que c’est encore OK d’en concevoir ? » En France, en dehors de cercles militants, ces idées, souvent caricaturées car assimilées aux dérives autoritaires vécues en Chine et en Inde, ne suscitent guère d’intérêt. « Même les figures écologistes sont partagées : Cécile Duflot et Yves Jadot ont dit que ça n’était pas un sujet, contrairement à Yves Cochet et Antoine Waechter », pointe Denis Garnier, président de l’association Démographie responsable. Depuis la saignée de la Première Guerre mondiale, le spectre du déclin démographique n’a jamais cessé de hanter nos dirigeants. D’où des politiques d’encouragement à la natalité qui font consensus, contrebalancées à partir des années 1960 par une législation permettant aux femmes de maîtriser leur procréation via la contraception et l’avortement. Aujourd’hui, l’État se donne pour rôle d’aider chacun à réaliser ses aspirations, mais, dans le sillage d’Alfred Sauvy, nos leaders politiques de tous bords soulignent régulièrement l’intérêt d’une démographie dynamique pour soutenir la croissance française et contribuer au financement des retraites. En revanche, la France appelle régulièrement les pays africains à renforcer leurs politiques de planning familial. Mais c’est toujours l’argument

« DANS LES CONDITIONS ACTUELLES, FAIRE UN ENFANT ME SEMBLE IRRESPONSABLE. » SIMON, CÉLIBATAIRE DE 28 ANS LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 85


@ Maud Dupuy / Hans Lucas / AFP

REGARDS // LES GINKS OU LE RENOUVEAU DU MALTHUSIANISME

86 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


« MIEUX VAUT 10 MILLIARDS DE PERSONNES SENSIBILISÉES À L’ENVIRONNEMENT QUE 5 MILLIARDS QUI S’EN FOUTENT. » NICOLAS BOUZOU, ÉCONOMISTE économique qui se trouve mis en avant, jamais le volet environnemental. « Quand vous êtes un pays pauvre où vous laissez la démographie galopante, vous avez sept ou huit enfants par femme, vous ne sortez jamais de la pauvreté », assénait encore l’an dernier Emmanuel Macron sur les ondes à propos de l’Afrique subsaharienne. Mais ceux qui reconnaissent l’impact du nombre d’humains sur l’environnement n’en tirent pas forcément de conséquence. Ainsi Nicolas Bouzou, un économiste d’obédience libérale, reconnaît que les émissions de CO2 dépendent de trois facteurs : la population, le PIB par tête et l’empreinte carbone par unité produite. Mais il estime qu’on peut réduire ces émissions en ignorant le levier démographique. Il fait valoir que le taux de fécondité chute déjà au niveau mondial, ce qui va permettre de stabiliser la population du globe à 11 milliards ; qu’entre 1960 et aujourd’hui la population mondiale s’est accrue de 4 milliards de personnes ; que la malnutrition a reculé grâce à la révolution verte, qui a accru les rendements… « En dehors de l’Afrique subsaharienne, le vieillissement pose davantage de problème que la bombe démographique. L’idée de limiter la démographie pour sauver la planète est donc un sophisme. J’ai toujours entendu dire que nous étions trop nombreux, mais cette affirmation n’est pas scientifique.

Quel est le nombre d’humains optimal ? Y a-t-il un nombre d’humains qui stabilise la température moyenne du globe ? Ces ­questions n’ont aucun sens : mieux vaut 10 milliards de personnes sensibilisées à l’environnement que 5 milliards qui s’en foutent », assène le fondateur du cabinet Asterès. Alors quel levier faudra-t-il actionner pour limiter le réchauffement ? « Il faut réduire l’empreinte carbone par unité produite en misant sur l’innovation technologique. » Dans cette optique, la science permettrait de renouer avec une croissance durable et de résoudre les problèmes de rareté des ressources énergétiques et ­agricoles. Provocateur, Nicolas Bouzou va jusqu’à affirmer que « plus nous serons nombreux, riches et bien formés, plus nous serons en capacité de résoudre les problèmes environnementaux ». Mais n’est-ce pas faire preuve d’un optimisme excessif que de croire que le progrès technologique découlant d’une population « nombreuse, riche et bien ­formée » suffira à tout régler, alors même que plus le niveau de vie est élevé, plus on émet de carbone ? Peut-on croire que l’innovation surviendra AVANT que les trois degrés de réchauffement soient atteints ? « Effectivement, rien ne me permet d’affirmer qu’elle arrive avant une catastrophe, admet Nicolas Bouzou. Mais nous ne pouvons compter que sur l’innovation. » À l’en LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 87


REGARDS // LES GINKS OU LE RENOUVEAU DU MALTHUSIANISME

croire, nous n’avons d’autre choix que de faire ce pari, d’autant que ni la décroissance économique, ni la décroissance démographique ne constituent une solution. « La décroissance est une pensée de nantis destinée aux riches. Pour le plus grand nombre, elle n’est pas une option souhaitable… Nous avons surtout besoin d’une bonne politique publique (marché carbone), d’une science qui progresse […] dans l´économie verte. » Donc, pour résumer, pas sûr que le progrès suffise à éviter la catastrophe mais il faut se garder d’actionner le levier démographique puisqu’il n’y a pas de « nombre d’humains optimal ». Il reste donc aux croyants à prier et aux mécréants à croiser les doigts… Depuis peu cependant, des voix s’élèvent pour rouvrir ce débat. En 2017, Kimberly Nicholas, de l’université de Lund, en Suède, publiait une étude largement relayée dans les médias français. Cette spécialiste du développement durable établissait que les habitants des pays riches pouvaient réduire leurs émissions de CO2 bien plus rapidement et efficacement en n’ayant pas un enfant qu’en renonçant à l’avion, l’automobile ou la viande. Dans son essai Avant l’effondrement (Les Liens qui libèrent, 2019), l’ancien leader écologiste Yves Cochet regrette pour sa part que « les objecteurs de croissance écartent souvent la question démographique de la sobriété qu’ils prônent ou

pratiquent dans tous les autres domaines ». Appelant à une décroissance démographique en Europe, il fustige les leaders de droite comme de gauche qui ignorent le sujet au motif que les pays européens ne font plus assez d’enfants pour assurer le renouvellement des générations. Ce faisant, poursuit Yves Cochet, les politiques oublient que «  l’empreinte énergétique d’un nouveau-né européen est dix fois plus importante que celle d’un nouveau-né dans le Tamil Nadu ». Et d’en conclure que les pays riches à faible natalité, comme les pays pauvres à forte natalité, doivent actionner le levier démographique. Pour réduire la natalité en France, le planning familial ne saurait suffire, plaide de son côté Antoine Bueno dans Permis de procréer (Albin Michel, 2019). Contrairement à ce que suggère ce titre, ce chargé de mission au Sénat pour le développement durable préconise des mesures incitatives et non coercitives pour y parvenir. Ainsi les dispositifs natalistes (quotient familial, allocations…) devraient être dégressifs et ne s’appliquer qu’aux deux premiers enfants, une allocation étant par ailleurs versée aux adultes « nullipares », ceux qui renoncent à procréer. L’auteur prône aussi l’établissement d’un marché mondial des droits à procréer, où les naissances dans les pays riches financeraient les politiques de planning familial dans les pays pauvres pour accélérer leur transition

« L’OPINION PEUT BASCULER TRÈS VITE SUR CE SUJET, COMME ELLE L’A FAIT SUR D’AUTRES. » ANTOINE BUENO, ÉCRIVAIN PROSPECTIVISTE 88 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


démographique. Reste à savoir si ces idées néomalthusiennes vont demeurer un épiphénomène ou s’implanter en France. « Moi et quelques autres avons semé des graines qui se lèveront tôt ou tard. On ne pourra pas se passer du levier démographique pour résoudre la crise environne-

mentale. Et l’opinion peut basculer très vite sur ce sujet, comme elle l’a fait sur d’autres », poursuit Antoine Bueno. De fait, qui aurait pu imaginer il y a dix ans une telle remise en cause du diesel, du plastique jetable, de la viande et, plus récemment, de l’avion dans nos habitudes de consommation ?

Ce qu’en disent les religions « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez. » Ô Genèse ! Que de crimes ne ­commet-on pas en ton nom ! À commencer par celui de la bêtise d’une lecture littérale de ce verset de la Bible. Le « Genèse 1, 28 » a en effet incité, directement ou indirectement, les trois religions du Livre à porter un regard généralement circonspect, sinon hostile, sur toute forme de contrôle des naissances. Et cela vaut particulièrement pour l’Église catholique qui, dans l’encyclique Humanae vitae de 1968, affirme que « tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie » et qu’« un acte conjugal rendu volontairement infécond » est « intrinsèquement déshonnête ». Conséquence, le Vatican condamne toute contra­ ception en dehors de l’abstinence. Le pape François admet cependant du bout des lèvres que, dans le cadre de la lutte contre le virus Zika, qui peut gravement handicaper l’enfant à naître, « éviter une grossesse n’est pas un mal absolu ». Mais c’est un mal tout de même. Et d’ailleurs le Vatican a milité avec succès pour faire retirer les termes « planification familiale » et « contraception » de la déclaration finale du Sommet de la Terre à Rio en 1992, contre l’avis des spécialistes du climat. Sur ce sujet, les rabbins, imams ou pasteurs, même conservateurs, se montrent finalement plus ouverts : ils acceptent le recours à la contraception quand des grossesses trop rapprochées mettent en danger la santé de la mère ou de l’enfant qu’elle allaite.

S’ils tolèrent la contraception pour des raisons sanitaires, beaucoup de leaders religieux la refusent quand elle se fonde sur d’autres motivations, notamment économiques. Chez les musulmans, les juifs ou même les chrétiens, ce sont d’ailleurs souvent les familles les plus pauvres et les plus pieuses qui sont les plus prolifiques. Dans la perspective des conservateurs, les enfants sont un don de Dieu, qui choisit d’accorder (ou pas) une descendance aux couples, nourrit et pourvoit aux besoins de tous. Donc, la taille de la famille n’est pas un problème. Pour un son de cloche différent, il faut aller voir du côté des obédiences progressistes du protestantisme, du judaïsme et de l’islam, qui acceptent au nom de la parentalité responsable que les familles limitent volontairement leur descendance si elles n’ont pas les moyens de l’élever. Mais, finalement, seul le judaïsme libéral et quelques Églises protestantes considèrent que le choix du nombre d’enfants peut être une simple affaire de convenance personnelle sans que Dieu y trouve quoi que ce soit à redire. De son côté, le boud­ dhisme autorise les méthodes contraceptives sans raison particulière mais se montre réservé quant aux interventions qui surviennent après la conception. L’embryon humain est en effet supposé acquérir une conscience dès ce stade. Selon le Dalaï-lama, l’avortement doit donc se limiter aux situations où l’enfant à venir court le risque d’un grave handicap. F. B.

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le ie · auto de l em Sur mie uto in d che ur l no ’aut n d r Su nom e l’ min le ch ie · ono e l’a hem r le ie · S uto de l emi Su to in d che Sur nom l’aut in d le c · Su om e l’a in le ch ie · u r ie ton n d em r om ut a em le e · uto e m u h ur mi l’a n d he · S om au mi ch · Su on l’a c le e · S no de mi le c mie ton e l’ che r le ie ’aut de he i uto in he ur no au n d le · Su om e l in c m c S ’ e i no e l’a hem r le ie · auto de l em Sur mie uton in d chem ur l no · S h c u ’ d in ur le ie · S onom de l emin r le c mie tono de l’a chem ur le ie · ’auto d S om aut min ch · Su ono l’au in r le · S nom de l min · ie ton e l’ he r le ie aut de em · Su mie uto in che Su d le c · Su om e l’ in ch ie no l’a em le · u n a l’ mi ur ie on d em r le m to de ch ur mie l’a he e · S om l’aut emin le ch · Su tono e l’au min ur le ie · S ono de c e mi ton de ch ur ie l’au n d he · S om aut min ch m u o S no e mi le c ie on e l’ he r le e n l a n · ’ i l r e to in d he ur om ut d e c Su m to de em Su i n e ch ie · nom l’au em le c e · S uton e l’a min ur l ie · tono i m r l om uto de ch ur mi l’a n d che · S om ’au m Su ton e l’a min ur le ie · S ono de emi r le mie ton de l che · e ’au d he · S m ut in ch Su no l’au in le · S l in e c ie no l’a em le e · to de em Sur ie e u i r h l m e o d e r om aut n d le c Su om e l’a in ch ie · nom l’a h u c · S ton l’ mi r ie · n d em r le m to de e l r mie l’au n de he · Su om auto min ch · Su ono l’au in r l o de mi le c mie ton e l’ he r le ie aut de hem · Su n o in he ur no au n d le c · Su om e l’ in c ie no m le c e · S uto e l’ mi ur ie ton n d em r le om uto e ch Sur mi l’a in d che ie · S nom l’au emi le ch · Su ton e l’a mi r mie l’au n d he h Apprentis mcinquante to ans,dela fondation e · tono in de hem uDepuis c u r le cent i u o o en de mi le c mie n enr difficulté. le e · SPartout a les jeunes m ’au m e c · Sd’Auteuil n ’ i l n o soutient l he r l ie ut de em Su mi to in he ur no e upar l’aide c · S to · o placés h et adolescents ’a indes enfants d le c · Su om e lFrance, m a c ’ e e l l e n i sociale à l’enfance sont pris en charge et accompagnés m r le om uto de ch ur mie l’au n de r ie ton n d dans e u u n del’aleur avenir. e toutes· S no de mi le S om au mi ch ·laSconstruction n uneParmi l i r o ’ ses missions, la fondation accorde importance l he r le ie ut de em Su mie to in he ur n e o h ede· l’autonomie et’au ’a à l’apprentissage l m le c e · S ut o n c ut in d le c · Su omparticulière i l e n i e e à la sortie de l’aide sociale à l’enfance. m Sur mie uton in d hem ur l nom auto n de le ch · Sur omi e l’a e h e · o l’a em le c · SPar Juliette l’ mi ur ie on d em o t Loiseau e n i m uto de e ch Sur mie l’au in d che e · S om l’aut min le ch o n l’a in r l e · no de em le mi ton e che ur ie r d i m o u e m u o n t S h u e n d e ch ie · S nom l’au emi le c e · S uton e l’a min ur le ie · tono n d r l om auto n de le ch Sur omi e l’a in d che ie · S nom l’au emi u i r e· n d S on l’ m le m to e ch r

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au in d le · S om e l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de l em Sur i r e i ton in d he ur om ut d e c Su m l’a in ch e · om em Su ch e · om ’au m e c · S ton e l’a min ur l ie · ono de em r le mi ton de l l e e i mi ton e ch ur ’au d he · S m ut in ch Su no l’au in no ’au in d le · S om e l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de em S l r e i ton in d he ur om ut n d e c Su om l’a in ch ie · de em Su in ch e · om l’au m e c · S ton l’a mi ur l ie · on de em r le m t l e e n i e u i d he · S m ut in ch Su no l’au r le m to de ch ur l’a Su ono l’au in r le e · S nom de min le c mie tono e l’a hem r le ie · auto de he c ’ t u e r d i m o u e l n m i ec ’au d he · S m ut in ch Su no ’au in le · S o e e l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de l em Sur ie ton in d hem ur l o he ur om ut n d e c Su om l’a in ch ie · nom l’au em le c · S ton e c e · S uton e l’a emi ur l ie · ton n de hem ur le om uto de ch Sur mie l’au in mi l’a n d ch ie · S nom l’au emi le c e · S uton e l’a min ur le ie · tono n de hem u e S m u i i h r d o e no de mi le in che ur nom ’aut in d le c · Su om e l’a in e ch ie · no l’a em le c e · S em r le ie · S uto de l em Sur ie ton in d hem ur l om uto n de le ch Sur omi l’ Su m l’a in ch e · om l’au em le c ie · S uton de l’a emi Sur ie · ton in de m u c e · ono de em r le mi ton de ch ur · h ’a n t i ch · Su ono l’au in r le e · S nom de l min le c mie tono e l’a hem r le ’au m e l he r le ie ut de em Su mi uto in he ur no ’au in d le c · Su om c a · S h c ’ o t e l m ur ie ton le · Su om e l in e c ie no l’a em le e · ur ie ton n d hem ur l om uto de ch Sur mi l’au in d che e · S om ’au m om ’au mi c · S on l’a in r le e · no de m le mi ton e l he on de l che ur le ie ’aut de hem · Su mi uto in che Sur no l’au in d r le c · S ie in le · S om e l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de em Su r e i ton in d he ur om aut n d le c Su om e l’a in ch ie · nom l’a em Su e · om l’au em le c · S ton e l’ mi ur ie · on d em r le m to de mi uton de ch ur mie l’au n d che · S om ’aut min ch · Su ono l’au in r l l’a in r le · S no de mi le mie ton e l he r le ie aut de em Su de em Su mie uto in he ur no ’au in d le c · Su om e l’ in e ch ie · n c · S h o · c t e l m ur ie on d em r l m uto ie no l’a em le r le om uto de ch ur mie l’au n d che · S om ’aut min ch · Su tono e l’a mi e i S e l e l e n i o n l a e e i ’au d he ton l’ mi ur ie · on d em r le m to de ch ur au in de che e · S om l’aut min e ch · Su tono l’au min r le ie · S onom de l emin r le c mi u l e e n i em r le om uto de ch ur mie ’au n d he · S om aut min ch Su ono

