LÉSÉ.E.S (2022) - 43e promotion IPJ Dauphine | PSL

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Ce magazine unique a été réalisé par les étudiants de la 43e promotion d’IPJ Dauphine | PSL

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« Les femmes et les hommes, pourtant individus porteurs d’une singularité qui leur est propre, sont des êtres sociaux, peut-on lire dans une note du Conseil d’État sur la citoyenneté publiée en 2018. L’idée de citoyenneté, c’est-à-dire le droit de participer aux décisions relatives à la communauté politique, est au cœur de la conception occidentale des relations entre l’individu et cette société qui lui préexiste et qu’il rejoint un jour, par naissance ou par choix. » Le journalisme que nous défendons, c’est celui qui permet de maintenir cette citoyenneté active. Partout et à chaque instant.

Citoyenneté

Nom féminin – Du latin civis, celui qui a droit de cité.

Un édito de Anne TEZENAS DU MONTCEL

À

L a situation ukrainienne nous a rappelé en quelques jours la fragilité de nos valeurs. Dans un régime comme le nôtre — la démocratie — qui se pose depuis plus de 200 ans comme le camp du bien et des droits de l’homme, le risque majeur est ailleurs : celui de s’endormir sur des situations moins visibles que le désastre de la guerre, mais tout autant productrices d’inhumain. Cela n’est possible que parce qu’une forme d’invisibilisation se met en place.

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L’invisibilisation a deux alliées permanentes : l’indifférence et l’habitude. C’est précisément pour cela que tout régime non démocratique commence toujours par maîtriser les flux d’information pour préparer les esprits à l’indifférence, puis à la soumission.Lesonzeélèves de la spécialité Écritures digitales et enquête de la 43e promotion de l’IPJ Dauphine | PSL ont décidé de faire le chemin inverse. Ces journalistes sont partis à la rencontre de personnes qui vivent en France des épreuves ou des discri minations peu visibles, parfois à très grande échelle. Jeunes enfants placés dans les pouponnières publiques, vieillards sacrifiés à la logique financière des Ehpad, malades immunodéprimés doublement seuls face au Covid-19, enfants hyper sensibles à l’école en mal de relation, jeunes de banlieue contraints pour « s’intégrer » de naviguer entre deux mondes, etc. Un geste dans l’enquête sur la maltraitance institutionnelle dans les Ehpad lancée avant la sortie du livre choc Les Fossoyeurs (Fayard, 2022) sur le groupe Orpea résume tout : un plateau repas jeté plein dans une poubelle parce que la personne âgée à qui il était destiné ne l’avait pas consommé dans le temps imparti. Insupportable. Tout comme est insupportable de penser qu’il a fallu qu’une auxiliaire de soins achète sur son argent personnel un siège de bain pour une petite fille de moins de 1 an dans une pouponnière publique, faute d’autorisation d’achat par sa direction. VOS CITOYENS !

CŒURS,

Invisibiliser : « rendre invisible, soustraire au regard social » (définition du Robert).

Combien de plateaux repas sont jetés ainsi chaque jour dans l’indifférence, jetant notre humanité au passage ? C’est bien cela ce que nous risquons dans nos démocra ties : laisser jour après jour, de façon invisible, des systèmes non choisis par une citoyenneté assécher notre humanité. En Ukraine comme en France, dans ce mag book comme dans la vie, la solidarité apparaît comme le plus sûr chemin pour une citoyenneté vivante et digne. À vos cœurs, citoyens !

Le Conseil d’État a défini en 2018 la citoyenneté dans une note qui montre au passage à quel point les Français — si souvent critiqués pour leur égoïsme — souhaitent s’engager auprès des autres : « Les femmes et les hommes, pourtant individus porteurs d’une singularité qui leur est propre, sont des êtres sociaux. L’idée de citoyenneté, c’est-à-dire le droit de participer aux décisions relatives à la communauté politique, est au cœur de la conception occidentale des relations entre l’individu et cette société qui lui préexiste et qu’il rejoint un jour, par naissance ou par choix. » Mais pour faire acte de citoyenneté, encore faut-il considérer que ce que vit chaque individu de façon douloureuse, inappropriée ou dangereuse sur notre sol est signi fiant pour chacun et chacune d’entre nous. Encore faut-il être amenés à connaître des sujets importants, l’important n’étant ni le visible ni le bruyant ni l’excitant ni l’amusant.C’estlàque les journalistes ont un rôle majeur à jouer pour que cette citoyenneté s’exerce pleinement. À cet égard, les journalistes qui ont créé ce magbook, élaboré son thème, discuté ses sujets, enquêté, écrit et mis en page avec le soutien de Patrick Chatellier et de Maya Blanc et de moi-même font honneur à leur mé tier. Ils sont allés débusquer l’invisible. <

IS HEAD, AND« HOW MANY TIMESCANAMANTURNPRETEND THAT HE JUST DOESN’T SEE? » Bob Dylan, Blowin in the Wind 5

Comparé à la situation tragique des millions de réfugiés ukrainiens fuyant la guerre, ces maux pourraient paraître dérisoires. En réalité, ils sont essentiels car leur méconnaissance fragilise l’essence même de notre rôle de citoyens, celui conquis en 1789 par le peuple français qui, tout comme les Ukrainiens aujourd’hui, a arraché le droit de faire nation, c’est-à-dire pour chacun de participer aux affaires du monde.

A u fil de leurs enquêtes, les élèves de la 43e promotion nous font découvrir une galerie d’inconnus engagés dans des luttes — un jour, quelque part — parce qu’ils ont été personnellement touchés par quelque chose qui ne devrait pas exister. Combat contre l’endométriose, maladie invisible qui touche presque deux millions de femmes. Bataille pour ouvrir sur Instagram les portes à une nouvelle façon de parler de sexualité. Croisade pour porter librement le nom de sa mère, droit conquis de haute lutte au printemps 2022 grâce à la ténacité d’une femme qui, pour que ses enfants puissent porter son nom, a convaincu l’Assemblée nationale… Si l’on trouve le plus souvent des femmes à la pointe de ces combats, ce n’est pas un hasard : beaucoup de ces luttes concernent encore directement leur place dans la société et les discriminations dont elles sont encore insidieusement victimes. Dans les vestiaires des équipements sportifs publics en France, dans le monde ultramasculin de la haute montagne française ou sur les écrans après 50 ans.

Magazine unique réalisé par les étudiants de la 43e promotion d’IPJ Dauphine | PSL. Directeur de la publication El Mouhoub Mouhoud Responsables pédagogiques Pascal Guénée et Éric Nahon Conception-rédaction en chef Anne Tézenas du Montcel Coordination de l’édition Patrick Chatellier Relecture Maya Blanc Conception de la maquette Patrick Chatellier avec Leslie Larcher et Valentine Ulgu-Servant Direction artistique Patrick Chatellier et Anne Tézenas du Montcel Réalisation de la couverture Jeanne Bigot et Mélodie Taberlet Photographie Jeanne Bigot Impression JL Associés 6

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Rédaction et secrétariat de rédaction Margot Barberousse, Jeanne Bigot, Léna Gomez, Pierre Kron, Leslie Larcher, Maÿlice Lavorel, Chloé Rabs, Romane Rosset, James Nicolas de Sade, Mélodie ValentineTarberlet,Ulgu-Servant

Illustrations Lauriane Harty (p. 57, 75), Romane Beaudouin (p. 37), Aurone Fournier (p. 47), Marjolaine Paolantonacci (p. 53), Timéo Louvel (p. 83), Manon Simant (p. 67), Mélodie Taberlet (couverture, sommaire, p. 9), Manon Mongradon (p. 91), Inès Bennani (p. 101), Jeanne Bigot (trombinoscope, p. 19), Margot Barberousse (trombinoscope) aux illustrateurs et à l’ensemble avecpouràd’IPJ Dauphine,de l’équipeenparticulierAnneTézenasdu Montcelavoiraffinénos plumesgrandebienveillance.

Merci

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S’attacher à des proches ou à des personnes tierces est essentiel chez le jeune enfant, qui a besoin de figures sécurisantes à ses côtés pour se construire. C’est encore plus vrai pour les petits enfants placés. Le trouble de l‘attachement naît fréquemment lorsqu’une séparation avec ses parents a lieu avant l’âge de 3 ans. Il entraîne rejet des contacts physiques, crises de larmes et de colère, insomnies. Puis, difficulté à nouer des liens stables, faible estime de soi, difficultés scolaires et agressivité. Une période critique a particulièrement lieu entre le 8e et le 24e mois. C’est là qu’il est essentiel d’assurer un lien continu.

Attachement

Nom masculin – Terme ancien, dérivé du verbe « estachier » (1080), « relier à un pieu (estache) », puis « faire tenir au moyen d’une attache, d’un lien ».

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Une enquête de Mélodie TABERLET Illustrée par Mélodie TABERLET 

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AVRIL 2022 IPJ DAUPHINE | PSL LÉSÉ∙E∙S

«Je suis seul pour cinq bébés qui pleurent… Lequel je console, lesquels je laisse au sol ? » Dans la poupon nière niçoise où travaillait Saber Ben jima il y a deux ans, chaque jour était dicté par des choix cornéliens. « J’aurais aimé avoir huit bras quand je travaillais là-bas », re grette l’éducateur. Cette expérience lui a laissé un goût amer. Comme lui, nombre de ses confrères s’inquiètent du délitement de l’accueil des plus jeunes enfants placés en pouponnières, nés sous X ou retirés de leur famille par les services de l’Aide sociale à l’enfance. Une préoccupation qui s’ampli fie également du côté des professionnels de la san té, spécialisés dans la protection maternelle et in fantile. En février 2022, plusieurs syndicats rebondissaient sur le scandale des mauvais traite ments administrés aux aînés dans les Ehpad, révé lé dans le livre Les Fossoyeurs (Fayard, 2022), de Victor Castanet, et lançaient l’alerte : « À l’heure d’une prise de conscience sur les abus envers des personnes âgées, n’est-il pas temps de nous assu rer du bien-être des bébés accueillis, également fragiles et dépendants ? »

Héritières des anciens orphelinats publics, 100 « pouponnières sociales » accueillent en France des enfants placé âgés de 3 ans et moins. À défaut de moyens et de personnel, l’accompagnement peut y être défaillant et ces tous petits déjà fragilisés risquent de développer des troubles de l’attachement.

BÉBÉ NOUVEAUCHERCHE TOIT

depuis beaucoup trop longtemps et s’était attachée aux auxiliaires qui s’occupaient d’elle. » Pour ma nifester sa peur d’une nouvelle séparation, la petite s’est mise à rejeter ses repas. La « réorientation » des bébés placés est une problématique majeure. Dans le Bas-Rhin, Virgi nie Girardot dirige un foyer de l’enfance, qui com porte une pouponnière sociale de 35 places. Elle rencontre des difficultés à « replacer les petits pla cés », dont le nombre « monte en flèche de manière continue ». Les familles d’accueil sont « la seule solution existante pour les moins de 3 ans » dont le retour chez eux n’est pas envisageable. Mais celle-ci se transforme régulièrement en impasse. Les familles sont de moins en moins nombreuses à se déclarer candidates et elles sont de plus en plus sélectives. Certaines préfèrent des enfants plus âgés, qui se rendent déjà à l’école, d’autres n’ap précient pas que les visites avec les parents de nais sance soient trop régulières.

Structures, publiques ou associatives, 100 pou ponnières publiques accueillent en urgence des enfants, parfois dès la naissance et jusqu’à l’âge de 3 ans. Descendantes des orphelinats, elles ont été une première fois reprises en main par Simone Veil, qui a lancé l’Opération pouponnières en 1978 après avoir été informée du délaissement des bé bés, abandonnés dans leur lit. Elle a permis notam ment une meilleure formation des accompagnants et une « humanisation » de la pédiatrie. D’après les chiffres les plus récents de l’Obser vatoire national de la protection de l’enfance, da tant de 2017, 2 000 très jeunes enfants vivent entre les murs des pouponnières françaises. Auxiliaires de puériculture, infirmiers de puériculture et édu cateurs de jeunes enfants s’occupent d’eux, de jour comme de nuit. Leurs missions dépassent large ment celles d’une crèche ouverte 24 heures sur 24 et 365 jours par an. Ils sont aussi chargés d’évaluer leurs besoins et les relations avec leurs parents lorsque des visites sont autorisées — pour en suite les orienter vers des structures plus adaptées.

« REPLACER LES ENFANTS PLACÉS » La pouponnière sociale fait partie des lieux d’ac cueil d’urgence, et le séjour des enfants est suppo sé y être provisoire. Or, fréquemment, il s’allonge et « ce qui doit être un sas d’attente devient en ré alité un nouveau lieu de vie », se désole Gautier Arnaud-Melchiorre, auteur du rapport « La parole aux enfants », remis début janvier au ministère des Solidarités et de la Santé. Chargé un an plus tôt de recueillir la parole des enfants pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance, le jeune homme de 26 ans a lui-même été placé dès le plus jeune âge. Lors de son tour de France et des visites de structures, il a repéré plusieurs situations anormales. Tout comme celle vécue par Morgane Billard, infirmière puéricultrice. Celle-ci travaillait jusqu’en octobre dernier dans une pouponnière publique en Rhône-Alpes. Une enfant placée dès sa naissance pour « défaut de soin » est restée trois années en tières avec eux. Au lieu des trois mois renouve lables une seule fois, d’après la loi. Elle a été sur nommée « bébé-pouponnière », avant d’être finalement placée dans une famille à proximité du domicile de ses parents. « Son adaptation s’est très mal passée, raconte Morgane Billard. Elle était là

CACHÉS DERRIÈRE DES PAPIERS

Virginie Girardot observe avec ses confrères le nombre de plus en plus important de nouvelles arrivées. Elles sont dues à l’augmentation du nombre de familles fragiles, mais également à une évolution du regard que la société porte sur l’édu cation des enfants. « Les seuils de tolérance ont changé et les gens hésitent beaucoup moins à si gnaler certaines situations aux autorités », ana lyse-t-elle. Après ces signalements, les décisions de placement sont prises soit par un procureur, soit par un juge au terme d’une audience. L’Aide sociale à l’enfance se charge ensuite de diriger l’enfant vers la structure la plus adaptée. « Encore faudrait-il augmenter les suivis à do micile et les actions de prévention », estime Jeanne Cornaille, déléguée nationale du Groupe national des établissements publics sociaux et médico-so ciaux (GEPSo). Problème : le manque de personnel de terrain pour effectuer ces suivis et visiter la fa mille de façon régulière. À Nice, dans les Alpes-Ma ritimes, Saber Benjima a récemment postulé à l’Aide sociale à l’enfance pour travailler dans un service d’aide éducative à domicile. Il a vite renon cé en apprenant qu’il aurait 27 familles à « gérer » à lui seul. Dans la Maison des solidarités de son département, un professionnel référent s’occupe

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s’avère égale ment compliqué. C’est ce que signale Gautier Arnaud-Melchiorre dans son rapport. À Grenoble comme à Valence, par exemple, les bébés sont ac cueillis dans des établissements publics construits dans les années 1960-1970, époque où la connais sance des besoins de ces enfants était encore très partielle. Gautier Arnaud-Melchiorre n’observe ainsi aucune différence architecturale entre les lieux destinés aux adolescents et ceux destinés aux nourrissons : de hauts escaliers, des chambres et des couloirs étroits… « L’enfant ne peut pas y cir culer librement, se promener, apprendre à explo rer et développer sa motricité, note-t-il. Si son placement dure plusieurs mois, il doit vivre dans une vraie maison, avoir sa propre chambre plutôt que de la partager avec huit autres enfants. »

« EN CONSTRUCTION CONSTANTE » À la pouponnière, la première difficulté des enfants est de se construire dans une structure où la vie en collectivité constitue 100 % du temps vécu. « Ces enfants ne bénéficient pas d’un réel accompagne ment individuel. Et contrairement à une crèche, ils ne rentrent jamais chez eux le soir », déplore Saber Benjima. Même avec de grandes facultés d’adaptation, cela laisse des traces : « Par exemple, ils ont plus de difficultés à enregistrer des sons lorsque l’on ne s’adresse pas directement à eux et leur vocabulaire est beaucoup moins fourni. » D’après un rapport de l’Organisation mondiale de la santé publié en septembre 2019, un manque de stimulation, de portage et d’interactions indivi duelles entraîne des risques accrus pour l’enfant de développer des troubles du neurodéveloppement et desDévelopperapprentissages.sapsychomotricité

d’une vingtaine de dossiers en moyenne et ren contre très rarement les enfants cachés derrière ces piles de documents administratifs.

J’AURAIS AIMÉ AVOIR HUIT BRAS QUAND JE TRAVAILLAIS LÀ-BAS. » Saber jeuneséducateurBenjima,deenfants

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Le jeune homme reste particulièrement marqué par « le manque de présence humaine et le manque de temps » dont disposent les professionnels. Or, dans la petite enfance, tout enfant nécessite une attention particulière et un accompagnement per sonnalisé. C’est ce que dit notamment la Commis sion des 1 000 premiers jours, née sous le mandat d’Emmanuel Macron et présidée par le célèbre neuropsychiatre Boris Cyrulnik. Celui-ci insiste :

UNE CRISE DES VOCATIONS

« Depuis le développement de la neuro-imagerie, on sait que le bébé est une petite personne en construction constante » et « son développement psychologique et affectif commence dès la nais sance .» Le président de la République, lui, décla rait le 25 avril 2019, dans sa conférence de presse post-Grand Débat, que « les 1 000 premiers jours de la vie d’un citoyen français sont décisifs sur le plan affectif et cognitif. C’est là qu’on construit parfois le pire et qu’on peut bâtir le meilleur ».

Parmi les premiers laissés de côté : les grands pré maturés, les enfants handicapés ou ceux atteints de troubles autistiques ou du neuro-développe ment. Ils sont justement de plus en plus nombreux dans les pouponnières sociales, du fait d’un manque de places dans des établissements spécia lisés comme les pouponnières sanitaires ou les centres médico-psychologiques.

Des services « complètement saturés » d’après Virginie Girar dot, tandis que les pédopsychiatres s’avèrent « im possibles à trouver ». Ces enfants nécessitent des soins particuliers, prodigués par des professionnels spécialisés. Il y a quelques mois, Nathalie* et ses collègues — auxiliaires en puériculture dans une pouponnière en région francilienne — ont été char gées d’accueillir un enfant atteint de troubles au tistiques. « À 2 ans, il se jetait au sol ou contre des radiateurs, il se mettait en danger, lui et les autres : quand je tenais un enfant dans les bras, il venait le frapper. » Il a fallu de multiples signale ments pour que l’enfant soit finalement déplacé. Nathalie ne sait pas où. Sans atteindre de tels extrêmes, tout nourrisson placé requiert une attention médicale assidue. Car un grand nombre d’entre eux souffrent déjà de troubles de l’attachement lorsqu’ils arrivent. Un accompagnement inadéquat risque de les consoli der, prévient la psychologue-clinicienne Mireille Rozé. Celle-ci travaille depuis une trentaine d’an nées dans le secteur de la protection de l’enfance et coordonne, sur tout le territoire national, des ex périmentations destinées à assurer un meilleur accueil pour ces enfants. Elle est témoin des consé quences du manque d’attention sur le long terme et cite, à titre d’exemple, le cas d’une petite fille victime de carences affectives. Sa mère, atteinte de troubles psychiques, s’en occupait comme d’une poupée et la portait par les pieds. Résultat : l’enfant n’identifie pas les adultes autour d’elle comme « sé curisants » et développe une hypervigilance. « Par la suite, les enfants comme elle vont croire que les liens noués peuvent les attaquer, alors ils at taquent eux-mêmes ces liens », note Mireille Rozé. Cela peut ensuite se traduire par des difficultés de socialisation, la destruction de matériel ou des gestes d’agression, voire d’auto-agression. Pour pallier ces troubles, la psychologue-clinicienne pré conise, dans un article co-signé avec plusieurs confrères, un « maternage supra-optimal » de la part des professionnels pour donner à l’enfant un « sentiment continu d’exister ». Autrement dit, les personnels concernés doivent prêter attention à chaque geste : « On ne porte pas un enfant qui n’a jamais été porté de la même façon qu’un autre », explique Mireille Rozé. Une disponibilité de chaque instant essentielle. Comment mieux répondre à ces besoins cru ciaux ? Pour Gautier Arnaud-Melchiorre, chargé du rapport « La parole aux enfants », changer le ratio d’encadrement et doubler les effectifs relève d’une vision « angélique » . Car cela suppose de résoudre la crise des vocations actuelle et de trou ver des personnes qualifiées. Dans la pouponnière où travaille Morgane Billard dans la région RhôneAlpes, l’infirmière voit se succéder des intéri maires, des animateurs et des infirmières non spé cialisées dans la petite enfance. « Officiellement », les enfants doivent être en permanence sous la surveillance d’un infirmier en puériculture. Mais en ce moment, là où elle travaille, la garde de nuit est assurée par une auxiliaire et un étudiant en mé decine non diplômé. Chargés de veiller à la sécuri té de 36 enfants.

UN INVESTISSEMENT « VISCÉRAL » Même les professionnels diplômés dans le secteur de la puériculture « ne sont pas suffisamment sen sibilisés à la protection de l’enfance, déplore Mor gane. Une pouponnière, ce n’est pas une crèche. » Face à ces incohérences, elle a décidé de jeter l’éponge. Comme l’une de ses collègues. Motifs pre miers : elles se sentent trop démunies sur le terrain.*Ces interlocuteurs souhaitent conserver leur anonymat.  

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Manque de temps, manque de formation. Leur principale inquiétude : l’impression de « mal faire son travail ». « Comment correctement préparer un enfant de 2 ou 3 ans aux rares rendez-vous avec ses parents ? Ou avec un juge ? » se demandet-elle, après plusieurs cas de cauchemars à répéti tion, des refus de s’alimenter et des violences en vers des Morganecamarades.etsacollègue ne sont pas les seules à renoncer. Nathalie* est en congé maladie depuis bientôt quinze semaines. Avant cela, il lui arrivait parfois de travailler jusqu’à trois week-ends par mois. « On ne récupère jamais vraiment nos jours », confie celle qui songe également à changer de secteur. La conséquence de ce turn-over inces sant est dramatique pour l’enfant : après la rupture avec sa famille, il ne subit plus une ou deux sépa rations affectives, mais parfois une dizaine au sein de la même pouponnière. Impossible pour lui d’avoir une figure d’attachement, il doit s’adapter à des styles d’interactions totalement différents selon l’adulte attitré. « C’est un public déjà très fra gilisé, qui a vécu plusieurs changements de lieux de vie. Malgré la bienveillance en face, certains enfants ont du mal à accepter de nouvelles têtes : on assiste à de violentes crises de larmes, très dif ficiles à calmer », raconte Nathalie. La charge de travail n’est pas la seule cause de ce fort turn-over. Patrick* a officié pendant plus de vingt ans à l’Aide sociale à l’enfance en Moselle.

ENFANCE : LES LIMITES DE LA DÉCENTRALISATION

Cette avancée portée par le programme Pégase ne permet pas de calmer les inquiétudes. Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de la Protection de l’enfance, continue de défendre la stratégie de décentralisation. La récente loi 3DS (Décentralisation, Différenciation, Déconcentration et simplification), promulguée le 9 février 2022, s’inscrit aussi à contre-courant des revendications, notamment de celles portées par le GEPso. Désormais, les directeurs de foyer pour l’enfance seront recrutés par les conseils départementaux. Le Syndicat des manageurs publics de santé craint que ces directeurs perdent leur indépendance et ne puissent plus se positionner comme « opérateurs impartiaux de la protection de l’enfance ». Jeanne Cornaille considère que « l’État doit servir de contre-pouvoir » vis-à-vis des départements, aujourd’hui « financeurs, contrôleurs et gardiens de l’enfant » <

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Le programme Pégase, qui vise notamment à améliorer le suivi médical des enfants placés, apporte une autre innovation notable d’après Jeanne Cornaille, déléguée nationale du GEPSo (Groupement des établissements publics médico-sociaux) : l’État devient officiellement acteur du pilotage de la protection de l’enfance. En France, celle-ci relève des compétences et du budget des départements. La députée Perrine Goulet, autrice d’un rapport d’information en 2019, écrivait alors que « la décentralisation engendre autant de politiques d’ASE [Aide sociale à l’enfance, ndlr] qu’il y a de départements : 101 départements , 101 politiques différentes ». D’après ses observa tions, certains départements y consacrent 5 % de leurs dépenses sociales, quand d’autres vont jusqu’à 20 %. Si le coût moyen d’accueil d’une journée est de 100 euros sur le territoire national, il est de seulement 48 euros dans les Alpes-Maritimes.

À l’entendre, la charge émotionnelle pèse lourd, accentuée par des conditions de travail qui démo tivent le personnel. « Ce sont des humains qui accompagnent d’autres humains, mais ce travail nous imprègne et est imprégné de qui nous sommes. D’où l’importance d’avoir des équipes solides et soudées », fait-il remarquer. Clémentine travaille dans le Gard et témoigne de cette solida rité. Elle et ses collègues se sont relayées jour et nuit durant deux semaines pour veiller sur une jeune enfant de 3 ans. Celle-ci s’était sectionné les doigts dans une porte de la pouponnière. La cheffe de service a eu beau refuser, « rien n’y a fait » : les auxiliaires et les infirmières lui ont tenu compagnie sur son lit d’hôpital. Certaines sont même rentrées de congés pour elle.

Le défi à venir sera, là encore, de trouver suffi samment de médecins pour assurer les suivis dans les prochaines années et sensibiliser les profession nels de la puériculture en première ligne. Ce sont eux les premiers à pouvoir signaler des situations inquiétantes, mais encore faut-il pouvoir les repé rer ? Compliqué avec un jeune enfant. Du latin infans, celui qui ne parle pas. <

pouponnière sont aujourd’hui décorés grâce à leurs « investissements bénévoles » Au niveau de l’État, la prise de conscience com mence à se lire dans les actes. Plusieurs profession nels saluent le versement de neuf millions d’euros, décidé en 2018 par le ministère de la Santé et des Solidarités, dans le cadre du programme Pégase. Lancé dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale, ce « programme d’expérimenta tion d’un protocole de santé standardisé appliqué aux enfants ayant bénéficié avant l’âge de 5 ans d’une mesure de protection de l’enfance » est ex périmenté sur cinq ans, au sein de quinze poupon nières sociales. Parmi les objectifs, portés sur le terrain par le GEPSo et l’association Saint-Exupé ry, qui gère plusieurs établissements destinés à l’accueil des mineurs : une meilleure « formation sur la maltraitance infantile et sur la protection de l’enfance », ainsi que la programmation de bi lans de santé réguliers pour évaluer les besoins. Coordinatrice adjointe du programme, la psy chologue-clinicienne Mireille Rozé insiste : « Les enfants suivis par la protection de l’enfance ont des besoins de santé peu connus mais sévères. » Elle fait référence à l’étude réalisée par un établis sement du GEPSo. Sur l’ensemble de ses services, les jeunes de 14 ans et moins accueillis souffrent en moyenne de treize problèmes médicaux. Le pro gramme Pégase apporte une évolution notable, car dans les pouponnières tests, le suivi médical des enfants sera calqué sur le calendrier pédiatrique habituel mais comprendra quatre bilans supplé mentaires. Une nouvelle plate-forme numérique est aussi mise en place pour éviter un suivi dis continu selon les changements de structures.

L’ÉTAT S’IMPLIQUE

Cet investissement « viscéral », Gautier ArnaudMelchiorre l’a souvent observé lors de son tour de France. Dans les pouponnières, contrairement à d’autres structures comme les foyers pour adoles cents, les professionnels font souvent passer les besoins de l’enfant avant les leurs. Cet engagement humain va parfois jusqu’à piocher dans son porte-monnaie. Morgane Billard l’a vécu plusieurs fois : malgré des demandes répétées à sa direction, impossible d’obtenir du matériel adapté. Cette an née, l’une de ses collègues a acheté elle-même un siège de bain pour une petite fille de 1 an. Celle-ci ne parvenait pas à se tenir assise dans la baignoire et n’avait pas le droit de mettre la tête sous l’eau, à la suite d’une pose de yoyos aux oreilles. « Pourtant, elle adorait l’eau, on ne pouvait pas la priver de cela », se souvient l’infirmière. Pas de bon d’achat de la part du service financier, direction Vinted. Pas de facture, donc pas de remboursement. Son équipe réclame aussi, depuis maintenant un an, des culottes d’abduction pour un autre en fant. Toujours pas de bon, malgré plusieurs re lances. Dans ces cas-là, des cagnottes sont orgnai sées entre les membres du service. Les murs de la

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Essence des personnes vivantes. Chiffres donnés à titre indicatif, dépendant en tous points de la personne vivante en question, la période étudiée correspondant au temps d’une vie : 115 jours de rire, jusqu’à 100 litres de larmes. Larme, sueur, couler. Rouge, pâle, visage marbré. Ex movere, mouvoir hors, l’émotion s’échappe de la psyché pour s’emparer du corps. Saisissement, bouleversement, transformation physiologique. Glissement, secousse, tremblement de terre affectif décliné sur l’échelle de la joie à la souffrance. Magnitude de 1 à au moins 1000. Expression de son rapport au monde. Ressenti violent, expression violente. Pour les personnes hypersensibles, violence toujours.

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Émotion Nom féminin – Du latin ex movere, mouvoir hors.

