LAND - L'Agriculture Nouvelles Directions

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L’AGRICULTURE NOUVELLES DIRECTIONS


MAXIME G ET MARIE G

YANN B ET SES UNES

THIBAUT F ET FRANCK B

VINCENT G

SOPHIE N

FLORENCE M

PAULINE P

PIERRE R ET CERISE SLD

JACQUES B ET GUILLAUME N

MATHIEU P

KATHLEEN P ET SARAH C

THAIS B

ANNE T ET ROMAIN B

YONA H

ADRIEN B

MELISSA B


EDITO

Mue silencieuse PAR

ANNE TÉZENAS DU MONTCEL

A

u d part, ils avaient mis lÕid e de plonger dans leurs racines, courir en reportage dans leur pays dÕorigine, Charente, Aveyron, Finist re ou Haute-Savoie, interviewer le mara cher ou le viticulteur, sentir lÕodeur de la terre et la fra cheur de lÕair pour nous la faire partager. Puis les tudiants de deuxi me ann e de presse crite de lÕIPJ-Paris Dauphine sont rentr s Paris. Dans la salle de r daction, surchauffe des esprits. Les projets dÕenqu tes et de reportages ont fus . Quelques semaines plus !"#$%&'(")%'*+,"-'./')%0. %, ,%-. ,1",')%2%(.% "!3!-&%#'%",4'*-0.%)("%&!%/05+&'*- ,%#(%50.#'%+!6)!.7%89:;%, !- % .,7%89:;%/055'%LÕagriculture, nouvelles directions, dont jÕai eu le privil ge en tant que r dactrice-en chef-enseignante de faire, mue, la premi re travers e. Comme Lobi$%&<!..,'%#'".-="'$%89:;%') %"-/>'$%+0" '("%#'%&!%?'(.'))'%#'%3-.1 @' @(.%"'1!"#)%A(-$%+0("%&!%+"'5-="'% fois, ont particip la cr ation ex nihilo dÕune aventure ditoriale. Leur travail nous r v le un univers branl par de multiples secousses. Bouscul par la mondialisation, remis en question par lÕimp ratif cologique, d vor par la ville et secou dans ses bases humaines, le monde paysan est aujourdÕhui confront des choix strat giques qui lÕengageront sur des d cennies. Sortie de lÕomnipr sence des pesticides, renoncement au labour, acc l ration des circuits courts, espoir suscit par lÕagriculture Çdoublement verteÈ, biodynamie, nouvelle Politique agricole commune, pouss e des espaces p riurbains, disparition des terres et des vocations... La campagne se transforme silencieusement. Sous la pouss e de la ville qui aimerait lÕaccueillir en son sein, elle est galement appel e r pondre de nouvelles ! '. ')7%B. "'%&')%+"0?' )%#'%C'"5')%("D!-.')%3'" -/!&')%' %&')%1('"-&&'"0)%1!"#'.'")%A(-%)=5'. %#')%4'(")%'. "'%&')% pav s, il y a un point commun : lÕenvie de faire revenir la nature au cÏur de la vie des citadins et consommateurs et de retrouver le lien nourricier avec la campagne. Dans ce paysage en mouvement, les hommes et les femmes qui font lÕagriculture apparaissent fragiles, tiraill s entre &<-.E.-5'. %&0-.%@%&'%E.!./-'"%A(-%)+,/(&'%)("%&')%+"-*%!1"-/0&')$%&'%#-) "-D( '("%A(-%E*'%&')%+"-*%2%&<!3!./'%0(%&'%+"')! !-"'%A(-%C0(".- %(.'%5!-.@#<F(3"'%3'.('%#<!-&&'(")%@%' %&<-.E.-5'. %+"=)%G%&'%"-)A('%#'% 05D'"%5!&!#'%2%C0"/'%#'% 5!.-'"%#')%+') -/-#')$%&!%#-CE/(& ,%#'%)("3-3"'%0(%2%+",)'"3'"%)0.%-#'. - ,%/055'%2%H05D&0(*7 Ce tiraillement a des cons quences politiques imm diates. La premi re est la tentation, face lÕennemi invisible et lointain, de se replier sur un vote extr miste. La deuxi me est de laisser les grandes exploitations, seules capables de sÕallier avec le lointain, sÕaccaparer, du syndicalisme aux biocarburants, les d cisions qui mod leront le paysage. Or, la diversit de ce monde a un sens. Elle na t de la biodiversit des terres et des semences, qui elle-m me sÕenracine !(%+&()%+"0C0.#%#(%3-3!. 7%9%/' %,1!"#$%&!%.0(3'&&'%#-"'/ -0.%#'%&!%I:JB9%/0. "K&,'%+!"%&')%1"!.#)%/,",!&-'")%+0(""!- % sÕouvrir aux initiatives innovantes qui, des Bourguignon Terre de liens, traduisent lÕamour profond des Fran ais +0("%&'("% '""0-"7%:'%)'"!- @/'%A('%+0("%1!"#'"%&'%/0. !/ %!3'/%&'%)0&7 H!"$%#!.)%/' '%5('%)-&'./-'()'$%&'%50.#'%+!6)!.%+'( %!())-%D-'.%+'"#"'%)0.%L5'%A('%&!%C0" -E'"7%M!"C0-)$%&')%#!.gers ou lÕimminence de la catastrophe nÕapparaissent quÕune fois rassembl s des l ments pars. Qui se doute que nous risquons de nous r veiller un jour sans terres agricoles force de laisser la ville ou ce no manÕs land quÕon appelle le Ç p riurbain È les avaler de fa on anarchique ? Qui sait quÕ force de d courager les vocations des jeunes agriculteurs, la France, grande puissance agricole, risque de manquer dÕexploitations ? A-t-on conscience que les +"0#(/ '(")%)0. %+-,1,)%#!.)%(.%)6) =5'%#'%E*! -0.%#')%+"-*%#,/0..'/ ,%#'%&!%",!&- ,%#'%&'(")%",/0& ')%N%8'%30(&0.)@ nous ? Oui, le voulons-nous ? B. "'%'.A(O ')$%"'./0. "')%' %"'+0" !1')$%&!%",#!/ -0.%#'%89:;%.0()%"!/0. '% 0( %/'&!7%B %2% "!3'")%&')%>(5()%' %&')% gris de la campagne endormie au creux de lÕhiver, il devient, dÕun r cit lÕautre, presque possible de sentir la terre +!&+- '"7%:'%"') '%+&()%!&0")%A(<(.'%-"",+"'))-D&'%'.3-'%#'%E&'"%'.%P"' !1.'%)0()%&!% '. '%#'%J-50.'%+0("%,/0( '"% lÕÇ agri-artiste È allemande c l brer la nature avec ses wwoofers dÕun soir.

LAND - Avril 2011

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SOMMA I R E

L’AGRICULTURE NOUVELLES DIRECTIONS

48

BIODYNAMIE. PRéS DU VIVANT

AU PLUS

En quasi autarcie, les Mercier ont red couvert la vraie nature

3 EDITORIAL

50 BIOCARBURANTS. LA

FILIERE FAIT TACHE DÕHUILE

Glocal RIENS LIVR S CL S EN MAIN

Enqu te sur les d rives de lÕint rim agricole

12

© Pierre Morel

6 SAISONNIERS. EQUATO-

7,*+0$34'&)%3,+%,4'-)$%*((*+-3')*,'*+0"$+(!8)")+

54 SEMENCES ANCIENNES. VENTE INTERDITE

Quand le march des -*9*,&*-+,'%)+1+("+:%34%;*$-%)<+

PRIX AGRICOLES. LA FINANCE SEME LA PANIQUE

Environnemental

*-+9"$&5<-+/,",&%*$-+)$3'blent les agriculteurs

40 ALIMENTATION. LÕESPOIR

16

!"#$%&'()'$*+,*+-'./)+0('-+1+ nourrir les hommes. Seule solution : le bio intensif

FRUITS ET L GUMES.

AGRICULTEURS SOUS CONTRïLE

DU DOUBLEMENT VERT

La grande distribution d cide 4*-+0$%6

44 SOLS. LÕADIEU AU

COOP RATIVE. LE SALUT PAR LA DIVERSIFICATION

22

Le semis direct sous couvert, lÕalternative

La SA4R, un mod le dÕorganisation mutualiste

46

24 CIRCUITS COURTS.

2*03$)"#*+(3%,+4*+(!3$)53436%*+ agronomique

VENDRE A CONTRE-COURANT

LABOUR

ETUDE DES SOLS. IRREDUCTIBLES BOURGUIGNON

58 AGRICULTEURS. LE MAL VIENT DES PESTICIDES

=",&*$>+0"$?%,-3,>+(*-+0*-)%&%4*-+3,)+(*'$+0"$)+4*+$*-03,sabilit

64 PESTICIDES. SILENCE, ON PULV RISE

Comment la France est deve,'*+4<0*,4",)*+4*-+0*-)%&%4*-

66 DIRECTIVE 91/414/

CEE. LÕENQUETE IMPOS-

SIBLE

@3A"#*+4",-+(!30"&%)<+4*-+ %,-)%)')%3,-+*'$30<*,,*-

Le mod le qui r ve de concurrencer la grande distribution

30

CONSOMMATEURS. ILS METTENT LA MAIN A LÕAMAP 7,+*-03%$+4!"()*$,")%;*+1+("+ soci t de consommation

34 REFORME DE LA PAC. UN COUP DE VERT A B<&$A0)"#*+4*-+*,C*'6+4*+("+ r forme de la Pac

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LAND - Avril 2011

© Terres de liens

MOINDRES FRAIS


© Sunfox/Flickr

Humain

Rurbain

IPJ-Dauphine 24, rue Saint-Georges 75009 Paris t l : 01.72.74.80.00 fax : 01.72.74.80.01 www.ipj.eu Directeur de la publication : Pascal Gu n e

68 COMBLOUX. LE FOSS

96 WWOOFING. VOYAGE

QUI BORDE LE CHAMP

EN ALTER INCONNU

1,'$),"/$((!2)3",.4/)(()"-*!*$.," touristique

Trois jours la ferme jouer aux apprentis agriculteurs

74 TERRES AGRICOLES.

JEUNES AGRICULTEURS. DUR DUR DE SÕINSTALLER

Responsables dÕ dition : Anne T zenas du Montcel, Vincent Glavieux, Guillaume Novello

!"#$%&'$()"*+!,-$*$.,"#)"(!"/$(()"0" la campagne

Secr taire g n rale de r daction : Pauline Pellissier

LÕINQUI TANTE DISPARITION

Le no manÕs land p riurbain #5/.+)"()-"'6!78-

78

NOISEMENT. PAS TOUCHE Ë MON VILLAGE 1"9.$-)7),*3"()-"6!:$*!,*-"-)" 7.:$($-),*"'.,*+)"(!"/$(() ,.4/)(()

Directeur adjoint de la publication : Thierry Guilbert Conception et r daction en chef : Anne T zenas du Montcel

102

106 FEMMES. PAS PEUR

Coordination de lÕ dition : Maxime Gayraud, Vincent Glavieux, Guillaume Novello

DE LA CHARRUE

Les femmes aussi sÕ panouissent dans le monde agricole

Conception de la maquette : Tristan Vey avec Guillaume Novello

80 LIGNES HAUTE TENSION. AGRICULTEURS SURVOLTES

Conception de la Une : Yann Butillon, Sophie Noachovitch

© Fred Dufour

1" !";!24)3"()-"/.$-$,-"#)"(!" centrale EDF se prennent des coups de jus

84 AGRICULTURE URBAINE. LA Ç FERME DU BONHEUR È 1"9!,*)++)3"4,)"%)+7)"-!4/!2)" sÕinstalle entre les barres dÕimmeubles

JULIE FERMIERE

89 LES GUERILLEROS JAR-

?),'.,*+)"!/)'"4,)">)4,)" agricultrice

DINIERS, NOUVEAUX POETES URBAINS

<)-"!'*$/$-*)-"+5$,*+.#4$-),*"(!" nature Paris

90 FERMES VERTICALES. FUTUR GRENIER DE LA PLANETE

)-"%)+7)-"/)+*$'!()-"8.4+raient un jour nourrir les citadins

94 SOCIAL. R INSERTION

108 ARDECHE. JEUNE ET 110 FNSEA. LE POUVOIR CHANGE DE MAIN

Le syndicat agricole majoritaire *+!/)+-)"4,)"85+$.#)"7.4/)ment e

114

VOTE AGRICOLE. PERD SA CAMPAGNE

LÕUMP

)-"!2+$'4(*)4+-3"5()'*.+!*"*+!#$*$.,,)("#)"(!"#+.$*)3"-.,*"*),*5-" par la d sertion

PAR LA TERRE

)-"/)+*4-"-.'$!()-"#=4,">!+#$," sur le toit

120 REGARDS CROIS S

Responsable illustration : Jacques-Alexandre Brun Equipe sommaire : Sarah Corbeel, Marie Cerise Sudry-Le D

Guitton,

Secr taires de r daction : Romain Bely, Vincent Glavieux, Thibaut Fort , Guillaume Novello R daction : Adrien Bail, Romain Bely, Franck !"#!$%&' ()*+,,$' -%./+&' 01$2,' Brouck, Jacques-Alexandre Brun, Yann Butillon, Sarah Corbeel, Thibaut Fort , Maxime Gayraud, Vincent Glavieux, Marie Guitton, Yona Helaoua, Florence Mazet, Sophie Noachovitch, Guillaume Novello, Mathieu Palain, Pauline Pellissier, Kathleen Plaisantin, Pierre Ropert, Cerise Sudry-Le D Remerciements Eric Nahon pour son aide apport e lors du bouclage Imprimerie : ActivÕcopy 34&'"%!'5%'6$%7-%"/'(-8#9$"#"! 75 009 Paris LAND - Avril 2011

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G LO C A L

Saisonniers

Équatoriens livrés clés en main Dans les Landes, le « plombier polonais » est un Equatorien qui récolte des asperges. Confrontés à la pénurie de saisonniers locaux, les agriculteurs ont trouvé la solution de l’autre côté des Pyrénées. Elle a pour nom Terra Fecundis. Une boîte d’intérim espagnole en plein essor, et aux pratiques douteuses. PAR

D

’un revers de la main, l’agricultrice Evelyne Margariti désigne son champ d’asperges. Couvée par des bâches en plastique noires, la plante potagère germe dans des buttes de terre. Plus pour longtemps. Aux premiers jours de mars, l’heure de la récolte aura sonné. Trois mois durant, le dos courbé au-dessus des sillons, des saisonniers agricoles ramasseront le « trésor des sables landais ». Parmi eux, des Français, bien sûr. Mais, surtout, des Equatoriens. Un renfort vital pour le département, premier producteur national. Depuis une dizaine d’années, les gens du coin boudent la saison des asperges. Le boulot est physique, pas mieux payé qu’un autre et peu valorisant. Certains tentent le coup, s’inscrivent, débutent la récolte, puis repartent deux jours plus tard, laissant les exploitants avec leur embarras et leurs asperges sur les bras. « A cause du manque de ramasseurs, des hectares entiers pourrissaient dans les champs, signale Evelyne Margariti, vice-présidente de la Copadax, une coopérative de producteurs d’asperges. On s’est retrouvé à deux doigts d’arrêter la production. » Et le messie est arrivé : Terra Fecundis. « Un vrai soulagement, pour tout le monde », souffle l’agricultrice. Créée en 2000, l’entreprise espagnole ne connaît pas la crise. Son patron, Celedonio Perea, a même été sacré entrepreneur de l’année 2009 par la région de Murcie, où siège la société. Sa recette miracle : le détachement de saisonniers étrangers. Pour l’essentiel, des Equatoriens, sollicités pour ramasser des oranges à Grenade, des tomates en Sicile ou des asperges à Mont-de-Marsan. En somme, une

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MATHIEU PALAIN ET FRANCK BERTEAU

boîte d’intérim transnationale qui affiche une croissance record et compte aujourd’hui plus de 1 700 salariés. Une aubaine pour des agriculteurs en manque de main d’œuvre, pas forcément diplômés en ressources humaines.

!"#$%&'(""%&)*&'()#&+%&,$ Finis les petites annonces chez le boulanger du village ou les entretiens infructueux avec les chômeurs de Pôle Emploi. Avec Terra Fecundis, c’est simple comme un coup de fil. « Nous leur précisons le nombre de personnes dont nous avons besoin, détaille Evelyne Margariti. A la date voulue, les Equatoriens bossent dans nos champs. » Pour elle, ce sera une première. D’ordinaire, l’agricultrice parvient à se bricoler une équipe de saisonniers avec son « noyau d’anciens » et une poignée de locaux plus ou moins fidèles. Pas cette année. A quelques semaines du début de la saison 2011, son effectif reste incomplet. Alors, ses collègues l’ont convaincue. « Le plus possible, j’essaye d’embaucher des gens du coin, de garder une attitude citoyenne, assure Evelyne Margariti. Mais je ne suis pas assistante sociale, j’ai une entreprise à faire tourner. » Elle sait qu’elle n’aura pas à le regretter. Motivés, durs au mal, compétents, les Equatoriens font figure de saisonniers modèles : « Ils peuvent ramasser sept à huit heures d’asperges par jour. Un rythme que la main-d’œuvre locale peine à tenir. » Selon l’Inspection du travail, le nombre d’agriculteurs landais ayant fait appel à Terra Fecundis aurait augmenté de 41 % sur les deux dernières saisons. Pour s’octroyer les services de cette main-d’œuvre assidue et exemplaire, les


E N Q U ET E

Ingrat, p nible, pas assez r mun r , le ramassage des asperges nÕattire plus les saisonniers fran ais. © Evelyne

exploitants déboursent jusqu’à seize euros de l’heure par saisonnier. Trois à quatre euros de plus que pour des travailleurs français. Sans compter le transport et le logement des intérimaires, à la charge des agriculteurs. Un surcoût largement rentabilisé. « C’est le choix de la tranquillité », résume la vice-présidente de la Copadax. Pas de paperasse à gérer ni de contrat de travail à rédiger. La société espagnole s’occupe de tout. Surtout des salaires versés aux Equatoriens. Tabou ou omerta, les exploitants eux-mêmes ignorent combien sont payés ceux qui arpentent leurs champs. Et l’obscurité qui entoure le traitement de ces Sudaméricains ne s’arrête pas à la rémunération.

!"#$%"&%'()(*%+ Depuis quatre ans, Béatrice Mesini, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) enquête sur l’activité de Terra Fecundis dans les Bouches-du-Rhône. C’est en effet à Marseille, en 2003, que la société espagnole se retrouve pour la première fois devant la justice française. A la faveur d’un contrôle inopiné, un inspecteur du travail découvre qu’un agriculteur dispose de douze saisonniers équatoriens. A l’époque, Terra Fecundis n’opère pas en tant qu’entreprise de travail temporaire mais sous le régime de la prestation de services. La nuance lui interdit de louer du personnel. Qu’à cela ne tienne ! Juste avant la

comparution, les responsables de la société se pressent de changer les statuts. Désormais boîte d’intérim, elle évite la condamnation. Interrogés sur la soudaineté de la manœuvre, les dirigeants de Terra Fecundis justifient leur volte-face par « la nécessaire adaptation au travail agricole. Les paysans préfèrent quantifier en nombre de personnel embauché plutôt qu’en terme d’hectares récoltés, donc on a changé de statut pour mieux coller aux desiderata de nos clients, se justifie AnneMarie Lopez. Même si, pour nous, cela s’est traduit par une hausse des exigences de garantie financière.» Une feinte classique, selon la chercheuse. «Terra Fecundis joue en permanence sur des conflits d’interprétation entre notre législation nationale et le droit communautaire. » L’habileté juridique comme marque de fabrique. Pour elle, les Equatoriens sont payés « autour de 7,50 euros de l’heure ». Moins, selon d’autres exploitants. Plus, selon Virginie Chrestia-Cabanne, inspectrice du travail dans les Landes : « Les saisonniers détachés par Terra Fecundis sont tous rémunérés au SMIC. Les contrôles n’ont révélé aucun manquement à la loi. » Avant d’ajouter : « Ce qui ne nous empêche pas de rester en veille permanente. Nous savons qu’il s’agit d’une situation fragile.» Comprendre, à la frontière de la légalité. Comme le rappelle Béatrice Mesini, « les exploitants sont libérés des contraintes qui pesaient sur leurs épaules avec les anciens contrats. Ils peuvent désormais licencier du jour au lendemain. » Même si le cas de figure ne se présente que rarement, les agriculteurs savent qu’ils disposent de cette facilité. « Si quelqu’un ne convient pas, vous téléphonez pour dire que vous

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G LO C A L

Le résistant polonais Pionnier de la main-d’œuvre étrangère il y a quinze ans, Pierre Lapeyre continue à recruter des Polonais et fait désormais figure de dernier des Mohicans.

D

ans la famille « gueules du cru », je demande Papy Lapeyre. Bonne pioche. Dans les

Landes de Gascogne, l’agriculteur est connu comme le Tursan. Pas moyen de parler asperge sans qu’on ne vous glisse son nom. Entre deux cacahuètes, c’est José Martin Salsamendi, « prêtre des migrants » de la paroisse de Seignosse qui nous a orientés vers ses terres : « Allez discuter avec Lapeyre, vous verrez, il maîtrise le sujet. » L’homme nous accueille dans son antre. Un souk indescriptible, fait d’empilement de dossiers, de compas, d’équerres et d’une armée de crayons HB. Au premier !"# $%& '(& )#* !& +!& ,#-*(!.& $/# ,0*.!,.!& plutôt que la tanière du papa ours de l’asperge. Pourtant... Grand, sec et élégant, Pierre La1!2 !& 3/#45,0!& 1+63& 7!6(!& 86!& 3!3& artères. Cheveux immaculés soigneusement peignés sur le côté, il a encore le regard pétillant de la folie de ses vingt ans. Pour sûr, Pierrot séduit. Le bonhomme inspire ,'(5#(,!%& +!& "!( !& 9& 86*& +/'(& ,'(5!& 3!3& gosses en pension complète pour les vacances d’été. Il serait bien, le petit dernier, cajolé par ce pépé gâteau qui lui ferait découvrir la forêt et les Werthers Original... Question asperge, Pierre Lapeyre s’y connaît. S’il en produit depuis 1971, c’est 86!& ,!+#& ,'::!(,!& 9& !33!:-+! & 9& $!& la passion. À l’époque, notre séduisant bûcheur n’employait que des femmes, fonctionnaires ou commerçantes, qui s’adonnaient aux joies de la saison pour « beurrer les épinards ». Puis les Trente piteuses lui ont envoyé des « plein-temps ». Et les ennuis ont commencé. Sans langue de bois, Pierre Lapeyre lâche les chevaux et fait chanter l’accent, toujours avec cette banane qui lui chatouille les oreilles. « Avec l’ANPE ? Je n’ai eu que des cas sociaux. Entre les drogués et les marginaux, c’est toute la pègre de la société qui venait errer dans mes sillons », se souvient-il. Nous sommes en 1995. Il possède 30 hec-

tares d’asperges et emploie 80 personnes pour en ramasser les fruits pendant les trois mois que dure la saison. Le taux de défection de la main d’œuvre atteint alors des sommets : « Certains restaient une heure, d’autres une journée, et d’autres poussaient parfois jusqu’au vendredi avant de rendre les armes. La plupart, on ne revoyait jamais le bout de leur nez. » Faute de bras pour récolter, Pierre Lapeyre !3.& ,'(. #*(.& $!& 3#, *5! & $!3& 1# ,!++!3;& < '*3& 3#*3'(3& ,'(3=,6.*>!3%& $!& ?@@A& 9& 2000, il laisse pourrir huit hectares d’as1! "!3%& 9& ,'(. !,B6 ;& C!:- !& *()6!(.& de la Chambre d’agriculture des Landes, chaque réunion est pour lui l’occasion de faire entendre sa colère : « A chaque fois

«

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LAND- Avril 2011

ils en boiraient des litres et des litres. » Ce léger penchant pour les bonnes choses de la vie pris en compte, il a instauré un système de caution pour ,0#86!& :'-*+!& 0':!& :*3& 9& +#& $*31'sition des saisonniers. « Attention, même quand ils font la bringue toute la nuit, le lendemain je les ai tous dans le champ. Et frais comme des gardons ! » Un commentaire qui sent bon l’admiration du contemplateur d’exploit sportif. Pierre Lapeyre gère tout son recrutement par mail, et la paperasse a été, $!16*3& +/#$0=3*'(& $!& +#& D'+'"(!& 9& l’Union européenne, grandement simplifiée. Pas assez pour ses confrères landais : « Tous les autres font appel à des boîtes d’intérim. Ils ont juste à signer leurs chèques et basta. » Il parle en se frottant les mains, comme on se débarrasse des grains de sables collés au creux des paumes. Il ôte ses lunettes, souffle, les repose nerveusement sur son nez. Pour sûr, la question le touche. « Le gros problème, c’est qu’on ne sait pas combien ils sont payés ces Equatoriens...bien sûr qu’il doit y avoir des abus, mais comment le prouver ? » Nous n’en saurons pas plus. Une chose est certaine, même seul contre .'63%& D*! !& E#1!2 !& 3!& !463!& 9& 1 'pager la contagion. A quelques semaines du coup de feu qui lancera la saison, il peaufine son recrutement. La sélection Lapeyre 2011 ne comptera pas d’Equatoriens. D'6 & ,!..!& #((=!& !(,' !%& $!& :# 3& 9& la fin mai, le Groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) des Sables Blancs travaillera son accent polonais. E/#" *,6+.!6 & +/#& 1 ':*3& 9& 3!3& !:1+'2=3%& *+& +!3& ,'($6* #& 9& +#& FG.!& $!3& migrants, organisée par le prêtre Salsamendi. L’occasion rêvée pour « pinter » joyeusement avec les autochtones. Alors, vodka ou sangria ?

Je lÕouvrais pour foutre une bonne avoin e au pr fet »

je l’ouvrais pour foutre une bonne avoinée au préfet. ‘Si les français ne veulent plus bosser, je vais prendre des étrangers’, j’lui disais. Mais en face, c’était toujours non. Comme quoi le taux de chômage était trop élevé pour se permettre de refuser les candidatures locales. » Le statu quo traîne jusqu’en 2001. Puis le miracle survient. Pierre Lapeyre est auto*3=&9&« tester » cinq Polonais. Les pertes s’envolent, la production repart, Lapeyre est heureux. Cette année, les Polonais seront 25 aux Sables Blancs, échelonnés tout au long de la saison en fonction de la charge de travail. « Depuis 2001 ça se passe super bien. L’avantage du Polonais c’est qu’il n’est jamais malade, tous les matins au travail. Je suis même obligé de leur trouver du boulot quand il n’y a plus d’asperge parce que sinon...Ils pintent. » Le Polak et la vodka, dans sa bouche, ça ne pue même pas le dérapage raciste. « Non en fait ce serait plutôt la sangria. Ils ont découvert ça ici,


E N Q U ET E

l’homme leur distribue de l’argent de poche, en espèces, pour qu’ils puissent téléphoner à leur famille et s’acheter de quoi manger. Plus grave, l’assignation à résidence. Perdus au milieu de nulle part, les saisonniers n’ont pas le droit de quitter l’exploitation. D’ailleurs, la plupart du temps, ils n’en ont pas les moyens. Les paysans doivent leur fournir un toit, pas les véhiculer. A en croire les agriculteurs, les Equatoriens ne se plaignent pas. Pour l’instant. Certes, les conditions sont rudes, mais pour rien au monde ils refuseraient le travail que leur offre Terra Fecundis. S’ils ont traversé l’Atlantique, c’est pour gagner de l’argent. Or en Equateur, le salaire moyen ne dépasse pas 157 euros par mois. Et en Espagne, la crise du bâtiment a dopé la concurrence entre les migrants. Sous les serres d’Andalousie, Marocains, Bulgares, Roumains et Nigérians se disputent le travail pour à peine plus de 3 euros de l’heure. Rien à voir avec le monopole des asperges landaises que Terra Fecundis est en train de s’offrir. En revanche, ils souffrent beaucoup du système de gestion d’effectif de Terra Fecundis, qui les trimballe dans plusieurs pays, au fil des saisons. « Ils sont déboussolés, analyse Béatrice Mesini. Avant, ils alimentaient des migrations pendulaires, du pays d’origine vers le pays d’accueil. Aujourd’hui, leurs identités de travail sont éclatées entre l’Equateur, l’Espagne et les pays où ils sont détachés. » Face à cette « triangulation » nuisible, les Sud-Américains aspirent à la signature d’hypothétiques accords bila-

Délit de sale gueule Le bourgeon se paye cher. Pas question de laisser le Çtr sor des sables landaisÈ pourrir sur pied. © Spree2010 via Flickr

n’en voulez plus, note Evelyne Margariti. Le lendemain, on vous en envoie un autre. » Exemple l’été dernier, lorsqu’un Equatorien employé pour la récolte des pommes dans les Bouches-du-Rhône s’est vu transféré, en pleine nuit, jusqu’à une ferme des Pyrénées. Dès l’aube, il s’attelait à sa nouvelle mission. Une pratique totalement illégale. « Nous n’avons pas directement observé ce type de problème, révèle l’inspectrice du travail. Mais s’ils se produisaient, ces renvois instantanés présenteraient un caractère irrégulier. La rupture d’une mission d’intérim n’est possible qu’en cas de faute grave. »

Une dépendance organisée Des fautes graves qui, avec les Equatoriens, ne risquent pas de se produire. La pression de l’entreprise et les situations de dépendance qu’elle instaure cultivent la docilité des intérimaires. Pendant la saison, un référent de Terra Fecundis sillonne la campagne landaise pour vérifier le bon déroulement de la récolte. Et son rôle ne se limite pas à de banales visites de courtoisie. Il est aussi la mère nourricière des Equatoriens. Au sens propre. Chaque semaine,

Gerardo Deustua s’est intéressé à l’aspect sociologique de la saisonnalité. Selon lui, la désaffection de la main d’œuvre dans les champs n’a rien à voir avec la fainéantise des nouvelles générations. Simplement, les aspirations au travail ont évolué. « Le saisonnier, s’il est moins enclin à se soumettre à un travail répétitif, c’est parce que cela ne le fait pas rêver. Pourquoi les jeunes se démènent pour dénicher un poste dans les campings ? Parce qu’il y a un vrai contact avec le client, une ambiance un peu festive du travail... C’est autre chose que de voir la queue de l’asperge du matin au soir. Dans les deux cas vous êtes payé au SMIC. Donc l’idée, ça reste quand même de prendre le boulot qui semble le moins "chiant" », estime-t-il. Avant de poursuivre : « Soyons lucides, les mentalités ont évolué. On n’aspire plus à la tâche agricole comme on pouvait le faire il y a trente ans. Et surtout, on ne reviendra plus en arrière ! Il faudrait révolutionner la vision du monde paysan. Certains postes dans l’hôtellerie peuvent être bien plus éprouvants que le ramassage des asperges. En cuisine, pendant le coup de feu, on se fait hurler dessus, on bosse dans l’urgence, sous une chaleur étouffante. Physiquement et moralement, c’est exténuant. Pourtant, les restaurants n’ont aucun mal à recruter. Parce que le commis de cuisine s’estimera toujours plus valorisé derrière son plan de travail que les deux mains dans la terre. »

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G LO C A L

Premi re coop rative fran aise de producteurs dÕasperges, Ma sadour a, elle aussi, succomb la tentation de la main dÕoeuvre quatorienne © fatseth via Flickr

téraux entre Quito et Paris, qui leur permettraient de sauter la case Terra Fecundis.

Des voyages en Andalousie De toute manière, ils ne se voient pas d’avenir en Europe. La vie, la vraie, les attend en Equateur, où ils rêvent d’une petite maison et d’un commerce prospère. Là encore, Terra Fecundis s’occupe de tout. L’embauche par l’entreprise se fait à condition qu’un projet immobilier soit lancé au pays. Au sein du groupe, les dirigeants ont créé Mitad del Mundo, une filiale bancaire qui supervise les chantiers en Equateur. Souhaitant intervenir également sur les transferts d’argent, ils ont signé en 2008 un partenariat avec Western Union pour « faciliter aux travailleurs l’envoi des salaires à leur famille ». Et comme il n’existe pas de services gratuits, Terra Fecundis retient 30 % sur chaque transfert. « Ce qui exaspère le plus les salariés équatoriens, c’est justement cette tendance de

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Terra Fecundis à prendre des commissions sur tout et n’importe quoi », révèle Béatrice Mesini. Solidement ancrée dans le paysage agricole européen, Terra Fecundis prend de l’ampleur et de la confiance. Pour la première fois cette année, à la manière d’une multinationale, elle offre à ses clients des voyages tous frais payés en Andalousie. « Avec mon mari, nous sommes invités à venir voir les installations de l’entreprise », admet Geneviève Bagnères-Labaste, exploitante d’asperges dans le sud du département. Avant d’attaquer la saison, ces quatre jours de repos dans un hôtel de Murcie sonnent comme une bénédiction. L’opération séduction fonctionne à fond. La saison 2011 s’annonce radieuse pour Terra Fecundis, à tel point que l’entreprise fait des petits. Sa sœurette espagnole – Safor Temporis – prend ses marques dans les Landes. Depuis quelques années, elle a séduit Maïsadour, la plus grosse coopérative de la région. « En 2009, nous leur avions demandé une vingtaine de travailleurs et, l’an dernier, 70, se souvient Jean-Pierre Lahillade, administrateur de Maïsadour. Cette saison, nous attendons 150 Equatoriens. » Les deux sociétés peuvent voir venir. Les exploitants agricoles leur prédisent un avenir radieux : « Une fois que l’on a goûté à leur système, difficile de faire machine arrière.»


E N Q U ET E

« Moi, la main-d’œuvre locale, c’est terminé » Administrateur de Maïsadour, la plus grande coopérative d’asperges des Landes, Jean-Pierre Lahillade témoigne des soucis de recrutement dont souffrent les exploitants. Sans concession, il explique pourquoi il a fait une croix sur les saisonniers du coin. Depuis quand le recrutement des saisonniers est-il un problème ? Cela fait maintenant à peu près dix ans. Avant, je ne travaillais qu’avec des locaux. Puis la production s’est développée et les ennuis ont commencé. Le souci, dans l’asperge, c’est que vous embauchez entre janvier et février, alors que la saison ne débute en fait qu’en mars. Il y en a beaucoup qui se décommandent au dernier moment, d’autres qui abandonnent la première semaine, et tous les « inadaptés au travail ». Ah ça, j’en ai eu des cas sociaux ! Des types bourrés au champ à 7 heures du matin, qui piquaient des crises d’hystérie au milieu des asperges. J’avais d’autres priorités que de jouer les gardechiourmes toute la journée. !"#$"!%&'(&)*+'%,&)(&-.&/.%01)23"4#(& locale ? C’est simple, plus personne ne veut travailler dans les champs. J’ai l’impression que les gens préfèrent toucher leur chômage plutôt que de se casser la tête à ramasser des asperges. Alors, pour montrer qu’ils sont un peu motivés, ils s’inscrivent pour la saison. Mais c’est juste une signature en bas d’un contrat qu’ils ne respectent pas. « Je bosse uniquement quand j’ai envie de bosser », voilà la mentalité. 5.6!#&7(/8!#%9&4!"9&.&!66(#,&"0(&9!-"tion sur un plateau... Oui c’est ça. Au plus fort de la crise, en 2008-2009, on était vraiment dans le rouge. Safor Temporis a contacté Maïsadour pour proposer ses Equatoriens. La première fois, on en a pris une vingtaine. Puis 70 l’an dernier et 150 cette saison. Ils nous offrent la tranquillité. Les Equatoriens, ce n’est pas compliqué, je les amène aux champs, ils récoltent, ils gèrent tout. Pas besoin de faire la police.

4!"9&.&8.9&%0,*#(99*&A Si, bien sûr ! J’ai tenté le coup avec l’Adefa. Mais ils m’ont envoyé des types avec dix chiens entassés dans une voiture, qui voulaient absolument vivre dans la forêt. Qu’est ce que vous voulez faire? Je leur ai payé le retour... B!"9&02.4(C&8.9&)(&9'#"8"-(9&D&E!")(#& les chômeurs landais ? Moi, la main-d’œuvre locale, c’est terminé. Je ne peux pas me permettre de faire du social. Ok, c’est malheureux. D’autant plus que le salaire des Equatoriens part directement en Espagne. Ils ne dépensent rien en France. Alors forcément, au début on a quelques scrupules. Mais entre cela et laisser pourrir la récolte… Non vraiment, une fois que l’on a goûté à ce système, on ne peut plus faire machine arrière. F(9&G$".,!#%(09<&$"2!0,1%-9&)(&8-"9&$"(& les autres ? La motivation. Ils ont quitté la misère de leur pays pour travailler en France, alors ils bossent dur. Pourtant, ils sont comme tout le monde : le premier jour, ils apprennent. Ensuite, non seulement le travail est nickel mais ils ont l’esprit d’initiative que n’ont pas les locaux. Si la machine déraille, ils ne vont pas rester les bras ballants à attendre qu’elle se répare d’un coup de baguette magique.

G,&4!"9&-("#&#*8!0)(C&$"!%&A Que les Français ne savent plus se servir de leurs mains, et qu’ils gagnent autant sans se fatiguer, en restant bien au chaud à la maison. B!"9& 0(& '#.%>0(C& 8.9& )2(06#(%0)#(& -.& -*>%9-.,%!0&)"&,#.4.%-&A Non, l’entreprise Safor Temporis reste dans les clous. Avant de nous les envoyer ils leur font passer la visite médicale obli!"#$%&'( )*$+,-&."$#+( /0( "%!1!$2( !( 13%$435( tout est nickel. Le plus dur pour l’agriculteur, c’est de leur laisser un jour de repos par semaine. Si on les laissait faire ils travailleraient tous les jours. Et ça, c’est interdit. :!0'& 9(-!0& 4!"9<& %-& 02L& .& 8.9& )(& 8#!E-M/(&.4('&'(&,L8(&)2%0,*#%/&A Pas à ma connaissance. Pour les conditions de travail, c’est bien pire en Allemagne ! Eux ils font bosser des Polonais, des Roumains et des Bulgares. Si jamais il se met à geler dans la nuit, les agriculteurs réveillent leurs saisonniers à trois heures du matin

Plus compétents mais beaucoup plus

pour qu’ils posent les plastiques anti-

chers...

gel sur les asperges. Heureusement,

En comptant le tarif horaire, le logement

en France, on en est loin.

entièrement à notre charge et les frais de déplacement, cela nous revient plus cher, c’est vrai. Mais au niveau de la rentabilité, il n’y a pas photo ! Déjà, on récolte tout. Les années précédentes, il m’arrivait de ramasser à peine le tiers de mes asperges. Un hectare c’est 30 000 euros investis, ça vaut largement la marge payée

:(8"%9& )(";& .09<& -2=99!'%.,%!0& )*8.#,(/(0,.-(&8!"#&-2(/8-!%&(,&-.&6!#/.,%!0& (0& .>#%'"-,"#(& ?=)(6.@& /(,& (0& #(-.,%!0& saisonniers et agriculteurs. Cela ne

-.,%!0&.4('&5.6!#&7(/8!#%9&A Non. Ils ne se plaignent pas, si c’est le sens de votre question. En revanche, ils nous demandent pourquoi on ne trouve pas de bras avec un tel niveau de chômage.

à Safor Temporis. H(9&&G$".,!#%(09&4%4(0,&'I(C&4!"9&,#!%9& /!%9&8.#&.0J&K-9&4!"9&8.#-(0,&)(&-("#&#(-

N"(& 9(& 8.99(1,1%-& 9%<& )(/.%0<& 4!"9& 02.4(C& 8-"9& -(& )#!%,& )2(/E."'I(#& )2*,#.0>(#9&A Tout s’arrête ! On vient à peine de trouver un système pérenne. Sans ça, les ennuis reviennent. Il y a bien des machines de récolte complète qui sont testées en Allemagne mais ça coûte très cher. Et au niveau du chômage local, les effets sont nuls. La recette miracle n’existe pas...

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G LO C A L

Prix agricoles

La finance sème la panique Les prix des matières premières agricoles n’ont jamais autant fait le yoyo. Si certains agriculteurs trouvent des prix fixes sur les marchés financiers, la plupart subissent leurs fréquents retournements et souhaitent une plus grande régulation. PAR

«C

ette année, dans les réunions, j’entends de plus en plus d’agriculteurs annoncer qu’ils vont sur les marchés à terme », témoigne Jacques Pasquier, producteur de céréales et d’oléagineux dans la Vienne et secrétaire générale de la Confédération paysanne de la région Poitou-Charentes. L’engouement des agriculteurs français pour ces marchés à terme est tel qu’il a incité « les opérateurs (coopératives, entreprises privées) à fournir du conseil aux agriculteurs », observe Gaël Gautier, céréalier à Fontenay-sur-Vègre dans la Sarthe et secrétaire général des Jeunes Agriculteurs de l’Ouest. « Il existe aussi des produits proposés par des banques. » Le Crédit Agricole a ainsi lancé, il y a deux ans, une offre pour accompagner les agriculteurs qui souhaiteraient se positionner sur les marchés à terme. « Ils suivent d’abord une formation pour se familiariser à ces derniers », explique André Baudelet de la direction agriculture et agroalimentaire du Crédit Agricole. « Puis deux fois par semaine, les agriculteurs reçoivent des SMS ou des courriels qui les conseillent pour agir sur le Marché à terme international de France (Matif). Ils ont ensuite jusqu’à 13 heures pour prendre position. » Depuis les politiques de libéralisation des années 1980 à 2000, ces marchés financiers de produits agricoles connaissent un développement exponentiel. En dix ans, les volumes échangés sur ces marchés ont été multipliés par cinq. Pour la seule année 2010, d’après le Centre d’études et de prospective (CEP) du ministère de l’Alimentation,

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GUILLAUME NOVELLO

de l’Agriculture et de la Pêche, les volumes échangés ont représenté huit fois la production mondiale de blé, 16 fois celle de maïs et 43 fois celle de soja. C’est comme s’il y avait eu entre le vendeur initial de soja et son acheteur final 43 intermédiaires. De quoi donner le vertige aux agriculteurs. Si les marchés à terme existent depuis 1848 avec la création du Chicago Board of Trade (Cbot), ces derniers ont fait irruption dans le débat public à l’occasion de la crise financière de 2008. Contrairement aux marchés physiques, ils n’ont pas pour objet l’achat ou la vente d’une production mais la couverture d’un risque. Le principe est simple : sur ces marchés, les contrats à terme ou futures sont des engagements entre acheteurs et vendeurs comportant un prix ferme et définitif pour un paiement et une livraison à une date précisée. Par exemple, un agriculteur et un acheteur entrent en contact pour la vente et la livraison d’une quantité de blé, bien avant que celui-ci ne soit semé. L’agriculteur va souscrire au contrat car il estime que le prix proposé par l’acheteur à cet instant est plus élevé que le prix auquel il vendra son blé sur le marché physique, juste après la récolte. Il obtient ainsi la sécurité d’un prix fixe et transfert le risque d’une chute du cours du blé sur l’acheteur. Ce dernier adhère au contrat parce qu’il escompte une évolution inverse du cours du blé. Cet accord est rendu possible parce que les prédictions de l’acheteur et du vendeur sont opposées.

!"##$%&%'$(')%*+',+& Si les agriculteurs interviennent sur ces marchés, c’est avant tout pour s’assurer un prix fixe, en se couvrant des


E N Q U ET E

Les lots de mati res premi res agricoles chang s sur les march s terme en Europe ont connu en moyenne une hausse de 1 200 % entre 2007 et 2010. © Photo dontworry

aléas des cours. « Le marché à terme ne permet pas d’avoir les prix les plus intéressants, sauf coup de chance, analyse, pour le site Internet Terre-net.fr, Pascal Van de Weghe, céréalier à Angivillers dans l’Oise. Mon objectif est de sécuriser le revenu : avec le marché à terme, je fixe mon prix quels que soient les évènements futurs. C’est tout sauf de la spéculation ou du « boursicotage » ». Du côté du Crédit Agricole, on assure également qu’il s’agit « d’une démarche d’accompagnement et en aucun cas d’une incitation à la spéculation », activité qui jouit d’une réputation exécrable auprès de l’opinion publique. Soyons clairs : ce n’est pas un lieu pour les petits joueurs. Les agriculteurs français qui interviennent sur les marchés à terme restent minoritaires. Certains produits agricoles ne peuvent s’y négocier. En effet, « ces derniers ne sont envisageables que pour des produits standardisables, stockables, précise Frédéric Courleux, chef du bureau de l’évaluation et de l’analyse économique du CEP. Et ils doivent être adossés à des marchés physiques transparents ». Les céréales (maïs, blé) ou les oléagineux (colza, soja) sont donc les matières les plus échangées sur les marchés à terme. Si le Crédit Agricole refuse de dévoiler le nombre exact d’exploitants bénéficiant de son accompagnement sur le Matif, on y admet « qu’ils sont peu nombreux et qu’il s’agit surtout de grosses exploitations céréalières ». De fait sur le Matif, s’échangent au minimum des lots de 50 tonnes

de blé par exemple. S’aventurer sur les marchés à terme présente également des risques. « En général, seules les exploitations céréalières possèdent l’assise financière nécessaire pour jouer sur les marchés, remarque Jacques Pasquier, car il faut de l’argent pour assumer les risques qui y sont inhérents. » Intervenir sur les marchés à terme n’est donc pas rentable en permanence.

Le risque d’une moins-value Principal danger : l’incapacité pour l’agriculteur à honorer son contrat à terme (future) en cas de mauvaise récolte. « Dans une telle situation, s’il n’a pas pu produire le volume de céréales inscrit dans le contrat, poursuit le syndicaliste, il doit acheter le complément à un autre agriculteur pour garantir sa livraison. Dans de tels cas, le bénéfice financier est tout à fait relatif. C’est pourquoi les exploitants ne s’engagent pas sur tout le volume de leur récolte. » Ils peuvent également se protéger de ce risque en achetant un put. C’est le droit et non l’obligation contrairement au future, de vendre sa récolte au prix fixé (l’inverse existe avec le call, une option d’achat). Mais cette liberté a un prix : l’exploitant agricole doit s’acquitter d’une prime supplémentaire. En cas de hausse continue des cours, l’agriculteur qui s’engage à terme perdra également de l’argent si le prix du produit agricole à l’échéance du contrat s’avère supérieur à celui fixé dans ce dernier. Ces pratiques financières ont un effet pervers sur l’ensemble des exploitants agricoles. Alors que ces marchés avaient pour objectif de sécuriser les prix, c’est leur volatilité qui s’est imposée. Comme l’écrit Olivier de Schut-

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ter, rapporteur spécial des Nations Unis sur le droit à l’alimentation dans sa note de septembre 2010 intitulée Food Commodities Speculation and Food Price Crises, depuis le milieu de 2005, « les marchés, pour de nombreux produits agricoles, ont commencé à observer des hausses de prix et de plus hauts niveaux de volatilité ». Entre mars 2007 et mars 2008, l’indice mensuel des prix des produits alimentaires de la Food and Agriculture Organization (FAO) est ainsi passé de 140 à 220 avant de retomber en-dessous de 150 quelques mois plus tard. Fin 2010, l’indice est reparti à la hausse et a atteint les 231 points en janvier 2011 (voir encadré ci-dessous).

Les agriculteurs gênés par la volatilité

Pour en savoir + - sites internet : http://www.terre-net.fr/cours_marches_agricoles/cotations.html

- études et rapports Food commodities speculation and food price crisis. Regulation to reduce the risks of price volatiltility, Olivier de Schutter, !"#$%&'%()#'*+,'-#.)#/ "#'+*0*1 Pr venir et g rer lÕinstabilit des march s agricoles, JeanPierre Jouyet, Christian de Boissieu et Serge Guillon, rapport 234)5.#,'-#.)#/ "#'+*0*1 Agricultural commodity derivative markets : the way ahead, 6(//!--!(%'-)577'8("9!%&'2(6:/#%),'+;'(6)( "#'+*0*

« Cette volatilité conduit à une forme de schizophrénie chez Review of Irwin and Sanders 2010 OECD Reports, David les producteurs, pointe Jean-Jacques Ohana, président de <"#%9'5%2'-)577,'=*'>:!%'+*0* Riskelia, cabinet de conseil en intelligence des risques. Placing the 2006/08 commodity price boom into perspective, En phase haussière, ils sont gagnants mais au final ils sont John Baffes et Tassos Haniotis, policy research working paper, davantage gênés par l’instabilité des prix, qui complexifie >:!??#)'+*0* leur travail. » Même écho chez Jacques Pasquier qui souligne &WPMVUJPO EF M JOEJDF 'BP EFT QSPEVJUT BMJNFOUBJSFT « que ce manque de visibilité des prix, pour un métier où les cycles de production sont longs (1 an minimum pour le blé), constitue un vrai problème. » Cette situation augmente l’insécurité des revenus des agriculteurs et no tamment celle des éleveurs qui nourrissent leur bétail avec des céréales. Pour en limiter les effets, la mu tuelle d’assurances Groupama expérimente depuis le début de l’année, dans deux départements, le système Protection par l’assureur du revenu agricole (PARA). « C’est une assurance pour se couvrir face à la volatilité des prix, indique-t-on chez l’assureur. Il s’agit d’un test mais pour que le disposi tif fonctionne, il faut que l’Etat réassure derrière, ce qui n’est pas encore le cas. » ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ En attendant, le statu quo per฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ dure au même titre que la vola฀ ฀ ฀ tilité des prix, ce dont se désole ฀ ฀ ฀ Jacques Pasquier. « Quand c’est ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ à la hausse, le producteur gagne ฀ ฀ ฀ ฀ un peu et c’est le consommateur ฀ ฀ ฀ ฀ qui trinque mais quand c’est à ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ ฀ la baisse, le producteur perd ฀ ฀ ฀ ฀ et le consommateur ne gagne ฀ ฀ ฀ qu’un peu. La plus-value se fait + " 4 0 / % + ' . " . + + " 4 0 / % + ' ฀ toujours au détriment de l’un des deux éléments du bout de la chaîne. »

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E N Q U ET E

Les financiers chahutent les prix La responsabilité de la spéculation dans l’augmentation de la volatilité des prix est toujours sujette à débats. Ce qui n’empêche pas les pouvoirs politiques de souhaiter davantage de régulation.

«S

i nous ne faisons rien, nous risquons des émeutes de la faim dans les pays plus

pauvres et, par ailleurs, un impact très défavorable sur la croissance mondiale. » Lors du lancement de la présidence française du G20 et du G8, le 24 janvier dernier, Nicolas Sarkozy, le Président de la République, annonçait son intention d’imposer !"#!$%&'"#()*+!,-.!/#$01%.!2nanciers sur les matières premières ». En ligne de mire, les acteurs non-commerciaux - fonds de pension, investisseurs institutionnels - accusés d’avoir accentué la volatilité des prix constatée depuis les années 2000. La dérégulation des marchés depuis les années 80, renforcée en 2000 par l’administration Clinton par le Commodity Futures Modernization Act, a ainsi permis à de nombreux acteurs, sans rapport avec l’agriculture, de spéculer. !"#$% &"% '(!)*% +,,"--"% -+% .*+*&/+0/#+$/)*% des marchés. Traduction de Frédéric Courleux, chef du bureau de l’évaluation et de l’analyse économique du centre d’études et de prospective (CEP) du ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche : « un rôle croissant est laissé aux agents non commerciaux dans les mécanismes de formation des prix ». A Chicago, première place mondiale d’échange de matières premières agricoles, les acteurs du secteur sont minoritaires: ils effectuent moins de 20 % des achats en maïs-blé-soja.

!"# $%&%'(!)"# "&%"# *(!%" &+!'#*,&-)('.*/.)! Dans leur rapport d’étape de septembre 2010 intitulé Prévenir et gérer l’instabilité des marchés agricoles, Jean-Pierre Jouyet, Christian de Boissieu et Serge Guillon accusent : « la volatilité naturelle des prix 3')!0#$#0(%$).-!0-.!/#$01%.!-.(!#/4")2%-! par de nouveaux facteurs et notamment par une spéculation excessive ». Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations Unis sur le droit à l’alimentation, enfonce le clou. Il dénonce l’activité « de puissants

investisseurs institutionnels comme des hedge funds, des fonds de pension et des banques d’investissements, aucun n’étant en général concerné par les fondamentaux des marchés agricoles. » Pourtant, aujourd’hui, leur capacité de nuisance fait débat. Ainsi Carmel Cahill, directrice du département Commerce et Agriculture à l’OCDE, estime que « la part liée à la spéculation ne peut être majeure compte tenu des autres facteurs tangibles que sont l’offre et la demande ou les aléas climatiques. » La sécheresse et les incendies qui ont frappé la Russie l’ont conduite à imposer des restrictions à l’exportation qui ont, en conséquence, réduit l’offre mondiale et augmenté les prix du blé. Le même effet haussier a été provoqué par la demande croissante en biocarburants qui capte jusqu’à 35 % de la production mondiale de canne à sucre. « L’OCDE a du mal à accepter que ces marchés ne fonctionnent pas de façon optimale », ironise Frédéric Courleux. Pour Jean-Jacques Ohana, président de Riskelia, cabinet de conseil en intelligence des risques, la spéculation « sur les marchés de dérivés a un impact sur les marchés physiques. Dans le cas du fer, elle conduit à une augmentation des stocks sur le marché physique donc il y a contagion à celui-ci. » L’argument selon lequel certains marchés de matières premières agricoles sont trop étroits donc peu sujets à la spéculation ne tient pas non plus, selon l’analyste. « Prenons l’exemple du marché du blé français où les spéculateurs sont peu nombreux contrairement au marché américain. On remarque que l’évolution des prix est corrélée car les acteurs font des arbitrages sur le marché français en fonction du marché américain » où les prix sont formés par les acteurs non-commerciaux. Pour Gaël Gautier, céréalier à Fontenaysur-Vègre dans la Sarthe et secrétaire général des Jeunes Agriculteurs de l’Ouest, cela accentue les tendances à la hausse ou à la baisse. «Les opérateurs non-commerciaux peuvent réaliser près de 80 %

des opérations d’une journée. Il arrive que les prix du blé chutent de 10 à 20 € par tonne en un jour. C’est le cas quand les non-commerciaux vendent en masse pour engranger une plus-value alors que les fondamentaux du marché sont bons. Et la semaine suivante, le prix du blé repart à la hausse », se désole le syndicaliste. Il souhaite « une moralisation des marchés à terme de matières premières agricoles notamment sur Euronext qui sont plus libres d’accès que les marchés de Chicago ».

0.)#*!"#/)&'!"#1!"#2/&/"34%(" Les Etats-Unis ont déjà pris les devants avec le Dodd-Frank Act du 15 juillet 2010 qui oblige les acteurs à se déclarer auprès de la Commodity futures trading commissions (CFTC) et limite le nombre d’opérations sur le marché. L’Union européenne se prépare à leur emboîter le pas. Dans un document de travail du 28 octobre 2010, la Commission européenne soutient « que les dérivés de produits agricoles doivent conserver leur objectif initial de formation des prix et de couverture, ainsi que leur fonction d’outils pour faire face à la volatilité des prix. » Elle réclame plus de transparence avec « l’introduction d’une obligation de déclaration de positions pour chaque type d’opérateur. » Car pour l’instant l’opacité demeure. Il est aujourd’hui impossible de de déterminer le nombre d’acteurs non-commerciaux sur le Marché international de France (Matif). En attendant, les agriculteurs français restent dans l’incertitude. Certains regrettent même l’abandon en cours du mécanisme des prix régulés de la politique agricole commune (Pac) (voir pages 34-39) . « Les aides de la Pac constituent 15% de nos revenus, détaille Jacques Pasquier, producteur d’oléagineux et de céréales dans la Vienne et secrétaire général de la Confédération paysanne de la région Poitou-Charentes. Je suis prêt à renoncer à ces aides en échange de la mise en place d’un système européen de régulation des prix. »

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...notreÊestomacÊsontÊsensibleÊ. . . ÊnotreÊestomacÊsontÊsensibleÊ.