le e · r u mi o n to de e in ur l ie · m e · S om ie ton e m o ’au in d le · l m ur ie e il est quelle heure, là ? » Herfondation en France, mais qui ne trouvent d che · S aïd,om e mine, éducatrice spécialisée, pas de travail à Paris. On essaie de leur n i le m utoaccueille e le jeune homme de une autre voie, vers des secteurs r d u no l’a 19 inans avecr leun bémol.· « Il est proposer qui embauchent. C’est très difficile pour to de 14 h 10,em ie à 14 h 00. eux à accepter et pour nous de le leur faire urendez-vous on avait u S m a’ in Alors · h o voir l’éducatrice, accepter. Notre travail est de les amener c là, çaieva, tu viens n e mais, àm la CAF ou à la l m e tu ne vers le concept de réalité. » tenoretard.préfecture, d u he Sur peuxnopas être Saïd a justement rendez-vous lequedanstue · Ceavecjour-là, in Ilauufautrfond l’a mNichée o · prennes l’habitude. » son éducatrice pour trouver une fort i e e u allée d ducsiège · S deolamfon- mation. « Tu as réfléchi à ce que tu aimehe historique n mi e l’a une i e i toLan Toulinee rais faire ? » interroge Hermine, après dation Apprentis e md’Auteuil, lanciens m d e r d leavoir fait· le point sur sa situation, son reçoit les enfants u i« Depuis o ’aplacés. n ch 2016,Suce dispositif i n n l permet de poursuivre ses procédures adminisr hébergement, m le e · uto e e i m u l’inser­ t ion socioprofessionnelle des jeunes tratives. « ­ P lomberie », répond le jeune e S om r mi l’a n d h · u c sortants de l’aide sociale à l’enfance  », homme. «  Mécanique, ça te dirait aussi i S no e m le e on e i d Huret, « L’un trouve pas de place en plombeutla insirie ?ondEtnecuisine ? » om ’aest to in explique heAnnestatuts ur desalandirectrice. des premiers fondation le e« Oui, · ça m’intéresse s’il y u c S l r a em fidélité o · e t i m u l tout au long de sa vie à celui qui a du travail », répond Saïd. Assis derrière e e ’aunujour. » Ladpetite hper-e l’ordinateur, S om h uraura étémiaccueilli · c ils recherchent tous les deux l n c18 et ieles formations i n o le e · S manence e e accueille les jeunes entre qui existent en région paril m e o d n nd e m t r i o u o t 25 ans qui ont quitté l’aide sociale à l’ensienne. « On va essayer d’appeler h u i c S on l’a in r le · ce CAP à m om l’au fance depuis e », suggère emoinsiede· trois uans,t qu’ilsde Paris,eetmc’est toiSuqui vas parler  i e our lnon h e viennent d’un établissement de la l’éducatrice. «  Tu vas leur demander si tu a in ch e · om cfondation, ’ u d l m S e pas t’inscrire sanin installations i entoCAP e encoremd’em- le peux m ·en CDI.etn« quioNousn’ontintervenons in ur l ploi e d e e r d’abord taires, s’il y a encore de la place.  » «  C’est d i o u inlà ? » réagit, stressé, n ch quiSest t de il’hébergement, u moinoqui vaisl’aappeler, S omsur laaquestion u · · sur utole jeunee homme.em« Oui, parce que tu es e on une gros l’ problème le maisieaussi emà Paris, r h d reprend t dl’insertion cpar l’emploi, ’a adulte ! » u l n m la régularisation ch la jeune femme. « On u i S e o n e · ’l a mi et lesr l problèmes e n n ddes ex-­emva répéter administratifs Qu’est-ce que tu vas leur r lvaavant. ieaccompagnés, o u m t h u e i S mineurs non et la sociadire ? On l’écrire au tableau pour que tu u la directrice cLa t’en S h e · bilisation », m a o · c ’ e poursuit de souviennes. » Quelques instants plus l e r l ie n e e mi Touline. h o t Dans c Su80 % desm tard, l’appel est lancé. « J’appelle et je mets d cele dispositif, o ’aujeunesinsuivis o le haut-parleur. Je suis à côté de toi et je n · mineurs sont d’anciens l n e to de ­éetrangers i m Sisolés. o ur « m Nous passons t beau- prendrai le relais si ça devient trop compliu · h coup de temps à aider les jeunes à qué. » Le jeune homme passe le coup de a o n c ’ edes employeurs l leursmajeurs n i pour formaexplique sa demande, mais mi r le trouver e o men alternance », t dprécise Anne Huret. téléphone, u o u tions il n’y a plus de place. Pendant une petite in de sortants qui heure, Hermine S ton« Onesuitl’aaussimbeaucoup · et Saïd listent les formae ’au viennent e d d’autres établissements de la tions envisageables, appellent, cherchent h l n c i de em r le ch · Su e r l ie

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le ie · auto de l em Sur mie uto in d che ur l no ’aut n d r l’ in e ch ie · no l’a em le e · S to e l mi u Su nom e r mi l’au n d he · S h DE L’AUTONOMIE REGARDS l D’AUTEUIL : oSUR dLEeCHEMIN d e//mAPPRENTIS m t c u r o c e u o n t i S h u au emi le c e · S uton e l’a min ur le ie · tono n de hem r le omi ut h ur mi l’a n d he · S om au mi c · Su on l’a c c tu meietiens au courant i B.l« Saïd, t de e plans quand l’appellent leles amènent e ou nous n le e · S no de des e e u i r h m e o a m t très rapidement si tu as des retours des ils sont en région parisienne, mais il y c ’ u e i uto in h ur no au n d le · S om e l a in ch m et onl’se refixe uni ren- raussi ceux qui viennent par le bouchec lycées· Squ’on atappelé, le m n d o e e r i m o u e no e l’a hem r le dez-vous la semaine prochaine pour avanà-oreille, directement après leur sortie t in ch Su no u conclut e · S ouom iesur lal’asituation », d cl’éducatrice. u h c u d cer plusieurs mois plus avoir· a n m ’ e Touline, i to d e onexpérimenté l de leur emcôté.tardrÀ laprès i e e in ur le ie · S ono Lesdeautreseentretiens u i h de l’après-midi La l m e c quiSusuit son dossier. d a unleréférent m e l’a in ut chacun om h un jeune urprévient, un autre S om aut mins’annulent, o n a n · c ’ i · S l mMais l’accompagnement n se nfaired em r ie netopeut · la prise eÀ La Touline, tode rendez-vous u l e ie ton e l’ he pas. e u h Su e i S r d del’abase, pour responen fait la u demande. Ili y en c h quee ·si le jeuneom c Suest un principe d m a n m c ’ u e i l e l ie · a eau lenden de venir o les jeunes. du jour e Maismles portesle des mai qui arrêtent r h l’a min ur l ie · sabiliser e o n d t c auSubout m l’ e usir besoin.o main, dqui reviennent ud’autres nrestent to pour houvertes e · S om auéducateurs e i n l a n · toutesno de c ’ i S h l Comme Mohamed, qui débarque d’un an ou deux, certains sont là r m o · c ’ e e t e l i m u l e e n to in ch e mi to de unchpeu plusurtard dansiela journée, u après d les semaines. » Tout l’enjeu pour l’équipe e S m u a · h ’ l en CAP o les liens m Scolarisé ’a pour em r le o ’au in lesa journée in leste cde réussirie à maintenir S de ncours. l n o e n · l m e o r d du lycée Sainte-Thérèse, que le m travail d’accompagnement t d e cseh Su m e au sein to de em Su cuisine e r i o u o n t h u i lportése · no m paraApprentis n notamment u md’Auteuil,e ilcdoit mainin projets S fasse, l’a viamdes r o n e ch ie · nogéré · i t u l e tenantl’trouver une entreprise pour son par les jeunes. e e animateur S oàmLai auto m m r l om uto apprentissage. e ch« J’ai vuurpassermdesieoffresl’auDansnledbureauchd’Hédy, · d i s’entassent ecartonsonde vête-e l’ he i le ilefaut· Squ’onnleso appelle  e», Touline, e Su ton e l’a mind’alternance, des l m r d · m etuautres t objets r ojouets d le c · S i enuaccueillant u Hermine to inle jeunechements,Suquelques e ’au d he explique S n a m n ’ i · l mdu petitur ie l in e c ie hommendans a eAumquotidien, o sonl’bureau. o dansel’accueil · débordent e iqui t l e e u e pour S om a r h d l m e o de local. « On un vide-greniers d e a organise tTouline dsuit unee ccinquantaine · h ’ u r om aLajeunes l n m c u i S h e u deinmanière lactive, et·sur l’année puissent i finan-ton e l’ o quedeles jeunesmde La Touline n c ’ e S l l n r o · m e e avecurune association pour m centaine. o incer leur hprojet u mLai petiteupermau in d l o­s’excuse-t-il tSainted’une Ségalement r le mie l’aut n de plus a n c ’ · S h nence abrite l’accueil des jeunes femmes au Mali », l odes anciens ·le désordre. to « Ici,deils sontem Sur eun service l’a hpour em enr lemontrant n i o de mi le cGabriel, e u i e o n t d’amitié, h e· o cet de Suconsidérés d d’aide o in he ur maintenir l’a des iadultes, n e cc’est m comme om ’aunulien e o n l e n · c i S l lesmpersonnes l mi uton m n eux qui r qui enieont tdonc décidentece qu’ils souhaitent d m le e · utoconseilse pour r o u e o ’a i h sommes u leur pare« Les jeunes in cNous S sontolibres plus de u comme activités. d besoin. m n · S h ch Sur mi l’a levenir l m m a o n · c ’ e i t e ou pas à leurisortie », précise Anne tenaire, et celsont euxequi financent, au e l e n o e · e u i r h enupartie, leurmprojet. Par d che l« Souvent,mleurs uéducateurs e cmoins o dnous a t e ton in d hemHuret. exemple, ’ r i l n o i m ’au m e c · Su ton l’a in r le e · S no de m le mie l he r l ie u de em Su mi to in he ur no e d le c · Su om e l’a in ch ie · no l’au em le c · S to e r ie ton n d em r le om uto de ch ur mie l’au in d u S om au mi ch · Su on l’a in r le · S no de m le l’ he r le ie ut de em Su mie to in he ur n e o u m ec ·S t a jeunes h e · des c ouSu tard, ’ l a o n m les sortent c ’ ut in d « lTôt i l e e r l ie au n i to e · no dede eprotection e h l m r m e c r établissements de l’enfance, m Su mi uto in h u no au n d le · Su om e l’ e c · S tcar h e · eto il l’afautemleslepréparer l’ mitrèsur ie on d em o c’est e n i ie » l’au n d he · S om aut min ch r eux.  e ch pour m utodifficile u d m c ie n o S l’ he r le ie n l’a in r le e · no de emi leHédy, e o animateur à La c Su m e em Su mi uto in ch ur nom ’aut n d lTouline e d i · S h n e c ie no l’a em le e · uto e l m ur ie · tono n d r l om auto n de le ch Sur omi e l’a in d che ie · S nom l’au emi u i r e· n d S on l’ m le m to e ch r

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au in d le · S om e l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de l em Sur ie r e i ton in d he ur om ut d e c Su m l’a in ch e · om em Su ch e · om l’au em le c ie · S uton e l’a emin Sur l ie · tono in de hem ur le omi uton de d n a m u c a mi ton e ch ur · S h ’ ton e l’ mi u no ’au in d le · S om e l in e c ie no l’a em le e · e l em ur ie ton n d hem ur l om uto de ch Sur mi l’au in d che e · S n d ch e · S om l’au mi e c · S ton l’a min ur le ie · ono de em r le mi t l e e n i e u i d he · S m ut in ch Su no l’au r le m to de ch ur l’a Su ono l’au in r le e · S nom de min le c mie tono e l’a hem r le ie · auto de he c ’ t u e r d i m o u e l n m i ec ’au d he · S m ut in ch Su no ’au in le · S o e e l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de l em Sur ie ton in d hem ur l om he ur om ut n d e c Su om l’a in ch ie · nom l’au em le c · S ton e c e · S uton e l’a emi ur l ie · ton n de hem ur le om uto de ch Sur mie l’au in d mi l’a n d ch ie · S nom l’au emi le c e · S uton e l’a min ur le ie · tono n de hem u e S m u i i h r d o e no de mi le in che ur nom ’aut in d le c · Su om e l’a in e ch ie · no l’a em le c e · S em r le ie · S auto de l em Sur mie uton in d chem ur l nom ’auto n de le ch · Sur omi e l’a i · S h ’ u l · S nom de l emin r le c mie tono e l’a chem ur le ie · ’auto de hem · Sur mie uton in d ch d uto in h u no au n le · S om e l in c ie no l’a em le l’a em le c ie · S uto de l’ emi Sur mie ton in d hem ur le nom auto n de le ch Sur om · u c ’ a i · S h ch r ’ o t e l m ur ie ton le · Su om e l in e c ie no l’a em le e · ur ie ton n d hem ur l om uto de ch Sur mi l’au in d che e · S om ’au m om ’au mi c · S on l’a in r le e · no de m le mi ton e l he on e l che r le ie aut de hem · Su mi uto in che Sur ono l’au in d r le c · S t ie m u e n d le · Su om e l’ in c ie no l’a em le e · mi Sur ie ton in d hem ur le om auto n de le ch Sur omi e l’au in d che ie · S nom l’a e · om l’au em le c · S ton e l’ mi ur ie · on d em r le m to de mi uton de ch ur mie l’au n d che · S om ’aut min ch · Su ono l’au in r le l’a in r le · S no de mi le mie ton e l he r le ie aut de em Su de chem · Su omie ’auto min che · Sur ono l’au in d r le c · Su nom de l’ min le ch ie · ono m t e t e e r l ie o m u l e e n i e i ’au d he · S m ut in ch Su no l’au i r le m to e ch ur no l’au in d r le · S nom de l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de em e i o t uto de em Su in he ur om ut n d e c Su om l’a in ch ie in ch ie · nom l’au em le c · S ton e l’a mi ur l ie · on de em r le m em r le om uto de ch ur mie ’au n d he · S om aut min ch Su ono l

le e · r u mi o n to de e · à la mer l’année dernière, in ur lpour ileecamp m e · S ilsom avaient vendu du muguet. Il faut qu’ils La fondation Apprentis d’Auteuil e onapprennent i que tout cela a un coût. » Une e partie du travail d’Hédy, animad 6 160 jeunes accompagnés, dont 1 500 mineurs om ’aut igrande e n l · pris en charge l r teur également auesein de l’accueil Sainti m u e e en m réalité lieu avant la fin de la d ch Gabriel, 60 établissements et dispositifs de protection · S acharge. o e prise en n « Tôt ou tard, les jeunes de l’enfance i le m sortent e o t des établissements de protection r d 6 dispositifs La Touline pour les s​ ortants u in et il fautleles préparer u no del’al’enfance, · car de la protection de l’enfance r o eexplique-t-il. t de c’est très i mdifficileSupour eux, u e 40, rue Jean de La Fontaine – 75016 Paris m ils sont · de laofondation, hles maisons ’a in Dans c e Tél. : 01 44 14 75 75 n i et ils appréhendent la suite. La m r leprotégés, e o m t e www.apprentis-auteuil.org d o ’aestutrès importante.  h Su préparation » L’ani- · e n l n i l r ie o eorganise ainsi m desSurencontres, e · ’autmateur e i d dehtournois ·de sport ou omdesde cause, la baisse des dotations publiques nforme m e l sous c entre i e n i sorties culturelles, les jeunes e l àmcaractère e et le fait que cette aide n’est pas obligatosocial, ceux r d’enfant d maisons u o n d chem u e · conséquent, des jeunes déjà i n i S ton uneservice l’a qui accom- r l toire.ePar m le e­d’Óscar-Romero, ·pagne i par un parcours en protection u fragilisés u d leshmineurs em isolés S r mi l’aspécifiquement m · u n deeLac Touline.ie« Il n’y node l’enfance doivent dès leurs 18 ans et iceux S no étrangers, e de grandes l md’âge entre m d a pas différences autonomes, c’est-à-dire to êtredetotalement e r o u o n t h u e i etcils sont confrontés pro- in avoir un logement, l e ·un emploi ou une fornaux mêmes l’a prérprofessionnelle, au em eux o · S face e t i m u l blèmes et e attentes à leur sortie », mation des ressources. e u sont e Une i S h urcise Hédy. d m a · h c ’ « Ces évènements des préautonomie précoce, qui va complèl o n m centre ietement nà l’opposé des évolutions i o le e · S textes e e pour qu’ils puissent échanger de la l m e o d n nd e m t r i o u o t eux et faire de la fin de la prise en charge société française, au sein de laquelle h u leviventeencore a desin18-29 ans n l’moitié · chezla c effrayant. S Çatopermet r mi lemoins om l’au unecouperet · m SLesujeunesmdei l’aide sociale e leurseparents. u r h d e de préparer les futursiesortants et de créer a · alorsoconfrontés aux sorh c ’ u d l pour contin e àcl’enfanceiesont i Squi estnotrèsmimportant lien, n e e · in ur le unnuer l ties dites m o d m t e e r leur taccompagnement. » « sèches », dune fin de prise i o u à leursoit o brutale n s’investit h autant u enncharge i S omSi Apprentis n a u c ’ i · S d’Auteuil majorité sans resl · sor- utosourceseet sanseaccompagnement ’a em r ledes jeunes e on sure ll’accompagnement m e pour i c’est h sociale dsortir ensuite. a t dtants dee cl’aide h ’ u l n m à l’enfance, s’en De ces sorties non c u i S no e m le lque lese ·autorités l’a min parce r publiques s’en e préparées découle une précarité souvent d o uninpeu plus.h extrême u michaqueutannée ur pour ces anciens enfants placés. e · Sdéchargent c S h o la finl’ade la priseemen charge · à 16 ans, quelque 16 % des jeunes général, le sur- ie Ainsi, n e c mie Envient r h e o t moment l’aide sociale à l’enfance ne sont plus u En théod ldee cla majorité. m descolarisés o ’aurie, lesauijeunes S o n n · majeurs peuvent bénéficier et se retrouvent sans formal n r iesouventtoappelée to de d’une m u aide provisoire, tion professionnelle ni emploi, et une e jeune S majeur, m u · h contrat jusqu’à 21 ans, le personne sans domicile fixe sur quatre a a o n c ’ ed’acquérir l n i une autonomie comconnu un parcours en protection de l’enmi r le temps e o m En réalité, t les départements, d u o u plète. comfance. Voilà pourquoi la fondation fait de nde protection de l’en- la préparation à l’autonomie une priorité. ’aen matière i S tonpétents l · m e n’en edélivrent e ’au fance, d presque plus. En « Notre idéal pour la sortie de nos jeunes, h l n c i de em r le ch · Su e r l ie