L a maîtresse de Jan a donné rendez-vous à ses parents, Marianne et François. Jan pleure quand il fait un exercice. Pleure quand c’est l’heure des activités sportives. Pleure à la cantine. Le petit garçon de 6 ans, scolarisé en CE1 dans une école publique en Normandie, est l’enfant « bizarre » de la classe. Évidemment, Marianne et François s’inquiètent. Jan est traîné dans tous les cabinets du coin, un psycho logue, un motricien...psychoÀl’arri

Les apprentissages, les bruits, les autres élèves : pour les enfants en situation d’hyperréactivité émotionnelle, l’école peut devenir un espace de souffrance. Un quotidien bouleversé, au sein d’une institution peu sensible à ceux qui le sont trop. vée, aucun constat médical : les professionnels avancent simplement, pour qualifier Jan, le terme « hypersensible ». Pas un trouble, pas une maladie, mais un trai tement des stimuli sensoriels et sentimentaux plus approfondi que la moyenne : une « hyperréactivité émotionnelle, qui entraîne des réactions émotion nelles excessives », comme l’explique la chercheuse et psychologue Hélène Romano. L’hypersensibili té est définie comme un trait de caractère, un élé ment de tempérament. Selon une étude de 2018, menée notamment par la chercheuse et spécialiste de l’hypersensibilité Elaine Aron, parue dans la revue médicale Translational Psychiatry, 30 % de la population serait concernée. Pour expliquer ce degré de sensibilité particulièrement élevé, plu sieurs pistes de recherche : une prédisposition génétique, l’environnement et l’éducation, la vie intra-utérine, ou même une ori gine traumatique.Lecaractère non pa thologique de sensibilitél’hypern’estpastoujours Une enquête de Lena GOMEZ Illustrée par Jeanne BIGOT LE DESCARTABLELOURD SENSIBLESHYPER

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Chez les enfants hypersensibles, il y a aussi « un rapport particulier aux apprentissages », explique Hélène Romano, qui a vu défiler les petits hyper sensibles dans son cabinet, tous terrorisés à l’idée de décevoir. Jan est bouleversé lorsqu’il rate un exercice. À la maison, les devoirs attendus en CE1 sont devenus un calvaire. Une poésie à apprendre, une faute et c’est le drame. « L’enfant est hyper réactif face aux propos et aux attentes des ensei gnants. Un “peut mieux faire” peut devenir une remarque extrêmement blessante » , signale la psychologue. Élève modèle, Laura se souvient du jour, au collège, où une enseignante d’arts plastiques lui a fait remarquer son manque de finesse : « C’était affreux. «

un soulagement pour l’entourage. « On se dit que ce n’est pas grave, que c’est Jan qui suranalyse, qui surréagit, mais en pratique, ça ne rend pas les choses plus faciles à gérer », soupire Marianne. La sensibilité de l’enfant est devenue un véritable souci pour la famille. « Ça se joue dans toutes les sphères. C’est des pleurs infinis dès qu’il est frois sé, vexé, pris en faute. Des pleurs avec les copains. De grandes manifestations de stress », énumère Marianne. Un espace cristallise plus que tout autre les angoisses du petit garçon : l’école. Avec ses dy namiques de groupe, ses amitiés, ses aptitudes scolaires à prouver, l’école est un générateur de situations où la sensibilité individuelle est enga gée ; pour les élèves hautement sensibles, elle peut devenir un espace de souffrance.

LA BLESSURE DES MOTS

Les rapports avec les autres enfants peuvent alors être sujets à une angoisse particulière. Laura, 23 ans, a été détectée hypersensible par son psychologue il y a trois ans, un mot qui vient confirmer ce que lui répétait son père depuis des années : « Il me disait toujours que j’avais un problème de sensibilité. » La jeune femme se souvient de ses années d’école, où chaque dispute avec une amie prenait des proportions dé mesurées. « J’avais à tel point peur de faire du mal, peur d’être fâchée, peur de retourner à l’école, que j’en étais malade tout le week-end. Ce senti ment est hyper douloureux. » Le risque pour les enfants est alors de s’isoler : Marianne et François craignent pour l’intégration de leur fils, qui n’est pas invité aux anniversaires et reste souvent seul dans la Pourcour.apaiser le stress généré par l’école, Jan va à un cours de sophrologie et ses parents comptent mettre en place à la maison une routine de respi ration et de libération des émotions, grâce à des contenus trouvés sur Internet. Ils essayent d’ac cepter et de s’adapter aux manifestations émotion nelles de leur fils, sans toujours les comprendre. Une gestion qui passe par l’investissement dans un casque anti-bruit, et une course effrénée aux introuvables chaussettes sans couture : l’hypersensibilité « émotionnelle » est souvent doublée d’une face « sensorielle », qui peut rendre la vie quotidienne insupportable. « Ça fonctionne un peu comme certains troubles du spectre autis tique, explique Hélène Romano. Le rapport aux sons, odeurs, stimuli sensoriels est exacerbé, et ça peut générer beaucoup de souffrance. » Marianne et François ont été alertés par l’école sur les pleurs du petit garçon à la cantine, à cause du fracas métallique ambiant et de l’écho de la centaine d’enfants présents.

STRICTENTRETENANTLESVALORISE1980,LESDEPUISANNÉESLANORMEDAVANTAGEÉMOTIONS,TOUTENUNCADRED’AUTOCONTRÔLE. » LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022  22

LA CLASSE, TERRITOIRE HOSTILE « Pour un enfant hypersensible, le rapport aux autres peut être modifié », explique Hélène Roma no. À un âge où la différence mène souvent à l’ex clusion du groupe, les petits hypersensibles, qui étonnent par leurs manifestations émotionnelles intenses, peuvent souffrir d’une forme de rejet. Quand Marianne demande à Jan pourquoi il n’a pas de copains, il répond qu’ils sont différents de lui. « C’est très archaïque : dans un groupe, le dif férent dérange et doit être symboliquement élimi né », théorise Hélène Romano. D’autant plus que le cercle est vicieux : « L’hypersensible va avoir une réaction hypersensible face à cette situation, et peut se retrouver extrêmement seul. »

J’ai fondu en larmes, et j’ai arrêté de parler. » Chez Margaux, professeur des écoles, c’est quotidien : sa fille, Soline, dont elle juge les émotions exacerbées, a beaucoup de mal à composer avec la pression qu’elle se met « toute seule ». « Je ne comprends pas ses réactions. Elle est perpétuelle ment en train de douter. Elle se dénigre tout le temps. Si elle va moins vite qu’un camarade pour réaliser un exercice, elle craque et fond en larmes. C’est hyper violent », commente cette mère, qui fait pourtant « tout pour lui éviter du stress ». En dis cutant avec les professeurs de la petite fille, elle a commencé à s’interroger sérieusement sur son degré de sensibilité. « C’est souvent à l’école que c’est repéré, justifie Hélène Romano. À la maison, les parents sont habitués, ils ne voient plus que les réactions de leur enfant sont excessives. » Les larmes, le stress, le doute perpétuel sus citent souvent l’incompréhension. « Tu en fais trop », « c’est pas si grave », « arrête ! » sont le lot quotidien des hypersensibles. À 20 ans, Lila vit mal les critiques de ses proches face à ses manifesta tions émotionnelles jugées trop démonstratives.

LE POIDS DU JUGEMENT

Objet d’étude sociologique par excellence, « les émotions sont concernées par un ensemble de règles. Il y a des attentes envers l’expression de la sensibilité », explique Ivan Garrec, chercheur en sociologie à l’Institut de recherche interdiscipli naire sur les enjeux sociaux (Iris). Les émotions doivent correspondre à une norme de nature, d’in tensité et de durée. La norme n’est pas universelle, mais déterminée par un contexte socio-historique. En France, explique-t-il, les années 1980 ont mar qué un « tournant émotionnel » : la norme valorise davantage les émotions, tout en entretenant l’in jonction d’un cadre strict d’autocontrôle. Hors de cette norme, les émotions « sont perçues comme une transgression, poursuit Ivan Garrec. L’éner vement que peuvent ressentir les proches d’une personne hypersensible, face à des pleurs perçus comme non justifiés, est une réaction de sanction à cette transgression ». Le problème : des émotions niées ou moquées peuvent avoir pour la personne hypersensible des conséquences importantes, en laissant « des marques durables sur la personnalité ». « Le rejet des émotions peut devenir une blessure psycholo gique, parce que ça vous déshumanise », analyse Hélène Romano. La mise en retrait, les moqueries, le sentiment d’être incompris des autres, voire le harcèlement peuvent amener les enfants hy persensibles à « présenter des phobies sociales, des troubles anxieux sociaux, qui sont de vraies maladies : l’enfant est comme un écorché vif qui ne supporte plus aucun contact avec les autres », prévient la chercheuse. En France, 1 % à 3 % des élèves déscolarisés le sont pour troubles anxieux, mais aucune étude n’a encore croisé ce résultat avec l’hypersensibilité. Pour éviter tout risque d’impact sur l’avenir de l’individu, Hélène Romano rappelle l’importance « de repérer une sensibilité élevée en amont, et d’apprendre tôt aux enfants à comprendre et à gérer les émotions ». L’école, pourtant lieu privilégié des apprentis sages sociaux, peine à prendre en charge ces en fants débordants d’émotions. « Dans la formation, on n’a jamais entendu prononcer le mot “hypersensibilité”. On fonctionne comme si les enfants étaient des clones » , regrette Margaux, ensei 

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« Quand je racontais à mes parents que j’avais pleuré à l’école, ils pouvaient s’énerver contre moi, me dire qu’il fallait que j’arrête de faire ça, se rappelle Lila. Je ressentais de la détresse. C’était encore plus dur à vivre. » Depuis la cour de l’école primaire, elle porte l’étiquette de « celle qui pleure tout le temps » et craint désormais de se retrouver en public quand la vague d’émotion déferle. Un sentiment partagé par Laura, qui confie avoir « toujours l’impression d’être dans la triche : quand la crise d’angoisse monte, tu fais tout pour détourner ton attention, pour ne pas perdre le contrôle devant les autres, de peur d’être rejeté par la suite ».

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Il faut dire que la demande est là. Sur les groupes Facebook, des parents inquiets des « crises » de leur progéniture lancent des appels à l’aide. Cer tains demandent où faire passer des tests à leur enfant — tests qui n’existent pas à proprement par ler, l’hypersensibilité n’étant pas une catégorie clinique. Les médias s’emparent aussi de cet en gouement : « Le test infaillible pour savoir si vous êtes hypersensible » ; « Faire de son hypersensibi lité un atout » ; « Mon enfant est hypersensible, que faire ? » Ces articles déferlent, y compris dans la presse généraliste. « Aujourd’hui, c’est devenu un phénomène de mode », admet Saverio Tomasella. Des communautés virtuelles se créent, regroupant des conseils, des témoignages. La popularité de l’hypersensibilité en fait même une opportunité de business : les formations et thérapies spécialisées dans l’accompagnement des personnes hypersen sibles se multiplient, avec des codes qui parfois prêtent à sourire. Sur un groupe Facebook de pa rents, où est inscrite Margaux, une « Thérapeuthe Elfique pour Femmes et Enfants hypersensibles » propose des séances de coaching à ses clients, les « petites fées des bois » Avec plus d’un quart de la population concernée, l’ampleur du phénomène n’est pas surprenante. Sur les réseaux comme dans le cabinet du théra peuthe, beaucoup revendiquent leur hypersensibi lité. « Être hypersensible, c’est une étiquette que certains utilisent pour colmater les brèches, à des fins de valorisation sociale. On a besoin de struc turer notre identité d’humain », explique Saverio Tomasella. Pour le psychanalyste, plus qu’une fin en soi, l’hypersensibilité devrait être une porte d’entrée pour réfléchir à son Moi. <

L’ÉCOLE PEINE À S’ADAPTER L’institution invite les enseignants qui prennent la peine de chercher les informations à prendre en compte la question de la sensibilité. Est-ce assez ? Pour Sophie Vénétitay, porte-parole du syndicat enseignant Snes, le problème reste l’irréconciliable distance entre la théorie et la pratique : les profes seurs, aussi concernés soient-ils par le bien-être des élèves, ne peuvent tout assumer seuls. « L’hy persensibilité, comme tout ce qui peut avoir des répercussions sur la scolarité, est pour nous un sujet crucial, assure l’enseignante. Mais la réponse doit être pensée à plusieurs » , entre les ensei gnants, les parents d’élèves, mais aussi les méde cins et infirmiers scolaires. « Il faut penser collec tivement adultes, enfants, activités périscolaires », soutient également Hélène Romano. Aujourd’hui, aucune formation à ce sujet n’est disponible pour les personnels de l’Éducation nationale. L’école peine à s’adapter, alors même que la question de l’hypersensibilité a imprégné la psycho logie grand public. Les ouvrages visant à célébrer son hypersensibilité — inconnue en France il y a encore dix ans – inondent les librairies depuis un an ou deux. « La sensibilité concerne tout le monde. Même une personne qui n’est pas hautement sen sible se reconnaît quand on parle des manifesta tions sensorielles, sentimentales, intuitives. En tendre parler de sensibilité, ça fait du bien à tout le monde », justifie Saverio Tomasella, psychanalyste et précurseur des recherches sur l’hypersensibilité en France, créateur de l’Observatoire de la sensibi lité et auteur de plusieurs livres sur le sujet.

gnante en CE2 et mère d’une petite fille qui se débat avec ses émotions. Dans sa classe, elle a repéré « un ou deux élèves » particulièrement émotifs, avec lesquels elle essaie d’adapter ses comportements en fonction de son expérience personnelle avec sa fille. « C’est du bon sens, affirme la maîtresse. Il y a des manières de prendre les hypersensibles, de calmer une crise, de les mettre en confiance. » L’enseignante observe certains collègues « insen sibles », persuadés d’avoir à faire face à un caprice et non à l’expression d’une souffrance. Le ministère de l’Éducation nationale, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations, laisse aux en seignants le soin de repérer et gérer les situations particulières des élèves. En se frayant un chemin dans les abysses du site Réseau Canopé, il y a bien quelques ressources disponibles : des listes de questions concernant les comportements et com pétences des enfants, censées aider l’enseignant à identifier leurs problèmes, accompagnées de fiches pédagogiques. À un enfant qui coche la case «Dif ficultés à maîtriser ses émotions », le site propose une fiche pratique pour gérer une crise émotion nelle : pour le professeur, se placer à côté et non pas en surplomb de l’élève, par exemple.

DES PARENTS INQUIETS

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Dès l’enfance, la sexualité est influencée par des facteurs culturels, historiques ou religieux érigés par la société. Des normes collectives alors qu’elle renvoie avant tout à l’intime. Et tout le monde n’a pas forcément les cartes en main pour s’épanouir dans sa sexualité. L’éducation a alors toute sa place : selon l’Organisation mondiale de la santé, « elle vise à doter les enfants et les jeunes de connaissances et de valeurs qui leur donneront les moyens […] de développer des relations sociales et sexuelles respectueuses ». Outre l’école, des espaces informels proposent aux jeunes des outils leur permettant de découvrir leur sexualité sans le moindre tabou.

Hiciaerum vendae plabo. Xereper ibuscim quam neceperent, et este dolo rempor aut adit empo. Ribusam quid es et es est, sediorume si beratur ariasse quibuscid eos illandis es aut velitium quatur, quati ut exeruptat.

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Ratet voluptum, quidit atate vellandem andae volupti sedi voloribus experuptat estis ad quuntem vol

Sexe biologique, identité, orientation sexuelle, reproduction, plaisir…

Sexualité Nom féminin – Du latin sexualis, relation au sexe.

ENSEXUELLEL’ÉDUCATIONMODE INSTA Une enquête de Margot BARBEROUSSE Illustrée par Romane BEAUDOUIN 

S ur le portable de Solène, 18 ans, défilent des vignettes en camaïeu de rouge, carac téristiques du compte Instagram @orgasme_et_moi. Instinctivement, son pouce manucuré de bleu glisse sur une story permanente, courte vidéo que les utilisateurs peuvent revoir à l’infini. « C’est grâce à ça que j’ai appris qu’il était indispensable de faire pipi après un rapport pour éviter les cystites. C’est un truc dont je n’avais jamais entendu parler, alors que c’est tellement important ! » s’indigne la lycéenne en roulant des yeux, désabusée. Comme elle, 600 000 personnes, majoritairement des femmes, suivent Charline, alias @orgasme_et_moi.

Depuis quelques années, des comptes simi laires, portés par de nouvelles éducatrices à la sexualité, fleurissent sur Instagram : Louise avec @louise.fait.craccrac, Léa avec @mercibeaucul_, Edwige avec @wi_cul_pedia, Camille avec @jemenbatsleclito ou encore Maëlle avec @la_chatoyante. Cette dernière a créé son compte en septembre 2021, alors qu’elle reprenait un mas ter en éducation à la sexualité à Toulouse, en pa rallèle d’une formation pour devenir sexologue. Au bout de seulement six mois, elle affiche déjà 3 886 abonnés. Face à une demande toujours plus importante, Louise, alias @louise.fait.craccrac, s’est demandé ce qu’elle pourrait « apporter de

Grâce au réseau social, les influenceuses sex-positive promeuvent consentement, inclusivité et respect de l’autre. Une façon de combler le manque d’éducation à la sexualité, notamment à l’école. Leur activité, innovante et utile, est loin d’être un long fleuve tranquille.

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Sur l’une de ses étagères, Solène attrape un livre à la couverture parsemée de bouches et de langues, de mains et de doigts. Jouissance Club : une car tographie du plaisir (Marabout, 2020) a été écrit par la Française Jüne Pla. « J’ai découvert ce livre grâce à son compte du même nom. Les deux sont pareils : super instructifs, remplis d’illustrations et de schémas pour mieux comprendre la sexua lité , assure Solène en feuilletant l’ouvrage. Elle dessine des situations hyper précises et c’est gé 

plus ». Ses études d’art et de sociologie lui ont donné la réponse. « J’ai toujours étu dié la place et le corps de la femme dans l’histoire. Ces problématiques anciennes ont évolué. Dans l’idée de faire encore avancer les choses, je me suis lancée sur Instagram », raconte la jeune femme de 27 ans, qui suit une formation pour de venir sexothérapeute. Un atout qui lui permet de « trouver les bons mots » et de « déconstruire et décomplexer certains sujets qui [lui] paraissent évidents, sur la masturbation ou les questions de performance », toujours avec humour. Objectif plus ou moins affiché de ces influen ceuses : rattraper les manquements en matière d’éducation sexuelle, notamment de l’Éducation nationale (lire encadré p. 31). « Certains établis sements estiment que cela ne vaut pas le coup de sacrifier une heure de maths pour une heure d’éducation à la sexualité », rapporte Barbara Vallée, conseillère conjugale et familiale au Plan ning familial dans les Deux-Sèvres. Résultat ?

Les jeunes adultes, lésés dans leur apprentissage de la sexualité, « n’ont pas eu beaucoup d’espaces pour apprendre, discuter librement et sans juge ment », souffle-t-elle.

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LA PART BELLE À L’ANONYMAT

UNE ÉDUCATION POPULAIRE

Grâce à des vidéos et à des témoignages, les in fluenceuses transforment alors Instagram en « un espace construit autour de deux valeurs centrales, le consentement et la liberté de vivre sa sexualité comme on le souhaite », explique Maëlle. Contenu militant, humoristique ou 100 % dessiné, il y en a pour tous les goûts. Solène compare le réseau so cial à une « encyclopédie de la sexualité » : « Je ne parle pas de sexe avec mes parents, je trouve ça assez gênant. Je me rappelle d’un cours où on a parlé reproduction et IST [infection sexuellement transmissible, ndlr], mais ça s’arrête là. Avant de nous apprendre à nous protéger, il faudrait peutêtre nous apprendre le consentement, nous deman der si on a vraiment envie d’avoir un rapport. » La Lorientaise a même mis des alertes sur son compte préféré pour ne rater aucune publication.

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« Merci Maëlle, ça fait du bien de te lire ! Ça devrait être un message diffusé à grande échelle et d’utilité publique ! » « Charline, ton compte est précieux. » « J’ai découvert la masturbation et l’orgasme à 23 ans grâce à toi Camille. Ça a chan gé ma vie, mais vraiment ! » Porté par la généra lisation des smartphones, le travail des éduca trices à la sexualité sur Instagram rencontre un véritable succès. En 2021, l’Insee estimait que 94 % des 15-29 ans avaient un portable. Une caté gorie d’âge qui représente 76 % des abonnés de @louise.fait.craccrac. Les réseaux sociaux leur permettent de poser des questions intimes anony mement, à toute heure et sans filtre. Le Planning familial, association vieille de plus de 60 ans, voit cette petite révolution « d’un point de vue positif », d’après Barbara Vallée. Promotion de sextoys éco los. Peluches clitoris. Tutos vidéo avec des lé gumes. Illustrations colorées façon « mode d’em ploi »… « Les influenceuses jouent avec les codes d’Instagram pour produire un discours positif, bienveillant et non jugeant qui permet de décom plexer l’accès à la sexualité », analyse la conseil lère du Planning familial.

EN MILIEU SCOLAIRE, L’ÉDUCATION SEXUELLE DÉLAISSÉE

Depuis 2001, le Code de l’Éducation nationale prévoit qu’au moins trois séances soient dispen sées chaque année dans les écoles, les collèges et les lycées. Soit 21 séances au cours de la scolari té. Un chiffre bien loin de la réalité, comme l’illustre une enquête réalisée par le collectif #NousToutes. En un mois, 10 938 personnes ont répondu anonymement à l’enquête lancée sur les réseaux sociaux le 29 octobre 2021. Résultat ? « Les répondant·e·s ayant suivi au moins sept années de collège et lycée ont reçu en moyenne 2,7 séances d’éducation à la sexualité pendant toute leur scolarité », indique le collectif.

Des chiffres expliqués notamment par un manque de moyens alloués aux établissements sco laires pour mettre en place les séances et par un manque de formation du personnel. Car si la formation pour pratiquer l’éducation à la sexualité est indispensable aux infirmières scolaires, elle n’est « pas du tout obligatoire », explique Julie Vrignaud, unique infirmière du lycée profes sionnel du Château-des-Coudraies, situé dans l’Essonne. Avant d’ajouter : « C’est une formation très prenante car elle dure sept jours, il faut rester en internat sur place. » Dans ces conditions, elle l’avoue sans détour, « il est très difficile de faire trois séances d’éducation à la sexualité par an. Si on en fait une, c’est déjà pas mal ». <

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DÉFAIRE LES DISCOURS DOMINANTS

nial pour découvrir comment fonctionne vrai ment ton corps. Je conseille son compte et son livre à toutes mes copines. » Au-delà du côté ludique, c’est le respect de la confidentialité qui explique le succès des ins tagrameuses sex-positive . De nombreux sujets, comme l’endométriose, la sexualité et le handicap ou encore le sexe pendant les règles sont abordés en profondeur grâce à des témoignages qui « ani ment le collectif » et font de la sexualité sur Ins tagram une « éducation populaire », énonce Bar bara Vallée. Le réseau social devient une porte d’entrée rassurante. La conseillère, qui anime également le compte Instagram du Planning fa milial 79, observe que « dans un premier temps, les personnes préfèrent l’écrit. Je peux répondre à leurs interrogations, les rassurer et les mettre en confiance ».

Il y a deux ans, Alice, étudiante en droit, a décou vert @orgasme_et_moi. Une révélation. « Je suis tombée sur une story parlant de dyspareunies, c’est les douleurs pendant un rapport sexuel. Je me suis reconnue dans ce qui était écrit et cela m’a fait beaucoup de bien moralement. Ça m’a aidée à déculpabiliser, j’ai arrêté de penser que c’était moi, le problème », se remémore la Greno bloise de 26 ans. Réalisée en partenariat avec une gynécologue, la story, en lettres violettes, aborde les différents types de dyspareunies. Une explication détaillée où Charline insiste : une « douleur n’est jamais “dans la tête” ! C’est une réalité physique ». Avant de proposer plusieurs solutions : consultation gy néco, kiné spécialisé en rééducation périnéale ou encore sexologue. Parmi ces remèdes, le site Inter net Les Clés de Vénus a attiré l’attention d’Alice : « Il permettait de trouver des professionnels de santé compétents dans les dyspareunies. Ça a été le déclic, j’ai aussitôt pris rendez-vous avec une gynécologue spécialisée. » L’attente dure plusieurs mois mais, à la sortie du rendez-vous, Alice fond en larmes. « De joie, précise-t-elle en souriant. Je me suis rendu compte que mes douleurs n’étaient pas normales. Que non, ce n’était pas juste psy chologique, comme beaucoup de médecins me l’avaient dit. Et surtout, qu’il y avait des solutions

pour que ça aille mieux. Ça a été libérateur. » Cette déconstruction des discours dominants est es sentielle « pour celles et ceux qui se reconnaissent dans les sexualités minori taires », indique Arthur Vuattoux, sociologue et auteur du livre Les Jeunes, la Sexualité et Internet (Les Peregrines Éd., 2020). Il estime que pour ces jeunes, « l’éducation à la sexualité traditionnelle n’est pas adaptée ». Les réseaux sociaux leur per mettent alors de « trouver des ressources qu’ils ne trouvent pas ailleurs, à un moment de leur vie où c’est très important. Ils sont un peu comme une bouée de secours dans leur existence ». Cheveux bruns au carré, teint hâlé, Oriane, bientôt 23 ans, est expatriée en Espagne. Elle a 16 ans lorsqu’elle « réalise qu’on peut ne pas être hétéro ». Une prise de conscience à laquelle les réseaux sociaux ont contribué. « J’ai lu beaucoup de témoignages de personnes homosexuelles, dans lesquels je me suis reconnue. Et comme personne ne connaissait mon identité, cela m’a poussée à sauter le pas et à po ser des questions. »

Si cette activité s’inscrit en complément de leurs formations respectives dans le domaine de la sexualité, d’autres ont choisi de s’y consacrer à 100 %. C’est le cas d’Edwige, 37 ans, infirmière psychothérapeute. En avril 2020, elle a décidé de quitter la fonction publique pour « gérer à plein temps @wi_cul_pedia », qu’elle définit comme sa « mission ». Autre compte, autre parcours. Avec ses 178 000 abonnés, @mercibeaucul_ res semble à une entreprise. Au détour d’une story, Léa, sa créatrice, dévoile ce que lui coûte son ac tivité sur Instagram chaque mois : 400 euros pour un community manager, 480 euros pour un directeur artistique/graphiste, 450 euros pour une illustratrice ou encore 500 euros pour « gé rer le côté entreprise ». Avant de préciser que ces revenus « sont extrêmement bas. Et c’est sans compter tous les divers frais d’hébergement, d’impression, de matériel, etc. » Un investisse ment important pour que les utilisateurs aient accès à un contenu totalement gratuit. Et indis pensable pour créer « des posts lisibles que l’al gorithme veut bien mettre en avant », souligne Léa, qui est aussi sexothérapeute.

LES RÉSEAUX SOCIAUX LEUR OFFRENT « DES RESSOURCES QU’ILS NE

Car l’algorithme d’Instagram dicte sa loi. C’est lui qui décide du classement des posts dans chaque fil d’actualité des utilisateurs. Selon le niveau d’in térêt, la date ou le type de publication, un contenu sera plus ou moins mis en avant. « Il faut être ac tif et proposer du contenu temporaire [une story ne dure que 24 heures, ndlr], c’est ce qui fait vivre et décoller le compte. Je pourrais faire cinq sto ries avec des photos de mes pieds que l’algorithme serait content » , illustre Louise en riant. Une meilleure visibilité passe aussi par un compte har monieux et une identité graphique. Maëlle a ainsi investi dans un abonnement Canva Pro à 110 euros l’année pour « avoir accès à une base d’illustrations ». Pour autant, chaque contenu n’a pas le même degré de visibilité. La jeune femme constate que « tous les conseils pratiques fonc tionnent bien ». Son post consacré à augmenter le plaisir lors de la pénétration a été, jusque-là, celui qui lui a rapporté le plus d’abonnés. Et l’ex plication est toute trouvée : « Mes contenus qui marchent le mieux sont ceux qui abordent des thématiques porteuses. La pénétration est prati TROUVENT PAS AILLEURS

». 32 

UNE APPROCHE DIDACTIQUE

Encore faut-il que les connaissances partagées reposent sur des bases solides. En formation en sexothérapie et sexologie, Louise et Maëlle ont des connaissances qui les rendent légitimes à parler de sexualité. Pour autant, ces compétences ne leur servent que de base de travail. Les jeunes femmes s’accordent à dire que recherches, fact-checking, écriture et mise en page sont indispensables pour produire un contenu de qualité. « Je veux poster quelque chose dont je me sens fière, donc je com mence un post une semaine à l’avance. La partie vérification des sources prend beaucoup de temps car de fausses informations circulent sur les ré seaux sociaux. Il faut lire des articles scientifiques, comparer les chiffres… », précise Maëlle, alias @la_chatoyante. La jeune femme passe près de 20 heures par semaine à fabriquer du contenu. Louise passe elle « tout son temps libre » à en richir son compte Instagram, « à faire de la re cherche, à lire, à chercher de nouvelles idées ».