G LO C A L

Prix des fruits et légumes

agriculteurs sous contrôle En dépit de la nouvelle loi destinée à mieux protéger les marges des agriculteurs, grâce à la contractualisation, les prix des fruits et légumes sont encore trop dépendants du bon vouloir de la grande distribution. PAR

C

e jour-là, Pierre Priolet a été submergé par l’indignation. C’était le 17 décembre 2009, Bruno Le Maire, ministre de l’Agriculture, s’exprime sur France Inter. Sur un coup de tête, Pierre appelle la radio publique pour crier en direct son désespoir contre un système agricole français injuste. En quelques semaines, il devient, malgré lui, le porte-parole d’un monde agricole qui souffre. L’émission Salut les Terriens sur Canal +, l’hebdomadaire Marianne lui consacrent des éditions. Et enfin, lors d’un reportage diffusé au 20 heures de France 2, il fait arracher ses poiriers par des tractopelles. Son cri : « Les agriculteurs sont les esclaves de la grande distribution. » Dans son livre Les fruits de ma colère qui vient d’être publié, il dénonce le déni du travail du producteur. Cette question n’est pas nouvelle en soi. « Nous nous battons depuis 20 ans sur la question du prix des fruits et légumes », explique Bruno Scherrer, président du syndicat Légumes de France qui estime les prix trop dépendants des cours alimentaires. Outre les différentes crises qui secouent le marché agricole, la grande distribution est coupable selon lui d’empêcher les agriculteurs de faire jouer la concurrence au moment de la vente de leurs produits. L’Etat n’est pas insensible au désarroi des agriculteurs français. Le ministre de l’Agriculture, Bruno Le Maire, a en effet déclaré lors de l’Assemblée générale de la Fédération nationale des producteurs de fruits (FNPF) le 26

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SOPHIE NOACHOVITCH

janvier dernier qu’ « il faut arrêter avec un système dans lequel le producteur fruitier, de légumes ou de tout autre secteur est la variable d’ajustement de la filière alimentaire en France. Pour cela, il faut rééquilibrer le rapport de force ». C’est l’objectif de la Loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche (LMAP), dont le volet sur les fruits et légumes est entré en vigueur le 1 mars 2011. « Cette loi est un acquis syndical, précise Bruno Dupont, président de la FNPF, La grande distribution va être contrainte de suivre des règles. »

Des contrats pour protéger les agriculteurs La LMAP a le mérite d’imposer la signature de contrats entre les différents acteurs. Elle devrait ainsi permettre aux producteurs de partager les risques de la vente aux consommateurs avec leurs fournisseurs et la grande distribution. A l’origine de cette mesure, une enquête sur la filière agricole, commandée par le Premier ministre, François Fillon, et réalisée en 2008 par Eric Besson, alors secrétaire d’Etat chargé de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques. Son rapport Formation des prix précise que si « les marges dans la distribution sont en moyenne assez fortes en France, c’est en raison d’une structure de commercialisation où les pressions concurrentielles sont modérées ». Les marges des distributeurs « ne créent ainsi de pression que sur les prix en amont ». Cette étude a eu pour premier effet l’insertion d’un alinéa concernant la grande distribution dans la Loi de modernisation de l’économie (LME) de 2008. Le dispositif avait pour ambition de développer la concurrence entre les


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LÕacceptation dÕun lot de fruits ou de l gumes se joue sur les quais de d chargement des distributeurs. © Jacques Brun

différents acteurs de la filière agricole et donc de faire baisser les prix de vente en magasin. La loi « favorise l’implantation des grandes surfaces en relevant le seuil des procédures d’autorisation, et elle assouplit la négociabilité des conditions de vente et permet aux fournisseurs de varier leurs tarifs en fonction des distributeurs ». Ainsi, la LME avait pour objectif d’augmenter la concurrence entre les enseignes en multipliant leur nombre et en induisant, de fait, de plus larges possibilités de vente aux producteurs. L’Observatoire des marges et des prix, créé en 2009 sur la recommandation du rapport d’Eric Besson, a mis en évidence une autre anomalie : lorsque le prix au kilo augmente au niveau du producteur, il croît proportionnellement au niveau du fournisseur et de la grande distribution. Mais l’inverse n’est pas vrai. Si le cours du fruit chute, le producteur le vend moins cher, le fournisseur répercute cette baisse dans son prix de vente à la grande distribution mais l’enseigne ne s’y soumet pas immédiatement (voir graphiques page 20). Elle ne diminue son prix de vente que partiellement quelques jours après la baisse effective au niveau du producteur. Le fruit a conservé le même prix en rayon alors que sa valeur a chuté ; le consommateur paye un produit au-delà de sa valeur et le magasin réalise une marge supplémentaire.

Des rapports complexes La loi de 2011 va donc plus loin en imposant une nouvelle relation contractuelle. Auparavant, des accords existaient mais ils n’engageaient que le producteur. « La contractualisation permet de redémarrer la discussion entre les acheteurs et les vendeurs. Un médiateur a été nommé au niveau national par le ministère de l’Agriculture pour la gestion de ces conventions, précise Bruno Dupont. Ces accords donneront une plus grande visibilité aux différents produits pour une relation plus transparente avec “nos amis“ de la grande distribution. Nous allons mettre en place des contrats types selon les produits, parce que les fruits ne se conservent pas aussi longtemps selon qu’ils sont à noyau ou à pépins. » Mais pour Pierre Priolet, ce n’est qu’un coup d’épée dans l’eau de plus : « Dans un contrat, on doit mentionner le salaire. Ici, on demande aux producteurs de signer sans prix de vente. » En effet, aucun prix définitif n’est fixé par cet accord mais uniquement une fourchette. La LMAP stipule que « ces contrats écrits comportent des clauses relatives à la durée du contrat, aux volumes et aux caractéristiques des produits à livrer, aux modalités de collecte ou de livraison des produits et aux critères et modalités de détermination du prix ». Bruno Scherrer précise : « Ces contrats ne vont pas révolutionner les choses, d’autant que la culture de la profession est de ne pas trop s’engager. » Les acheteurs sont encore plus sceptiques. « Nous proposerons en effet des contrats aux producteurs. Mais ce sera difficile de fixer les prix sur trois ans, explique François Goumain, directeur général de Vinas Rungis, grossiste en fruits et légumes. S’ils

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LorsquĂ•un expÂŽditeur diminue son prix, la grande surface ne rÂŽpercute pas immÂŽdiatement la baisse. La pomme ou lĂ•abricot sont donc vendus au dessus de leur valeur aux consommateurs. Š France AgriMer

refusent, nous arrĂŞterons de travailler avec eux.  DiffĂŠrents mĂŠcanismes sont en marche tout au long du circuit d’une marchandise du producteur Ă la grande distribution, en passant par l’organisme qui transforme le produit. En dĂŠpit des amĂŠliorations apportĂŠes par la LME et la LMAP, le système reste dĂŠsĂŠquilibrĂŠ. Les acteurs situĂŠes en amont de la chaĂŽne de production estiment en effet que les centrales d’achat auraient pour objectif de toujours payer les produits le moins cher possible. InterrogĂŠes sur le sujet, les principales enseignes françaises ont refusĂŠ de s’exprimer. Si l’on suit le parcours d’une marchandise, ces dĂŠficiences structurelles apparaissent avec ĂŠvidence.

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Les fruits et lŽgumes sont des patates chaudes, il faut sÕen dŽbarrasser 

!" #$!%&'" &()*$(+,*(-%" ./'" 0')" 1$(/2" 0')"1$-&,3*',$)"&-(4'%*")56")-,7'**$'  Il y a des appels d’offre des bureaux commerciaux alors

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que les produits n’ont pas encore poussĂŠÂ Âť, affirme Bruno Dupont, de la FNPF. Alors que la logique voudrait que ce soit le producteur qui dĂŠcide du prix de vente de son kilo de fruits ou de lĂŠgumes Ă un expĂŠditeur (grossiste ou organisation de producteurs), que ce dernier dĂŠtermine ensuite son propre prix, en fonction des diverses transformations qu’il apporte au produit, pour ensuite le vendre aux centrales d’achat des grands magasins, c’est l’inverse qui se produit dans la rĂŠalitĂŠ. Le super ou hypermarchĂŠ dĂŠcide, en gĂŠnĂŠral plusieurs mois Ă l’avance, des prix et promotions sur les fruits et lĂŠgumes qu’il disposera dans ses rayons. Les grandes enseignes dĂŠcrètent qu’elles auront besoin d’une quantitĂŠ X Ă un prix Y au kilo qu’elles commandent Ă leurs diffĂŠrents fournisseurs. Les ĂŠchelons antĂŠrieurs, grossistes, organisations de producteurs ou producteurs en direct doivent donc adapter leur rĂŠmunĂŠration au kilo en fonction de celui de la grande distribution. ÂŤÂ Mais il y a des phĂŠnomènes inattendus. Au 14 juillet 2010, l’Espagne ĂŠtait en retard pour la livraison des pĂŞches et nectarines, ajoute Bruno Dupont. Lorsqu’elles sont arrivĂŠes, il y a eu une afuence de ces fruits vers la ďŹ n juillet. Du coup, les cours ont chutĂŠ violemment et les produits français en ont pâti. 


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Pierre Priolet, producteur en colère Grand-père, amoureux de la nature, Pierre Priolet a vécu dans sa chair les

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rboriculteur depuis 20 ans, Pierre Priolet a ému les téléspectateurs de plusieurs chaines de télévision l’année dernière par son témoignage. Dénonçant la grande distribution, il a voulu faire « un coup politique » en arrachant son verger. « Trop d’agriculteurs se taisent de peur que la grande distribution refuse d’acheter leurs produits », explique-t-il. Alors, parce qu’il n’avait plus rien à perdre, il a pris la parole. Et même si Pierre Priolet se défend de vouloir s’engager en politique, il dénonce toute la société. « On dit aux jeunes : “arrêtez de fumer, il faut des diplômes, et c’est normal de gagner 1 000 euros par mois quand on a un bac + 8“, s’enflamme l’homme en colère. Nous sommes la génération la plus cupide et la plus égoïste qui soit ! » Et Pierre Priolet donne des exemples pour soutenir son propos. « Comment expliquer que, dans un supermarché, dix mètres de rayons soient dénommés “commerce équitable“ sur 35 000 mètres de fruits et légumes ? Cela veut dire que tout le reste n’est pas équitable ? » Pour lui, le « salut public » ne passera que par les jeunes, parce que « les plus de 58 ans sont des esclaves consentants, nous avons perdu le recul et la réflexion nécessaire. C’est pour mes enfants et mes six petits-enfants que je me bats ». Il décrit alors sa jolie petite-fille « trop mignonne ». Le papy s’insurge : « Je ne comprends pas que des gens n’aient pas accès à la nourriture alors que je n’arrive pas à vendre ce que je produis ! » Il as-

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pire à un éveil collectif « comme en Egypte », pour lutter contre « la collusion entre l’Etat et le monde de l’argent ». L’idée de Pierre Priolet est simple : « Que !"#$%& "'() $*+%$(& ,$)--%& -" ().%(& $/%&

partie de ses terres pour prendre en main la distribution de ses productions sans que cela coûte un centime au pays. » L’ancien arboriculteur souhaite que les agriculteurs sortent de leur dépendance aux aides de l’Etat et de la PAC. Son système permettrait aux producteurs de vendre 1 000 mètres carrés de leurs terres agricoles proches des villages au prix du terrain constructible. L’argent de la vente serait réparti en deux. 40 % iraient directement dans la trésorerie de l’exploitation et les 60 % restant seraient versés dans un fonds agricole d’utilité publique déposés à la Caisse des dépôts et consignations « dont les exploitants seraient actionnaires ». Ce fonds permettrait d’acheter des magasins dans les zones urbaines à proximité des exploitations. Il financerait également l’organisation et la logistique. Les produits proposés dans ces boutiques seraient vendus au prix coûtant augmenté de 30 % (comprenant la rémunération des salariés et l’investissement nécessaire à la pérennité des exploitations) « qui

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dysfonctionnements du circuit agricole français. Dans un livre, il explique sa colère.

qu’il n’a jamais aujourd’hui, aux fournisseurs et à la grande distribution, le prix au kilo serait moins important qu’aujourd’hui. » Son calcul : le coût de production du kilo de pommes est de 0,40 euro. Le producteur le vend donc à l’organisation de producteurs ou à l’expéditeur : 0,40 euro + ses 30 % de marge = 0,52 euro. A son tour, l’organisation de producteurs et l’expéditeur vendent le kilo de pommes à la grande distribution après les avoir lavées, mises aux normes, emballées et transportées. Ce travail revient à environ 0,40 euro. Donc le kilo de pommes est revendu : 0,52 euro + 0,40 euro + 30 % de marge = 1,20 euro. Le distributeur vendra donc le kilo de pommes en magasin : 1,20 euro + 30 % de marge = 1,56 euro. Prix bien en dessous des trois à cinq euros que l’on trouve actuellement dans les magasins.

Trop dÕagriculteurs se taisent de peur quÕon ne leur ach te plus leurs produits » ne sont rien comparés aux 200 % de marge réalisés par la grande distribution ». Enfin, Pierre Priolet préconise d’embaucher des responsables chômeurs de plus de 53 ans et trois ou quatre salariés par boutique de 18 à 25 ans. Ces 30 % de marge, Pierre Priolet souhaite également qu’ils soient imposés à toutes les étapes de fabrication et de vente, du producteur à la grande distribution. « Même en donnant 30 % de marge au producteur, ce

Il ne se fait pas beaucoup d’illusion sur l’impact de sa démarche mais il avoue humblement : « Si je pouvais apporter juste une pierre au combat, j’aurais l’impression d’avoir servi à quelque chose. »

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Les centrales d’achat se font la guerre Les prix élevés des fruits et légumes en magasin sont souvent justifiés par la longueur du circuit du producteur à la grande distribution. Mais les différents acteurs de cette chaîne ne sont pas tous de cet avis. « Aujourd’hui, il y a très peu d’intermédiaires entre le producteur et le magasin : il peut y avoir une coopérative d’agriculteurs, ou bien un collecteur qui trie, lave, emballe, c’est une étape indispensable. Puis il y a le transport vers les lieux de consommation, explique François Goumain. Quand il s’agit de la grande distribution, il y a une plafeforme qui renvoie ensuite vers les magasins. Finalement, il n’y a qu’un seul intermédiaire qui réalise tout le processus. » (Voir schéma page 21). Pierre Priolet renchérit : « Le producteur travaille avec une organisation de producteurs qui sont des partenaires. Ce ne sont pas des intermédiaires, ni des ennemis. Ils sont indispensables à la première mise sur le marché. » Les « partenaires » sont en rapport direct avec les centrales d’achat des grandes enseignes. Ainsi, l’organisation de producteurs est référencée dans trois ou quatre centrales d’achat et « devient ipso facto salariée de la grande surface ». Ces centrales d’achat sont au nombre de douze en France pour les sept grandes enseignes. « Elles se font la guerre », note l’auteur des Fruits de ma colère. Pour s’assurer de conserver leurs fournisseurs, « elles réclament des quantités telles que les organisations de producteurs ne pourraient jamais répondre à la demande de toutes ». L’agriculteur ou l’organisation de producteurs sont donc face à un choix : l’acheteur leur fait une commande alors qu’ils n’ont aucune idée de la qualité et de la quantité des fruits qu’ils vont produire. Et ils n’ont d’autre possibilité que d’accepter, s’ils refusent les conditions, le commercial de la centrale d’achat pourrait les menacer de ne plus jamais travailler avec eux et d’aller voir ailleurs. « Le détenteur du produit est en position de faiblesse. Mais c’est encore plus le cas du producteur, cela même lorsqu’il est associé avec plusieurs maraîchers dans une coopérative. Il est sous la pression des commerces et en particulier des grossistes et de la grande surface, déplore Bruno Scherrer. Il est dans un système où chacun veut acheter le moins cher possible. L’idée n’est pas du tout d’apporter le meilleur produit au consommateur. » L’agriculteur prévoit son année en fonction des commandes de ces trois ou quatre enseignes, et doit prendre en compte, via son organisation de producteurs, toutes les étapes d’emballage et de transport de la cargaison, ce qui a un prix et lui demande du temps.

toute la marchandise en magasin, la vend et paye le producteur à raison du prix convenu au moment de la commande. Mais bien d’autres cas de figure se présentent. Par exemple, en été, un producteur de pêches livre la quantité prévue, trois camions. Mais aléa climatique, il fait mauvais, il pleut. Le consommateur est donc peu enclin à manger des pêches. Au moment où les camions arrivent sur le quai de livraison de l’hyper, un « agréeur », salarié du magasin, décrète que finalement, il ne prendra le contenu que d’un camion. Les deux autres retournent à l’envoyeur. Le prix payé au kilo à l’arboriculteur ne sera la plupart du temps pas revu à la hausse. Il se retrouve donc avec deux camions remplis de pêches sur les bras, qu’il doit vendre le plus rapidement possible. « Les fruits et légumes sont comme des patates chaudes, insiste Bruno Scherrer. Celui qui en est détenteur, ne pense qu’à s’en débarrasser, tant leur conservation est un problème. »

Se débarrasser de même au prix le plus bas

Jour de livraison. Plusieurs cas de figure peuvent se présenter. Le plus classique : le supermarché débarque

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produits

L’arboriculteur se démène alors pour trouver un grossiste qui les lui achète, généralement à un prix extrêmement bas, car il n’est pas en position de négocier. 80 à 90 % des ventes réalisées par les grossistes proviennent de l’import. Il leur est d’autant plus facile de refuser d’acheter les produits français à leur valeur réelle puisqu’ils commercialisent des fruits et légumes étrangers nettement moins chers. D’après Pierre Priolet, il arrive que l’ « agréeur » soit de mèche avec le-dit grossiste et qu’il rachète plus tard dans la journée, les deux mêmes camions refusés le matin, et qu’il partage avec le grossiste la marge « faramineuse » alors dégagée lors de la vente sur les étals de l’hyper. En outre, même si le distributeur a accepté toute la cargaison et que les produits se vendent mal, il ne paiera au producteur que ceux qu’il a vendus, les autres reviendront à la case départ ou pire seront jetés. « Nous bouclons notre budget d’exploitation sur quelques pièces jaunes, confie Bruno Dupont, Nous sommes la seule sphère où les agriculteurs peuvent vendre à perte. C’est la preuve que nous ne sommes pas reconnus. La seule façon de prendre en compte le travail des producteurs est de les rémunérer à la valeur de leurs fruits et légumes. » Et pourtant, le droit français soutien les pratiques de la grande distribution. La vente à perte n’est en effet interdite qu’à la seconde cession sur le marché. Le Code du commerce, dans sa version en vigueur depuis le 5 janvier 2008, stipule ainsi que : « le fait, pour tout commerçant, de revendre ou d’annoncer la revente d’un produit en l’état à un prix inférieur à son prix d’achat effectif est puni de 75 000 euros d’amende (article L. 442.2) ». La « revente » donc, et non pas la première vente, c’est-à-dire celle qui concerne ici le producteur. D’après Bruno Scherrer, de

La LMAP impose des contrats sur trois ans pour assurer la vente des fruits et l gumes

La grande distribution fait ce qu’elle veut d’une cargaison

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Légumes de France, « il est courant que les agriculteurs soient obligés de vendre à perte pour éviter de voir toute leur cargaison pourrir ».

Les producteurs payent des ristournes pour la publicité en magasin Outre la vente à perte, les agriculteurs doivent faire face à d’autres procédés. Les marges arrière ou primes de référencement sont une véritable dictature à l’égard des fournisseurs et des producteurs. Il s’agit du prix que les grandes surfaces imposent aux maillons antérieurs de la chaîne « pour service rendu ». Si le distributeur a dépensé en campagne d’affichage, de promotion, en mettant en valeur le produit en rayon, il va considérer que c’est un service qu’il a rendu au producteur ou du fournisseur. « Tous les organismes pratiquent ces ristournes. C’est un élément du prix à part entière, détaille Bruno Scherrer. Les producteurs signent en fin d’année un contrat dit de référencement dans lequel est comprise la ristourne de 3 à 4 % qu’ils doivent verser en remboursement à la grande distribution ». L’enseigne réalise ainsi une marge supplémentaire pour un produit qui s’est bien vendu en magasin. Le producteur ne peut que payer pour ne pas risquer de perdre ce client.

Pratiques tendancieuses, lois frileuses, tout le système économique français concoure à une servilité du producteur quelle que soit sa filière : maraîchage, arboriculture, laitière ou encore élevage. Pour Bruno Dupont de la FNPF, il ne peut y avoir qu’une solution : « le produit doit être reconnu par le citoyen. Au-delà du prix et du savoir-faire, il y a une valeur et il y a des hommes. »

Pour en savoir + - sites internet : www.consommer-juste.fr www.legifrance.gouv.fr www.fnplegumes.org www.fnpfruits.com http://agriculture.gouv.fr/ lmap www.fruidissi.fr

- liens vidéos : Pierre Priolet au JT de France 2 : www.youtube.com/ watch?v=1CWEYAXYeq0

- études et rapports : Observatoire des marges et des prix : www.minefe. gouv.fr/directions_services/ dgccrf/concurrence/prix/ fruits_legumes/2011/fruits_ version_complete_160211. pdf

- livres : Les Fruits de ma col re, Plaidoyer pour un monde paysan quÕon assassine, Pierre Priolet, Editions Robert Laffont, 159 pages, 2011

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Coopérative

Le salut par la diversification Depuis 1996, Pierre Bastides préside la SA 4R, une société créée pour valoriser la production de Veau d’Aveyron, forte de près de 400 éleveurs. Sur ce modèle, certains d’entre eux ont décidé d’aller plus loin, en créant de la valeur ajoutée via le photovoltaïque, la filière bois ou le tourisme vert. PAR

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e groupe est toujours meilleur que le meilleur du groupe. » Pédagogue et amoureux de son métier, Pierre Bastides est adepte des formules et ce vieil adage paysan lui sied à merveille. Comme depuis quinze ans, il a fait le déplacement au Salon de l’agriculture pour vanter les mérites de la société SA 4R qu’il préside. Et qu’il a contribué à créer en 1996. Sur son stand, dans le hall 1, face aux animaux, endroit le plus prisé du public, il refait inlassablement l’histoire de sa coopérative. En 1994, deux ans avant sa création, le Veau d’Aveyron et du Ségala vient d’obtenir le Label Rouge. Pourtant, les Italiens, dont le pays représente le principal débouché, ne sont pas prêts à mettre le prix pour la qualité et le surcoût qu’implique le respect du cahier des charges. « On souffrait avec le marché italien, il fallait trouver une rémunération supplémentaire », se souvient Pierre Bastides en rallumant son cigarillo. Le déclic est venu du fils d’un éleveur, en stage au magasin Auchan du centre commercial Mistral 7 à Avignon. Il interroge son chef de rayon sur les raisons pour lesquelles la grande distribution ne vend pas de produits du terroir. Il en profite pour lui vanter les mérites du Veau d’Aveyron. L’histoire remonte jusqu’à la centrale d’achat du groupe et à Serge Gay, responsable des relations avec le monde agricole. « Nous étions à la recherche de produits différenciants et authentiques », se souvient-il. 158 éleveurs vont alors quitter la foire et se lancer dans l’aventure de la SA 4R en devenant ses actionnaires. « J’étais quelqu’un de foire (le marché aux bestiaux, NDLR), explique Pierre Bastides. Depuis

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MAXIME GAYRAUD

quatre générations ! Mais quitter la foire, c’était un choix nécessaire. » Et d’ajouter taquin : «Finalement, je remercie les négociants de ne pas avoir jouer le jeu ».

Un système « gagnant-gagnant » Aujourd’hui, forte d’environ 400 éleveurs, la SA 4R a écoulé près de 15 000 veaux en 2010, dont 11 400 dans quelques120 magasins Auchan. « On a fait + 6 % sur l’année, je fais le pari de faire autant en 2011 », précise Pierre Bastides. La SA 4R affiche ainsi un chiffre d’affaires de près de 21 millions d’euros. C’est la structure de commercialisation du Veau d’Aveyron et du Ségala qui rémunère le mieux les éleveurs. Une charte, renouvelée en 2005, régit les rapports entre les éleveurs, Bigard pour la transformation et Auchan pour la distribution. « On organise un partage de la rémunération entre les trois acteurs, explique-t-il. Chacun légitime sa rémunération. » Pour éviter les variations des cours et sécuriser les éleveurs, un prix est fixé en début d’année après évaluation du coût de revient des veaux. Connu d’avance, il est réévalué tous les ans. Mais, pour le président de la SA 4R, l’important reste les consommateurs : « Ce sont eux qui valident nos arguments ». La réussite commerciale de la filière passe ainsi par des animations en magasin organisées par les éleveurs. 350 d’entre eux y ont participé l’an passé pour 260 animations de deux jours chacune. Un dialogue enrichissant aussi bien pour les consommateurs que pour les agriculteurs. « Cela permet de développer l’espace culturel des éleveurs, note Pierre Bastides. Voyager, c’est prendre de la hauteur. Et ma


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R E P O R TA G E

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victoire, c’est lorsqu’un éleveur vient me voir pour me dire qu’il veut partir un jour plus tôt à son animation à Strasbourg afin de visiter la ville. »

La SA 4R joue la carte verte La clé de ce succès est à chercher dans le nom de la coopérative. 4R comme Responsabilité, Rigueur, Régularité, Réussite. Propreté des bêtes, rangement des bâtiments, respect du cahier des charges... Rien n’est laissé au hasard. « Le niveau d’exigence doit être supérieur à ce que l’on raconte au consommateur », souligne le responsable de la SA 4R. Et tous les éleveurs doivent s’y plier. « Dans l’organisation mutualiste, le responsable doit gérer l’ordre, expliquet-il. C’est comme au foot, il faut s’entraîner tous les jours pour jouer le week-end. » Pierre Bastides n’hésite d’ailleurs pas à sortir le carton jaune si nécessaire. Sur cette base, la SA 4R a lancé d’autres projets. Des voies de diversification pour créer de la valeur ajoutée. Mais qui renforcent l’image du Veau d’Aveyron en particulier sur le volet environnemental. 77 des 158 actionnaires de la SA 4R se sont donc engagés dans l’installation de panneaux photovoltaïques. En créant la société Adder, pour Agriculture développement durable et énergie renouvelable. Sur les

toits des bâtiments agricoles, pas en plein champ. Résultat, 280 éleveurs ont installé des panneaux pour une puissance de treize mégawattheures (MWh). Soit douze hectares pour un investissement de 60 millions d’euros. Avec toujours en filigrane le « bon sens paysan » cher à Pierre Bastides. Pas de fournisseur chinois mais le seul fabricant français, Photowatt, installé depuis près de 30 ans à Bourgoin-Jallieu. « Nous savions que c’était plus cher mais la relation de confiance sur quatre ans est plus facile », explique-t-il. En parallèle, certains éleveurs de la SA 4R se sont lancés dans l’organisation de visites de leurs fermes, l’aménagement des gîtes ruraux, pour créer du contact avec les clients ou encore la filière bois. Afin d’utiliser les copeaux comme énergie mais aussi comme paillage pour les bêtes. Une technique dont il a pu mesurer l’efficacité mais aussi la rentabilité. « Nous payons la paille 110 euros la tonne alors que les copeaux coûtent 75 euros la tonne, précise-t-il. On essaie de mesurer la pertinence et d’aller au bout. » Le président de la SA 4R n’oublie pas le cœur de métier de la coopérative. Ainsi, depuis début mars, la SA 4R travaille avec le Centre hospitalier universitaire de Purpan à Toulouse pour faire valider scientifiquement les vertus du Veau d’Aveyron sur l’organisme et notamment ses effets antioxydants. Dernière idée en date, que la SA 4R ait ses propres terres pour cultiver les céréales nécessaires à l’alimentation des veaux. Et ainsi se prémunir de la volatilité des cours. « On prévoit d’acquérir 500 hectares dans les régions céréalières voisines », détaille Pierre Bastides, dans le but d’aller vers l’ « autonomie céréalière ». « Le jour où on arrête de préparer le lendemain, il n’y a plus de lendemain. »

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Circuits courts

Vendre à contre-courant Panier collectif, vente à la ferme ou marché de producteurs. Loin de concurrencer la grande distribution, les circuits courts se rêvent en alternatives solidaires au schéma capitaliste actuel. Mais la démarche militante coûte cher. Le modèle du « zéro ou un intermédiaire » se cherche encore. PAR

«U

n retour vers nos terres est possible s’il est démontré que produire local coûte moins cher. » En 2001, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, Maud David-Leroy et ses voisins créaient la deuxième Amap de France. Association pour le maintien d’une agriculture paysanne, un grand nom pour un principe simple : des paniers de fruits et légumes déposés à date et point fixes par le producteur puis récupérés par les consommateurs. Zéro intermédiaire, un modèle abouti de vente directe. Aujourd’hui, les consommateurs militants continuent de débourser plus d’argent en Amap que leurs voisins en grande surface. « Mais à terme, demandent-ils, quel sera le coût du système alimentaire conventionnel ? Quand il faudra payer le traitement des eaux pleines de pesticides par exemple ? » Pollution des rivières, cancers, crises de la vache folle et de la grippe aviaire, le modèle dominant n’a jamais suscité autant de doutes. C’est si vrai qu’en 2011, tout le monde rêve du circuit court, mais chacun à sa façon. Les consommateurs appellent au retour d’une alimentation plus saine, raisonnée. Les petits producteurs souhaitent récupérer la valeur ajoutée concédée aux industries de la transformation et de la grande distribution. Les pouvoirs publics y voient plutôt une solution à la crise pétrolière, une garantie de souveraineté alimentaire. Mais mieux vaut ne pas rêver trop grand. Pour l’instant, les exploitants en circuit court peinent à s’organiser et à se pérenniser. 70 % des produits alimentaires passent encore par la chaîne de distribution conventionnelle ; la

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MARIE GUITTON

vente directe n’en permet l’écoulement que de 3 % à 4 %. Les petits circuits sont-ils vraiment prêts à jouer dans la cour des grands ?

Court-circuiter la grande distribution « Les agriculteurs ont redécouvert la vente en circuit court à partir des années 1970, comme une alternative aux circuits de distribution capitaliste », explique Gilles Maréchal, de la Fédération régionale des centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (FR Civam) Bretagne. En 2005, 88 600 exploitations agricoles, soit 16,3 % des exploitations françaises s’étaient lancées dans la vente directe. Mais comme toutes n’ont pas abandonné l’écoulement en grande surface, les circuits courts n’occupent qu’une petite niche dans le paysage alimentaire français. « Il n’y a pas d’initiative propre à concurrencer la grande distribution, reconnaît Jean-Baptiste Cazin, de l’Association régionale pour le développement de l’économie solidaire (Ardes) Basse-Normandie. Mais on ne peut pas comparer tous les circuits courts : vente par correspondance, marché polyvalent, point relais de livraison… Derrière certains d’entre eux se cache un vrai modèle économique. En Amap par exemple, il y a très peu de perte de production, un système efficace d’avance de trésorerie. » Une alternative viable, d’autant plus qu’elle est soutenue par les mangeurs. D’une seule en 2001, les Amap sont passées à 800 mi-2008, plus de 1 500 aujourd’hui. « En Amap, le consommateur ne délègue plus, se félicite Maud David-Leroy, il échange directement avec le producteur et s’engage à lui acheter une partie de sa production à l’avance, à prix fixe, sans tenir compte des cours


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Plus de 16 % des exploitants agricoles se sont lanc s dans la vente directe. La France compterait 1500 Amap aujourdÕhui.

La petite boucle

© Flickr by Une vall e dans la lune

du marché. » Une stabilité qui soulage les agriculteurs et démontre le potentiel de ce modèle de vente directe. Même le gouvernement s’en est inspiré en avril 2009, en présentant son projet de loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche (LMAP). Promulguée en juillet 2010, elle prévoit des contrats écrits obligatoires entre industriels et agriculteurs. Depuis mars et avril 2011, pour sécuriser le prix et les volumes de production, les industriels s’engagent sur trois ans avec les maraîchers, cinq ans avec les producteurs de lait. De quoi contrer la volatilité des matières premières qui influe sur les négociations dans la grande chaîne alimentaire. « La LMAP représente une amélioration du système, reconnaît Jean-Baptiste Cazin. Mais l’amélioration d’un système qui n’est pas le meilleur. En circuit court, l’usage de l’argent et du temps salarié est différent. » Maud David-Leroy renchérit : « En Amap, à chaque produit acheté ne correspond plus un prix. Le consommateur rémunère le savoir-faire et les risques pris par le producteur. » Les initiatives de Super U ou Leclerc, qui installent des producteurs en circuit court à proximité des hypermarchés, ou qui collent des étiquettes indiquant la distance parcourue par chaque produit alimentaire, ne trouvent pas grâce non plus aux yeux des militants. « Il faut voir toute l’économie qu’il y a derrière la grande distribution. Et savoir

!"#$%& '(()*& +!%& ,$-,#$.%& ,/#-.%& 0+$1!2.0$-!%& %/2.& 3452$%& "0-& le ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche comme les circuits de distribution impliquant zéro ou un intermédiaire entre le producteur agricole et le consommateur. De la vente directe (vente à la ferme, panier, marché de producteurs…) à la vente indirecte (restauration, commerçant…), les circuits courts prennent des formes très variées qui répondent, souvent, à des logiques économiques différentes. La carence !2&4.#3!%&%.0.$%.$6#!%&-!23&,!%&"742/182!%&3$95,$+!&:&1!%#-!-& aujourd’hui.

quel modèle de société l’on souhaite », rappelle Jean-Baptiste Cazin. L’Ardes, elle, le sait bien. L’association s’applique au maillage des différentes alternatives au modèle dominant : épiceries solidaires, jardins partagés, vente directe... Un pour tous, tous contre la grande distribution ? Il y a de l’idée. Reste que pour l’emporter, les circuits courts doivent désormais penser stratégie commerciale et équilibre économique.

Circuit court, à quel prix ? « Les circuits courts n’ont que très peu fait l’objet de travaux d’économie agricole ou d’agronomie », observent Christine Aubry et Jean-Baptiste Traversac, chercheurs à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra).

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’est le nombre d’exploitations françaises qui commercialisent une partie de leurs produits en vente directe. « La vente directe est pratiquée par 67 % des horticulteurs, 50 % des producteurs de vins de qualité, légèrement moins par les maraîchers et par 42 % des producteurs de fruits. Elle intéresse plus rarement les producteurs de viande et ceux de grandes cultures. » (Etude Inra, Les circuits courts en agriculture : un modèle de distribution alimentaire à contre courant, 2010)

Impossible, par exemple, de connaître le chiffre d’affaires cumulé de l’alimentaire dans les marchés, ou les marges des producteurs convertis à la vente directe. Les agriculteurs avancent donc par tâtonnement. A une évidence près : « Au vu des surfaces cultivées (inférieures à la moyenne nationale, NDLR), et compte tenu du faible niveau de mécanisation, les exploitations en circuit court ne sont pas compétitives par leur productivité, analyse Elisa Tabet, de la FR Civam Rhône-Alpes. Pour être viable économiquement, une exploitation de petite taille doit se diversifier. » Diversification des cultures, des activités et des débouchés. 47 % des producteurs en vente directe ont, en plus de la production, une activité de transformation. « Nombre d’agriculteurs sécurisent aussi leurs débouchés en étalant leurs sources de revenus sur plusieurs systèmes d’écoulement », observe Elisa Tabet. En Rhône-Alpes, c’est le cas de Laurent Grand. Cet ancien plombier-électricien s’est reconverti dans le maraîchage bio en 2001. En 2005 et 2007, il s’est engagé dans deux Amap du Tarn pour « sortir la tête de l’eau ». Comme il l’a raconté à Maud David-Leroy, le maraîcher est passé de soixante à une centaine de variétés cultivées. Fini le grossiste bio local. Laurent Grand commercialise 60 % de sa production sur deux marchés de plein vent. Le reste remplit ses 48 paniers. « Oser aller à l’inverse de la tendance actuelle, à savoir la division des tâches et l’augmentation de la productivité, c’est accepter de payer en heures de labeur le prix de la maîtrise totale de son produit », note néanmoins Elisa Tabet. Heureusement, « dans ce type de démarche militante, le sens du travail a une très grande importance, précise Jean-Baptiste Cazin. Biodiversité, désintensification, les agriculteurs ont la satisfaction d’être en harmonie avec leur façon de penser. » Reste qu’en circuit court, ils ont du mal à articuler leurs

«

différentes activités. Christophe Trehet, journaliste à la revue Transrural Initiatives, se souvient même de cette remarque, lâchée par un producteur intensif de pommes il y a dix ans : « La vente directe est un recul, une nouvelle façon de s’aliéner. » Elargir sa gamme de produits, gérer ses stocks, assurer la transformation, les temps de transport et de commercialisation… En plus de la surcharge de travail, ce producteur pointait du doigt le manque de garantie de l’écoulement. Car vendeur est un métier en soi. « S’en affranchir, dans les années 1950, a été ressenti comme un soulagement par nombre d’agriculteurs heureux de se recentrer sur la production », rappelle Gilles Maréchal, interrogé par la revue Transrural Initiatives. Pas facile pour les autogestionnaires de réapprendre la polyvalence un demi-siècle plus tard. Laurent Grand, lui, a de la chance : sa femme, Mireille, s’occupe à plein temps de la comptabilité et des livraisons. Mais les heures supplémentaires épuisent bien d’autres producteurs. Au final, « la charge de travail inhérente à ce type d’activité constitue un obstacle important à la mise en œuvre et au maintien de la vente directe, estime Danièle Capt, économiste chercheur à l’Etablissement national d’enseignement supérieur agronomique de Dijon (Enesad). Les chercheurs, ainsi que les organismes de développement agricole, doivent se saisir pleinement de cette question afin de trouver des conditions de développement acceptables pour les producteurs. » La pérennité des circuits courts en dépend. Goulven Le Bahers, à la Fédération nationale des Civam, planche sur le sujet. Lui s’interroge surtout sur la professionnalisation des agriculteurs en circuit court. « Dans beaucoup de cas, il s’agit de démarches novatrices, qui viennent d’émerger. L’acquisition de compétences se fait par tâtonnement, de manière empirique. Il est temps de

Les agriculteurs en circuit court ont la satisfaction dÕ tre en harmonie avec leur fa on de penser »

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R E P O R TA G E

Terre de Liens, la relève solidaire A 29 ans, Nathalie Boquien vient de prendre la tête de l’antenne francilienne Terre de Liens, une association de rachat solidaire de terres agricoles.

8%' -04%.#%' %-)' )%49' /2"*)!.)9' E"12.' %.)%.? 5*!0)'*%-/0*%*'4!' *!.5%'/0H#%'%)'-%-')!;4%-' 50-/2-6%-'%.'*%#)!. 4%&'I!)$!40%'G2E"0%.9' ;2))0.%-':!**2.'#4!0*'%)'/"44';4%"'%.'#2)2.9' -2"*0)&'='JK'!.-9'!/*H-'5%-'6)"5%-'51! *2? .2:0%9')*20-'!.-'3'L!5! !-#!*'%)'".'!.'%)' 5%:0' 510.+2*:!)02.' #2::".0#!)02.' -"*' 4%' 56A%42//%:%.)'*"*!4'%.'=+*0E"%9'%44%'A0%.)' 51M)*%'.2::6%'*%-/2.-!;4%'5%'41!.)%..%' 7%**%'5%'80%.-'<4%?5%?@*!.#%&'« L’idée est de lutter contre la spéculation foncière, de favoriser l’installation de jeunes agriculteurs en bio, d’inventer une agriculture écologiquement, économiquement et sociologiquement pérenne, d’y sensibiliser les citoyens », %D/40E"%?)?%44%&' 7%**%' 5%' 80%.-' <4%?5%?@*!.#%' %-)' .6%' %.' JNNO&' =' 72"--!#E' PQ%0.%?%)?L!*.%R9' ".%' /*%:0H*%'+%*:%'%-)'%.'#2"*-'51!#E"0-0)02.' 5%/"0-' 56#%:;*%&' « Jean-Louis Colas, un agriculteur bio, partait à la retraite, *6-":%' I!)$!40%&' Les propriétaires de la ferme souhaitaient vendre ; lui tenait à ce qu’il y ait un vrai projet derrière. »'S"';02' A%.5"'%.'#0*#"0)'#2"*)'T'<4'!'/%.-6'3'7%**%' 5%'80%.-'/2"*'4!'*%/*%.5*%& 8!' /!/%*!--%' .1%-)' /!-' %.#2*%' #4!--6%' E"%' /4"-0%"*-' ! *0#"4)%"*-' -10.-)!44%.)' 56B3'3'4!'/4!#%'5%'U%!.?82"0-'V24!-&'L!? )$0%"' V$%A!40%*9' 64%A! %' 2A0.' %)' #"4)"*%' 5%-' #6*6!4%-9' %.' A%.)%' 50*%#)%&' V46:%.)' @2.)A0%044%9':!*!W#$! %9'%.'=:!/&'« Plus deux agriculteurs qui testent le métier en conditions réelles », /*6#0-%'I!)$!40%&'F.' <4%?5%?@*!.#%9'72"--!#E'%-)'4%'/*%:0%*'-0)%' 51!//40#!)02.'5%'4!'#2"A%"-%'8%-'V$!:/-' 5%-'/2--0;4%-9'E"0'/%*:%)'!"D'0.)6*%--6-' 5%' -%' +!0*%' ".%' 056%' 5"' :6)0%*' !A!.)' 5%' -%'4!.#%*&'V!*'04'-1! 0)9'/2"*'4!'/4"/!*)'5%-' .2"A%!"D' 42#!)!0*%-9' 51".%' /*%:0H*%' 0.-?

)!44!)02.&'='E"!*!.)%' !.-'%.A0*2.&'« Terre de Liens accompagne le plus souvent des hommes en reconversion,' *!#2.)%' I!? )$!40%&'Un gars m’appelle et me dis : J’en suis là, qu’est-ce que je fais ? » 8%'E"2? )050%.' 5%' 4!' B%".%' +%::%' %-)' /2.#)"6' 5%' *%.5%X?A2"-' %)' 5%' #2"/-' 5%' )646/$2.%' Y' « Beaucoup de journalistes, aussi, qui me demandent ce qu’est Terre de Liens. »

« Faire évoluer à petite échelle la société » G!-6%' 5!.-' 4!' S*Z:%9' 41!--2#0!)02.' .!? )02.!4%' 7%**%' 5%' 80%.-' %-)' .6%' %.' JNN[&' « Au départ, l’idée était d’accompagner les groupements fonciers agricoles P\@=R' pour favoriser l’accès collectif et solidaire à la terre,' *%/*%.5' I!)$!40%&' Mais le système des GFA a vite montré ses limites. Lorsqu’un souscripteur souhaitait récupérer sa part, il fallait trouver quelqu’un pour le remplacer. » ]2"*' !#E"6*0*' 5%-' +%*:%-' %)' 5%-' )%**%-' ! *0#24%-9'7%**%' 5%' 80%.-' !' 52.#' #*66' -!' /*2/*%'@2.#0H*%9'".%'-2#06)6'%.'#2::!.? 50)%'/!*'!#)02.-9'%.'56#%:;*%'JNN^&'« Les particuliers souscrivent des actions de 100 € et choisissent d’attribuer le capital qu’ils apportent à un projet d’acquisition particulier ou non. Dans le cas où un actionnaire se retire, une réserve nationale !"#!$%&!%"!'()*!"%+!%,- .$-+/%0%I!)$!40%' A6*0,%'-%-'0.+2*:!)02.-'5!.-'".' *!.5'#!? $0%*' 3' -/0*!4%-' Y' « En quatre ans P5%' 56? #%:;*%' JNN^' 3' 56#%:;*%' JN_NR9' la Foncière Terre de Liens a acquis soixante-dix fermes en France. » 8!' B%".%' +%::%' /2"*-"0)9' 0:/%*)"*;!;4%9' -!.-' %.)%.5*%' 4%-' E"!)*%' !:/2"4%-' E"0' #*6/0)%.)'!"'/4!+2.5&'« Terre de Liens s’est aussi dotée d’une Fondation pour récolter les dons ou les legs, de biens ou d’argent. » @0.' JN_N9' -%/)' +%*:%-' 6)!0%.)' %.' #2"*-' 5%' 52.!)02.&' `.' -"##H-' /2"*' 41!-? -2#0!)02.'5*Z:20-%'E"0'!9'!"B2"*51$"09'-2.' !.)%..%'5!.-'E"!-0:%.)'#$!E"%'*6 02.&' F)' ".' /!*0' *6"--0' /2"*' I!)$!40%9' E"0' -1%-)' 0.A%-)0%'5!.-'7%**%'5%'80%.-'/2"* « donner un sens à mon métier. Faire évoluer à petite échelle la société. »'S!.-'".%'/0H#%'

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G LO C A L

Dans les communes, place a la vente directe

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e 13 janvier, un rapport du Conseil économique, social et environnemental d’Ile-de-France a reconnu la nécessité de préserver les terres fertiles du bassin parisien. Marc Rémond en est l’auteur. S’il doute de la capacité des circuits courts à supplanter la grande distribution, il rappelle l’importance de maintenir la production alimentaire à l’échelle des territoires. Peut-on envisager les circuits courts comme une alternative à la grande distribution ? Non. Parce que les circuits courts doivent s’organiser sur une production locale. Au niveau des métropoles, ce n’est pas la réponse. En Ile-de-France par exemple, où la grande distribution a quasiment le monopole de l’alimentation, on voit mal comment revenir à l’agriculture vivrière pour nourrir 12 millions d’habitants. En revanche, à l’échelle des territoires interrégionaux et ruraux franciliens, qui comptent 725 communes de moins de 1 000 habitants, il y a une place pour les circuits courts, de la même façon qu’ils s’ap-

puient sur le maraîchage en Haute-Garonne ou en Aveyron. Il y a aussi des produits, comme le blé ou l’orge, qui ne pourront jamais être commercialisés en circuit court. A moins d’avoir un !"#$%& '(& )"*+), '%(& -'& .!"#,%/'0$')& à proximité des cultures pour assurer leur écoulement. Mais un retour à la production locale n’est-il pas nécessaire aujourd’hui ? « L’énergie fossile posera problème au milieu du siècle. » Si l’on considère que c’est vrai, et compte tenu de la cherté des produits de substitution, les échanges lourds vont se réduire. Il faut donc, dès à présent, garantir sa souveraineté alimentaire, et donc régler tous les problèmes que pose l’approvisionnement des denrées. Dans les années 1950 déjà, au sortir de la guerre et alors que l’alimentation européenne dépendait de l’agriculture américaine, la Politique agricole commune (Pac) devait permettre aux agriculteurs européens de nourrir tous les consommateurs européens. L’enjeu reste le même aujourd’hui. La

mettre sur pied des modules de formation spécialisés. » La FN Civam s’y emploie donc, de concert avec l’Association pour favoriser l’intégration professionnelle (Afip) et d’autres réseaux d’insertion. Le gouvernement, lui aussi, s’est saisi de la question. Le Plan Barnier d’avril 2009 s’est donné pour but de développer les circuits courts. Il prévoit une formation plus poussée des agriculteurs à la transformation et à la vente. Quant aux économistes, ils penchent pour les structures de regroupement. « Les formes sociétaires, telles que les groupements agricoles d’exploitation en commun, offrent un cadre adapté à la mise en place d’une activité de vente directe », estime Danièle Capt dans un dossier de Transrural Initiatives. Deux ou trois chefs d’exploitation mettent leurs savoir-faire en commun. Production, atelier de transformation, emballage, vente. La répartition des tâches est d’autant plus importante que les producteurs polyvalents n’arrivent pas, souvent, à faire payer le « juste prix » de leur labeur. Selon une étude de l’Institut supérieur d’agriculture et d’agroalimentaire Rhône-Alpes (Isara) menée en 2006, le panier Amap est de 30 à 50 % plus cher qu’en grande surface, pour un prix situé entre ceux du marché de plein air et de la filière bio. Compétitivité oblige, il ne faut pas trop s’éloigner des tarifs du marché, quitte à oublier le smic horaire ou les coûts des matières premières.

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Commission européenne qui travaille sur la révision de la Pac, a clairement posé le problème de la disparition des terres agricoles. Vous préconisez pourtant la prise en main du problème par les collectivités... Il ne faut pas envisager une solution globale, mais penser à une multitude de solutions locales. La sphère associative, notamment, est un partenaire fondamental pour lutter contre l’urbanisation en milieu rural. C’est elle qui fait vivre les villages. Si les associations ne se mettent pas dans le coup, les collectivités n’arriveront pas à protéger leurs terres. Surtout, il faudrait que la gouvernance des territoires évolue. On voit bien qu’un petit village de 350 habitants n’a pas de res)!"01')& 20!20')& )"*+), '%(& $ 2!0(,%(')& pour répondre aux besoins classiques de sa population (écoles, petits commerces, transports). En cela, les intercommunalités sont fondamentales. Mettre ses ressources en commun, autour d’un projet partagé, permet d’améliorer sa capacité à répondre à un problème majeur.

« Ce qui change radicalement lorsque l’on diminue le nombre d’intermédiaires et que l’on reste à l’échelle locale, c’est la distribution géographique de la valeur ajoutée, donc de l’emploi, conclut Gilles Maréchal. Distribuer cette valeur ajoutée à un paysan ou à un bureau d’études en marketing parisien, ce n’est pas pareil pour l’économie régionale. » D’autant que les exploitations en circuit court, de surface inférieure à la moyenne régionale, emploient plus de main-d’œuvre. En Ile-de-France par exemple, les experts de l’Inra observent dans une étude de 2010 que les exploitations qui pratiquent la vente directe disposent, en moyenne, de 76 hectares de surface agricole utile pour 4,4 employés à temps plein. Contre 136 hectares et 1,2 employé en circuit traditionnel. Un argument de taille aux yeux des pouvoirs publics, qui commencent à inclure l’agriculture de proximité dans leurs priorités.

Le réveil des pouvoirs publics En avril 2009, Michel Barnier lui-même, ministre de l’Agriculture, reconnaissait le potentiel des circuits courts, qui permettent de « créer des emplois et de mettre en place une nouvelle «gouvernance alimentaire» à l’échelle des territoires ». Les politiques publiques territoriales sont donc déterminantes dans la mise en place des circuits courts.


E N Q U ET E

« L’environnement économique et partenarial des producteurs est un facteur clé du développement des circuits de proximité, observent les journalistes de Transrural Initiatives. La valorisation des produits de l’élevage, par exemple, ne saurait se faire sans le maintien des abattoirs de proximité. Ni celle du blé sans le partenariat des artisans boulangers. » Devant ce lent réveil des pouvoirs publics, Maud David-Leroy ne jubile qu’à moitié. « Si les pouvoirs publics s’intéressent aux circuits courts, c’est juste parce qu’il s’agit d’un impératif économique. » Maintien de l’emploi en milieu rural. Souveraineté alimentaire. Mais aussi maîtrise des dépenses énergétiques. « Car c’est surtout la crise du pétrole qui pose la question de la relocalisation de notre agriculture, dit-elle. Le Conseil économique et social régional d’Ile-de-France, par exemple, vient de reconnaître la nécessité de sauvegarder les terres fertiles du bassin parisien (voir interview ci-contre). Ce n’est évidemment pas par souci de santé publique… » La loi Grenelle 1 du 3 août 2009 n’est pas non plus arrivée par hasard. Elle oblige la restauration collective publique à recourir à « 20 % de produits à faible impact environnemental » d’ici à 2012, « eu égard à leurs conditions de production et de distribution ». S’approvisionner en produits bio et locaux revient donc à la mode. « Or bien souvent, au niveau local, il n’y a pas d’offre, remarque Maud David-Leroy. Les pouvoirs publics vont devoir se poser un peu plus la question du foncier. » Il n’y aura pas de circuits courts sans terres agricoles de proximité.

Du bio en circuit court. A Toussacq (Seineet-Marne), Terre de Liens et Les champs des possibles ont install en d cembre ces agriculteurs d butants. © Terre de Liens

Pour en savoir + - livre : Amap, Association pour le maintien dÕune agriculture paysanne, Maud David-Leroy et St phane Girou, Les ditions Dangles, 2009

- études, articles et rapport : Longue vie aux circuits courts, dossier Transrural Initiatives, n¡313, 4 juillet 2006 Les circuits courts en agriculture : un mod le de distribution alimentaire contre-courant, tude de lÕInra, Christine Aubry et Jean-Baptiste Traversac, juin 2010 Territoires interr gionaux et ruraux franciliens : territoires de contact entre la zone agglom r e et les r gions limitrophes du Bassin parisien, rapport du Conseil conomique, social et environnemental r gional dÕIlede-France, 13 janvier 2011 Les usages des circuits courts par les producteurs : analyses des composantes du m tier et des impacts sur le territoire, m moire pr sent par Elisa Tabet, septembre 2009

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Consommateurs

Ils mettent la main à l’Amap Les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne fêtent leurs dix ans et séduisent de plus en plus de producteurs et de consommateurs, soucieux de recréer un lien social direct. Avec un espoir : aider les agriculteurs à développer une alternative à la société de consommation. PAR

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’Amap a débloqué notre situation. Avant, nous nous perdions dans les démarches administratives et financières. Nous avons cru devenir fous. Pas étonnant que les jeunes renoncent à s’installer », soupire Adrien Busson en tapant du pied sur la terre retournée de son champ au Haillan, en Gironde. Depuis un an, le jeune agriculteur et sa compagne Fanny Puard, âgés de 25 ans, cherchaient l’équilibre nécessaire à la reprise de la ferme appartenant aux grand-parents de Fanny.

Avec ce nouveau partenariat solidaire de proximité, ils se sont engagés, comme tant d’autres, à distribuer toutes les semaines un panier de produits de saison par adhérent. « L’Amap (association pour le maintien d’une agriculture paysanne, NDLR) nous apporte la sécurité financière. Grâce au paiement des chèques au début de chaque mois, nous pouvons compter sur une rentrée d’argent constante », se félicite l’Haillanaise. Ce circuit de vente directe attire de plus en plus de consommateurs et de producteurs souhaitant rompre avec la société consumériste. Les premiers acceptent les aléas de la récolte et les prix fixés au départ. Pour les seconds, les formalités sont allégées. « Pour recevoir des aides, nous devions par exemple établir un Plan de développement économique, c’est-à-dire évaluer nos dépenses et nos recettes pour les cinq prochaines années. Ce qui est totalement irréalisable ! Nous n’avons même pas monté tous les tunnels ni planté les légumes », peste Adrien en montrant la carcasse en fer d’une serre et le terrain de

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KATHLEEN PLAISANTIN

4 hectares coincé entre deux lotissements de la cité. « Nous appuyer sur des gains réguliers facilite les calculs et la planification », renchérit-il.

« Créer du lien social dans les campagnes » Cette aide aux agriculteurs, c’est aussi la motivation première de Camille Barrull. La dynamique maman de deux enfants en bas âge a lancé l’idée d’une Amap à Prayssas dans le Lot-et-Garonne en septembre dernier. Discussions avec les mères à la sortie de l’école, encarts dans le journal communal Le Grappillon, rencontres avec les responsables des quatre autres associations départementales. Cette adepte du bio a convaincu une vingtaine de personnes. Dans son salon à la décoration ethnique, elle fait brûler un peu d’encens avant de saisir un épais classeur consacré au projet : « Notre village est un gros fief de producteurs biologiques. Légumes, fruits, viande, fromage, yaourts, nous avons tout à proximité mais nous ne capitalisons pas dessus. Il suffit d’un système pour centraliser cette offre multiple et garantir aux exploitants une demande stable. » Pas question pour la documentaliste à l’Ecole nationale d’administration pénitentiaire (Enap) d’Agen de rejoindre la structure déjà en place dans la préfecture lot-et-garonnaise où elle travaille. Ni de jouer un rôle dans la naissance de la seconde. Elle préfère s’investir dans sa localité d’adoption, située à 20 kilomètres. Son objectif : aider mais aussi échanger. « L’Amap est un formidable outil pour créer du lien social dans les campagnes. Les citadins viennent y habiter car la vie est


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E N Q U ET E

Fanny Puard et Adrien Busson ont d cid de produire en bio une quarantaine de fruits et l gumes sur leurs quatre hectares. © K.P.

trop chère en ville. Mais ils ne rentrent que pour dormir. Les zones rurales sont devenues des dortoirs, on ne se rencontre plus », déplore l’ancienne Agenaise dans un murmure pour ne pas réveiller sa fille de quatre ans. Un point de vue partagé par le couple d’agronomes girondins. Ils prévoient de distribuer tous les sept jours les paniers à la ferme. Plus précisément chez les parents de Fanny où ils habitent. « C’est le moment le plus convivial. Nous répondons aux questions des consommateurs sur la production. Nous expliquons notre travail. Comme ils risquent de retrouver les mêmes légumes d’une semaine sur l’autre, nous pouvons glisser de nouvelles recettes et leur apprendre à cuisiner différemment », se réjouit le Mayennais d’origine.