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le ie · auto de l em Sur mie uto in d che ur l no ’aut n d r l’ in e ch ie · no l’a em le e · S to e l mi u Su nom e r mi l’au n d he · S h DE L’AUTONOMIE REGARDS l D’AUTEUIL : oSUR dLEeCHEMIN d e//mAPPRENTIS m t c u r o c e u o n t i S h u au emi le c e · S uton e l’a min ur le ie · tono n de hem r le omi ut h ur mi l’a n d he · S om au mi c · Su on l’a c c et idonc iun logement, t de e e unoemploi, un petit l’faire leshecoursesretleon lui idonne n le e · S no de c’est e e u l m e a m t car ils peuvent difficilement compter sur budget. Au fur et à mesure, il apprend c ’ u e i uto in h ur no au n d le · S om e l à in ch m », lexplique c la solidarité ’ mAnnie i urmesureriece dont oil anbesoin, ced qu’il aime. S tfamiliale  le m o · e r e no e l’a hem r le Delvaux, directrice de la maison SaintePlus le jeune acquiert en autonomie, t in ch Su no ie l’au n d CetheétablisseS plus m u · c u d Adélaïde-de-Bourgogne. il gagne en liberté. On fait comme· a o m c ’ i to d e 16 onle font elesl parents, leaccéléré.  em i ede Dijonmaccueilleledes jeunes e in ur le ie · S ono ment u i r h de mais en » d cavant Sleuru majorité, e les préparer d mois m les e l’a in ut Quelques ur nàoleurmsortie. e S om aut minà 18 anschpour o n l a · ’ i · S ld’un mjeunes usontr installés n propre d em · il s’agit e danstoleur enos jeunes, toquasiment i l e ie ton e l’ he « Pour n e u h Su e i i S r d m le’amoment u m de formation nomie », d’expéri­ c a à il’auto­ · o« C’est h appartement. c Suprogramme ’ d l n m c u e e l e e rlel ie · a i tlaonliberté, etout en conservant o d« One s’est m demandé lce que menter e h l’a min ur l ie · précise-t-elle. n m céducateurs », u om l’ d de leurs devra être capable de faire u bienveillant o regard ndans S heappartement. ur quand e · S om auleiltojeune e i n l a e n · c ’ i S h l sera seul son Il y précise Annie Delvaux. « Ils apprennent n r d m o · c ’ e e t e l i m o u l e e n ton in ch e mi to de acbien u Il d alorshàegérer leur ie let’asanté. S loyer,olesm factures, r mphysique h sûrul’aspect u · a n c ’ u o doit apprendre S’il a mal également des em i lessaie S nà ose connaître. e oden leur donner l e le i n l a e n · ’ e i r h l m e r d peut-être parce qu’il a bu clés pour leur relation avec la CAF ou m t e c’est c to de em Su autropiventre, u e d limagio ’auC’est difficilement n parcecqu’il toet non pas S nom h a uneSur leurnemployeur. e i n de coca, m · u i · h l r m leBien sûr,eil·y a unable o l’a pareexemple. n c to qu’un ie uto m aitSucette autoe jeuneelambda i r h d mi r le omie uton appendicite, e m a · L’insertion c pourSuque le jeune 18 ans. » d lepaliers l’ nomie-là o l’a em n à tout m avance chjuste i e u n l’a indifférents n i o e · e S à son rythme. On appellera d’abord le professionnelle est également un élé-e l m o n r d o · mdes jeunes t majeurs. ch S rde la sortie d o u etmoniel’accompagnera, u o n t e ’aut de hem médecin puis il hement clé u e i S n n orientés · rendez-vous S en tgénéral l’a versmdesi CAPur l ie · l in e c ie prendra met, enfin,le ilc « Ils o l’aului-même o · sont e e n e e S om a r vie miou desl’Bac h l’aspect d em r l om irautout au pro,inpuisd verscdesheformations to seul.dIl ey a également · c u S h e u l’ e quotidienne. on· l’emmène afin qu’à 18 ans iils aient n o endapprentissage, n Rapidement, l a e n c ’ e i S l l m e o n r o · m t e r le mie l’aut n de hem · Su omi auto min che · Sur ono l’au in d r l o de mi le c mie ton e l’ he r le ie aut de hem · Su n c Su m l’ in c ie no d dénoncée o in he ur nLaoloi « jeunes u majeurs » e o de m le m to n l a associations c ’ i S n m le e · uto e l m ur ie ·par les e ur o au o e n t h e i i S r h d Empêcher les sorties sèches de l’aide sociale à l’enfance (ASE), c’était tout l’enjeu de m u c a S ton e l’ mi h e · o l’a em le la· proposition c Su demloi portéel’ par Brigitte n c i n Bourguignon, députée LREM et présidente de la commission des i o e e ’aAffaires u d he i r obligatoire hen rendant le mdu texteutesto simple : m e d e · ton sociales c u e r d i de l’Assemblée. L’ambition les éviter l’attribution l m o n in le c ie S no professionnel, u nune aidel’aprovisoireinpermettant e un accompagnement i chjeunesSmajeurs, l e m ’au m · des contrats m r d o · tjeunesdjusqu’à e le ur om l he financier ie de uloitoest soutenue, leet éducatif e 21 emans. LaSuproposition n e des après u h i i r e m c a · h c ’ u deoplusieurs d le ·dépôt l in pare cles associations m lete d’anciens o protection m eamendements, · S uton e ’a de el’enfance de S e l n i e i le l’a n d h ur portémpar m r ldu voteomdu texte, e un camendement ole 7 maid2019, nplacés.nMais r ie enfants d le matin-même t e o u u t i le S h u e i S om gouvernement l’article 1 et la portée du texte. Les contrats majeurs sont o remplacés n rjeunes l a e n · u m modifie c ’ i S l m n d a o · ’ e i uto et imposant m lesSconditions u md’obtention le ie financés e rd’autonomie, e durcissant n e lpar deshcontrats nd’une che Sur ut paravoirl’État, e i d o a t · h c ’ des obligations aux jeunes. Ils devront été pris en charge avant leurs 18 ans, justifier u d l absence o lfinancières. m ed’une c ieet de ressources ’a emCertains u in situation in dele logement le ie · aut n le ede· Srupturenofamiliale, r h m e o r d t dedl’aide.e31 c% desSjeunes u om l’ e uvulnérables r ompourauobtenir ine seront m Su jeunes o doncinplus suffisamment t h e n l e m m n · u c ’ i · S h e majeurs n r d m privés.le Le collectif o enl’aseront eainsi o Jeunes Majeurs,l qui réunit une dizaine d’organisations · e t e i m o u e n i n t e u h e i i S r h d e o pour soutenir laccause des anciens enfants placés, réclame tout simplement l’abandon de ce projet m u c a m t u n’estom l’ réécrit. n e ch ie · no l’a em le e i S e si l’article 1 pas totalement l e no l’au deinloidau Sénat · r ie ton n d em r l om uto de ch ur mi m u e S h u e n d e ch ie · S nom l’au emi le c e · S uton e l’a min ur le ie · tono n d r l om auto n de le ch Sur omi e l’a in d che ie · S nom l’au emi u i r e· n d S on l’ m le m to e ch r

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au in d le · S om e l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de l em Sur ie r e i ton in d he ur om ut d e c Su m l’a in ch e · om em Su ch e · om l’au em le c ie · S uton e l’a emin Sur l ie · tono in de hem ur le omi uton de d n a m u c a mi ton e ch ur · S h ’ ton e l’ mi u no ’au in d le · S om e l in e c ie no l’a em le e · e l em ur ie ton n d hem ur l om uto de ch Sur mi l’au in d che e · S n d ch e · S om l’au mi e c · S ton l’a min ur le ie · ono de em r le mi t l e e n i e u i d he · S m ut in ch Su no l’au r le m to de ch ur l’a Su ono l’au in r le e · S nom de min le c mie tono e l’a hem r le ie · auto de he c ’ t u e r d i m o u e l n m i ec ’au d he · S m ut in ch Su no ’au in le · S o e e l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de l em Sur ie ton in d hem ur l om he ur om ut n d e c Su om l’a in ch ie · nom l’au em le c · S ton e c e · S uton e l’a emi ur l ie · ton n de hem ur le om uto de ch Sur mie l’au in d mi l’a n d ch ie · S nom l’au emi le c e · S uton e l’a min ur le ie · tono n de hem u e S m u i i h r d o e no de mi le in che ur nom ’aut in d le c · Su om e l’a in e ch ie · no l’a em le c e · S em r le ie · S auto de l em Sur mie uton in d chem ur l nom ’auto n de le ch · Sur omi e l’a i · S h ’ u l · S nom de l emin r le c mie tono e l’a chem ur le ie · ’auto de hem · Sur mie uton in d ch d uto in h u no au n le · S om e l in c ie no l’a em le l’a em le c ie · S uto de l’ emi Sur mie ton in d hem ur le nom auto n de le ch Sur om · u c ’ a i · S h ch r ’ o t e l m ur ie ton le · Su om e l in e c ie no l’a em le e · ur ie ton n d hem ur l om uto de ch Sur mi l’au in d che e · S om ’au m om ’au mi c · S on l’a in r le e · no de m le mi ton e l he on e l che r le ie aut de hem · Su mi uto in che Sur ono l’au in d r le c · S t ie m u e n d le · Su om e l’ in c ie no l’a em le e · mi Sur ie ton in d hem ur le om auto n de le ch Sur omi e l’au in d che ie · S nom l’a e · om l’au em le c · S ton e l’ mi ur ie · on d em r le m to de mi uton de ch ur mie l’au n d che · S om ’aut min ch · Su ono l’au in r le l’a in r le · S no de mi le mie ton e l he r le ie aut de em Su de chem · Su omie ’auto min che · Sur ono l’au in d r le c · Su nom de l’ min le ch ie · ono m t e t e e r l ie o m u l e e n i e i ’au d he · S m ut in ch Su no l’au i r le m to e ch ur no l’au in d r le · S nom de l min le c ie ono e l’a hem r le ie · uto de em e i o t uto de em Su in he ur om ut n d e c Su om l’a in ch ie in ch ie · nom l’au em le c · S ton e l’a mi ur l ie · on de em r le m em r le om uto de ch ur mie ’au n d he · S om aut min ch Su ono l

le e · r u mi o n to de e in ur l ie · m C’est difficilement imaginable qu’un e · S «  m o lambda ait cette autonomie-là ie tonjeune e m 18 ans. » o ’au iàn dtoutle juste · l r Annie Delvaux, de chem · Su omie directrice de la maison Sainte-Adélaïde-de-Bourgogne le mie uton de r u no l’a in r le · to de em Su ie u a’ in ch e · om m r le omi uton de e h Su n l’a in r le · o revenu », « Cerie « Mon frère Zaïne ne peut pas dormir chez mla directrice. u m e détaille e · ’autuntains e i S d poursuivent dans l’enseignement moi si je dois partager ma chambre avec · h o n Oneutilise m e l général. c alorsie tous lesnmoyens : i quelqu’un », explique le jeune homme. ld’été, unembourseutetoun emploi m e d e r d des jobs o ’a in le« Pourquoi· tu ne veux pas partager ta n ch étudiant u en parallèle. » i n S Il faut trouver une solution pour m le e · uto e lEn septmans, 75 %ur chambre ? e i des jeunes accompagnés par la maison les jeunes qui sortent. C’est déjà bien qu’on e S om r mi l’a n d h · u c Sainte-Adélaïde-de-Bourgogne sont sorait une solution pour toi. Qu’est-ce que tu i S no e m le e on e i d tis avec un toit et un emploi. si je n’ai pas d’autres chambres e u20 ans, r enoestmjustement d proposer ? » ut inenvisages to in À Paris,chAsnaïne, e à te « ·J’irais chez mon coul a n u ’ S l Cem sin etujer travaillerai a em àlela dernière o · e t i étape avant sa sortie. pour payer le loyer », e e répond S Asnaïne. h ursoir-là,miliereçoit lla’auvisite ndedson éducam · h c Son éducatrice essaie o c iede lui faire i n o le e · S trice, e e Danielle. Dans quelques semaines, accepter que prendre soin l m e o d n d m d’unutpetit r qu’il pari o o t il devrainquitter lahe colocation frère de 17 ans est une situau n àrporter le pour a très ilourde n · c jeune· Sde la fondation ’ l om l’au tageemavec unleautre o tion tdonc sade le jeune mhomme uinsiste.m« ieQuandlui.onMais e u e i S r h e car son contrat jeune majeur et est a in ch e · o cprise enSucharge m ’ d l e se terminent. Arrivé du mai mère m’andit, à partir de maino de m le parti, m · à 16 ans, in ur l Pakistan e de Zaïne », n to et ladmère e e r avec son petit frère de tenant, tu es leupère i o o n t h u i S n l’a« Je meinrappelle, quand tu uil termine SEn toexplique-t-il. ans, un CAPccarreleur. m a · ’ e e · onom13 l l e e je t’ai editmqu’un jour tu pourrais e et soit’au es arrivé, attendant qu’il trouve du travail i r h d e t c u d l vivre n avecetonchfrère, mais pour l’instant ce mson éducaautonome, i S e o l e · ’l au min complètement nchambre tricer lui a proposé explique Danielle. Tu dau sein emn’est pas e une r l possible, o uservicemiÓscar-Romero, n t h u e i S du dédié à l’acdois d’abord penser à toi. Quand tu auras umineursmnon accomc réussi S h e · compagnement a o · c ’ e des à tout régler pour toi, tu pourras l e r l ie n e e mi pagnés. h o t Mais c hommeSurefuse d’ym t’occuper de lui. » À la fin de l’entretien, d le jeune o ’aualler. « inLeur e l n · nesto le Danielle promet au jeune homme d’estrouver un logement l r e to de plus i m o pas sayer de lui trouver quelque chose qui lui u difficile, surtout quand ils tn’ont e S m u · h a Mais plaise. À la fondation Apprentis d’Auteuil, o confiel’Danielle. n c encore de revenus, n pas. » Installée sera mis en œuvre pour que chaque mi r le onomneilese abandonne e o tà Asnaïne,d Danielle tentedansde tout u u le salon face jeune ait la meilleure issue possible. « Ils n il ne veut pas de la n’ont pas ’a pourquoi i S toncomprendre l · fait tout ce chemin pour finir à la e edemlogement qui lui est faite. rue », conclut e ’au proposition d Danielle. • h l n c i de em r le ch · Su e r l ie

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REGARDS REGARDS

Fraternités

Les associations multiplient les initiatives et débordent d’idées pour donner corps à la fraternité. Chaque saison, vous trouverez ici des idées, des noms et des pistes. Par Philippe Clanché

Madagascar – La carpe et le riz Les paysans malgaches pratiquent depuis des siècles la rizipisciculture, élevant notamment des carpes dans leurs rizières. Depuis 2017, l’ONG française APDRA Pisciculture Paysanne mène le « Projet d’aquaculture durable à Madagascar – Composante 1 ». Il s’agit de soutenir l’activité de 3 000 pisciculteurs travaillant dans les zones enclavées des hauts plateaux du centre de l’île. Ces régions sont plus sensibles que d’autres aux aléas climatiques,

sécheresse ou inondations, dramatiques pour les petites exploitations. L’APDRA aide les pisciculteurs à se procurer les alevins en mettant en place des écloseries paysannes et leur permet d’être formés aux meilleures techniques développées localement. Le rendement obtenu et la sécurisation des productions améliorent l’alimentation des familles et leurs conditions de vie. Rens. : www.apdra.org ou 01 69 20 38 49

Nîmes – Un atelier d’écocouture Dans la préfecture du Gard, l’Association protestante d’assistance (Apa) est reconnue d’utilité publique depuis… 1906. Cent cinquante bénévoles encadrés par deux salariés et une volontaire en service civique viennent en aide à quelque 5 000 personnes, dont une moitié d’enfants. L’Apa a ouvert cet automne un atelier d’écocouture pour permettre à des femmes précaires de créer et de réaliser des sacs à main. La matière première vient des tissus inutilisables récupérés au vestiaire de l’association. La cagnotte en ligne lancée en octobre a rapporté, en quinze jours, les 4 000 euros nécessaires, montant doublé par la Fondation Monoprix, qui a récompensé le projet dans le cadre de son programme « Femmes et solitude ». L’Apa a pu se procurer les quatre machines à coudre et les accessoires indispensables pour ouvrir un atelier avec une dizaine de femmes. Au-delà de la convivialité vécue par les couturières, l’objectif est de valoriser leur savoirfaire et de vendre leurs productions lors du marché artisanal de Nîmes cet été. Rens. : apa30.fr ou 04 66 58 25 27 96 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020


France – La dignité par l’hygiène La prise en charge des besoins d’hygiène des femmes sans domicile est la raison d’être de l’association Féminités sans abri. Créée en Gironde en 2017, elle ne cesse d’étendre son action. Grâce à des dons de particuliers ou de marques de cosmétiques – notamment des échantillons – et des collectes effectuées devant des magasins, les 70 bénévoles confectionnent différents types de kits : pour femmes – avec des serviettes hygiéniques –, hommes et familles. Dans plus de trente départements, ils – surtout elles – les distribuent lors de maraudes ou les livrent dans des centres d’hébergement, structures d’accueil de jour ou foyers pour femmes battues. En Île-de-France, les trousses sont données aux associations spécialisées. L’association confectionne aussi des kits de maquillage et organise des séances de manucure pour soulager des mains abîmées par la rue. Rien qu’au deuxième trimestre 2019, 12 500 trousses ont pu être données. Grâce à une collecte en ligne et le soutien de la Fondation Monoprix, l’association prépare pour 2020 l’installation de casiers individuels pour mettre des kits à disposition chaque mois. Rens. : feminitesansabri.fr ou feminitesansabri@gmail.com

Salvador – Le bio, une expérience partagée Entre deux expériences de sortie de la précarité, même vécues à des milliers de kilomètres, dans des contextes économiques très différents, les échanges peuvent être féconds. Forte de cette conviction, le Comité français pour la solidarité internationale, plate-forme associative qui regroupe vingt-quatre organisations, a lancé le programme « Coopérer sur des enjeux partagés : une alternative à l’aide ? ». Dans ce cadre, l’ONG mène actuellement un projet jumelant un groupe de paysans de Comasagua (Salvador) à 300 personnes en précarité à Montauban (Tarn-et-Garonne). Dans les deux

cas, la voie de l’agriculture biologique a été choisie pour sortir de la misère. Les Salvadoriens cultivent des parcelles en bio et diffusent désormais leur production selon le modèle des Amap, la vente directe de proximité auprès d’acheteurs qui s’engagent pour plusieurs mois. À Montauban, un jardin solidaire a vu le jour avec la participation d’élèves d’un lycée agricole et l’appui de l’antenne départementale du Secours populaire français. Plusieurs missions ont permis aux acteurs des deux programmes de se rencontrer et de confronter leurs expériences. Rens. : www.cfsi.asso.fr ou 01 44 83 88 50

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© Roberto Frankenberg 98 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN HIVER 2018


En plongée dans l’histoire de l’islam

L’universitaire tunisienne Hela Ouardi vient de publier aux éditions Albin Michel un deuxième volume des Califes maudits, intitulé À l’ombre des sabres. En remontant aux origines de l’islam, elle tente d’éclairer un présent tumultueux à la lumière d’un passé émaillé de cruauté. Une violence fondatrice que certains cherchent à transposer aujourd’hui.