LE ROI ALGORITHME

NOUER DES PARTENARIATS

AVRIL 2022 IPJ DAUPHINE | PSL LÉSÉ∙E∙S

quée par beaucoup de monde, c’est pour cela que ça fonctionne sur Insta. » Si Maëlle ne s’est « jamais censurée » dans ses posts, elle garde en tête les contraintes d’Instagram en matière de sexualité. Pas de tétons féminins, pas de gros plans sur des parties sexualisées des corps, pas de mots explicitement sexuels. Et elle l’assure : « Je n’ai jamais reçu d’avertissement. » Même en respectant ces règles, les influenceuses sex-posi tive sont confrontées à la suspension de leurs comptes, à la suppression de certains contenus. Pour Maëlle, les principaux concernés sont « les gros comptes, ceux qui sont signalés en masse », notamment pour non-respect des conditions d’uti lisation de la plateforme. Autre entrave à leur activité d’éducatrice à la sexualité : le shadowban. À cause de ce dispositif, dont l’existence n’a jamais été confirmée par Ins tagram, les influenceuses voient régulièrement leurs contenus disparaître des fils d’actualités des abonnés, sans pour autant que leur compte ne soit fermé. Une pratique insidieuse de la modération du réseau social, car le shadowban ne fait pas par tie des sanctions officielles que les comptes peuvent encourir, contrairement à la suspension ou à la suppression. Une situation dénoncée par Edwige, créatrice de @wi_cul_pedia, dans une tribune pu bliée en juin 2021. « S’ils ont été signalés de façon abusive et répétée, nos comptes Instagram se font invisibiliser par le réseau. Nos posts sont moins affichés dans les fils d’actualités de nos followers, ne sont jamais suggérés, et il est impossible de faire de la publicité pour leurs contenus. C’est comme s’ils étaient blacklistés de la plateforme », assène-t-elle. Pour Edwige, les effets du sha dowban ont été immédiats : « Du jour au lende main, tous mes contrats sont tombés à l’eau. »

Un financement jugé nécessaire par de nombreuses influenceuses sex-positive pour produire du conte nu de qualité. Dans cette optique, certains comptes tissent des partenariats avec des marques pour se générer un salaire. Une opération gagnantgagnant, lorsqu’on sait que plus de deux millions d’annonceurs sont présents sur le réseau social. Parmi eux, Passage du désir, une enseigne fran çaise créée en 2006 qui propose « des objets de 33 

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bien-être intime » et qui se veut « inclusive et ac cessible au grand public ». La marque a commen cé à collaborer avec des influenceuses et influen ceurs sexo il y a un peu plus de deux ans. « C’est un peu comme une grande page de pub qui nous donne une très bonne visibilité », explique Léa Ro driguez, chargée des réseaux sociaux et de l’in fluence dans l’entreprise. Si elle collabore avec plus d’une centaine d’influenceurs, les critères de sélec tion sont stricts : « Nous travaillons avec des macro-influenceurs, qui ont entre 150 000 et un million d’abonnés et qui sont en accord avec nos valeurs. Ce sont des leaders d’opinion éduca tion sexuelle, avec une communauté très enga gée. » Des collaborations qui se déclinent en vidéos tests avec des produits de la marque ou en place ments purement commerciaux avec un code pro mo, « indispensable pour tracer les ventes et étu dier la rentabilité de la collaboration ». Plus les ventes sont élevées, plus un partenariat a de chances d’être reconduit.

Si les gros influenceurs génèrent bénéfices et visi bilité, Léa Rodriguez observe que la tendance est à la confiance dans les micros-influenceurs, comme Louise et Maëlle. « Ce sont des plus petits comptes qui instaurent un climat de sécurité et qui sélec tionnent les partenariats », détaille-t-elle. Maëlle, 3 886 abonnés, se dit très prudente sur les propo sitions qu’elle reçoit : « Je me demande comment le produit peut s’insérer dans mon compte. Ce que je cherche en priorité, c’est la cohérence et la sin cérité de mon compte. Je connais bien les sextoys et si certains produits n’ont pas l’air ouf, je ne les propose pas. » Dans cette optique, d’autres influenceurs dé passent la simple collaboration pour générer d’autres sources de revenus. Charline de @orgasme_et_moi a, par exemple, publié le livre Corps, amour et sexualité : les 100 questions que vos enfants vont vous poser (Albin Michel, 2021). Paru le 15 septembre, il était en rupture de stock le lendemain. @mercibeaucul_ a, de son côté, créé un jeu de cartes intitulé « Discutons », destiné à améliorer la communication. Lancé sur Ulule en septembre 2021, le jeu a atteint 896 précom mandes, soit 179 % de l’objectif.

Cette popularité, couplée aux audiences gran dissantes qu’elles ont à gérer, a une influence di recte sur le moral des éducatrices à la sexualité. Chaque jour, Charline reçoit environ « 500 mes sages » sur @orgasme_et_moi. Des remercie ments, souvent en commentaires : « Charline, ton compte est précieux. Merci, merci, merci. » Pour autant, elle se dit « épuisée par la tâche à accom plir, par la pression de tenir ce compte, par [les] appels à l’aide/sollicitations non stop », comme elle l’écrivait le 25 février dernier.

AVRIL 2022 IPJ DAUPHINE | PSL LÉSÉ∙E∙S

UN SOCLE DE CONFIANCE

UNE CHARGE MENTALE COLOSSALE Parce qu’elles incarnent la confiance et la bienveil lance, les éducatrices à la sexualité sont aussi les destinataires de « témoignages de viol, d’inceste, de violences gynécologiques, de tentatives de fé minicides : de violences tout court », indiquait Camille, alias @jemenbatsleclito, dans un post publié sur son compte le 15 avril 2021. Les abonnés se déchargent d’un poids en racontant des trauma tismes, que les influenceuses reçoivent sans filtre par messages privés. Louise, alias @louise.fait. craccrac raconte : « Des personnes m’ont fait part des violences sexuelles qu’elles avaient subies. Elles ont besoin d’un suivi thérapeutique et psy chologique, c’est un vrai travail. » Future sexo thérapeute, elle réfléchit d’ailleurs à proposer des séances de thérapie à certaines personnes avec qui elle échange sur les réseaux. Pour d’autres éducatrices à la sexualité, comme Camille, il devient difficile de gérer ce flux de messages « éreintant », comme elle le qualifie dans une story. Il est donc essentiel, d’après Barbara Vallée, la conseillère du Planning familial, qu’elles « prennent du temps pour elles, pour décompres ser, car lire des témoignages à longueur de jour née, ça peut être très fatiguant mentalement ». Léa de @mercibeaucul_ emploie d’ailleurs une personne pour « avoir de l’aide et lâcher sa charge mentale ». Un confort nécessaire mais qui a un prix : 450 euros par mois. Quant à Camille, elle a choisi en 2021 de s’éloigner un temps des réseaux sociaux. Elle a jugé cette déconnexion essentielle pour pouvoir continuer son activité sur Instagram. « C’est mon combat, je veux l’incarner mais sans en être dégoûtée et sans y laisser ma santé phy sique et mentale. » < 35 

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Règle tacite de conduite au sein d’une société. C’est souvent une norme d’usage sans justification autre que la cohabitation avec autrui. Son origine, dans nos sociétés modernes, vient des religions. Son institutionnalisation vient d’une élite, intellectuelle, spirituelle et/ou financière. Cette notion est rattachée à l’idée de « bon sens ». Ces normes sont différentes en fonction des groupes sociaux. Ainsi, les normes sociales du respect ainsi que les codes vestimentaires ne seront pas les mêmes dans un HLM à Villeneuve-La-Garenne que dans un pavillon à Levallois-Perret, alors que ces villes sont voisines.

Nom féminin – Du latin norma, équerre, et socialis, sociable.

Norme sociale

Une enquête de James-Nicolas DE SADE Illustrée par Romane BEAUDOUIN AU RISQUE DE DEUX MONDES

38 LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022

En cet après-midi nuageux de janvier, le ciel monochrome ne fait qu’un avec le gris des tours de la cité Arago, à Saint-Ouen. Les fenêtres, toutes parallèles et monotones, forment une mosaïque symétrique de haut en bas. À ses pieds, deux jeunes, assis autour d’un carton en train de jouer aux cartes. Le fluo de leurs survêtements sportifs contraste avec le décor uni forme dans lequel ils vivent, ramenant un peu de couleur dans cette ambiance morose. De loin, on pourrait les prendre pour des chômeurs vivant en Près de la moitié (45 %) des jeunes venant de quartiers dits « prioritaires » abandonnent leurs études universitaires avant d’être diplômés. Les difficultés qu’ils peuvent rencontrer tiennent moins à leur origine qu’à leur savoir-être. core chez leurs parents. Pire, de potentiels trafi quants de drogues. Ils ne sont rien de tout ça. Amine, 23 ans, est ingénieur informatique en alternance. La barbe de trois jours mal taillée, les cheveux noirs et gras, il pose un as, obligeant son compagnon de jeu à piocher deux cartes. « Mange tous tes morts, bâtard va ! », rigole son complice, Abdoulaye. Casquette Louis Vuitton vissée sur la tête, jogging Real Madrid, le jeune homme de 20 ans est étudiant en histoire et se voit plus tard professeur au lycée. « Être prof, c’est grave tran 

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NORMES CONTRADICTOIRES

quille. Tu pré pares tes cours, et après tu recycles en fonction des années. Tu tra vailles vingt heures par semaine et t’as les vacances ! » se réjouit-il. Amine et Abdoulaye sont deux profils « atypiques », comme ils ont l’habitude d’être qualifiés par leurs collègues de travail ou d’études. Tels beaucoup d’autres jeunes de cité, ils doivent à la fois suivre un parcours académique et, en paral lèle, s’adapter à un monde qui leur est étranger. Parmi eux, beaucoup laissent tomber les études parce qu’ils n’ont pas les codes. Une étude du Centre d’études et de recherches sur les qualifica tions (Cereq) publiée en 2020 relève ainsi que près de la moitié (45 %) des jeunes venant de quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) aban donne leurs études universitaires avant d’être di plômé. Ce taux tombe à 29 % pour l’ensemble des jeunes Français. Et lorsqu’il s’agit de décrocher un emploi, une récente étude du Défenseur des droits montre également qu’un jeune sur trois a été vic time de discrimination à l’emploi, dont 10 % en raison de son lieu d’habitation. Un phénomène facilement explicable pour Mu riel Epstein, sociologue spécialiste de l’éducation : « L’une des causes du décrochage, c’est le fait d’être seul dans son genre. » Être la seule fille dans un cursus d’informatique ou le seul garçon dans un cursus de lettres entraînerait des difficultés de sociabilisation et, donc, compromettrait les chances de réussite. « De la même manière, quand vous êtes le seul enfant de cité qui n’a pas les mêmes codes sociaux, les derniers téléphones derniers cris, vous êtes forcément lésé », précise l’autrice d’une thèse traitant d’un « capital social handicapant », celui « des antagonismes d’une socialisation en cité et d’une insertion profession nelle et scolaire ». Cette ambivalence permanente — devoir alter ner entre plusieurs personnalités — est le quoti dien des jeunes de cité, qui vivent à cheval entre deux mondes. Amine et Abdoulaye poursuivent leurs études, mais ils observent déjà une profonde différence entre leurs vies personnelle, scolaire et professionnelle. Amine se souvient de son premier jour en BTS Informatique : « J’arrive dans la salle pour la présentation, je vois que tout le monde est bien sapé (sic). Soit costume, soit polo, chaussures de ville, toute la panoplie », indique-t-il. Il précise que lui-même avait fait un effort ce jour-là en « mettant un jean ». Un défi pour lui qui avait l’ha bitude de traîner en jogging, que ce soit pour sortir ou pour aller en cours. « On s’adapte, tu connais », lâche-t-il, amusé. Celui qui a la sociabilisation fa cile note que lui et ses camarades « ont tous la pas sion de l’informatique, donc ça aide à faire des connaissances ». Des relations qu’il qualifie néan moins de fragiles : « C’est plus des potes ‘‘8 h-18 h’’ que des vrais frères. » Même son de cloche pour son partenaire de jeu : « C’était la première fois que j’étais entouré de blancs », note Abdoulaye. Lui aussi a dû s’adapter à l’université, milieu qui lui était totalement étran ger. Par rapport aux autres, il est « le seul à débar quer en jogging ». Les mœurs, elles aussi, sont différentes. « On n’a juste pas les mêmes habitu des, les mêmes pratiques, relève Abdoulaye. Eux, le week-end ils vont en boîte, après les cours ils boivent. Moi, je suis pas dans les trucs comme ça. » Lui rentre directement après les cours, sort très peu, en raison de ses convictions personnelles. Des différences qui ne l’ont pas empêché de tisser des liens sociaux : « C’était galère, parce que c’est des gens avec qui on ne se comprend pas à la base. »

Deux cultures, deux langages se rencontrent. Et comme souvent, il faut s’adapter à la majorité. « Si vous vous intégrez socialement, que vous com prenez les codes, c’est comme si vous deveniez bi lingue, vous maîtrisez les deux langues », précise Muriel Epstein. Ces mots font écho à l’histoire uni versitaire d’Abdoulaye : « Au niveau de la menta lité, ils sont bon délire en vrai. Une fois que t’as compris les codes, ça passe. » Pour Amine, pas de discussion possible en revanche, car « en fait t’as pas le choix » . En alternance aujourd’hui, il est dans la vie active et sait bien qu’il y a « un certain professionnalisme à avoir. Pareil à l’école ». Il nuance toutefois : « Évidemment, je ne me com porte pas comme ça dans la vie de tous les jours, sinon je me ferai vanner. »  VOUS ÊTES LE SEUL ENFANT DE CITÉ ET QUE VOUS N’AVEZ PAS LES MÊMES CODES SOCIAUX,

VOUS LÉSÉS.FORCÉMENTÊTES» 40

« QUAND

Un phénomène mis en relief par Muriel Epstein. Pour la sociologue, « ceux qui comprennent bien les codes sociaux ne se font pas identifier directe ment comme venant de cité ». Elle poursuit en évoquant un entretien avec un jeune Marocain venant de cité. Et tandis qu’il parlait « normale ment » et calmement, « il s’est levé d’un coup, a parlé de manière énervée, comme un stéréotype de parler de cité, et il m’a dit : ‘‘Par contre si je parle comme ça t’as peur !’’ Il maîtrisait suffisam ment les codes sociaux pour ne pas se faire remar quer. » Elle pensait que les difficultés qu’il pouvait rencontrer étaient liées au racisme. Il n’en était rien : « Il m’a dit que tous les problèmes que pou vaient rencontrer les gens comme lui ‘‘n’avaient rien à voir avec le racisme, mais seulement avec la manière dont [ils se] comportent.’’ » Et l’enseignante-chercheuse de conclure : « Le problème, ce n’est pas l’intellect, ce sont les codes sociaux. On demande aux dominés de s’adapter aux dominants. » Une anecdote qui fait écho à un constat d’Abdoulaye. Il confie s’être beaucoup moins fait contrôler quand il était seul à Paris par rapport « à Saint-Ouen, parce que je me comporte moins comme un mec de cité, parce que j’y suis obligé. C’est pas du tout une question de couleur, c’est une question de comportement ».

CAPACITÉ D’ADAPTATION

Le comportement fait partie intégrante de ce que le monde de l’entreprise nomme les soft skills. Ces « compétences de bases » sont recherchées par les entreprises car elles dénotent d’une capacité à s’adapter aux différents milieux et d’un certain recul sur des situations courantes. Des compé tences sociales, à défaut d’être scolaires, d’où l’im portance de faire attention à sa manière d’être. Ces soft skills sont, au fond, bien plus naturelles pour les jeunes de cité, qui ont l’habitude de navi guer entre deux mondes. Lorsque l’on grandit en cité, les différences de comportement par rap port à une prétendue norme sociale sont d’autant plus flagrantes. Ces différences s’illustrent, par exemple, dans le ton et le registre de langue em ployé, qui n’est pas le même dans un milieu popu laire que dans un milieu universitaire. Amine a été marqué par de nombreuses normes, sociales et sociétales, différentes. Notamment le vouvoiement systématique : « Ils [les autres élèves] vouvoient tout le monde , s’étonne-t-il encore. Dans la rue, au restaurant, au Franprix… » Une habitude qui n’en n’était pas une pour lui, mais qui l’est devenue. Il y a aussi la question des mœurs. Les cités étant généralement un lieu d’enfermement social, le repli conservateur y est très marqué, a contrario d’un milieu moins précaire qui a plus l’habitude des soirées privées où l’alcool coule à flots. La ma nière d’approcher et d’interagir avec de nouvelles personnes change également. Dans le 16e arrondis sement de Paris, pas question de se faire des potes en allant jouer au city en bas de l’immeuble. En Seine-Saint-Denis, pas de soirées mondaines tous les samedis. Différences politiques et philosophiques enfin. Des jeunes peu politisés font face à d’autres étu diants qui ont déjà reçu une solide éducation poli tique. « Quand on parlait, ils étaient ultra-calés sur la politique, les trucs comme ça alors que moi, je m’en fichais et je m’en fiche toujours », précise Amine, qui déclare toutefois « comprendre leur intérêt [pour la politique] ». Ce contact avec ces nouveaux codes lui permet de prendre du recul sur son comportement et celui de ses collègues : « Après, c’est normal pour eux, parce qu’ils ont toujours eu cette habitude-là. T’es obligé de suivre ces règles là si tu veux t’en sortir. » Eux qui avaient l’habitude de ne voyager qu’entre leur cité et leur pays d’origine, ils se retrouvent projetés dans un tout nouveau monde, alors qu’ils viennent d’entrer dans l’âge adulte. Mathilde est elle aussi originaire de SaintOuen, mais c’est dès ses 14 ans, à l’obten tion de son brevet, qu’elle a dû s’adapter à un nouveau milieu. Venant d’une cité voisine de celle d’Amine et Abdoulaye, elle a été scola 

AVRIL 2022 IPJ DAUPHINE | PSL LÉSÉ∙E∙S « C’EST PAS DU TOUT UNE QUESTION DE RACISME, C’EST UNE QUESTION COMPORTEMENT.DE» 41

42 LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022

risée dans les mêmes établissements. Mais, contrairement à eux, elle a pu profiter des Cordées Ce dispositif, mis en place en 2008, permet à des jeunes scolarisés en zone REP/REP+ (Réseau d’éducation prioritaire) d’accéder à des prestigieux » (Sciences Po, Paris-Dauphine, Louis-Le-Grand, par exemple). Un programme que Mathilde a suivi dès la troi sième. Cette footeuse de toujours n’a pourtant ap pris l’existence de ce dispositif qu’au dernier mo Je ne connaissais absolument pas Henri-IV avant qu’on me propose de faire les Cordées. Même les lycées prestigieux, je n’avais », précise-t-elle. Avec les Cordées de la réussite, en parallèle de sa classe de troisième, elle suit, tous les mer credis, des cours au sein de l’illustre lycée parisien. La découverte d’un nouveau mi lieu s’est faite plus tôt pour elle. Cela lui a été utile une fois arrivée au lycée : Bien sûr, il y a eu une période d’adap tation, mais elle s’est faite rapidement. Déjà parce que je connaissais un peu le lycée grâce aux Cordées » , déclare Mathilde, aujourd’hui en quatrième année de kinésithérapie. Une se maine avant la rentrée en seconde, la semaine d’intégration a rempli sa mis On a fait des cours de théâtre ensemble entre autres. Donc quand on est arrivé au lycée, il y avait des têtes que je connaissais. »

MONDE STUDIEUX Deux mondes, deux univers qui se ren contrent dans le même lycée. Un déca lage que Mathilde a ressenti dans le style vestimentaire mais aussi dans le comporte ment scolaire. Elle avait été habituée « à être à peine vingt en classe au collège, notamment à cause des absents. C’était parfois dur de faire un cours normal par rapport aux fouteurs de merde et toutes les exclusions, les ba Un usage scolaire qui change radicalement à Henri-IV : « Là, quand tu rentres dans une classe, tout le monde est intéressé, tout le monde pose des

 « ÇA M’A

Alors qu’elle était une excellente élève au collège, arrivée au lycée, Mathilde le reconnaît : « Ça a été un peu compliqué niveau études pures, c’est-à-dire niveau notes. J’étais toujours dans la moitié infé rieure de la classe. » L’administration du lycée entretient une rela tion toute autre avec les élèves : « Par exemple, il n’y avait pas de carnets de correspondance. Les profs nous font une confiance aveugle. » Henri-IV recherchant l’excellence, le programme va souvent plus loin que prévu. Étant plus scientifique que littéraire, c’est tout naturellement que Mathilde se dirige vers un bac S. Après l’avoir obtenu, mention « très bien », elle entame des études de biologie afin de devenir kinésithérapeute. Mathilde note que « le bac, c’était vraiment insignifiant pour eux. Quand je dis ça, je pèse mes mots : ils voyaient toujours au-dessus », alors qu’elle avait été conformée, comme beaucoup de jeunes de banlieue, à un cer tain prestige lié au bac. « Pour nous, avoir le bac c’était un truc de fou. Encore le brevet ça passe, mais le bac, là tu te dis que t’es quelqu’un », affirme sans détour Désiré, 24 ans et étudiant en droit. Ce dionysien réside dans la cité Allende, non loin de l’université Paris 8-Saint-Denis : « Je voyais quotidiennement la fac, mais jamais je ne m’y voyais », concède-t-il. Il ne s’y projetait pas, non pas par manque d’am bition, mais « parce qu’elle est grave moche ! Pour moi, la fac ça doit être classe, élégant, à l’ancienne. Pas un vieux bâtiment qui ressemble à un préfa briqué de chantier », rigole-t-il. Un environnement prestigieux qui joue sur la motivation des élèves : « De beaux locaux, de beaux matériels, ça change beaucoup de choses. Si les locaux ne suivent pas, certains élèves peuvent se dire : ‘‘C’est normal que j’ai de la merde parce que j’en suis’’ », éclaire Muriel Epstein. La sociologue poursuit son exemple : « J’avais fait une observation dans une classe de lycée. Les élèves classifiaient leur lycée comme étant “moche”. Ils se considéraient comme des dé chets dans un lycée “poubelle”. » Mathilde, elle, était passée d’un collège dégradé de banlieue au prestigieux lycée Henri-IV, Désiré est lui passé des tours de sa cité à l’université Panthéon-Assas, l’une des meilleures facultés de droit en France. Un choc colossal pour lui qui « n’avait jamais pris le RER B vers le sud. Le plus loin où je sois allé avant ça, c’était à Charles-de-Gaulle, pour prendre l’avion. » Lors qu’il arrive dans cette éminente institution, il lui faut très vite prendre les habitudes et les mœurs de ses camarades de promotion pour « éviter de se retrouver isolé » : « En droit, ça ne pardonne pas. Il faut se trouver un groupe de travail et contrai rement aux autres, faut s’adapter. »

MATURITÉ SUPPLÉMENTAIRE

questions, tout le monde est studieux, travaille sérieusement. C’est vraiment agréable. » Un décalage auquel il faut s’habituer, tant dans le comportement des élèves que dans les notes.

 43 LÉSÉ∙E∙S

C’est une force caractéristique des jeunes de ban lieue qui se retrouvent projetés dans un monde inconnu : « Quand on vient de milieux moins fa vorisés, il faut aussi gérer les problèmes d’argent, de santé, de vie quotidienn, précise Muriel Epstein, ça vous confère une maturité supplémentaire, qu’un élève venant d’un autre milieu ne connaîtra pas. » Cette maturité se voit dans le comportement de Désiré, qui se définit lui-même comme un « élève moyen au collège et au lycée » mais ex plique avoir « quand même vécu et connu des choses que quasiment personne dans ma fac ne connaît ». Sa volonté de devenir avocat, est animée par l’envie « de pouvoir défendre tous les petits frères qui tomberont, sourit-il. Ça, personne d’autre dans ma promo ne peut le comprendre. » C’est un point commun qu’on retrouve dans tous les témoignages de ces jeunes qui évoluent entre deux mondes opposés. Ainsi, pour Mathilde, le collège et sa vie à Saint-Ouen ont joué favo rablement dans sa construction : « Ça m’a vraiment forgé un caractère, car il faut en avoir pour être dans ce genre de collège. Faut être forte, ne pas se lais ser marcher sur les pieds.MARCHERÀCARACTÈRE,VRAIMENTFORGÉUNAPPRISNEPASMELAISSERSURLESPIEDS.»

S’ouvrent à lui les portes des grandes universi tés parisiennes : Tolbiac, Jussieu… C’est vers l’uni versité Paris-Diderot qu’il s’oriente pour suivre un cursus, en psychologie, donc. Si Mickaël est pas 

Frédéric Coste se bât contre ces ruptures scolaires et sociales. Pendant quinze ans, il a aidé, en tant que coach personnel, les demandeurs d’emploi dans leurs démarches, en axant surtout sur le « savoir-être » , les soft skills, donc. Il prolonge aujourd’hui cette expérience avec la Ligue des jeunes talents. Cette association, qu’il a créée en 2018, vient en aide à des jeunes déscolarisés ou demandeurs d’emploi, qu’ils soient, ou non, issus de QPV. « Au niveau de la tranche d’âge, ça s’étend de 17 à 30 ans. Du jeune qui va chercher son orien Ça m’a vrai ment apporté beaucoup de choses et surtout plein de valeurs. »

Amine, quant à lui, affirme que « venir de cité m’a permis d’être ma ture et d’avoir un vécu qu’ils (les autres) ne pourront jamais avoir. Ça m’a servi dans le sens où moi j’ai vécu. J’ai pu délirer, foutre le bordel, et au final réussir ». Même son de cloche du côté d’Abdoulaye. Son partenaire de jeu estime qu’il a « beaucoup plus de connaissance de la vie que ces ‘‘Parisiens privilégiés’’. Ça m’a forgé une distance avec les choses. Eux, ils ne seront jamais capables de se comporter ni de vivre comme nous ». En ef fet, les étudiants plus privilégiés socialement n’ont jamais eu à s’adapter qu’à leur propres codes.

COACH DE « STORYTELLING »

Mais lorsque la socialisation des premiers âges de la vie s’est faite dans un endroit comme une cité de banlieue, l’adaptation reste un défi : « On reste trop fermés dans nos cités. Je ne suis jamais allé à Paris avant d’aller à la fac », confie Abdoulaye. Un constat partagé par son compère : « T’es telle ment conformé par la vie en cité que là où ça va être naturel pour les autres, toi va falloir faire l’effort de t’adapter. » Un travail qui peut devenir pénible à Mickaëlforce.a20 ans, et il est aujourd’hui chauf feur-livreur. Ce bon élève se voyait psychologue, puisqu’il a « toujours été intéressé par le fonc tionnement des gens ». Né à Épinay d’un père ouvrier en bâtiment et d’une mère femme au foyer, il a toujours eu l’habitude de grandir entre deux mondes. Celui de l’excellence scolaire, qui lui a permis de sauter le CM1, et la vie à la maison, obli gé qu’il était de se débrouiller tout seul pour les devoirs : « À la maison, dès que j’expliquais quelque chose, on me demandait d’arrêter de par ler ‘‘comme un babtou’’ [blanc en bambara, ndlr]. » Devant naviguer entre deux rives, il effec tue toute sa scolarité dans le 93 et obtient son bac ES, mention « très bien », à seulement 17 ans.

« JE N’AI AUCUN REGRET. JE PRÉFÈRE GAGNER 1 700 € ET RESTER MOI-MÊME PLUTÔT QUE 4 000 € EN ÉTANT UN MENTEUR. » 44

sionné par ce qu’il apprend et découvre de la psy ché humaine, son milieu culturel n’en reste pas moins pesant et lourd à porter : « Je devais en per manence jouer un rôle. Si je me comportais à la fac comme à la maison, j’allais être catégorisé comme le mec de cité. Et inversement, si je me comportais à la maison comme j’étais à la fac, je me faisais chambrer », note Mickael. Faisant fi de toutes ces difficultés, il continue son parcours universitaire et valide sa première année de justesse. Il arrive en deuxième année, mais là, il n’arrive plus à tenir : « Les attendus étaient beaucoup plus élevés. » À cela s’ajoute l’os cillation entre ses cours, sa vie parisienne et sa fa mille, sa vie à la cité. Pour lui, le rythme devient invivable et « délétère ». « Je n’arrivais plus à me concentrer en cours. Et j’avais beaucoup de ré flexes et des mauvaises habitudes qui revenaient », confie-t-il. Il redouble une première fois sa deuxième année. Dès le début de l’année suivante, son choix est arrêté : « Je me suis dit qu’il fallait choisir. Et je ne voulais pas être quelqu’un que je ne suis pas. J’ai préféré arrêter. » Mickael reste malgré tout perfectionniste, il veut au moins valider sa deuxième année de licence. Il avoue avoir « bien mieux apprécié » cette année : « Je ne me prenais plus la tête avec ces bobos pa risiens. Je me comportais de manière naturelle et ça me faisait marrer de voir les regards changer. Les gens avaient peur. » Il obtient sa L2 et son per mis de conduire en parallèle. Il arrête ensuite les études et affirme sans détour : « Je n’ai aucun re gret. Je préfère gagner 1 700 euros et rester moimême plutôt que de gagner 4 000 euros en étant un menteur. »

MILIEU LOURD À PORTER

tation jusqu’au doctorant à bac de l’association déclare accompagner, en moyenne, « 200 à 300 jeunes par an 70 % en études supérieures La démarche de l’association se veut simple « On leur apprend à avoir un avoir un storytelling, les entreprises qui recrutent. de l’association, près de neuf jeunes sur dix re trouvent un emploi et/ou une formation dans les trois mois. Des chiffres impressionnants, dont Fré déric Coste ne se gausse pas tu travailles bien, la réussite se chargera du reste, donc pas besoin de se vanter Faut-il que la société s’adapte aux jeunes de cité ou bien que ces derniers s’adaptent aux autres ? Pour la sociologue Muriel Epstein, « il faut expliciter l’école. Il y a trop d’implicite. Et étant donné que tous les enseignants ne viennent pas de cité, il va y avoir un déca lage entre eux et les élèves qui n’au ront pas ces codes là. Faut-il pour autant faire un en seignement différencié en ban lieue, et dans les écoles presti gieuses ? L’enfer est pavé de bonnes intentions. Cela créérait donc une nouvelle stigmatisation. Amine est plus pragmatique et considère qu’il faut « s’adapter en partie te comportes “bien” selon leur dé finition quand t’es avec eux, et tu te comportes “bien” selon ta défini tion quand t’es pas avec eux Abdoulaye, pour l’instant au pied de son immeuble de cité, poursuit et conclut : « Au bout d’un moment ça de vient naturel, donc tu t’habitues et tu cal cules pas. » Il n’avait également pas calculé les deux as qu’Amine vient de jouer pour gagner la partie de cartes. Un va ! » résonne au milieu des tours de la cité, tours qui les ont vu grandir et qu’ils quittent cet après-midi… pour aller au kebab dans lequel ils ont l’habitude de se retrouver. <

45 LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022

Sur nos papiers, elle indique nos données et nos droits. Un âge, une filiation, un genre et, surtout, un nom. Une tradition millénaire française associe le patronyme au nom dit « de famille ». Jusqu’en 2002, ce nom était immuable. Aujourd’hui encore, 81 % des enfants portent celui de leur père (selon les chiffres publiés en 2019 par l’Insee). Pourtant, la société évolue et la parole se libère. Des témoignages ont éclos pour exprimer le mal-être provoqué par des noms subis et imposés. Une nouvelle loi vient d’être votée, pour permettre à chacun de choisir le nom, issu de sa filiation, qui lui correspond. L’identité regroupe ce qui fait l’essence d’un être humain en société, son histoire et ses fondements. Une réconciliation avec soi. Une révolution de l’identité.