Pas tous prêts à payer le prix du collectif Un esprit communautaire cultivé par d’autres attentions. Fraises et asperges seront réservées à l’Amap la première année. Les quelques pousses sauvées d’une récolte ratée rempliront les 50 paniers des adhérents plutôt que les 25 autres, destinés à la vente directe. Les consom’acteurs participent également à certains travaux : montage des serres, désherbage, ramassage à venir des pommes de terre. Equipés de leurs bonnets contre la pluie et de bottes pataugeant dans la boue et la

bouse de vache bio, plusieurs membres ont planté 645 mètres de haies cerclant la propriété, fin février. Avant de pique-niquer ensemble. D’après la maraîchère, « le but n’est pas de leur laisser faire le travail mais d’être aidés sur les chantiers fastidieux. Et surtout de mieux se connaître. » Cette mise en avant du collectif n’est pas toujours intégrée par les futurs Amapiens. Camille doit rappeler à chaque réunion mensuelle la nécessité d’une coopération active et d’un engagement total. Une vingtaine de présents lors de la première rencontre, le 18 novembre dernier, une quinzaine à la deuxième, le 9 décembre, neuf à la troisième le 11 janvier. Le point noir selon elle : « Ils n’ont pas compris que c’est un acte militant. Ils gardent un état d’esprit consumériste. Quand on a parlé des tarifs, quelques-uns ont demandé le prix moyen au kilo des produits pour calculer si ça leur revenait moins cher ou pas. Cette question ne devrait pas se poser puisque nous sommes dans une démarche de solidarité et de soutien aux agriculteurs. » Au Haillan, un noyau dur de neuf membres se partage les responsabilités, sur la trentaine de personnes intéressées. « Lors de notre deuxième rassemblement début octobre, certains raisonnaient en acheteurs, pas en consom’acteurs. Les premiers prennent leurs paniers et partent alors que les seconds s’engagent. » Même préoccupation dans les grandes villes telles que Paris. Des assemblées mensuelles réunissent des groupes souhaitant créer une association et des anciens, venus témoigner de leur expérience. « Quand j’entends les discussions sur les prix, je me dis qu’on en est

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Camille Barrull et les Amapiens se r unissent chaque mois au bar LÕEstaminet de Prayssas. Ci-dessus, lors de leur premi re rencontre en novembre dernier. © Jacques Robert

encore à la préhistoire. C’est parfois assez folklorique d’expliquer tous les enjeux », constate Philippe Soutan, administrateur du réseau Amap-IDF (Ile-de-France). « Les adhérents enrichissent néanmoins leur réflexion au fur et à mesure de leur intégration », tempère-t-il. Et de mettre en avant des initiatives solidaires, comme celle des patates douze, dans le XIIe arrondissement de Paris. Chacun paie en fonction de ce qu’il gagne. Dans le XVIIIe, une structure travaille avec l’association ATD Quart Monde : des sans-papiers reçoivent des paniers dans leurs hôtels. Pour faire de cette distribution un moment d’échange, ces immigrés sont invités à partager leurs recettes de cuisine.

« Un autre modèle économique est possible » Les trois Aquitains défendent aussi l’idée d’un mode de consommation alternatif. Un moyen de construire une autre agriculture. « Je m’inquiète de ce que mes enfants mangeront dans 20 ans si on continue sur cette voie. Il faut revenir à ce que donne la nature. Par exemple, respecter la saisonnalité. Les gens doivent comprendre qu’on ne mange pas de tomates en hiver », martèle la jeune maman. Ne plus acheter tel légume en vue de telle recette mais se demander quel plat cuisiner avec les produits à disposition. D’après Camille, « les gens de la campagne ont déjà conscience de ces enjeux. Ils sont sensibilisés grâce à leur potager. » Un atout qui s’est révélé handicapant.

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LAND - Avril 2011

Les Amapiens cultivant leur jardinet ne souhaitent recevoir des légumes qu’en été. Entre les deux premières réunions, la documentaliste a envoyé à chacun un sondage pour connaître leurs priorités. D’où la décision de garder les légumes au centre des paniers. Au Haillan, Adrien et Fanny ont eux-mêmes vu dans l’Amap l’occasion de soutenir les exploitants des pays pauvres. Leurs cinq années de formation à l’Institut national d’horticulture à Angers les destinaient au métier d’agronomes. C’est en étudiant l’agriculture tropicale lors de leur spécialisation à Montpellier que les deux maraîchers ont eu envie de s’installer. « Notre production industrielle démolit l’équilibre fragile de ces petits paysans. Privilégier une culture locale est un choix de société, pour ne pas leur nuire. Nous montrons qu’un autre modèle économique est possible », s’enthousiasme cet ancien consommateur en Amap en écartant ses boucles châtain. Un pouvoir de pression politique qui ne leur a pas échappé. « Bien sûr, nous ne nourrissons que 50 familles, 80 peut-être l’année prochaine. Ce n’est rien comparé aux grandes enseignes. Mais nous percevons un intérêt croissant pour notre démarche », explique Fanny en suivant du regard un camion Leclerc sur la route bordant leur champ. L’habitante de Prayssas va plus loin. Selon elle, le gouvernement chercherait un moyen de contrôler ce nouveau système : « Tout ça commence à gêner. Les politiques mettent de plus en plus le nez dedans. Ils envoient par exemple la répression des fraudes. » Daniel Vuillon, le fondateur de la première Amap en 2001, est lui-même menacé d’expropriation. Le tracé retenu pour un futur tramway traverse sa propriété. « Ce n’est pas un hasard. Depuis 20 ans, on essaie de nous faire partir. La bagarre


E N Q U ET E est emblématique. Tout a commencé ici, à Ollioules », fulmine le précurseur entre deux manifestations à Toulon. Un « tramway nommé délire », dénonçaient 150 sympathisants et adhérents sur les pancartes de la protestation organisée le 13 mars dernier.

Des Amapiens à la recherche de producteurs Face à ces pressions, des Amapiens prêts à défendre ce nouveau modèle économique, mais des producteurs parfois difficiles à trouver. A Prayssas, la première distribution a été repoussée à juin. « On espérait commencer en avril. Si on ne trouve pas un agriculteur rapidement, il n’aura pas le temps de mettre en terre les semis avant la fin de la période de plantation », s’inquiète Camille Barrull. Au cours de ses recherches, la documentaliste tenace a rencontré deux jeunes exploitants de Montpezat, à environ dix kilomètres de son village lot-et-garonnais. Le couple est déjà engagé dans une association de la périphérie bordelaise. A 180 kilomètres. Soit 1 h 30 de trajet chaque mercredi soir. « Devoir aller aussi loin pour livrer n’est pas logique. Ce n’est plus la production de proximité que nous prônons. Elle serait beaucoup plus durable et rentable à cinq kilomètres », regrette Daniel Vuillon (lire

l’interview). D’après lui, la politique d’aménagement du territoire est responsable de telles aberrations : elle n’a pas su préserver la petite agriculture périurbaine dont l’objectif était de nourrir la ville. A Paris, les listes d’attente atteignent jusqu’à 200 personnes pour un groupe de 80 à 90 adhérents. En cause, le succès de ces structures de soutien aux paysans : le réseau Amap-IDF comptait 20 organisations en 2006, contre plus de 150 en 2010. « Mais les créations sont aussi ralenties par certains choix des producteurs. Alors que la capitale était leur priorité, ils essaient de développer le système au niveau local », affirme Philippe Soutan. Bien qu’établi en zone périurbaine, le jeune couple du Haillan a gardé une exploitation à échelle humaine, avec moins de 4 hectares. Sans les terres de ses grands-parents laissées en jachère durant quinze ans, Fanny avoue qu’il aurait été difficile de semer la quarantaine de variétes de fruits et légumes qu’ils proposeront en avril ou mai. Artichauts, poireaux, brocolis, blettes, salades, rhubarbe. Sous une des serres déjà montées, ils sont fiers de montrer les premières pousses. Bientôt interrompus par la mère de Fanny chez qui ils vivent. Depuis sa voiture, elle les réprimande : « Vous savez qu’il est 15 heures. Et vous n’avez rien planté aujourd’hui. » Alternatifs mais pas encore totalement indépendants.

«De cigale, il faut redevenir fourmi»

D

aniel Vuillon a fondé la première

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LAND - Avril 2011

33


G LO C A L

Réforme de la Pac

un coup de vert à moindres frais A quoi va ressembler la future Politique agricole commune ? Budget, régulation, subventions, contraintes environnementales, les négociations ont déjà commencé... Décryptage des enjeux d’une réforme casse-tête avec Jean-Christophe Bureau, économiste à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). PAR

C

arburer pour mieux verdoyer... La Commission européenne met les bouchées doubles pour définir la Politique agricole commune des années 2014-2020. Présentées le 18 novembre dernier par le commissaire à l’agriculture Dacian Ciolos, les nouvelles orientations annoncent un virage vert et durable du principal poste de dépense de l’Union européenne. Le menu est ambitieux : une production alimentaire viable, une gestion durable des ressources naturelles et un développement territorial équilibré. La place de l’agriculture est désormais entendue au sens large, de plus en plus pensée sous l’angle environnemental, et de moins en moins à travers le prisme économique. L’aboutissement de vingt années de sensibilisation. Jean-Christophe Bureau, chercheur à l’Institut national de la recherche agronomique

Les réformes successives de la Politique agricole commune 34

LAND - Avril 2011

YONA HELAOUA

(Inra), auteur de La politique agricole commune aux éditions de la Découverte, nous aide à comprendre les enjeux de cette révolution.

Quels sont les scénarios possibles ? La Commission a imaginé trois scénarios de réforme. Le premier, un « statu quo amélioré », consisterait à garder les mêmes instruments qu’aujourd’hui, en veillant seulement à mieux répartir les contributions entre les 27 Etats membres. Il correspond plus ou moins à la position française. Le deuxième scénario est celui que la Commission privilégie. Un « soutien plus équilibré, mieux ciblé et plus durable ». Si les instruments de marché sont ramenés à un « filet de sécurité », les subventions aux agriculteurs perdurent tout

1957

1984

Adoption du Traité de Lisbonne

Crise due à la surproduction

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E N Q U ET E

Le Commissaire europ en lÕAgriculture, Dacian Ciolos, n gociait la nouvelle Pac Strasbourg en juillet 2010. © Georges Gobet

en étant « mieux réparties, sur des critères plus pertinents, en fonction d’objectifs clairement définis ». La problématique du changement climatique devra être intégrée, ainsi que la qualité de vie en espace rural. Un projet qui modifie peu les deux piliers, mais qui suppose un verdissement de la Pac. Le troisième scénario consiste en « l’abolition du soutien au marché et aux revenus, et la réorientation totale vers le second pilier » (consacré au développemment rural). Beaucoup plus radical et soutenu par les pays libéraux (Pays-Bas, Suède, Danemark, pour qui l’argent public doit financer des biens publics), ce scénario est en revanche inimaginable pour un pays comme la France, dont l’agri-

1992

culture repose en grande partie sur les aides directes aux agriculteurs. « La France s’opposera à toute option visant a démanteler les instruments de régulation ou à affaiblir les aides directes, qui sont indispensables au développement du potentiel agricole de l’Europe », a déclaré Bruno Le Maire, ministre de l’Agriculture. Le rapport de force pourrait d’ailleurs jouer en faveur de la France si elle concrétise son alliance avec le Royaume-Uni (celui-ci obtiendrait en échange le maintien de son rabais) : « Bruno Le Maire a un très bon cabinet, très doué pour construire des alliances avec d’autres pays » confirme Jean-Christophe Bureau. Selon lui, la France tient une position qui ne se justifie plus économiquement mais politiquement. « A partir de 2012, la France va devenir contributeur net de la Pac, alors qu’avant elle était bénéficiaire net. Mais ce changement ne semble pas motiver nos dirigeants à baisser la garde sur l’agricul-

2003

2009

Réorientation de la politique de soutien

Accords de Luxembourg

Adoption du Bilan de santé de la Pac

Les prix garantis se rapprochent des cours mondiaux, les restitutions à l’exportation diminuent. Mise en place d’aides directes et de mesures agroenvironnementales.

Baisse supplémentaire des restitutions, nouvelle baisse des prix. Découpage des aides sous forme de paiement unique et conditionnalité des aides. Réorientation de 1,2 milliards d’euros vers le second pilier.

Suppression de la jachère obligatoire, hausse progressive des quotas laitiers jusqu’à leur disparition en 2015. Fin du contrôle de l’offre. Découplage total des aides, accentuation de la modulation vers le second pilier.

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G LO C A L

ture. Et l’UMP doit reconquĂŠrir le vote agricole pour ĂŠviter qu’il ne glisse vers le Front National. ÂťÂ

L’Europe a-t-elle virĂŠ au vert ? ÂŤ Plus que sa vocation alimentaire traditionnelle, l’agriculture est rĂŠorientĂŠe vers la production de biens publics tels que l’environnement, la biodiversitĂŠ et le dĂŠveloppement rural Âť, atteste Jean-Christophe Bureau. A l’entendre, nous ne sommes qu’au dĂŠbut du chemin. Peu Ă peu, les fonds du premier pilier (soutien aux agriculteurs) seront rĂŠattribuĂŠs au second pilier. D’abord parce que les Etats membres ne s’imposent pas tous les mĂŞmes contraintes environnementales. ÂŤÂ Cela dĂŠpend vraiment des pays, avance-t-il. En France, en Italie, en Espagne ou en Grèce, on est loin d’accorder une grande place Ă l’environnement. Chez nous, cela reprĂŠsente seulement 300 millions d’euros sur 10 milliards d’aides. A cĂ´tĂŠ de pays qui ont vraiment jouĂŠ le jeu comme l’Autriche ou l’Ecosse, ce n’est pas grand-chose.  Autre frein Ă la vague verte, l’application de la conditionnalitĂŠ des aides Ă un comportement environnemental exemplaire, encore toute relative. Introduite dans le premier pilier par la rĂŠforme de 2003, cette contrainte est peu crĂŠdible car elle suppose le respect d’un cahier des charges

assez laxiste. ÂŤÂ Il fallait une conditionnalitĂŠ plus sĂŠrieuse, avec des paiements pour les agriculteurs se lançant dans une dĂŠmarche pro-environnementale. Âť Une dolĂŠance impossible Ă satisfaire car les États membres ne veulent pas toucher aux paiements de base, les indispensables aides directes.

Les Etats membres sont-ils prĂŞts Ă payer pour l’environnement ? ÂŤÂ Il serait sans doute plus simple de laisser tous les paiements environnementaux dans le second pilier mais cela signiďŹ erait rĂŠduire ĂŠnormĂŠment le premier , analyse le chercheur de l’Inra. En effet, alors que le soutien aux agriculteurs est entièrement ďŹ nancĂŠ par Bruxelles, le dĂŠveloppement rural est co-ďŹ nancĂŠ par l’Union et les pays d’origine. ÂŤÂ Beaucoup de pays n’utilisent pas le second pilier pour cette raison, explique Jean-Christophe Bureau. MĂŞme s’il correspond Ă des mesures socialement plus utiles. J’ai dĂŠjĂ proposĂŠ d’introduire un co-ďŹ nancement dans le premier pilier, cela a ĂŠtĂŠ un vĂŠritable tollĂŠ au Parlement europĂŠen.  La seule solution trouvĂŠe par la Commission a donc ĂŠtĂŠ de verdir le premier pilier. Et c’est potentiellement très compliquĂŠ, car il faut dĂŠďŹ nir des critères d’attribution des aides et se mettre d’accord sur les critères environnementaux.

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LAND - Avril 2011

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ÂŤÂ On dirait que la Commission se laisse un peu imposer cette rĂŠforme par le Parlement, et ne sait pas trop comment la mettre en Ĺ“uvre. 

Le budget agriculture va-t-il baisser ? ÂŤÂ La question n’est pas de savoir si l’engagement ďŹ nancier de l’Union europĂŠenne pour l’agriculture va diminuer, mais de combien il va diminuer , estiment les chercheurs italiens Franco Sotte et Emilio Chiodo. Certains pays jugent qu’il faudrait favoriser d’autres secteurs, comme la recherche, l’innovation, les nouvelles technologies ou l’environnement. D’autres, qui souhaitent une diminution limitĂŠe du budget, mettent en avant la faiblesse des budgets nationaux pour l’agriculture. Le dĂŠbat sur le taux de retour (rapport entre la contribution de chaque Etat membre au budget europĂŠen et ce qu’il touche pour la Pac) ne pourra pas ĂŞtre ĂŠvitĂŠ. La France a par exemple un taux de retour par habitant trois fois supĂŠrieur Ă celui des Pays-Bas. Pour Jean-Christophe Bureau, le budget devra diminuer quoi qu’il arrive, surtout si les prix agricoles restent ĂŠlevĂŠs. ÂŤÂ L’opinion publique ne va plus supporter que les agriculteurs s’en mettent plein les poches, ce qui est totalement vrai pour le secteur des grandes cultures.  Pour se dĂŠfendre, les syndicats mettent en avant les secteurs Ă bas revenus, comme la viande bovine. Mais selon l’Êconomiste, personne n’est dupe. ÂŤÂ Ce que gagnent les agriculteurs en grande culture

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est obscène, une perfusion telle Ă certains endroits qu’ils sont dĂŠjĂ fonctionnaires implicitement ! Comme les prix agricoles se sont cassĂŠ la ďŹ gure en 2009, un certain ou s’est maintenu. Les syndicats ont criĂŠ famine et les journalistes sont tombĂŠs dans le panneau. Âť

Les Etats parviendront-ils Ă un accord sur la rĂŠpartition des aides ? Les aides directes (lire encadrĂŠ ci-dessous) constituent un autre point de dĂŠsaccord. Selon le chercheur, la balle est dans le camp des Etats membres. ÂŤÂ Le bilan de santĂŠ de 2009 leur offre une très large exibilitĂŠ pour rĂŠpartir ces aides. L’Allemagne a pris des mesures sur dix ans aďŹ n de rĂŠduire les inĂŠgalitĂŠs d’attribution. La France est est l’un des rares pays Ă n’avoir encore rien entrepris.Âť Le dĂŠbat porte sur la rĂŠpartition des aides, Ă la fois entre les pays et entre les agriculteurs d’un mĂŞme Etat. Les nouveaux membres Ă l’Est de l’Europe demandent une redistribution ĂŠquitable, ce que la Commission semble encore refuser pour des raisons de rattrapage ĂŠconomique. ÂŤÂ C’est une excuse pipeau, dĂŠnonce Jean-Christophe Bureau. Il s’agit surtout d’Êviter de trop gros transferts entre les pays, ce qui est politiquement ingĂŠrable. Âť D’autre part, la rĂŠfĂŠrence historique, critère d’attribution des aides directes, apparait Ă la fois injuste et dĂŠsuète. Quel sera alors le nouveau critère ? Certains avan-

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A 3 400 euros par mois pour deux, ils touchent 400 euros d’aides de la Pac U&(*)'-)"#.&#(/)(".2$)*( )'("2.*5)'( )(/4.5*$"!/#!*)( !*.0/);(V."?!)'()#(K'.0)//);(.5*$"!/#)!*'()#(,/)9)!*'(@(W.:0.//);( .&'(/)'(1<#)'= 4>*:%*;(%&#(*,!''$()&(')$R)(.&'(@(5.5&)*(/)!*(9$)("%**)"#):)&#7(X.&'( ,-)& *)( )'(.$ )'( )(/.(A>17 Comment votre exploitation est-elle organisÊe ? Nous possÊdons 18,5 hectares. Nous y cultivons des cÊrÊales et Êlevons des porcs. Toute la production est vendue au magasin de la ferme. Nous engraissons 450 bêtes tous les ans avec les cÊrÊales produites en agriculture durable. Les pro!"#$%&'('%&#(")*#$+,)'(-.*(/)(/.0)/(1%2,*)&")(3*)'-)"#( 4!&( ".2$)*( )'("2.*5)'( 4.5*$"!/#!*)( !*.0/)67(8%!'(.--.*#)&%&'( .!(1)&#*)( 4,#! )'(-%!*(!&( ,9)/%--):)&#(.5*$"%/)(-/!'(.!#%&%:);(!&)(%*5.&$'.#$%&( 0.',)( .&'(/)'(1<#)'= 4>*:%*(?!$( -*<&)(/4.5*$"!/#!*)( !*.0/);(.9)"(/)(*)#%!*(@(/.(-*.$*$)7 Quelles sont vos dÊpenses ? Nous investissons 2 500 euros par mois dans les machines et les locaux, et fonctionnons avec une trÊsorerie de 20 000 eu*%'7(A%!*(")(?!$()'#( )'( ,-)&')'(B.:$/$./)';($/(B.!#("%:-#)*( CDE()!*%'(-%!*(/4./$:)&#.#$%&;(CFE()!*%'(-%!*(/)'(9G#):)&#';( CHE()!*%'(-%!*(/)'($:-<#';(CEE()!*%'(-%!*(/)(#,/,-2%&)()#(IEE( euros pour la voiture. Nous sommes propriÊtaires de notre lo-

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E N Q U ET E

cent l’idĂŠe d’un paiement unique par hectare, le plus ĂŠquitable. D’autres vont plus loin et posent la question de la survie mĂŞme de ces droits. Franco Sotte et Emilio Chiodo estiment que le système sera dĂŠpassĂŠ Ă terme. ÂŤÂ Il s’agit d’une dĂŠpense mal utilisĂŠe et mal distribuĂŠe, et surtout difďŹ cile Ă lĂŠgitimer aux yeux du public. 

d’expertise. Contrairement aux commissaires qui gèrent la Pac depuis 40 ans, les dĂŠputĂŠs peinent Ă comprendre tous les mĂŠandres de la Pac. Tant qu’ils ne seront pas soutenus par des experts, le Parlement restera le terrain de jeu favori des lobbies.

Peut-on encore rĂŠguler le marchĂŠ ? Quel rĂ´le le lobby vert joue-t-il dans la nĂŠgociation ? Avec l’entrĂŠe en vigueur du traitĂŠ de Lisbonne, la Chambre des dĂŠputĂŠs a obtenu le pouvoir de traiter les affaires agricoles. Les premières propositions lĂŠgislatives doivent survenir dans le courant de l’annĂŠe 2011 et elles sont très attendues. Les dĂŠputĂŠs europĂŠens ont en effet la rĂŠputation contradictoire d’être plus urbains et plus ouverts aux questions environnementales, mais aussi plus inuencĂŠs par les lobbies. Lors des rÊexions sur la Pac, l’expertise technique de ces derniers a ĂŠtĂŠ dĂŠcisive. Logiquement, leurs positions seront donc très ĂŠcoutĂŠes. En outre, ÂŤ il est difďŹ cile de prĂŠdire le vote du Parlement, prĂŠcise Jean-Christophe Bureau. Il a toujours ĂŠtĂŠ contradictoire en matière d’environnement.  Pourtant, si la commission agricole est plutĂ´t sensible au lobbying, le Parlement serait, lui, un peu plus rĂŠsistant. Une nature qui obligerait les dĂŠputĂŠs Verts Ă beaucoup plus de circonvolutions. Au ďŹ nal, le principal problème du Parlement rĂŠside dans son manque

Si la Commission emprunte une voie mĂŠdiane et souhaite rĂŠduire les instruments de rĂŠgulation (voir infographie ci-dessous) Ă un ÂŤÂ ďŹ let de sĂŠcuritĂŠÂ Âť, tous les acteurs ne l’entendent pas de cette oreille. Les syndicats luttent contre cette politique qui selon eux contribue Ă appauvrir les agriculteurs. ÂŤÂ Les plans de la Commission n’apportent aucune solution pour rĂŠsoudre les problèmes ĂŠconomiques des agriculteurs , selon la Copa-Cogeca. La question de la suppression des quotas laitiers en est un exemple, tout comme le secteur de la viande qui va s’ouvrir aux importations. Mais la baisse de la rĂŠgulation est en cours depuis vingt ans et suit, voire devance, des contraintes internationales. ÂŤLe gouvernement français fait tout un foin sur la volatilitĂŠ des prix et veut l’inscrire Ă l’ordre du jour du G20, estime Jean-Christophe Bureau. Mais en pratique, les prix agricoles sont liĂŠs Ă des cours internationaux comme celui du pĂŠtrole. MalgrĂŠ des discours populistes, les Etats savent bien qu’on ne peut pas revenir Ă l’ancienne Pac. Âť

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E N V I R O N N E M E N TA L

Alimentation

L’espoir du doublement vert L’agriculture intensive ne suffit plus à nourrir les hommes. Et son impact sur l’environnement est désastreux. Scientifiques et spécialistes s’orientent vers une nouvelle agriculture «doublement verte», respectueuse des écosystèmes et hautement productive. PAR JACQUES-ALEXANDRE

«L

’avenir de l’agriculture, c’est l’exact opposé du “forçage”. » Celui qui parle s’appelle Michel Griffon. Ingénieur agronome, ce visionnaire appelle à mettre en oeuvre ce qu’il nomme la « révolution doublement verte ». « L’idée consiste à augmenter les rendements de manière naturelle en utilisant au maximum les fonctionnalités écologiques et biologiques des écosystèmes », développe-t-il. Bruno Parmentier, économiste et directeur de l’Ecole supérieure d’agriculture d’Angers, le soutient : « Il faut intensifier les processus biologiques ». Autrement dit, « mettre fin à l’augmentation des rendements par des apports artificiels extérieurs à l’environnement local, tels que les engrais chimiques ». Si les spécialistes prennent la parole, c’est que la situation est urgente. Aujourd’hui, sur les près de sept milliards d’êtres humains, environ un milliard ne mangent pas à leur faim. En 2050, selon les projections des démographes, neuf milliards d’habitants devraient peupler la planète. La production agricole ne pourra pas suffir à sustenter tout le monde. Facteur aggravant à une situation déjà critique, les pays en développement, tels que la Chine et l’Inde, voient leurs habitudes alimentaires changer. D’un régime presque végétarien, ils évoluent vers une alimentation plus riche en viande. Or produire un kilo de viande nécessite entre trois et dix kilos de céréales. En 2050, si l’on veut, théoriquement, nourrir tous les hommes, il faudrait « augmenter de 70 % la production actuelle », estime l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Pour-

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BRUN

tant la planète produit assez pour approvisionner la totalité de ses habitants. Mais voilà, la très inégale répartition des ressources agricoles implique des échanges de nourriture. Les populations pauvres, faute d’argent, ne peuvent s’acheter de quoi se nourrir. Comble de l’ironie, les trois-quarts des personnes sous-alimentées sont elles-mêmes des agriculteurs. Ces derniers, n’ayant accès ni aux pesticides, ni aux engrais chimiques, ni à l’irrigation massive (éléments largement considérés comme indispensables à une agriculture efficace), ne produisent pas assez pour manger à leur faim ou vendre suffisamment.

Produire plus et mieux, pas d’autre choix A première vue, la solution la plus simple pour augmenter la production serait d’accroître la superficie des terres cultivées. La FAO considère que 1,5 milliard d’hectares seraient facilement cultivables, en Amérique du sud et en Afrique. Sauf qu’il faudrait pour cela défricher des forêts équatoriales et « se heurter à une levée de boucliers au nom de la protection du poumon de la planète », prévient JeanPaul Charvet, professeur émérite en géographie agricole et rurale à l’Université de Nanterre. Autre idée : limiter les pertes et réduire les gaspillages. Dans les pays du Sud, le grain se perd en énorme quantité, faute de silos pour le stocker. « En Europe, c’est la concurrence du gâchis, s’offusque Bruno Parmentier. On jette énormément. Par exemple, lorsque nous achetons quatre yaourts, nous en mangeons trois et le quatrième va à la poubelle. » Même en agissant de façon plus responsable et en protégeant mieux les


E N Q U ET E

925 millions de personnes nÕont pas un !!"#$#%&'# ()$*$+ $(,%--.)%-/0$123&-.4%/$ #%5# 6 -./((/$/#)$7 -).!%+."-/8/()$),%!69/0$ :!.;$<.#)-.5%).,($</$(,%--.)%-/$*$+ $7,7%+ ).,($ #,8 +./((/$</$=,> <.#!.,0$?$=%#) & $35<.@3AB

aujourd’hui que l’agriculture est un facteur de développement et qu’il est urgent d’investir dans des systèmes de production durables.

Une nouvelle révolution récoltes, Michel Griffon calcule que les gains « ne seraient que de l’ordre de 5 à 10% d’ici 2050 ». Très loin donc des objectifs de la FAO. Reste donc à augmenter la productivité. Tout en tenant compte de l’environnement. Car la révolution verte, prônée depuis les années 60 pour améliorer les rendements, a atteint ses limites. Irrigation à outrance, utilisation massive d’engrais et de pesticides, labour abusif de la terre… ces techniques un temps utiles pour combler les manques de l’agriculture sont aujourd’hui critiquées. « Les récoltes plafonnent dans les principales régions productives, et les hauts rendements ne sont obtenus qu’au prix d’une utilisation intensive d’eau et de produits chimiques, ce qui présente des risques importants pour l’environnement, dénonce Michel Griffon. Il faut des technologies nouvelles pour sortir de l’impasse. » Fabrice Dreyfus, le directeur de l’Institut des régions chaudes à Montpellier, abonde en ce sens : « Il est désormais évident que nous ne pouvons plus poursuivre dans cette voie. Même les pays les plus farouchement partisans de l’agriculture intensive, comme les États-Unis ou l’Australie, commencent à accepter – timidement – l’idée du changement. » La Banque mondiale, peu amène à l’égard du monde agricole ces dernières décennies (la part de ses financements accordés aux programmes agricoles est passée de 20 % à 3 % en vingt ans), a elle aussi changé d’opinion : elle admet

La recherche s’oriente donc vers une nouvelle agriculture, à la fois respectueuse des écosystèmes et capable d’assurer de très hauts rendements. Derrière la « révolution doublement verte » se trouve une conception extrêmement moderne de l’agriculture. Mais peut-être aussi la seule solution pour parvenir à nourrir le monde entier, ou presque, tout en préservant la planète. Il s’agirait de créer des techniques de production mêlant l’agriculture biologique et la logique productiviste : une « agriculture écologiquement intensive », résume Bruno Parmentier. Pour parvenir à ces hauts rendements de productions tout en limitant les intrants (pesticides chimiques, engrais non naturels, labour, herbicides, fongicides), les scientifiques ont imaginé de nouvelles solutions. Le premier précepte de l’agriculture écologiquement intensive consiste à intercepter la plus grande partie des rayons du soleil. Cela suppose une couverture végétale optimale. « Le peuplement végétal doit être géré de manière à occuper tout l’espace pendant toute la durée végétative permise par le climat, décrit Michel Griffon. Gérer ce peuplement, c’est assurer la compatibilité des espèces entre elles, qu’elles collaborent plutôt qu’elles se concurrencent. » « L’hiver, on doit fixer de l’azote et du carbone avec des plantes spécifiques, pour fabriquer son propre engrais, précise Bruno Parmentier, puis enchaîner au printemps avec des plantes pour nourrir les hommes. » « On peut aussi utiliser

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utiliser l’agroforesterie, complète Sandrine Paillard, directrice adjointe, en charge de la prospective, de la délégation à l’expertise, à la prospective et aux études de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Autrement dit, on mélange les cultures et la forêt. Celle-ci a des propriétés intéressantes en ce qui concerne la fertilité des sols et la préservation du cycle de l’eau. Sa biodiversité permet de lutter naturellement contre les maladies, les champignons, les insectes. » En Afrique, des paysans utilisent déjà cette technique en faisant pousser le mil ou le sorgho sous des acacias. Les racines des arbres plongent profondément dans la terre pour y puiser des nutriments qui s’accumulent dans leurs feuilles. Les feuilles, en tombant, forment un humus et fertilisent le sol. « Sous les arbres, les rendements peuvent être plus que doublés, assure Marc Dufumier, professeur à AgroParisTech. Non seulement ils assurent la fertilisation du sol, mais ils établissent un microclimat autour des cultures en brisant le vent et en maintenant une bonne humidité. » Pour l’agronome, ce type d’agriculture permettrait de gagner de nouvelles terres dans les régions arides, sans avoir recours à l’irrigation massive. « Il faut envisager une meilleure utilisation des animaux, poursuit-il. Ils peuvent servir à la traction, mais aussi à la fabrication de fertilisants naturels comme le fumier qui permet de séquestrer l’azote des déjections et le

LÕagroforesterie repose sur des fondements cologiques qui int grent des arbres dans les exploitations agricoles et le paysage rural. Il sÕagit ici de faire pousser des gramin s et des herbac es dans une oliveraie. © Petr Pakandl

carbone des pailles. »

Vers de terre contre charrue Même les insectes sont mis à contribution dans la révolution encore plus verte. « Le ver de terre est beaucoup plus performant que la charrue, affirme avec sérieux Bruno Parmentier. Dans un champ labouré, bourré de chimie, il reste environ 50 kilos de vers de terre à l’hectare. Dans une superbe prairie bien bio, on a cinq tonnes de vers de terre à l’hectare. Les lombrics travaillent nuit et jour et remuent la terre de manière beaucoup plus écologique et plus efficace qu’un tracteur. » Autre avantage : avec l’arrêt du labour, la baisse des coûts d’exploitation est considérable pour les agriculteurs. Quant au problème du désherbage, jusqu’alors réalisé par les engins, il pourrait être résolu par l’association de plantes. « On peut mettre des plantes qui vont servir de ré-

LÕInra et le Cirad prennent lÕ cologiquement intensif tr s au s rieux

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E N Q U ET E

pulsif aux insectes qui attaquent d’autres plantes, explique Bruno Parmentier. L’idée est de faire des cocktails de plantes complémentaires, tout au long de l’année, afin de se passer des herbicides. » Grâce à sa limitation drastique d’intrants, l’agriculture écologiquement intensive représente une aubaine pour les paysans pauvres. « La révolution doublement verte reviendrait moins cher que l’agriculture industrielle, assure Bruno Parmentier. Elle nécessite moins d’énergie fossile, moins de pesticides, moins d’engrais, moins d’insecticides. Par contre cela coûte beaucoup en matière grise. » Bien qu’encore à l’état d’alternative, cette nouvelle agriculture est prise au sérieux par la recherche publique. L’Inra en a fait sa priorité ces dernières années. Le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) s’y consacre désormais totalement. Comme le souligne Bruno Parmentier, puisque tout est à réinventer, les besoins de recherche sont énormes. Mais l’ingénieur se veut confiant : « La seule ressource naturelle encore très largement inexploitée, c’est le génie de l’homme ». Parmi les champs à explorer, la génétique garde toute sa place. Jusqu’alors présentés par leurs supporters comme la solution à la faim dans le monde, les organismes génétiquement modifiés (OGM) sembleraient avoir leur utilité. « Nous pourrions très bien utiliser les techniques de génétique pour mieux connaitre le fonctionnement des plantes, affirme Sandrine Paillard. Mais en laboratoire, pas dans les champs. Cela nous permettrait de sélectionner les plantes en fonction de ces nouvelles connaissances, par exemple la résistance à une maladie donnée. Ce serait juste une technique de sélection très élaborée. »

«

consommateurs qui veulent manger des fraises en hiver et payer des produits le moins cher possible. » Pour Bruno Parmentier, « il faudra très probablement remettre en question fondamentalement notre mode de vie et de consommation. Nous mangeons trop de viande dans les pays riches, 85 kilos par personne et par an en Europe, 120 kilos aux Etats-Unis. Il faudra, soit pour des raisons de santé, soit pour la planète, ne pas dépasser les 60 kilos. » Ces sur-consommations ne sont pas sans conséquences. « Partout dans le monde, les excès alimentaires progressent, renchérit Sebastien Abis, analyste politique, administrateur au secrétariat général du Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes. Et sa traduction concrète pèse déjà lourdement sur les systèmes économiques de certains pays, à commencer par les Etats-Unis. »

Il faudra tr s probablement remettre en question notre mode de vie et de consommation »

Pas gagné d’avance Si, en théorie, l’agriculture écologiquement intensive répond à de nombreux problèmes, sa mise en route mal vue des industriels de l’agrochimie ne va pas sans quelques obstacles. Dans l’Hexagone, l’un des principaux freins vient des coopératives agricoles et de leur structure sociale. Comme le rappelle Bruno Parmentier, ces dernières « sont devenues extrêmement puissantes en France et leur principal revenu vient de la distribution des pesticides. Les associations d’agriculteurs vont donc devoir trouver un autre modèle économique. Il va falloir transformer les milliers d’employés des coopératives, dont les salaires étaient assurés par le pourcentage sur la vente des pesticides et des engrais, en conseillers agricoles dont le salaire sera assuré par le conseil en pratique culturale. » Pour voir le jour pour de bon, l’agriculture écologiquement intensive nécessitera des changements plus profonds encore. « Il ne faut pas juste changer les techniques de production, prévient Sandrine Paillard. Il faut aussi modifier la recherche, réformer les règles du commerce. Il y a des résistances, qui vont de l’industrie agro-alimentaire aux

Des décisions politiques indispensables Malgré toutes les promesses de l’agriculture écologiquement intensive, les spécialistes ne sont pas encore convaincus de sa capacité à nourrir tous les hommes. « Il restera toujours au moins 600 ou 700 millions de personnes qui auront faim », tranche Jean-Paul Charvet. Guère plus d’enthousiasme pour Marc Dufumier. « L’agronome que je suis est optimiste : nous disposons de solutions efficaces pour doubler la production végétale d’ici à 2050. Le citoyen, lui, l’est beaucoup moins. Car toutes ces solutions demandent des engagements politiques forts. » En dépit des réticences, la révolution doublement verte commence à séduire les politiques. Le Ministère de l’agriculture français reconnaît dans un rapport que « l’ampleur de la crise actuelle incite à réviser les pensées uniques et les solutions universelles ». Au niveau européen, la Politique agricole commune (Pac) multiplie les mesures en faveur de l’environnement. « La part des dépenses du budget du second pilier de la Pac, qui traite des questions environnementales, atteint aujourd’hui 25 % du total contre 4 % ou 5% il y en encore six-sept ans », rappelle Jean-Paul Charvet. Les mentalités évoluent selon le spécialiste. « Désormais on encourage les agriculteurs à planter des arbres. Il y a des aides pour mettre en place des haies, pour préserver les mares, etc. On a mis la main dans l’engrenage, c’est une bonne chose ». Preuve que les choses vont dans le bon sens, John Deere, numéro un mondial du tracteur, ne s’oppose pas à une agriculture qui milite pour l’arrêt du labour. Au contraire même, puisque le groupe aux 23 milliards de dollars de chiffre d’affaires sponsorise l’Association pour l’agriculture écologiquement intensive (AEI), présidée par Michel Griffon. Une attitude surprenante qu’explique Bruno Parmentier : « Quand l’essence à la pompe sera à dix euros, ils ne vendront plus de tracteurs. Ils se préparent pour l’avenir et réorientent leur stratégie en investissant en France dans l’agriculture du futur. »

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Sols

L’adieu au labour Dans leur ouvrage Le sol, la terre et les champs, les agronomes Claude et Lydia Bourguignon décrivent leur vision d’une agriculture du futur, plus économe en énergie et engrais, et prônent l’abandon du labour. PAR

S

’attaquer au labour, c’est titiller la culture et la tradition paysanne. C’est expliquer à un Français qu’il ne doit plus manger de pain ou boire du vin : une hérésie. Il existe même des concours de labours. Emmanuel Bourguignon, fils de et membre du laboratoire de ses parents Claude et Lydia (laboratoire d’analyse de la macrobiotique des sols), décrypte : « Depuis le début de l’agriculture, il fallait prendre le pouvoir sur la nature, la contrôler. On a oublié le sol, il est devenu un instrument à façonner selon nos besoins. Le labour, c’était décider à la place de la nature ce qu’elle devait nous fournir. » Les Bourguignon parlent du « viol » de la terre par les machines. Une façon de s’approprier le sol, de le dominer. « C’est une image : on pénètre la terre, on la modèle, mais on lui fait du mal. » Les premières charrues retournaient la terre en ne descendant dans le sol qu’au maximum à dix centimètres. Ce qui permettait de nettoyer le lit de semences sans trop le transformer. Depuis la révolution verte d’après-guerre, le monde paysan s’est mécanisé et a progressé technologiquement. Désormais, certaines machines parviennent à travailler jusqu’à 60 cm de profondeur. Ce qui « tue le sol ». Concrètement, le labour compacte et sèche la terre. Conséquence, les racines meurent, les champignons disparaissent et la faune aussi. « En résumé, la terre est morte, et les sols sont victimes d’érosion et d’abattement. La baisse des rendements en est la conséquence. » Emmanuel Bourguignon s’énerve. « Une fois que le paysan voit que son sol est mort, il le noie sous les pesticides et les engrais chimiques. » Ainsi, les plantes que nous mangeons survivent car elles sont dopées et sous médicaments. « Mais il ne faut pas en

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YANN BUTILLON

vouloir aux paysans, ils sont souvent montrés du doigt car nous polluons le sol et la mer. Mais les paysans sont embarqués dans un système qui ne leur laisse que peu de choix.» En effet, après la guerre, les usines américaines, qui avaient tourné à plein régime pour produire du matériel militaire, ont dû trouver de nouveaux débouchés pour leurs lignes de production. Dans les usines, les chars ont été remplacés par des tracteurs et des machines outils. Le gaz moutarde, par des pesticides. Pour le reste, le développement technologique a fait son chemin. « Mais on peut faire autrement » soutient Emmanuel.

Semis direct sous couvert, l’alternative Comment ? « En remplaçant le labour par une culture de semis direct sous couvert. » Mis en œuvre, le semis direct utilise l’action des plantes au bénéfice des plantations suivantes. En résumé, une première plante est laissée sur le sol après la récolte. Les racines de celle-ci sont mangées par les animaux et les champignons, ce qui laisse les sillons du système racinaire en place. Lorsque l’on replante les germes suivants, ceux-ci se développent dans le vide laissé par les anciennes racines. La plante se développe à l’ombre et sous la protection des reliquats de la première plantation. Résultat : la culture se fait sans intervention chimique et avec une action de l’homme réduite au minimum. De plus, comme la terre n’est pas retournée, elle ne sèche pas. La faune et les champignons se développent, et nourrissent la plante par échange. Sans engrais donc, ou très peu. Mais ce n’est pas une solution toute faite.

Il faut Ç tudier le sol, arr ter de le prendre pour un support,


R E P O R TA G E

Le labour compacte les sols, qui perdent leur perm abilit et deviennent ainsi inondables. © Yann Butillon

Il faut Ç tudier le sol, arr ter de le prendre pour un support, abandonner lÕagronomie (ensemble des sciences agricoles productivistes) pour d velopper lÕagrologie (science des sols) È. Premi re tape : conna tre la mati re de son terrain. La composition de celui-ci, le type de terreÉ Ç Il faut ob!"#!"$%! $&"'(% $)'&'*"+&,-./! $!)$*0'%'*-./! $0*+%!1!2)3$ savoir si lÕendroit est calcaire, lessiv ou sÕil retient lÕeau. È Le syst me racinaire des plantes doit galement tre pass en revue, tout comme la population biologique. Ç Ce nÕest pas dur, il faut tout prendre en compte, la texture du sol, +$4-'%'*-!3$!)$ +$&,5 -./!. È Associ au climat et aux saisons, on conna t alors son outil de travail. Ç On consid re le sol comme un alli , il est vivant, il faut donc en prendre 6'2 6-!26!3$ !2$ "! &!6)+2)$ ! $ &06-(6-)0 7$ 8%$ 2'/ $ +-9!3$ 6!$ nÕest plus notre ennemi. È Une fois quÕil a fait ami-ami avec son terrain, le paysan peut choisir les associations de plantes quÕil peut cultiver sur son champs. Ç Il faut planter +#!6$-2)!%%-*!26!3$)"'/#!"$%! $+ '6-+)-'2 $./-$:'26)-'22!2)7$ Certaines plantes bien utilis es peuvent m me redonner des l ments nutritifs aux sols et lancer un cercle vertueux. È

Un changement de philosophie Pas une solution cl en main, juste une philosophie du retour de lÕagriculture la terre. LÕarr t du labour serait presque une solution miracle. Ç Le semis direct sous couvert permet une augmentation de la productivit au m tre carr . Comme

les cultures se succ dent, les productions sont vari es et du"!2)$ /"$ /2!$ &%/ $ %'2*/!$ &0"-'9!7$ ;)$ /")'/)3$ -%$ 2<5$ +$ &+ $ de perte de rendement. Mais cela n cessite une baisse de la productivit par personne. È Avec le labour et les pesticides, on est dans une agriculture industrielle. Les dimensions des champs sont normes, les machines immenses. Cette agriculture n cessite tr s peu de main dÕÏuvre. A lÕinverse, avec la culture sous couvert, lÕhomme doit prendre !"#!$%&"'()#*'+!," !"#!,,-+."!#"'!",)%-,#+,"!/01-1!$!.#"&!&" plantations. Il faut donc plusieurs machines de taille r duite et donc plus de temps. Ç CÕest un argument de lÕindustrie agronome pour ne pas pousser des tudes en agrologie. Le :+-)$! )$./!$6!$2<! )$&+ $%!$ !1- $ '/ $6'/#!")$./-$2<! )$&+ $ adapt lÕagriculture industrielle mais lÕinverse. LÕagricul)/"!$9'-)$"!)"'/#!"$/2$"5),1!$9!$&"'9/6)-'2$./-$6'""! &'29$ =$6!$./!$%!$ '%$&!/)$ /&&'")!"7$;)$2'2$&+ $9'&!"$%!$ '%$+#!6$ 9! $!2*"+- $6,-1-./! $!)$9! $&! )-6-9! 7$2"3+/01+ !"'!"4),+0!,5"6!&",-,!&")#*'!&"!//!1#*)!&" !"&7.#"%-," !" -87,-#7+,!"'!&" Bourguignon. Les grands groupes agronomiques se refusent communiquer sur le sujet.

Pour en savoir + - sites Internet :

- livres :

www.lams-21.fr

Le sol, la terre et les champs

www.bretagne-durable. info

Claude et Lydia Bourguignon, 2006, ed. Sang de la terre

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Etude des sols

Irréductibles Bourguignon Les scientifiques Claude et Lydia Bourguignon ont fondé en 1990 dans la campagne bourguignonne le Laboratoire d’analyse microbiologique des sols. C’est là qu’ils appliquent grandeur nature leurs théories sur les sols agricoles, loin de l’orthodoxie agronomique. PAR

L

a départementale 959 se déploie sur le versant ouest de la vallée de la Tille. Le ciel est uniformément gris et les champs situés en contrebas exposent à l’automobiliste leur chair brune, retournée par le labour. Sur le bas-côté, des flaques gelées témoignent des températures hivernales. Dans le fossé gît un chien mort, les yeux révulsés. Apparaît, lové au creux de la vallée, le village de Marey-sur-Tille, 300 habitants. C’est le but du voyage. Dans cette bourgade bourguignonne de Côte- d’Or, Claude et Lydia Bourguignon ont fondé en 1990, le laboratoire d’analyse microbiologique des sols (LAMS), au plus près du terrain. Il est presque 14 heures et les rues sont désertes. Il faut s’adresser au Marronnier, le bar-tabac-épicerie de la grandrue pour trouver l’emplacement du labo, situé un peu en hauteur. Le portail franchi, un chemin de gravillons blancs bordé d’une rase pelouse, de quelques arbres et de statues très « arts premiers », conduit, au bout d’une vingtaine de mètres, à un ensemble de vieilles bâtisses en pierre, à flanc de colline. Le laboratoire occupe une construction ramassée, de plain-pied, au toit de tuiles rouges. C’est Emmanuel Bourguignon qui reçoit. Son père, Claude, est en déplacement à un colloque et sa mère Lydia est plongée dans ses recherches. Il dénote un peu, le fils Bourguignon. Loin du cliché de l’alternatif barbu et débraillé. Grand, brun, coiffure travaillée au gel, barbe de trois jours, pull en laine, jean, chaussures noires à bout pointu et montre Nixon au poignet. Derrière cet extérieur impeccable se cache de solides références intellectuelles. « J’étais au lycée en Angleterre puis j’ai étudié les sciences du sol à l’université d’Aberdeen en Écosse qui est très réputée dans ce domaine », détaille-t-il. Il a ensuite enchaîné avec un DEA

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GUILLAUME NOVELLO

à l’université de Nancy puis s’est exilé en Nouvelle-Zélande pour une thèse sur les communautés de champignons dans les sols et leur intégration dans des rotations de culture. L’agrologie, science des sols en rapport avec l’agriculture, a donc suscité chez lui un tel intérêt qu’il est retourné travailler avec ses parents en Bourgogne.

!"#$%&"'$($!)"*+"#,-!*./+!*$!0+"10-+!)-234+ Pourquoi d’ailleurs ouvrir un laboratoire en pleine campagne, loin des centres universitaires et de recherche ? « Mes parents se sont rencontrés à l’Institut national de recherche agronomique (Inra) de Dijon, répond Emmanuel, donc ils connaissent bien la région. » Mais il existe une autre raison, davantage liée à leur travail. Lors de leurs recherches sur la microbiologie des sols, Claude et Lydia observent que l’usage intensif des engrais et des pesticides ainsi que la violence du labour contribuent à la destruction de la micro-faune et la micro-flore, indispensables à la fertilité des sols. En conséquence, ils prônent l’utilisation de la technique du semis direct sous couvert (lire pages 48-49) qui permet de préserver ces micro-organismes. Or, indique Emmanuel Bourguignon, « le semis direct, c’est moins de fuel, moins de machines agricoles, moins d’engrais et moins de pesticides. Cela réduit le business et va à l’encontre du lobby agroalimentaire, très puissant. » Ce n’est toutefois pas le seul problème. « La recherche publique est de plus en plus dépendante des financements privées », notamment en raison des politiques de restriction des dépenses. Cela pousse les instituts publics à solliciter des crédits auprès de grandes entreprises. Ces bourses ne sont allouées qu’à des thèmes qui intéressent les firmes. Cette tendance réduit donc « la liberté du choix des recherches.


R E P O R TA G E

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Cela a été le cas pour ma thèse en Nouvelle-Zélande ». Se sentant bridé dans ses études, le couple a donc gagné son indépendance en s’installant en Bourgogne. A Marey-sur-Tille, le LAMS propose, pour financer ses recherches, des formations en microbiologie. Elles se tiennent dans une petite salle de classe au fond du labo, ouverte sur une véranda. Y participent « des groupes d’agriculteurs, des associations, des communes. Il y en a environ trois par an mais cela tend à augmenter », indique Emmanuel Bourguignon. La prochaine aura lieu en novembre 2011 et sera destinée à des agriculteurs maraîchers.

Analyser le sol pour le préserver Les Bourguignon réalisent par ailleurs des analyses de terrains à la demande d’agriculteurs ou de vignerons. « Nous nous rendons sur place pour obtenir un vrai profil de sol, explique le jeune scientifique. Nous creusons un trou de un à trois mètres de profondeur, jusqu’à atteindre la roche. Nous observons les différents horizons (couches géologiques) du terrain, l’état du calcaire dans le sol, le système racinaire des plantes, etc. Cela donne des indications sur la nature des végétaux à cultiver. » Puis ils prélèvent des échantillons qui seront analysés au labo pour déterminer, par exemple, la caractérisation des argiles. « Nous fournissons ensuite à l’agriculteur un rapport détaillé sur les points forts et faibles du terrain, poursuit Emmanuel Bourguignon. Nous lui indiquons aussi des pistes à suivre dans la rotation des cultures, la sélection des plantes à utili-

ser pour préserver voire améliorer la qualité des sols. » Ces analyses nécessitent deux à trois mois de travail et coûtent environ 950€ quand « une simple analyse à la coopérative tourne autour de 30€ ». De fait, le changement agricole prôné par les Bourguignon a du mal à s’imposer dans le milieu paysan. En dépit de la participation à de nombreux colloques, le chercheur concède qu’ils « n’ont pas le temps de faire du lobbying, de peser auprès des politiques », notamment par rapport aux industries agroalimentaires. Les écoles d’agronomie sont également plutôt frileuses à ces théories iconoclastes d’abandon du labour. Seuls « des modules d’enseignement optionnel consacrés à la microbiologie des sols » sont dispensés par ces établissements. Le changement sera donc long. Conséquence, seuls 60 000 hectares sont cultivés en France, avec la technique du semis-direct sous couvert quand on compte 29 millions d’hectares de terres consacrées à l’agriculture dans l’Hexagone. « Les champs de recherche en microbiologie commencent tout juste à être défrichés, constate Emmanuel Bourguignon. Les communautés microbiennes des sols ne sont pas assez étudiées. Il reste à déterminer les associations optimales de cultures selon les régions. Enfin, il n’y a pas encore d’études sur le semis-direct sous couvert bio. » Certes l’Inra s’intéresse de plus en plus à la question avec la création d’observatoires des sols qui ont pour mission de déterminer l’indice d’activité biologique. Mais cela est bien tardif car comme le rappelle le microbiologiste, « la teneur organique des sols était avant de 2 à 2,8 %, elle est aujourd’hui de 1,4 % ». Selon lui, « la sonnette d’alarme a été actionnée au sortir de la seconde guerre mondiale », mais très peu l’ont entendue. « Les sols sont de plus en plus épuisés, conclut-il. Le système va se détruire lui-même. »

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Biodynamie

Au plus près du vivant A Ferrières-en-Bray, en Haute-Normandie, les Mercier cultivent carottes, persil, ou encore tomates avec une seule conviction : respecter toute chose vivante. Vivre en symbiose avec la nature a changé leur vie. PAR

T

oc toc toc. Le heurtoir en fer résonne à l’intérieur de la maison en pierre des Mercier. Une fine pluie voile la campagne froide de février. Un rayon de soleil surgit et éclaire la cour de la ferme. Face au logis, un hangar abrite un tracteur. Un bruit de chaise provient de la bâtisse. La porte s’ouvre sur le ravissant sourire d’Evelyne aux cheveux d’argent. A peine le temps de dire bonjour, elle est évincée par un molosse gigantesque tout en poils et en crocs. Le visiteur fait un bond en arrière, mais la maitresse du leonberg, l’un des plus gros chiens du monde, le rattrape aussitôt. « Il a dû vous prendre pour un agresseur », lance la petite dame qui doit peser deux fois moins que son animal. Le vestibule est le domaine d’un chat lové sur une banquette grise. Sur la gauche, une cuisine à la chaleur accueillante. « L’hiver, nous nous chauffons avec cette cuisinière à bois », explique Evelyne. Un poêle en fonte domine la pièce. La maraîchère y rajoute deux bûches. Une soupe mijote sur une grande plaque de cuisson. Son fumet de poireaux et de carottes se mélange à l’odeur du feu et du pain qui gonfle dans le four. « Notre optique est de vivre en circuit fermé, d’être au plus près de la nature », précise Evelyne. Le couple a une démarche écologique dans tous les aspects du quotidien. Il se chauffe au bois, fabrique son pain, vieillit son cidre, cultive des fruits pour sa consommation personnelle. Et les légumes sont vendus en direct aux consommateurs sur les marchés de Songeons, à quelques kilomètres de leur ferme de Ferrières-en-Bray en Haute-

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SOPHIE NOACHOVITCH

Normandie et sur le marché de Magny-en-Vexin dans le Val-d’Oise. « Nous ne roulons pas sur l’or, mais la vente de nos légumes nous permet de vivre. Lorsque nous devons acheter, nous faisons en sorte que la chaîne soit respectueuse de l’environnement et des hommes d’un bout à l’autre. » Exit la grande distribution, le couple ne se ravitaille que chez des fournisseurs bio. Un aboiement sourd résonne dans la cour, et la porte d’entrée s’ouvre. Jean-Marie Mercier fait son apparition, pantalon en toile verte, polaire en laine blanche. L’homme à barbe blonde a ôté ses bottes de caoutchouc pour ne pas salir le carrelage. Il revient de son champ. « Je laboure mes terres pour les préparer aux semis du printemps », lance-t-il. « Nous travaillons en biodynamie », précise sa femme.

Démarche écologique Théorisée en 1924 par Rudolf Steiner, philosophe croate, la biodynamie s’appuie sur le concept d’ « organisme agricole ». Du végétal à l’humain, tout est vivant. « Avant, je demandais l’obtention de labels bio, explique le maraîcher, mais un jour, j’ai vu arriver des hommes en costume noir dans de gros 4x4, et la seule chose qu’ils m’ont demandé, c’est mon chiffre d’affaires. Ils n’ont même pas vérifié comment je produisais mes légumes. » Déçus par les organismes de contrôle, ils sont devenus autonomes, en suivant les conseils de Demeter. L’association, inscrite dans la biodynamie, leur fournit le calendrier des semis et des conseils concernant les engrais « entièrement naturels ». Jean-Marie boit un verre d’eau et remet sa


R E P O R TA G E

Les Mercier vivent quasiment en autarcie, en harmonie avec la nature. © S.N.

veste. Il retourne à ses champs. « Nous possédons 7 000 m² de terre, note Evelyne, dont 900 m² de serres. » C’est dans celles-ci que se rend son mari afin de les préparer pour le printemps. Dehors, la pluie a détrempé les sols dont s’exhale une forte odeur d’humus. Les pieds s’enfoncent dans la boue, produisant des « chplouf » à chaque pas. En contrebas de la cour, la plus petite serre de la ferme. « Nous y avons planté des salades, des épinards et des oignons blancs », Evelyne désigne les rangées de pousses vertes alignées militairement. Leur disposition ne ressemble en rien aux Mercier. « Nous ne travaillons que tous les deux, au rythme du soleil, décrit la femme de 50 ans. L’hiver, les journées s’étalent de 10 à 16 heures. L’été correspond à notre plus grosse période d’activité. » Le couple se lève à 5 heures du matin et ne s’arrête de bêcher, cueillir, planter qu’à la tombée de la nuit. Evelyne et Jean-Marie aiment s’interrompre et admirer la beauté qui les entoure. « Quand on se lève à l’aube pour voir le lever du soleil, c’est fantastique. Au moment où le soleil émerge de l’horizon, il y a un voile qui le recouvre, c’est le seul moment où on peut le regarder en face. » Pour Evelyne, la nature est vivante, elle a son propre langage et a besoin qu’on s’occupe d’elle comme un être humain. « C’est un boulot très physique, on donne à la nature, mais la nature nous le rend. Cela me donne l’impression que ce n’est pas si dur que ça. Ce métier nous rapproche du divin. » Elle a rencontré Jean-Marie il y a 15 ans sur un marché. Elle avait

40 ans, « vivait à la ville ». « J’étais mariée à un homme qui gagnait très bien sa vie, j’avais deux enfants et tout pour être heureuse. Pourtant j’ai passé des années sous tranquillisant. J’avais un manque, se rappelle-t-elle, Aujourd’hui, j’ai les pieds et les mains dans la terre, et je me sens en paix. »

Evelyne referme la serre et se dirige de l’autre côté du corps de ferme. En haut d’un talus, le plus gros de leurs terres. Un champ s’étend à perte de vue. Sur la gauche, des pommiers, un tronçon fraîchement labouré d’un noir intense tranche au milieu de l’herbe vert-fluo. A droite, quatre serres. Jean-Marie découpe les arceaux de l’une d’elles avec une scie. Ses mains sont noires de particules de métal. « Je la raccourcis, pour agrandir celle d’en bas, nous devons répartir les surfaces », précise-t-il. Derrière lui, une rangée de carottes murit à son rythme. Evelyne s’approche des têtes de persil qui embaument l’une des serres. « Nous utilisons l’énergie de l’univers pour faire grandir nos plantes, explique-t-elle en écartant les mains pour capter un flux, puis elle les rabat vers les plants. Les arbres, les fruits et légumes sont vivants. Comme les hommes, ils ont besoin d’énergie. Avec ces gestes, comme les magnétiseurs, nous leur apportons de la force et de l’amour. » L’agricultrice lève les yeux. Un arc-en-ciel traverse le ciel, comme un clin d’œil à la vie que le couple accorde aux végétaux. Elle sourit, puis retourne à la ferme effectuer les menues tâches de l’hiver, profitant encore quelques semaines de la langueur de la nature.