Témoignage chrétien – C’est en 2012 que vous commencez à vous plonger dans l’histoire de l’islam. Pouvez-vous revenir sur l’événement fondateur qui vous y a incitée ? Hela Ouardi – Ce désir de comprendre les origines de l’islam m’habite en fait depuis le 11 septembre 2001. À cette époque, on entendait parler de l’islam partout. On baignait dans une cacophonie de discours émanant de théologiens, de politiques, d’historiens… Quant à moi, je ne savais pas qui croire. Et je sentais que, pour faire le tri, il allait falloir revenir à la source. C’est un concours de circonstances qui me pousse, en 2012, à me lancer dans ce travail. J’ai alors fini mon cursus académique en littérature française, pétrie du regret d’avoir abandonné la langue arabe, quand survient un incident à l’ambassade américaine. Le 14 septembre, en sortant de la prière du vendredi, des fanatiques mettent le feu à une partie de l’ambassade au moyen de bidons d’essence, pour dénoncer la diffusion sur YouTube d’un docufiction intitulé L’Innocence de l’islam – une caricature de Muhammad ! – consacré au Prophète. Nous sommes tout juste trois jours après l’assassinat de l’ambassadeur des ÉtatsUnis à Benghazi, en Libye. C’était le déclic que j’attendais. J’ai commencé à me renseigner sur le Prophète et programmé un planning de lecture. Je n’avais pas pour projet d’écrire, seulement de m’informer, me cultiver et développer des arguments afin de m’y retrouver dans cette cacophonie ambiante. C’était d’abord un cheminement personnel puisque, sans appartenir à une famille conservatrice, j’ai été élevée dans un milieu de musulmans pratiquants. L’islam, c’est la religion de mes grands-parents et de mes arrière-grands-parents. LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 99


GRAND ENTRETIEN // EN PLONGÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ISLAM

De la mort du Prophète aux conflits de succession, jusqu’aux guerres d’apostasie menées par le premier calife, c’est une histoire des origines émaillée de violence et de cruauté que vous racontez… J’aime bien ce terme de « raconter ». Ma devise se résume en une phrase de Montaigne : « Je n’enseigne point, je raconte. » La littérature est liée à la construction d’un savoir, c’est un des modes privilégiés d’accès à la connaissance. On apprend beaucoup sur le xixe siècle dans La Comédie humaine de Balzac ou Les Rougon-Macquart de Zola. Ce sont des documents ! Si j’ai choisi de présenter l’histoire de l’islam sous la forme du récit, c’est parce que j’attribue à celui-ci plusieurs vertus. Primo, la narration chronologique m’a aidée à mettre de l’ordre dans une masse d’informations par nature diffuses et éclatées. Les textes de la tradition musulmane sont comme des saynètes qui n’ont pas forcément de liens entre elles et présentent parfois plusieurs versions d’un même épisode. Un peu comme Les Caractères de La Bruyère. Secundo, le récit permet à un lecteur non spécialisé de suivre les événements sans avoir l’impression d’être manipulé par un auteur qui ferait un zoom sur un événement plutôt qu’un autre. C’est un pacte de confiance : je livre au lecteur une information qu’il peut interpréter comme il veut, d’autant que j’évite au maximum de faire des commentaires. Tertio, la mise en intrigue dispense de la problématique. Elle permet de ne pas se retrouver pris en tenaille entre deux hypothèses contradictoires : d’un côté l’islam est une religion de fous furieux, méchants et agressifs, de l’autre c’est une religion de gens gentils qui voulaient de bonne foi propager la parole de Dieu. Je ne prends pas parti pour l’une ou l’autre, si bien que ce thriller politique a le mérite de désamorcer les polémiques. C’est une fenêtre sur une histoire étrange car étrangère, dans laquelle on entre sur un mode presque ludique. Ce travail d’excavation contribue-t-il à éclairer le présent à la lumière du passé ? Cette partie de l’histoire n’a d’intérêt à mes yeux que dans la mesure où elle fournit des clés pour comprendre notre présent. La violence que je raconte dans À l’ombre des sabres et même avant, autour de la mort du Prophète, est aujourd’hui réactivée. Elle se cristallise autour du concept politique de califat, qui resurgit avec Daech alors qu’on le croyait enterré depuis la chute de l’Empire ottoman au début du xxe siècle. Récemment, nous avons connu plusieurs manifestations de violence religieuse, depuis la révolution iranienne jusqu’aux attentats du 11 Septembre, mais il n’y avait pas de revendication de construction d’un État. Les révolutions iraniennes mettaient en jeu les chiites, qui croient que le califat est une supercherie. Quant à l’Al-Qaïda de Ben Laden, c’était un groupe armé qui n’avait pas d’objectif politique précis. Au contraire, Daech repose sur un système hiérarchique qui possède l’appellation d’État, avec un chef désigné. C’est un véritable remake que nous sommes en train de vivre en ce xxie siècle. Daech ne veut pas réactiver le califat abbasside ou omeyyade, mais le premier califat ! Son dispositif respecte le protocole de l’allégeance, marqué par un discours d’investiture, faisant ainsi écho à ce qui s’est passé au lendemain de la mort du Prophète. Son chef [Ndlr : tué fin octobre lors d’une opération américaine en Syrie] avait d’ailleurs choisi pour pseudonyme Abou Bakr al-Baghdadi, en hommage au tout premier

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calife de l’histoire de l’islam, qui portait déjà le nom d’Abou Bakr. Voici une manière de dire que l’avenir de l’islam, c’est son passé. En Tunisie, on a vu apparaître des partis à tendance religieuse qui, pour présenter leur programme, font très souvent référence au califat comme modèle politique infaillible. C’est une tendance qui repose sur le fantasme d’un paradis perdu pour les musulmans, car le califat correspond à une période de gloire, de triomphe militaire, d’hégémonie. Il est naturel pour un monde musulman écrasé par le ressentiment et la lourde facture de la colonisation de regarder vers le passé pour y trouver ce qui peut être exploité en vue de remonter la pente. Mais, aujourd’hui, cette réactivation intervient de manière aussi caricaturale qu’atroce. En quoi l’historicisation de l’islam est-elle salvatrice à vos yeux ? Ce n’est pas parce que l’islam contient en lui les graines du fanatisme qu’il est devenu une religion un peu anachronique qui a tant de mal à entrer dans la modernité. C’est parce qu’il a été coupé de ses origines historiques ! Autrement dit, ce rejet de la modernité n’est pas dû à quelque chose d’essentiel dans l’islam. Cette religion a déjà fourni la preuve qu’elle pouvait être très moderne avant que son passé ne se fige, ne se fossilise, jusqu’à nous devenir étranger. Il y a un trou noir dans notre relation à l’islam, que nous ne nous sommes pas appropriée à travers l’image ou la dramatisation. Je trouve très curieux qu’un personnage comme Muhammad, qui appartient – avec Jésus, Moïse, Alexandre Le Grand et Napoléon – à ce club très fermé d’une dizaine d’hommes ayant changé l’histoire de l’humanité, n’ait jamais été représenté dans un film. On ne veut pas heurter les musulmans, qui interdisent la représentation de leur prophète, mais il faut savoir que ce dogme de l’interdiction a fait l’objet d’une très grande controverse religieuse ; c’est une construction théologique très tardive, qui a été le fruit de discussions infinies entre les théologiens. Avant le mien, il n’existait pas non plus de livre sur ces premiers califes qui ont changé le monde. Je rêve d’une grande fresque télévisuelle sur une chaîne publique qui raconte qui était Muhammad, ou au moins qui étaient les califes. Si je trouve un producteur assez fou pour faire un documentaire ou un téléfilm, je signe tout de suite ! Ce serait un tournant dans l’histoire. N’ayant pas fait ce travail de mise en scène des premiers temps de l’islam, on a laissé la place à la caricature. À tel point que certains veulent aujourd’hui ramener cette religion à ce qu’elle était aux origines, comme un objet venu d’une autre planète qu’on essaierait d’imposer aux populations du xxie siècle. Vous a-t-on reproché de mettre trop l’accent sur la violence de l’islam ? C’est arrivé, bien sûr. Et je réponds que c’est la violence fondatrice de l’histoire en général, surtout quand elle est mêlée de conflits religieux. Durant la guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre, on ne s’envoyait pas des bouquets de fleurs. Les conquêtes de Napoléon, ce n’était pas non plus de la blague, et le massacre de la Saint-Barthélémy n’a rien d’un fantasme. Ce qui est dangereux en islam, c’est que cette violence a été sacralisée. Le djihad est devenu un dogme quasiment plus important que le jeûne de Ramadan. Une fois encore, je ne pense pas que l’islam soit essentiellement violent, mais plutôt qu’on assiste là à une dérive.

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GRAND ENTRETIEN // EN PLONGÉE DANS L’HISTOIRE DE L’ISLAM

Pour l’auteur Rachid Benzine, « les passages violents des textes sacrés doivent être ramenés à leur contexte d’origine ». Il explique dans la presse belge que « tous les textes sacralisés qui sont entrés dans l’histoire ont des passages violents qui sont l’écho et souvent la surenchère de moments historiques particuliers et donc conjoncturels ». « Il est donc tout à fait important, ajoute-t-il, de se donner une connaissance historique de ces moments, dont la violence n’est pas en soi transposable, d’autant plus qu’à travers le texte, on n’accède qu’à la parole violente et non à ce qui s’est réellement passé. » Qu’en pensez-vous ? Je suis entièrement d’accord pour dire que la contextualisation est nécessaire, mais, à mon avis, celle-ci se heurte en islam à un mur : le texte coranique. Si la violence était seulement présente dans les hadiths, on pourrait la désamorcer. Mais on la trouve aussi dans le Coran ; or, comment expliquer que la parole de Dieu doit être contextualisée ? Même s’il me semble évident que les appels à la guerre sacrée ou à l’amputation de la main du voleur doivent l’être, tout autant que les versets de la tolérance, qui correspondent à une période où le Prophète était plutôt dans une situation de fragilité et devait user de moyens diplomatiques pour tirer son épingle du jeu. Que répondez-vous à ceux qui questionnent la fiabilité des sources – le Coran comme les hadiths, qui consignent les dits et faits du Prophète – que vous utilisez ? Mes livres s’appuient sur des sources concordantes. Pour un même épisode, il m’arrive de me référer à trois ou quatre écrits différents – ce qui indique non pas un degré de vérité puisque ces textes ont été écrits longtemps après les événements, mais du moins un certain consensus autour de l’événement en question. Je suis cependant consciente des limites des sources dont nous disposons, limites auxquelles je consacre la postface des Derniers jours de Muhammad. Mais nous n’avons rien d’autre sur quoi nous appuyer. Rejeter ces sources, c’est accepter l’idée que l’islam soit un pur fantasme. Même le Coran est concerné par cette problématique dans la mesure où nous ne disposons pas de version de ce texte datant de l’époque du Prophète ! D’ailleurs, il existe une tendance négationniste qui affirme que Muhammad n’a jamais existé, à laquelle je réponds : Qu’importe ! Que Madame Bovary soit un personnage de fiction ne l’empêche pas d’être très intéressante à étudier en tant que symptôme. Le politiste Gilles Kepel souligne que votre travail a le mérite de croiser des sources chiites et sunnites. Qu’est-ce que cela enseigne ? Dans ma quête de vérité, j’essayais de faire parler des adversaires, pour être dans la posture la plus neutre possible. Comme la succession est la question fondatrice du conflit entre sunnites et chiites, je voulais arriver à une version de l’histoire dans laquelle les deux prendraient la parole. Or, à ma grande surprise, j’ai découvert que les sources chiites et sunnites étaient d’accord ! La différence entre les deux est plus stylistique qu’historique : les chiites étant du côté des persécutés, ils manient davantage le pathos et l’exagération dans leurs écrits que les sunnites. Mais, si on s’en tient aux faits, ces sources disent la même chose, à quelques nuances près. Les différences qui existent à l’intérieur du sunnisme lui-même, qui

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abrite plusieurs écoles juridiques, dont certaines sont plus souples que d’autres, ne sont pas moins intenses que celles qui séparent les sunnites des chiites. Tous croient au même prophète, tous possèdent le même Coran et tous s’appuient sur les cinq piliers de l’islam. Le conflit sunnite/chiite est donc une aberration historique, outre qu’il est anachronique puisque toutes les personnes concernées sont mortes depuis quatorze siècles. S’il refait surface aujourd’hui, c’est pour des raisons essentiellement politiques qui opposent d’un côté le camp saoudien et de l’autre le camp iranien, l’islam arabe et l’islam non arabe, ceux qui pensent détenir un leadership naturel sur le monde musulman parce qu’ils vivent sur la terre d’origine de l’islam et les autres, qui disent que la civilisation islamique n’aurait pas connu un tel rayonnement sans l’apport des scientifiques perses… C’est une manière de manipuler les problèmes du passé transposés tels quels, comme s’ils étaient éternels. À l’ombre des sabres, votre dernier livre, s’achève sur le début du règne d’Umar, qui l’inaugure en réduisant les femmes au silence… L’islam est né de la persécution des femmes. La première victime, c’est la propre fille du Prophète, qui a été écrasée et sans doute tuée. Dans La Déchirure, je montre comment celle qui aurait dû être inattaquable dans la hiérarchie des femmes a été maltraitée au lendemain de la mort de son père. Pourquoi Fatima a-t-elle été agressée chez elle par des personnes venues brûler sa maison ? Comment se fait-il qu’elle soit morte à même pas 30 ans ? A-t-elle été tuée ? Et par qui ? Quand elle vient demander sa part d’héritage, on lui répond qu’elle n’a pas le droit d’hériter de son père, qui est un prophète. Elle prononce un discours de malédiction contre les compagnons de son père et elle mourra malgré les tentatives qu’ils feront de se réconcilier avec elle. Il s’exerce contre les femmes une violence physique et morale. Cela fait partie des fondements de la religion, ce n’est pas anecdotique. En m’intéressant à Fatima et à sa malédiction, je replace la femme au centre de l’histoire. Mon enthousiasme pour cette figure féminine de Fatima s’explique peut-être par une forme d’empathie secrète, mais surtout parce que je constate que l’un des problèmes majeurs de l’islam tient au regard dépréciateur qui est porté sur la femme. Je trouve scandaleux qu’une religion puisse consacrer son infériorité. Dans le cadre d’une succession dynastique, c’est elle qui aurait dû prendre la place de son père. Ne s’agit-il pas justement d’une succession par élection ? En principe, oui. Mais, en réalité, les quatre premiers califes sont de la même famille, rattachés au Prophète par les femmes : les deux premiers sont ses beaux-pères et les deux suivants ses gendres. D’autres étaient plus proches de Muhammad, alors pourquoi ces quatre hommes ont-ils émergé si ce n’est en raison de ces liens de parenté ? La succession passe par le canal féminin. Sans parler de la première femme du Prophète​, qui est à l’origine de toute la prophétie. Propos recueillis par Marion Rousset.

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L'automne de la bêtise

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omment va la bêtise ? Elle se porte à merveille. Ces temps-ci, elle s’arme de ciseaux, les ciseaux du censeur, et de couteaux à châtrer les œuvres d’art et les pensées déviantes, faute de pouvoir faire subir le supplice d’Abélard aux créateurs, et d’enfermer les dissidents dans des camps de rééducation à une pensée plus conforme. Je ne sais si la femme parfaite est une conasse, comme l’affirmait le titre d’un assez consternant livre à succès, mais le politiquement correct et l’hystérie puritaine anglo-saxonne rendent hargneuses quelques « féministes » et adeptes d’un moralisme sans nuance, où l’intolérance le dispute à l’ignorance et à la connerie obscurantiste. Cet automne passé, il y a eu l’affaire Sylviane Agacinski, philosophe empêchée de donner une conférence à Bordeaux, où elle entendait exprimer ses réserves sur la PMA et la « reproductibilité technique » de l’être humain, la marchandisation des corps et les évidents risques d’eugénisme que ces pratiques peuvent faire courir à terme, questions qui ne sont pas tout à fait anodines et méritent en tout cas d’être débattues. Il y a eu l’affaire Polanski, dont quelques excité·e·s voulaient faire interdire l’excellent film ­J’accuse au motif que son réalisateur aurait commis

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plusieurs viols il y a quarante ans. On ignore tout de la réalité des faits, et on condamne évidemment, s’ils sont avérés, ces errements d’une époque où la soi-disant « libération sexuelle » s’est trop souvent confondue avec une forme de droit au viol, où David Hamilton était célébré comme un grand photographe avec ses jeunes filles dénudées à peine pubères qui passaient à la casserole entre deux prises de vues – il s’est d’ailleurs suicidé quand on a commencé à révéler ses turpitudes –, mais on se demande, comme on a mauvais esprit, s’il n’y aurait pas une alliance assez cocasse entre quelques militantes égarées et des officines d’antidreyfusards – il en reste dans certains milieux d’extrême droite, et même à l’armée. Des ministres – Marlène Schiappa entre autres – se sont même senti·e·s obligé·e·s d’informer le bon peuple qu’ils ou elles n’iraient pas voir le film. Quand la bêtise devient aussi politique, des abîmes s’ouvrent et le vertige vous prend. Il y a eu aussi l’affaire Gauguin. Paul Gauguin, vous savez, c’est ce peintre qui abandonna sa situation de courtier en banque, sorte de golden boy façon xixe siècle, et partit pour Tahiti, où il peignit des ­merveilles, notamment des paysages puissamment