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Identité Nom féminin – Du latin idem, le même.

MONJELIBERTÉ,CHOISISNOM Une enquête de Valentine ULGU-SERVANT Illustrée par Aurore FOURNIER et Marjolaine PAOLANTONACCI 48 LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022

femme au centre de la table s’appelle Marine Gatineau-Dupré, 38 ans, assistante technique d’unité à la SNCF. Elle est entourée par son mari, ses beaux-parents et deux amies. C’est elle qui a permis à cette proposition de loi d’émerger grâce au collectif « Porte mon nom ». Tout commence lorsque, début 2020, elle ouvre un espace d’expres sion sur Internet : en une semaine, elle reçoit plus de 2 200 témoignages de personnes qui se sentent lésées par l’inflexibilité de l’administration fran çaise concernant la possibilité de changer de nom. Autant de récits de souffrances et d’injustices liées à un nom, souvent paternel, qui font écho à son histoire. Les enfants de Marine Gatineau-Dupré 

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Marine Gatineau-Dupré est à l’origine d’un texte sur le changement de nom, première loi issue d’une pétition citoyenne. Cette mère a été portée par les milliers d’anonymes qui lui ont confié leur douleur et leur désir de justice.

À

la terrasse chauffée du Bourbon, en ce pluvieux jeudi, un couple déjeune et un habitué en costume commande un café. Une table plus loin, cinq personnes at tendent en silence autour d’une femme dont le regard pétillant contraste avec la concen tration. La brasserie, située en face de l’Assem blée nationale, est leur QG du jour. Ce 24 février est historique. Les sénateurs débattent de la proposition de loi « rela tive au choix du nom issu de la filia tion ». La La mandature Macron se clôt avec la fin de la domination du patronyme.

Palavas-les-Flots,

Pendant sa deuxième grossesse, Marine explique à son autre ex-conjoint qu’elle veut ajou ter son nom, Gatineau, à celui de leur garçon. Il refuse, et ne tient pas compte de sa décision lors de la déclaration. Il impose aussi un deuxième et troi sième prénoms de son choix, alors qu’ils avaient convenu de ne pas en mettre. Deux ans plus tard, le couple se sépare et Marine entame la procédure pour ajouter son nom à celui de ses deux enfants, dont elle a la garde. Sa demande est rejetée.

sont le fruit de deux relations diffé rentes. Ils ne portent donc pas le même nom de famille. À l’école, on doute en permanence du lien de fra ternité qui les unit. À elle, on de mande de prouver le fait qu’elle est bel et bien leur mère. « En 2011, quand le père de ma fille a fait la déclaration de naissance, juste après l’accouchement, j’étais à l’étage au-dessus. Personne ne m’a demandé mon avis sur le nom que je voulais pour mon enfant. » Leur fille porte aujourd’hui un double nom en nom d’usage.

Le Parlement n’en est pas à sa première discussion sur le sujet. Depuis la loi du 4 mars 2002, tous les parents peuvent choisir lequel de leurs noms trans mettre à leur enfant, à sa naissance. Y compris choisir de lui donner les deux, dans l’ordre qu’ils veulent. Dans les faits pourtant, plus de 81 % des enfants nés en 2019 portent le nom de leur père, moins de 7 % celui de leur mère et 11,7 % le double nom, selon l’Insee. Que propose ce nouveau texte choyé par la majorité ? Le parent qui n’a pas transmis son nom de famille pourra l’adjoindre comme nom d’usage à celui porté par son enfant mineur, sans l’accord de l’autre parent. Si celui-ci s’y oppose, un juge aux affaires familiales pourra être saisi. Les adultes, eux, auront le droit de modifier leur nom de famille

Dupré est le nom de son mari, « un homme formidable qui ne dit rien quand je plaque un re pas Au Grand Buffet, à Carcassonne, pour ré pondre aux questions de BFM », pouffe Marine. Gatineau, son nom de jeune fille, est celui d’un père aimant et aimé et d’une maman musicienne vir tuose, qui a créé une méthode éponyme d’appren tissage de la harpe, destinée aux enfants. Comme il n’y a que des femmes dans sa famille, son nom est voué à s’éteindre dans sa branche. La mère de famille nourrit l’espoir que ses enfants, à leur ma jorité, souhaitent l’accoler à leur état civil.

En 2020, la voilà élue conseillère municipale à dans l’Hérault. C’est là qu’éclot son collectif. « Porte mon nom », c’est sa devise : « Mes accouchements, mes grossesses, mon nom aussi », « Je t’ai porté, porte mon nom ! » Son col lectif a reçu des milliers de témoignages. La péti tion qu’elle a lancée en 2019 pour demander une réforme du nom a recueilli plus de 35 000 signa tures en deux ans. À visage découvert, en vidéo, en texte, ces témoignages sont martelés sur tous les réseaux sociaux. La conseillère municipale les partage avec le maire sans étiquette de Palavas-lesFlots, Christian Jeanjean, qui la met en contact avec le député La République en marche (LREM) de l’Hérault Patrick Vignal. Ensemble, ils tra vaillent dans un premier temps sur un décret, dont ils tirent une proposition de loi intitulée « change ment de nom des enfants ». Elle est écartée et re travaillée par la chancellerie pour devenir « choix du nom issu de la filiation ». Le député en a fait son cheval de bataille pour la fin de la mandature, ap puyé par le garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti. Une révolution en perspective. La première loi vo tée émanant d’une pétition citoyenne.

SIMPLE FORMULAIRE EN MAIRIE

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de la manda ture, est adoptée en ce 24 février. Marine Gatineau-Dupré essuie les larmes qui coulent sous son masque. Dans l’enceinte du Palais-Bourbon, le député Vignal se lève, empoigne son micro et remercie l’Assemblée nationale pour « les femmes et les hommes qui vont pouvoir déposer leur sac à dos de souf france » . Il est vigoureusement applaudi. Pendant que les députés se saluent et se féli citent de la mandature passée dans l’hémicycle, les beaux-parents de Marine retournent au Bourbon réserver une table pour une bonne dou zaine de personnes : « On va prendre du cham pagne, on a une loi à fêter ! » En arrivant, Marine oscille entre sérénité et fébrilité. Plusieurs fois, elle fait relire à Alicia, sa complice, le post Facebook victorieux qu’elle publie sur le compte de son col lectif. Toutes les deux se prennent dans les bras sans échanger un mot. Consécration pudique de plusieurs années de combat.

« TOUTES

AU NOM DE LA MÈRE

« Toutes les grandes lois partent d’un cas person nel. L’avortement, la levée de l’anonymat des don neurs de gamètes… Cela ne part que d’une per sonne qui, un jour, se rend compte qu’elle n’est pas seule », affirme Marine Gatineau-Dupré. Avec « Porte mon nom », elle s’est attaquée à une ca rence institutionnelle. Son collectif dénonce le manque d’information et d’écoute des mères sur ce sujet. Plusieurs témoignages parlent d’officiers d’état civil qui ne proposent pas l’option du double nom, voire dissuadent le parent qui fait la déclara tion. C’est le cas de Nathiil, qui confie sur le compte Facebook du collectif : « À la naissance de notre fille, mon conjoint s’est fait mal recevoir quand il a demandé à juxtaposer nos deux noms. La dame de la mairie a rouspété. » D’autres regrettent que le délai de déclaration soit si court : cinq jours après l’accouchement. Odile raconte, toujours sur Facebook, qu’elle a vou lu modifier la déclaration pour ajouter son nom à celui du père de son enfant : « Quand on a voulu rectifier, [l’agente] s’en moquait », car il est « nor mal » de ne garder que le nom du père. Irritée par sur simple présentation d’un formulaire à la mai rie. Il sera possible de remplacer son patronyme par le nom de sa mère, ou d’accoler les deux noms dans l’ordre souhaité. Une loi de « simplification et de liberté » pour tous ceux qui souffrent de leur identité administrative au quotidien, selon le garde des Sceaux. Un enfant qui porte le nom d’un bour reau, père incestueux, maltraitant, absent, violent envers lui-même ou sa mère. Une femme seule dont l’enfant ne porte pas le nom, toujours le livret de famille et le jugement de divorce dans son sac car on doute en permanence de son lien de mater nité. Une mère qui vient d’accoucher, privée de son droit d’ajouter son nom à la déclaration de nais sance… D’après un sondage réalisé par l’Ifop pour L’Express début février, un Français sur cinq sou haitent changer de nom. En théorie, il le peut déjà. Au prix d’une procédure administrative longue (« variable […], plusieurs mois, parfois plusieurs années » selon le site du ministère de l’Intérieur) sans garantie de résultat, intrusive (il faut justifier sa demande pour qu’elle soit considérée « légi time ») et coûteuse (110 euros par annonce déposée dans le Journal officiel). Au Bourbon, trois téléphones et un ordinateur sur la table retransmettent les débats en direct du Palais du Luxembourg. Marine sirote un verre de Spritz. La jeune femme regarde les débats avec une spontanéité presque enfantine. Elle applaudit quand un soutien se manifeste sur l’écran de l’ordinateur. Elle peste, bien plus souvent, face aux oppositions présentées par les sénateurs. « On nous aurait virés de la salle des débats », plaisante son beau-père. Si ses beaux-parents sont présents en ce jour décisif, c’est parce que le collectif « Porte mon nom » est issu d’une histoire de liens de cœur et de sang. « On est partis de peu, raconte Marine. Principalement du noyau de ma famille : ma sœur, mon mari, mon père, mes beaux-parents. Mon oncle, prêtre à Paris, me soutient énormé ment aussi. » Deux heures après le rejet du texte par le Sénat en deuxième lecture, les députés ont repris la main à l’Assemblée nationale, au grand soulagement de Marine. Quatre heures plus tard, ce texte tant attendu est voté. Sur 72 votants, 70 votes exprimés dont 69 pour. La proposition de loi relative au choix du nom issu de la filiation, dernière loi LES GRANDES LOIS PARTENT D’UNE PERSONNE QUI, UN JOUR, SE REND COMPTEN’ESTQU’ELLEPASSEULE.»

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PROGRÈS POUR L’ÉGALITÉ

Il faut dire que Marine Gatineau-Dupré a consacré tous ces derniers mois à la proposition de loi. Chaque journée commence avec un réveil à 4 h, heure à laquelle elle écrit des « notes sur son télé phone pour déverser tout ce qu’elle a sur le cœur », jusqu’à 5 h 30. Les paragraphes défilent à l’infini, sur plusieurs pages. S’il y a bien une chose qu’elle retient, c’est le crucial besoin de doter les collectifs et les associations d’un soutien psychologique : « Personne n’a les épaules pour recueillir des té moignages aussi poignants en continu. J’avais des hauts le cœur jusqu’à en vomir parfois. Tous les groupes engagés d’une façon ou d’une autre devraient recevoir une aide de l’État. Cela pour rait être mon prochain combat, qui sait ? » Pendant deux ans, elle a ainsi pu compter sur Marjolaine, illustratrice pour le collectif (créatrice du logo, notamment) et diplômée de psychologie. « Je me suis engagée parce que cette proposition de loi me touchait personnellement mais aussi parce qu’avec Marine, ça a matché tout de suite, souligne-t-elle. Elle est devenue une amie, on fai sait des soirées apéros en visio pour détendre l’atmosphère. J’espère avoir été une accompa gnatrice. » Le midi, Marine ne prend pas de pause. Elle s’impose de répondre à chaque message reçu. Puis, de 20 h 30 (après le coucher des enfants) jusqu’à minuit, elle répond aux nouveaux messages, étudie la loi, regarde Public Sénat — « Je ne faisais jamais ça avant ! » monte des vidéos. L’assistante technique de la SNCF a posé des jours pour pouvoir répondre aux sollicita

« JE NOM,RÉVOLUTIONASSURERVOULAISCETTEDUCASSERLA LOI DU 6 FRUCTIDOR AN II, QUI DATAIT DE 1794. » LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022  52

cette injustice administrative dont elle a fait les frais, en plus de la « trahison » de son ex-conjoint, Marine souligne : « Tout le monde pense au choix du prénom mais personne ne demande “Alors, vous avez choisi quoi comme nom ?” » Pire encore, le nom de famille est un outil d’em prise pour les hommes violents. Marianne, hôtesse de l’air, le subit au quotidien. Elle est séparée du père de ses deux premiers enfants depuis quatre ans. Celui-ci ne voulait pas qu’ils portent son nom à elle, donc il a fait une démarche de reconnais sance anticipée. Sous couvert de prévenance : « On ne sait jamais, si je ne suis pas sur place quand tu accouches. » Pourtant, pendant sa grossesse, elle lui avait signifié son souhait que l’enfant porte son nom de famille aussi. Lorsqu’Éric Dupont-Moretti a présenté la proposition de loi dans le magazine Elle, le 19 décembre 2021, il évoquait les mères qui doivent en permanence justifier leur lien de paren talité pour « inscrire leur enfant à la cantine ou au judo ». Marianne est de celles-là. « Quand ma fille est entrée en CP, je me suis présentée d’office comme sa maman, sinon on me regarde l’air de dire : “Vous êtes qui ?” » Plus insupportable en core : l’hôtesse de l’air réalise que si son ex-conjoint épouse sa compagne actuelle, elle pourra être iden tifiée comme la mère de ses propres enfants, parce qu’elle portera leur nom. Parmi les milliers de témoignages qu’elle a re çus, Marine s’est liée d’amitié avec Alicia, qui était avec elle le jour de l’adoption en dernière lecture du texte, le 24 février. La jeune femme de 22 ans porte le nom de son père, incarcéré depuis dix ans pour le viol d’une personne proche d’elle. Pour Alicia, apporter sa pierre à l’édifice « Porte mon nom » était une évidence. « Je trouve ça génial de transformer les casseroles de sa vie en une arme, racontet-elle. Quand je suis allée voir une juriste pour discuter de besoinmondechan ger de nom, je me suis rendu compte que ça me coûterait de l’argent. Que ma demande serait pu blique, avec possibilité pour un tiers de s’y oppo ser, parce qu’elle devrait être publiée au Journal officiel. » L’étudiante en communication s’est en gagée avec succès à booster la visibilité du collectif sur les réseaux sociaux. De son côté, Marine ne se prive pas de « taguer les politiques dès qu’elle a une minute », pour les confronter aux témoignages reçus. Farouche représentante de la « génération Facebook », elle lui a confié les rênes de la stratégie de publications sur Instagram, Pinterest 15 000 vues par mois ! — et Tumblr.

Céline Cammarata, journaliste, fait partie des femmes qui lui ont permis d’affirmer le féminisme de sa dé marche, sans en faire un étendard. Toutes deux se sont rencontrées grâce à leur mention dans l’annuaire des Expertes de la région Occitanie, un répertoire de femmes dont la spécialité fait référence. Pour Céline Cammarata, l’aspect égalitaire des revendications de « Porte mon nom » était la priorité : « Il ne faut pas oublier que, même si on fait face à des témoignages poi gnants, on a aussi des histoires de pères qui n’ont pas envie de transmettre leur nom de famille, ou qui tiennent à une stricte égalité avec celui de la mère de leur enfant. » La journaliste est exaspérée par les critiques qui donnent une vision misérabi liste de cette proposition de loi et la limitent à une histoire de « mères célibataires » : « C’est un dépu té homme qui s’est saisi du sujet. Dans le collectif, il y a plein d’hommes ! » Parmi les hommes impliqués dans le collectif, un avocat, maître Tristan Herrera, et le docteur Pierre Dupré, médecin dans le Sud-Est. Ce dernier s’est engagé pour la première fois, ouvertement, dans un combat. Depuis deux ans, Marine essaie de mobiliser des professionnels comme lui. « Pour certains, c’est bien difficile de se mettre devant une caméra et de s’engager », explique l’intéressé. Lui, il l’a fait, dans une vidéo où il explique : « Un nom, psychologiquement, peut être sur le plan soma tique comme une plaie chronique qui saignerait régulièrement […] un réel handicap. » Le docteur Dupré « a pris le train en marche pile quand les opposants disaient qu’on était un groupe de fémi nistes, raconte Marine, amère. Je lui ai dit que je perdais pied, qu’on me voyait juste comme une femme séparée, étiquette cassos ».

ÉCOUTE ET OPPOSITIONS

Marine Gatineau-Dupré a tenu à « faire contrôler » par les hommes du collectif ses posts sur les ré seaux sociaux avant leur publication, pour s’assu rer qu’elle n’allait « pas trop loin ». Elle les fait aussi lire à de jeunes membres du collectif qui n’ont pas d’enfant. Pas de manifestation, pas de tribune, pas de mise en scène… « Je voulais assu rer cette révolution du nom en n’en demandant pas trop. On va déjà casser la loi du 6 fructidor an II (23 août 1794), dont l’article premier stipule : “Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de pré nom autres que ceux exprimés dans son acte de naissance : ceux qui les auraient quittés seront tenus de les reprendre.” » De l’an 1794 à 2022, la société a évolué et la parole s’est libérée. Dès que Marine a présenté ces situations quotidiennes d’injustices à la 

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tions des médias. D’ailleurs, c’est l’article publié par La Maison des maternelles en avril 2021 qui a amené le sujet dans l’espace public. L’autre média qui a fait exploser la visibilité de « Porte mon nom », c’est Brut. La vidéo de Marine GatineauDupré, publiée en décembre, comptabilise plus de 1,2 million de vues. Elle a été un moteur pour nombre de personnes qui souhaitent changer de nom depuis longtemps et sont découragées par les procédures actuelles. Comme Julien, qui se sou vient avoir « ressenti pour la première fois de l’es poir » en voyant la vidéo, alors qu’il se « résignait à ces démarches impossibles ». Âgé de 18 ans, il exerce un métier d’image qui le renvoie en perma nence à son nom, en plus des appellations ban caires ou des réservations d’hôtels. « Je n’ai jamais pu m’identifier à ce nom de famille, je ne l’ai jamais aimé. Quand quelqu’un voit ma carte de bus, avec mon nom dessus, j’ai tendance à la cacher », avouet-il, désireux de fuir le nom d’un père violent. Le témoignage de Julien fait écho à celui de tant d’autres Français pour qui le vote de la loi est un besoin, plus qu’une envie. L’engagement en faveur du texte dépasse tout militantisme fémi niste, malgré les nombreuses sollicitations de collectifs féministes reçues par Marine GatineauDupré. Parmi les militantes qui l’ont contactée, plusieurs voulaient une pétition plus revendica tive encore. Marine Gatineau-Dupré se défend, quant à elle, de tout « girl power » : « Depuis des siècles, des femmes prennent le nom de famille d’un autre. Ce n’est pas nous, avec cette proposi tion de loi, qui allons briser des fratries ou l’au torité paternelle. » Pour porter les revendications les plus com plètes possible, et les plus susceptibles de faire consensus, il a fallu qu’elle recueille une pluralité de points de vue.

Commission des lois de l’Assemblée nationale, elle s’est sentie écoutée. « Moi, j’apportais les témoi gnages du terrain aux politiques. J’ai senti qu’on était là pour trouver des solutions. » Un senti ment confirmé le 26 janvier, quand le texte a été adopté en première lecture par les députés. Avec une pointe de grandiloquence mais une émotion encore intacte, Marine Gatineau-Dupré l’assure : « Si demain je meurs et qu’on me dit : “Vous vou lez aller à quel endroit ?”, je dirais : “Là”. Pour moi, c’était très fort, rien que de constater que je pouvais toucher des ministres, des gens que je vois à la télé. » Quand elle raconte son audition au Sénat, sa voix se teinte au contraire de colère. « Ils ont dit qu’on était là pour effacer les pères. Ils ont suggé ré qu’une personne violée devrait faire une psy chanalyse plutôt qu’une demande de changement de nom. Ils ont affirmé que pour un enfant aban donné, la figure paternelle reste importante. » L’audition ne l’avait pas mise en confiance alors, pendant l’examen du texte au Sénat, le 15 février, Marine Gatineau-Dupré n’en menait pas large. Juste le temps de manger un croque-ma dame (évidemment !) et elle était invitée par le sénateur Les Républicains (LR) Jean-Pierre Grand à entrer dans le Sénat — haut lieu de la République dans lequel on ne pénètre qu’invité par ceux qui y siègent — pour assister aux débats. Au pupitre, Éric Dupont-Moretti a défendu les grandes lignes du texte : faire entrer dans le Code civil la possibilité d’adjoindre à son nom d’usage le nom de famille de l’autre parent, notamment. « Certaines personnes supportent leur nom plus qu’elles ne le portent », a-t-il asséné. Et sa voix tonitruante de faire trembler le bois des tribunes. Marine hoche discrètement la tête. Aux argu ments de nature morale se succèdent des opposi tions d’ordre pratique. Les sénateurs, menés par la rapporteure LR Marie Mercier, se sont entendus 

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J’AI SENTI QU’ON ÉTAIT LÀ POUR TROUVER DES SOLUTIONS. »pour opposer à la proposition de loi une « sur charge administrative ». Autrement dit, l’afflux de demandes de changement de nom d’usage ou d’état civil en cas de simplification ne saurait être supporté par les officiers d’état civil qui, pourtant, sont déjà censés être formés à ces procédures. En France, 4 000 demandes sont déposées chaque année avec la procédure actuelle. Pour s’opposer, Catherine Belrhiti, séna trice LR, a aussi invoqué une dimension histo rique : « Depuis l’Antiquité, la tradition qui veut que le nom du père soit transmis […] n’a jamais fait l’objet d’une contestation d’ampleur dans la société française. » Elle fait partie de ceux qui ont raillé le sénateur Grand lorsqu’il est intervenu au micro. Il est l’un des fervents soutiens de Marine Gatineau-Dupré, d’autant plus précieux qu’il s’op pose aux collègues de son propre camp politique. Arguant que les « pourfendeurs de ce texte étaient dans les premiers rangs de la Manif pour tous », il se rassoit posément dans un brouhaha générali sé. À l’issue des débats, le texte adopté est « retoqué » et vidé de sa substance. Retour à la case départ. Ce jour-là, Marine Gatineau-Dupré ressort en larmes. Incapable de retenir sa colère, elle traverse, en sens inverse, les salles chargées de dorures du Sénat. Jusqu’à l’escalier d’honneur, qu’elle prend en photo même si elle « compte bien ne jamais re mettre les pieds ici ! » Elle peste devant chaque buste d’éminente figure politique masculine : « Il n’y a que des mecs ici dans les couloirs ! » D’émotion, elle titube presque. « On dit ouverte ment aux mères : fermez vos gueules ! J’ai honte pour tous ces gens qui m’écrivent tous les jours. »

VIE D’ENGAGEMENTS

Pour en informer les milliers d’internautes qui la suivent via les réseaux sociaux du collectif, Marine opte pour un post amer, mais d’une sobriété straté gique : « Pourquoi faire simple alors qu’on peut complexifier ? » écrit-elle. Pas question que ses larmes et sa colère se lisent dans ses messages publics. Deux jours plus tard, la Commission mixte paritaire entre députés et sénateurs se réunit. Elle échoue à trouver un consensus pour l’adoption du texte. Une énième frustration mais aussi un soula gement : dans ce cas, l’Assemblée « a le dernier mot », explique Marine, confiante.

J’APPORTAIS LES TÉMOIGNAGES DU TERRAIN AUX POLITIQUES.

«

À la ter rasse chauffée du Bourbon, en cette hu mide soirée du 24 février, plusieurs couples dînent et l’habi tué en costume — qui n’est autre qu’Alexandre Benalla — fait entrer des convives. Les beaux-parents de Marine GatineauDupré attendent les leurs pour immortaliser leur victoire au sein de l’Assemblée nationale. La loi est promulguée le 2 mars 2022. À partir du 1er juillet, tous ceux qui le souhaiteront pourront se rendre dans leur mairie pour se réconcilier avec leur identité, d’état civil ou d’usage. Marine, quant à elle, ajoutera son nom au nom d’usage de son fils. Au Bourbon se clôt un chapitre de sa vie, dans lequel elle a entraîné ses proches et des mil liers de Français. Ce n’est pas la première fois qu’elle casse des codes pourtant bien établis. En 2015, elle s’était rendu compte qu’être femme lui faisait vivre un « cauchemar ». Passionnée de voile, la jeune femme étudie alors au lycée de la mer de Sète, où elle passe son diplôme de capitaine 200. Moqueries, humiliations, décrédibilisation de son talent ou mise en doute de sa propriété d’un ba teau… Face à la misogynie ambiante dans le milieu, elle monte l’association « Les Férus de voile et mo teur », et constitue un équipage égalitaire. Ses sponsors reversent leurs profits aux associations d’aide aux femmes victimes de violences. Une pre mière dans le monde de la voile. En décembre, Marine Gatineau-Dupré passe ra son examen de licence de cheffe de projet digi tal marketing. Elle a obtenu un BTS support et action managériale il y a deux ans. En plein Covid et en plein tourbillon. En parallèle, elle s’occupe aussi de la communication d’un ami qui se lance dans la transat Jacques-Vabre. Céline Cammarata, son amie journaliste, en est convaincue : « La vie a fait qu’elle a dû décaler un projet de course au large en solitaire, mais je ne doute pas qu’elle y parvienne un jour. Marine peut déplacer des montagnes. » Il faut croire que cette dernière a pris goût aux Everest législatifs. Marine Gatineau-Dupré a bien l’intention de s’attaquer à d’autres combats et de gagner en crédibilité. Elle vient de déposer sa candidature pour devenir députée LREM. < 55

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L’amour renvoie à un profond sentiment de tendresse et d’empathie envers une personne. Lorsqu’un individu aime, il se montre bienveillant de manière désintéressée. Aimer de toutes ses forces signifie également comprendre la souffrance de l’autre : l’aimant devient alors un appui nécessaire et réconfortant pour l’aimé. Face à la maladie, l’amour, traduit en mots comme en gestes, peut être une épaule sur laquelle se reposer.

Amour Nom masculin – Du latin amor.

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«Hello tout le monde, aujourd’hui, c’est moi, Sylvain, qui prends le live. Ce sera un live masculin, pour vous raconter comment moi, je vis l’endométriose de Floriane. » Casquette à l’envers, le jeune homme arbore un sourire timide : c’est la première fois qu’il se filme en direct, sans sa petite amie, sur leur compte Instagram @Lelabdelendo. Pendant une Dans la lutte contre l’endométriose, l’homme, souvent effacé car ignorant et pudique, s’implique de plus en plus.

INVISIBLEUneenquêtede

Jeanne BIGOT illustrée par Lauriane HARTY

heure, Sylvain explique avec ses mots comment il compose depuis deux ans avec la maladie gynécologique de sa copine, et répond aux questions parfois maladroites de leur communauté de près de 15 000 Lorsqu’àpersonnes.26ans,Floriane rencontre celui qui partage sa vie, elle craint d’aborder le sujet et se renferme. « J’étais fatiguée, j’avais mal, et je culpabilisais. J’avais l’impression d’être constam DOULEUR

Avec lui, les mentalités évoluent en faveur d’une meilleure considération de cette maladie chronique qui touche presque deux millions de femmes en France et met en péril leur fécondité.

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ENDOMÉTRIOSE

À DEUX FACE À LA

première association de lutte contre cette maladie, créée en 2001. Pour mieux comprendre ses effets sur la vie quotidienne, l’association a mené, en partenariat avec le groupe Ipsos et l’entreprise pharmaceutique Gedeon Richter, une enquête en janvier 2020, nommée EndoVie, auprès de 1 557 femmes et 100 conjoints. La conclusion est sans appel : 61 % des personnes interrogées se disent impactées par la maladie dans leur vie de couple et leurs relations amoureuses, et 66 % dans leur vie sexuelle. Bien que les symptômes ne touchent que les femmes, l’endométriose affecte tous les conjoints. Concernés, les hommes peuvent contribuer à faire de la maladie un sujet de so ciété, en épaulant avec bienveillance leur femme et parfois même en s’enga geant personnellement.Aprèsavoir passé des dizaines d’heures à écouter, à prendrecometà vente. Des bouillottes, des baumes, des infusions… autant de remèdes testés par Floriane et qu’elle propose en ligne. Le site vend également une col lection dédiée au bien-être intime et du couple, tels que des gels et des sextoys. Autres produits phares : ceux à base de CBD, dont les vertus contre les douleurs sont de plus en plus mises en avant, sur les réseaux sociaux notamment. En parallèle du site Internet, le jeune couple anime deux comptes Instagram : l’un recueille des témoi gnages et l’autre expose produits et conseils. Un nouveau métier à temps plein pour le couple.

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CORPS PATHOLOGIQUE Au quotidien la maladie occupe tout l’espace : dans le couple, mais avant tout dans le corps de la femme. Cette pathologie est définie par la migra tion de tissus semblables à la muqueuse utérine en dehors de la cavité. Ce sont des lésions, qui se re trouvent partout : dans le tube digestif, la vessie, le diaphragme… Elles peuvent provoquer des adhé rences entre les organes et répondent aux hor mones du cycle menstruel. Selon les femmes, les symptômes varient : règles douloureuses, troubles digestifs et/ou urinaires et même douleurs lombaires et/ou des membres inférieurs lorsque le système nerveux est at « »

LA DOULEUR EST HABITUDECOMMECONSIDÉRÉEUNEDANS LA VIE BIOLOGIQUE DES FEMMES.