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Biocarburants

La filiere fait tache d’huile Au début des années 1990, les biocarburants apparaissent comme un nouveau débouché pour les agriculteurs. Certains développent une production locale d’huile végétale pure. Mais c’est la filière industrielle du diester et de l’éthanol qui l’emporte, avec le soutien de l’Etat. PAR

«

M

on premier métier reste de nourrir les hommes mais la production de biocarburants est une filière d’avenir », affirme Arnaud Rousseau. A 37 ans, cet exploitant agricole en Seine-et-Marne s’y intéresse depuis une quinzaine d’années. « Déjà mon père consacrait une partie de sa production de betteraves à l’éthanol. » Sur ses 285 hectares de terres, une douzaine est réservée à l’éthanol de blé, de betterave et au diester, agrocarburant obtenu à partir d’huile de colza ou de tournesol. L’idée de faire de l’huile végétale pure (HVP) ne lui a jamais plu. « Deux agriculteurs autour de moi ont essayé et tout arrêté. Je voulais avoir une filière solide, organisée, avec un produit normé. » Les filières industrielles y répondent. « Ils garantissent la nutrition animale avec les tourteaux et apportent de nouveaux marchés. » Comme Arnaud Rousseau, ils sont environ 80 000 en France à fournir les graines de colza et de tournesol pour le diester, le premier biocarburant en Europe. En quelques années, trois acteurs industriels ont émergé : Sofiproteol et Prolea pour le diester et le groupe Tereos pour l’éthanol. Produits à partir de plantes, les biocarburants sont considérés comme des énergies renouvelables. Développée au Brésil dans les années 80, la filière n’est alors qu’à l’état de réflexion en France. Il faudra attendre 1992 et la réforme de la Politique agricole commune (Pac) pour assister à son envol. Soucieuse d’enrayer l’excédent alimentaire, l’Europe rend obligatoire la mise en jachère de 15 % des terres agricoles. Le gel industriel est consacré aux cultures non-alimentaires. A partir de 1993, Sofiproteol commence la pro-

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SARAH CORBEEL

duction de diester. « Les pétroliers se révèlent être neutres, voire même bienveillants », commente Patrick Sadones, ingénieur agronome. Ils en tirent deux avantages. Utilisé en mélange au gazole, à hauteur de 5 %, le diester est vendu aux pompes classiques sans nécessiter de modifications des moteurs. Et le lobby pétrolier garde le contrôle du marché des carburants.

!"#$%&'()!*$)+,!-.!* L’Etat soutient aussi la filière car les biocarburants lui apparaissent comme l’un des moyens de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Depuis, les bénéfices environnementaux ont été invalidés mais la filière industrielle, elle, est lancée. Les biocarburants ont un problème de taille : leur coût de production, plus élevé que celui des carburants d’origine fossile auxquels ils s’incorporent. Pour le résoudre, la France accorde une aide sous forme de défiscalisation. Ils vont bénéficier d’un taux réduit de la TIPP (Taxe intérieure sur les produits pétroliers). Ce soutien va les rendre compétitifs. En 2005, la TGAP (Taxe générale sur les activités polluantes) est utilisée pour taxer fortement les carburants n’ayant pas incorporé les taux souhaités. Dès lors, les biocarburants ne cessent de se développer. Un Plan «Bio» carburants lancé en 2004 par le gouvernement Raffarin et amplifié par Dominique de Villepin favorise la production. En 2007, l’Union européenne porte à 5,75 % la part d’incorporation d’ici à 2010. La France, elle, voit grand. Elle cible 7 % en 2010 et 10 % en 2015. Avec l’Allemagne, l’Hexagone domine le marché européen. Le diester l’emporte sur l’éthanol car comme l’explique Arnaud Rousseau


E N Q U ET E

Environ 80 000 agriculteurs fran ais fournissent les graines de colza destin es au diester. © Sunfox / Flickr

« 70 % du parc automobile roule au diesel, l’éthanol est destiné aux véhicules à essence. » Ce soutien des grandes industries s’est fait au détriment de l’huile végétale pure qui a la faveur des petits agriculteurs. Ici, ni procédés industrialisés, ni investissements lourds, place à l’artisanat. Les agriculteurs font eux-mêmes leur huile à partir de graines pressées. Ils récupèrent le résidu, le tourteau, pour nourrir leur bétail et ainsi n’utilisent pas de tourteaux de soja importés des grandes exploitations brésiliennes menaçant la forêt amazonienne. Cette recherche d’autonomie a séduit des centaines, voire des milliers de producteurs. Avec au début un certain succès. Entre 2003 et 2005, avec un prix des céréales bas et le cours du pétrole décollant, les résultats leur paraissent prometteurs.

L’huile pure, production locale sans avenir Cette production locale s’oppose à la filière officielle. D’un côté, les agriculteurs industriels recherchent une rémunération qui va fluctuer en fonction du prix des marchés, de l’autre les petits exploitants souhaitent acquérir une autonomie énergétique. L’objectif : obtenir une baisse des charges. Avec une matière première locale, très peu de frais de transport et le recours à des procédés peu gourmands en énergie, le bilan de l’HVP apparaît plus favorable que celui du diester. « Mais personne n’a intérêt à ce que ça se développe », se

lamente Patrick Colleu, président de la Coopérative d’utilisation de matériel agricole (Cuma) Ménergol à SaintGouéno, dans les Côtes d’Armor. En 2006, 37 agriculteurs se rassemblent pour créer cette Cuma. Les deux premières années, le procédé fonctionne plutôt bien. Depuis un an, la production est à l’arrêt. L’huile est vendue à des coopératives régionales pour une utilisation en alimentation animale. « Comme carburant, ce n’est plus intéressant, observe Patrick Colleu, la différence est de 15 centimes d’euros avec l’essence. » La remontée des prix des matières premières n’améliore pas la situation. Certains continuent quand même, tel Jean-Noël Le Quintrec, à la tête de la Cuma Terre d’énergie dans le Morbihan. Créée en 2005, elle est équipée de deux presses, fixées sur des remorques se déplaçant de ferme en ferme. « Au départ, nous étions 24 agriculteurs, aujourd’hui, nous ne sommes plus que douze. » Malgré la remontée du prix du colza, Jean-Noël Le Quintrec ne se dit pas perdant. « En produisant de l’huile, nous récupérons les tourteaux. » « Mal vue, l’HVP ne sera pas soutenue par l’Etat », renchérit Patrick Colleu. Alain Juste, le directeur de la société Valenergol peut en témoigner. Fondée en 1996 à Pont-du-Casse dans le Lot-et-Garonne, l’entreprise Valorisation énergétique des oléagineux est condamnée en 1998 à payer une lourde amende pour non-paiement de la TIPP. Le motif : elle vend de l’huile de tournesol comme carburant à des automobilistes. Les producteurs des HVP doivent s’acquitter de la TIPP alors que les grands groupes pétroliers en sont en partie exonérés. En 2003, l’Union européenne les reconnaît comme biocarburants. La France le fait en 2006 avec une certaine réticence. La législation l’autorise

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E N V I R O N N E M E N TA L

Xavier a de l’énergie à revendre Agriculteur à Vicq, dans le Nord, Xavier Delommez chauffait sa maison au blé et faisait tourner ses moteurs à l’huile de colza. Aujourd’hui, il ne croit plus en l’avenir des agrocarburants. Le durcissement de la législation et des céréales trop coûteuses l’ont amené à cesser sa production.

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de colza. Déjà, au lycée de Genech, un professeur avait montré qu’un moteur de bus pouvait tourner normalement avec de l’huile carburant ». M01-)$! 6,($#3-/!7(,)#-! 0#!.( "#!&( 0!.#0!-#"+#-"+#04!! N ")# !1-6&3"$#3-!&#!16''#0!&#!$#--#/!).! #!063+()$()$!1.30!O$-#!&*1# &( $!#$!"#00#! .(! '6 6"3.$3-#! ) $# 0),#4! :)-"3)$! "63-$/! 1-6&3"$)6 !#$!"6 06''($)6 !03-!1.("#!&#,)#

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Fini les agrocarburants 8;(?6-&/! ).! ) 0$(..#! 3 #! "+(3&)H-#! F! ?)6"6'?30$)?.#04! V) )! .#! ?6)0/! .(! '()06 ! #$! .;#>1.6)$($)6 ! 0#-6 $! "+(3CC*#0! (3! ?.*4! :(."3.#$$#!F!.(!'() /!).!'6 $-#!23#!.#!<() ! #0$!-*#.4!« L’hiver 2003, ma facture de gaz était de 4 500 euros. L’année suivante, je ne dépensais plus que 760 euros pour

dans les engins agricoles, les bateaux de pêche. En Allemagne ou en Autriche, les HVP sont en vente libre…

L’avenir des grands groupes Etat, lobbies pétroliers et agro-industriels se sont entendus pour développer la filière la plus rentable. Passer de l’usine au bout du champ à l’usine à côté de la raffinerie, voila la politique menée depuis quinze ans. Une réussite. La preuve avec l’élection de Xavier Beulin à la tête de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le 16 décembre dernier. Une rupture avec le traditionnel choix de placer un éleveur à la présidence du premier syndicat agricole (voir pages 110-113). Symbole de l’agrobusiness, cet exploitant agricole est président de

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mes 20 tonnes de céréales-énergie. » W3#.23#0! '6)0! 1.30! $(-&/! ).! C-( "+)$! 3 #! 63,#..#!*$(1#!(,#"!.(!1-6&3"$)6 !&;+3).#! &#! "6.9(4! M $-#! QLLR! #$! QLLS/! .#! "6X$! &#! .(! "*-*(.#! #0$! ( 6-'(.#'# $! ?(04! « J’ai trouvé l’adresse d’un agriculteur belge qui réalisait des essais avec le Centre de recherche agronomique de Gembloux, en Belgique, et vendait son huile. » Y# 0#)< */! ).! ) ,#0$)$! &( 0! 3 #! 1-#00#4! « Pour démarrer avec une huile de qualité, il faut compter 8 000 euros. »! @;) 0$(..($)6 ! 0#! C()$! 03-! &#3>! ),#(3>4! @(! 1-#00#! 0*1(-#! $63-$#(3>!#$!+3).#4!@#0!1-#')#-0!06 $!')0! # ! ?("/! .(! 0#"6 &#! 0;*"63.#! &( 0! 3 ! -*0#-,6)-!F!.;# $-*#!&323#.!#0$!-*(.)0*#!3 #! %.$-($)6 /!13)0!#..#!#0$!16'1*#!#$!1-#00*#4! 5#$)$!F!1#$)$/!).!.;(A63$#!&( 0!.#!-*0#-,6)-!&3! $-("$#3-!A3023;F!-63.#-!F!ILL!T!(3!"6.9(4! @;(CC()-#!$63- #!?)# 4!8#0!(<-)"3.$#3-0!&#0! (.# $63-0!06 $!) $*-#00*0!#$!,)# # $!-*"31*-#-!3 #!1(-$)#!&#!0(!1-6&3"$)6 4!« Pour nous, 2007 annonçait un changement. On croyait réellement que l’on allait passer une étape. Les agrocarburants avaient un avenir prometteur »/!-("6 $#!7(,)#-4!563-$( $/!# !(6X$!&#!.(!'O'#!(

*#/!.(!.*<)0.(-

Sofiproteol depuis 2000. Le puissant groupe industriel et financier de la filière des huiles et protéines végétales a bien compris le marché qui s’offrait à elle avec le diester et n’hésite pas à redorer son image. Fin janvier, Sofiproteol a lancé une campagne publicitaire vantant le Flower Power. Des affiches présentant une famille hippie assurent que la transformation du colza et du tournesol « nourrit beaucoup plus que des utopies ». Le résultat aujourd’hui est là. La production de carburants verts se porte très bien. « Il n’y a qu’à voir la couleur des champs, plaisante Hugo Valin, chercheur à l’Institut national de recherche en agronomie (Inra). En quinze ans, les surfaces ont plus que doublé, passant de 671 000 hectares en 1994 à 1 480 800 en 2009. » Mais à moyen terme, la situation des raffineurs pourrait se fragiliser. En 2009, la Com-


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Xavier consacrait 20 hectares aux agrocarburants. Les graines de colza taient s ch es et stock es dans un silo-s choir. © Sarah Corbeel

!"#$%&'#('!)*+$*#,"&*$-".*$).&$/*$).0* +$)*$ 1.&,! 2$ « Il devient interdit de rouler avec de l’huile pure hors des champs. »$34*,$/'$ &*5"# 6*$1*)$7&!8$1*)$,6&6'/*)+$/*)$'9&",'&:.&'# )$7*&1*# $ ". *$' &', !"#2$;'4!*&$ 5* $)'$7&"1., !"#$<$/='&&> $*#$)*7 *5:&*$ ?@@A2$B/$#*$/'$&*165'&&*&'$7')2$ 3.0".&1=C.!+$ /='9&!,./ *.&$ #*$ )*$ 1! $ 7')$ 16(.2$ D*$ &*#1*5*# $ 6#*&96 !E.*$ 6 '! $ très bon mais « brûler des céréales pour chauffer est mal vu sur le plan éthique. Notre vocation première reste de nourrir les gens. »$ F $ ,*)$ ,./ .&*)$ #*$ )"# $ 7')$ 6,"/"9!E.*)2$D*)$*#9&'!)$. !/!)6)$&*0* *# $ 7/.)$1*$9'G$<$*%%* $1*$)*&&*$E.=!/)$#=*#$':)"&:*# 2$« D’ailleurs, il faut parler d’agrocarburants et non de biocarburants. » ;'4!*&$ #=*) $ 7')$ !#E.!* $ 7".&$ )"#$ '4*#!&2$ « J’ai rentabilisé mon investissement en quatre ans. Aujourd’hui, je vends tout le matériel. » H".0".&)$ <$ /'$ &*,C*&,C*$ 1*$ #".4*'.8$7&",616)$7".&$&6'/!)*&$1*)$6,"#"5!*)$ 1=6#*&9!*+$ ,* $ '77&*# !$ 6,"#"/"9.*$)=*) $/'#,6$1'#)$/*$7C" "4"/ 'IE.*2$B/$'$ !#) '//6$.#*$,*# &'/*$6/*, &!E.*$'4*,$7'##*'.8$)"/'!&*)2$H". *)$/*)$5'!)"#)$1*$)'$ &.*$7".&&"# $*#$7&"J *&2$« Avec un hectare d’agrocarburants, vous faites rouler entre cinq et huit voitures. Avec un hectare de panneaux solaires, 1 000 voitures. » Et 16)"&5'!)+$,=*) $1*$/=6,"K6#*&9!*2$$$$$

mission européenne a mis fin à l’obligation de jachère. Depuis, la production de colza a un peu régressé. Colza et tournesol sont mis en concurrence avec d’autres cultures de vente comme le blé, le maïs ou l’orge. « Les deux filières vont se maintenir si le prix du pétrole atteint les 120-150 dollars. Ce jour-là, les biocarburants se développeront sans que personne ne s’en soucie. » L’horizon n’est pas si dégagé qu’il n’y paraît. La Commission européenne, en ce moment, réexamine le bilan environnemental, mauvais. « Une pression de Bruxelles, des ONG et des médias pourrait un peu changer la donne. » Ensuite, les acteurs sont préoccupés. « Les pétroliers commencent à se plaindre de l’impact que l’incorporation peut avoir sur les prix à la pompe. Certains agriculteurs ne veulent pas être accusés de détourner de l’alimentaire pour les

pétroliers. » Sans oublier la question de l’aide. La défiscalisation a créé les deux filières françaises. Sans elle, leur avenir semble compromis. « En 2009, en France, la TIPP a représenté 521 millions d’euros de subventions, ajoute Hugo Valin. Les raffineurs pourraient survivre à une baisse de la défiscalisation de la TIPP, car c’est la TGAP qui force l’incorporation. Mais dans ce cas, le consommateur paiera à la pompe la part du contribuable. » En Allemagne, la baisse de la défiscalisation a conduit à la fermeture de plusieurs usines. Arnaud Rousseau juge qu’il faut maintenir l’aide encore quelques années, « le temps de conforter cette filière relativement jeune ». Quant à la filière de l’huile végétale pure, elle ne poussera pas si elle ne bénéficie pas d’un petit coup de pouce.

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Semences anciennes

vente interdite Secteur dominé par quelques multinationales, la production de semences agricoles est conditionnée par leur inscription à un catalogue géré par l’Etat. Une situation que dénoncent les défenseurs de la biodiversité, des syndicats agricoles et de quelques experts. PAR

A

vez-vous déjà goûté à un cardon géant de Romagne ou à une carotte berlicum ? La probabilité est faible puisque les semences de ces variétés anciennes sont interdites à la vente et à l’échange, telle une vulgaire savonnette de Semtex. Le 22 décembre 2006, Dominique Guillet, président de l’association Kokopelli, était condamné à 3 426 amendes de cinq euros, soit 17 130 €, par la cour d’appel de Nîmes pour avoir commercialisé des variétés non autorisées. Déjà, en 2005, l’association avait été condamnée à verser 12 000 € à Baumaux, multinationale de la production semencière. L’affaire est en appel, le semencier demandant notamment 100 000 € de dommages et intérêts et la suspension des activités de l’association. La France est le second exportateur mondial de semences, derrière les Etats-Unis, un marché qui représente des bénéfices de 30 milliards de dollars par an dans le monde. Bienvenue dans l’univers impitoyable des semences. Où des militants luttent pour la libération de la production et appellent à un changement de cap de la recherche. Dominique Guillet est l’un des plus fringants opposants au Catalogue officiel des espèces et des variétés (voir encadré p. 56) qui fixe les règles du jeu en la matière. D’Alès, il propose l’échange ou le parrainage de plus de 3 000 semences anciennes, non inscrites. Celles-là, mêmes qui sont interdites à la vente ou à l’échange. Il dénonce à travers ce catalogue, une cause de l’érosion de la biodiversité. « Les multinationales ont stérilisé la biodiversité naturelle des campagnes, interdisant ainsi l’accès aux plantes alimentaires sauvages qui contiennent souvent des oligoéléments que l’on

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YANN BUTILLON

ne trouve plus dans les variétés synthétiques de l’agriculture moderne ou dans les aliments chimiques. Qui sait que l’ortie est l’une des plantes qui contient le plus d’antioxydants ? » Les griefs des associations contre le catalogue résident dans le choix des semences retenues. Ou comment à partir d’une démarche officielle l’agriculture intensive est favorisée. Les semences autorisées sont très calibrées et exigent d’énormes quantités de produits phytosanitaires (engrais, pesticides). Au détriment d’espèces anciennes, à la production beaucoup plus hétérogène mais capables de s’adapter à une plus grande variété de sols et climats, et surtout moins gourmandes en produits chimiques. Dans la pratique, seules quelques variétés sont cultivées par espèce. Par exemple, la tomate compte 450 variétés inscrites au catalogue français, mais celles-ci sont essentiellement issues d’une centaine de variétés de bases, qui sont ensuite développées par croisement. Ce qui limite d’autant la diversité réelle des semences.

!"#$%&'(#)&"*+'",)-.%'/$"01'!2+/&%'$ Faux, assure le Groupement national interprofessionnel des semences (GNIS). Pour le principal syndicat des semenciers, le Certificat d’obtention végétale (COV) permet de « rétribuer le travail de l’obtenteur. Quiconque se sert de son matériel de reproduction pour le commercialiser doit s’acquitter d’une redevance comprise dans le prix de vente (ou réglée à part, dans le cas des semences de ferme). » Et pour répondre à Kokopelli, les délégués du GNIS rappellent que le COV favorise la recherche, et donc la biodiversité. « Le COV permet de laisser la ressource libre d’accès aux


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Il existe plusieurs centaines de vari t s de poires, mais seule une dizaine dÕentre elles est commercialis e. © Alexandre Dulaunoy

autres obtenteurs à des fins scientifiques. N’importe qui peut utiliser librement et gratuitement la nouvelle espèce pour en créer une autre, ce qui assure la continuité de l’amélioration génétique de chaque espèce végétale. En outre, tout amateur est autorisé à reproduire semences et plants pour son usage personnel. » Un argument qui ne satisfait pas les membres de Kokopelli, qui arguent que seuls les grands groupes de semenciers ont les ressources nécessaires pour financer ce type de recherches. Kokopelli appelle aussi à une évolution du catalogue vers une recherche de la sécurité alimentaire nationale et internationale, et non une plus grande rentabilité des semences.

« Chaque terroir devrait avoir sa variété » Une voie sur laquelle l’association fait route commune avec une autre ONG, le réseau semence paysanne. Guy Kastler, délégué de La Confédération Paysanne, organisation membre du réseau, explique la position de la Confédération et la volonté du réseau. « Chaque terroir, chaque système agraire, chaque besoin alimentaire ou culturel devrait avoir sa variété, contrairement au système « engrais-pesticides » qui impose partout un nombre restreint de variétés. » Les coûts d’inscription au catalogue (6000 euros lors de l’inscription pour une variété de céréale, sans oublier les 2000 euros annuels pour garder les semences inscrites, et ceci pendant dix ans) limite l’accès de certaines semences.

Celles issues de la sélection paysanne qui représentent des volumes trop faibles pour être rentables à l’inscription. Le Réseau répugne à l’idée que l’obtention du COV soit liée à une homogénéité des semences et donc des pousses, ce qui implique une certaine standardisation. Ils apprécient au contraire des variétés plus diverses et moins stables, capables de mieux s’adapter à des contextes changeants ou des biotopes difficiles. « Dans le Sud-Ouest, on cultivait une sorte de maïs spécifique à la région, il s’adaptait très bien aux conditions, et notamment au manque d’eau. » explique Dominique Kessler. « Mais ce maïs avait le désavantage de ne pas avoir de taille standard, des grains à couleurs variables, allant du noir au jaune et surtout, il était très perméable aux produits phytosanitaires. Et ça, ça ne plaisait pas à ces messieurs les agronomes. Du coup, ils l’ont modifié pour qu’il puisse avoir sa dose réglementaire. Aujourd’hui, le maïs du Sud-Ouest est devenu un très grand consommateur d’eau, et on a asséché les nappes phréatiques de la région… On préférerait quand même que les agronomes privilégient les variétés qui savent s’adapter à leur environnement et le respecter » insiste Kessler. En clair : des variétés anciennes, telles que celles proposées par Kokopelli, qui ont prouvé leur capacité de survie et d’adaptation. Mais une moins bonne perméabilité à l’agriculture industrielle, sa mécanisation et ses pesticides.

Le paysan subit le système Claude Bourguignon, auteur avec sa femme Lydia de l’ouvrage, « Le sol, la terre et les champs », explique : « La pomme Reinette est l’une des variétés les plus fragiles.

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Le long chemin de l’inscription au catalogue français Pour une semence, la voie de la reconnaissance officielle est plutĂ´t longue. De sa terre natale Ă l’obtention de son certificat, une annĂŠe, voire deux, se seront ĂŠcoulĂŠes.

L

a production des semences est principalement l’œuvre de multinationales appelĂŠes semenciers. Les plus cĂŠlèbres: Monsanto aux Etats-Unis et Limagrain pour la France. Elles sont spĂŠcialisĂŠes dans la sĂŠlection, la production et la commercialisation des semences. Pour ce faire, elles passent des contrats avec des agriculteurs multiplicateurs, chargĂŠs de cultiver des plantes pour leurs semences. Pour toutes les semences, la mise en marchĂŠ est contrĂ´lĂŠe !"# $%&'!'# # !()# *+,# $%-)# ),# ",trouve pas en vente des semences dangereuses pour la santĂŠ humaine ou vĂŠgĂŠtale. Toutes les variĂŠtĂŠs sont donc .)/0".',/# !+# 1!'!$-2+,# -3(0.,$# des espèces et des variĂŠtĂŠs tenu par 450",'# !"# $,# 6.)./'",# 4,# $%72".0+$'+",# *+.# compte plus de 4 000 variĂŠtĂŠs agricoles et plus de 2 500 espèces d’espèce potagères. En comparaison, Kokopelli propose 1 500 variĂŠtĂŠs exclues du catalogue. Ce dernier ne dĂŠcide ĂŠvidemment pas tout /,+$8# 9$# /%! +.,# /+"# $,# 1-6.'5# ',0:).*+,# ,"6!),)'# 4,# $!# /5$,0'.-)# ;1<=>?# *+.# !# -+"# 0:!"2,# 4,# "- -/,"# 4,/# -$.'.*+,/# semencières au ministère, ĂŠlabore des règlements pour le catalogue et propose donc au ministre les futures inscriptions.

=-+"#0-6 $.*+,"#+)# ,+#$,/#0:-/,/@# -+"# sÊparer les dÊcideurs des testeurs, ce n’est pas le CTPS mais le Groupe d’Êtude et de contrôle des variÊtÊs et des se6,)0,/#;A&B&>?#*+.#"5!$./,#$,/#',/'/# "5inscriptions. Le Geves est un groupement

4-.'# "-+F,"# *+%,$$,# ,/'# 4./'.)0',# 4,/# F!riĂŠtĂŠs existantes (donc nouvelle), homo2G),# ;0-)/'.'+5,# 4,# $!)',/# .4,)'.*+,/?# et stable (si elle conserve, pendant sa durĂŠe de commercialisation, ses caractĂŠ"./'.*+,/#',$$,/#*+,#450".',/#!+#6-6,)'#4,# l’homologation de la variĂŠtĂŠ). H),# 3!I-)# 4,# F5".(,"# /.# +),# variĂŠtĂŠ est stable consiste Ă comparer rĂŠgulièrement les $-'/#4,#/,6,)0,/#*+.#0."0+$,)'# Ă l’Êchantillon de rĂŠfĂŠrence dĂŠtenu par le Geves, et de vĂŠ".(,"#/.#$,/#$-'/#/-)'#.4,)'.*+,/# Ă la rĂŠfĂŠrence ou pas selon l’index du Geves). Si elles satisfont aux tests, les semences seront donc inscrites au catalogue et leurs crĂŠateurs (obtenteurs) receF"-)'# +)# 1,"'.(0!'# 4%-C',)'.-)# F525'!$,# (COV), reconnu au niveau international. Le COV donne Ă l’obtenteur la protection de la dĂŠnomination de l’invention et le monopole exclusif de la vente pendant 20 ans. Le COV laisse le droit Ă l’agriculteur de prĂŠlever une part de sa rĂŠcolte pour la ressemer, moyennant le payement de la semence Ă un tarif rĂŠduit. On parle alors de semences fermières. L’Etat se place ainsi en première ligne de la rĂŠglementation et du contrĂ´le du marchĂŠ des semences.

Les experts du ministÂ?re de lĂ•agriculture, de lĂ•Inra et du Gnis, le syndicat des semenciers, participent ˆ la validation des semences d’intĂŠrĂŞt public rassemblant le ministère de l’Agriculture, l’Inra et le syndicat des semenciers français, le groupement national interprofessionnel des semences et plants (GNIS). 1:!*+,#6,6C",#)-66,#+)#,D ,"'#*+.#$,# reprĂŠsente lors des tests. Pour rĂŠsumer, !()#4%E'",#.)/0".',#/+"#$,#0!'!$-2+,#-3(0.,$@# une semence doit subir les tests du GEVES, sur proposition du CTPS, puis obtenir le dĂŠcret du ministère. Ces fameux tests sont les DHS, pour Distinction, HomogĂŠnĂŠitĂŠ, StabilitĂŠ. La variĂŠtĂŠ proposĂŠe

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Elle est difficilement cultivable, sinon avec des engrais chimiques et des pesticides. Aujourd’hui, près de 90% des pommes commercialisées en France sont des reinettes. Les semenciers sont soit de mèche avec les producteurs de produits chimiques, soit du même groupe comme Monsanto. Depuis près de quarante ans, ils ont éliminé des variétés du catalogue au profit de leurs créations, afin qu’elles soient incultivables sans leurs produits, ou hybrides. » Hybrides, ou des semences non auto-reproductives, non réutilisables donc. « On a embarqué le paysan dans un système qu’il ne supporte pas mais dont il ne peut que très difficilement se défaire. Aujourd’hui, les producteurs cherchent même à remplacer les semences fermières avec les hybrides. » Des allégations auxquelles le GNIS répond en rappelant que le COV permet de mettre au point des programmes de développement. « On marche sur la tête. Un paysan seul, ni même une coopérative ne peuvent financer les coûts de telles recherches. Les seules études menées, hors semenciers, sont réalisées par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Mais l’Etat ne finance pas assez celles-ci, du coup c’est Limagrain (leader français des semenciers, ndlr) et compagnie qui régalent, et donc dirigent les recherches. » La France compte 335 000 hectares exploités par 24 500 agriculteurs multiplicateurs (cultivateurs de semences, ndlr), principalement dans le Nord de la France, en Anjou, dans le Sudouest, en Bretagne et dans la Vallée du Rhône. Avec 527 millions d’euros à l’exportation contre 320 millions d’euros à l’importation, la balance commerciale est excédentaire d’environ 200 millions d’euros toutes espèces confondues, une évolution constante depuis douze ans. Le gouvernement est donc vigilent aux différentes évolutions de la filière avec un système de reconnaissance des semences long et complexe. Un contrôle accentué par la présence dans le comité d’élection au catalogue du GNIS, le syndicat des semenciers. Une polémique persistante, qui a repris du poil de la bête. Du 14 au 16 mars dernier, en Indonésie, s’est déroulée une conférence des signataires du Traité international des semences. L’un des points importants de la session était l’application des droits des agriculteurs sur leurs semences, définis aux articles 6 et 9 du Traité. Le ministère de l’agriculture a choisi le GNIS, syndicat des semenciers donc, pour défendre les positions françaises, au grand dam de la Confédération paysanne : « l’interlocuteur unique de l’Etat, c’est le lobby des semenciers. Les agriculteurs doivent subir des décisions qui les concernent directement, sans même pouvoir être consultés. Et je n’ai pas besoin de préciser que les décisions arrangent les semenciers et que les agriculteurs doivent s’adapter. On nous rétorque même que l’Inra est là pour veiller au grain, mais de trop nombreuses recherches de celles-ci sont financées ou aidées par les semenciers. On se mord la queue. » Il y a longtemps que l’Etat a abandonné le terrain aux semenciers à l’industrie agroalimentaire, une rengaine dans

la bouche de tous les acteurs du secteur. Dans les faits, cela se vérifie. La puissance des multinationales des produits phytosanitaire est née au lendemain de la Seconde guerre mondiale. En Europe comme aux Etats-Unis, les usines de munitions, comme de blindés, cherchent des débouchés. Elles ont été rapidement réaffectées à la production de produits phytosanitaire et de matériel agricole. C’est la Révolution Verte. L’agriculture s’adapte, les champs s’agrandissent, se rationnalisent, les machines grossissent, tout comme les doses d’engrais et pesticides. « Tout ça avec la bienveillance de l’Etat puisque cela rapportait plus et que l’on avait besoin de moins en moins de main d’œuvre » poursuit Claude Bourguignon. Depuis le début des années 1990, l’évolution se fait sur les semences, notamment sous la pression de l’agroalimentaire et des supermarchés. Ces messieurs Leclerc, Géant… ont des besoins précis : des pommes bien rouges, des tomates dont ce serait la saison toute l’année, des poires un peu plus carrées pour qu’elles soient plus facilement rangeable… L’Etat ne remplit plus son rôle de gendarme dans les recherches, il devrait être moteur, il est suiveur et protecteur des puissants. »

Pourtant l’Etat est bien l’instigateur des projets, même si ceux-ci ne plaisent pas à tout le monde. Dans le cadre du plan Ecophyto 2018, issu du Grenelle de l’environnement, le gouvernement a lancé un appel à dossier pour des projets de recherches « portant prioritairement sur la gestion intégrée de la santé des plantes pour réduire les intrants phytosanitaires dans le cadre du plan Ecophyto 2018 et sur l’adaptation des variétés aux contraintes abiotiques. » Cela, estime Claude Bourguignon « va toujours dans le même sens. Ce sont les semences qui vont devoir s’adapter aux volontés de l’industrie agroalimentaire. En fait, l’Etat se couche une nouvelle fois face aux industriels. Les grands semenciers vont mener les recherches, alors que ça devrait être l’Etat. »

En France, 90 % des pommes commercialis es sont des reinettes, qui sont pourtant les plus fragiles

Pour en savoir + - sites Internet : www.gnis.fr www.confederationpaysanne.fr www.semencespaysannes.org www.kokopelli.asso.fr

- DVD Les bl s dÕor, R seau semences paysannes, 35 min Solutions locales, pour d sordre global, Coline Serreau

- études et rapport : Cultivons la biodiversit : les semences paysannes en r seau, 2010, ed.RSP. Semences et droits paysans, 2009, ed. BEDE R seau semences paysannes

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Agriculteurs

Le mal vient des pesticides Après des années d’omerta, les effets néfastes des pesticides sur la santé des agriculteurs ne font plus aucun doute. Certains d’entre eux relèvent la tête et disent tout haut ce que d’autres n’osent même pas dire tout bas. Enquête sur les pathologies spécifiques au milieu agricole.

PAR

A

Bernac, en Charente, la campagne domine le paysage. Dans cette toile où cohabitent vaches, silos à grains et imposants corps de ferme, difficile d’imaginer que certaines maladies rongent le monde agricole. Pourtant, les appels au secours y résonnent de plus en plus fort. Celui qui fait le plus de bruit, c’est Paul François. Cet exploitant céréalier de 46 ans se veut le porte-parole d’une France rurale qui, tout doucement, meurt en silence. Comme la plupart de ses collègues, il a longtemps cru à cette agriculture intensive, qui devait nourrir le monde, rendre le travail moins fatigant, tout en faisant exploser les profits. Mais ses illusions se sont effondrées le 17 avril 2004. « Ce jour là, je vérifiais que la cuve de mon pulvérisateur était bien rincée », se souvient-il, blasé. Sous l’effet de la chaleur, le Lasso - un désherbant produit par Monsanto et interdit depuis 2007- se transforme en gaz, le monochlorobenzène. La conséquence ? « Je me suis évanoui et j’ai craché du sang pendant quatre jours. » Après une hospitalisation et quelques semaines de repos, le céréalier reprend son activité « tant bien que mal ». Souffrant de violents maux de tête, de bégaiement, de vertiges et d’absences, il a droit à un nouveau séjour à l’hôpital et doit cesser de travailler pendant plusieurs mois. Personne ne réussit à diagnostiquer sa maladie. « On m’a même soupçonné, entre deux comas, de me shooter au désherbant », rigole-t-il aujourd’hui. Il faudra attendre un an pour qu’un médecin découvre des traces de monochlorobenzène dans

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THAÏS BROUCK

son sang. Depuis, il a été soigné et a repris le travail non sans mal. Sujet à de « violents coups de fatigue », il ne peut plus assurer que la moitié des tâches effectuées avant l’accident. L’agriculteur a surtout réussi, en janvier 2010, à faire reconnaitre sa pathologie comme maladie professionnelle. « J’ai dû aller jusqu’en appel pour qu’on reconnaisse enfin le lien de causalité entre le Lasso et ma maladie », déplore le céréalier. Désormais, il se concentre sur Phyto-victimes, une association de défense d’agriculteurs victimes des pesticides.

Les victimes se mobilisent Le 19 mars 2011, dans la petite ville de Ruffec (Charente), le militant a fondé Phyto-victimes, avec d’autres malades, des écologistes, des médecins et des juristes. L’association s’est fixée plusieurs objectifs : « Nous allons servir de soutien et d’interlocuteur aux agriculteurs et à leurs familles ayant un doute sur leurs problèmes de santé ou ceux de leurs enfants, explique Paul François. Les aider à monter les dossiers de reconnaissance de maladie professionnelle et enfin, conseiller ceux qui aimeraient se convertir au bio. » La naissance de cette association suit « l’appel de Ruffec » lancé l’an dernier par Paul et une trentaine de confrères. Cette fois-ci, ils étaient une centaine. Combien seront-ils demain ? Certains ne pourront plus jamais témoigner. C’est le cas de Yannick Chenet décédé en janvier dernier. Mort à seulement 45 ans, d’une leucémie myéloïde aiguë certainement contractée à cause du Benzène, une substance


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La France est sur la troisi me marche du podium mondial des consommateurs de pesticides. © Will Foller / Flickr

cancérogène, présente dans plusieurs pesticides. Ces cas ne sont pas des exceptions. Une véritable hécatombe. Et si, à l’instar de l’amiante, les pesticides étaient le prochain scandale sanitaire ? D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), chaque année, dans le monde, un à trois millions de personnes sont victimes d’intoxication aiguë par les pesticides. Et plus de 200 000 personnes en meurent. En France, la Mutualité Sociale Agricole (MSA) a en charge la médecine du travail et la prévention des risques professionnels des salariés agricoles. Elle a ouvert, en 2004, un numéro vert, Phyt’attitude, que tout agriculteur peut appeler en cas d’intoxication. Depuis cette date, 2 300 appels ont été recensés, 1 554 signalements expertisés dont 68 % sont considérés comme imputables aux produits utilisés. Les principaux symptômes évoqués sont cutanés (25 %), hépato-digestifs (22,8 %), neurologiques ou neuro-musculaires (16,1 %) et ophtalmologiques (10,0 %). Le bilan Phyt’attitude établit clairement que les exploitants et les salariés agricoles qui utilisent des produits phyto-

«

sanitaires (le nom officiel des pesticides) sont exposés à d’importants risques d’intoxication. Paul François ne peut qu’acquiescer à la lecture de ces chiffres. « Il n’y a pas une semaine sans que je reçoive un appel au secours », affirme-til. Il y en a même qui y voient un juste retour de manivelle. « Ce métier m’a nourri, il a payé les études de mes enfants, lui a confié récemment un agriculteur atteint d’une leucémie. Si je suis malade à cause des pesticides, c’est le prix à payer. » Le monde paysan est ainsi fait. Les vendeurs de pesticides connaissent ces histoires. « Ces cas nous touchent, nous interpellent », se défend Jean-Charles Bocquet, le président de l’UIPP (Union des Industries de la Protection des Plantes), le syndicat qui représente les firmes. « Je ne nie pas qu’il y ait des personnes qui s’estiment être malades des pesticides, continue le lobbyiste en ajoutant qu’il s’agit du secteur le plus règlementé. Mais nos produits sont des boucs-émissaires. Bien utilisés, ils ne présentent pas de risques. » Jean-Charles Bocquet rejette donc la responsabilité sur les agriculteurs. Les bonnes pratiques, selon l’UIPP, c’est le port du masque, des gants et de la combinaison de « cosmonaute », de « la bouillie » (le mélange) à l’épandage. Tous les agriculteurs s’accordent à dire que, dans l’exercice du métier, ces recommandations sont très difficile à respecter. « J’ai-

Il nÕy a pas une semaine sans que je re oive un appel au secours »

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L’avenir s’éclaircit peu à peu. Les règlementations européennes et françaises se renforcent. Les nouvelles exigences pour l’évaluation des produits phytosanitaires ont conduit à une augmentation drastique du coût de développement des produits. Ainsi, l’Observatoire des résidus de pesticides estime que « l’homologation d’une nouvelle substance coûte aujourd’hui entre 120 et 160 millions d’euros contre 12 millions d’euros en 1975 ». Les industriels sont fortement incités à réduire la toxicité de leurs produits. Pourtant, du côté des autorités sanitaires, on commence tout juste à s’intéresser au problème. L’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) va engager un travail d’évaluation des impacts réels des expositions aux pesticides pour les travailleurs agricoles. Objectif : premiers résultats d’ici fin 2012. Il était temps ! D’autant que, pour l’instant, de l’aveu d’une scientifique chargée de projet sur les résidus de pesticides à l’Anses, « personne ne travaille encore sur le sujet ». Si l’intérêt est nouveau pour certains, d’autres sont obsédés par ces problèmes depuis des années. « Les malades d’aujourd’hui souffrent à cause des pesticides d’hier », affirme le professeur Jean-François Narbonne. Ce docteur en nutrition, reconnu comme l’un des plus grands toxicologues français, est réputé pour son franc-parler. Il a été l’un des premiers à dénoncer les dangers des pesticides dans les années 1970. C’est aussi pour cela qu’il préfère relativiser le problème. « Si l’omerta faisait encore rage il y a cinq ans, on assiste aujourd’hui à une mode pour les pesticides dans les médias, estime-t-il. Les maladies chroniques environnementales sont en recul. » A l’entendre, les pratiques évoluent. Les jeunes qui s’installent sont sensibilisés aux dangers des produits qu’ils manipulent dans les écoles d’agriculture. « En général, les agriculteurs en utilisent moins et mieux, confirme Jean-François Narbonne. Désormais ils ne traitent plus qu’à partir d’un certain niveau de parasites. » Les industriels eux-mêmes mettent en garde contre les produits phytosanitaires qu’ils vendent. « Nous devons lutter contre les mauvaises pratiques qui peuvent subsister, indique Jean-Charles Bocquet, président de l’UIPP. 67 % des molécules disponibles au début des années 1990 ne sont plus sur le marché. » Les multinationales reconnaissent insidieusement que leurs produits étaient trop dangereux. Mieux vaut tard que jamais. Mais pour Gilbert Vendé, Yannick Chenet, Paul François et tous les autres, il est trop tard. Après l’inauguration de l’association, l’agriculteur charentais se concentre sur son prochain combat : un procès contre le géant américain Monsanto. Excusez du peu. Cette firme tristement cé-

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Gilbert Vendé, La victime qui prend la parole

Tha s Brouck

Une omerta qui appartient au passé

lèbre produisait le Lasso. « Monsanto connaissait sa toxicité puisqu’il était interdit depuis le milieu des années 1990 aux Etats-Unis », tempête Paul François. Ses armes ? La chambre sociale de la Cour d’appel de Bordeaux a admis le lien de causalité entre le Lasso et sa pathologie lors de la reconnaissance de sa maladie professionnelle. Le procès se déroulera en septembre. En cas de victoire, Paul François risque de faire des émules.

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merais qu’on m’explique comment garder son masque toute la journée en plein soleil », s’insurge Gilbert Vendé, atteint de la maladie de Parkinson (lire encadré ci-dessous). Quand il y a un jet bouché dans le pulvérisateur, on sort vite fait de la cabine, ça dure trois secondes et c’est terminé. On ne perd pas un quart d’heure à se déguiser en robot. »

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ilbert Vendé ne peut plus sourire. A 56 ans, il veut en parler. Ce grand bonhomme un peu gauche a été agriculteur toute sa vie. Et son métier risque de le tuer. Depuis presque dix ans, il souffre de la maladie de Parkinson. « En 1998, je semais de l’orge enrobé de Gaucho, un pesticide produit par le groupe Bayer et interdit depuis 2004, explique !"#$% &!%# '!(#)!# *+"*,!#)!,,&-,!#.!.#/%!.#+*%!""!.0##Il faisait chaud. Il y avait beaucoup de poussière. Je suis tombé malade le soir même. » Son médecin en comprend tout de suite la cause !"#+*&#($&"#*%# !,"&/ $"#1#d’intoxication au gaucho ». Un papier qui lui sera très précieux plus tard. Ce forçat du travail continue son activité comme si de rien n’était malgré une douleur récurrente à l’épaule droite. Quatre ans plus tard, Parkinson apparait. Cette 2$+$)&!# %!*,3+34&5*!# !."# 3(/ &!++!2!%"# )&$4%3."&5*6!# +7$%%6!# d’après, en 2003. Gilbert Vendé est en arrêt maladie depuis sept ans. Un triste record national. Son combat pour que sa pathologie soit reconnue « maladie professionnelle » a duré deux ans et demi. La MSA reconnait alors Gilbert Vendé comme le premier agriculteur souffrant de Parkinson à cause de son métier. Aujourd’hui, son existence est un calvaire. « J’ai dû tout réapprendre avec un orthophoniste, 3%/!8"8&+#9,!.5*!#$*#:3,)#)!.#+$,2!.. Déglutir, parler et respirer en même temps, balancer les bras, écrire… » Sans oublier les autres effets néfastes de Parkinson. Incontinence et addictions. Il vit maintenant à Paris pour rester dans l’anonymat. Désormais, Gilbert Vendé veut crier haut et fort ce qui lui est arrivé. Faire partager ce qu’il endure tous les jours. Pour tous ceux qui se taisent.


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Des soupçons en pagaille Les chercheurs se mobilisent pour établir le lien entre pesticides et certaines maladies comme les cancers ou la maladie de Parkinson.

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es agriculteurs sont en première ligne, sentinelles de ce scandale sanitaire. Mais comment prouver avec certitude que quelqu’un souffre d’un cancer de la prostate ou d’une leucémie au motif qu’il a inhalé la mauvaise molécule ? Et surtout quelle molécule ? Si le rapport entre les pesticides et certaines intoxications aiguës est aujourd’hui prouvé, pour les maladies dites chroniques - qui mettent des années à se manifester - le lien de cause à effet est bien plus dur à démontrer. « Au cours des trente dernières années, le cancer, les maladies neuro-dégénératives (Parkinson et Alzheimer) et les dysfonctionnements de la reproduction n’ont cessé de progresser », affirme le professeur Dominique Belpomme, président de l’association thérapeutique de recherche anti cancéreuse. Certains des confrères du grand cancérologue critiquent son « manque de rigueur scientifique ». Véritable « lanceur d’alerte », le militant a pourtant été le premier à pointer « le facteur environnemental comme cause principale de ces épidémies ». Il poursuit : « Aujourd’hui, la prise de conscience est mondiale. Mais il y a toujours un déni scientifique de la part des responsables politiques et de l’Académie de médecine. » Interrogée, la prestigieuse institution indique qu’elle n’a « pas d’avis sur le sujet ».

!"#$%&$!'"#"()$*+,-!" Les agriculteurs développent globalement moins de cancers que le reste de la population. En revanche, ils sont plus souvent victimes de certaines formes de cancers. Pierre Lebailly est le directeur de l’étude Agrican, une grande enquête sur les causes de ces maladies en milieu agricole. Ce chercheur émérite souhaite rester prudent. Il reconnaît qu’il y a de « fortes suspicions, car certains cancers sont surreprésentés en milieu agricole » : le lymphome et le myélome (cancers du sang), les tumeurs cérébrales, mais aussi les leucémies, les cancers de la prostate, de l’estomac, des lèvres et des ovaires. « Le problème, c’est qu’aucun résultat n’est encore vraiment disponible, regrette le chercheur. Il ne faut ni inquiéter, ni rassurer à tort la population. » Des détracteurs dénoncent les pressions politiques à ne pas publier les résultats de cette étude. « Il faut arrêter avec la théorie du complot », rétorque-t-il. Le lymphome folliculaire est en augmentation de 3 à 4 % par an depuis une trentaine d’années. Ce cancer du sang incurable représente la cinquième cause de mortalité au niveau national. La Lymphoma Foundation of America a rassemblé une centaine d’études épidémiologiques sur la relation

Les enfants, victimes collatérales

M

icro pénis, absence de testicules dans le scrotum, mal!"#$%&!'( )*( +$( ,*"-*.( !"&/0*( mal placé, anomalies de différenciation sexuelle, cancers… Les pesticides sontils responsables de ces pathologies infantiles ? Le professeur Charles Sultan en est convaincu. En 1999, cet endocrinologue pédiatrique plutôt controversé lance une grande étude dans le Sud de la France. Sur les 1 600 nouveaux-nés mâles suivis par le chercheur injoignable, 39 présentent des malformations. « De plus en plus de preuves indiquent que l’utilisation de produits chimiques industriels et agricoles a des effets délétères sur la différenciation sexuelle masculine », écrit

Charles Sultan dans un article publié en 2001 dans la revue European Society of Human reproduction and Embryology. Ce n’est pas le seul à s’être intéressé aux maladies congénitales observées chez les enfants d’agriculteurs. Deux membres de PAN Belgium, une association écologiste, le docteur Jacques Sténuit et MarieLouise Van Hammée, se sont attachés à comparer les études épidémiologiques parues sur le sujet. Leurs travaux méritent d’être mentionnés. Ils ont établi que « le rôle des pesticides est hautement plausible dans le développement d’anomalies congénitales et de cancers chez l’enfant, et l’exposition paternelle aux pesticides avant la conception est une période critique

pour ces pathologies. La contamination du fœtus s’opère soit par le transfert de résidus via le sperme soit par la mère qui contamine le fœtus via le passage transplacentaire. » Ces données sont à prendre avec des pincettes. Les liens de cause à effet n’ont 1$#$&2( 3%3( 20&*'%&/45*#*'%( 6"!5,327( Seule certitude : le risque pour l’enfant de contracter une leucémie est deux fois plus élevé si la mère est exposée aux pesticides avant sa naissance. Le risque pour les lymphomes (cancer du sang) est 1,8 !&2(2563"&*5"7(8*2(09& "*2(0!'/"#32(6$"( l’étude Escale conduite par l’Inserm en 2007. Les pesticides ne leur laissent aucune chance. Ces enfants sont malades avant même d’avoir poussé leur premier cri.

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« Les insecticides sont neurotoxiques pour l’homme à cause des similarités entre le fonctionnement du système nerveux des insectes et le nôtre, explique Isabelle Baldi, médecin épidémiologiste. Ils ont été conçus pour endommager le fonctionnement neurologique des insectes ravageurs. Cela a motivé beaucoup de recherches. Désormais, il ne fait plus aucun doute que les organophosphorés (insecticides les plus

courants) ont des effets néfastes sur l’homme. Seule la question de la dose reste posée ». Cette chercheuse a conduit l’étude Phytoner. Pendant 6 ans, elle a suivi avec d’autres chercheurs 614 viticulteurs du sudouest de la France. Chacun d’eux s’est prêté à une série de tests évaluant leurs performances intellectuelles. Au terme de ce travail, les auteurs ont noté « une relation directe entre une exposition prolongée aux pesticides et la survenue de troubles précurseurs de démence ». Le risque est multiplié par trois. Isabelle Baldi préfère pondérer ses propos : « Il est plus difficile en épidémiologie qu’en expérimentation de déduire une relation de cause à effet. Il existe de nombreux biais d’observation et les facteurs de risque sont multiples. Par exemple, il peut y avoir en même temps utilisation de pesticides et exposition à d’autres substances cancérogènes ». Une étude de 2009, menée par Alexis Elbaz de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a démontré que « l’exposition aux pesticides chez les agriculteurs double le risque de maladie de Parkinson ». Les chercheurs ont mis en évidence un risque encore plus élevé pour les insecticides de type organochloré comme le Lindane et le DDT. Deux pesticides qui étaient largement utilisés en France entre les années 1950 et 1990. Ils se caractérisent par une persistance dans l’environnement de nombreuses années après leur utilisation. « On ne peut pas exclure l’implication d’autres types de pesticides moins fréquemment utilisés », précisent toutefois les chercheurs.

Pesticides

Le Roundup

entre lymphome et pesticides. Les trois-quarts indiquent une relation positive. Le Centre d’immunologie de Marseille-Lumigny (Cmil) en association avec l’équipe de Pierre Lebailly est venu confirmer le doute. « Nous avons mis en évidence des biomarqueurs qui témoignent d’un lien moléculaire entre l’exposition des agriculteurs aux pesticides, l’anomalie génétique et la prolifération de ces cellules, qui sont les précurseurs de cancers, affirme Bertrand Nadel, chercheur au Cmil. Cet effet est fonction de la dose et du temps d’exposition. » Une autre étude appelée Cerephy, menée par l’épidémiologiste Isabelle Baldi, a montré qu’il y avait 47 % de cas supplémentaires de gliomes (tumeurs au cerveau) chez les professionnels du milieu agricole. La corrélation entre cancer et produits phytosanitaires est statistiquement prouvée. Le lien entre une molécule et un cancer ne l’est pas.

Parkinson et pesticides : un risque multiplié par 2,5

CHIFFRES CLES :

L’une de ces substances

3

n’est

considérée

comme cancérogène. Il

63 700

principe actif du Roun-

s’agit du glyphosate, le

La France a consommé 78 600 tonnes de pesticides en 2008 et 63 700 en 2009.

dup, le désherbant le

1 million C’est le nombre de personnes qui

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en utilisent chaque année en France.

nous avons prouvé que

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plus utilisé au monde et

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6,1%01',2& <& En 2002, le Roundup pouvait être à l’origine de cancers », af/5+$& =,>$5'& 3$--(?& 9;$5cheur en biologie moléculaire au CNRS. Gilles Eric Séralini, lui aussi chercheur en biologie moléculaire a réalisé deux autres études en 2005 et 2007, pour en arriver aux mêmes conclusions. « Le glyphosate est un agent génotoxique et

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DEFINITION : Le mot pesticide vient du latin caedere, « tuer » et du mot anglais pest (animal, insecte ou plante nuisible). Les pesticides regroupent différentes familles chimiques destinées à différents usages (insecticides, herbicides, fongicides…), variables en fonction des contextes agricoles. Le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a créé un tableau pour classer les produits chimiques en fonction de leurs risques. Ceux classés dans le groupe 1, comme l’arsenic, sont des cancérogènes avérés. Dans le groupe 2A, des cancérogènes probables et dans le groupe 2B, des cancérogènes possibles. Près d’un millier de molécules ont été mises sur le marché français. Les risques qui y sont liés ne peuvent être évalués faute de données toxicolo!"#$%&$'&()!*(+!,-, !"#$%&%#./%01'$%2

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pas

La France est le troisième utilisateur de pesticides dans le monde derrière le Brésil et les Etats-Unis.

donc il est potentiellement cancérogène », assène Robert 3$--(2&40&/5+$&6,1%01',&5$7$''$&-8099#%0'!,1&*8#1&5$:$5%&*$& la main : « Ces études n’ont pas été réalisées en conditions réelles d’utilisation. Par ailleurs, les cellules testées ont été directement plongées dans une solution de Roundup. » Robert Bellé réplique : « La dose qui avait été utilisée était 2000 fois inférieure à celle pratiquée en pulvérisation. »


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Encore une fois les pesticides étaient pris comme un ensemble. Il était difficile d’en désigner un en particulier. Depuis le 11 février dernier, une brèche s’est ouverte. Une étude conduite par les instituts nationaux américains de la santé a démontré que deux pesticides multiplient par 2,5 le risque de souffrir de Parkinson, la Roténone et le Paraquat. La première a été interdite en 2008 par l’Union européenne. Comme dans beaucoup de cas la France a obtenu un délai supplémentaire d’utilisation, (lire pages 64-67) jusqu’en

Interview de Jean-Luc Dupupet Ancien médecin en charge de la prévention des risques chimiques à la MSA. Comment peut-on faire reconnaitre une pathologie en maladie professionnelle ? Il existe des tableaux de maladies professionnelles au régime agricole depuis 1955. Quand la maladie figure dans ce tableau et que les critères d’acceptabilité sont respectés, la victime bénéficie d’une présomption d’imputabilité et n’a pas à faire la preuve d’un lien de causalité entre sa maladie et son travail. Et quand la maladie ne figure pas dans le tableau officiel ? Quand la maladie est causée par le travail habituel de la victime et a entraîné le décès ou un taux d’incapacité permanente partielle au moins égal à 25 %, la victime ou ses ayant-droits peuvent avoir recours au Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP). Ce dernier juge en tenant compte des éléments médicaux individuels, du lien entre la maladie et le travail. Quels sont les maladies professionnelles reconnues qui ont un lien avec les pesticides ? Tous les cancers liés à l’Arsenic de soude, un produit phyto interdit depuis 2001, sont intégrés dans le tableau. Au cas par cas, le CRRMP a reconnu d’autres maladies comme celle de Parkinson. L’intégration de cette maladie à un tableau est pour bientôt. Lorsque le CRRMP rend un avis défavorable, le plaignant peut faire un recours devant le Tass (tribunal des affaires de la sécurité sociale) pour faire reconnaitre sa pathologie en maladie professionnelle.

avril 2011. Ce pesticide sert à traiter les fruits (pomme, poire, cerise, pêche, vigne) et les pommes de terre. Quant au Paraquat, c’est l’un des herbicides les plus utilisés au monde, « vendu dans plus d’une centaine de pays », selon Syngenta, son fabricant. Il a été autorisé dans l’Union européenne sous pression de la France et du Royaume-Uni. S’il est aujourd’hui interdit, la directive tarde à être appliquée dans l’Hexagone. Le Paraquat reste très employé en Martinique et en Guadeloupe dans les bananeraies. Quels seront les prochains produits dont la toxicité sera mise en évidence ? Combien d’entre eux sont encore sur le marché ?