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colorés… et, horreur, des Tahitiennes nues. À l’occasion d’une exposition à la National Gallery de Londres, des voix s’élèvent pour dénoncer cet odieux pédophile, qui se gobergea, dit-on, avec des jeunes filles accueillantes de 13 ou 14 ans, au point de les épouser. Le « scandale » a même franchi l’Atlantique. Dans le New York Times, une certaine Farah Nayeri, critique « culturelle » – on tremble pour la culture –, pose cette question d’une foudroyante pertinence : « Est-il temps d’arrêter de regarder Gauguin ? » Tu fais ce que tu veux avec tes yeux, ma cocotte, personnellement j’entends continuer, comme je vais longtemps encore admirer les œuvres du Caravage, qui fut recherché pour meurtre, et celles de Picasso, amateur de corridas et grand baiseur devant l’Éternel, signe d’une inépuisable énergie vitale et créatrice. Ce qui est triste, c’est que le New York Times est par ailleurs un opposant résolu de Donald Trump. Mais je crains qu’avec de pareils crétins le phacochère puisse dormir tranquille et se faire réélire dans un fauteuil. Je me souviens d’une interview, à la Guadeloupe, où un journaliste très gentil mais assez limité essayait de me faire dire que Jack London, dont j’ai écrit la biographie qui me valait cette invitation, était un

odieux raciste et devait être réduit à cette déplaisante attitude. Oui, il était raciste, comme la plupart des Blancs de son époque, dans une Amérique construite sur le génocide des Indiens et l’esclavage des Noirs. Raciste sans haine, élevé par une nounou noire, progressiste en politique – il fut un militant socialiste acharné –, mais avec les préjugés de son temps. À côté de romans admirables comme Martin Eden et tant d’autres chefs-d’œuvre, ses nouvelles mélanésiennes suintent un racisme latent, qui n’est peut-être pas seulement celui de ses personnages de colons blancs. Le dictionnaire Larousse du xixe siècle définissait d’ailleurs le Noir comme doté « d’une intelligence inférieure à celle du Blanc ». Et pendant qu’on y est, afin de faire chorus avec la sottise ambiante, de se vautrer dans l’anachronisme et de rire un peu, dénonçons quelques scandales. À propos de Tahiti, je propose que l’on interdise officiellement les œuvres de Diderot. Son Supplément au voyage de Bougainville est une claire incitation à la pratique de mœurs dissolues : liberté sexuelle, femmes généreuses s’offrant à la concupiscence des mâles, sans distinction du tien et du mien, et même un soupçon d’inceste. Et, dans Jacques le fataliste, LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 105


SAISONS // DISSIDENCES

on trouve l’histoire parfaitement immorale et anti­ féministe de Mme de La Pommeray, qui croit se venger des infidélités de son amant en lui faisant épouser une pute qui va le rendre, ô scandale, parfaitement heureux. Il faudrait aussi interdire la lecture de JeanJacques Rousseau, misogyne attesté pour qui la femme ne devait servir qu’au foyer et à la reproduction, et qui abandonna en outre ses cinq enfants à l’assistance publique. De même devient-il urgent de proscrire toute l’œuvre de Gustave Flaubert, qui se livra peut-être à de répugnantes pratiques sodomites avec de jeunes garçons lors de son voyage en Orient, en compagnie de son ami Maxime Du Camp, et qui promettait à ses amis, à l’occasion d’une lecture de Salammbô, de leur servir « des clitoris de négresses sautés au beurre de rhinocéros ». Il est particulièrement honteux que l’Éducation nationale ait inscrit voici deux ou trois ans à son programme de terminale Les Faux-Monnayeurs d’André Gide, ce répugnant pédophile qui s’adonna à son vice en Algérie et coursait les jeunes garçons au jardin du Luxembourg. Et que dire d’Alfred Hitchcock, qui torturait ses actrices blondes, faute de pouvoir les honorer, en leur faisant tourner des scènes d’un sadisme éprouvant, à l’instar de Tippi Hedren dans Les Oiseaux ? Et ne parlons pas de Vladimir Nabokov, l’obscène auteur de Lolita. Et tiens, si les inquisiteurs veulent enquêter plus avant, je signale que Mignonne allons voir si la rose de Ronsard, que l’on fait innocemment étudier aux enfants, est un odieux poème pédophile. La rose ? Mon œil ! C’est en fait une métaphore qui célèbre la délicieuse craquette d’une toute jeune fille. Et je ne veux pas parler des horreurs qu’ont pu écrire le marquis de Sade, et même Charles Baudelaire. Bref, on patauge joyeusement dans un anachronisme débile, dans un moralisme de puritains incultes, et on remet sur la table la vieille antienne, l’homme et l’œuvre. Comme disait Pierre Desproges à propos d’Adolf Hitler, certes l’homme politique est contestable, mais le peintre… Bonne façon de régler le débat : une grande œuvre n’est jamais le fait d’un médiocre, pas plus que d’un monstre absolu.

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Crétin digital

C’

est un livre de Michel Desmurget, chercheur en neurologie. Il a pour titre La Fabrique du crétin digital (Seuil). Un succès de librairie, distingué par une mention spéciale du jury du prix Femina essai, mais on craint que ce ne soit qu’une goutte d’eau, un rempart insuffisant contre l’invasion des écrans, dont les conséquences sont calamiteuses, surtout chez les plus jeunes. On connaît tous des parents irresponsables qui laissent pendant des heures leurs bambins devant une télévision, un écran d’ordinateur, ou un smartphone à la main, solution aisée pour avoir la paix, sans parler de nuits entières passées sur les jeux vidéo en ligne. On croise sans arrêt des gamins ou des adolescents hébétés par des nuits sans sommeil, accrochés à leur téléphone comme à un doudou régressif, branchés sur les réseaux sociaux ou des sites peu recommandables. Même l’Éducation nationale s’y met : nombre d’établissements fournissent gratuitement une tablette digitale aux élèves, en remplacement des manuels scolaires, lourds dans les sacs et dévoreurs de papier. Le problème, c’est que les connexions Internet ne sont pas verrouillées. Devinez ce que font les gamins en douce, pendant les cours. Cherchent-ils avidement à se connecter aux problèmes de maths ou aux grands textes de la littérature ? Les profs doivent veiller au grain. On peut imaginer à quel point cela simplifie le métier. Mais ce n’est pas le plus grave. Michel Desmurget expose les résultats de longues recherches sur les conséquences de la calamité digitale, notamment chez les adolescents : obésité, risques cardio-vasculaires, en raison notamment de la désaffection pour le sport qu’entraîne ce mode de vie ; agressivité, dépressions, conduites à risques quand l’influence des écrans propose des modèles virtuels dangereux si on les met en pratique ; QI en berne, capacités intellectuelles en déclin dans les domaines du langage, de la mémorisation, et bien sûr de la concentration : quand on pense que la machine peut tout faire, on peut laisser le cerveau en jachère, ​c’est moins fatigant.


Journal d’un directeur d’école élémentaire publique en zone d’éducation prioritaire

Lundi 19 août 2019 La canicule avait laissé place à des températures plus respirables et je retrouvais les cinq platanes de la cour, les feuilles brûlées par le soleil ainsi que le haut bâtiment de pierre, qui avait bien mérité le repos des grandes vacances. Par réflexe sans doute, je retrouvai la clé de l’entrée principale de l’école dans mon trousseau à faire pâlir Passe-Partout. Avec Fort Boyard, celuici avait fait les belles heures de nos samedis soir d’été en famille. « Il faut bien reprendre un jour. » Grimpant une à une les marches du grand escalier qui menait à mon bureau, je me répétai cette phrase inlassablement. Mais cette reprise n’était qu’une date sur le calendrier, une date que j’avais choisie sans la choisir, une date qui s’était imposée par nécessité, par besoin, lorsque le travail à la maison ne suffisait plus, lorsqu’il fallait que je sois physiquement présent dans mon bureau de directeur. Lorsque je n’avais plus eu le choix. Le hasard avait voulu que ce soit un lundi, pour le symbole sûrement et avec l’énergie du renouveau. J’étais encore loin de la prérentrée officielle et aucun journaliste n’écrirait d’article sur ma présence ici au milieu des craies et des cahiers. J’étais seul. Mon bureau était tel que je l’avais laissé le 5 juillet au soir, le parquet ciré et les carreaux lavés comme uniques différences. Lessivé, harassé, épuisé, je l’avais fui ce bureau, j’avais décampé sans le moindre regard, sans me retourner sur l’année éreintante qui venait de s’écouler. J’avais ressenti le besoin irrépressible de faire le vide, de me retrouver avec femme et enfants sur une plage à contempler le ressac de l’océan. Las, j’avais ressenti ce besoin d’être loin de l’école qui obsédait mon quotidien, d’oublier l’année précédente pour mieux en démarrer une nouvelle. De faire le vide pour mieux rebondir. Je descendis la chaise que les dames de service avaient retournée sur mon bureau pour mieux nettoyer et j’allumai le vieux PC. Il ronronnait LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 107


SAISONS // JOURNAL D’UN DIRECTEUR D’ÉCOLE

tel un chat content de retrouver son vieux maître. Comme je n’avais pas oublié qu’il lui fallait de longues minutes pour s’allumer, je pris le temps de faire le tour de l’école, comme un concierge qui retrouverait son vieil immeuble. Les toilettes des élèves étaient en travaux et la fin du chantier semblait loin : des tuyaux en plastique gris bouchaient le passage et des gaines rouges et bleues sortaient au hasard du carrelage fraîchement posé. Je n’étais pas sûr que tout cela puisse être terminé pour la rentrée et il fallait que je lève ce doute. De retour dans mon bureau, je décrochai le téléphone, content de connaître encore par cœur le numéro de la mairie : au bout du fil – j’avais encore un téléphone filaire –, la secrétaire m’informa que le chef des services techniques était en vacances, de même pour son adjoint et pour le responsable des affaires scolaires. Devant mon insistance, elle dut tout de même se résoudre à me passer quelqu’un. Le sous-sous-chef ne comprit pas mon inquiétude et conclut qu’après tout les élèves pourraient se passer de WC à la rentrée. Circonspect, je raccrochai. Les icônes de mon Windows Sweet commençant à peine à s’afficher, il était temps pour moi de consulter le répondeur. La voix métallique débita : « Il y a 42 jours : “Bonjour Monsieur. Je suis la maman de Jacq. Il change d’école à la rentrée et on me demande un certificat d’intégration. Pourriezvous me le faire parvenir très vite ? Merci.” » Je notai sur un bout de Post-it : certificat de radiation – Jacq – J’avais bien mis le q au lieu du k, m’étant habitué à l’orthographe peu académique de son prénom. La voix de robot reprit : « Il y a 38 jours : “Bonjour. J’aimerais savoir quand sera la rentrée. Vous l’avez pas dit aux enfants… Je dois prendre 108 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

un RTT. Je suis pas toujours en vacances, moi. Merci d’me rappler.” » J’eus beau me creuser la tête, je ne reconnus pas la voix de ce papa. Il n’avait sûrement pas manqué de déverser tout l’été son fiel sur moi et mon manque de réactivé. « Il y a 35 jours : “Bonjour Monsieur. C’est à nouveau la maman de Jacq. Je n’ai toujours pas reçu le certificat d’intégration. Je ne sais pas ce que vous faites mais c’est urgent.” Il y a 32 jours : “Bonjour. Ici la société TerrMit, pourriez-vous nous rappeler afin de convenir d’un rendez-vous ? Votre charpente doit être vérifiée. Savez-vous quels peuvent être les dégâts causés par les term…” » Je passai directement au message suivant. « Il y a 31 jours : “Bonjour. Toujours la maman de Jacq. J’attends toujours. C’est pas possible…” Il y a 31 jours : “Bonjour. C’est le papa de Jacq. Ma femme vous a laissé plusieurs messages. Je vais venir le chercher ce certificat si ça continue. C’est incroyable ça !” » Assis sur ma chaise, tapotant le bureau avec la pointe de mon stylo, je laissai la sonnerie se perdre dans un écho jusqu’à ce que la voix métallique y mette fin : « Il vous reste deux minutes d’enregistrement. » Lundi 2 septembre 2019 La rentrée. Même si nous nous étions tous réunis officiellement autour d’une table quelques jours auparavant lors de la prérentrée, c’était différent aujourd’hui. La douce pression qui précédait le moment de se retrouver dans la cour face aux élèves et aux parents pouvait se lire sur le visage de mes collègues. Et sur le mien aussi. Les travaux dans les toilettes s’étaient terminés sur le fil et elles étaient, pour mon plus grand soulagement, opérationnelles. Je tenais les listes fermement, ne souhaitant pas voir le cauchemar qui précédait depuis dix ans


Christine Renon Christine Renon, 58 ans, était directrice d’une école maternelle de Pantin en Seine-Saint-Denis. Après avoir envoyé une lettre expliquant son geste à son inspecteur et à ses collègues directeurs du secteur, elle s’est suicidée le samedi 21 septembre dans son école, ce qui a provoqué une vive émotion dans l’ensemble de la communauté éducative. chaque rentrée, dans lequel je me retrouvais sans rien dans les mains au moment de l’appel, devenir réalité. J’étais serein en rejoignant les parents d’élèves soulagés et les enfants aux mines renfrognées. Je retrouvai les élèves avec bonheur, même si je cachais un enthousiasme plus marqué à la vue de certains d’entre eux. Jacq n’était pas là. Comme convenu au téléphone avec ses parents, je leur avais envoyé le certificat de radiation en m’excusant de ne pas l’avoir fait plus tôt. Je m’en étais de suite voulu de m’être ainsi rabaissé, mais ce métier est aussi fait de concessions. Les prénoms défilaient un à un, vidant au passage la cour des adultes présents, non sans les dernières embrassades d’usage ou les derniers baisers déposés sur la paume d’une main, envoyés au gré du vent jusque sur la joue de leurs petits derniers. Par tradition, je terminai par ma classe, qui se formait petit à petit devant mes yeux, au rythme des noms ânonnés. Je saluais les parents encore présents avant de faire avancer le groupe, à l’arrière duquel je me plaçai, le regard tourné vers cette nouvelle année qui débutait sous un timide soleil. Jeudi 26 septembre 2019 Les trois semaines s’étaient enchaînées avec l’habitude du quotidien de l’éducation prioritaire : des amourettes de grands, des lacets à faire, des parents à calmer, des câlins de petits, des lacets à refaire, des parents à rassurer, des mains données, des dessins

échangés, des punitions infligées… jusqu’à Christine Renon. « Aujoud’hui, samedi, je me suis réveillée épouvantablement fatiguée, épuisée après seulement trois semaines de rentrée. […] » J’avais relu sa lettre maintes fois, n’arrêtant pas de me demander comment je pouvais me retrouver autant en elle, comment elle avait pu lire en moi comme dans un livre ouvert. Lorsque j’avais appris son terrible geste, je venais de finir la mise à jour des « plans de sécurité » – elle les avait ainsi nommés dans sa lettre et je m’étais fait la réflexion de l’aberration de ce qu’on me demandait depuis plusieurs années. L’année 2015 avait vu le terrorisme faire son retour en France, touchant avec horreur et effroi une salle de rédaction, un concert et des terrasses de café. Paris était meurtri, Nice avait suivi. Puis Trèbes, puis Strasbourg… Personne n’était à l’abri. Les menaces étaient claires, le plan Vigipirate était renforcé et la charge de travail alourdie. On me demandait d’être vigilant comme si je ne l’étais pas avant, comme si on pouvait entrer dans mon école comme dans un moulin. On me demandait de filtrer les entrées, de fouiller les sacs, de vérifier les identités. On me demandait de mettre à jour mon PPMS, l’Éducation nationale aimant faire la part belle aux sigles. J’avais reçu mail sur mail, me rappelant qu’il était temps de renvoyer ce « plan particulier de mise en sûreté attentat/intrusion ». J’étais resté des heures et des heures sur ce dernier pour réviser mes plans d’évacuation, pour modifier mes salles de classe, pour réaliser le trombinoscope – ménageant les susceptibilités de celles et ceux qui ne voulaient pas être pris LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 109