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teint. Pour nombre d’entre elles, cette maladie chronique limite les chances de tomber enceinte. À l’origine de la déconsidération de l’endomé triose : une minimisation des douleurs féminines. Par le corps médical, l’entourage, voire par la pa tiente elle-même. « Avec les règles, l’accouche ment, la ménopause… La douleur est considérée comme une habitude dans la vie biologique des femmes, analyse Marilène Vuille, sociologue et his torienne de la santé. La société aurait ainsi une vision des femmes comme étant toujours un peu malades, un corps toujours du côté de la patholo gie à cause du cycle menstruel. Cette idée d’un corps pathologique a longtemps conduit à mini miser les plaintes des femmes. Certains médecins ont d’ailleurs considéré que des patientes souf frant d’endométriose avaient plutôt des troubles nerveux, voire mentaux… » Un regard qui a fini par convaincre les femmes de ne pas s’écouter. Pre mière conséquence, un retard de prise en charge : en moyenne, entre les premiers symptômes et le diagnostic à la trentaine, le chemin de croix dure

Certains conjoints, moins formatés, invitent leur partenaire à consulter. Comme le mari de Sylvie : « Il m’a poussée à en parler avec mon médecin » À 31 ans, la jeune femme a appris qu’elle était at teinte d’endométriose, après deux ans et demi d’in terrogations. « Mon mari disait que ce n’était pas normal, qu’il y avait forcément une explication à mes douleurs. Si aujourd’hui j’ai été diagnostiquée et que je vais mieux, c’est grâce à lui. » Sylvain n’a pas eu à pousser sa compagne à consulter. Il l’a rencontrée quelques mois après le diagnostic. Face à la douleur, le couple a choisi de parler : « Quand elle explique ses symptômes, elle fait un pas vers moi. Il faut écouter et comprendre que ces maux pèsent sur elle, faire preuve d’empa thie. Et petit à petit, on est beaucoup plus com plices », sourit le jeune homme. Après les mots, les actions : Sylvain a notamment appris, sur les conseils de sa copine, à cuisiner des plats antiinflammatoires permettant de soulager les maux digestifs. Il a également modifié ses activités phy siques pour accompagner Floriane dans certains sports pouvant temporairement soulager la dou leur. « L’année dernière, moi j’étais plutôt running, sport explosif. Floriane m’a mis au yoga. On essaie des choses qui lui font du bien et moi aussi ça me fait du bien. » Un style de vie un peu différent, au quel il a adhéré avec enthousiasme et qui impacte également leur vie sociale. Le couple se souvient des instants d’hésitation avant une soirée entre amis, où un endobelly — gonflement anormal et douloureux du bas du ventre, lié à l’inflammation du tube digestif — s’in tensifie. « Il y a deux solutions : soit je gère avec elle, je mets une bouillotte sur son ventre, on prend le temps, on prend du retard et on y va, soit on n’y va pas du tout. Annuler une soirée, c’est pas la mer à boire. Il y en a d’autres », explique Sylvain, n’imaginant pas laisser Floriane seule sur le cana pé. Après de multiples annulations, l’entourage n’est plus toujours aussi bienveillant : « Ah oui, ils ont encore annulé parce qu’elle avait ses règles… Il faut savoir où sont tes amis », conclut Sylvain. Comme de nombreuses femmes atteintes d’en dométriose, Floriane souffre de dyspareunies : des douleurs pendant les rapports sexuels avec péné tration. Un symptôme difficile à appréhender pour les conjoints mal ou peu informés. Le couple a très vite brisé le tabou : « Il existe pleins d’autres choses que la pénétration pour prendre soin de l’autre !

Le silence dans le couple fait écho à celui de la so ciété : « Cette pathologie reste taboue, pour Marina Kvaskoff, épidémiologiste et chercheuse à l’Inserm, autrice d’un “État des lieux sur l’endométriose” en 2019. Comme l’endométriose touche l’appareil gé nital féminin, c’est encore difficile d’en parler. Le corps médical connaît la maladie depuis 1860, pourtant, cela ne fait que cinq ans que l’on en parle réellement. La pudeur de la société vis-à-vis des règles s’efface tout doucement : il y a même du sang rouge et non plus bleu dans les pubs pour les protections hygiéniques ! » ironise-t-elle. Les asso ciations luttent pour mettre fin à l’omerta : EndoFrance était l’une des premières à s’engager. Dès 2003, l’association participe au colloque organisé

sept ans selon EndoFrance. Aux craintes des pa tientes d’en faire trop s’ajoutent parfois des profes sionnels peu ou mal informés sur la maladie, qui plongent les femmes dans l’errance médicale, entre culpabilité et incompréhension.

LA FIN DE L’OMERTA

LA FORCE DU DIALOGUE

On réapprend à découvrir le corps de l’autre, on prend le temps. » Les caresses s’accompagnent alors parfois d’accessoires, et le couple n’a pas hé sité à parfois poser des règles, telles que le zéro pénétration. De tels compromis, sous forme de jeux, permettent de désamorcer une crise. L’appré hension des douleurs peut en effet provoquer un stress, une pression, d’autant plus accentuée par la peur de décevoir l’autre. Tel un cercle vicieux, cette angoisse peut être la source de ces douleurs. Lorsque l’écoute et la communication ne suf fisent pas, certains recourent à un professionnel. Dans ces moments difficiles, l’association EndoFrance peut être un intermédiaire : « Nous organi sons des séances d’information pour les couples avec les sexologues », indique Yasmine Candeau, présidente d’EndoFrance. Hôpital, maternité ou Planning familial ouvrent alors leurs portes à l’as sociation pour des ateliers de quelques heures. L’occasion pour des couples de mieux comprendre l’impact de la maladie sur leur sexualité et de faire un premier pas vers des professionnels de santé.

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D’abord, des vidéos explicatives ont été propo sées, puis des rencontres « spéciales couples ». « Les conjoints prennent la parole et ils révèlent des choses qu’ils n’avaient jamais osé dire aupa ravant. Cela permet de ressouder les couples et parfois, ça les fait éclater malheureusement », regrette Yasmine Candeau. Depuis 2020, EndoFrance a un parrain célèbre : Thomas Ramos, joueur de rugby au Stade toulousain. « Il porte la voix des conjoints. Il a par exemple fait des vidéos, publiées sur notre chaîne YouTube, pour expliquer en quoi c’était important pour le conjoint d’être présent », indique la présidente. L’homme de 26 ans, dont la compagne est atteinte d’endomé triose, a lui même contacté l’association pour y prendre part. « Au début, c’était compliqué pour moi de comprendre ce qui se passait dans notre vie, décrit le joueur de rugby. Je veux donner de la voix à cette pathologie et montrer à quel point c’est important de comprendre, de soutenir, d’être à l’écoute… Dans les moments de crise, ça leur fait du bien d’avoir quelqu’un à leur côté. »

En parallèle des actions politiques, EndoFrance accompagne la prise de conscience masculine, de plus en plus partagée : « Quand j’ai commencé, il y a seize ans, ce n’était que des femmes, explique Yasmine Candeau, présidente. Puis, au fur et à mesure, les frères, les conjoints, les pères sont ve nus. Tous avaient énormément de questions. »

DES PISTES DE TRAITEMENT

D’HOMMES À HOMMES

Bien que reconnue depuis plus d’un siècle, l’endométriose n’a aujourd’hui aucun traitement définitif. Cependant, la mise en place d’une contraception telle que la pilule en continu ou un stérilet hormonal peut endiguer le développement de la maladie et certains symptômes. Ce type de traitement prive le corps d’oestrogènes et empêche l’endomètre de réagir. Les lésions, dissé minées à l’extérieur de la cavité utérine, ne saignent ainsi plus. Tout le système est comme à l’arrêt : la patiente souffre moins, voire plus du tout, mais ce type de traitement inhibe toutes les fonctions de l’endométre, y compris celles indispensables au corps de la femme. Les règles sont donc absentes et il est impossible de tomber enceinte.

En représentant des hommes au sein de l’associa tion, Thomas Ramos leur permet de pallier leur sentiment d’impuissance. Un sentiment que connaissent de nombreux maris, compagnons ou copains et pour qui il est difficile de parler fronta lement avec la principale concernée. Par peur de blesser ou de culpabiliser, les bouches masculines restent muettes. Ils jugent leurs interrogations et les conséquences de la maladie sur leur vie comme anecdotiques aux yeux de leurs femmes et copines. Ces questions, parfois maladroites mais légitimes, trouvent alors leur réponse dans les mots de

Lorsque le traitement hormonal n’est pas suffisant, ou que la patiente désire fonder une famille, l’intervention chirurgicale est souvent envisagée. L’objectif est d’éliminer l’endomètre anormale ment situé, au moyen de ciseaux, bistouri, laser ou énergie plasma. Le risque principal de cette intervention, réalisée par coelioscopie (via le nombril), est d’endommager des organes fonction nels tels que la vessie, le tube digestif… Elle doit donc être réalisée par un chirurgien spécialisé. Parmi les 1 557 femmes ayant répondu à l’enquête EndoVie, 60 % d’entre elles y ont eu recours. Cette opération donne un répit plus ou moins long, d’une à plusieurs années. La maladie ne dis paraît en effet pas, et l’endomètre migre à nouveau progressivement dans le corps avec un taux de récidive d’environ 10 % par an. Pour gérer les symptômes, des patientes adoptent une approche dite multimodale, qu’elles se sont créée sur mesure. En complément des traitements, de la chirurgie ou justement pour les éviter, elles font appel à des kinésithérapeutes, des acupuncteurs, des ostéopathes, des nutrition nistes… Autant de rendez vous qui soulagent beaucoup les patientes, mais restent chers. Pour soulager les femmes atteintes d’endométriose, l’inscription de la maladie sur la liste des 30 affec tions longue durée pourrait permettre une prise en charge des soins par l’Assurance maladie.<

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par le ministère de la Santé sur les 100 objectifs de santé publique : pour la première fois, l’endomé triose semble reconnue par les pouvoirs publics.

Facebook tels qu’Endopartners. Julien s’y est inscrit il y a un an, à la suite du diagnostic de sa femme. Il en a été l’un des membres fondateurs et raconte : « On traverse des moments extrêmement difficiles. Entre conjoints, on peut partager ces instants, les comprendre avec nos mots. » Aujourd’hui, fort de son expé rience et de ses recherches, l’homme de 36 ans passe parfois de l’autre côté de la barrière, et conseille : « Beaucoup arrivent extrêmement dé munis, la communauté apporte du soutien avec beaucoup de conseils. ll y a une certaine retenue à parler, alors nous, les plus anciens de la commu nauté, on les pousse : parle avec ta femme ! » Des hommes qui s’adressent aux hommes. Bien que les langues se délient progressivement, l’heure de la parole libre n’est pas encore tout à fait arrivée. Selon l’étude EndoVie, si quatre couples l’aise pour parler d’endométriose, à peine plus d’un tiers en parlent réellement tous les mois. Plus frap pant encore, même si cette communauté d’hommes grandit petit à petit, elle est loin d’égaler leurs ho mologues féminines : alors que certains groupes dédiés aux femmes atteignent 20 000 membres, Endopartners n’a pas encore dépassé les 300. Cet écart alarme Julien : « Il faut vraiment qu’il y ait une prise de conscience masculine sur le sujet au jourd’hui. Nous ne sommes pas assez nombreux, trop peu d’hommes s’y intéressent et la maladie brise des couples en mille morceaux. »

En mille morceaux, c’est ainsi qu’aurait pu finir le couple d’Anne-Cécile il y a quelques années, avec son précédent compagnon. Mais lorsque la jeune femme a découvert son endométriose en 2018

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LA MATERNITÉ, CHEMIN DE CROIX

Alors que Solskjel débute plus tôt que prévu son parcours pour avoir un enfant, le gouvernement aussi se met en marche. Tard, pour de nombreuses femmes. Longtemps déconsidérée par les pouvoirs publics, l’endométriose a fait son apparation sur la scène politique aux premiers jours de 2022. Le 11 janvier, Emmanuel Macron a présenté une stra tégie nationale de lutte contre la maladie, qui de vrait doter la recherche de vingt millions d’euros sur cinq ans. Deux jours plus tard, une résolution permettant l’inscription de l’endométriose sur la liste des 30 affections longues durées a été votée à l’unanimité à l’Assemblée nationale (ALD 30). Cette reconnaissance, si la loi est adoptée, assu rerait une meilleure prise en charge des frais de santé liés à la maladie, ainsi que la suppression des jours de carence dès le second arrêt de travail. Selon Yasmine Candeau, « il y a en ce début d’an née une réelle prise de conscience à tous les ni veaux, c’est une vraie reconnaissance morale pour toutes ces femmes atteintes par la maladie. On n’est plus à l’heure des tabous, les mentalités évo luent petit à petit ». Pouvoirs publics, petits amis, maris, professionnels de santé et même entreprises s’emparent progressivement du sujet. Grands dis cours ou petites adaptations du quotidien, ils per mettent d’ôter enfin le voile sur cette maladie dou loureuse et handicapante. <

« par hasard » après un énième malaise dans les transports en commun, celui-ci ne partage déjà plus sa vie. « Mon ex ne m’aurait pas soutenue, il m’aurait fait prendre la pilule », présume-t-elle. Leur relation compliquée a laissé des séquelles chez la jeune femme de 35 ans. Lorsque le diagnos tic tombe, elle ne s’imagine pas la réaction bienveil lante de son nouveau conjoint : « J’étais avec lui depuis un an, mais on avait déjà des projets de famille. Alors quand on a appris que j’avais de l’endométriose, ma première réaction a été de lui dire de me quitter. Lui m’a tout de suite dit : “Non, je reste.” » Les difficultés professionnelles de son conjoint se sont ensuite rapidement ajoutées à celles de sa maladie, compliquant alors encore un peu plus la situation du couple. « On n’était qu’un bébé couple, on a beaucoup morflé. Mais on a tra versé la tempête. » Aujourd’hui, Anne-Cécile par vient à gérer ses douleurs et la fatigue, mais une question reste en suspens : sa capacité à avoir des enfants. Depuis plus de trois ans, le couple tente en vain de fonder une famille. Comme Anne-Cécile, une femme atteinte d’en dométriose sur deux a des difficultés à avoir un enfant. « Les mécanismes d’infertilité en cause sont nombreux et toutes les étapes de la reproduc tion peuvent être affectées : troubles de l’ovula tion, diminution de la réserve folliculaire, inflam mation du liquide péritonéal, adhérences péritubo-ovarienne… La fréquence souvent plus limi tée des rapports sexuels, du fait d’une dyspa reunie invalidante, contribue bien sûr à une moindre exposition aux chances de grossesse », détaille le docteur Dorangeon dans Les Idées re cues contre l’endométriose (Le Cavalier Bleu, 2017). Selon l’enquête EndoVie, un tiers des femmes atteintes d’endométriose ont recours à la procréation médicalement assistée. Anne-Cécile, elle, ne veut pas en entendre parler et est en train de « faire le deuil » de son désir d’enfant. Un che minement plus lent pour son compagnon, qui ne nuit cependant pas à leur couple : « Tomber en ceinte n’est plus obsessionnel à présent, mais ca reste un point d’interrogation. » Solskjel, de son côté, n’exclut aucune possibilité. Pour cette jeune femme de 31 ans, originaire de la région parisienne, le projet bébé n’était pas au programme avant quelques années et « au [ses]jourd’hui,trompes et [ses] ovaires ne sont pas touchés, donc cela ne devrait a priori pas poser de problèmes pour avoir des enfants ». L’évolution de la maladie reste cependant difficile à évaluer et Solskjel a décidé, avec son conjoint, d’essayer dès à présent : « Pour lui, c’était une étape difficile à passer. S’imaginer parent dès maintenant l’a un peu chamboulé. Il était prêt mais pas tout de suite. Nous en avons beaucoup discuté, et il a accepté. » Après six mois douloureux — la jeune femme a stoppé sa contraception hor monale, qui lui accordait un certain répit face à la maladie —, pas de grossesse en vue. Début 2022, elle commence un traitement permettant de stimu ler son ovulation.

«

ON TRAVERSE DES MOMENTS EXTRÊMEMENT DIFFICILES.

ENTRE CONJOINTS, ON LES PARTAGE AVEC NOS MOTS.

» 65

UNE MEILLEURE PRISE EN CHARGE ?

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Ensemble des espaces destinés à l’usage de tous, sans aucune restriction. Ils peuvent être de passage (route) ou de rassemblement (place, parc) et n’appartiennent à aucune personne de droit privé. Aménageables, communs, les espaces publics accueillent des activités diverses et font naître la vie sociale. Dans le sport, l’espace public se transforme en terrains de gazon ou bitumés, salles et équipements accessibles, ouverts et partagés pour la pratique au quotidien. Dans les faits, certaines personnes en sont absentes.

Nom et adjectif masculins – Du latin spatium, étendue, et publicus, à l’usage de tous.

Espace public

UNE POURPLACEELLES AU VESTIAIRE Une enquête de Maÿlice LAVOREL Illustrée par Manon SIMANT 68 LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022

Face à des infrastructures souvent inadaptées et à une forte autocensure, la pratique du sport est difficile pour de nombreuses femmes. Clubs et associations commencent à faire bouger les lignes.

C e tweet aurait pu se perdre dans le flot de messages publiés chaque seconde sur la Toile. Le 2 février dernier, Margaux Baralon partage publiquement sur le ré seau social à l’oiseau bleu sa colère au retour d’un entraînement de football où, comme d’habitude, pas grand-chose ne s’est passé comme elle l’attendait. « Pas de vestiaire une semaine sur deux. Pas de douche même quand on a l’honneur d’avoir un vestiaire ouvert, écrit-elle sur Twitter. Sans parler des mecs qui nous ont hurlé de “ren trer à la cuisine”. Faire du foot à cinq à l’Urban Soccer de la porte d’Ivry quand t’es une femme est un sacerdoce. » Ces quelques lignes ont été repar tagées et « likées » plus de 900 fois. « Je suis de plus en plus lasse, confie-t-elle au téléphone quelques jours plus tard. C’est chiant, on fait remonter ces problèmes toutes les semaines, et on voit que ça n’avance pas. » Depuis trois ans, Margaux Baralon joue la moitié de l’année avec son équipe à l’Urban Soccer, centre de terrains citadins de foot à cinq, aussi appelé « five », à la porte d’Ivry. Et elle a l’impression d’avoir toujours fait face à ces problèmes, révélateurs à ses yeux de la façon dont les utilisatrices féminines, lésées, ne sont pas prises

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 LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022 en compte dans les plans des équipements sportifs collectifs et partagés. « Depuis qu’on y va, notre vestiaire n’est pas ouvert, alors que le vestiaire des garçons est tout le temps accessible. On a aussi des soucis avec l’eau des douches » , ajoute-t-elle. Parfois, les joueuses doivent se changer dans les toilettes. « Nous sommes extrêmement désolés pour ces in cidents que nous considérons comme inadmis sibles […]. Quant aux espaces réservés, ils seront réorganisés et améliorés pour votre plus grand confort », a répondu Urban Soccer au tweet de la jeune femme. « Le problème de douche en question était lié à un problème de chauffe-eau. Normale ment, ça devrait être réglé », précise la communi cation de l’entreprise au téléphone douze jours plus tard. Elle assure qu’elle travaille pour que la clien tèle féminine, « de plus en plus nombreuse », soit correctement accueillie dans ses centres : « On essaye de faire en sorte qu’un vestiaire soit tou jours accessible. Urban Soccer veut aller en ce sens, ça n’existe pas encore dans tous les centres, mais on aimerait atteindre les 100 %. »

Comme si une loi invisible avait ré servé aux hommes et aux garçons les terrains, skateparks et citystades de France, les laissant à la marge. Gilles Vieille Marchiset, sociologue spécialiste des sports de rue et du développement territorial, a longtemps travaillé sur ce partage de l’espace. Depuis sa thèse sur les sports de rue dans les an nées 1990, il continue de mener l’enquête. « J’ai vu l’omniprésence des hommes, des jeunes hommes, dans les espaces sportifs fixes, qu’ils soient dédiés, par exemple un playground, un terrain de football de rue, ou éphémères, comme pour le skate, le rol ler, rapporte-t-il . Là, l’espace public sportif est colonisé par les jeunes hommes. » Il suffit d’ouvrir l’œil dans la rue pour s’en rendre compte. Ce jeudi de février, à l’heure de la sortie des écoles, le Playground 14, rue Raymond Losserand, dans le 14 e arrondissement de Paris, devient le centre de jeu des enfants avant le retour à la mai son. Sur le béton du petit terrain urbain de basket, quatre copains, en sweat shirt et jogging, s’échangent la balle orange et visent le cerceau. Pas une fille à l’horizon. « Il n’y en a jamais, elles ne viennent jamais, affirme Adam, 12 ans. On est tout le temps entre nous, entre mecs. » Les filles ne font partie ni du jeu ni du lieu. Un classique qui ne doit rien au hasard. Dès l’adoles cence, le sport est identifié comme une activité mas culine. La faute aux représentations, notamment dans les familles. « Au CA Paris 14, nous avons des difficultés sur le recrutement des toutes petites. Des clichés subsistent chez les parents notamment : les petites filles ne devraient pas jouer au foot », souligne Eddy Chauvin, responsable technique de ce club installé dans le 14e arrondissement de Paris. Une situation vécue par Elsa, 10 ans, chaussettes

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LOI D’INVISIBILISATION

En 2020, 35 % des femmes qui pratiquent une activité physique le font dans le cadre d’un club, selon le baromètre national des pratiques sportives de l’Institut national de la jeunesse et de l’éduca tion populaire (Injep) et du ministère des Sports. Un chiffre en constante augmentation depuis cinq ans. Autant de pratiquantes qui doivent trouver leur place dans l’espace sportif. En 2018, l’Injep décompte 311 000 équipements sportifs dans toute la France, dont 27 % d’équipements extérieurs et petits terrains en accès libre.

C’est là que le bât blesse. Dans les infrastructures sportives ur baines collectives et partagées, les femmes sont les grandes absentes.

BARRIÈRES MENTALES

 hautes sous son short et ballon calé sous la semelle de ses baskets juste à côté du city-stade porte de Vanves, un mercredi de mars. « Mon papa emme nait mon petit frère jouer au foot sans lui deman der. Moi, j’ai dû lui dire que j’avais envie de jouer aussi pour qu’il me prenne avec lui. » Gilles Vieille Marchiset abonde : « Pour les familles, il y a aussi tout un travail d’accompagnement à faire, pour les pères, les mères. J’ai beaucoup travaillé sur le vélo, et j’ai vu que les parents, surtout les mères, doivent encore être convaincues pour laisser les petites filles faire du vélo. »

« LA MISSION DU CLUB EST DE PROPOSER UN FOOT INCLUSIF, BIENVEILLANT. » Alix Chosson, du PanamBoyz&Girlz

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ENGAGEMENT POUR L’OUVERTURE

Promouvoir un sport inclusif et diversifié, c’est aussi la mission que s’est donnée le Panam Boyz&Girlz United, à Paris. Autonome à l’origine, sa section féminine a été fondée il y a six ans. La joueuse de première division Inès Jaurena voulait donner à ses amies un cadre pour jouer et s’entraî ner. En fusionnant avec l’équipe des PanamBoyz, elle-même issue du Paris Foot Gay, le club marque son engagement pour l’ouverture, et la pratique des femmes. Une volonté réaffirmée toutes les se maines sur les terrains du stade Laumière, dans le 20e arrondissement de Paris, où le club est installé.

L’objectif est de leur offrir un espace pour qu’elles puissent s’entraîner avec plaisir. « C’est un enfer, quand tu es débutante, de trouver une équipe, de se lancer, de prendre confiance », ob serve Théo, le coach, depuis le bord du terrain du stade de foot du centre Laumière, à la frontière du 20e arrondissement et de Montreuil. Ce jeudi soir, la section féminine s’entraîne sur son créneau ha bituel, de 21 h à 22 h. Une quinzaine de joueuses

« La section féminine veut accueillir des filles qui débutent, qui trouvent difficile de faire du foot et du sport, qui n’osent peut-être pas se lancer », ex plique Alix Chosson, la secrétaire du club. En se battant pour obtenir des créneaux d’en traînement (les places sont rares à Paris) et en s’entourant de bons entraîneurs, le PanamBoy z&Girlz United a réussi à créer un environnement favorable pour les femmes. « La mission du club, c’est de proposer un foot inclusif, bienveillant, tout l’inverse de la culture viriliste et masculiniste qu’on voit beaucoup dans le football, qui apporte des problèmes d’inclusion et de discrimination, affirme Alix Chosson. Donc, pour nous, ça touche les questions d’homosexualité, de racisme, et de la place des femmes évidemment. »

« À partir de 10-11 ans, au début de l’adolescence, il y a de moins en moins de filles sur nos séances sportives, explique Boris Mosi da Costa, le respon sable communication de l’association. Pour elles, il y a un vrai stéréotype de genre. Il se traduit par un sentiment d’infériorité, un manque de confiance en soi, une autocensure encore plus forte dans l’accès à la pratique sportive », estimet-il. Elsa ne se sent pas toujours à sa place quand elle décide de venir taper dans le ballon le soir, après ses devoirs. « C’est compliqué d’arriver et de se mettre à jouer. Je me sens observée, jugée, grimace-t-elle . Du coup, je n’ose pas toujours y aller, je ne me sens pas à ma place. J’adore jouer, avec des copines, ou des copains parfois aussi. Les copains, quand je les connais et qu’ils me connaissent, ça va. Mais les garçons que je ne connais pas, je me sens moins à l’aise face à eux. J’essaye de venir quand je sais qu’il n’y a pas trop de monde, quand je peux prendre une petite place pour jouer avec mon ballon. » Ces barrières que les petites et jeunes filles dressent elles-mêmes ont des racines diverses. « Les obstacles sont sociologiques, démogra phiques, sociaux, politiques, reprend Boris Mosi da Costa. Il y a un vrai travail à faire sur la mixité, sur l’égalité des genres, ces barrières viennent de là. Il y a également une autocensure, parce qu’il n’y a pas une vision assez complète du champ des possibles. » À partir de ce constat, son associa tion a lancé en 2009 « L dans la ville ». Ce programme vise dans toute la France à pousser les jeunes filles à se réapproprier l’espace et les équipements sportifs. Plusieurs milliers d’entre elles ont été accompagnées depuis 13 ans.

Cette pratique genrée, « Sport dans la ville » l’a observée de près. L’association accompagne au quotidien plus de 7 000 jeunes issus des quartiers prioritaires de la ville (QPV) dans leur insertion sociale et professionnelle à travers le sport.

Pour rééquilibrer les choses, des associations et des clubs se sont emparés du sujet. Au quotidien, avec ses entraînements-ateliers, le programme «L dans la ville » accompagne partout en France les jeunes filles et femmes de 6 à 25 ans pour abattre les cloi sons mentales qui les éloignent du foot et de l’acti vité sportive. « Nous voulons une pratique qui soit décomplexée, en mixité, rapporte Boris Mosi da Costa. On veut leur montrer que pour elles, tout est faisable, les accompagner dans la découverte de la pratique sportive et du monde profession nel. » Le tout grâce à des tournois 100 % féminins en banlieue parisienne, des ateliers découverte au sein d’écoles dans les grandes villes par exemple.