L’homme, espèce en voie de disparition… Le déclin spermatique et les problèmes de fertilité sont aussi au centre des préoccupations des chercheurs. Toutes les études menées vont dans le même sens : les niveaux de testostérone sont plus bas lorsqu’il y a plus de pesticides dans le sang (études Meeker 2006, 2008 et 2009), l’exposition aux pesticides diminue la qualité du sperme, la fertilité masculine et féminine (Société européenne de reproduction 2001 / étude Lancet 1999 / étude Greenle 2003) et, enfin, les pesticides peuvent affecter les fonctions hormonales, avec des conséquences sur les capacités reproductives (étude Mendola 2008). Un pavé de plus jeté dans une mare qui va vraiment finir par déborder… Beaucoup de chiffres, beaucoup d’études, mais toujours autant de difficultés à incriminer un pesticide en particulier. Selon la Cour de justice des communautés européennes, « il doit être admis que, lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, les institutions peuvent prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées ». Les pesticides ne rentrent-ils pas dans ce cadre ? Les autorités ne devraient-elles pas prendre des mesures pour protéger leurs administrés ? A ce jour, les ministères de l’Agriculture et de l’Ecologie n’ont pas voulu répondre à ces questions.

Pour en savoir + - sites Internet : www.mdrgf.org www.victimes-pesticides.org

!"#$%!&'()$*+,-./*%!0 Notre poison quotidien Le Monde selon Monsanto Nos enfants nous accuseront

- livres : Pesticides, r v lations sur un scandale fran ais, Fabrice Nicolino, Fran ois Veillerette, Pluriel, 2006 Notre poison quotidien, Marie-Monique Robin, La d couverte, 2011 Le livre noir de lÕagriculture, Isabelle Saporta, Fayard, 2011

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Pesticides

Silence, on pulvérise En France, une pomme subit en moyenne 27 traitements chimiques différents avant de se retrouver sur le marché. Le blé, neuf. Les agriculteurs sont encore très dépendants des pesticides. PAR

C

’est d’abord une liste de noms barbares. 1,3-Dichloropropene, nématicide. Tueur de nématodes, des vers ronds qui attaquent les espèces maraîchères : la tomate, la pomme de terre, le poivron, la vigne. Dérivé chloré toxique du propylène (hydrocarbure). Interdit dans l’Union européenne depuis 2007 par la directive 91/414/CEE sur l’autorisation, la mise sur le marché, l’utilisation et le contrôle à l’intérieur de l’UE des produits phytopharmaceutiques sous leur forme commerciale de 1991. Spinosad, Insecticide. Tueur du doryphore de la pomme de terre, de la pyrale du maïs, de la mouche de l’olive. Dérivé des toxines Spinosyn A et D. Extrêmement toxique pour les abeilles et les cultures en floraison. Interdit dans l’Union européenne depuis 2007. Ces substances actives de produits phytopharmaceutiques ont un point commun : elles ont toutes, en 2010, été déversées et pulvérisées, sur les sols et cultures de France. La liste de ces substances, strictement interdites par l’UE, mais utilisées dans l’agriculture française, est longue de 49 noms. Indoxacarb, Tebuconazole, Benzyladenine, Dicamba... Autant d’appellations qui embarrassent le ministère de l’Agriculture, qui s’est engagé au Grenelle de l’environnement à réduire de 50 % les pesticides utilisés en France en dix ans. C’est le plan « écophyto 2018 ». Selon le ministre de l’agriculture, Bruno Le Maire, « Nous avons d’ores et déjà les capacités de réduire de 20 à 30 % l’utilisation des pesticides sans perte de revenu pour l’exploitant. » Ce qui est loin d’être fait à en croire l’ONG internationale Pesticides Action Network, qui a enquêté et rendu publique

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MÉLISSA BOUFIGI

la liste des substances actives interdites par l’Union européenne mais qui bénéficiaient de dérogations en 2010, le 26 janvier dernier. Une réalité rendue possible grâce à la très poreuse directive 91/414/CEE et le fouillis institutionnel qui l’entoure. (lire pages 66-67)

Un fouillis institutionnel En regardant de plus près les substances actives qui ont bénéficié de dérogations en 2010 grâce à cette exception, le doute s’installe. « Les dérogations accordées concernent parfois des pesticides peu toxiques, comme dans le cas de produits agréés en agriculture biologique (AB) ou utilisés pour la lutte biologique : B.Thuringiensis, B.bassiana, Calcium polysulfide », explique Nadine Lauvergeat, de l’association Générations Futures qui lutte contre l’usage des pesticides. Mais aucune dérogation pour ces substances actives n’a été déposée par les autorités françaises. « Dans la vaste majorité des cas, ce sont des pesticides de synthèse avec un profil environnemental et sanitaire dangereux. C’est le cas des fumigants dangereux comme le 1,3-Dichloropropene et le Metam-sodium ou d’anciens organochlorés comme l’endosulfan ou des neurotoxiques comme le dichlorvos et le chlorpyrifos », poursuit la militante. Selon le Pesticides Action network et Générations Futures, « Tout cela ressemble davantage à une tentative de rendre légale des utilisations de pesticides interdites par un recours massif et abusif aux dérogations. Dans certains cas, comme avec les fumigants, on voit mal comment il pourrait s’agir de dérogations pour "dangers imprévisibles" alors que les pro-


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Plut t que de chercher des alternatives, la France tente tout prix de faire usage de pesticides interdits. © Irri images

blèmes sont récurrents et que des alternatives existent. » Selon Rémi Caillatte, de la Direction générale de l’alimentation, (DGAL), on ne peut en effet pas parler de « danger imprévisible », mais d’ « impasse technique». « Oui, certaines dérogations sont attribuées, mais il y a une demande générale d’utiliser moins de substances phytopharmaceutiques. On finance des projets de l’Institut national de la recherche en agronomie (Inra) pour trouver des alternatives. En attendant, certaines cultures sont en péril. Je pense à la semence de luzerne qui est gravement attaquée par les nématodes. Or les nématicides étaient, avant d’être interdits, manipulés avec précaution, dans des espaces clos, et récupérés grâce à des charbons actifs. Aujourd’hui, nous n’avons aucune alternative. » Laetitia Zurletto, chercheuse à l’Inra de Sophia-Antipolis (Alpes-Maritimes), indique que toutes les molécules nématicides sont très polluantes et en cours de retrait du marché. « Néanmoins, il n’est pas impossible que l’on soit obligé d’y revenir dans quelques années si on ne trouve pas d’autre solution. »

Débat autour des alternatives Aujourd’hui l’Inra travaille sur différents programmes sans pesticides comme la stimulation des défenses naturelles d’une plante pour que celle-ci combatte d’elle-même l’attaque des nématodes. Problème, ce moyen ne sera jamais

aussi efficace qu’un puissant nématicide chimique, qui peut sauver une plante à n’importe quel stade de contamination, alors que la stimulation des défenses naturelles doit nécessairement être effectuée de manière préventive. « La lutte biologique n’est pas très active aujourd’hui », reconnaît Laetitia Zulertto. Pourtant une agriculture biologique qui se passe entièrement de substances chimiques existe avec des alternatives simples. Un agriculteur bio du sud de la France explique : « En agriculture conventionnelle, on utilise des fumigants du sol pour des monocultures dont les ravageurs peuvent être éliminés par une rotation saisonnière. » Ce qui est confirmé par la chercheuse de l’Inra : « Dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur nous invitons les agriculteurs à privilégier la rotation des cultures comme alternative première. Pour l’instant, c’est bien accueilli. Outre le problème sanitaire, la toxicité des sols inquiète de plus en plus d’agriculteurs. « On est devenu dépendant de ces produits parce que les plantes sont devenues malades à force de les faire pousser sur des sols qu’on a tués avec les désherbants », affirme un agriculteur conventionnel. Un cercle vicieux en somme. Selon Lydia Le Goff, médecin environnementaliste, « pour aller vers une agriculture durable, il faut aller vers une agriculture bio. » Ce qui n’est pas l’avis de Rémi Caillatte de la DGAL, qui considère que l’on ne peut pas se permettre de passer au tout bio car « le rendement ne serait pas le même. » Un rapport de la FAO datant de 2007 assure pourtant qu’en suivant les préceptes de l’agriculture biologique, on peut produire autant qu’aujourd’hui en agriculture conventionnelle. Reste à oser s’affranchir d’un modèle dominant.

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Directive 91/414/CEE

L’enquête impossible En 2010, la France a déposé 74 dérogations auprès de la Commission européenne afin d’obtenir l’autorisation de faire usage de pesticides interdits. Qui dépose ces dérogations ? Qui les examine ? Voyage au cœur de l’opacité. PAR

S

oit une directive européenne, la 91/414/CEE, qui permet dans un article, le 8.4, à un Etat membre d’utiliser durant 120 jours des substances actives interdites « en cas de danger imprévisible qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens. » Certes, l’article précise que l’usage doit en être « limité et contrôlé ». Dans toute l’UE, ce sont 321 dérogations qui ont été accordées en 2010, pour 152 matières actives interdites. Et à ce petit sport, la France est championne d’Europe. En 2010, elle a constitué 74 dossiers et au final ce sont 49 substances actives qui ont été utilisées. A la lumière de ces informations, l’idée me vient d’essayer de comprendre le processus de délivrance de ces dérogations et leurs origines. Le secret est bien gardé par le ministère de l’Agriculture et la Commission européenne, ce que reproche le Pesticides Action Network, l’ONG à l’origine du rapport qui a dévoilé ces dérogations. Selon elle, au sein de la Commission européenne, c’est le Comité permanent de la direction générale de la santé et de la protection des consommateurs (DG SANCO) qui prend les décisions. Un coup de téléphone à la Commission s’impose. Après une hésitation sur le nombre de zéro à composer pour appeler Bruxelles, un accueil du service de presse en néerlandais, quelques mots balbutiés en anglais, je réalise que mon interlocutrice est francophone. Elle me dicte une foule de noms et coordonnées à la DG SANCO. Je raccroche, décroche. La première personne est en réunion. Elle le sera durant toute mon enquête. La deuxième n’est pas francophone. La troisième répondra deux jours plus tard. C’est

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MÉLISSA BOUFIGI

Sébastien Pant, le porte-parole de la DG SANCO. « Ah mais la question des pesticides, ce n’est pas nous. Donnez-moi votre adresse mail, je vais vous envoyer les coordonnées de la bonne personne. » Quelques minutes plus tard, je reçois un mail de sa part. Dans l’objet, je lis « Pesticides, c’est bien nous ! ». Dans le corps du message : « Je me suis trompé, mes excuses ! Le processus d’autorisations des pesticides c’est bien nous. » Suivi d’un lien vers le site de la Commission où je trouverai « toutes les informations nécessaires ». C’est-à-dire une page qui indique que l’UE met tout en œuvre pour diminuer la présence des pesticides agricoles.

Autant de murs que de services de presse Je me concentre sur le ministère de l’Agriculture, deuxième acteur essentiel du processus : les dossiers de dérogations y sont examinés avant d’être présentés à la Commission. Le service de presse sonne occupé en permanence. Les pages de mon carnet sont recouvertes d’une dizaine de numéros de téléphone piochés sur Internet. L’un s’avère même être la comptabilité du ministère. Je finis par joindre la secrétaire de Robert Tessier, en charge de la protection des végétaux. Plusieurs semaines plus tard, sa secrétaire affirme ne jamais avoir reçu cette demande d’interview et me propose de la lui renvoyer, « pour organiser un rendez-vous ». Le lendemain, elle me répondra que toute demande d’interview doit passer par le service de presse. Du côté de la Commission européenne, après deux semaines de harcèlement téléphonique, Sébastien Pant affirme que la DG SANCO ne pourra pas ré-


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Ce nÕest pas au Parlement, mais la Commission europ enne, que des pesticides interdits obtiennent des d rogations. AFP/Georges Cerles

pondre à mes questions mais que je trouverai « toutes les informations nécessaires » sur un lien qui suit. Le même que dans son précédent mail. Mon état est proche du désespoir, mais je lui envoie tout de même un message de la dernière chance, jouant toutes mes cartouches : la possibilité de publication de cette enquête, l’occasion pour la DG SANCO de répondre aux attaques des ONG... Un message qui restera lettre morte. De son côté, le service de presse de l’Institut national de la recherche en agronomie (Inra), refuse de communiquer sur la toxicité des substances actives. Motif : « C’est le ministère qui s’occupe du dossier. » Mais sur le plan toxicologique, qu’en pensent les agronomes de l’Inra ? Silence gêné. « Je ne peux pas vous répondre. Vous comprenez, nous sommes un institut public... » Alors que j’ai l’impression d’avoir touché le fond, un collègue me propose une visite au Salon de l’agriculture. Elle relancera mon enquête. Sur le stand du ministère de l’Agriculture, j’interpelle Rémi Caillatte, de la DGAL. Selon lui, c’est l’Agence nationale de sécurité sanitaire alimentation environnement travail (Anses) qui examine les demandes de dérogation et transmet ses conclusions au ministère. Le rapport est transmis au Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale de la Commission européenne, le CPCASA. Un tout autre processus que celui annoncé par la Commission européenne elle-même. Je suis partagée entre euphorie d’avoir enfin eu une réponse

et incompréhension la plus totale. Lorsque mes interrogations se font plus précises sur la toxicité de ces pesticides, l’homme devient méfiant et m’envoie parler à l’attachée de presse du ministère présente sur le stand. Elle disparaîtra comme par hasard au moment de mon arrivée pour ne plus réapparaître. Sur le stand de l’Inra, surprise : les agronomes me répondent avec joie sur les alternatives aux pesticides. Concernant les dérogations, pas un mot en revanche... « L’attachée de presse sera plus à même de vous répondre. » Elle aussi a disparu. Peut- tre d jeune-t-elle avec celle du minist re... Je décide alors de contacter l’Anses. Je n’y dépasserai pas le stade service de presse non plus mais en obtiendrai un document de plusieurs pages sur la question de l’homologation des produits phytopharmaceutiques. Celui-ci explique le processus de dépôt des dérogations : le pétitionnaire, c’est-à-dire celui qui demande à ce que l’on réexamine l’interdiction d’une substance active, est une société phytopharmaceutique. Ils constituent des dossiers que « l’Etat membre examine ».

Nouveau flou. Qui, quand, comment ? Aucune information. A Bruxelles, le processus est ensuite le même que celui décrit par Rémi Caillatte, c’est au CPCASA que la décision est prise. Rappel de l’attachée de presse de l’Anses concernant cette interrogation, DG SANCO ou CP CASA. Je n’aurai aucune réponse. Et les ministères de l’Environnement et de la Santé dans tout cela ? Le service de presse du premier n’a pas connaissance de ces dérogations. Le second affirme prendre part au processus décisionnel. A quel moment ? Si je vous dis que j’attends toujours la réponse, vous me croyez ?

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Combloux

Le fossé qui borde le champ Petit village paysan il y a 40 ans, Combloux est devenu une station de sport d’hiver. L’arrivée des citadins a bouleversé la société paysanne de la commune de Haute-Savoie. Aujourd’hui, ces deux mondes cherchent leur place. PAR

«C

hers amis Comblorans, c’est peutêtre une première, c’est vrai ; mais cette lettre écrite conjointement avec le président de l’office de tourisme de votre village se veut être un véritable trait d’union entre nous tous, Comblorans à Combloux, et vous de toutes les régions de France et d’ailleurs. » Signé : « Jean Bertoluzzi, maire de Combloux. » Visuel léché sur papier glacé, dans la lettre aux résidents secondaires, Combloux se dessine comme un paysage de carte postale : sur des pentes verdoyantes, on entend les cloches tinter ; dans l’aurore aux doigts de rose, un éleveur rentre son troupeau. A y regarder de plus près, le petit personnage a l’air un peu triste. On lui fait une place décorative, or il sait bien que sans lui, il n’y aura plus de montagne. Aujourd’hui, les agriculteurs ne représentent plus que 3,5 % des actifs, soit 28 emplois sur la commune. A Combloux, les élus sont artisan, comptable, restaurateur, technicien, chef d’entreprise. Parmi eux, deux agriculteurs.

La société paysanne bouleversée Si l’essor d’un tourisme résidentiel a préservé une unité entre le village et son développement, il n’en a pas moins bouleversé la société paysanne. Les sports d’hiver ont ainsi mobilisé les villageois. Le remonte-pente installé par le célèbre hôtel de la société Paris-Lyon-Méditerranée (PLM) en 1935 a d’abord été racheté par un groupe de Comblorans en 1949, puis par la commune, qui fut la première en France à gérer ses infrastructures. En 1958, ce sont encore

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des habitants qui relancèrent l’école de ski et financèrent l’installation d’un nouveau téléski. Dans le même temps, les enfants des fermes se sont formés à d’autres métiers. Ils sont devenus perchmen sur les remontées, vendeurs dans les magasins de sport. Certains sont descendus dans la vallée pour travailler dans le décolletage, chez SuperMétal. D’autres ont ouvert des restaurants et des hôtels, ou développé des entreprises de construction florissantes. Les 25 fermes qui demeurent se sont elles aussi pliées au rythme de la société touristique (lire pages 71-73). A la municipalité, on a conscience des efforts consentis par les éleveurs. Et du rôle qu’ils jouent encore. « Ils sont une chance inouïe pour le village, s’exclame Jean Bertoluzzi. Jusqu’à présent, ce sont eux qui se sont adaptés. Ils ont cédé leurs terres, et à force de constructions, ils ont été mis à la porte. » Le maire ne veut pas l’oublier, les paysans sont « les racines du village. Et ce sont toujours eux qui soignent le paysage. » Mais dans le pays du Mont-Blanc, les vaches ne broutent plus sur toutes les collines : 33 hectares de terrain sont perdus chaque année. En Haute-Savoie, la déprise agricole concerne 600 ha par an. « Même si les collectivités locales commencent à prendre conscience de l’enjeu, plaide Lucien Ligeon, leader de la société d’intérêts collectifs agricoles (Sica), les outils de sauvegarde de l’activité sont difficiles à mettre en place et pas très porteurs électoralement. » Moins nombreux, les agriculteurs doivent composer avec un nouvel acteur : le résident. Le tourisme résidentiel s’est développé depuis les années 1960 et les « Comblo-


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Dans le village, les r sidents saisonniers sont 2 000, autant que les habitants lÕann e. Des 110 fermes de 1940, il nÕen reste que 25, mais la station de ski limite la perte des terres agricoles, les pistes ne sont pas constructibles. © Charles Bail.

rans d’ailleurs » veulent peser dans la vie locale. Patrick Bazaille, 64 ans, possède un chalet sur les hauts de Gemoëns, à côté du village. Installé en 1989, ce colonel de l’armée de terre à la retraite préside les « Amis de Combloux ».

Des Amis entreprenants « L’association a été créée en 1980 par des résidents secondaires installés dans le lotissement des Miages, trois virages en amont du village. Ils ont commencé à se retrouver, entre voisins. » Au départ, raconte Patrick Bazaille, « cela s’est plutôt mal passé avec la mairie ». Les adhérents faisaient dans la contestation. Un ancien du village, fils de paysan, le confirme : « Ils étaient un peu imbus de leur fortune, juge-t-il. Ils vivaient cloîtrés, traversaient les propriétés en descendant des pistes. Ils voulaient qu’on enlève les cloches du cou des vaches ! Et puis, vous connaissez les Savoyards : ils sont un peu méfiants. » Depuis une quinzaine d’années, les rapports se sont réchauffés entre Combloux et ses amis. Parce que l’objet de l’association a changé, dans la lettre sinon dans l’esprit. Il n’est plus question de récriminer, mais d’instaurer un « dialogue constructif » entre les différentes composantes

de la population comblorane. Le moyen pour les 155 amis de Combloux de mieux porter leur voix. « Combloux doit rester un village, plaide Patrick Bazaille. Nous aimerions le retrouver tel qu’on l’a connu il y a 40 ans. » L’intérêt de l’association est de préserver un cadre de vie agréable. L’espace naturel, la vue dégagée. La page Internet des amis de Combloux regorge de références bucoliques. De la station, on loue « le cadre exceptionnel », « le patrimoine savoyard », « l’ambiance familiale », « l’authenticité d’un village alpestre et champêtre ». Petit à petit, les amis de Combloux ont intégré la vie politique locale. Symbole de cet ancrage, Patrick Bazaille s’est inscrit sur les listes électorales de Combloux et porté candidat aux dernières élections municipales aux côtés du maire sortant, Raymond Turri. « J’ai rencontré M. Bazaille pour élaborer la lettre envoyée début février », remarque Jean Bertoluzzi, élu en 2008. L’association, elle, participe aux réunions locales. « Lorsque la mairie prépare un projet, on nous consulte, répond Patrick Bazaille. On veut connaître l’avis des résidents. »

Résidents (pas) secondaires Et il ne saurait en être autrement, car ils se sont enracinés à Combloux. Autrefois, le long des chemins de promenade, on admirait les champs, les vaches et le Mont-Blanc. Aujourd’hui, les chalets de bois clair se dressent un peu partout, pour profiter de ce panorama à travers de larges baies vitrées. Citadins de Lyon, de Dijon, de Paris, ils ont découvert le village enfants, ou adultes. Ils ont tissé

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Roland Ligeon est le pr sident de la Soci t dÕint r ts collectifs agricoles. Pour lui, les leveurs ont t moign dÕune grande capacit dÕadaptation (agrotourisme, double activit ). © A.B.

des liens intimes avec la région. Et se sont installés le jour où ils en avaient les moyens. En 2010, le village comptait 70 % de résidences secondaires. « Ils viennent très régulièrement, parce que les villages de cette région ont gardé leur âme », explique le Père Pascal Vesin, 40 ans. Il est le curé de la paroisse Sainte-Anne-d’Arly-Montjoie, dont Combloux est un des seize clochers. « Ils ont intégré la ruralité. Je le vois en église : la semaine, les gens travaillent à Lyon, le week-end, ils viennent à Combloux ou Megève, et me disent que leur paroisse est ici. » La paroisse Sainte-Anne, qui ne compte que 16 000 habitants, a été pensée pour répondre aux besoins d’une population dix fois plus nombreuse. Et il ne s’agit pas que de la messe. Ici, les résidents secondaires se marient, font baptiser leurs enfants. A Megève, le Père Vesin célèbre ainsi 50 noces de résidents secondaires par an, pour moins de dix mariages de résidents à l’année. « Et beaucoup se font enterrer au cimetière du village, où ils avaient acheté une concession. » Dans la vie politique, la place des agriculteurs n’a pas seu-

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lement évolué en nombre, elle a changé de nature. « Les élus ne connaissent plus rien », déplore Roland Ligeon. Elu au conseil municipal de Demi-Quartier, village entre Combloux et Megève, l’éleveur a le sentiment que « deux mondes » s’ignorent. Et qu’il est difficile de se faire entendre.

Ramener les élus à la ferme Incompris et peu représentés, les exploitants agricoles ont commencé à « défendre des intérêts », une notion nouvelle pour eux. La Société d’intérêts collectifs agricoles (Sica), créée, en 1985 et qu’il préside depuis quatre ans, est ainsi devenue, le premier interlocuteur des collectivités. « Comme on défend notre bout de gras, les élus ne nous voient que dans l’affrontement. » Les deux mondes que distingue Roland Ligeon ne communiquent pas facilement. L’homme triture ses mains calleuses, noires. « Il faut sortir de ce cadre devenu trop habituel. » C’est ce que la Sica tente de faire de manière originale. Puisque les élus leur semblent s’éloigner d’eux, pourquoi ne pas les rencontrer dans une étable ? C’est ainsi qu’est née la journée pédagogique des « élus à la ferme », au lendemain des élections municipales de 2008. En septembre, 40 élus locaux ont participé à l’événement, conçu pour les sensibiliser aux priorités des agricul-


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La ferme de leur vie Pour Jean-Michel et Laurence Feige, la diversification des activités des éleveurs du pays du Mont-Blanc a permis de maintenir une agriculture familiale.

A

u bout d’un sentier bordé de champs, le hameau d’Ormaret. Une petite chapelle, une fontaine de granite et un bâtiment de ferme. Ici, on a toujours côtoyé les touristes. « A l’époque où j’étais jeune mariée, dans les années 1960, on prenait des enfants en pension, se souvient Lucette Feige. Avec !"#$%&' ()' *")+,-.&/' "0' "+120,-2,*' 2)--,' (&-'1"3*&+-'4' 2'#&+.&5'6 Retraitée depuis 1999, Lucette a cédé l’exploitation à son !"# $%&'()*+,%!-# ./# &'"-# %0# "&# 1%!!%( !!%# 2&34%'+%-#5/#&'"6#7899%#"8'#:;4%#!<=0&*0# &304%>8*"-#$%&'()*+,%!#%"0#98'*0%34#?%#"@*# l’hiver. Aujourd’hui, le couple d’agriculteurs multiplie ce que Laurence appelle les extras. « Jean-Michel est sur les pistes depuis 78' 20-/' &-' $(9 &-' (&' :".-

«

; ")<' &'%"002,--&0*5'=2+#",-/' , -' ,0>,*&0*' (&-' 2.,-' 4' >,-,*&+' 2' #&+.&5' ?!2)*+&-' -2>&0*' qu’on peut venir acheter de la tomme blanche et du lait %+)5' @")*' %& 2/' %&' -"0*' (&-' &<*+2-5'6#)&*"#*!"#'<8'0#4*%'#?%# "3:%4A36#B3#080&!-#!%"#&+0*C*0="# !*=%"#&3#0834*"9%#&::840%'0#D#$%&'()*+,%!# et Laurence Feige pas moins du quart de leurs revenus. Dans l’étable des Feige, douze vaches :48?3*"%'0#?3#!&*0#:834#!%#4%1!8+,8'6#7%'0# 04%'0%#!*04%"#:&4#E834-#C%'?3"#./#+%'0*9%"# le litre à la coopérative des fermes savoyardes de Frangy. Laurence fait le compte : « 1 700 euros de lait et 1 000 &)+"-'(!2,(&-'A2+'.",-/' 2'>&0*&'4' !2;2**",+'(&-'>&2)<'&*'(&-'>2%B&-'&0'$0'(&'%2++,9+&C' D0' 0&' A")++2,*' A2-' >,>+&' -20-' &' *")+,-.&5'6 Pour les éleveurs, le tourisme a pu être le soutien d’un choix de vie. Dans le pays, l’alternative se dessine clairement : mener une double activité ou agrandir l’exploitation. Auvergnate, commerçante de formation, Laurence Feige le dit : E'F!21+,culture, oui, mais comme je la fais, pas 2)*+&.&0*5' 6 Parmi les producteurs français, elle se sent un peu marginale, pri-

vilégiée même. E' D0' &-*' &0%"+&' (20-' un milieu rural où les enfants reprennent

"3*0#23+%00%#H%*I%6#J&#1%!!%( !!%#%'#>&*0#!%# constat amer : E' F&-' +I-,(&0*-' 4' !200I&'

2A+9-' &)+-' A2+&0*-5' G&' *+")>&' H)&' %!&-*'

ne viennent jamais chercher un litre de lait 4' 2'#&+.&5'6' 2&34%'+%# I%# "8'# 4%I&4?# 143'6# 2%# ,&meau d’Ormaret devient soudain un bout du monde. Loin de l’été, de nos marches ponctuées d’un détour par la ferme, une berthe à lait à la main. E'F&-'1&0-'()'>, 21&'-&'-"0*'I ",10I-'(&'0")-/'L&' &'-&0-' quand je vais acheter mon pain ou lorsque L!&0*+&' (20-' )0' .212-,0' 6/ raconte Laurence. L’agricultrice mime un air de slogan publicitaire. « Maintenant, c’est chacun -"0' ;") "*' Q' 6# 7891!83F# %"0# 3'# C*!!&I%-# mais on y vit comme en ville, pense-t-elle. B:4;"#!%#04&C&*!-#*!#K#&#!%"#"840*%"-#8'#:&40# %'#L%%@(%'?6#« Le dimanche matin, dans &'B2.&2)/', '0!P'2'H)&'0"-'>"-

;&2)5'6 Sous ses cheveux blonds tirés en queue de cheval, les traits de Laurence s’adoucissent. « Avec Jean-Michel, on I 9>&'0"-';J*&-5'K)20('"0'2')0&'#&.& &/' "0' 2' 12+(&' L)-H)!4' %&' H)!& &' A+"(),-&' ()' 2,*5'M"-'>2%B&-';+")*&0*'(20-')0'A+I5' K)20('& &-'+&>,&00&0*'4' !I*2; &/'& &-'"0*' )0' %"0*2%*' 2>&%' 0")-5' 6 Grand bâtiment carré, l’étable et la maison des Feige ne font qu’un. Laurence sait que ce choix ne leur permet pas de gagner autant d’argent qu’un agriculteur gérant une grosse exploitation. E'N2,-'"0'2' &'*&.A-'(&'>",+'1+20(,+'0"-' *+",-' &0#20*-/' (&' %) *,>&+' )0' A"*21&+5' :&'

Je dis aux enfants quÕils skient dans lÕassiette des vaches » 0!&-*'A2-'H)!)0'.I*,&+/'%!&-*')0&'>,&5'6 Être double actif implique néanmoins de '8914%3F# "&+4* +%"6# G%# !&# '# ?=+%914%# au mois d’avril, les journées s’allongent et la vie est plus dure. Le matin et le soir, 04&C&*!#D#!&#>%49%6#2&#E834'=%-#+834"#?%#"@*6# La nuit, il faut parfois se lever d’urgence pour un vêlage. Lucette Feige confesse les choses simplement. « Le tourisme nous a sauvés, mais il nous a aussi bouf#I-5'6 E'O)*+&#",-/' !21+,%) *)+&'+P*B.2,*' 2'>,&'()' >, 21&' 6/# ?*0# 23+%00%# H%*I%6# 2&# >%49*;4%# à la retraite se souvient. Les rogations :834#+8' %4#!%"#4=+8!0%"#&3#18'#G*%3-#!%"# quatre mois d’alpage en été, les moissons et la foire de septembre. Le développe9%'0# ?%# 7891!83F# '<&# :&"# +8'"0*03=# 3'# simple changement économique. Peu à peu, le mode de vie a pris des traits urbains. « Les touristes sont ceux qui -!,0*I+&--&0*' &' A )-' 4' 0"*+&' >,&' 6/ pour-

&*-' (!")>&+*-5' G!2,' !,.A+&--,"0' (!2>",+')0&'>,&'4'A2+*5'6 7%0# &:4;"(9*?*-# !<=!%C%3"%# &++3%*!!%#3'%#+!&""%#?%#.e du col!;I%# ?%# 7891!83F6# G%"# :%0*0%"# têtes blondes ravies de passer ?%44*;4%# 3'%# C&+,%# %0# 0830# *9patientes de s’entendre dire à

la maison que leurs cheveux sentent la ferme. Laurence ouvre la cuve d’acier :M!%6# N!!%# %F:!*O3%# O3<&:4;"# !&# 04&*0%-# 8'# refroidit le lait dans le réservoir, qui le brasse pour conserver sa qualité. E'@")-' les jours, un camion passe prendre le lait &*' &' ,>+&'4' 2'%""AI+2*,>&'"R', '-&+2'*+20-#"+.I5'6 Au cours de ces visites, Laurence Feige prend conscience du E' 1+20(SI%2+*' 6 qui s’est creusé avec le monde citadin. « Les enfants vivent dans un milieu qui ne comA+&0('A )-'()'*")*' !20,.2 '&*' &'>I1I*2 5'6 Alors, elle essaie d’éveiller leur curiosité. Elle leur explique que tout a une « no*,%&' 6/ écrite selon le rythme de la nature : la vache a une notice ; eux-mêmes ont une notice. Elle leur fait comprendre que le paysage qu’ils admirent a un sens. E' :& 2' &-' #2,*' -")+,+&/' L&' &)+' (,-' H)&' lorsqu’ils skient, c’est dans l’assiette des >2%B&-5'6

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L’autre école de Maître Durville Jacques Durville est arrivé à Combloux en 1962. Il a été le directeur de l’école publique

© A.B.

pendant 20 ans. Instituteur et figure de l’ouverture du village.

J

acques Durville, 81 ans, habite avec son épouse un ancien grenier où l’on faisait sécher le linge, un mazot. Un nez rond, qui ponctue un visage encadré par une barbe blanche, le petit homme aux allures de Prof’ a chaus!"#$ "%&'$(($ ")&*"+'$ ",-)'./$ "'01-$ 2" Penché sur des clichés monochromes, il raconte. « J’ai été nommé à Combloux en 1962, comme directeur de l’école publique. » Dans sa bouche, le mot s’arrondit avec tendresse. Le « Com » monte, butte contre le « b », puis roule le « l », qui semble se perdre dans la caresse du vent. « Combloux. » Dans le village, il y avait trois classes, pour 1 000 habitants. Monsieur Durville enseignait aux plus grands : du 345" )&*" +'" #6!(&#$" 72" 80& " #$ " +% " d’agriculteurs. « Je suis arrivé dans une période charnière, résume le Bourguignon de naissance. C’est le temps où Combloux, qui était encore très paysan, est passé dans l’ère moderne de la station-village. » L’instituteur a accompagné ce changement. « L’école de Monsieur Durville, c’était pas pareil », se souvient Jean-François, un ancien élève. « Il y avait à l’époque quelques gamins qui faisaient du ski, ex-

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plique son vieil instituteur. J’ai demandé à la mairie de m’aider : je voulais que les quatre heures d’éduction physique deviennent quatre heures de ski. » La mairie a accepté. De 1964 à 1968, s’est même ajoutée la contribution de l’Education nationale, faisant de la classe de maître Durville une

Un gamin mÕa dit : Ç Monsieur, il y a encore des montagnes derri re ! È classe expérimentale à mi-temps pédagogique artistique et sportif. « J’emmenais tous les enfants du pays, le mardi et le vendredi. Ecole publique comme école libre, cela faisait quatre-vingt dix gamins sur les pistes ! » Engagé dans le club des sports, il a ouvert la voie de la compétition à tous. Jacques Durville s’en réjouit encore. « J’ai eu de très bons coureurs régionaux et mieux : Alain Buttoud est entré

en équipe de France de descente. » Au mur, le coucou mécanique surgit en riant de sa boîte chamarrée. Jacques Durville détaille des visages enfantins sagement disposés en rang d’oignons. L’ancien instituteur pourrait dire un mot pour chacun. « Jean-Pierre Marin, des magasins de sports ; là : Michel Gallice, pisteur à Combloux ; Laurent Bottollier, moniteur. Nicolas Paget, le chef de l’hôtel Au Cœur des prés : lui est né à Paris », ses parents étaient autrefois à l’hôtel Drouot. « En 1960, Combloux était fermé », enseigne le Combloran d’adoption — un « rapporté », comme il dit. « Il y avait énormément de petites exploitations, qui vivaient en autarcie, les familles se mariaient entre elles. » Avec l’arrivée de nouvelles populations, les classes de Monsieur Durville ont cessé d’être exclusivement combloranes, il a fallu ouvrir une maternelle. « Petit à petit, les gens du pays ont "marié des étrangères". » Et les mentalités ont évolué. « Ce ne sont pas les rapportés qui ont changé, insiste Jacques Durville, ce sont les Comblorans. Ils se sont ouverts. » L’instituteur se redresse sur sa chaise, rassemble les pans de sa veste beige.


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« Je les ai ouverts », ajoute-t-il. Dès sa première année d’enseignement, il crée une coopérative scolaire. En dehors des heures de classes, les enfants s’organisent pour réaliser de petits travaux. Ateliers de bois, moulages de plâtres. Et le ramassage des vieux papiers. « Ils apportaient sous le préau ce qu’ils avaient !"#$%!&' #(' )"*$+,%&' #(' -*.+,%/' 0 L’argent récolté des ventes ou donné par la mairie !"#$ !"%&'#(#)&*&+ ,#$ !#-./*0 !1#« Le premier voyage, c’était Marseille, à l’été 1234/' 5#6.' +7#(.' - ,.' $*' % +,(' 8*' (6,%' 9' :+$$+(";*./'<#6 '"* %+,(.&'"=!%+,%'6(*'8!couverte : ils n’étaient jamais montés à ># 8'8=6('% +,('?'0 En 1970, les enfants ramassent onze ".&& !#$ #-% 23#4*4% ,!1#5&#0,*&$#-./*0 # se prépare : Jacques Durville affrète un avion charter de la Swiss Air. @' 5#6.' +7#(.' 8!"#$$!' 8*' A*(B7*&' +7*"' 3C' *(D+(%./'E('+' *F#(%!'$=G 7*&'#('*.%'-+..!' +6H8*..6.' 8*' I#F>$#6J&' #(' *.%' F#(%!' 9' K' CCC' F&' -6,.' L' CCC' F/' 0 Monsieur Durville s’envole avec ses souvenirs, et dessine une trajectoire avec le plat de la

teurs. Un atelier expliquait comment on produit le lait, un deuxième était consacré aux questions foncières, un autre à la diversification de l’activité et un dernier traitait de la Politique agricole commune (Pac). « Les élus étaient demandeurs, ils posaient plein de questions, se réjouit Roland Ligeon. Là, ils ont pu se rendre compte de notre quotidien, de la chance qu’ils ont d’avoir encore des agriculteurs »… et de la précarité de cette situation. Le regard fuyant, le leader agricole en a conscience : la partie est loin d’être gagnée. « Face au pouvoir de l’argent, on ne peut pas grand-chose », insiste-t-il. Ici, les exploitants louent souvent 90 % des terres qu’ils exploitent. Le bail verbal, pratique courante, ne prévoit aucun dédommagement de l’agriculteur dans le cas où un nouvel acquéreur refuse de laisser ses terres à l’exploitation. Roland Ligeon, qui élève un troupeau de 45 vaches depuis 1999, sait de quoi il parle. « Quand je me suis installé, deux alpages, soit treize hectares, ont été vendus à une grosse société du sud de la France. J’ai réussi à obtenir un bail de trois ans, après ils m’ont foutu dehors. » Depuis, il a trouvé d’autres alpages. Mais de nouveau, il est en train de perdre deux hectares, rachetés une fortune par une grande famille française, résidente à Megève. L’agriculteur ironise. Il sait que tout cela n’a pas de sens. Que dans le beau paysage de montagne, ces terres resteront en friche, abandonnées aux herbes folles.

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Un nouvel abattoir

F+..,D' S' $*' M#(%' F+68,%&' $=G,Q6,$$*' 7* %*&' $*':* 7,(/'I=!%+,%'$+'Q +(8*'8!"#67* %*/'0 Attendri, l’enseignant se souvient @' 8=6(' Q+ .&' E$,7,* &' +6R#6 8=;6,' 8, *"%*6 ' %*";(,T6*' .6 ' $*.' *F#(%*H-*(%*./' U6+(8' #(' *.%' + ,7!' +6' .#FF*%' 86' M#(%HN$+("&' #(' 7#P+,%' %#6%*' $+' ";+,(*&' +6H8*$9' 8*' $+' :6,..*/'O$'F=+'8,%'S'V'G;'?'M#(.,*6 '?',$'P'+' *("# *'8*.'F#(%+Q(*.'8* ,B *///'V'0 Aujourd’hui, ces enfants ont 50 ans. Sur les pistes, à la tête d’une ribambelle de jeunes skieurs ou une perche à la main, ils hèlent leur vieil instituteur à la retraite depuis 1985. @' I#F>$#6J' +' >,*(' ";+(Q!/' I=*.%' 6(*' -*%,%*' 7,$$*' F+,(%*(+(%&' +7*"'%#6.'.*.'.#6",./'0 De son « île merveilleuse », Jacques Durville ne partira plus. Il reconnaît quand même une certaine @' (#.%+$Q,*' 86' -+P.' 8=+6% *D#,.' 0/ Quand il voit la foule à Noël et en février, il se dit : @' U6=*.%H"*' T6=#(' !%+,%' >,*(' *(' 123C'8+(.'(#% *'-*%,%'7,$$+Q*W'0'Certains anciens en sont amers. Lui, pense que +6'"*%"#7 #4,%3#(#4*/ ,1#8 !#+.2$ !#47*&"'!# !2,#7*#"*97 :#76%&!"%"2" 2,#",%"2, #!.&#+,*/.&# à papier. « Il faut savoir ce qu’on veut, maintient-il. X*.%* &'8,.#(.'"#FF*'+7+(%&' #6'>,*('!7#$6* /'0

L

a demande touristique ouvre de nouvelles perspectives pour les éleveurs locaux. L’abattoir de Megève, voisin de Combloux, avait été fermé en décembre 2009, ne satisfaisant plus aux normes. Il va rouvrir, selon le vœu de la commune de Megève. L’in- !"%!! ; &"#$6<:=#;%77%.&!#$6 2,.!#$.%"#>", #)&*&+'#4*,# 2&# ;4,2&"# $2# !/&$%+*"# $6%&%"%*"%- # "# 2& # !29- &"%.& de l’Etat, à hauteur de 700 000 euros. L’opportunité est belle. Rénover ces installations datant de 1930 permet de contourner les nouvelles règles de construction imposant un périmètre de 400 m sans habitation. La réouverture de l’installation constitue un choix décisif pour les éleveurs locaux : depuis plus d’un an, ils sont obligés de faire abattre leurs bêtes à Bonneville (40 km), voire à Bellegarde (100 km) pour le gros bétail. Choix cohérent avec les objectifs de développement durable, la rénovation de l’abattoir rencontre une demande de la part des consommateurs, celle de la qualité. Le nouvel établissement doit être doté d’un atelier de découpe. La création d’une coopérative permettra de commercialiser des caissettes de viande directement auprès $ !#?@" 7!# "#, !"*2,*&"!#$2#4*/!:#*%&!%#A2 #!2,#7 !#;*,chés. Selon les estimations de la société d’intérêts agricoles, la plus-value pour les éleveurs devrait s’élever à 460 euros par tête pour les bovin et 60 euros pour les caprins. Pour atteindre l’équilibre, 250 tonnes de viande devront être traitées chaque année, contre 214 avant la fermeture.

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Terres agricoles

L’inquiétante disparition L’équivalent de huit Paris intra-muros. Ou de 120 000 terrains de football. C’est la superficie de terres agricoles qui disparaît chaque année en France, grignotée par la ville. Les pavillons pullulent, les autoroutes s’étendent, les supermarchés s’installent… Une hémorragie discrète que rien ne semble pouvoir arrêter. PAR

«

L

’agriculture aura disparu du littoral méditerranéen d’ici à 2014. » C’est le constat alarmant de la Chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes. « Il ne reste plus que 650 fermes dans le département, et la plupart sont reléguées dans les montagnes », alerte Baptiste Roy, animateur du Collectif de défense des terres fertiles du département. Sur la Côte d’Azur, les villes s’étendent. Golfs, complexes sportifs ou résidences de standing occupent de nouvelles périphéries aux sorties des villes, le périurbain. Un espace hybride dont la surface en France a bondi de 50 % en dix ans. A chaque révision du Plan local d’urbanisme (PLU), toutes les communes sont potentiellement concernées par la disparition de quelques hectares de terres agricoles. La mairie de Gémenos, dans les Bouches-du-Rhône, à 20 km de Marseille, a prévu de rendre constructibles 19 hectares de terres arables pour lancer un projet immobilier. Même histoire à Levens dans la plaine du Var où 6 500 m2 de terres maraîchères viennent d’être préemptées par la communauté urbaine de Nice pour y construire des immeubles. Le problème, c’est que le morcellement de ces situations ne permet pas aux citoyens de mesurer l’ampleur de l’hémorragie. Chaque année, « 86 000 hectares de terres agricoles disparaissent », selon Robert Levesque, directeur de la Société de conseil pour l’aménagement foncier et rural (SCAFR). Tous les quatre ans, c’est l’équivalent d’un département moyen de terres agricoles qui est urbanisé, d’après les chiffres du ministère de l’Agriculture. Certes, la France se développe, sa population augmente, l’étalement des villes

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aux dépens des champs paraît ainsi naturel. Le problème, c’est que ces espaces progressent à un rythme trois fois plus soutenu que la croissance démographique. « 40 000 hectares de terres disparaissaient dans les années 60, 54 000 dans les années 80, 70 000 dans les années 2000. Le phénomène s’amplifie, rien ne semble pouvoir l’arrêter », s’inquiète André Barbaroux, président de la Société nationale d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer). Les communes françaises sont devenues de petits monstres gloutons à la recherche de nouveaux terrains où s’étendre. A l’échelle nationale, « si le phénomène continue, c’est 15 % du potentiel agricole français qui sera détruit d’ici à 2050 », précise Robert Levesque. La France n’aura pas d’autres choix que d’augmenter ses importations agricoles, remettant en cause son indépendance alimentaire. Le développement des circuits courts, nécessitant des champs à proximité des villes, est également menacé.

La folie pavillonnaire En cause notre mode de vie. L’espace et le calme de la campagne est un idéal de vie pour une majorité de Français. Selon un sondage Ipsos de 2005, 34 % des urbains envisageaient de s’installer durablement à la campagne, idéalement dans un pavillon, habitat plébiscité par 79 % des Français. Entre 1992 et 2003, la construction de maisons individuelles a progressé beaucoup plus vite en France que celle des immeubles collectifs (+ 23 %, contre + 13 %). Il faut dire qu’avec l’embourgeoisement des centres-villes, les classes moyennes et défavorisées sont repoussées vers la périphérie. Dans les zones périurbaines du Languedoc-


E N Q U ET E AujourdÕhui

En projet

La commune de Nandy en Seine-et-Marne a pr vu de sÕ tendre sur les champs alentours en construisant une zone dÕactivit . Au programme : des entrep ts et jusquÕ 700 pavillons individuels. © DR

Roussillon, la surface occupée par l’habitat individuel a doublé en dix ans. Pour cela, rien de plus simple. Un vote du conseil municipal suffit à modifier le PLU et à rendre les terres agricoles constructibles. D’autant qu’en France, pays décentralisé, les élus locaux chargé du PLU sont en prise directe avec l’habitant-électeur qui peut faire pression, négocier, monnayer la terre.

Une campagne 100 % équipée Les constructions ne sont pas près de s’arrêter. Prêts à taux zéro, maison Borloo à 100 000 euros… les dispositifs sont là, pour essayer de contenter tout le monde. La France des propriétaires est un thème cher au Président de la République, qui espérait atteindre les 70 % de propriétaires en France en 2012 contre 57 % aujourd’hui. Aux pavillons neufs s’ajoutent les maisons de campagne. Du manoir au bâtiment agricole rénové, on compterait près de trois milions de résidences secondaires sur le territoire. Un record mondial, selon l’agronome Bertrand Hervieu. Mais les Français veulent vivre à la campagne, sans renoncer aux avantages de la ville. Dans bien des communes, c’est la course aux équipements pour attirer de nouvelles populations. Et c’est très bénéfique. Créer de l’activité garantit les recettes fiscales de la municipalité. Aéroports,

supermarchés, centre commerciaux, complexes de cinéma, parkings démultipliés, hangars immenses, terrains d’aviation ou de karts… Des temples de la consommation bâtis en quelques mois. Le plus souvent sur un seul étage, car il est moins onéreux de consommer de l’espace que de construire verticalement. Dernière menace en date pour les terres agricoles, le photovoltaïque. L’énergie solaire est en pleine croissance depuis que l’Europe a imposé 20 % d’énergies renouvelables dans la consommation énergétique nationale d’ici à 2020. Une aubaine pour les agriculteurs : l’énergie solaire est très rentable. La location d’une terre pour le photovoltaïque varie de 12 000 à 30 000 euros par hectare et par an, contre 400 à 600 euros pour des terres agricoles. Un complément de revenu pour ceux qui choisiraient d’installer des panneaux sur les toitures de leurs bâtiments… ou dans leurs champs ! « Le développement de centrales photovoltaïques au sol est de nature à créer des perturbations graves », signale la Safer qui pointe du doigt « la concurrence avec les baux ruraux, la qualité des terres à terme et le mitage de l’espace agricole ». Un appel d’offre vient d’être lancé par le ministère de l’Ecologie pour le développement de centrales photovoltaïques, ou « fermes solaires », qui nécessiterait 15 000 hectares de sol dédiés. « Une initiative zélée, peu réfléchie, qui sacrifie tout simplement des terres agricoles viables », dénonce le syndicat des Jeunes agriculteurs.

Un manque de volonté politique Conscient de l’envergure du phénomène, le gouvernement a fait adopter en juillet 2010 des dispositifs pour

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Avant toute construction, la terre agricole est retourn e par des tractopelles. Ici R au en Seine-et-Marne. © P.P.

réduire de moitié la consommation de terres d’ici à 2020. Au programme : un observatoire national des terres agricoles, un plan d’agriculture durable dans chaque région, une commission départementale saisie chaque fois qu’une transformation d’usage des terres sera envisagée. Enfin, une taxe de 5 à 10 % sur les transactions de terres agricoles devenues constructibles. Problème, six mois après la promulgation de la loi, rien n’est encore en place. Les décrets d’application restent en attente de publication, alors que le texte prévoyait une mise en œuvre dans les six mois. Pas encore appliquée, la loi est déjà contestée. « Taxer la revente des terres, c’est clairement une mauvaise solution, tranche Robert Levesque. Le mal sera déjà fait, les terres changeront d’usage car ce n’est pas 5 à 10 % de taxes qui freineront les investisseurs. » Autre solution décriée, l’installation d’une commission départementale. Cette dernière ne sera que consultative, il sera donc facile de passer outre. Pour Marc Barny, administrateur de l’association Terre de liens Rhône-Alpes, « il n’y a aucune volonté politique forte, puisque la loi n’aura aucun effet. Le législateur a toujours du retard par rapport à la réalité », se désole-t-il.

«

L’Etat absent, les collectifs citoyens prennent en main la protection des terres agricoles. Dans les Alpes-Maritimes, le Collectif de défense des terres existe depuis un an. Son travail : l’étude des plans d’urbanisme en cours de révision. « Cela demande de la volonté car c’est chiantissime (sic), admet Baptiste Roy, son animateur. Les réunions sont souvent ficelées d’avance et pas toujours accessibles car il y a de gros enjeux financiers derrière. »

Aux champs citoyens Créée en 2003, l’association Terre de liens, à la pointe de la mobilisation, propose un concept original : racheter les terres menacées et y installer de jeunes agriculteurs. En place, 18 antennes régionales, une « foncière » chargée de collecter de l’épargne solidaire des particuliers et une fondation qui perçoit des legs et dons de terres. Et ça marche. Seize millions d’euros ont été épargnés, 120 fermes installées, 200 hectares sauvés depuis 2003. Une goutte d’eau, mais la dynamique est en marche. « Le mouvement suscite beaucoup d’engouement », témoigne Marc Barny. Derrière cette question de la disparition de terres, le mode de vie et l’alimentation de tout un chacun est en jeu. « C’est un travail de longue haleine, on s’attaque à de gros poissons », conclut Baptiste Roy, très déterminé à poursuivre la lutte.

Les r unions sont !"#$"%&'()*)+!",& -".&)!!"%%/0#"%&1&!).%" '"%&"+2".3& +)+!/"4%&È

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E N Q U ÊT E

Ile-de-France, un géant vert désorganisé La région francilienne perd 2 000 hectares de terres agricoles chaque année. Dans un rapport paru en janvier, le Conseil économique et social d’Ile-de-France appelle à une meilleure coordination des communes. Les défenseurs des terres arables avancent parfois encore en ordre dispersé. Plus de 5 000 exploitations et 580 000 hectares de terres fertiles. Dans l’ombre de la Ville lumière, l’agriculture reste un maillon fort de l’économie francilienne. Mais avec 120 maraîchers pour 12 millions d’habitants, la région est loin d’assurer l’autonomie alimentaire de sa population. D’autant que le béton grignote peu à peu du terrain périurbain. « On y réalise des infrastructures pour desservir l’agglomération centrale, rapporte Marc Rémond, au Conseil économique, social et environnemental d’Île-de-France (Ceser). C’est le cas des terres agricoles situées au nord de l’aéroport Charles de Gaulle ou proches de Roissy. » 2 000 hectares verts disparaissent de la région chaque année. Pour enrayer ce phénomène, des citoyens se lancent dans l’achat collectif de terres par le biais des Groupements fonciers agricoles (GFA) ou des associations. « Cette action militante a fait prendre conscience aux élus de la nécessité de préserver le foncier, explique Christophe Tréhet, journaliste à la revue Transrural Initiatives. Tout doucement, la production locale devient un champ d’action politique dans les collectivités. » Mais la sphère publique et les acteurs privés ont encore du mal à se coordonner.

choisir de rétrocéder les terres à un agriculteur ou à l’Agence des espaces verts, qui y installe de jeunes producteurs. » En 35 ans, l’AEV a ainsi acquis 13 000 hectares de nature en Ile-de-France. Derniers en date, les 178 ha agricoles bio de la ferme de la Haye, aux Flins-les-Mureaux dans les Yvelines. Destinés à accueillir un circuit de Formule 1, ils ont été rachetés par l’AEV en décembre dernier. L’Agence et la Société d’aménagement travaillent avec tous les acteurs concernés par chaque projet. Nathalie Boquien, responsable de l’antenne Terre de Liens Ile-de-France, une association qui lutte contre la disparition des terres fertiles,

légié. Mais malgré les nombreux moyens d’actions dont dispose la région, les communes de petite taille ont encore du mal à préserver leurs espaces verts.

« Les ressources ne sont pas concentrées » A l’échelle locale, le Conseil économique et social recommande de développer les intercommunalités. En particulier dans les territoires interrégionaux et ruraux (TIR) franciliens, entre les limites extérieures de l’agglomération parisienne et les limites administratives d’Ile-de-France. « Dans les 725 communes de ces TIR, rapporte Marc Rémond, le taux de surface agricole est de 65 %. Les intercommunalités pourraient -/*2%(-$' +34' (150&3 ./)' -$%&2%trées par les élus qui n’ont plus les moyens de remplir seuls l’ensemble de leurs missions. » S’allier, donc, pour « limiter la fragmentation des espaces agricoles, structurer les productions spécialisées et soutenir l’installation des jeunes agriculteurs ». Mais ce n’est pas le Conseil économique !"#$%&'(")*&"+,',% -'"% #".-$/ !#0"« Nous avons pour mission de faire remonter des propositions vers les instances politiques, rappelle Marc Rémond. On nous le reproche souvent mais c’est une évidence : tous nos rapports débouchent sur des vœux pieux ! » C’est le Conseil régional qui paye. Et l’Union européenne, voire les associations. En France, regrette-t-il, « tout le monde s’occupe de tout. Les ressources ne sont pas concentrées. » GFA, associations, Agenda 21 (programme visant à mettre en œuvre le développement durable à l’échelle d’un territoire), établissements publics ou sociétés chargées de service public… En Ile-de-France, les terres fertiles sont entre de bonnes mains. Mais peut-être trop de mains.