SAISONS // JOURNAL D’UN DIRECTEUR D’ÉCOLE

J’étais à mi-temps dans ma classe et à mi-temps dans le bureau, alors que mes missions d’enseignant et de directeur occupaient chacune tout mon temps. en photo –, pour actualiser les listes de classe, pour m’épuiser sur une paperasserie que je ne pouvais juger qu’utile. L’absurdité de la situation m’avait sauté au visage comme une claque alors que, sur Google Earth, je zoomais sur le haut bâtiment de pierre : j’avais fait une capture d’écran que j’avais ajoutée au document. Je l’avais annoté, prévoyant les différents cas, anticipant les possibles fuites, devançant les différentes attaques (kalachnikov, armes blanches, bombes…) jusqu’à ce que se pose la question du signal. Je me souviens d’avoir ri. J’avais ri sur ce que j’étais en train de faire sans formation aucune, sans l’aide technique d’un policier qui aurait pu être spécialisé dans ce genre d’incident. J’avais ri parce que le rez-de-chaussée de mon école était une maternelle où les parents déposaient leurs enfants tous les matins et tous les après-midi. J’avais ri car, bien entendu, nos deux écoles communiquaient et que n’importe qui de mal intentionné aurait pu grimper les étages et s’adonner à un carnage. J’avais ri car le seul signal cohérent qu’on nous avait conseillé était un sifflet. J’avais ri car nous l’avions porté au cou, ce sifflet, comme des arbitres attendant un drame qui ne venait heureusement pas. J’avais ri lors du premier exercice qu’on nous avait demandé de réaliser. Le signal était parti de la maternelle, lieu de la possible intrusion : personne n’avait pu l’entendre. Et pourtant j’avais tendu l’oreille dans la cage d’escalier, attendant vainement que le son 110 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

strident parvienne à mes tympans. J’avais ri parce que je m’imaginais comme ces sauveteurs, à la fin de Titanic, qui sifflaient en vain, slalomant entre les cadavres, n’arrivant finalement à ne sauver que Rose. J’avais ri parce que j’étais de nouveau seul face à une responsabilité trop grande pour moi. Et si une intrusion devait se produire ? Et si cela se transformait en prise d’otage ? Et si les équipes de police devaient avoir à sortir mon PPMS avant d’intervenir ? Et s’il y avait des erreurs ? Et si, par mon unique faute, il devait y avoir plusieurs dizaines de morts ? Et si cette responsabilité était trop lourde à porter ? Ce 26 septembre, j’avais envoyé mon « plan particulier de mise en sûreté attentat/intrusion », avec une pensée émue pour Christine Renon, et j’avais éteint mon PC, jugeant qu’il avait assez ronronné pour la journée. Vendredi 11 octobre 2019 Il pleuvait, ce qui était le cas depuis quelques semaines, comme si le ciel avait voulu accompagner ma tristesse. J’avais espéré qu’on prenne la mesure de la douleur des directeurs, qu’on fasse autre chose que la création d’un observatoire, mais s’il y a bien une chose d’immuable, c’est que les politiques passent et que les enseignants restent. Tout était prêt pour les élections des représentants des parents d’élèves : le café, les tables, l’urne, les bulletins de vote, les enveloppes. Je n’attendais plus que les deux mères prêtes à tenir le bureau électoral. Elles étaient arrivées alors qu’elles venaient de déposer leurs enfants. À leur demande, j’avais


aussi préparé du scotch, des ciseaux, du papier. Elles avaient les livres de la bibliothèque à couvrir, souhaitant éviter l’ennui à tout prix. J’avais attendu avec elles l’électeur ou l’électrice, en vain, et nous nous étions rabattus sur le tri des votes par correspondance en jouant au chat et à la souris avec la liste électorale. Nous avions longuement cherché le nom de la maman de Salomé : séparée du papa puis remariée, elle avait changé de nom au gré des années scolaires et j’étais aussi perdu qu’au milieu d’un épisode de Dynastie. C’était une des mamans qui l’avait trouvée et, alors qu’elle pointait du doigt une des lignes, ma respiration s’était figée car, juste au-dessus de son index, un nom m’interpellait. Comment était-ce possible ? Jacq, ou plutôt son père, apparaissait sur cette liste comme possible votant alors que son fils avait quitté l’école depuis de longues semaines. J’espérais au fond de moi que personne ne remarque cette erreur car il était hors de question que j’en parle à l’inspecteur. « On a vu des élections annulées pour moins que ça ! » aurait-il bougonné. Ce fut une troisième maman qui me sauva la mise en frappant à la porte. J’avais laissé le trousseau sur la serrure et je lui ouvris : « C’est l’heure des réjouissances ! » Comme lors de chaque élection à cette heureci, cette mère apportait le thé à la menthe et des gâteaux algériens. Je n’arrivais jamais à retenir le nom de ses douceurs mais, année après année, je n’en oubliais jamais la saveur. « Comment va-t-on faire lorsque votre dernière quittera l’école ? » « Elle vient d’entrer au CP, vous avez encore un peu le temps. » Cette maman avait le cœur sur la main et sa générosité était légendaire : elle était déjà représentante des parents d’élèves avant que je sois directeur et elle le serait sûrement encore une fois que je serais parti. Elle était aussi inamovible que les pierres de cette école,

sculptée dans les rochers du Maghreb. J’avais dû la rassurer, cette maman, car les polémiques stériles autour de son voile revenaient chaque année comme un boomerang et le mois de septembre avait déjà connu son lot de petites phrases assassines : on me demandait de choisir de préférence des mères qui ne portaient aucun signe ostentatoire. On me demandait d’aller à l’encontre de la loi qui n’interdisait pas les mères voilées. On me demandait de lui dire de ne plus accompagner, elle en qui ma confiance était placée. Bien décidé à me tenir loin des controverses et à ne pas obéir à ces injonctions, je me concentrai sur le thé qu’elle me servait. Vendredi 18 octobre 2019 « Vacances j’oublie tout, plus rien à faire du tout. » Je n’avais même pas le cœur à chantonner tant la première période avait été harassante. Après la large victoire de l’unique liste, je m’étais interrogé sur ma volonté de continuer. J’avais observé ma carrière dans le rétroviseur en me demandant si tout cela en valait la peine, si c’était bien pour ça que j’avais signé. J’étais à mi-temps dans ma classe et à mi-temps dans le bureau, alors que mes missions d’enseignant et de directeur occupaient chacune tout mon temps. J’étais à la fois maître, psychologue, infirmier, chef de la sécurité, manager. J’étais une sorte de couteau suisse de l’Éducation nationale : capable de tout mais bon en rien. Le téléphone avait sonné et m’avait sorti de mes réflexions. L’échange avait été long car mon interlocutrice ne m’avait pas laissé en placer une : elle soliloquait et moi je me perdais, essayant de lui faire comprendre que je ne pouvais pas refuser si la mairie acceptait. Je raccrochai et à cinq minutes du début des vacances, je laissai mon PC profiter enfin d’un repos bien mérité et mon cerveau se faire à l’idée : Jacq revenait.

À suivre… LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 111


n de N o t e ot l l

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Le feu i

SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME

Par Bernadette Sauvaget

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Nous nous souvenons tous de l’endroit où nous étions, en ce début de soirée du 15 avril 2019. L’annonce de l’incendie de Notre-Dame nous a saisis, quels que soient notre religion, notre nationalité, notre âge. Bernadette Sauvaget, elle, était au pied de la cathédrale. Elle a décidé de suivre pas à pas les travaux de reconstruction. Et de nous en livrer la teneur au fil des mois.

M

a première rencontre avec Philippe Villeneuve, l’architecte en chef des monuments historiques qui veille sur Notre-Dame, a lieu par hasard. Sur le chantier, c’est lui le boss. Ce jour-là, à la fin du mois de mai, j’ai déjeuné avec André Finot, le porte-parole de la cathédrale. Comme tous ceux qui vivaient quotidiennement au rythme du monument, il se remet peu à peu des semaines folles, très éprouvantes nerveusement, qui ont suivi l’incendie. Comme porte-parole, Finot gère l’agenda surchargé – et devenu très compliqué – de Patrick Chauvet, le recteur-archiprêtre, l’un des héros de la nuit du 15 au 16 avril 2019, sollicité par la presse du monde entier. Pendant le déjeuner, le porte-parole, sortant son portable, m’a montré la première photo du sinistre qui a circulé dans le petit cercle des hommes de la cathédrale. La « forêt », surnom donné à la charpente médiévale, est déjà en flammes. « J’ai compris immédiatement la gravité de ce qui se passait », a-t-il ajouté. Sans préméditation, nous croisons Villeneuve sur le parvis encrassé d’invisibles poussières de plomb. Casque sur la tête, l’architecte discute avec l’un des agents de sécurité qui garde l’accès. La vie du chantier s’organise. Les travaux sont désormais protégés des regards par des palissades et des barrières surmontées de barbelés. Les tentatives d’intrusion sur le chantier sont, en effet, fréquentes. Surtout le week-end… Quoi qu’il en soit, de telles précautions donnent l’impression d’un camp retranché et alimentent les pires théories conspirationnistes. Que cache-t-on des causes de l’incendie ? A priori, rien. La thèse accidentelle ne fait guère de doute. Comme l’indiquent les premiers résultats de l’enquête de la brigade criminelle qui, pendant l’été 2019, a consa-

cré une bonne partie de ses moyens à l’incendie de Notre-Dame. Les plus acharnés, supporters de la théorie du clash des civilisations, continuent pourtant à croire mordicus à la thèse de l’attentat terroriste. Djihadiste, bien sûr ! Dans un climat surchauffé vis-à-vis de la question de l’islam, ces délires complotistes, quelques mois plus tard, déboucheront sur une tragédie. Le 28 octobre 2019, la mosquée de Bayonne essuie une attaque criminelle, qui fait deux blessés grave. Face aux policiers qui l’interrogent, son auteur présumé, un octogénaire militant d ­ ’extrême droite, Claude Sinké, affirme avoir voulu venger « l’attentat contre Notre-Dame ». C’est dire l’impact émotionnel qu’a suscité l’incendie de la cathédrale… Malgré les soucis qui l’accablent, Villeneuve est d’un abord chaleureux. Il a de la faconde et de l’humour. Il sait aussi être abrupt et cassant. Surtout quand les équipes qui l’entourent sont mises en cause. L’architecte défend bec et ongles les entreprises de compagnons, à ses yeux injustement attaquées après l’incendie. Qu’est-ce qui a causé le sinistre ? Une cigarette mal éteinte ? N’a-t-on pas retrouvé des mégots sur le chantier de restauration de la flèche ? « Ce 15 avril 2019, j’ai rencontré mon destin », me dit-il. Avec l’aisance de ceux qui connaissent et maîtrisent parfaitement leurs dossiers, l’architecte expose en quelques minutes ce à quoi il est confronté depuis

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SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME

l’incendie. Il faut rapidement mettre en sécurité le bâtiment, éviter d’urgence que les dégâts ne s’aggravent. Villeneuve ne connaît pas l’état des pierres, qui ont souffert à la fois de la chaleur de l’incendie et des flots d’eau déversés pour éteindre le feu. L’architecte n’a toujours pas pu aller inspecter les voûtes, ce qui est une priorité. Mais il faut d’abord déblayer les gravats puis construire un plancher pour y accéder. Notre-Dame est-elle sauvée ? La réponse de Villeneuve est prudente. Pour lui et son équipe, presque une centaine de compagnons qui s’activent sur le chantier, une course contre la montre est engagée. À l’entrée de l’hiver, elle n’était pas encore gagnée. À quelques mètres de nous, les touristes se pressent pour prendre des photos. Dès le soir du 15 avril 2019,

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l’incendie est devenu une affaire mondiale. De l’Indonésie à l’Argentine, la planète a tremblé et pleuré devant ses écrans de télévision. La célébrité universelle du monument a été nourrie par Le Bossu de Notre-Dame, le dessin animé de Walt Disney ; la cathédrale appartient à la culture mondialisée. Rançon de cette gloire, l’un des maux de l’édifice, bien avant l’incendie, était son succès. Notre-Dame souffrait d’une fréquentation touristique démentielle. Quatorze millions de personnes arpentaient, chaque année, ses travées. D’évidence, elle n’a pas été édifiée à ces fins-là. Déjà fragilisée par la pollution, la cathédrale n’est pas armée pour supporter ces foules. Une fois la rénovation achevée, dans cinq à dix ans, et même avant, il faudra impérati-


La catastrophe, l’effondrement de l’édifice, a été évitée au moment de l’incendie. Sans doute de justesse et grâce à l’héroïsme des pompiers.

vement entamer une réflexion sur la manière de concilier des éléments a priori inconciliables : la surfréquentation due à la célébrité du lieu et la nécessité de sa conservation. L’afflux des visiteurs est une manne pour le diocèse et pour l’État. À eux deux, ils empochent une dizaine de millions par an. Avant la tragédie du 15 avril, un vaste programme de rénovation de la cathédrale, qui était en mauvais état, avait été lancé grâce à la générosité de mécènes américains. Sur le parvis, à en croire les confidences d’un agent de sécurité, des touristes en mal de souvenirs proposent parfois de l’argent pour une relique calcinée de l’édifice. De là à en faire commerce… Philippe Villeneuve a la garde de Notre-Dame depuis 2013. Un attachement presque charnel le lie à « sa cathédrale chérie » qu’il vit de « tout son être ». Le soir de l’incendie, il était chez lui, en Charente. Il a sauté dans un TGV à La Rochelle. À 22 h 34, il était gare Montparnasse. Le feu dévorait déjà depuis presque quatre heures la charpente médiévale et la toiture de la cathédrale, crachant au-dessus de Paris ses volutes de fumée d’un mauvais jaune à cause du plomb entré en fusion. « L’incendie n’aurait jamais dû avoir lieu, dit-il. Toute ma vie, je porterai cette souffrance. » L’architecte retient ses larmes. Depuis le sinistre, il s’est jeté à corps perdu dans la bataille pour sauver Notre-Dame. La catastrophe, l’effondrement de l’édifice, a été évitée au moment de l’incendie. Sans doute de justesse et grâce à l’héroïsme des pompiers. Pour y parvenir, une dizaine d’entre eux ont mis leur vie en danger. Soulagées ce soir-là, les autorités ont longtemps tenu de rassurants discours, en escamotant plus ou moins consciemment la réalité : l’édifice est toujours très fragile. Sauf pour ceux qui y travaillent, l’accès au chantier est très rigoureusement réglementé. Une vingtaine

de jours après la tragédie, la première chaîne de télévision à entrer dans Notre-Dame incendiée n’est pas française. Ce qui va susciter des remous. Elle est américaine. ABC News a obtenu exceptionnellement du général Jean-Louis Georgelin l’autorisation de filmer l’intérieur dévasté : les gravats, les poutres calcinées au milieu du chœur, les trous dans la voûte de pierre… Le général était-il habilité à autoriser cet accès ? En tout cas, il n’a pas hésité à le faire. L’ancien chef d’État-major des armées, oblat bénédictin selon le site officiel romain Vatican News, a été désigné par le président de la République pour mener la rénovation de Notre-Dame. Au pas de charge, comme il se doit. Le délai : cinq ans ! L’homme a sûrement l’habitude d’être obéi et de mener rudement ses hommes. D’emblée, Georgelin ne s’embarrasse guère de bonnes manières. Casque de chantier sur la tête et sanglé dans un très civil imperméable, il « drive » l’équipe d’ABC News à l’intérieur du monument. Le présentateur vedette de la chaîne, David Muir, l’accompagne et interroge ce militaire cinq étoiles sur les difficultés du chantier. Georgelin rétorque dans un anglais plombé par un accent hexagonal : « Nothing is impossible for a French general. » L’initiative intempestive en froisse plus d’un. Et cela jusque dans l’entourage de Franck Riester, le ministre de la Culture, qui n’a probablement pas été tenu au courant de ce privilège accordé à une chaîne américaine. La mission Georgelin débute par une bévue médiatique. Il y aura d’autres dérapages. Sur le site de Notre-Dame incendiée, les visites se font au compte-gouttes, réservées d’abord à des happy few, comme le milliardaire François Pinault, généreux mécène de la reconstruction, ou le cardinal de la curie romaine Robert Sarah, de passage LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 115


SAISONS // LE FEUILLETON DE NOTRE-DAME

« Ce chantier est un formidable défi. Il faut être réactif, vigilant, prudent, très prudent. » Philippe Villeneuve, architecte en chef des Monuments historiques responsable de Notre-Dame

à Paris. Les autres – notamment les journalistes – doivent batailler ferme avec le service de presse du ministère de la Culture. À la mi-juillet, je suis autorisée à y passer une après-midi. Les conditions sont éprouvantes et les défis très nombreux. La canicule accable Paris. Les mesures de sécurité, quant à elles, sont de plus en plus draconiennes. Il faut laisser son nom à l’entrée, rincer ses chaussures dans des pédiluves en entrant et en sortant, passer une combinaison, mettre des gants, porter un casque, ne pas boire sur le chantier pour éviter d’ingurgiter des poussières de plomb. Sur le parvis, dans la cathédrale, tout autour du bâtiment, les taux de plomb sont extrêmement élevés. La dépollution est un énorme casse-tête. Si l’on sait décontaminer des intérieurs, il faut tester de nouvelles techniques pour en venir à bout en plein air. Une soixantaine de charpentiers, tailleurs de pierres, échafaudiers, archéologues et cordistes s’activent à sauver cet emblème mondial de la culture. Jean-­ Michel Guilment, ingénieur du patrimoine chargé de la conduite des opérations auprès de la direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France, en charge des cathédrales, pilote notre visite. Il nous rassure. Le plomb est un métal lourd et ses poussières se sont déposées à terre. « Vous ne risquez rien. À moins que vous ne léchiez le sol », plaisante-t-il. Je n’en ai pas l’intention. Pendant la visite, je crains davantage le vertige. Nous prenons un ascenseur pour gagner les terrasses de Notre-Dame. De là, à une vingtaine de mètres au-dessus du sol, la vue sur Paris est époustouflante. Vu d’en haut, le tracé de la Seine qui coupe Paris en deux est majestueux. L’un après l’autre, les 116 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

arcs-­boutants ont été renforcés avec des cintres en bois. Chacun d’eux pèse huit tonnes et a été hissé sur les terrasses grâce à une grue. Symbole de l’art gothique, les arcs-boutants, en équilibrant les poussées, ont permis aux bâtisseurs du Moyen Âge d’édifier des cathédrales aux allures aériennes. À NotreDame, leur mise sur cintre s’imposait : si les voûtes s’effondraient, les arcs-boutants pousseraient les murs vers l’intérieur, menaçant Notre-Dame de se plier sur elle-même. Chacun des cintres a été conçu et construit sur mesure. Ce ne sont pas des étais classiques. Placés juste à quelques centimètres sous les arcs-boutants, ils sont là pour que ceux-ci viennent s’y poser en cas de chute de la voûte afin d’éviter une poussée fatale sur les murs. « La mise sur cintres de toute une cathédrale, cela ne s’est jamais fait », s’enthousiasme Jean-Michel Guilment. De fait, l’opération est spectaculaire. À la mi-juillet, lors de ma visite du chantier, le grand ménage au-dessus des voûtes est loin d’être achevé. La charge de nettoyer tous les résidus de l’incendie (poutres brûlées, morceaux du toit, etc.) revient aux cordistes. « Les charpentiers ont d’abord monté un faux plancher. Puis nous avons installé nos cordes avec un système de treuils », explique Enzo Elfassy. Comme tous, le jeune homme ressent une fierté immense. « Le soir de l’incendie, mes grands-parents pleuraient devant leur télévision, raconte-t-il. Pour moi, c’est incroyable d’être là. » Son chef, Grégory Vacheron, approuve : « Nous sommes en train de marquer l’histoire. Nous pourrons dire qu’on y était. » Au-dessus des voûtes, les cordistes travaillent harnachés dans le vide. « Nous nettoyons à la main, à la pelle », explique Enzo Elfassy. C’est fatigant, éprouvant.