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AMBIANCE DÉTENDUE

Boris Mosi da Costa veut accélérer le rythme : « Nous voulons ouvrir cinq centres par an. » Les entraînements de PanamBoyz&Girlz United se déroulent également dans un esprit d’ouverture. À Paris, au stade Laumière, une quinzaine de filles ont investi les bords du terrain. Il faut rentabiliser au mieux le temps, les créneaux étant très difficiles à obtenir. Tout commence par une demi-heure d’échauffement et d’entraînement physique, sous l’œil averti de Théo, leur entraîneur, pour patienter jusqu’à la libération du terrain, à 21 h. Ensuite, place à l’entraînement sur l’herbe : exercices de contrôles, de centres et de tirs, sous les cris et le bruit sec des coups de pied sur le ballon. L’am biance détendue plaît aux joueuses, surtout celles qui débutent. Elles apprécient l’engagement du club. « On aime le concept de cette équipe de filles qui se débrouille, qui se serre les coudes et qui se gère », sourient Iris et Léo à la fin de la séance. En 2021, elles ont toutes deux animé des ate liers pour les jeunes filles de 6 à 14 ans. Un projet mis en place par le PanamBoyz&Girlz United, avec le centre social et culturel de Belle ville et la Ville de Paris. Objectif :

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ÊTREJOUERETMON« JE VOYAISFRÈREMESCOUSINSSANSJAMAISINTÉGRÉE. »

Pauline, du PanamBoyz&Girlz PSL AVRIL 2022 ont bravé le froid de fin février pour venir taper dans le ballon. « Souvent, ces difficultés de redé marrer une activité sportive à l’âge adulte touchent plus les filles, qui ont malheureusement une pratique sportive souvent plus décousue dans leur jeunesse », abonde le coach. Difficile, ensuite, de se faire une place dans l’espace sportif. Dans l’équipe, Théo entraîne notamment sa sœur, Pau line. Un bon exemple à ses yeux. « Sans l’environ nement favorable du club, elle n’aurait jamais commencé à jouer au foot. » Ce soir-là, avec ses coéquipières, Pauline en chaîne préparation physique, exercices techniques et petit match pour tout mettre en pratique. « Je ne faisais pas du tout de sport, je n’avais jamais fait de sport par équipe, je ne faisais que du vélo pour me déplacer, se souvient-elle. Toute petite, je voyais mon frère et mes cousins jouer sans jamais être intégrée. » Poussée par ses amies, elle a rejoint l’équipe à ses débuts il y a cinq ans. Aujourd’hui, elle est la dernière de son groupe à faire encore partie de l’aventure. « Ce qui m’a plu, ça a été la découverte du sport par équipe, ça a immédiate ment cliqué, j’ai voulu y retourner, raconte-t-elle. Le fait de progresser, de découvrir plein de choses. Surtout la première année, on était toutes débu tantes, donc on a dû bien progresser. L’ambiance est hyper sympa, bienveillante, on ne se sent pas mal si on fait une erreur. » Un point crucial. Pour le sociologue Gilles Vieille Marchiset, les femmes sont pénalisées par leur manque d’ancienneté et un niveau souvent plus faible. « C’est plus compliqué que la simple différenciation hommes-femmes, théorise-t-il Les plus habiles, les plus âgés, les plus anciens en matière de présence sur le site ont une priorité par rapport aux autres. » Là, les garçons, qui pratiquent plus régulière ment, sortent du lot. « Dansclubscertainsoùles équipes féminines ne sont pas forcément de bon niveau, elles ne sont pas au centre des attentions », confirme Eddy Chauvin, responsable technique du CA Paris 14. Dans ce club, au contraire, elles foca lisent toutes les attentions : « Elles ont de meilleurs résultats, donc nous les mettons dans les meil leures conditions, aux entraînements, lors des matchs. C’est un gros point de vigilance. »

C’est la continuation d’une politique déjà affirmée en 2017. « Dans le sport, des actions menées à tous les niveaux visent à permettre aux femmes d’ac céder à la pratique sportive et aux responsabilités […]. La lutte contre les discriminations et les vio lences faites aux femmes dans le champ du sport sont autant d’objectifs poursuivis » , assurait à l’époque le ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, quelques mois avant la désignation de Paris comme ville-hôte. Pour cela, la mairie de Paris a sélectionné quatorze clubs et associations qui proposent des activités physiques aux femmes, dont PanamBoyz&Girlz United. Les ateliers ani més par l’équipe ont duré cinq mois, d’avril à oc tobre. Au total, une cinquantaine de petites filles sont venues pratiquer, dont une quinzaine de fa çon régulière. « C’est important, il faut leur per mettre de venir et de se sentir légitimes » , ap prouvent Léo et Iris. Ces ateliers ont été renouvelés et recommenceront à partir d’avril 2022. L’occasion, peut-être, de retrouver des filles qui ont débuté l’année dernière, et de voir si elles ont continué à toucher le ballon. La pratique féminine commence également à être prise en compte dans la conception des in frastructures sportives. « Aujourd’hui, il y a une tendance de fond, dans notre secteur, on le sent quand on rencontre les collectivités », remarque Richard Caron, co-gérant d’Osmose, qui conçoit des infrastructures sportives d’extérieur. Les ques tions d’occupation des espaces sportifs sont deve nues incontournables. Un phénomène qu’il ob serve depuis environ cinq ans. « Avant les collectivités nous commandaient un équipement sportif, typiquement le city-stade, avec un gazon synthétique, une structure métallique sur laquelle il y a des paniers de basket et des petits buts bré siliens sur les côtés. Et on ne voyait pas plus loin. » Parfois, la révolution se joue dans les détails. « La Fédération française de football exige toujours une prise par vestiaire, témoigne Aurélien Grazil ly, responsable de l’entreprise de vestiaires sportifs Batisport. Avant, on la mettait à l’entrée, en pensant à l’aspirateur, maintenant on essaye de les mettre à côté des miroirs, pour des sèche-che veux par exemple. » <

encourager les filles à se lancer dans le sport. Avec son projet « Paris Sportives », lancé en 2020, la mairie de la capitale entend bien « permettre [aux femmes] de se réapproprier l’espace public et de continuer ensuite à pratiquer une activité spor tive soit dans le cadre d’un club soit de façon libre » grâce aux équipements laissés par les Jeux olympiques de 2024.

ÉQUIPEMENTS ADAPTÉS

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L’expression apparaît à la fin des années 1970 aux États-Unis. En 1986, elle est popularisée par deux journalistes du Wall Street Journal, Carol Hymowitz et Timothy D. Schellhadt, dans un article intitulé « Le plafond de verre : pourquoi les femmes ne peuvent manifestement pas briser la barrière invisible entre elles et les postes de haut niveau. » Dès le départ, la métaphore est claire. Les femmes se heurtent à un plafond invisible à l’œil nu, dans l’avancée de leur carrière. Appliqué à la haute montagne, le mécanisme s’observe dans l’alpinisme, l’un des derniers bastions à conquérir par les femmes, longtemps tenues à l’écart de ce sport. Mais un vent de revanche souffle sur les sommets.

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L’expression apparaît à la fin des années 1970 aux États-Unis. En 1986, elle est popularisée par deux journalistes du Wall Street Journal, Carol Hymowitz et Timothy D. Schellhadt, dans un article intitulé « Le plafond de verre : pourquoi les femmes ne peuvent manifestement pas briser la barrière invisible entre elles et les postes de haut niveau. » Dès le départ, la métaphore est claire. Les femmes se heurtent à un plafond invisible à l’œil nu, dans l’avancée de leur carrière. Appliqué à la haute montagne, le mécanisme s’observe dans l’alpinisme, l’un des derniers bastions à conquérir par les femmes, longtemps tenues à l’écart de ce sport. Mais un vent de revanche souffle sur les sommets.

Plafond de verre

Expression – De l’anglais glass ceiling

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SUR LES TRACES DES PREMIÈRES DE CORDÉE Une enquête de Romane ROSSET Illustrée par Lauriane HARTY 

«V os maris, ils sont où ? », lance un skieur à un groupe de femmes qui s’apprête à chausser les crampons dans les Alpes. Bardées de cordes et de gros sacs, les cordées fémi nines attirent encore les sarcasmes en montagne. « Même si c’était du gentillet, se souvient Justine Menuey, présidente de l’association Girls to the Top, on s’en étonne toujours avec mes copines. Comment est-il encore possible que l’on nous de mande : “Mais vous êtes toutes seules ?” » Créée il y a huit ans, l’association qu’elle dirige propose à ses 167 adhérentes des week-ends d’ap prentissage de l’autonomie et du leadership en Guides de haute montagne, sportives de haut niveau ou alpinistes du dimanche, elles ont décidé de conquérir leur place au sommet. Contre vents et sexisme. L’outil de leur liberté : la cordée 100 % féminine. haute montagne. Initiation au ski de randonnée, grimpe sur cascade de glace, pratique du ski alpi nisme… Toutes ses formations n’ont qu’un objectif : permettre aux femmes, longtemps cantonnées au rôle de second de cordée, de pratiquer seules les sports de montagne. « Nous avons choisi la non-mixité, insiste Justine Menuey. D’abord, parce que nous avions peur que les femmes s’ef facent, restent en arrière en la présence d’hommes. Et parce que les femmes osent davantage quand elles sont entre elles. » Ces espaces réservés ont déjà permis à des centaines de passionnées de se lancer. « Depuis une dizaine d’années, il y a un re gain d’intérêt pour ces groupes féminins qui pra

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tiquent l’alpinisme en non-mixité », confirme Delphine Moraldo, sociologue-enseignante à l’École normale supérieure (ENS) de Lyon. « Être entre femmes, cela permet de prendre confiance en soi. C’est un espace où l’on ose davan tage poser des questions et tenter des choses », ajoute Marion Poitevin, 36 ans, secouriste et guide de haute montagne à Chamonix. En 2016, elle a créé le club Lead the Climb avec le soutien de la Fédé ration française des clubs alpins et de montagne (FFCAM). Cinq ans après, il réunit 320 adhérentes, encadrées à chaque sortie par une équipe de guides de haute montagne, elle aussi 100 % féminine. « Nous avons à cœur d’avoir des femmes guides pour organiser nos sorties, confie la fondatrice. Parce qu’elles sont autant de sources d’inspiration et s’érigent en modèles pour nos adhérentes. » Marion Poitevin fait carrière dans l’armée, où elle a explosé le plafond de verre : première femme « chasseur alpin » en 2008 au Groupement mili taire de haute-montagne (GMHM), première ins tructrice à l’École militaire de haute montagne, première femme secouriste en montagne des CRS et, enfin, première instructrice au Centre national d’entraînement à l’alpinisme et au ski de la police. Elle compte plus d’une victoires à son palmarès, toutes obtenues au terme d’un parcours semé d’em bûches : « On nous répète tout le temps que les femmes sont physiquement moins fortes, qu’elles ne savent pas lire de cartes, qu’elles ne sont pas faites pour le leadership ni la prise de risques. Ces clichés nous collent à la peau et il est très difficile de s’en libérer, reconnaît-elle. Résultat : plus tu montes en altitude, moins il y a de femmes. »

FIGURES DE L’OMBRE L’attrait des cimes n’est pourtant pas qu’une affaire de mâles. Aujourd’hui, près de 40 % des adhérents de la FFCAM et de la Fédération française de la montagne et de l’escalade (FFME) sont des femmes. Mais ces dernières se tiennent souvent loin de l’al pinisme et privilégient d’autres sports tels que la randonnée ou l’escalade. Au sein de la section alpi nisme de la FFCAM, elles ne représentent que 20 % des membres. « Dans une sortie du Club alpin fran çais, il n’y aura qu’une femme sur un groupe de dix personnes », se désole Marion Poitevin. L’un des derniers plafonds de verre auquel elles sont

1808 Marie Paradis, l’une des toutes premières femmes alpinistes, se hisse au sommet du mont Blanc, 22 ans après les pionniers masculins Balmat et Paccard.

1874

1954 Claude Kogan tente l’ascension du Cho Oyu (Himalaya), 6e plus haute montagne de la planète, sans parvenir au sommet. L’alpiniste y retourne en 1959 au prix de sa vie, ouvrant toutefois l’ascension des sommets de plus de 8 000 m aux premières cordées féminines.

1990 Catherine Destivelle est la première à réaliser la trilogie des grandes faces nord des Alpes : Cervin, Grandes Jorasses et Eiger. Elle remporte le « Piolet d’or carrière » en 2020. 2010 Edurne Pasaban, alpiniste espagnole, est la pemière femme à réussi l’ascension des 14 sommets de plus de 8 000 m.

desChronologiepionnières

Création du premier Club alpin français (CAF). Les Françaises n’en sont pas exclues, mais elles restent très limitées dans leur pratique de l’alpinisme.

2018 Élisabeth Revol, est la première femme à réussir l’ascension hivernale du Nanga Parbat, dans l’Himalaya, en solitaire et sans oxygène. La même année, Liv Sansoz (photo) enchaîne l’ascension des sommets de plus de 000 mètres des Alpes.

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1995 Alison Hargreaves est la première femme à gravir l’Everest en style alpin, en solitaire et sans oxygène.

1929 Alice Damesme réalise ses premières courses en autonomie, sans guide. Avec Miriam O’Brien, alpiniste américaine, elle effectue la traversée du Grépon dans les aiguilles de Chamonix. C’est le début des cordées de femmes. 1983 Martine Rolland (photo) est la première femme à devenir guide de haute montagne. En 1983, elle décroche le diplôme malgré les réticences de ses examinateurs masculins.

RÉSULTAT : PLUS

Après la Seconde Guerre mondiale, une nou velle génération prend le relais sur les grandes pa rois rocheuses de l’Europe, de l’Himalaya et du Yosémite (États-Unis). « Je pense notamment à Claude Kogan, Simone Badier ou en core à Alison Hargreaves, énumère la chercheuse. Bien que “femmes”, ces alpinistes réclament d’être considérées comme des sportives à part entière. » Mais il faut attendre les expédi tions de Catherine Destivelle, dans les années 1990, pour qu’une nouvelle page s’écrive, enfin, au fémi nin. Et que les femmes alpinistes sortent de l’ombre. Sportive d’exception, celle qui a grandi dans la forêt de Fontainebleau réalise au tournant de ses 30 ans, en hiver et en solitaire, la trilogie des grandes faces nord des Alpes : le Cervin, les Grandes Jorasses et l’Eiger. Une performance re marquable au reflet de sa carrière, d’ailleurs ré compensée en 2020 du « Piolet d’or carrière », la plus grande distinction internationale décernée à un alpiniste. Depuis la création du prix en 2009, elle est la seule femme à l’avoir obtenu.

Dans son sillage, d’autres alpinistes percent le mur du son médiatique. Parmi les plus connues, il y a d’abord Élisabeth Revol, originaire de la Drôme. Alors qu’elle réalise la première ascension hiver nale du Nanga Parbat (8 126 mètres) en 2018, l’himalayiste doit laisser derrière elle son compa gnon de cordée lors de la descente, le Polonais To masz Mackiewcz, victime d’un œdème pulmonaire fatal à ces altitudes. Évacuée par hélicoptère, elle ne gardera aucune séquelle physique de cette tra gédie. La même année, Liv Sansoz est projetée sur le devant de la scène. Cette ancienne championne du monde d’escalade convertie à l’alpinisme en chaîne l’ascension des 82 sommets de plus de 4 000 mètres que compte le massif des Alpes. Ces alpinistes de haut niveau ont été érigées en modèles pour le reste des femmes qui pratiquent l’alpinisme le plus souvent en loisir. Et œuvrent, sans même par fois le vouloir, à la féminisation du milieu. « Lorsque la pratique de l’alpi nisme en loisir se sera massi COLLENT À LA PEAU. TU MONTES ALTITUDE,

EN

MOINS IL Y A DE FEMMES. »  79 LÉSÉ∙E∙S

encore assujetties, les femmes sont minoritaires en alpinisme, du loisir au haut niveau. Conscientes du problème, les fédérations phos phorent depuis une dizaine d’années sur la ques tion aux côtés des associations. Dotées chacune d’une équipe nationale féminine de haut niveau, de groupes féminins régionaux et départementaux, FFCAM et FFME s’escriment à ouvrir les portes de l’alpinisme aux femmes. Ancienne membre de l’équipe féminine de la FFME, Marion Poitevin souligne leurs bienfaits : « Cela m’a permis de ren contrer d’autres femmes qui faisaient de la mon tagne. Et aussi d’être repérée par l’élite des chas seurs alpins. » Toute une culture à détricoter. À l’origine, l’alpinisme est un sport très mascu lin. Certes, les Françaises ont pu être membres du premier club alpin français dès sa création, en 1874 — à la différence de leurs voisines alpinistes ita liennes, suisses et britanniques exclues des leurs. Mais elles ont longtemps été confinées à « une conception de l’alpinisme féminin modéré », ex plique la chercheuse Delphine Moraldo. Com prendre : une femme ne devait pas se mettre trop en danger et ne pouvait pratiquer ce sport qu’à la seule condition d’être accompagnée d’un père, d’un frère ou d’un mari. Une stratégie visant à les ex clure du haut niveau. Tristement réussie. Dès les années 1930, la donne change. Émer gent alors les premières cordées 100 % féminines. Sous l’influence d’une jeune Américaine, Miriam O’Brien, connue pour avoir développé le concept d’« escalade sans homme », l’alpiniste française Alice Damesme réalise ses courses en autonomie, sans guide. En 1929, O’Brien et Damesme réussissent la traversée du Grépon, perché à 3 482 mètres d’altitude dans les aiguilles de Cha monix. « Ces alpinistes ne cherchaient pas à faire des ascensions difficiles dans les Alpes. Elles sou haitaient seulement mener des expéditions sans homme, raconte Delphine Moraldo. Par la suite, elles se mettront en scène dans des ouvrages et deviendront des modèles pour les suivantes. »

« CES CLICHÉS NOUS

PIONNIÈRES MODÈLES

»  80

«

GRIMPER AVEC UNE FEMME C’EST DIFFÉRENT. ON COMMUNIQUE BEAUCOUP PLUS. LES DÉCISIONS SONT PRISES À DEUX.

vement fémi nisée, alors l’alpi nisme de haut niveau comptera beaucoup plus de femmes », estime Tanya Naville, ancienne responsable des groupes féminins Rhône-Alpes et Haute-Savoie de la FFCAM, dont elle est elle-même issue. En 2021, cette dernière a reçu 132 dossiers de candi dature pour intégrer son groupe féminin. Soit près de sept fois plus qu’en 2015, l’année de sa création. Preuve que la dynamique s’accélère. « Quand j’encadrais les groupes féminins de la FFCAM, se souvient-t-elle, j’ai contacté des maga zines spécialisés montagne pour leur parler de ce que nous faisions. Lesquels me répondaient que tant que les filles du groupe n’ouvriraient pas une nouvelle voie dans les Grandes Jorasses [sommet du massif du Mont-Blanc culminant à 4 208 mètres d’altitude, ndlr] cela ne les intéresserait pas. » Tanya Naville répond en 2016 à ce mur d’indiffé rence en créant avec son conjoint, Léo Wattebled, l’association « On n’est pas que des collants ». Son objectif ? Médiatiser la pratique féminine des sports de montagne pour atteindre, à terme, une plus grande mixité. « Nous sommes convaincus qu’en médiatisant la pratique féminine nous inspirons des jeunes filles, explique la fondatrice. Pour moi tant que tu n’as pas l’image qui te dit c’est possible, tu ne peux pas savoir que ça l’est. » Un avis partagé par Valentine Fabre, médecin militaire et ancienne championne du monde en ski-alpinisme. « Si personne ne pose une marque, il est difficile pour des femmes de se jeter à l’eau », estime-t-elle. En 2021, elle a réalisé avec la traileuse américaine Hillary Gerardi la première traversée féminine en non-stop de la Haute Route. En seule ment 26 heures et 21 minutes, les deux sportives ont parcouru à skis près de 108 kilomètres et 8 100 mètres de dénivelé, en reliant Chamonix à Zermatt (Suisse), les deux capitales européennes de l’alpinisme. Une première historique féminine racontée dans un film, The Traverse, projeté la même année dans plusieurs festivals de films de haute montagne, à l’étranger comme en France. Depuis, Valentine Fabre a reçu de nombreux mes sages de femmes tentées de suivre ses pas. « Don ner de l’inspiration était pour Hilary l’un des ob jectifs principaux du projet, raconte l’athlète. C’est petit à petit devenu le mien. » Reste un autre bastion à conquérir pour les femmes : le club très masculin des guides de haute montagne. Dans celui-ci, c’est une autre alpiniste qui s’est érigée en modèle : Martine Rolland, première femme à avoir décroché le di plôme de guide de haute montagne à Chamonix, en 1983. Un parcours de pionnière que l’alpiniste originaire de Grenoble raconte dans son livre Pre mière de cordée (Glénat, avril 2021). « Avant, ce n’était pas dans les mœurs qu’une femme puisse conduire une cordée. Elle était souvent relayée au rôle de second », se souvient Martine Rolland. Quand elle présente l’examen de l’entrée de l’École nationale de ski et d’alpinisme (Ensa), qui forme les guides de haute montagne, certains pro fesseurs, les plus âgés surtout, ne cachent pas leur scepticisme, doutant de ses capacités à exercer le métier de guide. L’un d’entre eux est catégorique : « De mon vivant, je ne laisserai aucune femme réussir l’examen. »

Féministe sans vraiment le revendiquer, Martine Rolland se heurtera à la frange la plus virile des montagnards. « Toute une partie de la profession n’avait pas envie que ce travail soit réalisé par une femme , confie-t-elle. À la fin des années 1970, le guide était un homme souvent originaire d’une vallée de montagne. C’était un milieu fermé. » Mais les années 1980 bousculent ce petit monde. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, le premier minis tère délégué aux Droits de la femme est alors créé. « C’était les années Mitterrand, raconte Martine Rolland. Je suis arrivée à une époque où les femmes faisaient reconnaître leurs droits. » Elle exercera par la suite dans les Hautes-Alpes, au bureau des guides de Briançon. « Là-bas, il n’y avait pas les vieux guides que l’on trouve à Chamonix. C’était essentiellement des jeunes qui venaient de la ville, se souvient l’alpiniste. Au bureau de Chamonix, j’aurais eu beaucoup plus de mal à me faire une place. » Aujourd’hui retraitée, Martine Rolland ha bite toujours dans la région. À 72 ans, elle chausse encore les crampons. « J’ai fait ce que je voulais dans la vie, résume-t-elle. J’ai peut-être été pion nière malgré moi, mais je suis heureuse d’avoir

VIRILITÉ AU SOMMET

PRÉSOMPTION D’INCOMPÉTENCE

Trente précisément en 2021, parmi les 1 700 guides de haute montagne en activi té. Et la dynamique ne cesse de s’accélérer. La preuve en chiffres : s’il a fallu 30 ans pour que les quinze premières soient formées au métier de guide, seules sept années ont per mis de diplômer les quinze suivantes. « Les équipes nationales féminines de la FFME et de la FFCAM ont ouvert le métier de guide de haute montagne aux femmes », la chercheuse Delphine Moraldo. Elles sont ainsi de plus en plus nombreuses à intégrer l’Ensa à Chamonix. La dernière promotion comptait trois femmes sur une classe de 50 stagiaires.

« Malheureusement, la parité parfaite est encore loin, déplore François Marsigny, chef du départe ment alpinisme de l’école. À l’Ensa, nous arrivons en bout de chaîne. Nous nous efforçons donc de travailler avec les fédérations sportives de mon tagne de façon à briser les plafonds de verre dès le plus jeune âge, poursuit-il. Il faut montrer aux jeunes filles que le métier de guide est aussi pour elles. » Quand 98 % des guides sont des hommes, aspirer à devenir guide ne leur apparaît pas comme un chemin tracé pour elles. « La première barrière, c’est la société qui la met en disant aux femmes que ce métier n’est pas fait pour elles, es time Marion Poitevin, dix-septième femme guide de haute montagne. Conséquence : très peu d’entre elles se donnent les moyens de passer les examens d’entrée. » À la demande de François Marsigny, qui s’est donné pour priorité de féminiser le corps ensei gnant, Marion Poitevin enseigne désormais à l’Ensa. « Il m’a sollicitée alors que j’étais trop jeune guide pour enseigner, explique-t-elle. La moitié des professeurs de l’école m’a d’ailleurs fait com prendre que je n’étais pas à ma place. L’autre moi tié s’est montrée plus bienveillante. » De son côté, François Marsigny en est convaincu : les « rôles modèles » sont la clé du processus. « Voir arriver une femme à la tête du département d’alpinisme serait un si gnal très fort », se prête-il à rêver. Reste le sexisme en montagne, qui résiste encore Je n’ai jamais été confrontée à des insultes. Mais il y a encore du patriarcat, constate Tanya Naville, fondatrice de l’asso ciation “On n’est pas que des col Lorsque qu’un groupe de filles entre dans un refuge de haute altitude, où ne dorment que des per sonnes venues pratiquer l’alpinisme ou le ski de randonnée engagé, je peux jurer que les hommes se retournent. Ils n’ont pas l’habitude de voir des cordées de femmes. » Même les alpinistes de haut niveau ont dû sla lomer entre les obstacles au cours de leur carrière. Celle de Liv Sansoz en est la preuve. En 2018, l’al piniste a encore fait les frais d’un contrôle mascu lin pendant son marathon des 82 sommets. « J’ai eu un problème en Suisse. J’ai appelé les gardiens d’un refuge pour avoir les conditions météo, mais ils n’ont pas voulu me les donner, raconte-t-elle. Ces gardiens m’ont dit : “Il faut que ce soit ton guide qui appelle. C’est lui qui doit prendre les dé cisions pour ta course.” Je leur ai répondu que je n’avais pas de guide. Résultat : ils ne m’ont jamais communiqué les conditions météo. » Face à de telles résistances, rien de tel que la cordée 100 % fé minine pour se rétablir. Liv Sansoz le confirme : ses expériences en cordée de femmes lui ont per mis de progresser en alpinisme. « Grimper avec une femme , explique-t-elle, c’est différent. On communique beaucoup plus. Les décisions sont prises à deux. Avec un homme, il y a moins de dia logue. On va arriver sur le glacier, s’encorder et il va tout de suite partir devant. » De plus en plus de femmes tutoient ainsi les sommets grâce au développement des cordées 100 % féminines. « L’alpinisme est un milieu avec des traditions très fortes, où les changements évo luent petit à petit, estime Liv Sansoz. Même si l’on entend encore des guides à Chamonix dire que les femmes n’ont rien à faire en montagne, on s’en fiche d’eux. Parce que la femme est capable de tout. » Place aux premières de cordées. <

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ouvert une porte. Et fière que mon parcours ait pu aider par la suite. » Quarante ans après, d’autres femmes empruntent la même route.

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Le monde d’avant. Leur monde d’avant. Quand s’isoler ne rimait pas avec subsister. Quand la « quarantaine » n’arrivait qu’après la trentaine. Quand le confinement ne devait durer que deux semaines. Avant qu’un virus microscopique verrouille entrées et sorties à double tour. Depuis, tout un chacun s’est changé en Robinson Crusoé germophobe. Quelques mois à l’écart des autres pour la majorité plus solide. Une éternité pour la minorité plus fragile. « C’est pour votre bien… » Mais l’éloignement a muté. Un variant autrement plus pernicieux s’est transmis : la solitude. .

Isolement Nom masculin – Du latin insula, île.

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L ’avion décolle de Marrakech, et prend dou cement de l’altitude. À son bord, une pas sagère ne peut retenir un sourire derrière son masque chirurgical bleu. Dans quelques centaines de nuages, Rose-Marie aura relevé son défi : le premier voyage depuis le diagnostic de sa leucémie myéloïde en 2015. À des milliers de mètres du sol, le fardeau des ca chets quotidiens de chimiothérapie s’allège. Après « avoir pris son courage à deux mains » , cette coiffeuse à la retraite savoure ce moment. À 60 ans, elle recommence à vivre.

VIRUS DE TROPUneenquêtede

Privées de défenses immunitaires à cause d’un traitement ou d’une maladie, plus de 230 000 personnes en France vivent un confinement sans fin depuis les premiers cas de Covid-19. Coupées de leurs proches, de leurs collègues, de leurs médecins…

IMMUNODÉPRIMÉSLE

Pierre Kron Illustrée par Timéo Louvel 

AVRIL 2022 IPJ DAUPHINE | PSL LÉSÉ∙E∙S

Pour elles, la levée des restrictions sanitaires vire au cauchemar. Cette excursion dans sa vie d’avant leucémie, Rose-Marie en rêvait. Elle a longuement hésité à prendre le risque : la Mosellane est ce que la méde cine appelle une « immunodéprimée ». Maladies auto-immunes, greffes, certains cancers… Comme elle, près de 230 000 Français ont un système im munitaire fragile, qui démultiplie les risques en cas d’infection au Covid-19. À cause des traitements agressifs, les lignes de défenses de Rose-Marie ont perdu nombre de troupes et de vigueur face aux maladies. « Un milligramme de pollen et ça de vient une rhinite. Un petit courant d’air et c’est un

Dans sa guerre permanente contre les envahisseurs, le corps peut compter sur ses fidèles sen tinelles : les globules blancs (ou leucocytes pour les experts). La dernière couche de défense de notre système immunitaire. Pour chaque litre de sang, dix milliards de cellules soldats montent la garde. Bactéries, virus, parasites… Tout corps étranger est passé au crible par des régiments faits de monocytes, de lymphocytes B et C, de polynucléaires… S’il s’agit d’un microbe dangereux pour l’organisme (ou antigène), les globules déclarent l’état d’alerte. L’intervention est lancée par les canaux sanguins. Au contact des antigènes, les lymphocytes vont produire l’arsenal nécessaire à sa neutralisation : les anticorps. Ces protéines de défense se comptent en dizaines de millions, et gardent en mémoire le microbe. C’est ce même mécanisme naturel que le corps médical mobi lise pour vacciner la population, en lui inoculant une fraction sans danger de l’agent infectieux. Mais chaque armée à ses failles. Pour le corps humain, on l’appelle l’immunodépression. Le déficit peut survenir dès la naissance, comme en cas d’anomalie de formation des globules blancs. Ou au cours de la vie. Soit à cause de maladies qui s’attaquent au système immunitaire, comme le VIH ou l’hépatite ; qui le fragilisent, comme la dépression. Soit, pour la majorité, suite à une prise de médicaments, comme pour les greffes (toute la vie) ou les chimiothérapies. La personne devient vulnérable face aux agressions extérieures. À chaque fièvre ou signe d’infection, impossible de se passer des antibiotiques. Et les vaccins ne fonctionnent pas.<

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BLOQUÉS AU PREMIER CONFINEMENT

gros rhume, résume-t-elle . J’attrape tout et ça dégénère facilement. » Le lavage des mains et l’évi tement des foules constituent ses boucliers ré flexes. « Avant la pandémie, faire attention, c’était déjà mon quotidien. Mais j’arrivais doucement à retrouver une vie à peu près normale. » Lorsqu’en janvier 2020, quelques semaines après son retour du Maroc, les premiers cas de Covid-19 se déclarent en France, son horizon s’as sombrit. Le 16 mars, Emmanuel Macron annonce le confinement. Rose-Marie descend de ses nuages. La sexagénaire se replie dans sa maison d’Ars-surMoselle, à quelques kilomètres de Metz. Le stress du virus s’envole, les contacts avec les autres s’ar rêtent brutalement… Deux années plus tard, quels que soient les atermoiements sanitaires du gouver nement, elle reste coupée du monde. « J’ai peur d’attraper le Covid et de finir avec un tube dans la gorge comme à la télé, se désole-t-elle. Et mes en fants sont terrorisés à l’idée de venir me voir. » Mi-janvier 2022, en pleine vague Omicron, le Conseil scientifique estimait qu’entre 15 % et 30 % des lits de soins critiques étaient occupés par ces « invisibles ». Selon les associations, le taux de lé talité du virus monterait même à 20 % pour les personnes immunodéprimées. Bien loin du taux de 0,5 % que l’Institut Pasteur constatait dans la po pulation générale face à la vague originelle.