Les acteurs publics et priv s ne sont pas assez coordonn s le reconnaît : « A Toussacq (Seine-etMarne), les propriétaires d’une ferme bio

En Ile-de-France, la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) surveille la spéculation sur les terres agricoles en partenariat avec l’Agence des espaces verts (AEV), un établissement public sous tutelle de la région. « La plupart du temps, on se contente d’observer qui achète, qui vend, explique

avaient échangé des parcelles de terre avec leurs voisins. Au moment de la mise en vente, la Safer a utilisé son droit de préemption pour régulariser la situation : faire correspondre le droit de propriété à la réalité. » Un grand appui pour Terre de Liens, qui comptait reprendre l’exploitation. Sauf qu’après la préemption, l’association s’est retrouvée concurrencée par un autre projet. « Au bout du compte, la ferme de Toussacq nous a été rétrocédée, précise Nathalie Boquien. Dans d’autres cas, c’est plus compliqué. » Benoît Lelaure, lui, réfute toute idée de concurrence : « Par exemple, quand !"#$%&$'($)'$)*+&$)',$-.)'(/0%1.'($)'*/-

Benoît Lelaure, chargé de mission agriculture auprès de l’AEV. Mais si l’acquéreur spécule sur la constructibilité du terrain mis en vente, on préempte. » La Safer, société anonyme chargée de service public, devient alors propriétaire. « Elle peut

rimètres d’intervention foncière, les communes s’engagent à mettre en cohérence leur plan local d’urbanisme pour éviter que les terrains protégés soient classés en zone constructible. » Le partenariat public-public semble privi-

Partenaires, concurrents

MARIE GUITTON

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Noisement

Pas touche à mon village A 40 km au sud de Paris, les terres agricoles de Seine-et-Marne disparaissent progressivement. Une volonté de l’Etat qui crée de toutes pièces une nouvelle agglomération, Sénart. Amoureux des lieux, Marie-Odile et Florent Heitz s’opposent au projet. Un combat du pot de terre contre le pot de fer. PAR

N

oisement, hameau de Seine-et-Marne, peuplé d’irréductibles, résiste encore et toujours à l’envahisseur. Ces habitants, regroupés en association, luttent contre le projet d’urbanisation massive des terres agricoles environnantes. Un charmant foyer d’opposition : la bourgade regroupe autour d’un ruisseau un ancien moulin, un lavoir et 90 maisons de pierre plusieurs fois centenaires, dont les toits de tuiles rouges sont devenus gris avec le temps. Volets peints, jardins entretenus… la quiétude d’un village rural à 45 minutes en RER de Paris. Mais jusqu’à quand ? Au début des années 70, l’Etat décide de transformer la zone en ville nouvelle. Une cité construite de toutes pièces, en très peu de temps, sur un espace auparavant peu ou pas habité. L’objectif : décongestionner la proche banlieue parisienne en créant de nouveaux pôles urbains, plus éloignés. Ainsi sont nées Cergy-Pontoise (1969), Evry (1969), Saint-Quentin-en-Yvelines (1970) et Marne-la-Vallée (1972). Sénart, en Seine-et-Marne, est la dernière d’entre elles. Et la plus excentrée.

Une partie de Sim City L’aménagement du lieu est une opération d’intérêt national. Sous l’impulsion de l’Etat, seul décideur en matière d’urbanisme, les communes rurales, distantes de quelques kilomètres, sont devenues en quarante ans un agglomérat de villes, collées les unes aux autres. Une vraie partie de Sim City. Comme dans le jeu vidéo, l’Etat a construit une agglo-

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mération de 100 000 habitants à partir de rien. Ainsi, la commune de Savigny-le-Temple, dont dépend Noisement, comptait 800 habitants en 1968, contre près de 30 000 aujourd’hui. C’est contre ce développement à tout va sur les terres agricoles, que se bat Marie-Odile Heitz, présidente de l’Association pour la reconnaissance de Noisement, l’aménagement de son site et la sauvegarde de son environnement naturel (Arnassen). Cette retraitée dynamique aux courts cheveux gris habite ici depuis bientôt vingt ans. En 1991, elle quitte Paris pour suivre son mari, Florent, qui prend en main la modernisation de l’émetteur France Télécom de Sainte-Assise, dans le village voisin de Seine-Port. Le couple tombe rapidement amoureux du lieu, qu’il s’évertue aujourd’hui à défendre. Sur la toile cirée à carreaux de la table de l’entrée, la retraitée étale une carte des environs et hachure un espace beige encore vierge. Le plateau de Rougeau. 75 hectares de champs de blé au cœur d’une bataille judiciaire. Préempté par l’Etat pour le développement de la ville nouvelle en 1973, le plateau est en sursis. Trois agriculteurs y travaillent sans savoir quand ils devront partir. Sauf que la ville voisine de Nandy - dont dépend le plateau - a un projet dans les cartons. « Une zone d’aménagement qui compterait jusqu’à 700 pavillons individuels, auxquels se rajoutent des entrepôts dont certains pourraient être classés Seveso, car présentant des risques d’accidents majeurs », précise Marie-Odile. Avec Pascal Legras, un ami agriculteur, elle avance un autre projet. Une ferme pédagogique et des cultures biologiques afin de maintenir une agriculture de proximité. Pas question de créer une énième cité-dortoir. « Pourquoi des logements alors qu’il y a très peu de sociétés, d’emplois ? », s’interroge


R E P O R TA G E

Sur la route qui m ne Noisement, Florent Heitz d signe le plateau agricole de Rougeau, 75 hectares de champs de bl . Au loin, la commune de Nandy a pr vu de sÕ tendre sur ces champs. © P.P.

Marie-Odile Heitz. Son association a récolté près de 40 000 euros qui lui ont servi à déposer plusieurs recours en justice, avec deux autres associations de protection de l’environnement. L’affaire est toujours devant les tribunaux. Dans les communes voisines, l’urbanisation se poursuit. A bord de leur 207 grise, Florent et Marie-Odile font la tournée des aménagements en cours. A Carré Sénart, sur la commune de Lieusaint, s’élève depuis 2002 un immense centre commercial qui doit devenir le cœur de la ville nouvelle. Si le bâtiment blanc, abritant un hypermarché Carrefour, trône au milieu des champs, aucune trace encore de la maison de l’emploi et des autres commerces qui devaient l’entourer. Pourtant, les terres agricoles y sont déjà bétonnées. On y découvre de larges routes à travers champs, entourées d’éclairages publics, parfois même une piste cyclable… qui ne mènent nulle part. En attendant, les agriculteurs continuent de travailler les champs. « On entretient les terres, ça coûte moins cher que de payer des jardiniers, et l’Etat est sûr comme ça que les gens du voyage ne s’installeront pas », rapporte Pascal Legras,

qui cultive les terres extrêmement fertiles de Carré Sénart. A quelques centaines de mètres de là, l’hôtel Clarion, luxueux quatre étoiles, a pris la place d’un verger. Il ne reste plus que quelques rangées de pommiers morts qui semblent carbonisés. Plus loin, un grand champ encore vierge accueillera prochainement une salle de spectacle au rayonnement international. « Il existe déjà trois salles dans la zone qui sont toutes en déficit », se désole Marie-Odile. Plus au sud, à Réau, un centre pénitentiaire a vu le jour sur des terres longeant l’autoroute A5. Il devrait être livré dans l’année. La ville nouvelle a prévu une place pour chacun. Les détenus seront les derniers à se plaindre des nuisances de l’autoroute. Mais ce qui fait le plus rire (jaune) le couple Heitz, c’est que la ville nouvelle de Sénart tente de se construire une identité autour du développement durable. « C’est tellement dans l’air du temps, commente Florent Heitz, mais un peu inapproprié pour une ville qui supprime des terres. » Une éolienne est installée devant le centre commercial. Un totem de 36 mètres de haut, visible depuis l’A5. « En l’absence de vent, elle marche avec un moteur », ironise MarieOdile. Plus loin, la municipalité a fait installer un monument végétal le long de canaux artificiels. Cette rangée de séquoias laisse le couple pantois. Mais les Heitz se défendent d’être partisans de l’immobilisme : « Ce que nous voulons avant tout, c’est le retour à un peu de bon sens ».

Un quatre toiles et son spa ont pris la place dÕun verger

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Lignes haute tension

Agriculteurs survoltés Dans le nord du Cotentin, au cap de la Hague, les pylônes électriques ont poussé comme des champignons. Entre champs magnétiques et pollution visuelle de la centrale nucléaire, l’image bucolique de la Normandie est sérieusement écornée. PAR

L

a lampe-torche pointe son faisceau sur les feuilles mortes. Il fait nuit noire. Louis Thiebot, agriculteur et producteur de lait dans le Nord-Cotentin, progresse en direction d’un des gigantesques pylônes d’acier qui surplombent les champs voisins. Alors qu’il passe sous un petit bosquet pour accéder à la parcelle de terrain, il raconte : « Ici, il y avait un superbe sous bois. C’était avant qu’ils ne rasent tout pour installer ça. » Il y a environ 25 ans, pour acheminer l’électricité produite par la centrale nucléaire de Flamanville, EDF a fait construire ces immenses structures de métal sur les terres cultivables des agriculteurs. Pour éviter que les arbres ne créent des arcs de foudre avec les câbles, ils ont coupé tout ce qui dépassait. « Une installation couvre environ 150 m² de terrain. Les agriculteurs ont été indemnisés : environ 1 000 € pour un pylône. Ensuite tout ce qui gênait a été enlevé, regrette-t-il. A l’époque, un arbre adulte valait 10 francs. Un arbre jeune 20 francs... Pour le manque à gagner. » Louis Thiebot, et son frère, François, le responsable d’une ferme pédagogique, ainsi que l’amie de ce dernier, Laurence, marchent sur le chemin boueux. Ils passent au-dessus d’un petit ruisseau puis ouvrent la barrière qui permet d’accéder au champ. Louis éteint sa lampe-torche et s’empare du néon qu’il a emporté avec lui : « Tenez-les par le bout et levez-les. » Chacun tend le sien à bout de bras. Louis parcourt ainsi quelques mètres dans l’herbe humide. Peu à peu, à mesure que le

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PIERRE ROPERT

groupe se dirige sous les câbles électriques qui conduisent plus de 400 000 volts, les néons commencent à s’illuminer. Une lumière blafarde et peu vive, mais qui se distingue parfaitement dans l’obscurité. Pourtant aucune prise ne relie les néons à un réseau électrique. L’ambiance tourne à la science-fiction. Dans les mains, les néons ressemblent étrangement à des sabres lasers. Louis Thiébot explique simplement cet étrange phénomène : « C’est le champ magnétique généré par les câbles électriques. »

Sous très haute tension Quand l’homme, qui entre en contact avec le champ magnétique, s’empare du néon par une de ses extrémités métalliques, il devient un relais électrique permettant de l’alimenter. Ceux de François et Laurence, équipés de bottes de caoutchouc, brillent moins fort, comme mieux isolés. Pour illustrer le phénomène, François plante son néon dans la terre humide. Il continue à briller. « Cet été j’ai accompagné une institutrice et sa classe ici, se remémore-t-il. L’institutrice était en sandales et m’a demandé s’il y avait des chardons, car elle avait l’impression d’avoir été piquée à plusieurs reprises au niveau des pieds. En fait c’était l’herbe qui, avec la rosée, conduisait le courant. » Dans l’air saturé d’humidité, un grésillement constant se fait entendre. « Quand je suis venue m’installer ici, ajoute Laurence, j’ai d’abord pensé qu’il y avait une cascade. En réalité il s’agissait du pylône. » Au-dessus de leurs têtes,


R E P O R TA G E

LÕusine de retraitement des d chets nucl aires dÕAreva, dans le Nord Cotentin, est implant e sur les c tes de la Manche, en pleine campagne. Elle est aliment e par des lignes haute tension qui conduisent pr s de 400 000 volts. © P.R.

les filins sont suspendus à dix mètres du sol. Durant l’été, avec la chaleur, ils peuvent chuter de 1 à 3 mètres. Ils ne sont alors plus qu’à 7 mètres du sol… quand les consignes de sécurité estiment qu’un arc de foudre pourrait se créer dès 5 mètres de hauteur. « On n’a pas intérêt à se balader la fourche levée en juillet, affirme Louis Thiébot, sinon on grille. »

Danger pour le bétail ?

«

établie entre l’état de santé des bêtes et la présence des lignes électriques. Et c’est sans compter sur les dommages dus à la présence des pylônes. Il y a 5 ans, les paratonnerres installés à leurs sommets se sont effrités et sont tombés en morceaux. Les champs de maïs destinés à nourrir le bétail ne pouvaient plus être moissonnés sans risque de récupérer des morceaux de métal. De la même manière, impossible d’amener le bétail et de le laisser brouter les parcelles d’herbes sans le danger qu’il n’avale des résidus. « Avec deux autres agriculteurs nous sommes allés nous plaindre, raconte Louis Thiébot. Nous devions retourner l’herbe pour enterrer les morceaux métalliques. Le Réseau de Transport d’Electricité (RTE, une filiale d’EDF, ndlr) nous a d’abord proposé 300 €. Une broutille quand on sait le manque à gagner que ça représente. Nous avons fait le forcing. Au final nous avons perçu une indemnité de 20 000 €. Il a fallu que nous attendions un an sans utiliser nos parcelles, le temps qu’ils réinstallent de nouveaux paratonnerres. » Malgré l’inquiétude soulevée par ce problème, l’agriculteur n’a guère d’autre choix que de subir la situation, faute de preuves pour la dénoncer. « Dans le coin les gens sont résignés de toute façon. Ils se disent : c’est EDF, ils sont tout puissants. »

On nÕa pas int r t se balader avec la fourche lev e en t , sinon on grille È

Logique, donc, que ce champ magnétique interpelle ce propriétaire d’un cheptel d’environ 70 bovins. Il s’inquiète surtout du danger qu’il pourrait représenter pour la santé de son troupeau. « Selon un rapport de l’Institut national de recherche agronomique (Inra), les bovins sont particulièrement sensibles à l’électricité. Ces champs magnétiques les stressent. Les vaches laitières produisent plus de cellules dans leur lait, ce qui a un impact sur sa qualité. Mais c’est extrêmement difficile à prouver. » En France, faute d’études, aucune corrélation n’a pourtant pu être

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Les lignes tr s haute tension surplomblent les champs des agriculteurs. La nouvelle ligne reliant le Maine au Cotentin devrait faire 167 kilom tres. © P.R.

En 25 ans de temps, RTE a pris en compte les demandes répétées des agriculteurs et s’est employé à rassurer les éleveurs. L’organisme se défend d’un risque pour le bétail, même s’il reconnaît que « les petits chocs électriques perçus peuvent induire du stress chez les animaux et, à la longue, modifier leur comportement et altérer leurs performances ».

Une nouvelle ligne en projet A l’occasion de l’installation d’une nouvelle ligne à haute tension de 167 kilomètres de long entre le Cotentin et le Maine, la filiale d’EDF a signé, le 28 décembre dernier, une convention spécifique avec chambres agricoles et fédérations départementales des syndicats d’exploitants. Parmi les promesses de RTE, la prise en charge de la mise aux normes des installations des agriculteurs afin de prévenir l’apparition de courants parasites. Car la présence des pylônes peut, par effet d’induction, causer des tensions dans les équipements d’élevage (clôtures et abreuvoirs) et les structures métalliques. Indemnisation des dommages revus à la hausse, suivi des questions liées à la ligne électrique grâce à la création d’une commission paritaire, mise en place de fermes témoins, distances de sécurité augmentées... Autant de mesures censées

«

répondre aux inquiétudes des agriculteurs. RTE s’est notamment engagé à enterrer 117 kilomètres de lignes à basse et moyenne tension et 46 kilomètres de lignes à haute et très haute tension. Encore trop peu au goût des agriculteurs, au regard des centaines de kilomètres de câbles qui resteront suspendus dans les airs. Surtout, cela ne règle pas les problèmes qu’ils estiment dus aux lignes déjà existantes.

Nuisance à l’image Avec la présence de la centrale nucléaire d’EDF et de l’usine de retraitement des déchets nucléaires d’Areva, c’est surtout d’un déficit de réputation dont souffre la Hague. A quelques kilomètres de là, à Vauville, Emmanuel André est également producteur laitier. Peu concerné par la présence de champs magnétiques, faute de lignes au-dessus de ses champs dédiés au pâturage, il explique qu’il n’y a pas de pollution avérée. « Nous ne pourrions pas vendre nos produits. Nous savons cependant qu’il y a une pollution très diffuse d’éléments radioactifs. Ce que nous ne connaissons pas, ce sont les effets à long terme. » Le véritable problème n’est donc pas tant la contamination que la pollution de l’image de la région, dont sont indirectement responsables la centrale et l’usine. « Au plan local ça pose peu de problèmes, les gens savent à quoi s’en tenir, mais dans le reste de la France, il est devenu impossible de vendre des produits estampillés la Hague. »

Il y a une pollution tr s diffuse. Ce que lÕon ne conna t pas, ce sont les effets long terme È

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Pour preuve, une coopérative qui vendait du beurre « de la Hague » a abandonné ce nom. Du côté des pêcheurs, c’est la même situation. Le homard pêché sur les côtes du Cotentin est tout simplement nommé d’après le nom de son espèce : homard breton. Ce que reprochent surtout les agriculteurs, à Areva comme à EDF, c’est le manque de communication. « On peut comprendre qu’il y ait des problèmes mais il faut toujours que ce soit des associations qui mettent le doigt dessus. » En 1981, après l’incendie d’un silo de stockage, des agents de l’usine de retraitement des déchets nucléaires (gérée par la Cogéma à l’époque) avaient conseillé à la famille André de ne pas faire sortir les bovins pendant quelques jours. Ils étaient même venus placer des dosimètres dans le buffet de leur maison afin de mesurer les radiations. « Mon père avait demandé, quand ils étaient venus les récupérer, quelques semaines plus tard, quels étaient les résultats. » Il ne les a jamais obtenus.

Louis Thi bot, un n on la main, uniquement aliment par le champ magn tique du pyl ne qui surplombe la parcelle cultivable. © P.R.

Pour en savoir + - sites Internet : La centrale EDF de Flamanville http://bit.ly/gqYzW6 LÕusine AREVA de retraitement des d chets nucl aires de la Hague http://bit.ly/g1OATd Le Centre de Recherche et dÕInformation Ind pendantes sur les Rayonnements Electromagn tiques http://www.criirem.org/ Les opposants aux lignes tr s haute tension http://www.stop-tht.org/

- études et rapports : Rapport de Daniel Raoul (PS) pour le S nat : Les lignes haute et tr s haute tension, quels impacts sur la sant et lÕenvironnement ? http://bit.ly/h3E88B Carte EDF du r seau des lignes THT en France en 2009 http://bit.ly/hPTnBZ Explications du Criirem sur le fonctionnement des champs magn tiques et lectriques http://bit.ly/hPTnBZ et http://bit.ly/eva4X4

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Agriculture urbaine

La « ferme du bonheur » Entre les barres d’immeubles, à Nanterre, certains se prennent à rêver de ferme et de nature. Roger Després et sa clique de doux-rêveurs, eux, ont réquisitionné un terrain vague au-dessus de l’A14. Entre militantisme et poésie, ils comptent bien récolter fruits et légumes pour nourrir la cité. PAR

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anterre, un dimanche de février. Sous nos pieds, l’échangeur des autoroutes A14 et A86, qui voit défiler 100 000 voitures par jour. A droite, la ligne aérienne du RER A et à gauche, les barres d’immeubles de la garde républicaine. Nous sommes sur un terrain vague, plus exactement un remblais d’autoroute laissé à l’abandon. Pas franchement l’endroit rêvé pour établir son jardin. C’est pourtant le lieu qu’a choisi Roger « des Prés » pour y installer... une ferme. Tous les dimanches, une poignée d’irréductibles vient l’aider à bêcher, à travailler la terre, planter des arbres et installer des clôtures. « Nous avons décidé de nous emparer de ce territoire pour y implanter la Ferme du bonheur », déclare-t-il, solennel. Il a déjà donné un nom à son projet : le « Champ de la garde », en référence aux quatre tours de la garde républicaine qui barrent l’horizon. Roger est formel, il ne bougera pas. Il a déjà tracé tous les plans, marque scrupuleusement l’évolution des plantations dans un cahier et surtout, voit grand : « Avec l’espace qu’on a ici, on peut facilement s’étendre sur 30 voire 40 hectares. On va faire pousser de quoi nourrir tous les jours au moins 1 000 habitants. On va bouffer du Nanterre. Du 100 % Nanterre ! » Roger n’est pas un inconnu dans la ville des Hauts-deSeine. Il occupe depuis 18 ans un drôle de chapiteau derrière l’université, « la Ferme du bonheur ». Faite de bric et de broc, elle abrite cochons, poules et moutons, un potager, plusieurs caravanes et un grand foyer où sont organisés des lectures, du théâtre et des concerts. Depuis

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CERISE SUDRY-LE DÛ

quelques années, l’endroit est devenu une escapade branchée pour les Parisiens en quête d’aventure banlieusarde. Une installation parfaitement illégale, que la mairie a bien été obligée de soutenir, face au succès du lieu. « Certains mois, on accueillait plus de 5 000 personnes, la mairie a dû commencer à s’occuper de nous », ironise Roger. Depuis 12 ans, il perçoit donc 150 000 € de subventions et emploie cinq personnes. Mais voilà, la ferme est située en plein milie du projet de rénovation urbaine de l’Epad (établissement public d’aménagement de la Défense) et doit être détruite et relocalisée. Mais Roger n’a pas attendu la décision pour choisir lui-même le lieu, à tout juste 500 mètres de la ferme du bonheur, trouvé au hasard de ses balades. « On s’est emparé du terrain et on a commencé à cultiver. Apprenant cela, la mairie a décidé qu’elle nous installerait là. Nous ne sommes donc pas totalement illégaux », se justifie-t-il.

Une expérience « agropoétique » Tenant farouchement à son indépendance et se défiant des autorités, le bonhomme trace son chemin. Mi-militant, mipoète, il se laisse surtout guider par son imagination. Il a beau annoncer dès les premières minutes de la rencontre « On est de gauche ici ! », à la ferme du bonheur, on applique plutôt le sybillin « tous pourris ». Même Europe Ecologie en prend pour son grade. « Ils ont tous défilé pendant la campagne des régionales. Mais le lendemain, plus rien, plus de nouvelles. S’ils veulent revenir organiser un événement à la ferme, ça sera de la location de salle pour eux. Et ça sera


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La Ç ferme du bonheur È prend forme au milieu des barres dÕimmeubles. © C.SLD

cher », tranche-t-il, amer. Plus que dans l’action militante, Roger qualifie sa démarche « d’expérience agropoétique. Ici on a prévu des surfaces non cultivées pour laisser au sauvage sa chance », explique-t-il. Il faut dire que la fantaisie imprègne l’endroit et la drôle de clique de jardiniers du dimanche qu’il a réuni autour de lui. Rarement de Nanterre et pour la plupart Parisiens, ils se sont retrouvés là par hasard ou au détour d’une conversation, séduits par l’attitude du chef de bande. Il faut dire qu’il a du bagout. Une fois lancé, le jardinier a du mal à s’arrêter. Avec ses arguments massue et son sourire accroché aux lèvres, il convaincrait même les plus sceptiques. Comme Claire, 74 ans, qui était d’abord venue assister à des pièces de théâtre. Aujourd’hui, elle a chaussé ses bottes pour planter les nouveaux cerisiers que l’association vient de recevoir. Tous ces doux-optimistes viennent à la fois pour aider à bêcher, mais aussi pour faire aboutir leurs propres envies de jardin d’Eden. Isabelle, 26 ans, est architecte et voit dans le projet « une nouvelle façon de concevoir la séparation ville-campagne. » Elle a passé l’après-midi à constuire une clôture en bois pour délimiter un chemin. Maria, la cinquantaine, veut réintroduire des arbustes rares sur le site et faire de la

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confiture de rose. Aude, étudiante dans la mode, pioche les souches et les racines. Embarquée par une amie, c’est la première fois qu’elle vient et « sent déjà les courbatures ».

Etablir un lien social Chacun des activistes insiste sur le côté social de son aventure. Le mot « lien » revient dans toutes les bouches. Comme si dans la capitale, le salut venait de ce qui se fait de plus en plus rare, de la nature. Pour le moment, quand on retourne la terre, on trouve surtout des objets divers et variés, du verre et toute sorte de détritus non-identifiés. Pas très bio comme terreau. « Cette terre, les ouvriers l’ont mise ici pour couvrir le remblais pendant les travaux de l’autoroute. Elle est dégueulasse et pas très nutritive. Mais à force de culture et de travail, elle va s’enrichir et la biodiversité va se renforcer », explique Damien, étudiant en philosophie politique et jardinier en herbe. Pour preuve, les vers de terre sont revenus coloniser la parcelle. Aidé par ses militants, Roger a déjà planté de l’orge, du blé, des arbres fruitiers et délimité un terrain pour ses animaux. Il a aussi prévu une grande parcelle qu’il mettra à la disposition des habitants pour qu’ils cultivent un petit potager. Et en attendant de « bouffer du Nanterre », chacun retourne à sa pelle et son rateau, la grande arche de la Défense en toile de fond.

On va bouffer du Nanterre. Du 100 % Nanterre ! »

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Roger, l’agriculteur de spectacles La « ferme du bonheur » est un amas de caravanes, d’animaux et d’installations un peu précaire. Mais une harmonie bienveillante se dégage du lieu. Un bordel assez incroyable, à

© C. SLD

l’image de son fondateur, Roger Des Prés.

B

éret vissé sur la tête et petites lunettes rondes, Roger allie à son physique de professeur Tournesol une présence qui ne laisse pas ses auditeurs indifférents. La voix grave, les mains toujours en mouvement, il monopolise la parole et récite les épisodes de sa vie comme des chansons. Le texte est maîtrisé, poétisé. Cigarette à la main, il s’assure que l’auditoire réagit à ses saillies comiques et répond à sa façon aux questions gênantes. On devine qu’il a une quarantaine d’années, lui se plaît à brouiller les pistes. Installé depuis 18 ans dans son drôle de chapiteau, il a réussi à séduire jusqu’à la mairie de Nanterre, qui l’a laissé tranquille malgré son installation totalement illégale. Les éditions Actes Sud ont également été charmées par le personnage qui leur a écrit un manifeste « la Ferme du bonheur », dans lequel il a couché par écrit sa philosophie de vie. Roger n’a pas de plan de carrière, ni

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d’ambition politique ou culturelle, sinon celle de se laisser porter par « le mouvement » et de laisser à chacun l’occasion de s’exprimer. « Ma seule formation, c’est d’avoir abandonné un bac de lettres à 21 ans », répète-t-il à

cueilli les saltimbanques de passage, créé des petites représentations... Roger a même recueilli des animaux, de Marie-Claude la truie, à Didier le boeuf. Il fait pousser quelques légumes et produit du fromage de chèvre et du miel. Une petite communauté de hippies, qui a tenu quelques années, s’est installée autour de lui. « On faisait n’importe quoi, raconte-t-il. On était une vraie communauté. Y’en avait des très bizarres, mais ils étaient là, ils faisaient leur truc. » D’organisations de lectures et de conférences à l’accueil de soirées électros, le lieu devient branché, accueille la presse parisienne en mal de lieux alternatifs et réunit jusqu’à 5 000 personnes par mois. Sur son nouveau projet, le « Champ de la garde », Roger s’agite, court dans tous les sens, donne des ordres et ne laisse rien au hasard. L’ensemble a beau donner l’impression d’un joyeux bordel, c’est aussi son bébé et il en prend soin. En jean-basket, il gère sa petite équipe d’une main de maître, comme sur un tournage. Il débat sur la taille des parcelles, engueule un ou deux jardiniers maladroits et note le scénario de sa vie sur un petit carnet. Sans arrêt sollicité, il a un mot, une blague pour chacun, avant de repartir vers une autre occupation. Roger voit loin - « dans dix ans, on nourrit toute la ville ! » -, Roger voit

Je suis un paysan dÕop rette. Je fais de la po sie et du fromage de ch vre en banlieue » l’envi. Tour à tour acteur, réalisateur, gestionnaire de spectacles et maintenant jardinier, il se trace un chemin un peu aléatoire en se laissant porter par les opportunités. « Je suis un paysan d’opérette. Je fais de la poésie et du fromage de chèvre en banlieue rouge », déclare-t-il solennellement. Arrivé à Nanterre un peu par hasard pour présenter un spectacle, il a posé sa caravane à côté du chapiteau qui l’accueillait. Et reste sur place. La caravane s’est ensuite étendue, a ac-

grand - « on va s’étendre sur 40 hectares ! » - mais difficile dans son discours de déceler ce dont il est vraiment sûr. Peu importe, « je suis optimiste », sourit-il. On n’en doutait pas.


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Les guérilleros jardiniers, nouveaux poètes urbains Organisés en « milices », une poignée de rêveurs réintroduisent de la verdure de manière poétique et parfois clandestine dans la capitale. A Paris, où le mètre carré se fait rare, la moindre fissure est exploitée pour faire éclore coquelicots, tournesols et autres fleurs sauvages.

«J

e me promène tout le temps avec des graines dans les poches », rit Hélène Binet. La jeune femme plaide coupable, elle a déjà parsemé tout l’Est parisien de fleurs sauvages. Entre les pavés du canal Saint Martin ou au parc de la Villette, pas un interstice qui n’ait fait les frais de sa frénésie jardinière. « Je passe mon temps à regarder autour de moi pour savoir où je pourrais planter. J’ai failli me prendre un nombre incalculable de gadins en vélo », plaisante-t-elle. Hélène, journaliste spécialisée dans les sujets environnementaux, a monté l’opération « Laissons Pousser » avec Emmanuelle Vibert, avec qui elle a déjà co-écrit plusieurs livres. Le principe : distribuer gratuitement des sachets de graines de fleurs sauvages aux Parisiens. L’un est destiné aux jardinières, l’autre se compose de fleurs des champs à semer dans les jardins ou en pieds d’arbre. Plusieurs collectivités se sont prises au jeu et ont organisé une journée spéciale, en partenariat avec des écoles, des amicales de locataires

ou des jardins partagés. Grand succès, l’opération a été reconduite cette année. Et sur le site Internet de l’association, les internautes ont envoyé des photos de leurs « forfaits » et des fleurs sauvages qui ont envahi la ville. « On s’est pris le chou pour trouver le mélange de graines adéquat », sourit Hélène. Des spécialistes se sont penchés sur la composition idéale : des plantes résistantes, pas trop invasives et surtout, susceptibles de repousser chaque année. Marguerites, coquelicots ou camomilles, au final, les sachets contiennent un mélange de 18 espèces différentes. 55 000 seront distribués cette année. Et même si les communes collaborent activement, elles se doutent bien que certaines semences ne finiront pas dans les espaces dédiés à cet effet. « C’est un peu le but de l’opération, explique Hélène. Se réapproprier l’espace public. Ca peut passer par des actions de plantage organisées, ou d’autres, plus spontanées au gré de ses promenades. » Le rêve d’Hélène : que certaines communes « désalphaltent » les rues pour laisser la nature se réinstaller.

Jardin de poche

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ur les hauteurs du XXe arrondissement, derrière la Flèche d’or, la rue Saint Blaise, avec ses pavés et ses ateliers d’artistes, est emblématique de la « boboïsation » du quartier. Mais, s’il y a quelque chose qu’on ne s’attend pas à trouver, c’est un jardin. Au numéro 56, coincé entre deux immeubles défraîchis, on tombe pourtant sur un carré de verdure. Et des jardiniers motivés. Le « 56 », minuscule lopin de terre est devenu le centre de gravité de tous les écolos-artivistes de la ville et le symbole de la lutte contre l’urbanisation intensive. Christine, la présidente de l’association, arrive justement avec un pommier qu’elle a « récupéré » et déjà, les autres volontaires !"#$%&'($) "*$+*,) -!'..') /+*,) ,010#2%,) 3) .!'(-,+%$) .') /.* ) /,+/%#') pour l’installer. Ici, contrairement aux jardins partagés, le but n’est pas de cultiver son propre lopin de terre, mais un jardin commun. A l’évocation de la culture de tomates ou de pommes de terre, les adhérents rient de bon cœur : « On peut à peine faire une salade avec ce qu’on plante ! On est de l’agriculture surtout pas intensive ! » Tous les samedis, le « jardin de poche » ouvre ses portes et accueille des conférences, des projections, des concerts, ...

Agathe, 72 ans, doyenne de l’association, est là depuis le début : « J’ai pris racine ici. Il y a un bon terreau avec des gens de tous les horizons ». Objectif assumé : la convivialité. Et le petit groupe de se retrouver rapidement dans le foyer qui surplombe le jardin. Cet après-midi, comme il pleut, c’est « formation blog ». Donia, de l’atelier d’architecture auto-géré, qui gère le lieu, tente de faire comprendre aux jardiniers en herbe comment actualiser le site Internet. Mais c’est surtout l’occasion d’organiser un goû$',4)5,6/' 7)8*9(' 7)#+(:$*,' );"% +()'$)$20)0<*%$"8.'=)>)On mange tout le temps. On a tous pris quelques kilos » rit Agathe. « Le 56 » est devenu le point de ralliement de tous les activistes écolos-urbains et le symbole de la lutte contre l’urbanisation à tout va. Les guerilleros jardiniers sont venus donner une conférence, Laissons Pousser a prévu de collaborer avec eux cette année, et la Ferme du bonheur, à Nanterre, salue leur travail. Seul bémol, les voisins. De chaque côté du jardin, de hauts murs encadrent « le 56 ». « Certains nous observent par la fenêtre ou écoutent les concerts mais personne n’est venu jardiner, regrette Elisabeth, 55 ans adhérente depuis deux ans. Mais on ne désespère pas. »

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L onard, du guerilla gardening, tague un cÏur en mousse, pour laisser une trace chacune de ses interventions. © C. SLD

Elle évoque du bout des lèvres un projet avec la SNCF, avec laquelle elle voudrait monter des opérations sur les bords de rail. « Les passagers pourraient lancer des graines depuis les trains », imagine-t-elle tout haut.

Du jardinage au guerilla gardening Emmanuelle et Helène ont opté pour la manière douce et la collaboration avec les collectivités. D’autres ont monté de véritables milices. Ce mouvement de résistance a même un nom : le guerilla gardening, littéralement, la « guerilla jardinière ». Lancé par le dandy londonien Richard Reynolds, il a contaminé les grandes villes de la planète qui explosent sous la spéculation immobilière et l’urbanisation intensive. A l’aide d’outils fantaisistes, tous les moyens sont bons pour rétablir une petite parcelle de nature dans le gris des villes. Seed Bombings (« Bombes de graines »), tags biodégradables ou actions clandestines de semage sur les terre-pleins ou les ronds-points, les activistes rivalisent d’imagination. Recensant sur un site Internet les différentes actions qu’ils mènent, ils revendiquent plusieurs opérations « coups de poing », comme la journée internationale de la guerilla, le 1er mai dernier, qui a vu se dresser des tournesols géants sur les trottoirs de New- York, Berlin ou Londres. Richard Reynolds a même écrit un livre, La Guérilla jardinière, érigé en doctrine, qui s’est déjà vendu à plusieurs milliers d’exemplaires. A Paris, la mouvance en est encore à ses balbutiements et Gabeu, 23 ans, étudiant en paysagisme en est « l’engraineur ». Très investi dans le milieu associatif (Vélorution, Antipub,...), il a cherché à combiner ses convictions avec sa passion pour la nature. C’est donc tout

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naturellement qu’il s’est tourné vers le guerilla gardening. Il a monté le projet il y a deux ans et réuni autour de lui quelques jardiniers motivés.

!"#$%&"'&!()"&%"*)+)$,Mais pas question de faire de « l’ornement ». Chaque action est pensée, étudiée et débattue avec les autres guerilleros. Du mélange de graines proposées à la philosophie de l’action, aucun détail n’est laissé au hasard. « Je ne voulais pas seulement faire du guerilla gardening pour faire joli. Je voulais que ça ait une portée politique », explique-t-il. Cependant, à l’évocation de ses accointances avec certains partis politiques, il esquisse un sourire moqueur. « On ne veut pas être étiquetté, être des porte-drapeaux. Adhérer à un parti serait le meilleur moyen de s’étouffer soi-même », tranche-t-il. Aujourd’hui, une centaine d’internautes collaborent au site Internet et à chaque action, une vingtaine de militants sont présents. « Toutes générations confondues, tient à préciser Gabeu. La doyenne a 75 ans ! » Leurs initiatives sont mises à jour sur une Google Map et chacun peut participer en indiquant un espace qu’il a repéré. Ce dimanche ensoleillé, rendez-vous est donné à Nanterre, pour visiter la ferme du bonheur (voir page 84). Léonard, 24 ans, lui aussi étudiant en paysagisme est arrivé en avance.« Du coup j’ai planté quelques graines de courges juste en bas de la gare », plaisante-t-il, la bêche à la main. Quelques minutes plus tard, le reste des activistes arrive, outils et sacs à dos remplis de graines et d’ustensiles jardiniers en tout genre. « Derrière nous, il y avait des vieilles dames qui se demandaient si elles pouvaient assimiler nos pelles à des armes blanches », rient les guerilleros en herbe. Une fois sur le terrain, difficile pour Roger, le fermier urbain, de contenir cette « bande de jeunes ». A peine arrivés, ils s’éparpillent pour étudier le territoire. Entre un tag en mousse réalisé en deux temps trois mou-


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vements avec un mélange de farine, bière et sucre, Gabeu et Sylvain qui fauchent à tout va pour trouver de nouveaux terrains et Léonard qui s’attelle à bêcher un carré de terre pour planter son propre mélange de graines, Roger ne sait plus où donner de la tête. Léonard, Sylvain et Gabeu sont les têtes pensantes du mouvement. Pour autant, ils laissent aux militants l’opportunité de monter leurs propres actions. Ils leur apportent ensuite une aide logistique. « Chacun peut être jardinier dans sa propre ville », explique Gabeu.

Squat potager Cette philosophie, Jean-Mathieu, 26 ans, semble l’avoir bien comprise. A l’opposé de la Ferme du bonheur, à Montreuil, il s’est « emparé » d’un terrain. Le long de l’avenue de la résistance - heureuse coïncidence - il faut escalader une palissade pour pénétrer dans son jardin secret. Derrière de hauts murs en béton qui menacent de s’effondrer, on trouve 30 m2 laissés à l’abandon avec, au centre, les balbutiements d’un potager. « On a retourné la terre et planté quelques graines, mais il fait encore trop froid pour avoir des résultats. » Le terrain, il l’a trouvé au gré de ses pérégrinations. « Ça faisait des dizaines de fois que je passais devant. A un moment j’ai jeté un oeil à l’intérieur et je me suis dit Waouh ! Il y a quelque chose à faire ici ! » Depuis, avec quelques activistes du guerilla gardening, il a passé

plusieurs après-midi à préparer le terrain pour accueillir des semences. Jean-Mathieu assimile son action à de la désobéissance civile. Il se revendique anarcho-libertaire : « Il faut sortir du système et faire les choses par nous même. » De la maire de la ville, Dominique Voynet, pourtant écologiste, il ne veut pas entendre parler. « Le temps qu’ils aient pris une décision sur quoi faire de ce terrain, on en sera déjà à la troisième récolte ! » A 26 ans, le jeune homme, sans emploi, barbichette et cheveux longs, qui traîne son baggy dans les squats de Paris en est sûr : « Dans les villes, il faut apprendre l’autonomie alimentaire. Tout ne peut pas venir d’ailleurs. » Les voisins, mis au courant du projet, sont emballés. JeanMathieu leur a promis d’ouvrir les portes dès les beaux jours pour les laisser s’emparer du potager en friche. Il a prévu d’organiser des concerts et des activités culturelles sur le site. En attendant, il est déjà reparti à bord de son vélo à la recherche de nouveaux territoires à coloniser. Il n’oublie pas de promettre : « Dans deux mois, on ouvre un nouveau jardin à Paris ! »

Pour en savoir + - sites Internet : www.laissonspousser.com www.guerillagardeningparis.xooit.fr

- livres : La porte du jardin des Noisetiers est condamn e. Il faut escalader ces hauts murs en b ton pour y p n trer. © C. SLD

La Gu rilla jardini re, Richard Reynolds, ditions Yves Michel, 2010.

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Fermes verticales

Futur grenier de la planète Demain, 80 % de la population mondiale sera urbaine. Des architectes imaginent des projets de gratte-ciels agricoles pour répondre au besoin d’autosuffisance alimentaire et énergétique des villes modernes. PAR

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ous sommes en 2050. Les farmscrapers (gratte-ciels agricoles) envahissent Paris. A l’intérieur, 50 étages dédiés à la culture de fruits et légumes. Des fermes verticales hautes de plus de 200 mètres capables d’alimenter plus de 50 000 personnes. 44 tours de la sorte suffiraient à nourrir la population de la capitale. En 2009, le magazine américain Time a classé le projet parmi les 50 inventions les plus prometteuses de l’année. De la science-fiction ? Une hypothèse farfelue ? Ces constructions ont peu de chances d’approvisionner en masse la population urbaine. Cependant, elles ouvrent la voie à la réflexion et posent la question de la cohabitation entre agriculture et ville. La conceptualisation de la ferme verticale démarre en 1999 aux Etats-Unis. Dickson Despommiers, professeur en sciences environnementales et en microbiologie à la Columbia University, théorise le concept. « Il y aura 3 milliards de personnes supplémentaires à nourrir en 2050, déclare-t-il. Les terres ne seront pas suffisantes pour cultiver leur nourriture. » Même si le concept reste au stade de l’expérimentation, il existe quelques exceptions à la règle. A Milwaukee, aux Etats-Unis, une ferme utilise un système d’aquaculture nommé Growing Power. Les déchets produits par les poissons fertilisent les plantes, tandis que les résidus végétaux et les vers des jardins nourrissent les poissons. A New-York, l’entreprise Gotham Greens s’attelle à construire la première ferme verticale sur le toit d’une église dans le quartier du Queens. D’une taille de 15 000 m2, elle

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THIBAUT FORTÉ

devrait fonctionner dès le mois de mai. A partir de juin, 80 tonnes de fruits et légumes par an devraient être produits pour les restaurants, commerces et épiceries de la ville.

Jardiner en l’air est une vieille idée. Les jardins suspendus de Babylone, construits quatre siècles avant J.-C., utilisaient ce procédé. Dans les années 1980, des habitants des favelas de Rio de Janeiro pratiquaient cette forme d’agriculture dans des immeubles. « Les citadins cultivaient des salades, des tomates et des légumes dans des sacs de récupération d’hôpitaux bourrés de polystyrène fonctionnant en culture hydroponique (culture de plantes hors-sol réalisée sur substrat neutre comme du sable, NDLR). La nouveauté introduite par les théoriciens, c’est la verticalité », explique Nicolas Bricas, chercheur spécialisé dans les questions d’alimentation urbaine.

Une productivité sans équivalent En 2008, 3,4 milliards de personnes vivaient dans les villes, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Cette population égalait pour la première fois la population rurale. En 2050, 80 % de l’humanité sera citadine. Actuellement, la FAO estime qu’environ 800 millions de personnes dépendent de l’agriculture urbaine, soit près d’un humain sur dix. Dans certaines villes, jusqu’à deux tiers des ménages la pratiquent. Pour répondre à la transformation des modes de vie, elle préconise de pratiquer ce type d’agriculture. Pour d’autres, comme Dickson Despommiers, la


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Projet de Ç Serre Vivante È r alis il y a trois ans par Charlotte Avignon, tudiante en architecture. Il serait implant Porte de Charenton Paris. © Charlotte Avignon

solution reste la construction de fermes verticales. « L’agriculture traditionnelle ne pourra pas répondre à la demande alimentaire de la population », indique-t-il dans son livre Vertical farms, feeding the world in the 21st century. Selon lui, il manquera l’équivalent d’une terre de la taille du Brésil pour la nourrir.

«

indique Christine Aubry, chercheur à l’unité Sciences pour l’action et le développement - Agro Paris Tech (Sadapt) de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), en charge de la coordination des recherches sur l’agriculture urbaine. Elles doivent être au minimum étudiées et expérimentées avant de se prononcer sur leur viabilité. Mais il reste à savoir vers quelles filières ces fermes seront destinées et par qui elles seront managées. » Ces constructions amènent aussi à repenser la question de la cohabitation entre monde rural et monde urbain. Elles pourraient rapprocher deux entités souvent opposées, à condition de respecter certains points primordiaux. « Sur beaucoup de projets agricoles en lien avec la politique de la ville, nous sommes sur une agriculture rêvée, estime Côme Molin, agronome spécialisé en aménagement du territoire et chargé de mission pour l’association Terres en ville. Il faut bien prendre en compte les contraintes de l’activité agricole. » Nicolas Bricas va plus loin : « Ces projets (de fermes verticales, NDLR) peuvent jouer un certain nombre de fonctions, comme celles de créer un espace vert à l’intérieur de la ville. Les fermes verticales pourraient réduire le divorce qui existe entre les urbains et les agriculteurs et diminuer les coûts de transport. Mais le problème, c’est que ce sont les coûts énergétiques qui se répercutent le plus dans la chaîne alimentaire. Si on veut du rendement et être rentable, il faut des

Il faut bien prendre en compte les contraintes de lÕactivit agricole »

Dans son ouvrage, il énumère les avantages de ces fermes. Elles permettraient de concevoir de nouvelles surfaces agricoles sans impact négatif sur l’environnement, de créer des emplois, d’améliorer les rendements, de réduire les gaz à effet de serre ou encore de faire disparaître l’usage des pesticides. Surtout, le système dépasserait la productivité des espaces agricoles traditionnels de plus de vingt fois. La ferme verticale fonctionnerait grâce à des panneaux solaires et sur un mode de culture hors-sol de type hydroponique : les plantes pousseraient sur un substrat neutre et inerte qui est irrigué par un courant de solution riche en éléments nutritifs plutôt que dans de la terre. « Les fermes verticales font partie des projets pas du tout utopiques de diversification de l’agriculture urbaine,

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cultures hyper intensives. »

« Développer des tours de tailles différentes » Ces constructions ne font pas réagir uniquement les agronomes et les spécialistes agricoles. Attirés par l’idée, certains cabinets d’architecture ont laissé libre cours à leur inventivité en imaginant des créations futuristes. En 2009, le cabinet franco-belge Vincent Callebaut lance son propre projet nommé « Dragonfly », en forme d’aile de libellule, pour la ville de New-York. Le cabinet italien Studio Mobile a lui créé un projet de ferme verticale nommé « Seawater Vertical Farm » pour l’émirat de Dubaï. Il pourrait nourrir 10 000 personnes et utiliserait l’eau de mer pour refroidir l’air ambiant et arroser, une fois dessalée, les plantations. « Les architectes se sont saisis du concept par curiosité, précise Charlotte Avignon, qui a réalisé son projet de fin d’études il y a trois ans sur une ferme verticale baptisée « Serre Vivante », qu’elle aurait implantée Porte de Charenton à Paris. Les fermes verticales ne sont pas comme la plupart des projets architecturaux qui restent des bâtiments traditionnels comme les bureaux ou les centres commerciaux. Elles sont aussi un moyen de faire de la publicité et de se faire connaître. » En 2005, le cabinet d’architectes parisien SOA a gagné un concours d’idées à Rennes en concevant un projet de trente étages baptisé « Tour Vivante ». Il mène des recherches depuis deux ans sur les fermes verticales. Selon lui, il

n’existe pas de tour universelle, mais la ferme verticale devra s’adapter à chaque environnement urbain de façon spécifique. « Il n’y a pas un type prédéfini de tour que l’on poserait comme une boîte aux lettres au milieu d’une ville, précise Océane Ragoucy, chargée des projets de recherches sur les fermes verticales pour le cabinet SOA. C’est le principe même de l’architecture. Il faut favoriser la diversité et développer des tours de tailles différentes. » Solution à tous les problèmes sur le papier, la ferme verticale n’a pas que des adeptes. Les détracteurs dénoncent des coûts de construction extrêmement élevés. Un projet de trente étages se chiffrerait à 84 millions de dollars (59 millions d’euros). « Les projets de fermes verticales sont réalisés par des gens qui ne connaissent rien à l’agriculture, ose William Teixier, directeur général d’Hydroponics Europe, premier créateur mondial dans le domaine de l’hydroponique. Cela reste fumeux et fantaisiste. Le coût de production dépasserait largement le coût de construction. » Conséquence, les investisseurs se montrent souvent très frileux au moment de devoir régler la note salée de ces projets. « La plupart des gens sont plus curieux d’apprendre des choses relatives au fonctionnement de la technologie pour le moment », explique Gordon Graff, un architecte qui a réalisé le projet « Sky Farm ». Une posture corroborée par Charlotte Avignon : « J’ai eu un premier contact grâce à une architecte d’intérieur qui était motivée pour que mon projet s’implante sur Governor’s Island à New-York », indique-t-elle. A cela s’ajoute un montant énergétique exorbitant. « L’efficacité de l’installation de panneaux solaires photovoltaïques est de 15 %, celle des lampes électriques atteint 30 %, explique Bruce Bugbee, professeur de physiologie agricole à l’Université d’Utah. Au final, dix hectares de panneaux solaires sont nécessaires pour fournir l’équivalent en lumière solaire naturelle d’un hectare. » « L’éclairage artificiel demeure un gros problème, ajoute William Teixier. En été, il faudrait d’énormes ventilateurs ou des climatisations pour rafraîchir l’atmosphère de la ferme verticale. La production d’1 m2 de tomates nécessiterait 1 000 watts d’énergie. » Quant à l’argument du manque de disponibilité de terres agricoles avancé par Dickson Despommiers, il a été démonté par la chercheuse Laurence Roudart dans un article publié dans la revue Futuribles en février 2011.

Il nÕexiste pas de tour universelle. La ferme devra sÕadapter chaque environnement urbain

Un zoo qui prend de la hauteur

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ne ferme verticale de 100 m 2 pour nourrir … des animaux. Dans le sud de l’Angleterre, le zoo de Paignton est passé de l’étape du projet à celle de la conception. Un système hydroponique produit un demi-million de salades par an. Il consomme la même quantité d’énergie qu’un ordinateur allumé dix heures par jour. Les cultures s’empilent dans des plateaux qui tournent sur huit couches. Un système de pivot les expose à l’air et à la lumière solaire. Afin de limiter le gaspillage, les nutriments qui n’ont pas été directement prélevés par les plantes peuvent être recueillis et redistribués, tout comme l’eau, afin d’éviter le gaspillage. Ce type de système a l’avantage de mettre fin à la mécanisation et consomme moins d’énergie qu’une ferme traditionnelle. Surtout, il demeure plus économique. L’entreprise américaine Valcent, conceptrice du projet, estime que le zoo aurait économisé 120 000 euros en installant le système.

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« Il est possible de regrouper villes et campagnes dans un même territoire » A la demande du ministère français de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche, elle a réalisé, en 2009, une étude sur les disponibilités actuelles et futures en terres cultivables. D’après cette étude, les superficies cultivables du monde apparaissent très supérieures aux superficies


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nécessaires pour garantir la sécurité alimentaire de l’humanité. Cette conclusion reste vraie, même en adoptant l’hypothèse d’une croissance relativement faible des rendements, selon un scénario de « révolution doublement verte durable », même en excluant de la mise en culture toutes les forêts et toutes les zones actuellement protégées, et en tenant compte des effets plausibles du réchauffement climatique. Les fermes verticales sont-elles condamnées à rester à l’état de projet ? Une chose est sûre : monde rural et monde urbain peuvent cohabiter. « Il faut protéger les terres agricoles autour des villes et favoriser les circuits courts entre les produits agricoles autour des villes et l’approvisionnement de la cité », estime Christine Aubry. En moyenne, 2 000 kilomètres sont parcourus par les produits alimentaires pour parvenir jusqu’à nos assiettes. « Il est possible de regrouper villes et campagnes dans un même territoire, dont la gouvernance serait assurée conjointement par les agriculteurs et le monde urbain, commente André Fleury, enseignant à l’école du paysage de Versailles. Mais c’est très rare actuellement car la ville est jalouse de son monopole de pouvoir et prétend dicter ce que doit être la bonne agriculture. »

Des projets en gestation partout dans le monde Pour cela, des réalisations concrètes sont en marche. Afin de produire de la nourriture de manière plus écologique, l’Agence européenne pour l’environnement (AEE) a demandé aux villes de développer des « murs vivants » constitués de plantes comestibles. A Montréal, au Canada, une loi d’urbanisme ordonne ainsi aux nouveaux bâtiments administratifs et institutionnels construits de posséder un toit productif agricole. Autre possibilité envisagée : construire à l’air libre ou récupérer les espaces en hauteur sur les toits des immeubles existants. A Grenoble, par exemple, la bibliothèque municipale a vu son toit squatté par des cultures. En région parisienne, plusieurs pistes vont être étudiées. Des initiatives pionnières comme les jardins sur les toits existent déjà et connaissent un certain engouement. Des projets de fermes verticales devraient même être étudiés dans les mois à venir.

Des fermes pour tous les goûts !"#!$%&'%!(%&)*+#,%!'*-)% Baptisé « Tour Vivante », ce concept de ferme urbaine verticale de trente étages a été lancé par le cabinet d’architecture parisien SOA lors d’un concours d’idées à Rennes en 2005. Il associe production agricole, habitation et activités dans un système unique. Il fonctionnerait sur de la culture hors-sol et produirait des aliments biologiques. A titre d’exemple, 63 000 kilos de tomates pourraient être produits par an. Le projet a été chiffré à 98 millions d’euros. !"#!$%&'%!(%&)*+#,%!.#/0!,%!.10%&) Le cabinet d’architecture italien, Studio Mobile, a conçu le projet « Seawater Vertical Farm » pour l’émirat de Dubaï en plein désert. La silhouette s’apparente à celle d’un arbre chargé de fruits, qui sont autant de serres suspendues. Techniquement, c’est la mer, située à proximité, qui permettrait de faire pousser les fruits et légumes grâce à un système d’évaporation et de condensation qui refroidirait la terre de la culture. !"#!$%&'%!(%&)*+#,%!#/*'#,% « Un Central Park nourricier cultivé à la verticale » : voilà le projet du cabinet d’architectes belges Vincent Callebaut Architecture, !"#$%&'(')*!+,-./'01'23'"*,#,#/"3'43'53*63'73*#$8!93':* !$-3' de 350 000 m2 ayant la forme d’une aile de libellule, serait destiné à la ville de New-York. Il intègre des bureaux, des logements, des espaces agricoles ainsi que des élevages de viande, de laitage, de volaille et d’oeufs. !"#!$%&'%!(%&)*+#,%!2$$032&% Cinq niveaux, des espaces résidentiels et des usines de traitement pour ce projet situé en pleine mer. Son architecte, l’Australien Ruwan Fernando, utiliserait la lumière du soleil, le vent et les vagues pour produire de l’énergie renouvelable. L’eau salée serait retraitée et reversée sur chacun des cinq niveaux pour produire de la nourriture. L’énergie marémotrice permettrait de convertir l’énergie des vagues en électricité et des turbines éoliennes capteraient l’énergie du vent.

Pour en savoir + 4!0*)%0!5/)%&/%)!6 http://www.ateliersoa.fr/verticalfarm_fr/ urban_farm.htm http://www.verticalfarm.com/ http://gothamgreens.com/ http://www.paigntonzoo.org.uk/ http://www.cityfarmer.org/roofttopmicrofarm. html#microfarms

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http://www.fao.org/waicent/ois/press_ ne/english/2002/3084-en.html

http://www.youtube.com/ watch?v=kbqs9L9IMvk

!!"#$$%&'()*+!*',-&.*/-0'$+%12+(,',1 agricole-au-coeur-des

http://www.youtube.com/ watch?v=yIXYHk0A0gM

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Social

Réinsertion par la terre Dans le XXe arrondissement de Paris, la mairie a lancé en mai 2009 une initiative pionnière : un jardin partagé sur un toit. Fréquenté par des personnes en difficulté sociale, il reste un espace vert pour jardiner, mais surtout pour se réinsérer. PAR

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ès que tu sors du jardin, les problèmes t’attendent. » Georges, 54 ans, se rend depuis plus d’un an au jardin partagé du gymnase des Vignoles. Un coin de verdure urbain auquel il est difficile d’accéder. Aucune indication dans la rue, aucun panneau de signalisation. Seule une affiche format A4 presque invisible collée sur le portail d’entrée rappelle son existence. Une fois les trois étages d’un imposant escalier métallique gravis, un espace de 800 m2, dont 600 cultivables, apparaît. Un zeste de verdure dans un océan de béton. Autour, des immeubles à perte de vue. Le contraste se révèle saisissant. Hormis quelques oiseaux qui chantent, le calme demeure omniprésent. Avant tout voué à accueillir des personnes sans emploi bénéficiaires du Revenu de solidarité active (RSA), en situation d’isolement ou en détresse, le jardin des Vignoles reste aussi ouvert aux habitants du quartier. « L’objectif est d’offrir aux personnes en difficulté un support pour une meilleure insertion sociale et professionnelle, précise Valérie Navarre, coordinatrice du jardin. Notre but est de leur redonner de l’énergie pour reprendre un projet en main, même si c’est parfois très compliqué. Certains sont dans des situations catastrophiques. » Livré en mai 2009, le jardin des Vignoles est une expérience pilote de la Ville de Paris. Il s’agit du premier jardin collectif sur les toits de la capitale. La mairie du XXe arrondissement en a confié la gestion à l’association Lafayette Accueil, qui travaille depuis 1978 sur les questions sociales et d’insertion. Par le biais de son activité Les jardins du béton, lancée en 1999, l’association possède déjà dix ans d’ex-

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THIBAUT FORTÉ

périence dans le domaine du jardinage urbain, notamment dans le quartier Saint-Blaise, dans le XXe arrondissement. En 2010, 46 adultes ont participé aux ateliers de jardinage, financés par le département de Paris. Parmi eux, Georges, un homme grand et élancé sans emploi. Ce guitariste au look baba cool à la Yannick Noah est calme et posé. Bonnet retenant ses cheveux sur la tête, écharpe enroulée autour du cou, il a le parler sincère. Voilà plus d’un an qu’il se rend à l’atelier de jardinage. Le regard profond, il se livre. « J’ai traversé une période grave. Grâce au jardin, j’ai repris du poil de la bête, lâche-t-il. Avant, j’étais au bord du précipice moralement. Grâce à la terre et à la convivialité des gens, je commence à être guéri. »

« Il y a du boulot là » Mokthar, 58 ans, est divorcé. Il se rend au jardin des Vignoles pour la première fois. Quand sa référente lui a parlé de son existence, il a sauté sur l’occasion « pour s’occuper », lui l’ancien employé des espaces verts de la Ville de Paris. Le crâne dégarni, les cheveux blancs plaqués sur les tempes, il s’abrite dans son manteau blanc zippé à hauteur de menton. À son âge, il n’a plus aucun espoir de retrouver du travail. « Les entreprises, pour t’embaucher, bonjour ! commente-t-il en faisant de grands gestes. J’habite dans un logement social et je touche le RSA. À la fin du mois, il me reste 100 euros pour vivre. C’est difficile. » Malgré cela, Mokhtar, hyperactif, ne s’apitoie pas sur son sort. Valérie Navarre, accompagnée de Georges, lui fait faire le tour du propriétaire. « Les outils et les semis sont là », avance la coordinatrice en désignant un local où sont


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Le jardin accueille avant tout des personnes !" #$%&'()#*+"+,-)!).$ #/0#1234#5#64#74

stockés pêle-mêle des bêches, des pelles, des bulbes ou encore des tuteurs en bambou. Mokhtar écoute, attentif, les mains dans les poches pour se protéger du froid. A la vue d’un amas d’herbes mortes, il se rend compte de l’étendue de la tâche. « Il y a du boulot là », indique-t-il. Volontaire, il propose de mettre la main à la pâte. Accompagné de Georges, il bêche un lopin de terre pour en expulser les herbes mortes. Une fois sa besogne terminée, il range les deux tuyaux d’arrosage congelés par la température polaire. Signataire de la charte Main verte qui organise les jardins partagés, l’association n’utilise aucun produit phytosanitaire et promeut des méthodes de culture respectueuses

de l’environnement et de la biodiversité. Après une quinzaine de minutes, le froid a finalement raison de Georges et Mokhtar. Ils retournent à l’intérieur se réchauffer autour d’un café et de baklavas (dessert traditionnel grec, NDLR). Accroché au mur, un tableau en ardoise contient la mention suivante à la craie blanche : « Premiers semis, arrosage intérieur et désherbage ». Jardiner en ville, le concept fait des émules. Certains habitants du quartier ont créé une association, Le Jardin Perché, qui a pris le relais depuis le mois de février pour s’occuper de l’espace vert le soir ou le week-end, après la fin des activités de l’association. Preuve de l’efficacité et de l’engouement que suscite le concept, la mairie de Paris va lancer dans les prochains mois la construction d’un nouveau projet de jardin partagé sur un toit rue des Poissonniers, dans le XVIIIe arrondissement.