Cet hiver, l’autre grand défi qui attend les cordistes sera le démontage de l’échafaudage dressé avant l’incendie pour la restauration de la flèche. Désormais, il a l’allure d’un immense mikado de 500 tonnes, noirci et inquiétant. Dans la partie centrale, les flammes ont soudé les tubes métalliques et les clavettes, rendant impossible le dévissage. L’opération sera périlleuse et spectaculaire, Après l’installation d’une structure pour stabiliser l’échafaudage, pour l’heure en équilibre instable et surveillé en permanence par des capteurs, les cordistes entreront en action, guidés au talkie-walkie par des échafaudiers montés à bord d’une nacelle placée, elle, à 90 mètres du sol. Deux cordistes descendront au cœur de l’échafaudage pour scier les éléments soudés par l’incendie. L’équipe sera réduite au strict minimum, afin de limiter le nombre de personnes à évacuer en cas d’urgence. C’est à cette occasion que je revois Villeneuve. ­L’architecte porte une veste en velours qui lui donne une allure de gentleman farmer. Dans son bureau

Photos : p. 112 © Sputnik p. 113/114 © Amaury Cornu/Hans Lucas/AFP p. 117 © Iselyne Perez-Kovacs/Hans Lucas/AFP

installé dans la base de vie – des Algeco au chevet de la cathédrale –, il a bien sûr accroché une gravure de Notre-Dame, une vue de la façade qui dessine ce H si caractéristique. Il est confiant. L’architecte croit encore qu’il pourra, comme l’a demandé Emmanuel Macron, achever les travaux en cinq ans. « Si les voûtes ne tombent pas, s’empresse-t-il de préciser. Je ne pourrai jamais, bien sûr, restituer une charpente de huit cents ans. Mais qu’avons-nous réellement perdu ? La charpente, la toiture, une flèche et 15 % des voûtes. Au risque de paraître désinvolte, c’est cela que nous allons avoir à reconstruire. » Il attend le moment où il pourra replacer, au sommet de la flèche reconstruite, le coq, retrouvé dans les décombres de l’incendie. Pour lui, ce sera le point final. « Ce chantier est un formidable défi, s’enthousiasme-t-il. Il faut être réactif, vigilant, prudent, très prudent. J’ai le devoir de donner le meilleur de moi-même. » Personne n’en doute. Enfin presque… Dans les coulisses, les batailles ont commencé pour savoir qui sera chargé de rebâtir la flèche de Viollet-le-Duc. Sa chute, le soir de l’incendie, est devenue l’allégorie du drame. Une reconstruction à l’identique ? Un « geste architectural » plus contemporain comme l’a proposé le président de la République ? L’affaire n’en est certes pas encore là. Il faudra d’abord​de longs mois de travaux de consolidation et de diagnostic. Villeneuve semble, lui, plutôt pencher pour la première option. Gardien scrupuleux des souhaits élyséens mais sans doute imprudent, Georgelin a raconté publiquement, devant la commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale, avoir intimé l’ordre à l’architecte de « fermer sa gueule ». Ambiance, ambiance… Mais Villeneuve, lui, a récolté pour le coup de nombreux soutiens !

À suivre… LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 117


Karima Delli, une ambition collective Elle vient de fêter ses 40 ans et entame son troisième mandat. Celle qui fut l’une des plus jeunes députées européennes est désormais à la tête de la commission des Transports, après un parcours fait de surprises et de « miracles », comme aime à le décrire cette fille de famille nombreuse. Par Marjolaine Koch

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e vois qu’en France il n’y a toujours pas de taxe poids lourd. Mais qui va la mettre en œuvre partout en Europe ? C’est moi ! » L’œil est malicieux, elle n’est pas peu fière d’obliger la France à prendre en compte l’urgence climatique depuis Strasbourg. On peut même dire que tout Karima Delli est contenu dans cette citation : une impertinence qu’elle ne reniera jamais, le souci environnemental chevillé au corps, et l’envie d’aller toujours plus loin et de frapper fort pour marquer les esprits. Il y a dans cette phrase le même mordant, la même malice que ceux qui l’habitaient lorsqu’elle créait le collectif Sauvons les riches aux côtés de ses comparses militants en 2009. Alors jeune assistante parlementaire de la sénatrice écologiste Marie-Christine Blandin, elle rejoint une bande de joyeux drilles qui, comme elle, pensent qu’il vaut mieux dénoncer l’absur­ dité de certaines situations par l’humour. Également membre de Jeudi noir, un collectif qui dénonçait la flambée des prix des loyers, Karima Delli a un passé de militante et elle l’est restée. En devenant députée européenne, elle a juste trouvé

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un moyen de concrétiser ses revendications. Bien sûr, tout ne passe pas, les batailles peuvent être rudes, les voix collectées une à une. Mais, à force d’opiniâtreté, elle est parvenue – et elle en est encore aujourd’hui un peu surprise ellemême – à trouver une position qui lui permette de mettre en œuvre ses convictions politiques. Et cela, au sein d’un appareil complexe, mal connu des citoyens : le Parlement européen. Évidemment, rien n’était écrit. Après un BTS action commerciale qui l’ennuie, elle se tourne vers le droit et les sciences politiques. « Au mieux, je me voyais professeure de sciences politiques ! » rit-elle. « D’ailleurs, mon directeur de thèse m’a dit que j’étais un peu un miracle social, ou bien une anomalie sociologique, au choix. » Quand on naît à Roubaix, neuvième d’une famille de treize enfants, de parents immigrés d’Algérie ne sachant ni lire ni écrire, « on ne part pas avec le même bagage culturel », explique-t-elle. En revanche, dans ce contexte, le collectif est un mode de vie. Car, dans une famille nombreuse, « vous n’avez pas le temps d’être égoïste, c’est impossible ». L’autre avantage, c’est de


disposer d’autant de frères et sœurs pour pallier le manque de bagage des parents. « C’est vrai qu’il a fallu travailler un peu plus que les autres, mais vous avez des grands frères et des sœurs qui vous suivent, c’est vraiment une équipe. » Elle est fière de sa famille, elle insiste plusieurs fois sur sa reconnaissance envers elle. Quand elle la quitte pour suivre Marie-Christine Blandin à Paris, ce n’est donc pas par hasard qu’elle se tourne vers des collectifs : « C’est un peu ma deuxième famille », dit-elle. 2009 sera une année charnière. Alors qu’elle est assistante parlementaire et mène une thèse sur l’organisation du travail au Sénat, elle se lance dans la campagne européenne pour les Verts, qu’elle a rejoint depuis quatre ans. Pas pour devenir députée, assure-t-elle, elle avait une thèse à finir. Non, elle veut juste « faire la campagne à fond ». Karima Delli est tout de même placée quatrième sur la liste EELV, une position non-éligible, la prévient Daniel Cohn-Bendit. D’ailleurs, elle ne dit même pas à sa famille qu’elle est candidate. Sauf, que cette année-là, EELV atteint un score historique en Îlede-France : 20,86 % des voix, loin devant le PS, qui affiche un petit 13 %. « Pour moi c’était plié, il y aurait trois députés écolos pour notre circonscription : Daniel Cohn-­ Bendit, Eva Joly et Pascal Canfin. Mais, à trois heures du matin, le préfet m’appelle et me dit : “Madame Delli, on vient de recompter les voix, vous êtes élue députée européenne.” Ce n’était tellement pas prévu que la première chose que j’ai faite a été d’appeler mon père ! Je l’ai réveillé, je lui ai dit : “Allô papa, je t’appelle parce que je suis députée européenne.” Et là, mon père me répond : “Karima, tu arrêtes tes ­blagues et tu laisses tes parents dormir”, et il ­raccroche ! » Ce n’est que le lendemain qu’il comprendra que sa fille est réellement une élue de la République. L’une

des plus jeunes élu·e·s du Parlement européen, mais aussi « plus activiste, plus écolo, plus enfant d’immigrés, plus femme. Et c’est vrai qu’avec le recul, je me dis que ce n’est pas normal ! » rit-elle. Une présidence et une opportunité pour faire la différence Son premier mandat sera celui de l’initiation. Comprendre les rouages de la politique européenne, les leviers d’action qu’elle peut activer, la place des lobbys dans cette institution… « J’ai compris une chose : au Parlement européen, vous n’êtes reconnu·e que par la légitimité du travail. » Parmi ses premiers combats : le logement social, les questions de pauvreté, des sujets qu’elle maîtrise. À cette époque, les écolos sont coincés entre deux groupes mastodontes : le PPE, la droite proeuro­ péenne, et le PSE, les sociaux-­démocrates. Au fil de ses mandats, Karima Delli voit leur influence décroître au bénéfice de partis plus eurosceptiques. Mais au bénéfice, aussi, des Verts, qui peuvent désormais arbitrer les décisions entre ces deux géants qui ne sont plus majoritaires. « Aujourd’hui nous sommes un groupe un peu charnière et on peut faire basculer la majorité d’un côté ou de l’autre. » Une évolution notable, qui est accompagnée d’un changement pour l’eurodéputée : entre-temps, elle a pris les commandes de la commission des Transports et du Tourisme. Un peu au culot, sans prévenir, comme d’habitude. « Les Verts français devaient avoir la commission après l’Allemand Michael Cramer. Je me suis dit c’est pas possible, cette commission Transports n’a jamais eu de femme à sa tête, il n’y a pas de raison ! » Et elle vise juste, elle qui vient de remuer ciel et terre dans l’épisode du « dieselgate ». Auréolée de son action pour créer une commission d’enquête, la première depuis seize ans, visant à comprendre comment

Karima Delli Née en 1979 à Roubaix. Titulaire d’un DEA de science politique. Députée européenne depuis 2009. Membre du Groupe des Verts/ Alliance libre européenne. Présidente de la commission des Transports et du Tourisme du Parlement européen depuis 2017.

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PORTRAIT // KARIMA DELLI

«  Au Parlement européen, vous n’êtes reconnu·e que par la légitimité du travail. » Karima Delli

© Abdesslam Mirdass / Hans Lucas

V­olkswagen a pu frauder massivement les tests d’émission de polluants de certains de ses moteurs diesel et essence, elle fonce. Et elle décroche la présidence d’une commission qui gère plus de 40 milliards d’euros. Elle a un mandat et demi derrière elle, et beaucoup d’idées à faire passer. « Il y a encore en Europe 30 millions de voitures qui ne respectent pas les normes », peste-telle. « Et on nous parle des pics de pollution constamment, c’est incroyable ! Personne n’a encore compris que c’est la maladie du xxie siècle : on est passé à 650 000 morts prématurés en Europe, la France vient encore d’être condamnée parce qu’on ne respecte pas la directive sur la pollution de l’air ! » À la tête de cette commission, Karima Delli a le sentiment de pouvoir agir, enfin. En choisissant elle-même les sujets à porter, en incitant les citoyens européens à pétitionner pour faire avancer des sujets, technique qu’elle avait déjà utilisée pour la création de sa commission d’enquête… peu à peu, elle modèle une commission des Transports à son image, très portée sur l’environnement et 120 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

la nécessité de changer notre vision de la mobilité. C’est elle, par exemple, qui a fait voter la création de huit places pour les vélos dans chaque nouveau train ou train rénové. Elle qui va lancer cette année un sommet européen de reconversion de l’industrie automobile, pour préparer les millions de salariés du secteur à de nouveaux métiers. Demain, ses batailles seront celles de la taxation du kérosène, de la place des SUV en ville, de la relance des trains de nuit et du fret… tout ce qui peut contribuer à limiter la hausse des températures sur la planète. Ce troisième mandat, lors duquel elle a été réélue à l’unanimité à la tête de la commission, est l’occasion pour elle de boucler la boucle. À moins que… celle qui a réussi à « hacker » le système de l’intérieur n’ait envie de replonger pour un quatrième mandat, allez savoir. Dans tous les cas, il y a fort à parier qu’elle conservera cette impertinence et cet optimisme qu’elle affiche depuis dix ans, nous donnant envie de croire, nous aussi, qu’on peut encore changer la donne.


CULTURE // LIVRES

Pourquoi les chrétiens n’aiment pas le jaune ? La couleur jaune est mal aimée jusque dans la liturgie chrétienne, où elle est absente du code couleur. L’historien Michel Pastoureau explique pourquoi dans le magnifique livre qu’il a entièrement consacré à cette couleur. Par Louise Gamichon

S

i l’on trouve du doré en quantité dans l’art chrétien, il s’agit souvent de la seule nuance de jaune « acceptable ». Michel Pastoureau explique que cette couleur a souvent été attribuée aux vêtements des personnages malhonnêtes, comme Judas, à partir du Moyen Âge. Pourtant, le jaune n’a pas toujours été la teinte des hypocrites. Dans l’Antiquité, elle était très recherchée pour les vêtements. Elle accompagnait aussi nombre de rituels religieux. Le changement survient lorsque les théologiens s’emparent de la question des couleurs et de leur symbolique au Moyen Âge. Les mentions de couleurs sont très rares dans la Bible en hébreu, en araméen et en

grec. En revanche, elles fleurissent dans les traductions en latin puis en langue vernaculaire. Par exemple, là où l’hébreu parlait d’« étoffe magnifique », le latin note « pannus rubeus », une étoffe rouge. Le vêtement royal vestis purpurea devient l’habit pourpre. D’autres mots grecs, comme « pur » ou « propre » sont traduits par candidus, blanc, en latin. Les mots « sombre », « méchant », « sinistre » deviennent niger, le noir. Le texte traduit abonde donc de références au rouge, au blanc et au noir. Il compte quelques mentions du vert, très peu du jaune et aucune du bleu. Michel Pastoureau note que dans les premiers temps du christianisme les officiants célèbrent le culte avec un vêtement ordinaire. Le blanc est parfois privilégié pour la fête de Pâques, mais les usages varient fortement d’un endroit à l’autre. Les choses changent à partir du xiiie siècle et du pontificat d’Innocent III. À la veille de son élection, celui qui était encore le cardinal Lothaire a rédigé un traité descriptif sur la messe, De sacro sancti altaris mysterio, où il rapporte les usages en vigueur à Rome. S’impose un peu plus tard l’idée que ce qui se fait à Rome doit avoir une portée légale et être appliqué partout. C’est ainsi que le code couleur liturgique fait son apparition. Le blanc est désormais utilisé pour les LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 121


CULTURE // LIVRES

Giotto, La Trahison de Judas, 1305. Padoue, chapelle des Scrovegni. Leemage/© Raffael

fêtes des anges, des vierges, pour Noël, l’Épiphanie, le Jeudi saint, le dimanche de Pâques, l’Ascension et la Toussaint. Le rouge, qui symbolise le sang du Christ, pour les fêtes de la Croix ou la Pentecôte. Le noir devient la couleur du deuil et de la pénitence. Le vert est utilisé pour tous les autres jours – ceux où ni le blanc, ni le rouge, ni le noir ne conviennent. Le sort du jaune est davantage scellé dans les images que par le texte. Si au Moyen Âge on accorde encore peu d’importance aux nuances, dans les superstitions populaires la chevelure rousse – considérée comme un rouge mêlé de jaune – est infa-

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mante ou le signe d’une infamie. Judas est de plus en plus souvent représenté avec une barbe rousse, à laquelle vient s’ajouter au fil du temps un vêtement de couleur jaune pour le distinguer. Le jaune est aussi utilisé par Saint Louis au xiiie siècle pour distinguer les juifs à l’aide du symbole de la rouelle, ancêtre de l’étoile jaune. Le rouge, signe de pouvoir sous l’Empire romain, est alors encore la couleur préférée dans le monde chrétien. D’ailleurs, l’habit traditionnel du pape, bien qu’il varie en fonction des goûts et des époques, conserve toujours un attribut rouge : les mules, bien sûr. Mais il compte aussi des


Jaune, histoire d’une couleur Michel Pastoureau, Seuil, 240 p., 39 euros

L’historien pointe que le xvie siècle et la Réforme viennent mettre fin à la suprématie du rouge, considérée comme une couleur criarde, luxueuse et profondément « papiste ». Luther comme Calvin appellent à la sobriété, ce qui implique l’usage de couleurs sombres : le noir ou le gris. Le bleu, comme il n’est pas chargé d’une symbolique chez les catholiques, est toléré et parvient à maintenir son essor. Il s’agit aujourd’hui de la couleur préférée des Français dans les enquêtes, alors que le jaune est toujours mal aimé, même s’il a gagné en popularité ces dernières années ; en effet, il est de plus en plus mobilisé dans les codes couleur politiques : dans la contestation des gilets jaunes par exemple, mais aussi en tant qu’emblème de partis politiques dits « antisystèmes », comme le Mouvement cinq étoiles en Italie.

© Jérémie Lusseau/Hans Lucas

manteaux ou des chapeaux. Il n’était pas rare de voir le pape émérite Benoît XVI arborer un accessoire rouge lors de ses déplacements. C’est en France que le bleu devient la couleur de la royauté, au moins à partir du sacre de Philippe Auguste en 1179. Durant la cérémonie, le souverain revêt un manteau azur plutôt que le manteau rouge en vigueur partout ailleurs en Europe. La couleur bleue, mal maîtrisée jusque-là, ne connaît son essor qu’à partir du courant du xiie siècle, où elle concurrence le rouge, sans doute sous l’impulsion du développement des représentations de la Vierge, qui se teintent de cette couleur. Le bleu n’a jamais, au cours de l’histoire, servi à distinguer un groupe. Cette couleur est de fait la moins discriminante, et donc, pour Michel Pastoureau, la plus consensuelle.

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CULTURE // LES LIVRES DE L’HIVER

LES LIVRES DE L’HIVER Voilà revenue l’époque des frimas – ou plutôt celle du yoyo climatique. Rien, toutefois, qui ne saurait vous empêcher de vibrer, de vous enthousiasmer, de vous laisser porter à la réflexion, et de vous réchauffer à la lecture de nos coups de cœur de l’hiver.