Première dose en janvier 2021, deuxième dose en mars, troisième dose en avril… Pendant que leurs voisins au système immunitaire performant re trouvent amis et sorties grâce aux injections, les immunodéprimés demeurent lésés. Le vaccin n’a pas ouvert cette porte vers le monde d’avant. Pour nombre d’entre eux, à cause de globules blancs af faiblis, ou en sous-effectif, les stimulis de Pfizer ou Moderna peinent à créer des anticorps. Le 6 jan vier, six associations de malades immunodéprimés exhortaient désespérément le gouvernement à « protéger les plus fragiles ». Aujourd’hui encore, cette population ne peut toujours pas s’affranchir des règles du premier confinement.

LES BRIGADES DU CORPS

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UNE VIE SANS LES NON-VACCINÉS

POUR

« Restriction, restriction, restriction. » De puis mars 2020, un ostinato anxiogène résonne en boucle dans la tête de Philippe, âgé de 55 ans. Ses remparts contre virus et bactéries étant tombés sous les charges de sa polymyosite (maladie autoimmune s’attaquant aux muscles), ses proches se sont transformés en menaces. Fin du bénévolat à la bibliothèque, fin des embrassades avec sa mère, fin des contacts avec son beau-père non vacciné…

Question de « sauvegarde » pour l’ancien chauf feur poids lourd : « Avec ma femme et mon fils de 16 ans, on a éliminé énormément de monde dans notre vie. » Seul fil pour le relier à ses proches : le smartphone reçu à Noël. Trois Français sur quatre vaccinés. Un virus mieux connu des scientifiques. Une vie quotidienne qui s’adapte. Malgré tout cela, Philippe « ne baisse toujours pas la garde ». Sur les conseils de son mé decin et selon « sa bonne jugeote ». Comme près des trois quarts des quelque 2 000 insuffisants ré naux interrogés fin octobre 2021 par l’association de malades Renaloo, pas question d’abandonner les précautions des premiers mois. « Un an et demi que je n’ai pas vu mon cousin, qui est comme un fils pour moi, soupire-t-il. Même avec mes quatre doses efficaces de vaccin, il y a toujours un doute. Lui aussi a une maladie, alors je n’ai toujours pas rencontré son petit garçon. » Pour ces « invisibles » et pour tous leurs proches, l’isolement est insoutenable. Et à chaque allège ment des restrictions, la rupture avec le reste de la population se creuse. Mai 2021. Ophélie, 26 ans, compte les jours avant son premier verre sur les terrasses d’Aix-en-Provence. Mais ses médecins lui découvrent un lymphome B. Cinq mois de traitement plus tard, elle ressort immunodéprimée de sa chambre d’hôpital. « C’est la même punition que pendant qu’onconfinement,lesaufestseuls à se confiner avec mon copain. Nos amis n’ont même plus le temps pour un apéro-visio. » Durant les rares sorties chez ses proches, Ophélie passe pour la personne « relou » , « psychori gide », qui a peur de tout. « Il y a un décalage énorme, on ne vit plus dans le même monde. On est contents que les gens puissent recommencer à vivre, mais ça ne doit pas être en notre défaveur. »

Selon le Conseil d’orientation de la stratégie vacci nale (COSV), 500 000 à 700 000 proches sont dans la même inquiétude. « Avec la pandémie, on s’est encore plus rendu compte que pour vivre avec quelqu’un d’immunodéprimé, l’entourage est obli gé de se protéger autant que lui, notamment en se vaccinant, raconte Dominique Schiltz, président de l’antenne France Rein du Nord-Pas-de-Calais Ce qui a pu provoquer des tensions dans les mé nages. » Lui-même greffé et donc immunodéprimé depuis 28 ans, il a entraîné son épouse dans sa vie sans théâtre, sans cinéma, sans non-vaccinés. Il l’avoue, un peu coupable : « Ça a pu être vraiment démoralisant pour elle. » Au service d’hématologie de l’hôpital de Mercy (Moselle), la docteure Véronique Dorvaux n’en est que trop témoin. Chez les personnes fragiles comme chez leurs proches, culpabilité et inquiétude in fectent les relations. « Il y a les proches qui n’osent plus passer, ou le font en ayant peur. Puis d’autres font comme si la fragilité ou le virus n’existait pas. » Entre ces deux réactions contradictoires, Philippe, l’ancien chauffeur poids lourd, a dû ap « MES PROCHES, C’EST UN PEU LA DOUBLE PEINE. ILS PRÉFÈRENT M’ÉVITER PAR PEUR DE CONTAMINER.ME» 

S’ISOLER, MÊME VACCINÉ Du côté de l’aide médicamenteuse, toujours pas de remède miracle face au Covid. Dès janvier 2021, Hélène, âgée de 62 ans, saute sur l’injection Pfizer. Pas d’hésitation après dix années d’immunodé pression à cause de sa cirrhose. Deuxième dose en mai, troisième dose en octobre. Enfin rassurée. La médiatrice en santé publique retrouve un sem blant de vie normale. Elle s’offre un beau séjour à Biarritz en octobre. « Et puis une claque. » Début décembre, Hélène respire de plus en plus mal. Le test PCR révèle son résultat 48 heures plus tard : positive au Covid-19. « C’est presque comme quand on m’a annoncé que j’étais en cirrhose, alors que je ne bois pas, lâche-t-elle. Ça a été un tsunami. » Un aller-retour aux urgences plus tard, la dou leur aux poumons et la fièvre ne diminuent pas. « Chaque geste me ramène à ce que j’ai vécu avec l’hépatite C », frissonne-t-elle. Elle passe un appel de détresse à ses collègues médecins, un traitement est mis sur la table : le Ronapreve. « La course contre la montre » est lancée. Hélène a jusqu’à cinq jours après le début des symptômes pour bé néficier de l’injection. Celle-ci lui apportera des anticorps monoclonaux, cultivés en laboratoire pour traiter le Covid-19. « Mon chef de service s’est bougé, il ne me restait plus qu’une journée pour l’avoir, se souvient-elle d’une voix tremblante . J’ai dû appeler mon prendre à naviguer. Sur une berge, les enfants de sa compagne, non vaccinés. « On essaye de se voir, mais c’est toujours dans le doute, le risque. » Sur la berge opposée, leur fils de 16 ans, vacciné et régu lièrement testé. « Aux courses ou en balade, il me surveille. Et il se restreint dans ses sorties, il est inquiet. Il ne devrait pas avoir à vivre ça. » Les mois passant, les tests Covid se générali sant, certains foyers ont trouvé des alternatives. Dans la maison mitoyenne de Rose-Marie, les re pas en famille ont repris progressivement. Non sans anxiété des deux côtés de la table. « Au début de la pandémie, mes enfants ne venaient pas, se souvient tristement la sexagénaire. Puis on a fait avec masque et gel, sans manger. Et petit à petit, on a intégré les repas en me mettant en bout de table. » Très tactile, la jeune grand-mère a même élaboré une parade pour retrouver un semblant de contact physique : des câlins dans le dos pour ses fils trentenaires vaccinés, et des bisous sur les mains désinfectées pour sa petite-fille de 5 mois. Toutefois, au moindre symptôme, ses enfants an nulent leur visite. « C’est un peu la double peine, regrette-t-elle. Ils préfèrent m’éviter par peur de me contaminer. » Il y a la maison, et il y a l’hôpital. Bénévole dans la branche mosellane de France Leucémie Espoir (FLE), Rose-Marie a pu mesurer l’isolement ex trême des immunodéprimés hospitalisés. No vembre 2020, avril 2021, janvier 2022… À chaque pic de contamination, les visites ont été réduites, même parfois interdites. Cloîtrés en chambre sté rile pour les traitements les plus invasifs, les ma lades sont certes protégés du Covid-19. Mais ils affrontent une solitude inédite. « 2020, c’était… » La fin de la phrase se perd dans un soupir du président de FLE 57, André Braun. Les portes du CHR MetzThionville verrouil lées à cause de pandémie,lamême

JEPROJET.JEAUCUNPRENDRE«  JE NE PEUXRISQUE.NEFAISAUCUNL’AVENIR,NELEVOISPAS. » 88 LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022 

les bénévoles ne pouvaient plus apporter de respi ration aux patients par leurs visites. « À part des coups de téléphone et des colis de livres, on ne pou vait rien faire, se désole-t-il. Une partie des gens se sont retrouvés vraiment seuls, avec une an goisse double : du fait de leur maladie, mais aussi à cause de la perspective que personne ne pourrait venir s’il leur arrivait quelque chose. » La docteure Dorvaux repense à ses patients. Elle souffle. « Quand on est malade, on a besoin de contact. » À cette époque, la cheffe du service d’hématologie a voulu renforcer l’accompagne ment psychologique des malades, aux seules mains de soignants débordés, masqués, déshumanisés. « Il aurait fallu plus de suivi, mais la psychologue était seule, elle a même été sollicitée pour intervenir en réanimation », se rappelle-t-elle. Aucun moyen supplémentaire n’a été débloqué.

pneumologue à la retraite pour retrouver mes scanners, et on ne pouvait pas me l’administrer dans tous les hôpitaux. » Depuis novembre dernier, le COSV recom mande des sérologies pour vérifier la présence suf fisante d’anticorps chez ces patients à risque. S’ils sont faibles : quatrième dose. S’ils sont absents : l’injection de Ronapreve prend le relais. Depuis août, elle est autorisée en accès précoce pour cette population à risque par la Haute Autorité de santé (HAS). Pas de chance, elle ne marche pas sur le variant Omicron. Les autorités avancent dans le brouillard. Les malades sont tétanisés par l’incer titude. Le vice-président de Transhépate, Éric Buleux-Osmann en témoigne : « Des gens m’ap pellent régulièrement, complètement déprimés, cloîtrés chez eux : “Qu’est-ce que dit le gouverne ment sur le protocole ? On ne sait pas où s’adres ser ? Qui fait l’ordonnance ?” »

L’IMBROGLIO

Un labyrinthe de médicaments et de protocoles. Dans leur quête d’une sortie de ce confinement sans fin, les personnes immunodéprimées sont ballotées au gré des mutations du virus et des études médicales. Les anticorps d’Evusheld en pré ventif, les anticorps du Paxlovid et l’antiviral Xe vudy dans les cinq jours post-contamination… Les médecins eux-mêmes ne parviennent plus à jongler entre toutes les molécules, les contre-indications et les protocoles. La preuve : sur les 500 000 boîtes de Paxlovid commandées par le gouvernement pour 2022, seules 3 500 ont été administrées aux patients. En deux mois de mise en service. La procédure pour prescrire Evusheld est tout aussi alambiquée. Tous les immunodéprimés peuvent en bénéficier depuis l’élargissement de son accès par l’HAS ce 18 mars. Mais le protocole se mue rapidement en course d’orientation sans carte : il faut identifier les patients sans anticorps, récupérer leur sérologie, les mettre de côté, faire la demande sur une plateforme spécifique, trouver dans quel service les injecter… « Ça n’a l’air de rien, mais c’est du temps. Et du temps, on n’en a pas », constate la docteure Dorvaux. Surtout s’il faut re tracer le parcours à chaque nouvelle mutation. En dehors de la bulle, la vie reprend son cours. Doucement, mais sûrement. Les discothèques rouvrent mi-février, les masques tombent et empor tent le pass vaccinal avec eux mi-mars. Le monde d’avant. Mais en laissant 230 000 personnes immu nodéprimées sur le bord de la route, selon Domi nique Schiltz. « Ça peut sembler paradoxal, mais nous étions moins inquiets quand la situation était plus grave, avoue le président de l’antenne France Rein du Nord-Pas-de-Calais. Car le gouvernement prenait des mesures plus radicales. » Dans sa maison de Tarn-et-Garonne, Philippe se sent parfois oublié par ces Français qui « baissent les armes » face au virus. Derrière son petit écran, tout lui paraît aller trop vite. Sans un mot pour ceux qui n’ont pas la possibilité de se protéger. Ces prochaines semaines, sa femme et son fils devaient repartir pour de petites vacances. Ils ont abandonné le projet. « Je ne peux prendre aucun risque. Je ne fais aucun projet. L’avenir, je ne le vois pas. » Même avec des masques FFP2 gratuits en phar macie pour les immunodéprimés depuis début février, le danger croît davantage avec la levée des précautions. Au CHR Metz-Thionville, comme ses patients, c’est emplie de doutes que la docteure Dorvaux émerge de ces deux années de pandémie. Peut-être que le port du masque deviendra plus banal au quotidien. « Mais la seule chose dont je suis sûre, c’est que dans notre société on ne prend pas en compte les plus faibles. » Pour les immuno déprimés, pas de monde d’après. <

MÉDICAMENTEUX

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Rendre présent un objet ou un être en les donnant à voir, à entendre, à lire, de manière plus ou moins importante, plus ou moins juste. De ces figurations naissent des perceptions communes qui infusent dans nos esprits et dans notre société. Chacun tente de s’approprier et de s’identifier à ces images mentales. Parfois en vain. Certains, à qui personne ne tend de miroir, sont privés de leur reflet. Pour exister, ils décident de créer et d’incarner de nouvelles représentations.

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Représentation

Nom féminin – Du latin repraesentare, action de replacer devant les yeux de quelqu’un.

C atherine Piffaretti se souviendra long temps de ses 50 ans. La semaine de son anniversaire, la comédienne a reçu deux propositions de casting. La première pour la publicité d’un médicament contre les bouffées de chaleur dues à la méno pause, qu’elle a refusée instinctivement, par peur de réduire à néant sa carrière. « Si je fais cette pub, je suis morte », a-t-elle répondu à l’agence. La seconde pour la d’unpublicitéappareil

Les femmes de plus de 50 ans représentent presque une femme sur deux au sein de la population française, mais seulement 9 % des rôles dans les films français réalisés en 2020. Pour contrer cette invisibilité, des femmes entendent faire bouger les lignes. Moteur, action.

auditif dont l’annonce mentionnait une comé dienne de son âge. Quand le jeune directeur de casting l’a vue, il lui a demandé si elle s’était trom pée de salle. Du tac au tac, Catherine Piffaretti lui a répondu : « Vous attendiez une femme ridée, avec les cheveux longs blancs, très finement habillée en bleu ciel ou en violet ? » Timide hochement de tête. « Alors vous recherchez une femme de 75 une femme de 50 ans, c’est ça désignant. La comédienne en a tiré une conclusion, qu’elle aime à répéter. « Quand je suis sortie de cette audition, j’ai compris une chose pas représenté n’existe pas.” » Alors que près d’une femme sur deux dans la population française a plus de 50 lésées, en restant majoritairement absentes des écrans — films, séries, publicités, photo graphies — qui façonnent notre société. Une invisibilité particulièrement criante au cinéma, comme l’atteste l’Association des actrices et acteurs de France as

À 50 ANS, ELLES ONT DÉCIDÉ DE COMPTER Une enquête de LESLIE LARCHER Illustrée par MANON MONDRAGON 92 LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022

Les actrices sont les premières à être conscientes de cette bascule. En février ans, recevait à Paris un César d’honneur lors de la cérémo 2022. Devant l’assemblée, alors qu’elle entame son discours de remercie ments, elle lance, les yeux rougis d’émotion Je ne sais pas si je pleure car je réalise l’âge que j’ai maintenant, mais Dans son métier, le déclin des propositions commence dès la quarantaine, avec une bascule qui inter 

qui a créé en 2015 la commission Tunnel de la ans, portée par l’actrice Marina actrices qui en font partie, dont Catherine Piffaretti, comptent le nombre de rôles qui leur sont attribués dans 2020, le dernier, est édi fiant. Les femmes de cet âge ne représentaient que % des rôles dans les films français. Or, le grand a un rôle de modélisation et une responsa bilité sociétale dans le travail sur les imagi affirme Fabienne Silvestre Bertoncini, déléguée aux relations publiques du Festival de On se traîne des représentations issues d’un déplore Catherine Piffaretti, également co-référente de l’AAFA-Tunnel ans, qui décrit à la manière d’une conteuse un souvenir inspi rant de Françoise Héritier sur les images d’Épinal. L’anthropologue, ethnologue et militante féministe française allait en va cances dans une maison où étaientsiècle.accroElles représentaient les âges de la vie sous la forme de pyramides. L’une concernait l’homme, toujours représenté seul et ; l’autre la femme, la plupart du temps accompagnée d’un être masculin. ans, elle s’ar Catherine Piffaretti conclut alors son récit par un On en est toujours là, Les images d’Épi

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UN TIERS DES 14 POSTES CLÉS

Car pour une Fanny Ardant (72 ans), une Isabelle Huppert (69 ans), une Sophie Marceau (55 ans) ou une Karin Viard (56 ans), souvent men tionnées, combien ont dû lâcher l’affaire ? À en tendre les militantes, le mécanisme qui invisibilise et musèle les femmes de plus de 50 ans est bien rodé : dès qu’un rôle est d’importance moyenne, « quelqu’un qui a un nom est privilégié », témoigne encore Sophie Deschamps, scénariste mais égale ment ancienne présidente du conseil d’administra tion de la Société des auteurs et compositeurs dra mence au scénario — comment on présente les personnages —, puis dans la production à travers la vision plus ou moins large du directeur de cas ting. Ensuite, il y a le choix des comédiennes et de l’affiche », détaille Fabienne Silvestre Bertoncini, qui a co-fondé, en 2017, le Lab Femmes de cinéma. Ce think tank réalise des études annuelles sur la place des réalisatrices en Europe et organise des ateliers, par exemple sur les stéréotypes de genre, avec différents corps de métier du cinéma pour « donner à voir, à croire et donc à se projeter » Des déclics bienvenus puisque la réflexion sur les représentations doit s’opérer tôt dans le processus créatif : « Quand le tournage commence, c’est l’usine qui se met en route. Si on n’a pas réfléchi à ça avant, c’est trop tard », assène Sophie Deschamps.

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Pour assurer leur visibilité, la présence des femmes dans les métiers du cinéma constitue, pour la scénariste, un prérequis : « Si on avait une égalité des chances au départ pour faire des car rières au cinéma et à la télévision, il y aurait une meilleure égalité de points de vue. C’est ça qu’il faut corriger d’urgence. » Pourtant, selon une étude publiée fin 2021 par l’Institut national de l’audiovisuel (INA), en collaboration avec l’asso ciation Pour les femmes dans les médias, les femmes occupent environ un tiers des 14 postes clés, parmi lesquels la production, le montage et la réalisation. 84 % des réalisateurs occupent d’ail

vient à 50 ans, comme le montrent les chiffres du Collectif 50/50 dans une étude menée sur les films français sortis en 2019 : avant 50 ans, la part des femmes s’établit à 42 % et elle chute à 26 % entre 50 et 64 ans. « On me propose, paradoxalement, de meilleurs rôles aujourd’hui qu’il y a vingt ans. À 40 ans ou 50 ans, c’était plus difficile », confiait l’actrice Josiane Balasko, 71 ans, dans une interview donnée au Parisien en juin 2021. Pour Catherine Piffaret ti, si la bascule intervient à 50 ans, c’est parce qu’il s’agit de l’âge moyen de la ménopause, celui auquel les femmes cessent d’être reproductives. « Conti nuer de ne pas nous représenter, c’est nous dire : “Vous n’êtes utiles que dans votre rôle sexuel et désirable” », ajoute-t-elle. Ce rejet est qualifié de « ménopause sociale » par Mélissa-Asli Petit, doc teure en sociologie à la tête de Mixing Générations, un bureau d’études sur le vieillissement. Un phénomène soumis à une omerta, selon Ca therine Piffaretti : « Personne ne voyait la dispari tion des actrices qui vieillissent. Il fallait mourir en fermant sa gueule, sinon c’était préjudiciable à notre carrière », regrette-t-elle avant d’expliquer pourquoi les comédiennes se sont emparées du sujet. « Nous voulions prouver que nous n’exagé rions pas, que notre disparition n’était pas une illusion et une vue de l’esprit mais une réalité sys témique », avance-t-elle. L’enjeu était surtout de contrer l’argument, souvent utiliser, des contreexemples : « Ce n’est pas parce que vous pouvez citer dix noms que ça n’existe pas. Les vedettes à l’écran sont l’arbre qui cache la forêt », insiste, lasse, Sophie Deschamps, du haut de ses 43 ans de carrière en tant que scénariste, notamment pour TF1, Arte et des pièces de théâtre pour lesquelles elle a également été comédienne.

nariste Deschamps.SophiePasétonnant, dès lors, que mentir sur son âge en casting soit monnaie cou rante, comme le montre encore la dernière déconvenue de l’actrice française Agnès Château, qui a notamment joué dans les séries Julie Lescaut, Plus belle la vie et Alice Ne vers : « Il y a quinze minutes, j’ai eu une réponse négative pour un rôle parce que je n’étais pas assez vieille. Le personnage avait 70 ans. J’en ai 68, mais je faisais trop jeune. Il fallait être mar quée », C’estraconte-t-elle.pourquoilascénariste Sophie Deschamps, impliquée pour la représentation des femmes de plus de 50 ans, met un point d’honneur à faire concorder l’âge réel et l’âge du rôle : « Les gens ont leur âge. Quand je marque 50 ans, c’est 50 ans. Il faut quitter les années Molière en acceptant que les actrices aient l’âge du rôle et en arrêtant de rajeunir les femmes qui jouent un personnage de pouvoir. » Malgré ses efforts, elle raconte ce sou venir d’un scénario abandonné, encore déçue : « Il me fallait une actrice de 70 ans, je ne l’ai pas trou vée. Les filles de cet âge disaient qu’elles ne jouaient pas des rôles de 70 ans mais de 60 ans. » Ce souci de différence d’âge se retrouve égale ment dans les couples à l’écran. En 2021, le film Eiffel mettait en scène l’histoire de Gustave Eiffel, joué par Romain Duris, âgé de 47 ans, et de sa re lation avec son amour de jeunesse, joué par l’ac trice Emma Mackey, 26 ans. Dans le scénario, le couple est censé se retrouver vingt ans après leur première relation : la protagoniste féminine aurait eu 5 ans lors de leur rencontre. Vingt-deux ans d’écart bien éloignés de la réalité puisque les pro tagonistes, à l’époque, n’avaient qu’une dizaine d’années de différence. Quand le personnage mas culin a plus de 50 ans, l’AAFA-Tunnel de la comé dienne préconise ainsi d’éviter de lui octroyer une compagne de vingt ans sa cadette. Mais le risque inverse, c’est d’être mise dans le panier « grand-mère ». La sociologue MélissaAsli Petit reconnaît en effet une tendance à « consi dérer les plus de 50 ans comme un groupe homo gène, comme s’ils étaient tous très vieux et en perte d’autonomie ». En témoignent les rôles clichés

leurs ce poste seul, contre 16 % des réalisatrices, qui travaillent davantage en duo. L’étude du CNC vient corroborer ce constat : les femmes occupent plutôt les métiers de scripte, de costumière ou d’habilleuse, de coiffeuse et de maquilleuse. La libération de la parole née du mouvement #MeToo, en 2017, ainsi que du hashtag français #Balancetonporc, a donné de l’élan à des initia tives, au cinéma, pour lutter contre le sexisme. De quoi impulser un changement dans les représen tations, qui concernent, selon Catherine Piffaretti, toute la société : « Le combat de l’invisibilisation n’est pas seulement un combat pour les actrices et pour les femmes de plus de 50 ans, mais aussi pour les jeunes femme, soutient-elle avec vigueur. Si nous disparaissons des images, nous disparais sons de l’inconscient collectif. C’est une double violence, agiste et sexiste. »

CULTE DE LA JEUNESSE

«

PERSONNE NE VOYAIT LA DISPARITION DES ACTRICES QUI VIEILLISSENT. IL FALLAIT MOURIR EN FERMANT SA GUEULE.

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La mise au rebut des femmes de plus de 50 ans va en effet de pair avec une jeunesse brandie comme éternel curseur de beauté. Dans ce jeunisme am biant, les marques de vieillesse doivent être atté nuées, cachées, transformées, et les femmes qui y parviennent — volontairement ou à contre-cœur — le savent assez vite. « J’entends souvent cette phrase, que je devrais prendre comme un compli ment : “Tu ne les fais pas”. Je fais mon âge, j’ai mon âge, mais dans la tête des gens je n’ai pas la gueule des 57 ans », s’exaspère Catherine Piffaretti. Un phénomène particulièrement visible dans les métiers où le capital beauté sous-tend l’em ployabilité. « La société dit aux femmes qu’on ne les regarde que quand elles sont jeunes et belles », analyse Thierry Delcourt, psychiatre spécialisé dans l’art, alors même que les représentations sont primordiales d’un point de vue psychologique : « Notre vision de nous-même est toujours subjec tive, à travers ce que l’on regarde, ce que l’autre en dit et ce qu’on voit des autres. L’invisibilisation de ces femmes est intériorisée. » Les actrices sont ainsi poussées à prolonger le statut de femme séduisante qui leur permet de travailler : « Si vous n’êtes plus considérée comme une fille qui peut se mettre à poil ou se baigner en deux-pièces, vous allez devoir vous battre pour rester dans la course des rôles intéressants », témoigne ainsi la scé

qui figent les représentations existantes, cités par Catherine Piffaretti : « La vieille bique sèche, méchante, revancharde, frustrée sexuellement, la mamie gâteau, bonne copine dont la vie est un marasme vachement sympa parce qu’elle est ronde, et la cougar. » Elle pourrait changer la donne puisqu’elle est dépeinte comme désirable, mais l’image qui lui est associée est souvent dépré ciative. Nombreux sont les esprits qui ont été mar qués par le rôle de Jennifer Coolidge, 61 ans, dans les films American Pie, où elle jouait la célèbre « maman de Stifler ». Des images en creux que tentent de faire évoluer les femmes de plus de 50 ans, pour se délester des clichés qui leur font perdre leur vitalité à l’écran. « Est-ce qu’on nous propose une réalité de femmes qui disent “tu vois je peux” ? », questionne Mélissa Asli-Petit. « Il faut arrêter de faire des femmes au foyer. Nous ne sommes ni des mamies confitures ni des gogolitas qui parlons à nos casseroles. Une femme ne parle pas à ses casseroles. Elle a des amis, une vie, un travail », s’insurge la scénariste Sophie Deschamps. Elle-même conçoit ses person nages de manière très réfléchie : « Je ne mets pas un flic, je mets une flic. Aucun rôle n’est anodin, donc le moindre petit rôle a un sexe, un caractère, une identité. Une femme doit avoir un métier, être libre parce que ses enfants sont grands, être une femme en pleine possession de sa carrière, de ses moyens et de sa réflexion. »

LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022  96

INSUFFLER UNE VITALITÉ

À l’image de la série télévisée Grace & Frankie, créée en 2015 sur Netflix, qui prend le contrepied de ces stéréotypes. Avec humour et dérision, le feuilleton américain raconte la vie quotidienne de deux femmes de 70 ans fraîchement céliba taires qui utilisent leur expérience dans divers domaines, notamment l’entrepreneuriat, pour s’investir dans de nouveaux projets. D’après la chercheuse en storytelling Monika Siejka, ces his toires innovantes se déploient plus facilement dans les séries grâce à la diversité des commu nautés présentes sur les plateformes de strea ming, « qui y ont trouvé un domaine de représen tation et d’expression plus vaste » Les films, eux aussi, sont de plus en plus concer nés par ce phénomène. Ces dernières années sont sortis sur les écrans Les Jeunes Amants, histoire d’amour d’un couple interprété par Fanny Ardant (72 ans) et Melvin Poupaud (48 ans), et Rose, avec Françoise Fabian dans le personnage d’une veuve de 78 ans qui redécouvre sa sexualité. Du côté des États-Unis, des personnages à contre-courant sont nés, comme Amanda dans Sex and the City, ou en core les quatre quadragénaires de la série On the Verge, co-produite par Canal+ et Netflix. Si des initiatives personnelles sont apparues dans le milieu professionnel et les associations, reste à convaincre tous les métiers de la création et les institutions, comme le rappelle Catherine Piffaretti, co-référente de l’AAFA-Tunnel de la comédienne de 50 ans. « L’AAFA les a tous inter rogés : réalisateurs, scénaristes, producteurs, directeurs de casting. Il faut maintenant pouvoir bosser avec eux. Sans cela, on peut continuer d’alerter, de faire le travail de la pédagogie, mais les mentalités changeront dans 50 ans. On n’a pas le temps d’attendre », s’indigne-t-elle, la voix posée. Elle est déterminée à faire bouger les lignes, et ce, en partenariat avec les divers acteurs du milieu du Récemment,cinéma.àl’issue d’une réunion avec le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), sa commission a justement obtenu une avancée : que le focus sur les actrices, réalisé une seule fois en 2020 dans l’étude sur la place des femmes dans l’industrie cinématographique, soit pérennisé. Il sera désormais publié tous les deux ans. Prochaine échéance : fin 2022. Un groupe de travail sera aussi mis en place conjointement avec le CNC et le ministère de la Culture, « pour voir ensemble comment nous pouvons faire évoluer les représentations », selon Catherine Piffaretti. Pour l’AAFA-Tunnel de la comédienne de 50 ans, pas question de mettre en place des quotas. L’as sociation se montre plutôt en faveur d’un bonus incitatif, qui donnerait plus de financements aux films engagés dans la parité et dans la représen tation des femmes de tous âges. D’autres, au contraire, considèrent que « la pire des solutions, c’est-à-dire les quotas de personnes, reste la seule solution efficace » , selon les mots de l’ensei gnante-chercheuse Monika Siejka, convaincue qu’il « faut pousser la porte et laisser la pierre pour qu’elle reste ouverte » <

DES DÉBATS À FOISON

visage souriant et à la chevelure argentée pose en sous-vêtements dans une prairie. Sous le nom de la marque, Darjeeling, écrit en lettres capitales blanches, cette phrase : « Une linge rie adaptée à toutes les féminités. » La filiale du Groupe Chantelle a lancé en janvier 2022 cette campagne publicitaire d’envergure na tionale, présentée comme « inclusive », avec une visibilité estimée en amont à 400 millions de contacts potentiellement touchés.