« D’autres projets sont en conception » Fabienne Giboudeaux, élue du XXe arrondissement, adjointe au maire de Paris chargée des espaces verts, détaille la politique de la ville au sujet des jardins sur les toits. Pourquoi la mairie du XXe arrondissement a-t-elle lancé un projet de jardin sur le toit du gymnase des Vignoles ? Au départ, ce projet n’était pas prévu. Un concours a été lancé pour construire un gymnase. Le projet d’architectes retenu contenait des parcelles familiales pour les locataires. Nous avons demandé de retravailler le projet pour inclure à la place des jardins sur le toit.

Cette expérience va-t-elle être renouvelée dans d’autres arrondissements? D’autres projets sont en conception, notamment dans le XVIIIe arrondissement, rue des Poissonniers. Il ne sera pas livré avant 2015-2016. On est en train de faire le tour des bailleurs pour qu’ils se mobilisent. Quels sont vos objectifs concernant ce genre de projets ? L’objectif pour 2020, c’est d’avoir vingt jardins sur les toits à Paris. On y verra plus clair au mois de juin, à l’issue du Conseil de Paris, quand sera mis au vote un plan de biodiversité.

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Wwoofing

Voyage en alter inconnu Pendant trois jours, nous avons vécu dans le Centre-Bretagne au rythme des wwoofers, ces agriculteurs amateurs un peu particuliers. En échange du couvert et d’une couche confortable, nous nous sommes essayés aux joies du maraîchage, de la découpe de bois et de la vie d’altermondialiste. PAR JACQUES-ALEXANDRE

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orsque nous débarquons à la ferme, il fait nuit. Dans le faisceau des phares de la 205 qui nous ramène de l’arrêt de bus, apparaissent une yourte, trois caravanes, une remorque et un mélange confus de longues planches de bois. A première vue, ça ressemble à un petit camping vidé de ses occupants. Après un rapide tour du propriétaire, il n’en est plus rien. C’est Simone Heidrich, maîtresse des lieux, agricultrice bio depuis toujours et seule résidente du l’endroit au cœur de l’hiver, qui se charge de la visite. La yourte, d’abord, construite avec l’aide de quelques copains. Sa caravane, ensuite, à laquelle est accolée une véranda faite main. Comme il fait nuit noire, la présentation des brebis et des plantations attendra le lendemain. Nous sommes venus dans ce coin reculé de Bretagne pour travailler la terre et jouer aux apprentis fermiers en échange du gîte et du couvert. Ce soir, la partie pénible sera pour plus tard puisqu’après une soupe maison - panais (un légume méconnu proche de la carotte), pois et pommes de terre (du jardin s’entend) - notre hôte nous prépare une séance ciné. Au programme, Nos enfants nous accuseront, documentaire pro-bio à tendance altermondialiste.

Le matin : apprentissage de la récolte Le matin, après un somme généreux dans l’une des roulottes éparpillées sur le terrain, il est l’heure de se mettre au boulot. Simone nous explique que sans vraiment faire exprès, elle a semé des navets dans un champ et qu’il se-

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BRUN ET THAÏS BROUCK

rait temps de les ramasser. Nous nous mettons donc en devoir de récolter les tubercules, sur une parcelle grande comme un demi terrain de football. L’exercice ne nécessite pas grand chose : un coup d’œil averti, un Opinel aiguisé et un dos en bon état suffisent à faire de nous des récolteurs acceptables. Nous prenons rapidement plaisir à la tâche et, dans notre enthousiasme, commettons quelques maladresses de débutants. Parfois, les navets que l’on arrache à la terre sont trop petits pour être vendus. Avant même d’avoir compris notre erreur, nous leur avons ôté les scalps de feuilles vertes qui les coiffent et découpé leurs racines d’un coup de lame. Dans ces cas-là, il est trop tard pour eux. Heureusement, Simone ne nous en tient pas rigueur. Avec patience, elle nous explique quelle taille convient : pas plus petit qu’un abricot pour faire simple. Et aussi, comment différencier les rutabagas qui poussent dans le même champ. Ces derniers, pas assez beaux pour être vendus, iront aux brebis. Notre labeur s’achève après une petite heure. La brouette déborde presque de tubercules blancs. Notre première tâche d’apprenti-maraîchers touche presque à son but. Il faut maintenant laver les légumes au jet d’eau et à la brosse. C’est qu’il s’agit de les rendre présentables pour le marché du vendredi ! La première matinée se termine. Rien de très pénible pour l’instant, et la sensation d’avoir filé un coup de main à une copine. C’est assez plaisant de se dire que sans nous, le ramassage des navets aurait pris deux fois plus de temps à Simone. L’autre aspect sympathique du wwoofing arrive aux alentours de midi. En échange du service rendu, notre


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Des brebis, les seuls animaux que lÕon peut croiser dans la ferme alternative de Simone Heidrich. © J.-A.B.

hôte pourvoit à nos besoins alimentaires. En attendant qu’elle prépare des galettes maison (on est quand même en Bretagne), elle nous demande de nourrir les animaux. Pour tout bétail, nous ne dénombrons que cinq brebis. Le maigre cheptel fait en réalité office de tondeuse à gazon, à défaut de produire du lait. En hiver, il faut tout de même approvisionner les bêtes en fourrage. C’est à nous de nous y coller. Après tout nous sommes là pour ça. L’affaire est expédiée en dix minutes et deux allers-retours de brouette. Le déjeuner est l’occasion de connaître un peu mieux notre hébergeuse allemande. Et de parler wwoofing. Simone Heidrich n’a pas les moyens de payer des salariés. Ce n’est pourtant pas l’argent qui l’a poussée à accueillir des travailleurs bénévoles, mais plutôt l’expérience humaine qui en découle. Il est vrai que le wwoofing, grâce à ses airs « d’échange de bons procédés », permet une relation avec l’agriculteur (ou agricultrice) différente de celle qui peut unir un travailleur saisonnier à un exploitant agricole. L’absence de contrat, d’argent et de contraintes (puisque chacun est là de son plein gré et non par nécessité), créent un climat plus amical. Cela se ressent particulièrement au moment du repas. Il n’y a pas de « patron » et « d’employés ». Juste des agriculteurs plus ou moins expérimentés. L’autre aspect de l’expérience, c’est le côté très « alter », presque marginal, de la démarche. Le mode de vie de Simone est ce que l’on pourrait appeler une application quasi-littérale des

principes altermondialistes. Elle dort dans une caravane, mange bio, récupère l’eau de pluie, dispose d’une petite éolienne et de panneaux solaires, sans oublier son travail de la terre, le plus respectueux possible de l’environnement. Dès lors, le wwoofing s’intègre parfaitement dans la logique de vie de Simone.

L’après-midi : découpe de bois et dommages collatéraux L’après-midi nous sommes livrés à nous-mêmes. Enfin, pas tout à fait, car avant de partir à un stage sur les engrais, Simone nous a donné les consignes : couper un tas de bûches puis les ranger. Rien de bien sorcier, même si l’on ne manie pas toujours la hache comme un bûcheron canadien. Mais pour qui n’est pas habitué à faire du petit bois, la tâche peut s’avérer fatigante. Heureusement nous sommes deux, et nous nous relayons. Le rythme est bon. Pendant que l’un découpe, l’autre remplit la brouette et ainsi de suite. Au bout d’une heure et demie, alors que notre travail touche à sa fin, un coup de hache mal ajusté vient s’enfoncer dans le sol. Ce qui aurait pu n’être qu’anodin ne le fut pas. En effet, exactement là où la lame a fendu la terre se trouve, enterré à une dizaine de centimètres, un câble électrique. Très rapidement, nous constatons l’ampleur des dégâts : les fils électriques relient la caravane au réseau EDF. Plus de chauffage, plus de lumière et aucun moyen de réparer sans risquer de se prendre une décharge. Lorsque Simone revient, il fait nuit et il lui faut une demi-heure

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pour réparer les dommages collatéraux de notre activité forestière. Heureusement, notre hôte est bricoleuse et habituée aux petits couacs. Parfois les wwoofers font bien pire. Elle nous raconte l’histoire d’un « gars sous méthadone » venu passer quelques temps chez elle pour travailler la terre. Ou cet autre, alcoolique, qui lui sifflait ses bières à longueur de journée. « Je suis trop gentille, se défend l’agricultrice dans un sourire. Je ne sais pas dire non. » Ici se trouve l’une des limites du wwoofing. Si le wwoofer ne remplit pas sa part de travail, ou s’il exécute mal les tâches qui lui sont confiées, ou encore s’il abuse de la gentillesse de son hôte, il n’est pas toujours aisé de mettre fin à la collaboration. Simone cite l’exemple d’un agriculteur du coin qui a opté pour une méthode radicale. « La première année il a accueilli tous les wwoofers qui se présentaient, pour voir. Maintenant, il fait le tri. Il ne prend que ceux qui ont des connaissances en maraîchage et qui sont réellement intéressés par l’agriculture ». Il semblerait que certains wwoofers

prennent leur séjour à la ferme pour des vacances. Certes, c’est un bon moyen pour voir du pays, mais il ne faut pas oublier que l’on doit mériter le logement et la pitance que l’on nous fournit. Chez Simone, en échange de quelques heures de travail cinq jours par semaine, les bosseurs volontaires sont nourris, logés, abreuvés, invités au cinéma et même transportés de festnoz en festnoz les weekends estivaux. « Mais uniquement s’ils ont bien travaillé », plaisante-t-elle. Un fois le courant rétabli, Simone, pas rancunière, propose d’aller manger une pizza et boire un verre dans l’un des bars du Faoüet. Au nord-ouest du Morbihan, à la limite du Finistère, dans ce que l’on appelle le Centre Bretagne, la surpopulation n’est pas d’actualité. Les principaux villages autour de la ferme ne comptent guère plus de trois à quatre mille habitants. Après dix minutes de route dans un brouillard dense, nous arrivons dans le petit bourg. Pas grand monde dans les rues. La Fourmi rouge, le pub où l’on peut ramener ses propres pizzas, apparaît comme un îlot de vie dans la mer de brume. A l’intérieur, il fait bon. Les patrons gays du bar accueillent Simone avec un grand sourire. La soirée se déroule dans une ambiance de mu-

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Construite lÕ t dernier, la yourte est le lieu de vie des wwoofers. ©J.-A.B.

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sique celtique, interprétée par un couple d’Irlandais expatriés, et de conversations altermondialistes.

Le soir : c’est bières, pizzas et bavardage La question du wwoofing vient rapidement dans la discussion. Cela fait un an que l’agri-artiste, comme elle se définit, accueille des wwoofers. « J’ai souvent besoin d’aide pour m’occuper des récoltes, explique-t-elle. Mais je croule sous les demandes. Je dois souvent refuser du monde. » Globe trotteuse dans l’âme (elle a vécu en Afrique, au Japon, en Belgiqu etc.), Simone est désormais contrainte de passer son temps sur ses terres. « Lorsque j’accueille des wwoofers, c’est comme si je voyagais sans me déplacer. C’est aussi pour cela que je fais du wwoofing. » Julie et Morgan, un couple d’amis de l’agricultrice bio, nous disent avoir pratiqué le wwoofing « touristique ». « Nous sommes allés en Suède plusieurs années. Nous trouvons que c’est le meilleur moyen pour découvrir un pays. » Ils apprécient surtout la possibilité qu’offre ce mode de vie de se mêler à la vie locale. « La journée, on travaille avec l’agriculteur et les autres wwoofers. Le soir, on va dans les bars du coin et on discute avec les gens du village. C’est bien plus convivial que n’importe quelle autre façon de voyager ! » Nous rentrons à la ferme avec Simone qui pilote habilement la vieille Peugeot malgré la brume et la route sinueuse. Vers trois heures du matin, alors que nous dormons paisiblement, le chauffage au fioul cesse de fonctionner. La caravane, mal isolée, se refroidit rapidement. Nous finissons la nuit emmitouflés dans nos sacs de couchage, par 5°C. Les aléas du wwoofing.

Deuxième journée : Poireaux, panais et bonne suée Après cette fraîche nuit, nous nous délectons d’un petit déjeuner dans la yourte. Pain cuit sur place, confiture maison, Nutella version bio et thé à l’eau de pluie. Notre journée de maraîcher débute par la récolte de poireaux. Très petits, ceux-ci nécessitent un nettoyage avant d’être vendus. Sur les instructions de Simone, nous coupons les pointes et nettoyons les racines. Notre besogne achevée, c’est au tour des panais de sortir de terre sous nos assauts. Sortes de carottes blanches, ces tubercules font partie des légumes anciens ou oubliés que Simone se plaît à cultiver. La journée se poursuit avec le débitage d’arbres à moitié morts qu’il faut ensuite transporter sur une trentaine de mètres. Outre le poids des morceaux de troncs, le travail est compliqué par la boue dans laquelle nos bottes s’enfoncent allègrement, rendant chaque pas plus pénible. Au bout de deux heures, et pas mal de sueur, les cinq hêtres et le bouleau forment un joli tas de bois. Les bras et les épaules implorent un peu de repos, mais nous avons vraiment l’impression d’avoir été utiles. Sans nous, Simone y aurait passé plus d’une demi-journée. Elle reconnaît que « sans les wwoofers, il y a certaines tâches qui [lui] prendraient très longtemps ». Après une douche (la première depuis notre arrivée),

D terrer une b che. Des t ches parfois ingrates !"#!$%&'%(!&)*$+,!-&."/&00**1!(-2©J.-A.B.

nous avalons un plat de spaghettis agrémenté de sauce bolognaise végétarienne. La viande hachée est remplacée par des graines de tournesol légèrement grillées. Simone nous embarque ensuite à Gourin – un village de 4 000 âmes – pour une séance ciné. En hiver, la maraîchère apprécie de se faire une toile de temps à autres. Lorsque la belle saison revient et que les températures radoucissent, c’est dans la yourte qu’elle organise des soirées de projection de DVD en compagnie d’amis « alter ». Les débats qui suivent se prolongent tard dans la nuit. La journée touche à sa fin et demain il nous faudra repartir. Nous repensons alors à ces derniers jours passés à travailler la terre, à discuter avec Simone, à oublier la vie citadine. Le wwoofing nous a permis de découvrir le fonctionnement d’une exploitation agricole biologique. Il nous a aussi fait prendre conscience d’un mode de vie très différent du nôtre : simple et riche, rude et plaisant. Un choix de vie qui demande des sacrifices, qui implique de se passer du superflu mais sans abandonner pour autant certains menus plaisirs. Le wwoofing nous a fait entrer dans la vie d’un agriculteur : l’aider dans ses tâches quotidiennes, partager ses déconvenues lorsque la récolte n’est pas bonne, ne pas lui imposer notre présence mais savoir se rendre utile. Une expérience sympathique, pas de tout repos, mais gratifiante. Le wwoofing ce n’est pas des vacances, c’est indéniablement un voyage.

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Simone Heidrich, alter- agro « Je me définirais comme agri-artiste». Sur le site du wwoof, Simone Heidrich annonce la couleur. L’augure d’une semaine en compagnie de cette agricultrice alternative nous a décidés

© J.-A.B.

à nous lancer dans l’aventure du wwoofing.

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ne yourte et un drapeau arc-en-ciel, avec l’inscription « CLIMAT » qui flotte fièrement sur les terres bretonnes, près d’habitations traditionnelles. Le contraste est volontaire. Cette Allemande de 44 ans affiche, sans complexe, son homosexualité et ses convictions environnementales. Pantalon en sky noir, doudoune, yeux

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bleus et coupe à la Tintin. Sauf que ses cheveux sont grisonnants et sa houppette, faite de petites dreads rouges. Dans le nord-est du Morbihan, près de Gourin, une région aux traditions bien ancrées, cette manière d’être pourrait choquer, ou du moins déranger. Mais sa nature souriante, volontaire et généreuse compense son côté marginal.

Bien qu’elle réside à l’écart de son village, elle connaît tout le monde et s’est parfaitement intégrée. « J’ai décidé de m’installer en Bretagne parce que le climat est un peu comme chez moi dans l’Est de l’Allemagne, et j’aime l’histoire de cette région, les Celtes !" #$%&'()('**' +,'# -$% +##'%) germanique. Simone a quitté son pays d’origine à 18 ans, direction la Belgique. Du plat pays


R E P O R TA G E

elle conservera deux passions : le cirque et la bière. Son intégration dans une école d’art de la piste a engendré la première. Si elle ne pratique plus cette discipline aujourd’hui, elle pense sérieusement à créer une formation de clown et de jonglage dans sa région d’adoption. Pour ce qui est de la seconde, elle la pratique encore quotidiennement, mais avec modération. Depuis, elle a beaucoup voyagé. Le Japon d’abord. Dans une rizière. La future agricultrice bio y a découvert la culture et les légumes asiatiques. Elle est restée près du mont Fuji quelques mois en wwoof avant de s’envoler vers l’ex-Zaïre (RDC). Elle participe à la construction d’un barrage sur une rivière en vue d’alimenter en électricité une petite usine de torréfaction de café. L’Allemande s’est découvert une fascination pour ce continent, mais ne s’y est jamais sentie chez elle. « J’y suis resté un an. Un an de partage et de bonheur. Mais les gens n’ont pas besoin de moi là-bas. Ce n’est pas ma culture. »

«

Vieux légumes Après ces pérégrinations, elle décide de poser ses valises en France, en 1996, pays dont elle a acquis la nationalité. Pas question pour autant de rentrer dans les carcans de la société. Wwoof, camion, roulotte, yourte, elle n’a jamais vécu dans une maison ou un appartement. D’ailleurs, elle « n’aime pas ça ». A cette époque, elle vit de petits boulots avec sa copine, dans des fermes bio. « L’agriculture est venue à moi ! "#$%&'! ("! )*++#',-'.! C’est ce que j’ai toujours fait. » Elle cherche des terres à vendre pour se mettre à son compte. Lorsqu’un agriculteur de sa connaissance (,/!0%+0+-'!'1$1!,1!2'%%"/1 !'(('!-",2'!-,%! l’occasion. Quelques papiers administratifs et un emprunt à une amie plus tard, elle prend possession de onze hectares isolés. Elle aurait aimé y produire de la bière et y planter des shiitakes, des champignons japonais. Après d’âpres négociations avec une petite amie « bièrophobe », elles s’accordent pour cultiver d’anciennes variétés de pommes de terre bios. « Il existait déjà plusieurs agriculteurs bio dans la région, se souvient l’agro-militante. Mais ils faisaient des légumes classiques. Moi je voulais

absolument faire quelque chose de différent et les anciennes variétés se sont imposées à moi. » A force d’écumer les marchés, elle acquiert une certaine réputation. Sa clientèle et sa production s’élargissent. Lorsqu’un de ses collègues maraîchers prend sa retraite, il lui propose de reprendre sa clientèle : « Je ne voulais pas me donner plus de travail, sourit-elle. Mais il

voie la pareille. Elle est comme ça. La gay-pride de Gourin a désormais lieu chaque année. Selon Le Télégramme, 6 000 personnes avaient répondu présent en 2010. C’est même devenu l’un des plus gros rassemblements homosexuels de France. « En Allemagne, les mœurs sont bien plus ouvertes qu’en France, et ce, depuis longtemps, affirme la les-

a insisté et j’ai fini par craquer. » Aujourd’hui, sous serre ou en plein champ, il n’y a plus que des patates

bienne assumée. Mais en Bretagne, je connais plein d’homos qui n’osent pas se montrer ». Elle, n’hésite pas. Badge arc-en-ciel sur le bonnet, écusson de même couleur sur l’épaule, elle a longtemps vécu en communauté, entre lesbiennes. « Je n’ai plus envie de ça aujourd’hui. Ce n’est pas bien de vivre entre soi, on se renferme », analyse-t-elle. Alors Simone prend la direction inverse. Celle de l’ouverture. Avec quelques jeunes du coin, elle crée une association pour la sauvegarde des anciennes variétés de légumes et l’éco-construction : « La Yourtilière ».

JÕaurais pr f r tre un gar on » qui sortent de terre : une dizaine de variétés de tomates, des poireaux, des panais, des navets et des cucurbitacées, sans oublier les légumes aux noms étranges et surtout sa spécialité, un mesclun de quarante fleurs et salades. Ses clients ? Des particuliers « qui ont eu besoin de recettes et d’être éduqués à ces nouvelles saveurs », Le jardin gourmand, un restaurant bio à Lorient et quelques grandes tables parisiennes.

Gay pride Très manuelle, elle estime qu’« hommes et femmes ne sont pas prédestinés à effectuer telle ou telle tâche. Bleu pour !"#$%&'()"#!*#&("!#+(,&# !"#- !".#'%#)/%# pas de sens ! Je pense que cela vient de l’éducation. J’aurais préféré être un garçon », lance-t-elle une bière bio à la main. L’agricultrice illustre ses propos au volant de son tracteur ou une tronçonneuse à la main. Mécanique, labour, maçonnerie, cuisine, menuiserie… Elle sait tout faire, et elle le fait bien. En 2006, elle participe à la première gay-pride de Gourin, 4 000 habitants. Une dizaine de gays et lesbiens défilent dans la capitale de l’ardoise. Choc des civilisations. « Le public s’était déplacé en nombre mais nous avions l’impression d’être des bêtes de foire », regrette-t-elle. Les gens la mitraillent de photos. Simone leur ren-

Devenir autonome Cette militante est intarissable sur les côtés néfastes de l’agriculture conventionnelle et les aberrations de certains pans de l’économie de marché. Dans son impressionnante vidéothèque, si l’on peut tomber sur quelques James Bond, les documentaires engagés occupent une bonne place : Home, Solutions Locales pour un désordre global, Nos enfants nous accuseront… Des soirées projection/débat sont régulièrement organisées dans sa yourte, habitation achevée l’été dernier avec l’aide des membres de son association. Son rêve ? Devenir complètement autonome. « Je récupère les eaux de pluie, j’ai quelques petits panneaux solaires et une éolienne mais je suis encore raccordée à EDF, indique la militante alternative. Dès que j’ai un peu d’argent je rachète des panneaux et ce sera bon. » Etre alternatif. Sous les deux acceptions du terme. Vivre différemment mais avec les autres. Voilà son crédo.

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Jeunes Agriculteurs

Dur dur de s’installer Accéder au foncier devient de plus en plus difficile pour les jeunes agriculteurs. Concentration des terres, hausse du prix de l’hectare, manque d’aide de la part des pouvoirs publics et des syndicats, les obstacles sont multiples. Des initiatives se sont développées partout en France ces dernières années pour y remédier. PAR

C

’était déjà le cas dans une trentaine de départements, cela l’est maintenant dans tous. Depuis le 1er janvier 2011, les associations départementales d’aménagement des structures des exploitations agricoles (Adasea), dédiées à l’accompagnement des jeunes agriculteurs vers l’installation, n’existent plus. Leur disparition fait partie du plan d’économies des dépenses publiques décidé par le gouvernement dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Elle a été adoptée dans la loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche du 27 juillet 2010 (article 71). Les actions des Adasea en matière d’aide à l’installation et à la transmission ont été transférées aux chambres d’agriculture. Une mesure loin de faire l’unanimité. Si du côté du ministère de l’Agriculture on plaide la rationalisation en soutenant que « les chambres d’agriculture constituent des enceintes aptes à assumer la gestion du soutien à l’installation », les syndicats agricoles, Jeunes Agriculteurs (JA) en tête, se montrent plus sceptiques. « On risque de perdre en souplesse et en réactivité », s’inquiète Jean-Michel Schaeffer, président des JA. Car le monde agricole a besoin de sang frais pour compenser la chute vertigineuse de sa population : de six millions dans les années 1950, elle est tombée à moins de 900 000. Le modèle familial, avec la transmission quasi automatique des exploitations d’une génération à la suivante, a vécu. De moins en moins d’enfants d’agriculteurs souhaitent reprendre la ferme de leurs parents. La solution semble

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VINCENT GLAVIEUX

venir de jeunes agriculteurs non issus du monde agricole. Aujourd’hui, ces hors cadres familiaux (HCF) représentent le tiers des 10 000 installations annuelles d’agriculteurs de moins de 40 ans, selon les résultats d’une étude menée par François Lefebvre et Mickaël Quelen pour le compte du Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles (aujourd’hui Agence de services et de paiement).

Une compétition de plus en plus féroce Titulaires d’un diplôme de l’enseignement agricole, personnes en reconversion professionnelle, salariés agricoles… tous ces néo-ruraux ont pour objectif, à plus ou moins long terme, de posséder leur propre exploitation. Sauf que l’accès au foncier se révèle de plus en plus difficile. La lutte pour les terres arables s’intensifie entre les hors cadres familiaux, les agriculteurs déjà installés qui souhaitent agrandir leur exploitation, mais aussi les promoteurs immobiliers ou les citadins en quête d’une résidence à la campagne. Face à cette compétition, de nombreux jeunes attirés par le métier se sont découragés. Philippe, par exemple. Après une formation d’exploitant agricole avec spécialité dans le maraîchage diversifié, ce fils d’une institutrice et d’un technicien s’était mis en quête de terres à acheter ou d’une ferme à reprendre dans le Pas-de-Calais. Mais la compétition était tellement rude et les obstacles si nombreux qu’il a décidé de mettre son projet entre parenthèses. Il est main-


E N Q U ET E

AujourdÕhui, le tiers des 10 000 installations annuelles dÕagriculteurs de moins de 40 ans sont le fait de jeunes non issus du monde agricole. © V.G.

tenant auto-entrepreneur en achat et revente de légumes. En attendant de réaliser son rêve.

Entre hausse des prix et concentration des terres Présente dans toute la France au travers de 27 sociétés spécialisées dans la vente de biens fonciers et immobiliers ruraux, la Fédération nationale des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (FNSafer) est un organisme contrôlé par l’Etat. Elle joue les intermédiaires entre vendeur et acquéreur et observe le marché. Tous les ans, elle publie aussi un rapport sur le marché immobilier rural. Dans son édition 2009 (sortie en mai 2010), elle constate que, si le prix des terres libres a baissé de 1,6 % par rapport à 2008 pour atteindre 5 090 € l’hectare, l’évolution des prix reste largement à la hausse sur les dix dernières années : + 60 % entre 1998 et 2009. La tendance est la même pour les terres louées. L’étude montre qu’en un an, le prix d’un hectare a augmenté de 1,1 %, pour s’établir à 3 910 €, portant l’augmentation à + 40 % en dix ans. Parallèlement, le nombre d’exploitations agricoles ne cesse de diminuer. Depuis la fin des années 1980, il est passé de plus d’un million à environ 500 000. La taille des fermes,

elle, suit le chemin inverse : plus de 60 % des fermes françaises de moins de 20 hectares ont disparu depuis 1967, tandis que le nombre de celles supérieures à 50 hectares a quasiment doublé. Les réformes successives de la Politique agricole commune (Pac) ne sont pas étrangères à cette évolution. En mettant en place un soutien financier proportionnel à la surface, puis au type de production, elles ont favorisé l’agrandissement des exploitations au détriment de leur transmission à des jeunes. Chaque année, ce sont ainsi plus de la moitié des terres libérées par les départs à la retraite qui vont à l’agrandissement plutôt qu’à de nouvelles installations. « Il y a environ 15 000 demandes par an, mais seules 6 000 à 10 000 sont satisfaites, confirme André Thévenot, président de la FNSafer Il n’y a pas suffisamment d’exploitations pour les jeunes qui souhaitent venir dans notre secteur d’activité. »

!"#$$%&'!(')'*)+%,-!(' Autre souci pour les jeunes non issus du milieu paysan, la prise de conscience tardive, par les syndicats agricoles, de l’enjeu des dispositifs d’accompagnement des HCF. Un phénomène illustré par le faible développement de leurs sections Jeunes. Seule exception : la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), où la branche Jeunes Agriculteurs (JA) revendique 50 000 adhérents. La Fédération nationale des jeunes exploitants familiaux (FNJEF), issue du Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef) ne compte que 600 membres ; la

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Depuis quelques ann es, des initiatives se d veloppent pour aider les jeunes qui veulent sÕinstaller en tant quÕagriculteurs, comme au Germoir dÕAmbricourt, dans le Pas-de-Calais. © V.G.

section Jeunes de la Coordination rurale ne souhaite pas communiquer sur le sujet. Quant à la Confédération paysanne, créée en 1987, un groupe de réflexion Jeunes a été formé il y a seulement un an et demi et réunit, de temps à autre, une trentaine de personnes. A ces difficultés s’ajoutent parfois la méfiance des agriculteurs. « Ils ne voient pas toujours avec plaisir l’installation d’un HCF sur leur commune », confirme François Lefebvre. Un phénomène qui est encore plus prononcé dans les zones à forte pression foncière ou à grande concurrence agricole. « Les HCF sont parfois aussi obligés d’acheter une terre plutôt que de la louer à un propriétaire, ajoute-t-il. Or les banques rechignent souvent à sortir 300 000 ou 400 000 € pour aider au démarrage des activités. »

Développement d’une aide citoyenne Pour venir en aide à ces jeunes porteurs de projet, des initiatives sont nées un peu partout en France. Depuis le 1er janvier 2011 et la disparition des Adasea, ce sont les chambres d’agriculture qui assurent le suivi des transmissions d’exploitations agricoles de cédant à repreneur. A côté de ces structures, se sont progressivement tissés des réseaux d’associations, issues pour la plupart de l’économie sociale et solidaire. Les Associations de formation et

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d’information pour le développement d’initiatives rurales (Afip) et les Centres d’initiative pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam) sont les principales. Leur objectif : apporter aux porteurs de projet une aide spécialisée, en promouvant souvent une agriculture non-productiviste et durable, respectueuse des sols et de la biodiversité. En Bretagne, la Civam a par exemple accompagné un jeune citadin, qui souhaitait devenir producteur de viande bovine et faire du pain biologique. Les banques refusaient de le suivre, arguant d’un montant trop important pour ce type de projet. La fédération l’a donc mis en contact avec « les Paniers de Saint-Gilles », un groupement de consommateurs bio créé par une association de protection de l’environnement. Le collectif a appuyé, avec succès, le dossier auprès de la banque en assurant l’achat de pain et en se déclarant caution solidaire du projet. Autres initiatives, des tutorats de jeunes agriculteurs par des pairs locaux, des consommateurs, des élus ; des ateliers-théâtre censés favoriser le dialogue entre cédants et candidats à la reprise, ainsi que des « espaces test ». Germoir d’Ambricourt dans le Pas-de-Calais (lire page suivante), Marmite du Mouvement rural des jeunesses chrétiennes (MRJC), projet de couveuse des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) en Ile-deFrance… Tous ont pour but de permettre à des personnes souhaitant s’installer en agriculture de tester leurs compétences, de vérifier la faisabilité économique et l’adéquation du projet avec leurs motivations et le territoire. Des actions intéressantes, mais qui semblent encore trop peu nombreuses pour remédier de manière efficace aux problèmes liés à l’installation des jeunes agriculteurs.


R E P O R TA G E

Le Germoir pousse au fil des saisons Installé depuis 2004 dans l’ancienne ferme de la famille Boutin, le Germoir d’Ambricourt, dans le Pas-de-Calais, accueille toutes les personnes qui veulent se tester avant de lancer leur activité en milieu rural. Une initiative sociale, bio et solidaire qui trouve peu à peu sa place.

A

utour du vieux tracteur Renault 551 rouge, Sébastien et Thomas

se dépêchent. Les deux amis n’ont qu’une heure pour planter leurs quatre bandes d’oignons. Le climat n’est pas en cause par cette journée de mars, même si le ciel est nuageux et les brises de vent, froides. Non, le souci est matériel. !"#!$%&'()!*)!+,!$,-.)!*/0)-#)%!*)!123+! $&-%! +-3! )4$%-#()%! .,! 4,523#)6! explique Sébastien,! 7-3! $)3#)! 8! 9,3%)! */4,%%)%! +)! 4&()-%! *:&55,.3&#;! <:,-(%)! ,! *).! %&-).! (%&$! +,%=).;! > ! ?3! &#! *&3(! +)! 9,3%)! 8! +,! 4,3#6!&#!@,!A!$,..)%!(&-()!

Région délégué à l’alimentation, la régionalisation de l’agriculture et la ruralité. Elle accueille dix-neuf employés, répartis entre une pépinière d’entreprises, une coopérative d’activités et trois associations. Mais l’activité principale du Germoir "',7'(3:',;!$'(7',7(!&"*$83'/(097"'(<%8 !,( et Sébastien, deux autres porteurs de projet, ainsi que deux agriculteurs, travaillent sur les quatre hectares de terres. Après deux saisons dans la pépinière, Philippe Bru, dit « Phil », s’est installé en !"!#$%!&'()*+'",*-.(,9"(3'(,*7'(-6(=>>?/(

+:,$%B.C43*3! >, complète Thomas, en s’installant sur la planteuse. Depuis trois mois, les deux jeunes hommes font du !"!#$%!&'( )*+'",*-./( 0*gnons, échalotes, carottes, poireaux, choux... ils cultivent près de 35 légumes différents sur leur parcelle de 6 000 m². Sans expérience du métier, mais avec le soutien d’une structure unique dans la région. Planté au milieu de fermes conventionnelles, le Germoir d’Ambricourt, à 45 km de Béthune (Pas)'12!3!*,45(,'().-6*7($8 '(96( !5)#(%)! *:)D$/%34)#(,(3&#!)(!*:3#3(3,(3@).!%-%,+).!>. Une pépinière d’entreprises pour aspirants ruraux en somme. !E#!FGGH6!7-,#*! +:,#53)#!$%&$%3/(,3%)!*)!+,!9)%4)!).(!$,%(3!8! +,!%)(%,3()6!.&#!.&-2,3(!/(,3(!*)!$)%4)((%)! ,-D!$)%.&##).!7-3!@)-+)#(!5%/)%!+)-%!,5(3C @3(/!)#!43+3)-!%-%,+!*)!().()%!+,!@3,I3+3(/!*)! +)-%! $%&0)(! >, raconte Xavier Carlier, employé du Germoir.

Huit porteurs de projet en quatre ans La structure, entièrement rénovée, est en action depuis 2005. Elle est placée sous la responsabilité de Jean-Louis Robillard, coordinateur – et vice-président de la

Aujourd’hui, avec son beau-père Luc, il exploite un hectare en plein champ et 900 m² sous tunnel. Il assure aussi de manière bénévole l’encadrement technique des porteurs de projet. !J&-().!+).!.)4,3#).6! &#!9,3(!$,%!)D)4$+)!-#!(&-%!*).!$,%5)++).6! )(!&#!$&-..)!+).!-#.!)(!+).!,-(%).!8!(%&-C @)%!)-DC4K4).!+).!%/$&#.).!8!+)-%.!$%&C I+B4).6 détaille-t-il. <)!I-(!).(!I3)#!*:,++)%! $%&=%)..3@)4)#(!@)%.!+:,-(&#&43);!> En quatre ans d’encadrement, Philippe aura connu huit porteurs de projet. Quatre sont au Germoir, deux sont en cours d’installation dans le département, un autre a stoppé son activité, après s’être rendu compte que le métier ne lui convenait pas. Le dernier, lui, a pris le statut d’auto-entrepreneur en achat et revente de légumes, en attendant de trouver des terres où s’établir. Car, si les terres agricoles représentent près de deux tiers du Nord-Pas-

de-Calais selon les statistiques 2008 de l’Insee, la tendance est à l’augmentation de la taille des exploitations plutôt qu’à l’installation de nouveaux arrivants : entre =>>>('7(=>>?5(3',(@'" ',()'( 8*6,()'(=>( ha ont diminué de plus d’un tiers, alors que celles de plus de 100 ha progressaient de près de 25 %.

!"#!$%&#$'()*!#$+),$(,-.(# A!($".)*B*3*7.(-6!6$*C"'(',7(96(!97"'(.$9'*3( auquel doivent faire face les porteurs de projet d’Ambricourt. Pour beaucoup d’exploitants du coin, le crédo « agriculture bio », défendu par le Germoir, est encore synonyme de &89@@"'( -6!6$*'"/( ! "#! $,..)! $&-%! *).! $&B().! >5( $86-" '( Mickaël Dumont. Déterminé à devenir maraîcher bio, ce Montpelliérain arrivé dans le Pas-de-Calais il y a cinq ans s’est pourtant lancé dans la $86,7"9$7*86( )'( !*,86,5( !-6( de compléter ses revenus. Alors, contradiction ? Pas vraiment, selon Philippe : ! "#! 9,3(! -#! @%,3! (%,@,3+! *)! *3@)%.3'5,(3&#! *).! */I&-52/.6 assure-til. E#! $+-.! *)! +,! @)#()! 2)I*&4,*,3%)! ,-! $,#3)%6!&#!+3@%)!-#)!/$35)%3)!I3&6!*).!%).C (,-%,#(.6! *).! 5&++B=).6! *).! 4,3.&#.! *)! %)(%,3()!)(!,-..3!-#!9,I%35,#(!*)!I,%7-)(().! .&-.! @3*)! L! &#! *)@3)#(! 4K4)! (%&$! $)(3(.! $&-%!9,3%)!9,5)!8!+,!*)4,#*)!M!> A terme, l’ambition de l’agriculteur est de structurer 96(+"!*'(-3*C"'(B*8()'(;"8D* *7.()!6,(3!(".gion, avec les gens passés par le Germoir. E6( ).-( )'( 7!*33'( F( !$79'33' '675( 8*6,( d’1 % du territoire du Nord-Pas-de-Calais est consacré à ce genre de cultures.

Pour en savoir + Le Germoir : 31, rue Principale 62310 Ambricourt 03 21 04 39 69 !-;GHI=J@"''/@"

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HUMAIN

Femmes

Pas peur de la charrue Etre une femme dans le monde agricole n’est plus une situation incongrue de nos jours. Les techniques et les mentalités évoluent, les lycées agricoles recrutent de plus en plus de filles et les vocations pour le métier d’agricultrice se multiplient. Un pas en avant vers plus de parité. PAR

«

L

’agriculture reste encore aujourd’hui un monde dominé par les hommes », constate Julie Auger, jeune agricultrice ardéchoise. Au 1er janvier 2009, selon la Mutualité sociale agricole, 123 768 femmes étaient chefs d’exploitation agricole, soit un quart de l’ensemble des chefs d’exploitation. En moyenne plus âgées que les hommes (51 ans contre 46), leur activité principale était l’élevage de vaches laitières. Ces dernières années, les voies d’accès au métier pour les femmes se sont diversifiées. Il ne s’agit plus seulement d’un accès par héritage ou par mariage mais il résulte de plus en plus d’un choix, d’une vocation. « Il y a des gens qui usent de l’expression "femme agricultrice" alors qu’il ne viendrait à personne l’idée de dire "femme infirmière" ou "femme professeur", explique Karen Serres, présidente de la Commission nationale des agricultrices à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), dans une interview accordée à La Dépêche le 8 mars 2011. Dans les mentalités, elle reste l’épouse de l’agriculteur, du chef de famille. Cette image écornée de l’agriculture est pesante. » Pour lutter contre ces a priori, les organisations féminines agricoles se multiplient. Sophie Willemetz est présidente de l’Inter groupe féminin depuis le 13 janvier 2011, un organe de la Fédération nationale des groupements employeurs développement agricole (FNGEDA) composé d’associations féminines ou encore de développement agricole, de salariés agricoles et de cercles d’échanges. Pour elle, les voies d’accès au métier ont changé. Mais « ce ressenti n’est pas majoritaire, commente-t-elle. On commence

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FLORENCE MAZET

à remarquer dans la jeune génération, notamment celle qui sort de l’école, que c’est un métier choisi. Il existe deux catégories de femmes, d’égales proportions : celles qui sont devenues agricultrices par mariage et celles qui le sont devenues par vocation. Les femmes qui sont installées en tant que chef d’exploitation le sont beaucoup plus dans des structures d’élevage que des structures céréalières. »

De nouveaux statuts « Depuis 1974, il y a eu énormément de progrès. Par exemple, en matière d’installation, mari et femme peuvent se mettre en Groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec, NDLR), affirme Karen Serres. En réalité, on est parti de très loin mais certaines professions sont plus en retard que celles du monde agricole. Les artisans et commerçants regardent ce que l’on fait et nous copient pour le statut de la femme artisan. » Depuis 1999, les conjointes d’exploitant ont obtenu un statut juridique. Une loi a réglementé le travail de la femme au sein de l’exploitation. Pour être reconnu comme collaborateur d’exploitation ou d’entreprise agricole, il faut être conjoint partenaire de Pacte civil de solidarité (Pacs) ou concubin d’un agriculteur et participer à une activité non salariée agricole sans être rémunéré. La conjointe doit avoir l’accord de son époux et ne pas exercer d’autre activité qui représente plus d’un mi-temps. Ce nouveau statut permet des bénéfices en terme de retraite et d’assurance maladie. Au 1er janvier 2009, selon la Mutualité sociale agricole, le nombre de conjointes d’exploitant s’élevait à 205 591 dont


E N Q U ET E

En France, plus de 123 000 femmes sont chefs dÕexploitations. © Nature Capitale

44 286 actives, soit une proportion de 22 %. Elles étaient présentes principalement dans les cultures céréalières et industrielles. « Le comportement des hommes et leur état d’esprit n’ont pas fondamentalement changé, malgré une modification du monde de l’agriculture, analyse JeanClaude Ponçon, écrivain, auteur de Paysannes, la vie de trois femmes du monde agricole, publié en 2002. Pour les femmes, une révolution extraordinaire s’est produite. Elles étaient la cheville ouvrière de la ferme, s’occupant de la traite, de l’éducation des enfants, des tâches ménagères. Avec les nouvelles technologies, la vie de ces femmes s’est transformée, poursuit-il. Elles ont d’abord connu une période de latence. Elles n’avaient plus les gestes anciens à faire et elles ne connaissaient pas les nouveaux, elles n’y étaient pas préparées. Elles ont commencé à avoir des métiers différents de ceux des hommes. Elles ont amené l’extérieur à la ferme. »

«

autres ont de notre métier, il n’y a pas de différence, nuance-telle. Il faut être performante. Au début, ce n’est pas forcément évident mais le regard des hommes change. Nous sommes plus sensibles aux conditions de travail. » Présent au Salon international de matériel agricole (Sima) mi-février, l’Inter Groupe Féminin veut faire entendre ses revendications. « Il y a beaucoup de femmes qui rencontrent un problème d’un point de vue morphologique avec la conception du matériel. Parce qu’elles n’ont pas les jambes assez longues pour appuyer sur les pédales, parce que leurs bras sont plus courts, précise Sophie Willemetz. Nous avons donc participé à une conférence sur l’association entre morphologie féminine et conception du matériel agricole. » L’engouement des femmes pour le monde agricole se ressent dès les cursus de formation initiale. Les filières agricoles rencontrent un succès grandissant. Près de 338 000 élèves, étudiants, apprentis et stagiaires y sont aujourd’hui scolarisés, selon le portail de l’enseignement agricole. En France, il existe 838 lycées agricoles, 152 centres de formation pour apprentis, 343 centres de formation professionnelle et 19 établissements d’enseignement supérieur, consacrés à l’apprentissage du métier d’agriculteur. La proportion de femmes dans ces établissements est de plus en plus importante. Et cela se confirme à l’arrivée sur le marché du travail. En 2008, le régime agricole recensait 16 086 nouveaux chefs d’exploitation, dont 8 838 hommes et 7 248 femmes. La parité est en marche.

Une r volution extraordinaire sÕest produite »

Un métier très physique Pour Sophie Willemetz, il y a une spécificité à être une femme dans le monde agricole. « Ce qui différencie les hommes et les femmes dans ce milieu, c’est l’aspect force. A ce niveau là, nous sommes handicapées car c’est quand même un métier très physique. Mais dans la perception que les

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Ardèche

Jeune et Julie fermière Julie Auger, 23 ans, est une jeune agricultrice installée près de Toulaud en Ardèche. Après une formation agricole réussie, elle exerce aujourd’hui le métier qu’elle aime, entourée de vaches laitières. Rencontre avec une jeune femme moderne et dynamique. PAR

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hérie FM, Le Dauphiné Libéré, L’Hebdo de l’Ardèche, tous les médias locaux se bousculent à la ferme de Julie Auger en ce début de semaine de février. Et pour cause, elle inaugure un distributeur automatique de lait, le premier en Ardèche. Combinaison grise, bottes en caoutchouc et son chien sur les talons, Julie Auger accueille les visiteurs avec un grand sourire, même à l’heure de la traite. Cette petite brune, originaire de Clermont-Ferrand, travaille à la ferme depuis deux ans avec son compagnon et l’oncle de celui-ci. Fille de coiffeuse, elle est la première agricultrice de sa famille. C’est d’abord sa passion pour les chevaux qui l’a poussée vers une formation agricole. « Je n’aimais pas l’école mais j’étais attirée par le monde du cheval, explique-t-elle. Petite, je voulais toujours aller à la ferme. » Au lycée à Issingeaux, en Haute-Loire, elle intègre un BEP spécialité équin « avec une majorité de filles », tandis que la spécialité bovine regroupe surtout des garçons. Julie poursuit son parcours par un Baccalauréat professionnel et un BTS technicien agricole en alternance. « Nous étions cinq filles sur treize élèves », une proportion déjà importante selon elle. C’est lors de ses études qu’elle rencontre son conjoint et décide de le suivre en Ardèche. « L’agriculture est un métier d’hommes en général, estime-t-elle. J’ai choisi l’alternance car je voulais me former moi-même et ailleurs, pas qu’à travers mon compagnon. Au début, j’ai éprouvé des difficultés à trouver un maître de stage, mais finalement, une entreprise de travail agricole en Haute-Loire m’a accueillie jusqu’à la

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FLORENCE MAZET

fin de mon BTS en 2009. » Depuis, Julie travaille à Toulaud en Ardèche avec son conjoint Matthieu et son oncle André au sein du Groupement agricole d’exploitation en commun (Gaec) Les Pins, créé en 2008, et qu’elle a rejoint cette année. La laiterie appartient à l’origine aux grands-parents de son ami.

Valoriser autrement Le Gaec ne produit que du lait grâce à quarante vaches laitières et autant de génisses. Pour l’heure, la production est acheminée vers une coopérative, qui la revend. Mais Julie souhaite se lancer dans un circuit court : « nous avons pensé à nous diversifier avec des yaourts, du fromage mais il faudrait embaucher une personne pour s’en occuper et cela est impossible en ce moment. » Un projet d’agrandissement de la ferme est en cours car les bâtiments sont vétustes. La construction d’un nouvel appentis est envisagée. Il servirait à loger les génisses. Néanmoins, l’innovation majeure de cette nouvelle année reste la mise en place du distributeur automatique de lait. Il résulte de la volonté de Julie « de valoriser autrement le travail à la ferme ». Il est d’une capacité de 20 000 litres. A côté du bâtiment principal, sous un petit chalet en bois, le distributeur est équipé d’un écran tactile qui facilite son utilisation. Julie, Matthieu et André ont même aménagé un petit parking à côté de la machine, et il est possible d’acheter des bouteilles en verre vides pour récupérer le lait. Circuit court, écologie et développement durable, autant de valeurs qui se développent chez les jeunes agriculteurs. Mais


R E P O R TA G E

La jeune agricultrice a rejoint la ferme de son compagnon cette ann e, apr s un BTS en alternance. © Florence Mazet

pour mettre en place ce type de distributeur, les associés ont dû se déplacer. « Il a été difficile de trouver cet appareil car cela n’existait qu’en Italie, affirme Julie. Le distributeur nous a été fabriqué par l’entreprise Picard, située dans le centre de la France. » C’est un concept déjà exploité dans le département voisin, la Drôme, qui a inspiré les membres du Gaec. « Au lieu de vendre le lait à une coopérative, 29 ou 30 centimes le litre, nous le proposons à un euro, avance l’agricultrice. Notre objectif, 60 à 70 litres vendus par jour. » Réalisable lorsque l’on sait que les distributeurs dans la Drôme écoulent 115 à 130 litres par jour. Ce projet permet de rentabiliser la production avec un revenu supplémentaire non négligeable, deux ans après une importante crise du lait en France.

«

obtenu le titre de conjointe collaboratrice. La transformation des mentalités est en cours, se réjouit Julie. Malgré tout, il est toujours demandé à une femme de fournir plus d’efforts qu’un homme pour prouver ce dont elle est capable. » A la fin de l’année, l’oncle de Matthieu prendra sa retraite. Le moment pour le jeune couple de se retrouver seul pour gérer une entreprise. Pour Julie, l’avenir de l’exploitation reste encore flou : « nous prendrons sûrement un associé d’ici deux ans car nous avons besoin de temps pour nous ». En effet, un dimanche sur deux, une personne du couple s’occupe seule de la ferme pour que l’autre puisse vaquer à diverses occupations, faire des sorties entre amis. « Avec Matthieu, nous avons beaucoup d’autres loisirs et une journée de coupure nous est nécessaire. De toute façon, ce n’est pas l’avenir du couple d’être à deux dans la ferme », conclut la jeune femme, toujours dans un grand sourire.

La transformation des mentalit s est en cours »

Indépendance et autres hobbies

Pour en savoir +

Julie Auger est une jeune femme moderne. De sa génération, elle partage la volonté d’indépendance. Voilà pourquoi elle a voulu se former par elle-même. « Le monde laitier reste encore assez masculin car une forte polyvalence y est requise, précise-t-elle. Aujourd’hui, le rôle des femmes est enfin reconnu dans les statuts agricoles. Certaines ont même

- adresse : Gaec Ç Les Pins Toulaud È Distributeur de lait automatique 07130 Toulaud disposition 7j/7 - 24h/24h gaec.lespins@orange.fr

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FNSEA

Le pouvoir change de main Combat pour le leadership, baisse du nombre d’adhérents, concurrence des autres organisations... La toute-puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles a rarement traversé une période aussi mouvementée. PAR

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eudi 16 décembre au matin. Dans le secret du 11 rue de la Baume dans le VIIIe arrondissement de Paris, les 68 administrateurs de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) viennent de choisir leur nouveau président. Xavier Beulin, un céréalier du Loiret, bat par 36 voix contre 31 et une abstention, Dominique Barrau, éleveur de l’Aveyron. Celui-ci a du mal à cacher sa déception, jouant avec son stylo, tripotant son portable, faisant la moue, lors de la conférence de presse qui suit, censée sceller la réconciliation entre les deux challengers. C’était à lui, numéro 2 de l’organisation, que devait normalement échoir le poste. Le numéro 1, Jean-Michel Lemétayer, avait choisi de démissionner avant le Congrès de Saint-Malo, fin mars 2011, qui devait élire son successeur, et ce afin de calmer la guerre de succession. Les tensions au sein du syndicat ont finalement accouché de deux candidatures. « C’est la première fois que l’élection se fait par vote, explique Denis Pesche, sociologue au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et spécialiste du syndicalisme agricole. Jusqu’à présent, ils s’entendaient sur un candidat et ils le faisaient valider par le Congrès. » « Je souhaite que les deux candidats se mettent d’accord pour qu’il n’y ait plus qu’une seule candidature », avait d’ailleurs prévenu Jean-Michel Lemétayer en annonçant son départ anticipé. « Il n’y a pas de binôme à la FNSEA (...) et je souhaite conserver cette unité », ajoutait-il, récusant un éventuel attelage entre les deux protagonistes. Plus que le déroulement de l’élection, c’est le profil du

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MAXIME GAYRAUD

11e président de la FNSEA qui détonne. Xavier Beulin n’est que le troisième producteur de grandes cultures à occuper ce poste après René Blondelle (1946-1954) et François Guillaume (1979-1986). Et ce en 65 ans d’histoire. Une simple évolution pour certains, une révolution pour d’autres. « Symboliquement, c’est un énorme changement, un tabou est levé, estime Gilles Luneau, journaliste auteur de La forteresse agricole, une histoire de la FNSEA. Historiquement, il y a toujours eu un partage du pouvoir. Un éleveur à la présidence du syndicat et quelqu’un des grandes cultures à la tête de la commission économique de la FNSEA, laquelle a le vrai pouvoir. » Avec l’élection de Xavier Beulin, le mythe de l’unité du syndicalisme agricole vole ainsi en éclats. Elle est loin cette nuit du 13 au 14 mars 1946 où, au sortir de la seconde guerre mondiale, lors du congrès constitutif de la FNSEA, son président Eugène Forget avait fait voter à mains levées le serment de l’unité syndicale.

La FNSEA affaiblie mais omniprésente L’organisation majoritaire n’est pas sortie indemne des crises agricoles successives des dernières années. Alors qu’il y avait 320 000 adhérents en 2001, « on doit être aux alentours des 250 000 », estime Nancy Fauré, chef de service au département Syndicat de la FNSEA. Et de tempérer cette évolution : « Quand vous analysez ces chiffres, cela est dû à 80 % à l’évolution démographique. » La Confédération paysanne, née en 1987, la Coordination rurale depuis 1992, et récemment le dynamisme de l’Association des producteurs de lait (Apli) ont cassé l’hégémonie de la FNSEA.


E N Q U ET E

Xavier Beulin ( dr.) nÕest que le troisi me exploitant de grandes cultures prendre les r nes de la FNSEA. Il a battu Dominique Barrau ( g.), pourtant num ro 2 de lÕorganisation. © M.G.

Aujourd’hui, l’organisation ne représente qu’un peu plus de la moitié des paysans. Mais elle contrôle la quasi-totalité des chambres d’agriculture. Seules trois lui échappent. Celles du Calvados, aux mains de l’Union pour le renouveau de la défense des agriculteurs (dénomination locale de la Coordination rurale, NDLR), de la Réunion, traditionnellement détenue par la Confédération paysanne et du Lot-et-Garonne, gouvernée par la Coordination rurale. « Pour ces organisations, c’est un problème car elles n’ont pas la puissance du réseau de la fédération, explique Nancy Fauré. C’est un handicap, un problème d’être isolé. Pour avoir les rendez-vous dans les ministères, vous ne faites pas le même lobbying... » Les chambres d’agriculture sont en effet un des outils de la « cogestion » de la politique agricole française entre les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, et le tout puissant syndicat majoritaire.