124 - LES CAHIERS 124 - LES DUCAHIERS TÉMOIGNAGE DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN -CHRÉTIEN HIVER 2020HIVER 2017


En l’an 1979 Dès les premières pages, l’on retrouve la voix chaude et bienveillante d’Amin Maalouf, portée par une écriture qui s’éveille à l’évocation de ce « Levant pluriel », paradis perdu du monde arabe, dont le « vivre ensemble  » fut hélas sans lendemain. L’écrivain se souvient des villes d’Alexandrie, de Constantinople ou de Beyrouth, peuplées de parents et d’amis aux destins brossés aux fils des mots : « À ma mère, à mon père et aux rêves fragiles qu’ils m’ont transmis ». Et l’auteur de rappeler la maxime de l’homme de lettres Bernard de Fontenelle : « De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier. » Pourtant sa génération vit disparaître son jardinier : « Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante », écrit-il. Cette disparition, combinée à l’échec du panarabisme de Nasser après la défaite arabe de 1967, nous concerne tous car « c’est à partir de ma terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre sur le monde ». Notre académicien avoue ainsi son « inquiétude pour l’avenir », et puise dans ses souvenirs d’ancien journaliste pour « décrypter […] l’univers qui nous entoure […] en une seule et même fresque ». Cette fresque s’ordonne autour de l’an 1979, « année du grand retournement », une de ces dates « qui deviennent des marquepages dans le grand registre du temps ». Il reprend une thèse déjà évoquée dans son roman Les Désorientés, selon laquelle 1979 annonce « une inversion des rapports de force […] quand les diverses forces conser-

vatrices ont levé l’étendard de la révolution ». Des personnages majeurs entrent en scène. En octobre 1978, Karol Wojtyła devient Jean Paul II. En janvier 1979, Deng Xiaoping s’assure du leadership chinois. En février, l’ayatollah Khomeini est maître de l’Iran. En mai, Margaret Thatcher arrive au pouvoir et, fin 1980, ce sera l’élection de Ronald Reagan. Ils porteront tous, à leur manière, la révolution conservatrice qui emportera l’empire soviétique et, plus largement, tout modèle d’économie étatisée. « Deng Xiaoping n’avait pas les mêmes priorités que Thatcher ou Reagan […] mais il y avait entre eux une convergence certaine […] une économie plus rationnelle, plus productive. » De fait, « sur le ring […], c’est l’arbitre chinois qui a levé le bras du boxeur capitaliste pour le proclamer vainqueur ». L’an 1979 voit aussi des djihadistes sunnites envahir la Grande Mosquée de La Mecque. Le royaume wahhabite, éclipsant l’Égypte grâce à ses pétrodollars, va alors devenir le prosélyte modèle d’un militantisme sunnite radical, qui trouvera dans l’invasion soviétique de l’Afghanistan, fin 1979, un terrain d’envol pour un puissant djihadisme mondial… Parmi les conclusions, positives et négatives, que tire Amin Malouf de ce voyage au travers de son temps, retenons cet avertissement : « Comme l’huile d’un réservoir percé, notre liberté fuit sans que nous nous en préoccupions. »

Amin Maalouf, Le Naufrage des civilisations, Grasset, 336 p., 22 €

Henri Lastenouse LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 125


CULTURE // LES LIVRES DE L’HIVER

Au commencement était le noir…

C’est l’histoire d’un pèlerinage, par une nuit de solstice d’hiver, du Creusot à Sète, pour rendre visite au « monsieur tout noir du mont Saint-Clair ». C’est le récit intérieur d’un voyage à Sète, la ville du cimetière marin, celui de Paul Valéry, qui « a fait un rapt sur ce cimetière » avec des vers découpés avec « le même petit ciseau qui mettait chaque matin sa moustache au garde-à-vous ». C’est un récit de voyage, un voyage en train en forme de « thèse de philosophie », par une nuit comme « soixante années de théologie » ; l’odyssée d’une nuit de Noël comme « un rêve sans profondeur », « un concentré de perte et d’euphorie », comme une sorte de tombeau avant l’heure à la gloire du grand maître de l’outrenoir, qui a su « signer le néant que nous sommes ». C’est un palimpseste sur les bavardages, «  bavardages des roues du train, bavardages des économistes, bavardages des littérateurs », quand sur les mots insignifiants la poésie arrive à tracer le verbe incarné par une couleur vide de sens. C’est un long tutoiement, quand « je suis » devient « tu es » : Pierre, un prénom comme une approximation, qui sonne comme celui d’un bâtisseur d’église, ou d’un baptiseur de goudron, ce goudron dont la pluie fait jaillir la lumière. C’est le récit de l’attente devant un portail, un portail comme un poitrail, à la poitrine épaisse de fonte 126 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

qui protège « le peintre », une espèce de porte ou de porche : le porche du mystère des origines, quatre-vingt-dix-neuf ans du mystère d’un homme qui en a eu cent le 24 décembre dernier. C’est un long poème des origines, de la genèse d’un noir qui vient du fond des profondeurs, non comme l’ombre portée par la lumière de la pureté des idées, mais qui surgit au contraire sur «  la paroi intérieure du cœur humain », le noir de l’origine du monde, celle qu’un explorateur de l’intimité avait recouverte d’une écorce impudique et dont ne resterait qu’un zoom sur le noir pubien, ce noir intersidéral de la nuit utérine d’un autre détrousseur de mot, ce « seul grain de blé

noir […] se contractant jusqu’à devenir ce rien d’où nous venons ». C’est une longue confession de foi agnostique, écrite à l’encre empathique, d’où surgit « une présence, [cet] excès du réel qui ruine toutes les définitions », portée par « l’instrument du dieu qui n’existe pas », « le dieu du Rien ». C’est une contemplation, celle d’une couleur à qui, pour plagier

Christian Bobin, Pierre Soulages a su donner ses lettres de faiblesse. Daniel Lenoir Christian Bobin, Pierre, Gallimard, 104 p., 14 €

Quête océanique

Ne nous y trompons pas, même si Surf est sélectionné pour plusieurs prix de collégiens et d’adolescents en région, il fait partie de ces livres qui questionnent tous les âges et sont destinés à tous les publics. Surf, c’est l’histoire d’une amitié entre deux jeunes, celle de la désespérance face à un père que l’on n’a pas connu, à une mère qui ne s’est jamais remise de la séparation, et celle d’une quête qui se nourrit de tout pour tenter de construire un monde dans lequel la vie ne soit pas forcément un combat. Et c’est encore l’histoire des ressacs de la mémoire qui entraînent vers la folie, de la mise à sac du bonheur qui tétanise, mais aussi de ces points d’équilibre que les souvenirs, les relations humaines et la croyance en la vie nous permettent d’atteindre. Ces surfs invisibles qui nous font glisser sur les vagues et traverser les rouleaux. Qui nous ramènent aussi sur la jetée, plus ou moins violemment, pour qu’on continue à vivre en ayant tutoyé, dans l’infini de l’océan, les questions métaphysiques et spirituelles qui nous désaltèrent tout autant qu’elles nous noient. Les références de Frédéric Boudet sont dispersées dans les


vies de ses personnages et dans l’écriture de ses pages. Du rap à la musique expérimentale, de la littérature américaine des espaces infinis à celle, russe, de la folie, elles s’accolent sans tentative de fil narratif. Des moments, des fragments, de la violence, de l’espoir… Surf, c’est la vie à l’état brut, même quand l’auteur puise au cœur des cultures les plus savantes comme des plus populaires, montrant l’étonnante complexité ​de nos constructions humaines. Ses personnages habitent un Brest figure de tombeau, léché par l’océan aux éclats d’éternité, d’espoir et de mort. Un océan sur lequel on ne sait jamais si on saura surfer. Boris Grebille Frédéric Boudet, Surf, MeMo, 224 p., 16 €

Une passion pour les perdants

Soit une jeune mère de famille emportée par une vague scélérate ; soit son mari, photographe renommé et baroudeur disparu quelque temps après, suite, suppose-t-on, à une très mauvaise rencontre avec un grizzly, et dont

le corps n’a jamais été retrouvé ; soit Gabriela, leur fille, surnommée « Gabriela Dont-le-papa-alui-aussi-disparu », grandie entre deux absences, la première définitive, la seconde d’autant plus ravageuse que le deuil du père ne peut être fait ; soit, enfin, Céline Watkins, artiste et détective artisanale ès personnes disparues, 68 ans, le cœur fragile mais irradiant une « passion pour les perdants »…

bables enquêtes qu’elle s’échine à mener. Mais cette affaire s’avère beaucoup plus complexe… Car, au cours de leurs recherches, elle et Pete vont vite se rendre compte qu’ils sont suivis par un probable agent du FBI, qui, chose étrange, semble peu se soucier de discrétion. Intimidation ou maladresse ? Il est vrai que tous deux, à force de collectionner témoignages et archives, ont appris que le photographe se trouvait à Santiago du Chili le 11 septembre 1973… Magistralement mené, Céline mêle polar, aventure et saga familiale, et l’attention que l’auteur prête à chacun de ses personnages fait de lui le champion d’un genre littéraire aussi discret qu’efficace, « l’entertainment humaniste ». Permettant ainsi au lecteur de ressentir, « d’égal à égal », toutes les émotions qui traversent ce singulier roman.

Alors, le jour où Gabriela l’appelle pour lui demander d’enquêter sur la disparition de son père, elle accepte. Avec la muette complicité de Pete, son très discret mari, elle va entreprendre un véritable road movie qui la mènera dans ce Grand Ouest où la nature est bien davantage qu’un simple décor et où les rumeurs se perdent en d’interminables échos. Car ces disparus, que Céline s’acharne à retrouver, laissent peu de traces, tout comme la fille qu’elle a eu avec un amour de jeunesse et qui lui a été enlevée dès sa naissance. Une fille qu’elle n’a jamais cessé de chercher. D’où ces impro-

Arnaud de Montjoye Peter Heller, Céline, traduit de l’américain par Céline Leroy, Actes Sud, 336 p., 22,80 €

Combattre les abus spirituels

Les crimes sexuels commis par les prêtres sont la forme la plus abjecte des abus spirituels. Laurent Lemoine, prêtre, spécialiste de théologie morale et psychanalyste, connu des lecteurs de TC, s’attaque à cette notion. En titrant son ouvrage Désabuser, d’un infinitif dynamique donc plutôt que d’un participe LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 127


CULTURE // LES LIVRES DE L’HIVER

passé de désolation, il veut donner des clés pour combattre cette plaie, au cœur du cléricalisme qui gangrène l’Église. Au-delà des définitions du phénomène de l’abus spirituel – on citera « la confusion entre autorité ou pouvoir », l’étude s’attarde sur ce terreau favorable à l’agissement du pervers au sein du monde ecclésial ; la culture du secret, l’absence de regard extérieur, l’usage immodéré des vocabulaires de la « grâce » et du « péché ». Laurent Lemoine prêche pour son autre paroisse, celle de la psychanalyse, ou du moins de la présence de tiers pour sortir de la culture mortifère de l’entre-soi. Cet essai propose aux victimes de « désabuser » à leur tour : « ne pas attribuer à l’autre, séducteur ou manipulateur, plus de pouvoir qu’il n’en a », mais « débourber, décrasser son histoire, et s’autoriser de nouveau à la dignité de soi ». Désabuser, enfin, revient,

pour l’auteur, à « oser une pensée critique, une pensée de crise, une pensée en temps de crise, car seule la crise permet discernement et jugement  ». Ce 128 - LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020

texte, fruit d’une expérience de fréquentation des victimes et d’une connaissance de la mécanique psychique des bourreaux, apporte des clés majeures dans les révolutions à mener dans l’institution et dans les esprits. Philippe Clanché Laurent Lemoine, Désabuser. Se libérer des abus spirituels, Salvator, 172 p., 17,80 €

de cette pièce. Mais il reste une petite formalité, la torture, « question de protocole », affirme le policier… Dès lors, les choses commencent à dérailler, comme si un grain d’absurdité littéraire avait fait imploser le contrôle social et la posture des personnages. C’est qu’à l’aune de leurs paroles respectives leurs fonctions sociales

Tout est sous contrôle ?

Des deux protagonistes de ce drôle de huis clos, nous ne saurons pas grand-chose. Ni nom, ni âge, ni nationalité. Juste quelques faits, et encore… Un policier interroge un présumé terroriste. Ce dernier vient d’être arrêté au moment où il descendait de l’avion : il y avait une bombe dans sa valise. Au policier, il affirme qu’il ne faisait que la transporter pour son cousin. Mais sans aucune intention, rajoute-t-il, de la faire exploser. « Honnêtement »… Ce dont doute son interlocuteur… Mais voici que le suspect insiste, lourdement, il a avoué et faute avouée est à moitié pardonnée, il aurait même une modeste remontrance à adresser aux autorités : comment se fait-il que ce pays de grand accueil touristique ne soit pas doté d’un formulaire dans lequel il aurait pu répondre oui à la question : « Venez-vous avec des intentions terroristes ? » et s’en serait même fait un devoir ? Une « bonne idée », qui, selon lui, devrait lui permettre de sortir

finissent par joyeusement s’entremêler, donnant naissance à de subversives complicités. Rédigé sous forme de dialogues, Le Terroriste joyeux est un texte féroce car sans compromission : oui, nos modèles politiques sont en train de devenir fous. Oui, la dérision est salutaire. Arnaud de Montjoye Rui Zink, Le Terroriste joyeux, traduit du portugais par Maïra Muchnik, Éditions Agullo, 128 p., 14,90 €

Le malentendu originel

Philippe Brenot aurait pu titrer son livre « Le Malentendu originel ». S’appuyant à la fois sur ses travaux d’anthropologue et sa pratique de thérapeute, il montre que le passage du primate à l’humain est à l’origine d’une modifi-


cation du rapport à la sexualité, et donc du rapport entre mâles et femelles, devenus hommes et femmes – c’est même, pour l’auteur, ce qui marque le passage à l’humanité – : la capacité permanente d’accouplement, le développement de la pudeur, et surtout, pour assurer la reconnaissance de la paternité, l’institution du mariage, « bras armé de la domination masculine », « l’outil de contrainte des femmes pour ne rencontrer qu’un seul homme, son mari ». Une domination qui a une autre traduction spécifique à l’espèce humaine : les violences faites aux femmes, qui ne sont pas toujours physiques et commencent par leur infériorisation, et dont les hommes n’ont en général pas conscience. La remise en cause, récente, de la répartition traditionnelle des rôles entre femmes et hommes,

les évolutions qui en ont résulté au sein du couple ont révélé un grand malentendu entre les unes et les autres, notamment dans deux domaines : le langage et la sexualité. Le langage est, par nature, source de malentendu, et les mêmes mots, tout comme les silences, peuvent exprimer des

désirs différents selon qu’on soit homme ou femme. Et pourtant, arriver à trouver un langage commun doit permettre « la résolution non violente des désaccords et le soutien réconfortant d’une écoute partagée ». Philippe Brenot invite, d’une certaine façon, à récrire la Genèse, en appelant chacun et chacune à toujours considérer l’autre comme son « inconnu·e ». Daniel Lenoir Pourquoi c’est si compliqué l’amour ? Philippe Brenot, Les Arènes, 204 p., 17, 90 €

L’Évangile ressort comme le maître mot de l’époque, bien plus que les sacrements. Dans ces témoignages souvent très émouvants, exprimés à la première personne ou via un « nous » qui fleure bon l’Action catholique, apparaît l’inventivité pastorale qui annonçait le bouleversement du Concile. « Vatican II a humanisé le christianisme, en prenant en compte la vie des hommes », dit l’un des prêtres. « Le concile a validé rétroactivement tous

À l’écoute des « conciliaires »

Pour penser la crise actuelle, peut-on apprendre de la génération qui a vécu les Trente Glorieuses ? Oui, a estimé la Conférence catholique des baptisé·e·s francophones (CCBF), qui a lancé le programme « Mémoires de prêtres  », interrogeant une soixantaine de ceux qui ont vécu et agi avant et après le Concile. « Le programme de ces hommes était simple : être là, au service de l’être humain », écrit Anne Soupa, cofondatrice de la CCBF, dans la préface. Sociologue et prêtre, Nicolas de Brémond d’Ars a repris et mis en forme le fruit de ces entretiens. On y découvre des hommes motivés pour vivre, déjà, avec l’éloignement des masses des églises. « Il s’agissait moins, raconte l’un d’eux, de ramener les gens à l’église que de créer l’Église là où ils sont. »

ces efforts dits d’évangélisation qui ont consisté à jeter des ponts vers les éloignés », observe l’auteur. Mais, quand on interroge ces valeureux anciens sur l’avenir de l’Église, l’inquiétude domine. « J’ai l’impression que les nouveaux prêtres sont plus tradis parce qu’ils ont la trouille », avoue l’un eux. Plus qu’une étude sociologique, l’ouvrage offre un bel hommage à une génération parfois décriée et dont certaines intuitions demeurent pertinentes aujourd’hui. Philippe Clanché Nicolas de Brémond d’Ars, Catholiques, rouvrez la fenêtre ! Mémoires de prêtres qui ont vécu Vatican II, Les Éditions de l’Atelier, 272 p., 18 €

LES CAHIERS DU TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN - HIVER 2020 - 129


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Fondé en 1941 dans la clandestinité par Pierre Chaillet (s.j.), Témoignage chrétien est édité par Les Cahiers du Témoignage chrétien, 5, rue de la Harpe – 75005 Paris. Tél. 01 77 32 72 78. redac@temoignagechretien.fr Courriels : initialeduprénom.nom@temoignagechretien.fr Directrice de la publication et de la rédaction : Christine Pedotti Rédactrice en chef adjointe : Sophie Bajos de Hérédia Secrétariat de rédaction et réalisation graphique : Pascal Tilche Direction artistique : Fred Demarquette, avec Émilie Nasse pour le cahier central – La Vie du Rail Direction technique : Robin Loison – La Vie du Rail

Ont collaboré à ce numéro : Jean-François Bouthors, Frédéric Brillet, David Brouzet, Philippe Clanché, Denis Clerc, Jean-Marie Donegani, Bernard Fauconnier, Louise Gamichon, Boris Grebille, Marjolaine Koch, Henri Lastenouse, Sébastien Le Belzic, Daniel Lenoir, Lionel Lévy, Juliette Loiseau, Arnaud de Montjoye, Alessio Paduano, Sébastien Poupon, Marion Rousset, Bernadette Sauvaget, Stefan Seidendorf, Catherine Vialle, Éric Vinson.

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TC

Les défis de la fraternité

TÉMOIGNAGECHRÉTIEN CAHIER DE PRINTEMPS LE 26 MARS 2020


Capital et idéologie Denis Clerc analyse les 1 200 pages de Thomas Piketty les ginks Ils ont 30 ans et ne veulent pas d’enfants Nigérianes Quand l’espoir se brise dans les bas-fonds de l’Italie Saisons Le journal d’un directeur d’école Grand entretien Hela Ouardi, l’islam comme un roman La royauté Des rois mages à la reine d’Angleterre, voyage en images Et aussi Pourquoi les chrétiens n’aiment pas le jaune ?, la Genèse de Marc-Alain Ouaknin, le Feuilleton de Notre-Dame, les Dissidences de Bernard Fauconnier

Notre dossier

Le pouvoir tombe-t-il du ciel ? Dieu, le pouvoir et la Bible omnipotence ou bienveillance ? L’analyse de Catherine Vialle, théologienne et bibliste L’église et la démocratie faites ce que je dis, pas ce que je fais Violence, violence légitime, non-violence le pouvoir à rude épreuve Gafam, les nouveaux maîtres du monde Et l’homme dans tout ça ? Pouvoir politique et pouvoir économique les marges de manœuvre détaillées par Dominique Potier et Maxime Combes L’autorité, clef du pouvoir ? un entretien avec la sociologue Dominique Schnapper


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