La revanche des céréaliers Alors, si la FNSEA reste le seul syndicat à avoir un rôle dans la définition de la politique agricole, pourquoi donc avoir rompu ce « modus vivendi », comme le nomme Denis Pesche, en vigueur depuis si longtemps ? Beaucoup n’y voient qu’un choix de personnes. Entre un Dominique

Barrau, très intégré au réseau FNSEA mais manquant de réseaux politiques et économiques, et un Xavier Beulin, premier vice-président chargé de l’international et notamment de la Politique agricole commune (Pac), actuellement en pleine renégociation. « Xavier Beulin est un garçon brillant avec un parcours original qui montre ses capacités, concède d’ailleurs Dominique Fayel, président de la FDSEA de l’Aveyron et soutien affiché de Dominique Barrau. Cela soulève quelques interrogations et des inquiétudes car ça tombe à un moment où tout va bien pour les céréales et tout va mal pour l’élevage. » Mais, au-delà, cette élection marque sans doute une revanche des céréaliers. Pour le comprendre, il faut revenir en février 2009. Michel Barnier, alors ministre de l’agriculture, annonce, dans le cadre du bilan de santé de la Pac, une redistribution des aides. Les céréaliers, principaux bénéficiaires des aides, vont devoir céder 700 millions d’euros à partir de 2010, principalement au profit des éleveurs. « Là, les céréaliers n’étaient pas contents : ils ont estimé que la FNSEA ne les avait pas très bien défendus et surtout qu’ils n’étaient plus dans la même position qu’avant », explique Régis Hochart. Secrétaire général de la Confédération paysanne, à l’époque porte-parole du syndicat, il se souvient du « courage » du ministre d’alors qui s’était défait de la tradition cogestionnaire des ministres de l’agriculture. Les céréaliers ne vont pas l’entendre de cette oreille et tenter de résister. Le 1er avril 2009, devant le palais des Congrès de Poitiers où se déroule le Congrès de la FNSEA, une centaine de céréaliers de la FDSEA Ile-de--France manifeste. « La FNSEA ne va pas exploser à Poitiers », assure

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alors Jean-Michel Lemétayer. Pour l’y aider, Nicolas Sarkozy va s’emparer du dossier, passant outre son ministre de l’Agriculture. La veille du Congrés, au soir, lors d’une réunion à l‘Elysée, un plan d’aide aux céréaliers de 130 millions d’euros est mis sur pied. « Ça s’est passé par dessus Barnier, par dessus le cabinet du Premier ministre, directement à l’Elysée. C’est éminemment politique : avant les régionales, il fallait que la FNSEA remette du calme à l’intérieur de chez elle. » Les céréaliers auraient donc profité de la succession de Jean-Michel Lemétayer pour sortir du bois et porter l’un d’entre eux à la présidence. Un changement qui, pour les plus sévères détracteurs du syndicat majoritaire, a le mérite de la transparence. « La FNSEA est un trust financier géré par les céréaliers et approvisionné par les producteurs, assène Pascal Massol, président de l’Association des producteurs laitiers indépendants. Xavier Beulin était l’homme de l’ombre. Et l’homme de l’ombre est passé au soleil. » Un coming-out qui ne s’est pas fait sans craintes à l’intérieur de la FNSEA. « Cela a été perçu comme un échec, une injustice, admet Bruno Montourcy, président des Jeunes Agriculteurs de l’Aveyron. C’est pour cela qu’on a organisé un conseil fédéral pour remobiliser les troupes, plutôt que de baisser les bras. » Le profil de Xavier Beulin a suscité du scepticisme si bien que beaucoup jugeaient la situation intenable. « Dans la semaine qui a suivi, je pensais que cela allait être trop gros, fait remarquer Régis Hochart. Mais c’est loin d’être un imbécile : il sait qu’il a trois mois pour convaincre avant le Congrès et il s’est bien débrouillé. » Le nouveau président a donc tout fait pour maintenir la cohésion de la « maison » FNSEA en gérant au mieux le savant équilibre entre éleveurs et céréaliers. Car différences de productions oblige, les FDSEA ont plus de cohérence que la structure nationale. « Quand on fait la somme de ce que doit défendre la FNSEA, on est dans la contradiction absolue et permanente », constate Régis Hochart. Dans une lettre adressée en janvier aux responsables syndicaux, Xavier Beulin indiquait ainsi croire « à un contrat solide et solidaire liant le monde de l’élevage et le monde des grandes cultures ». Un objectif confirmé à la veille du salon de l’agriculture et qu’il compte atteindre grâce à des contrats permettant de modérer la volatilité des prix des céréales, aliments essentiels pour le bétail. « C’est la première fois que je l’entendais parler de l’élevage avec autant d’ouverture », reconnaît Bruno Montourcy dans un propos teinté d’ironie. L’équilibre affiché entre ses différentes composantes est essentiel pour la FNSEA afin de rester l’interlocuteur privilégié du pouvoir politique. « Il y a toujours une articulation étroite entre le ministre et la FNSEA. Les syndicalistes estiment que l’heure de gloire de la cogestion est passée car ils sont de moins en moins écoutés parce-que de moins en moins nombreux », estime cependant Denis Pesche. Les syndicats minoritaires sont pourtant toujours aussi remontés contre ce mode de fonctionnement. « Aujourd’hui, nous sommes dans la cogestion pure,

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accuse de son côté Régis Hochart. Ils discutent ensemble et puis c’est tout. La FNSEA est une courroie de transmission de l’UMP vers le monde rural. On est en train de décompter les voix de la prochaine présidentielle. »

!"#$%&$"!&'(")!*!&+$,!#$-./0"!#$$$ #(%#$.1$2(%.!++!$,!$.1$34567 Mais selon Gilles Luneau, le problème va bien au-delà. « La cogestion, ce n’est pas seulement une réunion avec le ministre de l’agriculture pour décider de ce que l’on fait, c’est tout l’appareil agricole français, les chambres d’agriculture, les interprofessions... Dans tout ça il n’y a que la FNSEA qui est présente et qui décide. » Ces structures sont en général des associations régies par la loi du 1er juillet 1901. Elles regroupent « les organisations professionnelles les plus représentatives de la production agricole, de la transformation, de la commercialisation et de la distribution » selon la loi du 10 juillet 1975 qui les définit. Les agriculteurs y sont représentés par les associations spécialisées de la FNSEA pour chaque production. Les organisations syndicales minoritaires, pourtant représentatives au sens de la loi, n’y sont pas présentes. Ainsi, la Coordination rurale et la Confédération paysanne, qui représentent plus de 15 % des suffrages exprimés lors des élections à la Chambre d’agriculture dans au moins 25 départements, ne peuvent y sièger. Une « anomalie » que la loi de modernisation agricole n’a pas corrigée. Le 2 juin dernier, lors de l’audition des syndicats à l’Assemblée nationale, Michel Raison, député UMP et rapporteur de la loi a ainsi estimé que « la volonté doit venir de la profession plutôt que du législateur », suivant ainsi la position du ministre Bruno Le Maire. Les représentants syndicaux de la FNSEA ne semblent pas enclins à faire une place à leur rivaux. « Vu de l’extérieur, on se dit que le pluralisme est normal, explique Dominique Fayel, président de la FDSEA de l’Aveyron. Vu de l’intérieur, on débat entre les maillons de la filière. On ne fait pas des débats internes aux producteurs laitiers, aux éleveurs de bovins... C’est comme si la commune réglait ses problèmes au sein de l’intercommunalité ! » Mais pour Pascal Massol, président de l’Apli, le débat ne se situe même pas à ce niveau. « Ce n’est pas la peine d’être représentatif pour changer le système. Être au fond de la table, mais minoritaire, et voter contre, ça ne va pas faire bouger les choses », note-t-il. Xavier Beulin, lui, apparaît décomplexé, pariant sans ambiguïté sur la filière. Il entend ainsi renforcer le poids des organisations de producteurs pour qu’ils s’imposent mieux sur les marchés. Ceci sur le modèle de Sofiprotéol, le bras financier des huiles et protéines végétales, créé en 1983 alors que la filière était en difficulté, et qu’il préside encore aujourd’hui. La société répondait déjà à l’objectif affiché par Xavier Beulin lors de son élection à la présidence de la FNSEA : « Capter la valeur ajoutée réalisée en aval et la rame-

Xavier Beulin tait lÕhomme de lÕombre. Et lÕhomme de lÕombre est pass au soleil ! »


E N Q U ET E

« L’essentiel se passe sur les marchés » Ministre de l’Agriculture (1985-1986 et 1988-1990), Henri Nallet a auparavant travaillé à la FNSEA. Chef de cabinet de Michel Debatisse, ancien secrétaire général du syndicat, il se définit comme

L’agriculture française est-elle encore le fr uit de la cogestion entre la FNSEA et le gouver nement ? Nous sommes toujours dans un système où la gestion de l’agriculture se fait par une négociation entre les organisations professionnelles et les pouvoirs publics. Autrefois, cette cogestion était extraordinairement impor tante car dépendait d’elle le niveau des prix, des aides, les prêts bonifiés du Crédit Agricole... Aujourd’hui, la politique agricole publique, ce n’est rien. La puissance publique n’a plus le contrôle de la politique agricole

veux ça ». Ce sont des vues de l’esprit. A Br uxelles, il y avait derrière le ministre, le représentant du ministre de l’Economie et des Finances et celui du ministre des Af faires étrangères. Sur le prix de la viande bovine, j’ai dérapé une fois. Un quar t d’heure après, mon directeur de cabinet est venu me voir : « Le Premier ministre (Laurent Fabius) veut vous parler. » Il m’a dit : « Vous avez accepté un prix au-delà de l’arbitrage convenu. » J’ai été voir le président du conseil pour organiser une réunion, où seuls les ministres étaient conviés, afin de changer la décision.

car on a confié cela aux marchés. Il y a toujours un rappor t de négociations mais c’est peu de choses. L’essentiel se passe sur les marchés ou un peu au niveau de l’Union européenne. Même de mon temps, la négociation des prix se faisait encore à Br uxelles. Comment cela se déroulait-il ? Une négociation-prix, c’était un travail d’exper tise des fonctionnaires de la Commission d’un côté, et celui des fonctionnaires du ministère de l’Agriculture et du ministère des Finances avec arbitrage du Premier ministre de l’autre. Avant de par tir à Br uxelles, je téléphonais au président de la FNSEA pour le voir. Ce n’est pas le syndicat qui commandait et qui disait « je

Quel jugement por tez-vous sur cette cogestion ? Cette obligation de négocier constamment avec les interlocuteurs professionnels est une excellente chose. Je savais ce que les agriculteurs français pouvaient accepter ou pas. Cela oblige au dialogue, au consensus. Le ministre de l’Agriculture ne peut pas se prendre pour Dieu le père, car il y a toujours un interlocuteur pas commode et puissant. Le fait que les syndicats minoritaires soient exclus du processus ne pose-t-il pas un problème ? Quand on est ministre, on est obligé de tenir compte des rappor ts de

ner aux producteurs ». Une success story puisque le groupe pèse aujourd’hui plus de 5,5 milliards d’euros. « Il est complètement acquis à la filière qui s’intègre dans un système de distribution et de transformation », salue Henri Nallet, ancien ministre de l’agriculture. Avec Xavier Beulin, le conseil d’administration de la FNSEA a donc sans doute fait plus que choisir un céréalier comme président : il a donné la priorité à la structuration des filières plutôt qu’au lobbying pour obtenir des aides publiques.

© M.G.

un technicien du syndicalisme agricole. Il analyse l’évolution de la cogestion de la politique agricole.

force. Quand en 1993, la FNSEA a mis 100 000 agriculteurs dans les r ues de Paris, François Mitterrand en a tiré les leçons et Edith Cresson est par tie. Les autres syndicats sont moins professionnels. Qu’est-ce que vous voulez qu’un ministre de l’Agriculture fasse des considérations de Bové ? Il ne s’inscrit pas dans la réalité. Quand on négocie à Br uxelles sur les aides directes découplées, si j’arrive en disant que « les aides directes découplées, ça ne va pas », ce n’est pas possible. Voilà une raison pour laquelle les autres organisations ne sont pas toujours écoutées. Leurs dossiers ne sont pas toujours bien ficelés. A la FNSEA, il y a une machine qui fonctionne. Le ministre a besoin de points de vue étayés, solides. Quand c’est déclaration de principe sur déclaration de principe, ça ne va pas.

Pour en savoir + - livres : La forteresse agricole, Histoire de la FNSEA. Fayard, 2004. LÕEurope gardera-t-elle ses paysans ? Fondation JeanJaur s, 2010.

- sites Internet : www.fnsea.fr

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Vote paysan

L’UMP perd sa campagne Electorat historique de la droite, les agriculteurs traversent une crise de confiance sans précédent. Atteints économiquement, nombre de soutiens au parti majoritaire en 2007 hésitent désormais à prendre la tangente. Enquête et reportage en Béarn où l’idée d’un vote sanction progresse doucement. PAR

«

S

incèrement, vous avez été aussi un peu méprisant. » Cette année, le citoyen le plus en vue de l’émission Face aux Français était agriculteur. L’an passé c’était un métallurgiste CGT. Ce changement de catégorie socioprofessionnelle est certes anecdotique mais il illustre le fossé qui sépare aujourd’hui Nicolas Sarkozy des paysans. Au moment où la droite républicaine paraît s’être perdue quelque part entre le bling-bling et une réforme des retraites passée aux forceps, le désamour de ce soutien électoral historique pourrait inquiéter le parti majoritaire. D’abord parce que les agriculteurs votent traditionnellement à droite. Les études menées en 1981 ou en 1988 le prouvent, les campagnes ont plus voté Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac que les villes. « Ils ont toujours soutenu le candidat de la droite gaulliste ou centriste », notait ainsi Daniel Boy dans Les Agriculteurs français aux urnes. « Parmi les agriculteurs, il y a beaucoup de propriétaires, analyse Jean Viard, sociologue spécialiste des sociétés rurales. L’Eglise est encore très présente et les gens restent attachés à leur coin. On retrouve donc surtout des conservateurs. » Ce schéma s’est naturellement vérifié lors des dernières élections présidentielles. Le 27 février 2007, un sondage Ifop pour Le Journal du Dimanche annonçait un soutien agricole au candidat UMP de 73 %. Dans l’enquête Tous conservateurs ? publiée en 2010, Joël Gombin et Pierre Mayance révèlent que 63 % des membres de la catégorie socioprofessionnelle « agriculteurs » (exploitants en activité, à la retraite, et ouvriers agricoles) ont finalement voté Nicolas Sarkozy au deu-

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ROMAIN BELY

xième tour de la présidentielle. Un penchant naturel vers la droite qui est encore perceptible aujourd’hui au regard de la relative popularité du ministre de l’Agriculture et de la Pêche. En janvier, un sondage BVA a montré que 52 % des agriculteurs avaient une opinion favorable ou plutôt favorable de Bruno Le Maire. « Il est nouveau et il n’a aucun passif, explique un consultant en agriculture sous couvert d’anonymat. En plus, c’est un homme de dossiers qui a été secrétaire d’Etat aux Affaires européennes avant d’arriver rue de Grenelle. Enfin, il est le seul à résoudre les crises. Tout cela compte. »

L’agriculture ? Pas l’univers de Sarkozy Ces états de service servent Bruno Lemaire mais ne profitent pas au reste de l’exécutif. Dans le même sondage BVA, on note que 76 % des paysans ont une mauvaise opinion de la politique du gouvernement. La récente crise du lait n’a fait que sceller le divorce. « Ce sont eux qui ont provoqué la crise du lait, assure Michel Casabonne, producteur à Buzy-en-Béarn (Pyrénées-Atlantiques). Si la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) n’avait pas mis fin à l’ancien système de prix (avant 2008, les industriels étaient contraints de fixer avec les producteurs le prix de vente du lait, NDLR), on n’aurait jamais eu de crise. » Depuis l’intervention de la DGCCRF, la grande distribution peut fixer les prix sans en référer aux agriculteurs. En zone rurale, c’est l’un des motifs d’insatisfaction les plus rassembleurs. Cette défiance est encore plus marquée lorsqu’on aborde


E N Q U ET E

La nouvelle pr sidente du Front national Marine le Pen, en visite au Salon de lÕagriculture le 25 f vrier 2011, nÕa pas suscit !" #$#%" &'(!)*%" +,%" -.)" /01%" !,/10-" &%-" exposants. © Miguel Medina/AFP

une circonscription de Corrèze (Ussel) quand son successeur a toujours cultivé une image d’urbain. Les agriculteurs lui en tiennent aujourd’hui rigueur.

Compétences techniques sous-rémunérées la personnalité du président de la République. 79 % des agriculteurs ne feraient pas confiance à Nicolas Sarkozy. Et le sentiment dépasse largement le cadre de sa politique. « Ce n’est pas Sarkozy qui nous a mis dans la difficulté, reconnaît Richard Blanc, vice-président de l’Association des producteurs de lait indépendants (Apli). Le problème, c’est qu’il ne fait rien contre les marchés. Ce sont ses amis. » Peut-être plus problématique pour le potentiel candidat UMP, le président est jugé lointain voire peu concerné. « Bruno Lemaire le dit lui-même, l’agriculture, ce n’est pas l’univers de Sarkozy, décrypte le consultant anonyme. Il lui a fallu du temps mais maintenant il a compris que le secteur était stratégique. » Un peu tard pour convaincre les agriculteurs. « Sarkozy, c’est un homme de la ville, explique le président de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles des Pyrénées-Atlantiques (FDSEA 64). A nos yeux, c’est avant tout un Neuilléen. » L’image est encore plus saisissante quand on compare l’ancien élu des Hauts-de-Seine à son prédécesseur. « Il y a peu d’hommes politiques d’envergure qui n’ont pas à un moment donné de leur carrière cultivé un lien étroit avec le monde agricole, analyse le chercheur en politique Joël Gombin. Nicolas Sarkozy fait figure d’exception. » Jacques Chirac, bien que Parisien de naissance et d’enfance avait su s’établir dans

Réunis le 31 janvier dernier Chez Laffitte, un restaurant de Saint-Palais dans les Pyrénées-Atlantiques, adhérents et représentants de la FDSEA 64 ont confirmé cette sensation. Tout en insistant sur d’autres griefs comme l’insuffisance de la paye. « On a des compétences techniques et on travaille dur toute la journée, plaide Jean-Jacques Lateulère, exploitant ovin-lait dans l’est du Béarn. On devrait avoir un salaire équivalent à ceux des cadres ! » Au lieu de cela, les cinq agriculteurs en activité ce jour-là expliquent qu’ils doivent puiser dans les réserves tous les ans. « Si on gagne 1 000 € sur une année, c’est déjà pas mal, reprend Henri Bies-Péré. Mille euros par an et par exploitation, quand vous devez payer l’entretien du matériel, ce n’est pas grand-chose. » Lui aussi présent à la réunion, Michel Casabonne préfère ironiser. « Ce qu’on aimerait c’est que les industriels reculent sur leurs treizième et quatorzième mois, milite-t-il. Histoire qu’on puisse récupérer un onzième et douzième mois ! » Beaucoup

moins souriant et sous couvert dÕanonymat, un producteur de lait adh rent lÕApli Sud-Ouest expliquera quelques jours plus tard quÕil est en redressement judiciaire : Ç Que ce soit pour le bien- tre animal, le co t des outils ou les b timents, toutes les charges augmentent. La seule exception, cÕest le prix de vente. È Le producteur d sabus conclut : Ç Le redressement est la meilleure solution pour nous. È

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!"#$%&'#!'#()*$'+,),-.$(/'%)'#01($22$'#$2'3)42),25' Ç Mon fr re travaille 20 heures par jour et il ne gagne m me pas un Smic,' 10*6.7,$' %$' #03!10' 8$),' 9)22)%%$/' 0%!' #:!,$' -.(-6,2-(.31.6,'$22$,1.$%%$*$,1'(!()%$')!'3.$#'#$2';4(0,0$25' Le malaise est si profond quÕon retrouve nos paysans au bout dÕune corde, 1$*3<1$"1".%5'AujourdÕhui un jeune a peur de dire sa copine quÕil est agriculteur. Demain, il ne doit plus en avoir honte. È

Un vote contestataire possible =$1')>)11$*$,1'3$!1".%'-6,#!.($'&'!,$'#02$(1.6,'#$'%:?@;'A' Ç Le vote contestataire est une possibilit È/' (036,#' %:$B3$(1''),6,4*$'$,'36%.1.C!$')7(.-6%$5'Ç Il peut y avoir un vote sanction lÕ gard du gouvernement È/'-6,+(*$'C!),1'&'%!.' 86D%'E6*>.,5';%!2.$!(2'2-0,)(.62'3$!F$,1'<1($'$,F.2)7025'9$' 1(),2G$(1'F$(2'%)'7)!-H$'2:),,6,-$'#:)>6(#'3$!'-6,20C!$,1/' 2.,6,'.*3(6>)>%$5'Ç Les agriculteurs ne vont pas passer gauche avec armes et bagages È/'-(6.1'2)F6.('I6,,)'@)4$(/' 36%.16%67!$'&'J-.$,-$2";6';)(.2'$1')!'=$,1($',)1.6,)%'#$'($-H$(-H$'2-.$,1.+C!$'K=ILJM5' ;6!(' 8$),' N.)(#/' )!' -6,1().($/' -$' 1(),2G$(1' $B.21$()' *).2' .%' 2$()' 1(O2' %.*.105' Ç La gauche gagnera peut- tre quelques cantons,' 3(6,621.C!$' %$' 26-.6%67!$/ mais les agriculteurs ne se d placeront pas massivement vers elle. È' P6,' ,6*>($' #:)7(.-!%1$!(2' 2$().$,1' $,' G).1' 1$,102'3)('#$2'631.6,2'3%!2'()#.-)%$25'Ç Aux derni res r gionales, les agriculteurs sÕ taient rassembl s au premier tour derri re les listes o ils trouvaient des confr res,' ()33$%%$' %$'-6,2!%1),1'$,'36%.1.C!$')7(.-6%$5'Puis, dans certaines r gions comme le Nord ou la Bretagne, ils avaient vot Front national au deuxi me tour. Ce nÕ tait pas un vote dÕadh sion mais un vote protestataire. È I6,,)'@)4$(/'-6")!1$!('#$'%:6!F()7$'Le Front national d couvert')F$-';)2-)%';$(.,,$)!')!B';($22$2'#$'J-.$,-$2" ;6/',:)'3)2'#$'*)%')'$B3%.C!$('-$'-H$*.,$*$,15'Ç Pour un agriculteur, le bulletin Front national est une protestation anti- lite, anti-establishment, #0-(431$' %)' 36%.16%67!$5' Le FN incarne une critique de la politique actuelle du gouvernement. Il peut servir faire passer un message son camp. È' Q,' -%).(/' %:$B1(<*$"#(6.1$' 36!(().1' )--!$.%%.(' !,$' *.,6(.10'#:)7(.-!%1$!(2'$B)230(025

Ç Tout d pendra de lÕimplantation locale du FN et du travail de ses militants5'Avec quelquÕun du terroir, le message peut passer. È';(!#$,1$/'$%%$'3$,2$'C!$'@)(.,$'9$';$,'F)'#$F6.(' ($-6,21(!.($'-$1'),-()7$'%6-)%'T'Ç Le parti a perdu beaucoup dÕadh rents ces derni res ann es5'Il nÕa plus que 40 000 militants. È 9:630()1.6,'20#!-1.6,',$'2$()'3)2'G)-.%$5 ;($!F$' #$' %:.*36(1),-$' #!' ,6*>($/' #),2' %$2' ;4(0,0$2" 1%),1.C!$2/' %$' 2$-(01).($' G0#0()%' #!' R(6,1' 3$.,$' 1$%%$*$,1' &' -6,21.1!$(' 2$2' %.21$2' 36!(' %$2' -),16,)%$2' C!:.%' $21' -6,1().,1' #$'2)-(.+$('3%!2.$!(2'1$((.16.($25'J!('%$2'F.,71"2.B'2.O7$2'#$' -6,2$.%%$(2' 70,0()!B' &' ($,6!F$%$(' #),2' %$' #03)(1$*$,1/' %$' R(6,1',$'3(02$,1$'C!$',$!G'-),#.#)125'J$!%$'!,$'U6,$'(!()%$' $21'-6!F$(1$/'%$'-),16,'#$'9$*>$4$/'$1'26,'-),#.#)1'$21'!,' 3)()-H!10'#$'%)'>),%.$!$'3)%6.2$5'Ç On a peu de chances de faire des scores int ressants en campagne/'($-6,,)V1,'%!-.#$/' 8)-C!$2'W$,(.615'On met nos candidats l o on pense quÕon peut atteindre les 5 % fatidiques qui nous assurerons le remboursement des frais. È Q1(),7$*$,1' *6.,2' 3$22.*.21$/' L.-H)(#' P%),-/' F.-$"3(02.#$,1' ,6(#.21$' #$' %: 3%./' $B3%.C!$' C!$' 3%!2.$!(2' #$' 2$2' -6%%O7!$2' %!.' 6,1' #.1' C!:.%2' F61$().$,1' RI' )!B' 3(6-H).,$2' 0%$-1.6,25' ;6!(' %$' 3(6#!-1$!(' #$' %).1/' Ç Marine Le Pen est dangereuse parce quÕelle est cr dible È5' ?,' 3H0,6*O,$' ,6!F$)!' -)(' Ç son p re ne lÕ tait pas È5' X6!-$*$,1/' %$2' 3$(-$31.6,2'0F6%!$,15'9$2'3(6-H).,$2' 3(02.#$,1.$%%$2' )((.F$(6,1' 3(6>)>%$*$,1' 1(63' ()3.#$*$,1' 36!(' 36!F6.(' 6>2$(F$(' !,'>)2-!%$*$,15'@).2'#:)!1($2' 2-0,)(.62',$'26,1'3)2'&'$B-%!($5'L.-H)(#'P%),-/'C!.'2$'#0+,.1' -6**$' !,' 0%$-1$!(' #$' #(6.1$/' )F6!$' ).,2.' C!:.%' $21' 3(<1' &' F61$(' 26-.)%.21$5' X$' C!6.' 16(#($' %$' -6!' )!B' 3(6S$-1.6,2' C!.' -6,2.#O($,1'%$'3)22)7$'&'7)!-H$'#$2')7(.-!%1$!(2'.*3622.>%$5' ;%!2'0#.+),1'$,-6($/'2.'I.-6%)2'J)(Y6U4'01).1'633620'&'@)(.,$'9$';$,')!'#$!B.O*$'16!('$,'Z[\Z/'%$'F.-$"3(02.#$,1'#$' %: 3%.'3$,2$'C!:.%',:.().1'-$(1).,$*$,1'3)2'F61$(5'

Le vote FN incarne la critique du gouvernement. Il peut servir lui faire passer un message

Des obstacles au FN ?,$'*.,6(.10'2$!%$*$,1'-)('!,'($36(1'*)22.G'#$2'F6.B'F$(2' %$' RI' $21' 3$!' $,F.2)7$)>%$5' Ç Il peut y avoir un basculement de 2 % 3 % mais pas plus, 3$,2$' 8$),' N.)(#/' C!.' 63362$'%$2'F)%$!(2'-)1H6%.C!$2'#$2'-)*3)7,$2'&'!,$'0F$,1!$%%$'3$(-0$'#!'R(6,1',)1.6,)%5'En g n ral, on ne passe pas dÕun parti un autre. CÕest dÕabord une abstention puis un basculement. È 9$'26-.6%67!$')S6!1$'C!$'#),2'%:.26%6.(/'Ç le !"#$#% !&'()*+,*-%& *.# ,%/5';(6%.B$'2!('%$'F61$'-6,1$21)1).($/' I6,,)' @)4$(' 0*$1/' $%%$/' !,' >0*6%' 6(7),.2)1.6,,$' T'

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D’autres options possibles 9:)>21$,1.6,'36!(().1'#6,-'<1($'!,'($G!7$5'Ç Dans les campagnes, le vote est un acte collectif,'-6,1$21$'-$3$,#),1'8$),' N.)(#5'SÕabstenir, cÕest cr er la diff rence et chez les agriculteurs, a ne changera pas. È' Q,' Z[[]/' %$2' )7(.-!%1$!(2' )F).$,1' $GG$-1.F$*$,1' 3%!2' 3)(1.-.30' C!$' %)' *64$,,$' #$2' R(),^).2'&'%:0%$-1.6,'3(02.#$,1.$%%$5' '%:.*)7$'#!'3(6#!-1$!(' #$' %).1' #$' %: 3%.' J!#"_!$21/' .%2' )F).$,1' )!22.' 3%!2' 26!1$,!' R(),^6.2'P)4(6!5'Ç AujourdÕhui, on nÕattire pas parce quÕon ne parle pas dÕagriculture,' ($-6,,)V1' 8$),' 9)22)%%$5' Mais demain, pour la pr sidentielle, on proposera des solutions. È 9$'*).($'#$'96!(#.62"`-HO($'0F6C!$'#$2'$*3%6.2'#:6!F(.$(' )7(.-6%$' +,),-02' 3)(' %:Q1)1' K2!(' %$' *6#O%$' #$2' $*3%6.2' S$!,$2M'$1'#$2'-6,1()12'#$'F$,1$'#$'1(O2'%6,7!$'#!(0$'&'3(.B' 7)(),1.25'`%'2).1'C!$'26,'3)(1.'#$F()'2$'*6,1($('-6,F).,-),15' X$3!.2' Z[[]/' #$' ,6*>($!2$2' )*>.1.6,2' 2$' 26,1' )G+(*0$2' $,1($' %$' -$,1($' $1' %:$B1(<*$"#(6.1$5' Q,' Z[\Z/' %$2' 631.6,2' -6,1$21)1).($2'2$(6,1'%07.6,25


E N Q U ET E

Une section FNSEA réagit aux idées du FN

U

ne arrière-salle de restaurant à Saint-Palais. Les cadres de la Fédération départemenetale des syndicats agricoles des Pyrénées-Atlantiques (FDSEA 64) ont choisi ce coin reculé du Pays-Basque pour tenir leur réunion mensuelle. Ce 31 janvier, les déjeuner s’anime de discussions autour de la crise du lait, de la grande distribution et des salaires, forcément insuffisants. Le président, le secrétaire général, et le trésorier de la fédération sont là, ainsi qu’une dizaine d’adhérents. Après le dessert, la moitié de la tablée s’échappe rapidement vers son labeur. Le reste des gloutons s’attarde pour un café et en profite pour marteler à nouveau son ras-lebol d’enchaîner les années sans bénéfice. Pour un syndicat réputé proche de l’UMP, le discours est étonnament libre. « Si un parti arrive avec des idées neuves et réalisables, il peut s’attirer les agriculteurs, !"#$%&$"'(%)(*+,-.'./%0$%1'.+(2$"3% de la FNSEA des Pyrénées-Atlantiques. La suppression de la taxe sur le foncier non-bâti (TNFB), par exemple. On a supprimé la taxe pro mais on continue à nous imposer sur notre outil de travail, ce n’est pas normal ! » En Béarn, l’argument est '$1'(+%14'%54 67$+%&$"'(!3/%+$ '.34('$%8.déral du Front national. « Cet impôt n’est pas logique, $910(67$% 0$% 1$3(3,#0+% 2$% -:(-

«

0(11$% &$"'(!3/% ;("(+3'$% 2$% 04% 1'!14<4"2$% sous Vichy. C’est même injuste. »

Supprimer les charges Plus loin que la TNFB, le programme du FN, disponible sur Internet, propose une suppression de toutes les charges patronales sous cinq ans. De quoi séduire des chefs d’exploitations qui voient ces impôts s’ajouter à leurs pertes de revenus annuelles. « Bien sûr que l’exonération séduit,%'$ !""4=3%&$"'(%)($+,-.'.>%-'! :$%

de Christian Jacob - président du groupe UMP à l’Assemblée - depuis leurs années de militantisme au Centre national des jeunes agriculteurs, il insiste : Quelle entreprise refuserait de se voir retirer le paiement des charges patronales ? » Nombre d’exploitants qui s’estiment lésés par la règlementation des échanges internationaux verraient d’un bon œil l’abandon 2?7"$% !7% 2$79% !"3'4("3$+% #"4" (*'$+>% C’est là un autre angle d’attaque pour le FN. Il faut adopter « une nouvelle technologie douanière sous forme de droits de

pables de ne plus payer et de ne plus accepter nos produits. »

Rémunération au paysage

Moins clivant, le principe d’une rémunération au service rendu paraît convaincre la plupart des agriculteurs présents ce jourlà à Saint-Palais. « On n’y est pas pour rien dans le façonnement du paysage français, avance Jean-Jacques Lateulère, secrétaire général de la FDSEA 64 et éleveur d’ovins-lait à l’ouest du Béarn, sans savoir qu’il s’agit là aussi d’un point défendu par le Front national. A une époque, on avait une allocation basée sur le paysage, ce serait légitime de la retrouver. » Le parti de Marine Le Pen ne dit pas autre chose. « Le monde agricole offre de *&+,-(./"0$ 1&20&+"0$ 3$ 4&$ France,% 48#';$% 0$% G'!"3% 24"+% 0$% B!0$3% A4<'( 7037'$H% 2$% +!"% programme. Ce service, rendu gratuitement, doit être maintedouane déductibles », lit-on dans le pro- nant payé au monde agricole, en vertu du gramme du parti. Cela « pour protéger principe “ Tout travail mérite salaire ”. » notre marché, notamment de fruits et lé- Pour des agriculteurs dont la source traditionnelle de revenu s’épuise, l’argument gumes ». !"#$%&'())", le restaurant de Saint-Palais séduit naturellement. où sont rassemblées les élites de la FN- Pourtant, s’ils partagent plusieurs des SEA locale, les exploitants ne s’accordent idées émises par le Front national, aucun pas tous sur le montage mais là encore, la des exploitants de la FDSEA 64 rencon1'!1!+(3(!"%84(3%'.@. :('>%A Je ne suis pas trés à Saint-Palais ne semble prêt à sauter sûr que ce soit une bonne solution, calme le pas d’un soutien aux élections. Malgré un éleveur ovin installé en vallée d’Ossau, son bon score au premier tour des cantoà une dizaine de kilomètres d’Oloron- nales 2011, le Front national peine encore Sainte-Marie. Il y a d’autres moyens de se à se construire une crédibilité en zone ruprotéger sans se fermer. » Perplexe, son rale. « Quand on sait qu’on ne sera jamais président départemental semble ne pas y au pouvoir, on peut promettre ce qu’on croire. « Ah oui, et lesquels ? », interroge- veut,% 34 0$% &$"'(% )($+,-.'.>% Exonérer de t-il. « Comment veux-tu rivaliser quand toutes les charges patronales, d’accord, les règles sont faussées ? » Visiblement mais comment le reste de la société nous '$;!"3./% &$"'(% )($+,-.'.% .B!67$% 0$+% regarderait ? Leurs propositions sont irrègles sanitaires plus strictes en France réalistes. » Les derniers convives acquiesqu’ailleurs ou l’autorisation des cultures cent. Le FN local ne s’y est pas trompé. CDE%$"%F+14<"$>%A Ce que je dis, c’est Aux dernières cantonales, conscient de que si on se ferme aux Américains et tout, ses limites, il a décidé de n’aligner qu’un ça peut nous retomber dessus, lui répond seul candidat dans les 17 cantons ruraux l’éleveur ossalois. Eux aussi, ils sont ca- du département à renouveler.

Si un parti arrive avec des id es neuves et r alisables, il peut sÕattirer le vote des agriculteurs »

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Guy Fezans, la droite des complexes Fidèle sympathisant de la droite aux élections présidentielles, ce maïsiculteur septuagénaire pourrait délaisser l’UMP en 2012. Il paraît séduit par la présidente du Front national, Marine Le Pen.

Guy Fezans, sa compagne Jacqueline, et Ç Mam È, leur remorque f tiche. ©

«C

hirac, il n’a rien fait à part des grandes parades au Salon des agriculteurs. Nicolas, il disait qu’il allait pouvoir tout réformer mais ce n’est pas mieux. » Guy Fezans, 70 ans dont une cinquantaine d’années de !"#$%&'(&)*+,*#(,&-*,./&)*,0*,1!))!&(*23! &4,5-,67&)/,0*,89:, ; *#,<&$,=7&))!$(,>!$)*,7>.%*,0*,?$''!/*,(@ 7$-,0*,'AB!6$(!(,6@!)2 -!$#4,C*,%!' *,*#(,#!$#$##!-(4,C*#,)!)*#,?7'*(#,7&?*)(#,-A!&/&2 )*-(,-$,0A&-*,!%($?$(@,D7)$##!-(*,-$,0A&-*,B7#=$(!'$(@,*-(B7&#$!#(*4, E&),'A&-,0*,%*#,=7$-(#,!&, 7$-#+,7-,#*,()7 =*,>&)$*&#* *-(4,F&G, H*I!-#, !$ *, 0*?$#*)4, 3*, %&'($?!(*&), %B!)=*-(@, *(, 6$*-, =7)(!-(, #A* 67&)6*, J *,)@/&'$K)* *-(,0!-#,0*#,0$/)*##$7-#,(7&) *-2 (@*#4,« J’ai vendu mon maïs 194 € la tonne en novembre, an2 -7-%*,'*,/!$''!)0,!&L,=!&=$K)*#,(7 6!-(*#,*(,!&,?$#!/*,/'!6)*4, Ceux qui sont passés par l’Etat ou les coopératives l’ont vendu 125 €. Et avec des retenues ! Ah ça oui, les coopératives elles sont bonnes pour faire des retenues ! »,8MN,O,=!),(7--*+,#7$(,&-*, 6*''*,!>>!$)*,=7&),'*,%&'($?!(*&),<&$,!,?*-0&,#!,=)70&%($7-,='&#,0*, 0*&L,>7$#,*(,0* $,#7-,=)$L,0*,P::M4, « On s’en est sorti grâce à la sécheresse en Russie, continue le =)7=)$@(!$)*,0*,'!,>*) *((*,!&L,?7'*(#,6'!-%#4,Il faut voir d’où on

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R.B.

vient, l’an dernier on avait vendu notre maïs 75 euros la tonne ! » Q))$?@, &-, ?*-0)*0$, 0*, -7?* 6)*, =7&), !%B*(*), (7&(*, '!, =)70&%2 ($7-,!--&*''*+,&-,%7 *)%$!',0AQ/)!'$!,!,0R,!((*-0)*,()7$#,S7&)#, =7&),'A* =7)(*)4,C*,(* =#,<&*,'*,%7&)#,0&, !"#,/)$ =*,0*,T,U4, « Aujourd’hui, il faut vendre soi-même aux privés, =7&)#&$(,'A!/)$2 %&'(*&)4,Le vendredi, on l’aurait vendu 182 € la tonne. Au lieu de ça, on a suivi la bourse et on lui a vendu 194 € le lundi. » Fils 0A&-*,>! $''*,%!(B7'$<&*,0*,B&$(,*->!-(#,07-(,'A&-,*#(,*-()@,0!-#, '*#,7)0)*#+,F&G,H*I!-#,-A!,)$*-,0A&-,67&)#$%7(*&)4,Q))$?@,V,1!)2 )!&(*23! &,V,'A;/*,0*,8W,!-#+,$',#AG,*#(,$-#(!''@,,=7&),*L*)%*),&-, @($*),='&#,(*))*2V2(*))*4,« Mes parents faisaient du maïs et du lait dans le nord du département, )!%7-(*2(2$'4,Comme il n’y avait pas de place dans la ferme familiale, j’ai dû partir à Lyon faire des !"#$%&'($'%")%'*$+$,"'),% -),.!$"*'.*!)/0)$1'23"*'1$%'43+),%&'5' X ='7G@,=!),&-*,*-()*=)$#*,0*,E!&?*(*))*20*21@!)-+,$',>!$(,!'7)#, '*,(7&),0*#,@'*?!/*#,0&,0@=!)(* *-(,*(,!%BK(*,0*#,(*))*#,0!-#, '*, <&!)($*), 0*, 3! &4, Y!)!''K'* *-(, V, #7-, !%($?$(@+, $', 0*?$*-(, '&$, !&##$, !"#$%&'(*&)4, « J’ai eu jusqu’à 150 hectares à cultiver, @?7<&*2(2$',&-,)$*-,-7#2 (!'/$<&*4,Maintenant je n’en ai plus que 50. »,5-,)*-7-%* *-(,


E N Q U ET E

Nonna Mayer : « Le vote FN des campagnes s’est affirmé en 2002 » conséquent qu’il doit à la loi Fillon de 2003 sur les retraites. « La loi disait qu’on pouvait continuer à exercer un autre métier si notre revenu ne dépassait pas 50 % de notre allocation. » Le cultivateur a donc réduit sa production mais il a depuis gardé une dent contre l’exécutif. « Le Maire dit qu’il veut augmenter les prix mais il faut qu’il la signe cette augmentation, tempête-t-il ainsi à l’égard du ministre de l’Agriculture. J’attends de voir ça. »

Des avions contre du bœuf ! Giscard en 1974 et 1981, Chirac en 1988 et 1995, Guy Fezans a toujours soutenu la droite républicaine lors des grands rendez-vous électoraux. En 2007, c’est logiquement que Nicolas Sarkozy obtenait son suffrage. « Au point de vue agricole, ce !"#$%&'#%#()*#' $+%,-%)'($%'($."%/01#"%2("%3"#%&'.1-"#4%5 Autre chose ? « On a un patrimoine rural à défendre, continue l’exploitant, il faut respecter la terre française. Du point de vue génétique, on n’a rien à envier aux autres. Quand on vend des avions en Amérique, on n’est pas obligé de revenir avec du bœuf ! » Le patrimoine paysager, le terroir et les barrières douanières, Guy les défend quotidiennement à travers son syndicat, la Coordination Rurale. La formation la plus à droite de l’échiquier syndical agricole qui milite aussi contre la Politique agricole commune (Pac). 6% 71(#% 81(-1 #% 8,8."% 01 9$":" $% 3"% 1$."% $.'8',-+% explique le maïsiculteur en tendant un tract intitulé “ Les agriculteurs n’ont pas le sourire ”. Il faut qu’on se prenne en main. On "%8"($%&'#%8,8."%3"#%',3"#+%1 % "%8"($%&'#%9$."%/1::' 3;#4%5% Adhérent de la Coordination Rurale depuis 1997, Guy Fezans a été nommé numéro deux de l’antenne départementale en 2000. Depuis 2007, il en est le président. « C’est le seul qui se bouge, s’emporte Jacqueline, sa compagne depuis vingt ans. C’est pour ça qu’ils l’ont nommé. Les gens ne veulent pas dire qu’ils sont mal. » Si mal que Guy envisage désormais de ne pas voter Sarkozy à la prochaine présidentielle. Un comble pour celui qui dit nouer des relations amicales avec Hervé Lucbéreilh, l’ancien maire UMP d’Oloron, et qui avoue apprécier la compagnie de Michèle AlliotMarie, présidente du comité départemental du parti majoritaire. « Je me pose des questions, reconnaît Guy Fezans après une nouvelle tirade sur « l’insupportable » !"#$"%$&'( )*+ ,-&./ Quand vous voyez qu’ils sont affolés par Marine Le Pen, je dis “ Qu’ils #!1//(&" $%3"%-"(.#%0,#$1,."#%<%=%5 Le maïsiculteur n’a pas encore viré sa cuti mais 2012 est encore loin. « Je ne peux pas me prononcer sur Marine Le Pen car je ne connais pas son programme, %01-2*3$3&4/ Sarkozy, je le connais. » Le paysan rappelle alors qu’en 2008, après la sécheresse en France, il n’a « jamais reçu aucune aide ». Au contraire de « ceux qui étaient au Crédit agricole ou à la MSA (Mutualité sociale agricole) qui eux ont été bien remboursés. » A un peu plus d’un an de la présidentielle, Guy Fezans est en tout cas sûr d’une chose : il ne votera ni au centre ni à gauche. « On n’a pas besoin que les socialistes et les communistes viennent nous donner des leçons, se fâche-t-il à grands renforts d’imitations. Marine Le Pen présente bien, elle a du bagout. Il ne faut pas croire qu’elle va nous mener à la terreur. »

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Nonna Mayer est directrice de recherche au CNRS (Centre d’études de la vie politique française - Sciences Po Paris). Ses recherches portent sur les comportements politiques, en particulier le vote Le Pen et le militantisme FN. Pour elle, cela fait peu de temps qu’on a pris conscience du vote frontiste en zone rurale. On connaît l’électorat traditionnel de l’extrême-droite : des petits patrons fatigués de payer des charges ou des ouvriers exaspérés qui se considèrent à la marge. Mais y-a-t-il toujours eu un socle d’agriculteurs dans le vote FN ? Pendant des années, cela n’était pas possible. Les agriculteurs étaient des notables, organisés, et il existait chez eux un fond religieux impor tant. Tout cela était incompatible avec le vote FN qui a longtemps été très urbain. Les agriculteurs appar tenaient à la droite classique. C’est en 2002 qu’on a pour la première fois constaté un vote Le Pen dans les communes péri-r urales. A 23 %, le vote FN était équivalent chez les petits patrons, les ouvriers et les agriculteurs. Comment interpréter le vote agricole pour le FN? Tout dépend de la taille de l’exploitation ou de la région d’implantation. Il y a plus de petits exploitants dans le nord de la France donc il y a plus de possibilités pour un vote FN à cet endroit par exemple. Ce qui rend ce vote contestataire unique, c’est que l’on puisse adhérer à cer taines de ses idées. La remise en cause du patrimoine national peut séduire les agriculteurs âgés attachés à l’ancrage traditionnel par exemple. Cer tains agriculteurs peuvent être sensibles aux propositions du Front national… Les protections douanières peuvent faire tilt chez les petits qui ont peur de la concurrence des vins italiens et espagnols, du mouton irlandais… C’est dif férent chez les gros producteurs à qui la mondialisation profite plus. Au final, tout dépendra de l’implantation locale du FN et du travail de ses militants. Un autre vote contestataire est-il possible ? Cela dépendra de l’of fre à droite, chasseurs ou autres. Les agriculteurs ont tendance à moins s’abstenir donc une abstention record est peu probable. Le vote à gauche est lui assez inenvisageable. Le vote agricole est très ancré à droite.

Pour en savoir + - ouvrages : Les mondes agricoles en politique, Bertrand Hervieu et alii (dir.) Coll. Fait politique, d. Presses de Sciences-Po, 2010. Dupoirier E., Boy D., La stabilit du vote de droite des agriculteurs : facteurs dÕexplication. In Les Agriculteurs et la politique, Presses de sciences Po, 1989.

- sites Internet : http://www.la-croix.com/Le-monde-agricole-vote-a-droite/article/2399157/55400

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HUMAIN

Joël Gombin :

« Il existe plusieurs mondes agricoles » Joël Gombin est, avec Pierre Mayance, le co-auteur de l’article « Tous conservateurs ? » dans l’ouvrage collectif Les mondes agricoles en politique paru en juillet 2010 aux presses de Sciences Po. Le doctorant en sciences politiques a mis en évidence l’importance de l’environnement social des agriculteurs dans leur choix électoral. PROPOS RECUEILLIS PAR

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électorale ou l’imaginaire politique collectif lui confèrent un rôle majeur. On le voit tous les ans au Salon de l’agricultutre. Plusieurs personnalités ont créé des liens avec le monde agricole pour favoriser leur carrière politique.

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a population des citoyens chefs d’exploitation ne représente que 1,1 % du corps électoral français (4,4 % si l’on y ajoute les ouvriers et les agriculteurs à la retraite). Pourquoi vouloir alors s’y intéresser ? De par son rôle électoral assez négligeable, on pourrait penser qu’il n’y a pas beaucoup d’intérêt à se pencher sur cette population. Mais il faut relativiser ce constat. D’abord parce que les agriculteurs sont plus participationnistes que la moyenne. Ensuite parce qu’il faut aussi tenir compte des agriculteurs non-recensés. Ceux qui ont une activité à côté de l’exploitation : les conjoints et surtout les conjointes doublent quasiment la population prise en compte. Enfin, le monde agricole a joué un rôle fondamental dans la construction politique de la France. La IIIe république s’est stabilisée grâce à l’adhésion des agriculteurs plutôt acquis aux royalistes au départ. Aujourd’hui encore, la mécanique

ROMAIN BELY

Jacques Chirac par exemple… Chirac est évidemment un acteur majeur. Il était fils d’un banquier parisien, Parisien lui-même, et il a complètement inventé son attachement à la Corrèze. Au fond, il y a peu d’hommes politiques d’envergure qui n’ont pas à un moment donné de leur carrière cultivé un lien étroit avec le monde agricole. De ce point de vue-là, Nicolas Sarkozy fait figure d’exception. C’est probablement le seul dirigeant politique français de cette envergure qui soit purement urbain. Il n’a jamais cherché à développer d’ancrage rural. C’est un enfant des villes et il le revendique. Cela explique aussi les difficultés qu’il a eues ces dernières années avec le monde agricole.

Peu dÕhommes politiques dÕenvergure ont n glig de cultiver un lien troit avec le monde de lÕagriculture »

Comment les agriculteurs se représentent-ils le monde politique ? Il n’y a pas un seul mais plusieurs mondes agricoles. Il y a donc plusieurs visions. Ça dépend des segments de la profession, du type d’engagement, du terroir, de facteurs individuels. Néanmoins,


E N T R ET I E N

on peut dégager une constante depuis la IIIe république : l’activité agricole en tant qu’économie est très fortement liée à sa régulation politique. Ce n’est pas une activité économique comme les autres. Les prix n’ont jamais été complètement libres. Donc la politique ne peut pas laisser indifférent quand on est agriculteur. C’est ce qui explique leur participation importante.

dage et ils peuvent dire «on a interrogé 200 agriculteurs». Sauf que ceux-là ont été réalisés dans des conditions différentes. C’est difficilement exploitable. Dans un sondage de 1 000 personnes, vous avez à peu près 15 agriculteurs grand maximum. Même s’ils étendaient leur panel à quarante personnes, les tendances moyennes ne seraient pas du tout fiables. Sans parler de la variation géographique.

Il y a quand même une certaine distance envers le monde politique… Forcément, le monde politique est perçu comme urbain, lointain, Parisien voire Bruxellois. Mais ce n’est pas un facteur de désintéressement. Le lobby des agriculteurs est très présent à l’Assemblée et au Sénat. Le monde agricole est structuré et a su construire les outils de sa représentation politique. Même si les choses se complexifient par rapport au passé. Il n’y a plus de monolithisme syndical majoritaire par exemple. Les agriculteurs ont des relais politiques forts mais cela arrive à un moment où les responsables politiques français perdent tout pouvoir sur la politique agricole qui ne se fait plus à Paris mais à Bruxelles. Le ministre de l’Agriculture français se fait toujours la voix des agriculteurs de l’Hexagone à Bruxelles mais nous ne sommes plus aux grandes heures de la IVe République où le ministère distribuait à tour de bras les subventions aux agriculteurs.

A la lecture de votre enquête, la spécificité de l’exploitation (type de culture, d’élevage,…) ne semble pas être un réel déterminant du choix politique de l’agriculteur… Oui, ça nous a mêmes surpris. Nous nous attendions à ce que cette variable joue un rôle de déterminant. Or pas du tout. En fait les logiques sociales qui avaient déjà été mises en lumière sont toujours actives. Le vote de l’agriculteur ne dépend pas du type de culture ou la tradition agricole de la région où il est implanté mais plutôt de la façon dont l’agriculteur s’insère dans son système local.

«

SÕil se consid re petit, il va voter plut t gauche. SÕil se voit plut t comme un "gros", il votera droite »

Pour votre étude, vous n’avez procédé à aucun sondage. Comment avez-vous travaillé ? Nous avons utilisé la méthode « écologique » en comparant des variables concomitantes. A partir de données réelles : les résultats des élections présidentielles de 2007 commune par commune, les résultats des recensements et toute une série d’autres variables comme la composition socioprofessionnelle de la population. Ensuite nous avons mis toutes ces variables en corrélation. Ainsi, nous voulions savoir comment évoluait le vote pour Nicolas Sarkozy lorsque la proportion d’agriculteurs variait d’une commune à une autre. Puis on a estimé dans chaque département la part de la population agricole dans le vote des candidats. Nous avons pu constater que les agriculteurs ne votaient pas tous de façon monolithique. Ils ne sont donc pas tous conservateurs. C’est une estimation mais elle semble plus fiable que celles des sondeurs. Les sondeurs ne sont pas fiables ? La population des agriculteurs est limitée mais très parsemée. Avec eux, il est difficile de réaliser des sondages significatifs et la méthode de travail des sondeurs avec les agriculteurs est assez croquignolesque. Parfois ils prennent une série de plusieurs sondages menés année après année et ils en extirpent les 15 ou 20 agriculteurs sur chaque son-

C’est donc son environnement social qui le détermine ? Voilà. C’est plutôt la manière dont il se situe dans la société locale qui va déterminer son vote. S’il se considère comme un « petit », il va plutôt voter à gauche. Inversement, s’il est plutôt un « gros » avec beaucoup d’ouvriers, il va voter plutôt à droite. Cela confirme la thèse selon laquelle les agriculteurs ne sont pas une classe sociale en soi mais plutôt un groupe hétérogène qui va prendre sens politiquement par rapport aux luttes sociales locales.Il y a des mini-sociétés qui se structurent différemment. C’est le cas des mondes ruraux. En 2007, dans un moment où l’agriculture française allait plutôt bien, les agriculteurs avaient plus voté que la moyenne. Dans le contexte de crise actuel, le mouvement peut-il s’inverser ? Ce n’est pas à exclure mais pour être honnête, je ne le pense pas. La profession agricole est tellement dépendante de la régulation politique qu’il est difficilement envisageable d’imaginer un boycott des urnes. A moins que ce ne soit orchestré par le syndicalisme majoritaire, chose peu probable tellement il est lié à l’UMP. Je pense par contre qu’il peut y avoir un vote sanction à l’égard du gouvernement en place. On peut imaginer qu’une fraction du monde agricole se radicalise dans un vote important pour le Front national par exemple.

Pour en savoir + Les mondes agricoles en politique, Bertrand Hervieu (dir.), Coll. Fait politique, éd. Presses de Sciences-Po, 2010

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E N T R ET I E N

Rémi Mer : «Réhabilitons

la fonction nourricière de l’agriculteur » Rémi Mer, consultant en communication, est l’auteur d’articles sur l’image des agriculteurs. A l’entendre, la perception du métier par les Français a fluctué à travers le temps. Au XIXe siècle, les paysans sont vus de manière péjorative. Jalousés à cause du rationnement pendant la Seconde Guerre mondiale, ils redorent leur blason dans les années 1950. Où en sont-ils aujourd’hui ?

D

’après les sondages, les agriculteurs ont une bonne image dans l’opinion publique, mais ils reprochent aux médias de déformer leur métier. N’est-ce pas contradictoire ? Dans les sondages, 70 à 90 % des Français ont une bonne image des agriculteurs. Ce sont les journalistes, relais de l’opinion publique, qui sont les plus critiques. Dans l’exercice de leur métier, ils regardent facilement ce qui ne va pas. Et ne s’intéressent à l’agriculture qu’en temps de crise sanitaire ou d’événements ponctuels comme les manifestations ou actions « coup de poing » des producteurs de lait. Les journalistes donnent ainsi une vision erronée du métier, alors que leur propre profession connaît de multiples biais. D’après les études, les journalistes sont majoritairement urbains, sur-consommateurs de produits bio. Enfin, ils ont tendance à présenter les faits sde manière binaire et dichotomique : les partisans des OGM contre ceux du tout biologique, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) face à la Confédération paysanne, la grande distribution opposée aux circuits courts... Alors que la réalité est plus complexe. Le complexe d’infériorité des agriculteurs est-il toujours une réalité ? La difficulté d’un complexe est qu’il est dur à appréhender car lié à la perception de la réalité. Il y a quelques années, c’était le niveau d’études et les diplômes qui les complexaient. Aujourd’hui, le métier devient plus technique, et les agriculteurs sont de plus en plus diplômés. C’est désormais un complexe d’inadéquation, de manque de reconnaissance qui touche la profession. Les agriculteurs

ont l’impression de ne pas être reconnus et rémunérés à la hauteur des travaux accomplis. Selon vous, les agriculteurs sont de très mauvais communicants. Quelles solutions proposez-vous ? Il faut renouveler le lien entre les urbains-consommateurs et les producteurs. Les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), la vente directe sont un bon moyen de les rapprocher. La solution peut venir des nouvelles technologies. Un domaine porteur, où les agriculteurs sont peu présents alors qu’elles peuvent restaurer le lien entre les villes et les campagnes. Aujourd’hui des expériences sont mises en place. Ainsi, à l’aide d’un smartphone, on peut scanner certains code-barres pour connaître le lieu de production d’aliments comme le lait, les volailles de Loué ou les tomates Rougeline. A l’image de ce qui se fait sur les bouteilles de vin, où le domaine est clairement identifié. Les agriculteurs se diversifient, pour des raisons économiques : créations de chambres d’hôtes, camping à la ferme, visites d’exploitation… Est-ce un bon moyen de faire connaître la réalité du métier ? Pourquoi pas. Mais il faut étudier la manière dont se fait l’interaction avec ces consommateurs-clients. S’il s’agit de proposer un hébergement, cela ne fera pas mieux connaître la profession. Il ne faut pas seulement promouvoir un cadre de vie ou un paysage, mais s’atteler à réhabiliter la fonction nourricière, la légitimité de l’acte de production. Expliquer que le fruit de l’activité de tel producteur de pommes ou de lait a un sens, car au bout de la chaîne, les agriculteurs produisent ce que nous mangeons, ce qui nous nourrit. PROPOS RECUEILLIS PAR

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PAULINE PELLISSIER



© DR

Promo 32 (2009-2011) Spécialisation Presse écrite et web


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