ASSUMER L’ENGAGEMENT

En 2019, l’Américaine Jane Fonda fait la couverture d’une édition spéciale du magazine Vogue anglais, créé de A à Z par et pour des femmes de plus de 50 ans. Le pro jet, mené par L’Oréal Paris, offre une place de choix à cette actrice phare de la série Grace & Frankie, aujourd’hui âgée de 84 ans et égérie de la marque depuis 2006.

« Les communications des dix dernières an nées mettaient en avant des figures féminines sexualisées, avec une image assez lisse et une perte de valeurs » , reconnaît Julien Calot, directeur exécutif de la création à l’internatio nal pour McCann Beauty L’Oréal Paris, arrivé il y a cinq ans. Lui défend plutôt un point de vue engagé sur la question des représenta tions : « Le but en tant que publicité est de s’imprégner de la société et de faire des créa tions qui impactent la culture en faisant chan ger les regards. Là c’est intéressant, sinon c’est uniquement de la création liée à de la vente et à un produit. » Ces campagnes restent évidemment un ou til marketing, surtout au vu de l’important pou voir d’achat des plus de 50 ans, mais elles pro voquent de nombreuses réactions et ouvrent le dialogue. À l’image de cette affiche publicitaire aux couleurs verdoyantes, où une femme au LES FEMMES DE PLUS DE 50 ANS, NOUVELLES ICÔNES PUBLICITAIRES ?

Deux portraits avaient été repris parmi les seize d’une précédente campagne : ceux de Kenia, la vingtaine, et de Caroline Ida Ours, 61 ans. La photo de cette femme devenue blo gueuse et mannequin à l’approche de la soixan taine a provoqué un torrent de réactions : des remerciements pour cette publicité au naturel jusqu’aux critiques acerbes sur le corps jugé « délabré » « Ce qui est horrible c’est de voir que la réalité ne plaît pas, alors qu’on tape sur les marques en disant qu’elles vendent de l’ar tifice, s’attriste ainsi Audrey Bousseyrol, Brand Content Manager de la marque. Elle a le corps qu’elle a et l’âge qu’elle a, alors les “rhabil lez-la” pleuvent. Avec la lingerie, on est ou trop jeune ou trop âgée. » La marque de lingerie souhaite poursuivre l’orientation prise il y a trois ans, lors de l’ar rivée d’une nouvelle directrice artistique. Pro chaine étape ? Parler ouvertement de culottes menstruelles ou de fuites urinaires dans ses campagnes. Et, comme L’Oréal envisage éga lement le faire, aborder, enfin, le sujet de la ménopause : « L’idée serait de créer des par tenariats, avance Audrey Bousseyrol de Dar jeeling, avec des spécialistes, des influen ceuses, des journalistes et des personnes engagées pour discuter de ces sujets. »<

Parmi les images qui façonnent nos représentations, les publicités jouent un rôle à double tranchant. Alors, pour sortir des clichés, des marques ont décidé de mettre en avant des profils auparavant délaissés.

En parallèle de cette campagne intitulée « The Non-Issue » (le non-problème), de nou velles icônes féminines ont signé des contrats avec la marque. Des « women of worth » aux trajectoires de vie porteuses de sens, comme Jaha Dukureh, ancienne ambassadrice régio nale d’ONU Femmes pour l’Afrique. Dans des vidéos intitulées « Lesson of Worth », ces fi gures que l’on n’attendait pas partagent des messages sur l’acceptation de soi.

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PetitMilburn/DR/MagaliLorna

L’INVISIBILITÉ, UN COMBAT DE TOUS LES ÂGES

U n samedi matin à Londres, dans le quartier d’Islington. Sylviane Degunst, fraîchement débarquée de Paris, se balade en mangeant son muffin. Elle attire l’œil d’un agent lors d’un casting sauvage qui signe le début d’une carrière de mannequin à 55 ans : couverture de magazines, photos dans The Guardian Weekend dans une double page intitulée « All Ages » —, affiches sur les bus et dans le métro. Une expé rience que cette ancienne édi trice raconte dans son livre auto biographique Moi, vieille et jolie (Le Cherche-Midi, 2020). Désor mais, à 64 ans, la voici vendeuse dans un concept store du Marais, à Paris, et affiliée à l’agence lon donienne Ugly Models. Au dé tour de la conversation, celle qui « ne compte pas la vie en âge, mais en expériences nouvelles » mentionne avec détermination son souhait le plus cher : « Il faut arrêter de mettre des gens dans des cases. J’aimerais que les générations, mais aussi les cultures, les couleurs, les gaba rits se mélangent. » < «Q uels magazines de presse féminine parlent de ma génération ? » Estimant la ré ponse peu satisfaisante, la jour naliste Sophie Dancourt lance, en 2016, le média numérique « J’ai piscine avec Simone », où elle publie des articles destinés aux femmes de plus de 50 ans. « Il ne faut pas forcément mon trer des femmes qui réussissent, mais qui sont dans le mouve ment, qui font des choses, qui vont vous inspirer et à qui vous allez pouvoir vous identifier. » Aujourd’hui, à 61 ans, elle s’en gage particulièrement en faveur de l’emploi en organisant des webinaires « J’ai talk avec Si mone » dans des entreprises. Absence de promotion, difficulté à trouver un emploi… Sophie leur explique en quoi l’absence des plus de 50 ans engendre pour elles une « déperdition de compétences et une perte de res sources ». Elle regrette surtout cette idée reçue qui consiste à croire que les plus de 50 ans ne sont pas agiles numériquement, donc moins compétentes. < «L a quinqua silver, re-belle et ronde. » Les mots en ita liques suscitent la curiosité dans la description Instagram de Magali Petit. À 55 ans, cette employée dans la recherche de fraude pharmaceutique est blogueuse, youtubeuse (5 400 abonnés), instagrameuse (plus de 15 000) et tiktokeuse (187 000 followers). Son pseudo depuis huit ans : Nicesouris. Un diplôme de cosmétologie en poche, elle partage des conseils de maquillage et présente ses looks, ceux de « madame Tout-lemonde », souvent chinés à petits prix sur les marchés des AlpesMaritimes. « Je suis de petite taille, je fais un 44, j’ai les che veux gris, tout ce qui n’est pas vendeur », s’esclaffe-t-elle, avant d’ajouter à quel point elle est « fière de sa crinière silver ». Peu importe les commentaires du type « qu’est-ce que tu fous sur TikTok la vieille ? », elle souhaite avant tout montrer qu’il est pos sible de déroger aux diktats de Aimez ce corps qui vous

Elles photographient, elles écrivent, elles filment… Chacune à leur manière, des femmes de tous âges œuvrent à la visibilité des plus de 50 ans. Par la transmission, elles ouvrent le champ des possibles.

Sylviane Degunst, « Moi, vieille et jolie » Sophie Dancourt, à la piscine avec Simone laNicesouris,crinièregrise

P arodier des photos de mode avec des femmes de plus de 50 ans, tel est le projet intitulé « C’estpasdemainlavieille », por té par Sandrine Alouf, 50 ans. Depuis novembre 2021, des shootings sont organisés sous l’œil bleu avisé de cette « atmos phériste » mot qu’elle a ellemême inventé pour qualifier son métier entre l’architecture d’in térieur, la décoration, la scéno graphie et le design. « C’est un coup de gueule. Je déteste l’idée qu’on mette des femmes dans des cases à partir de 50 ans », explique-t-elle. Mais ne jurant que par les pas de côté, elle a voulu proposer une « contesta tion positive ». Le résultat sera exposé au printemps à Bruxelles et à Paris, dans la galerie d’art qu’elle a ouverte en 2019, où elle organise également des ateliers de réflexion. Outre les photos, Sandrine filme les participantes en train de « délirer » et de ré pondre à l’injonction « c’est pas demain la vieille que… » Quand la question lui est retournée, elle rit, réfléchit un instant et s’élance d’une voix légèrement enrouée : « C’est pas demain la vieille que j’arrêterai de créer avec jeu et couleur. » < C ’est dans son club de lecture, fréquenté majoritairement par des retraités, que Josiane Asmane, 33 ans, a découvert une vieillesse qu’elle ne soupçonnait pas. « Toutes les personnes étaient rock’n’roll, pleines de vie. Je me suis dit : “C’est fou comme j’ai une image de la vieillesse très étriquée” », raconte la jour naliste et critique littéraire. L’idée lui est venue de recueillir la parole de femmes « puis santes, libres », « tout ce qu’on rêve d’être », dans son livre Les Fleurs de l’âge (Flamma rion, 2021), qui rassemble les témoignages de ces dix femmes âgées de 50 ans à 101 ans. Ces rencontres lui ont ouvert les yeux : « Je me suis mise à réflé chir aux injonctions que je rece vais déjà à mon âge. Même les jeunes ont peur de vieillir.

Il y a une terreur organisée » , dénonce-t-elle avec une diction aux airs lyriques. Pour continuer d’être inspirée, elle continue au jourd’hui d’échanger avec ces femmes. Pour elle, « plus on se frotte à des personnes positives plus on est dans une bonne éner gie. Maintenant, grâce à elle, je me demande : “Qu’est-ce que je ne m’autorise pas ?” » < B ercée par les figures de femmes qui l’ont élevée et inspirée, Ema Martins, photo graphe indépendante, a publié un livre de photos intitulé Ainsi soient-elles (Kiwi, 2021). Pen dant deux ans, elle a photogra phié 45 femmes âgées de 42 ans à 84 ans : membres de sa famille, actrices, écrivaines ou encore première maire transgenre… En tournant les pages, les portraits et les témoignages défilent pour montrer qu’« il n’y a pas d’âge pour vivre » . Rencontrer ces femmes qui s’acceptent et s’affir ment a été « un cadeau » , qu’Ema Martins a voulu offrir à son tour. Pour raconter ces shoo tings, elle a écrit « du point de vue d’une jeune femme qui ob serve les femmes silver » . Ses paroles se mêlent aux témoi gnages des photographiées, par exemple sur ce qu’elles pensent du mot « senior » . « Il y a une grande diversité dans les ré ponses, c’est ce qui fait la force du livre, explique Ema Martins. Cela touche autant les femmes ciblées que les jeunes. Chacun trouve une résonance. Et pour que les choses évoluent, c’est essentiel, il faut toucher un large public. » < Sandrine Alouf : « C’est un coup de gueule » Josiane Asmane, jeune fleur de l’âge Ema Martins, « Ainsi soient-elles »

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LieshoutVanRogue/GautierDemoux/CécileCéline

Exposées à recevoir des coups, des blessures — autant physiques que psychologiques —, les personnes vulnérables sont nombreuses parmi les personnes âgées et dépendantes. Une fragilité que la loi a le devoir de protéger. Cependant, pas sûr que les accueils des commissariats soient simples d’accès pour les habitants d’Ehpad. Incapables d’être autonomes, les personnes âgées subissent une soumission qui les empêche de parler d’une part, et une organisation hiérarchique qui les empêche d’être entendues de l’autre. Dans leur dernière demeure, elles deviennent des objets, maltraitées par des hommes qui préfèrent la rentabilité à la dignité.

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Vulnérabilité Nom féminin – Du latin vulneris, la blessure

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AU PAYS DE LA BIENTRAITANCE

Dans les Ehpad, les personnes âgées subissent de plein fouet les défaillances de l’institution. Une maltraitance structurelle qui ronge personnels et familles. Delatte de Lens, dans le Pas-de-Calais, le personnel ne s’insurge pas. Ces conditions de travail, déplo rables, sont devenues « normales » . « J’ai bien conscience que l’établissement n’est pas un cinq étoiles, et oui, les aides-soignantes sont toujours sous pression, c’est comme ça partout, on fait avec », affirme Émilie, cadre de santé. À 13 h 30, l’équipe du matin et celle de l’après-midi se réu nissent et transmettent les informations impor tantes. Autour de la table, les avis sont unanimes. « Je suis toujours en tension, à vérifier l’heure, à regarder les aiguilles s’avancer, donc forcément j’aimerais que l’on soit plus nombreuses, mais il n’y a pas les finances derrière », résume Coralie, aide-soignante. 

L es mains enfilent le pyjama de madame Grandidier, le regard fixé sur l’horloge. Tic tac. Nathalie, aide-soignante, 30 ans de carrière, commence son service. Il est 6 h 30. Elle a cinq heures pour lever, laver, habiller, coiffer quatorze personnes. En moyenne, elle n’a pas plus de quinze minutes à accorder à chacune. Quinze minutes. Bien loin des 50 minutes enseignées durant sa formation. « Il y a la théorie, et la pratique… On n’a ni les moyens ni le temps de rester une heure avec chaque résident. C’est infai sable », déplore-t-elle en retroussant les manches de sa blouse rose. Pourtant, à l’Ehpad (établissement d’héberge ment pour personnes âgées dépendantes) DésiréManque de personnel, de temps, de communication…

EHPAD 103AVRIL 2022 IPJ DAUPHINE | PSL LÉSÉ∙E∙S

IMPOSSIBLEUneenquêtede

Chloé Rabs Illustrée par Ines Bennani

Aujourd’hui, il y a plus de 7 500 établissements pour personnes âgées en France, pour près de 600 000 lits. Selon une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statis tiques (Drees) datant de 2015, le personnel repré sente en moyenne trois salariés pour cinq rési dents. « Mais encore faut-il savoir de quoi on parle, souligne Camille Anger Rey, directrice de l’Ehpad Madeleine-Verdier à Montrouge. Il s’agit de six membres du personnel toutes catégories confondues : cuisinier, directeur, animateur… » Au chevet des pensionnaires, il ne reste plus que trois salariés pour dix résidents. En comptant le personnel moins nombreux les nuits et les weekends, mais aussi les congés et l’absentéisme, ce ratio plonge à un soignant pour huit résidents dans l’établissement des Hauts-de-Seine.

DES RÈGLES IMPOSSIBLES À SUIVRE

Outre le cas du groupe Orpea, c’est souvent l’en semble du personnel qui se retrouve démuni dans l’exercice de ses fonctions, constamment confron té à des dilemmes. « Les logiques d’organisation du travail et de la vie en établissement engendrent ces défaillances », explique Iris Loffeier, sociologue et auteure de Panser des jambes de bois ? La vieil lesse, catégorie d’existence et de travail en maison de retraite (Puf, 2015). « Toutes les grilles et les chartes de bonne pratique contiennent des règles contradictoires les unes avec les autres. » Le per sonnel est donc obligé de rompre certaines règles qui devraient conduire son travail. « La “bientrai tance” est donc inatteignable surtout si on ne donne pas au personnel les moyens nécéssaires pour atteindre cet objectif », ajoute-t-elle.

Cette insuffisance de personnel sévit dans l’en semble des établissements. Elle est à l’origine d’une maltraitance latente, institutionnelle, struc turelle, qui lèse les résidents. « En Ehpad, la mal traitance s’apparente plus à des situations de négligence, insiste Pierre Czernichow, président de la fédération 3977, numéro national de lutte contre les maltraitances envers les personnes âgées. Non pas que le personnel prenne son tra vail par-dessus la jambe, mais parce qu’il n’est pas assez nombreux, formé ou organisé. Des pro fessionnels qui sont délibérément négligents, c’est vraiment exceptionnel. » Ces derniers mois, la publication du livre Les Fossoyeurs (Fayard, 2021), écrit par Victor Castanet, a jeté une lumière crue sur les Ehpad. Dans cette enquête, le journaliste fait état de mal traitances dans des établissements du groupe Orpea où la rentabilité semble passer avant l’hu manité. Après enquête, l’inspection générale des Affaires sociales (Igas) et l’inspection générale des Finances (IGF) ont relevé des « dysfonctionne ments graves » ainsi que des « manquements sur le plan humain et organisationnel ». En consé quence, Brigitte Bourguignon, ministre déléguée chargée de l’Autonomie, a annoncé, le 26 mars, que l’État va déposer plainte contre le groupe et récla mera le remboursement des dotations publiques présumées détournées de leurs fins.

TOUT QUITTER ET DÉMISSIONNER

 104 LÉSÉ∙E∙S IPJ DAUPHINE | PSL AVRIL 2022

« Malgré tous mes efforts, les effectifs et les moyens diminuaient constamment depuis une di zaine d’années, faute de dotations suffisantes, et ça impacte directement la prise en charge des ré sidents. Je me sentais inutile. » Lou Amalya, res ponsable en ressources humaines dans un Ehpad, a fait les frais de cette charge mentale et physique insoutenable. Manquement à la toilette, heure des repas avancée, couchers à partir de 16 h faute de personnel, peu de présence et de dialogue, rési dents laissés dans leur fauteuil pendant des heures… des négligences qu’elle ne peut plus sup porter et qu’elle n’a aucun moyen d’empêcher. Investie, ambitieuse, et passionnée par son poste, elle avait repris des études en 2015 afin d’améliorer la gestion des ressources humaines de son établis sement. Elle consacre d’ailleurs son année de mas ter à l’étude de la souffrance des soignants. Mais en mars 2017, en sortant d’une réunion, elle s’écroule. Toute sa souffrance, et son épuisement, lui explosent à la figure. « J’ai été en arrêt de tra vail pendant plus de trois ans, et je n’ai jamais pu retourner travailler. »

Ce sentiment d’inutilité est aussi partagé par Anis sa et Lisa, aide-soignantes depuis respectivement deux et six ans dans un Ehpad privé de l’Essonne. Cette année, les deux jeunes femmes ont pris la décision de quitter leur poste et de changer com plètement de métier, « dégoûtées » par la maltrai tance institutionnelle dont elles ont été témoins.

Jour après jour, le comédien voit l’état de son père se dégrader sans que le personnel n’essaie d’y re médier, « de le garder en vie ». « Dès qu’il a com mencé à avoir des problèmes de déglutition, ils lui ont donné de la bouillie. Dès qu’il a commencé à avoir des difficultés pour se déplacer, ils lui ont filé un déambulateur. Tout est fait pour que ça aille plus vite pour le personnel et que ça rapporte plus d’argent à l’établissement. » En effet, les Ehpad, en plus d’un forfait soins financé par la Sécurité sociale, reçoivent un forfait dépendance, financé par le département au titre de l’allocation person nalisée d’autonomie (APA). Alors, il vaut mieux aller au plus vite à la case dépendance. « Cette dotation est liée au taux de dépendance des résidents (GMP), explique la sociologue Iris Loffeier. Plus les résidents sont dépendants, plus la dotation va être importante. Cela implique que si vous améliorez la condition de vos résidents, vos dotations baissent. Il y a donc une course à la dé pendance, et la dépendance la plus élevée, parce que c’est celle qui ramène le plus d’argent public. » En 2019, ce forfait s’élevait à environ 450 euros par mois pour les personnes les plus dépendantes (GIR 1-2), contre 230 euros pour celles qui le sont un peu moins (GIR 3-4). Des montants fixés par les départements et qui peuvent exploser selon « leur politique sociale et DEUX PAINS AU LAIT AU PETIT DÉJEUNER, LE BEURRE EST COMPTÉ, ET LE JUS D’ORANGE INTERDIT AU GOÛTER. »

« C’EST

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TRAVAIL À LA CHAÎNE

« Tout le monde le sait, mais tout le monde ferme les yeux », s’indigne Anissa. Face au manque de temps, elle dénonce le laisser-aller de ses collègues qui « jettent souvent le plateau-repas à la poubelle encore plein, parce que le résident met trop de temps pour manger ». Dans cette course contre la montre, ce sont les résidents sans famille qui pâtissent gravement de cette situation, dévoile Lisa : « On connaît exacte ment les habitudes de visite, elles sont enregis trées, et donc certaines aides-soignantes s’ar rangent pour faire un travail convenable uniquement ce jour-là mais, attention, on voit tout autre chose quand on vient à l’improviste ! » De lourdes accusations contre leurs collègues qui « n’ont pas commencé en étant maltraitantes, sou ligne Lisa. C’est l’institution qui les a rendues mau vaises ». Pour avoir le temps de s’occuper correc tement de tous les résidents, Lisa et Anissa estiment qu’elles devraient rester au moins deux heures de plus chaque jour.

LE BÉNÉFICE DE LA DÉPENDANCE

Une charge de travail qu’elles imputent à l’objectif de rentabilité de leur établissement — celui-ci étant privé à but lucratif — prôné par une direction qu’elles accusent d’être « plus intéressée par l’argent et le nombre de chambres remplies que par les conditions de vie des résidents ». Exemples à l’appui : « La direction nous interdit de changer les protections avant qu’elles ne soient saturées. De toute façon, on n’a accès qu’à trois changes par jour, donc si une personne fait un caca en trop, c’est la pénurie », s’insurge Anissa. Ces restrictions continuent jusque dans l’assiette, dans un établis sement où le séjour coûte 2 500 euros par mois. « C’est deux pains au lait au petit déjeuner, le beurre est compté, et le jus d’orange, c’est que le matin, interdit au goûter. » Résultat : une dépression pour Lisa et des ul cères pour Anissa. Les deux ont fini par abandon ner, épuisées par ce business qui les dépasse. « J’ai commencé ce boulot parce que j’aime les gens. Je voulais leur apporter du bien-être et une belle fin de vie, mais ce n’était plus mon métier. » Elles évoquent souvent une déshumanisation du métier d’aide-soignant. S’occuper de personnes âgées s’apparenterait davantage à un travail à la chaîne. C’est exac tement ce qu’a ressenti Jean-Fran çois Rey lorsqu’il a dû placer son père de 83 ans en Ehpad. « Gestion d’un stock de viande : le per sonnel prend soin de cocher des cases mais ne prend pas soin de la personne », se révoltet-il, les yeux embués, se remémorant la scène de « torture » dont il a été témoin. « Alors que j’étais avec mon père, une aide-soignante entre, sans frapper, et commence à le déshabiller pour le la ver, sans même m’adresser un mot. Elle com mence à lui passer une lingette sur les parties in times, et il se met à hurler. Elle a continué comme si elle ne l’entendait pas souffrir, avant que je lui impose d’arrêter. Elle cochait les cases des tâches à effectuer », répète-t-il.

« Personne ne l’avait préparée. On m’a fait voir son corps alors qu’elle s’était complètement vidée par tous les orifices. C’est un traumatisme que je garderai à vie. »

DÉNONCER LA MALTRAITANCE

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Après cette perte, elle tient désormais à soutenir les familles dans la tourmente qui subissent les mêmes situations. « Je les aide dans les démarches — écrire à l’agence régionale de santé ou au conseil départemental — tout ce que je regrette de ne pas avoir osé faire par peur des répercussions. Désormais, notre force c’est que nos parents sont décédés, il n’y a plus de limite. » Sylvie s’apprête à créer une association pour venir en aide aux fa milles et aux résidents touchés par la maltraitance en Ehpad. Elle soutient Zéni, dont la maman, dé cédée en octobre, fréquentait le même établisse ment. « Quand j’arrivais le week-end, maman était toujours allongée. Le personnel a fini par me dire de les prévenir avant d’arriver pour qu’il la lève. Ce n’est pas acceptable pour les autres rési dents qui n’ont pas de visite. » Elle constitue un dossier, photos et preuves à l’appui, qu’elle s’ap prête à apporter à la direction, pour enfin dénoncer les mauvais traitements infligés à sa mère. Pour alerter des situations de maltraitances, victimes ou témoins peuvent appeler le 3977, nu méro national de lutte contre les maltraitances envers les personnes âgées. « Un numéro gratuit et qui ne laisse pas de traces sur les relevés télé phoniques ! » , souligne Pierre Czernichow, pré sident de cette fédération née en 2012. À l’autre bout du fil, des écoutants médico-sociaux orientent les personnes selon les situations. « Sur 30 000 ap pels reçus par an, on ouvre environ 6 000 dossiers pour des situations de maltraitance possibles », éclaircit le président. Le dossier est ensuite trans mis à une antenne départementale, qui va le prendre en charge : soit en trouvant une solution à « l’amiable », soit, dans les cas les plus graves, en signalant les faits à la justice. Cet accompagnement prend de l’ampleur. En 2021, le nombre de dossiers ouverts a augmen

leur richesse », explique Anne Penneau, écono miste et chargée de recherche à l’Institut de re cherche et de documentation en économie de la santé. « Depuis 2015, l’obligation pour les dépar tements de publier le montant du point GIR a mis en lumière les grandes variations de financement qui existent entre les départements. » Ce montant s’élève par exemple, en 2021, à 6,20 euros par jour dans les Alpes-Maritimes contre 8,40 euros dans le Territoire de Belfort . « Afficher ce montant a permis de “lisser” légèrement les disparités mais elles sont encore notables dans certains départe ments et c’est vrai que ça soulève des questions », relève l’économiste.

À Boulogne-Billancourt, Jean-François Rey se transforme en James Bond des Ehpad : venant à toute heure du jour et de la nuit pour épier les faits et gestes du personnel médical et s’assurer que son père soit traité humainement. « Ça m’a épuisé, et ça a bousillé ma vie de famille. Mais c’est mon père, je ne pouvais pas le laisser comme ça, témoignet-il, la voix écorchée. À la fin, j’avais envie qu’il meure. Pas pour lui, mais pour moi. C’était un poids trop lourd à porter et je n’en pouvais plus de le voir se transformer en un morceau de viande. »

HORREUR ET DÉGOÛT Dans le Pas-de-Calais, à Béthunes, Sylvie Detoeuf a traversé une situation tout aussi injuste et révol tante. Plus d’un an après le décès de sa maman, sa colère ne faiblit pas. Elle est aujourd’hui détermi née à faire reconnaître les maltraitances subies par sa mère. « On lui a cassé le bras, soutient-elle, les larmes aux yeux. Les aides-soignantes l’ont emme née aux toilettes, on a entendu un bruit, ma mère a commencé à se plaindre de son épaule et on a dû batailler pour qu’on l’emmène passer une radio. Résultat : épaule cassée. Je ne dis pas qu’on l’a fait exprès, mais il y a eu un accident dans ses toilettes et tout a été fait pour l’étouffer. » Malgré de nombreux signalements à la direc tion « presque toujours absente », la situation at teint un point de non retour en octobre 2020. « Je me rends à l’Ehpad sous les coups de 18 h pour aller donner à manger à maman. Quand j’arrive on me l’apporte avec du yaourt qui coule encore tout autour de sa bouche de son goûter. Je leur ai dit : “C’est une bête ? C’est inhumain de laisser quelqu’un dans cet état !” » Très vite, l’état de sa mère, atteint de la maladie d’Alzheimer, se dé grade. Lorsqu’elle décède et que Sylvie se rend à son chevet à l’Ehpad, elle est confrontée au pire.

Combien coûte une chambre en Ehpad ?

Anne Penneau, économiste, chargée de recherche à l’Irdes, décrit le paysage des Ehpad en France. de 6 000 euros par mois pour une chambre simple en fonction des établissements. Comment le tarif d’hébergement est-il fixé ? En premier lieu, il y a les places dont le prix est fixé par le département (les places habilitées à l’aide sociale). La plupart des établissements non lucratifs ont la totalité de leurs places ha bilitées à l’aide sociale. Ce qui ne veut pas for cément dire que la personne va bénéficier de cette aide. Dans ce cas, et pour toutes les autres places non habilitées à l’aide sociale, le prix est fixé librement. Il est alors difficile de connaître les critères qui ont permis de définir les prix, c’est assez opaque. La manière dont les dépar tements fixent et négocient avec chaque éta blissement le prix d’hébergement payé par le résident n’est pas standardisé nationalement ni affiché localement. Difficile donc de connaître les critères utilisés ou les marges de négociation existant pour les établissements. En 2019, le prix médian d’une chambre seule dont le prix est fixé par le département est de 1 800 euros par mois, contre 2 600 euros pour les places dont le prix est fixé librement. Quelles conséquences peut avoir ce mode de financement sur la prise en charge des résidents ? Il reflète les missions et les moyens que l’on alloue aux établissements pour mener à bien ces missions. Depuis plusieurs années, tant les missions que le réajustement des modalités d’évaluation des outils Pathos et Aggir n’ont pas été modifiés fondamentalement. Seuls des financements complémentaires spécifiques (infirmière de nuit, indemnité « Ségur » ) ont été ajoutés pour pallier les manques de moyens. Pour améliorer la prise en charge, il faudrait plutôt questionner les missions des Ehpad qui accueillent des personnes en très mauvais état de santé, très dépendantes et qui n’y résident pas très longtemps. <

Ce prix varie cependant de 1 400 euros à plus « POUR UNE CHAMBRE EN EHPAD, LE PRIX MENSUEL MÉDIAN EST DE 2 000 EUROS »

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Il existe un forfait soins, financé par la Sécuri té sociale, qui varie en fonction de l’option tarifaire choisie par l’établissement (forfait global, partiel, pharmacie à usage interne) et par le profil de besoin de soins des résidents. Le montant de ce forfait dépend d’une formule tarifaire nationale, basée sur les grilles d’éva luation Pathos et Aggir, qui prennent en compte l’état de santé des résidents. Son mon tant dépend aussi du montant de la valeur du point GMPS fixé chaque année par arrêté mi nistériel. En 2017, le montant médian du for fait soins délivré par les agences régionales de santé, par mois et par résident, était d’environ 1 000 euros. Il existe également un forfait dé pendance, financé par le département au titre de l’Allocation personnalisée d’autonomie. Son montant dépend du niveau de dépendance de la personne accueillie. En 2019, le montant médian était d’environ 450 euros par mois pour les personnes les plus dépendantes (GIR 1-2) contre 230 euros par mois pour les personnes un peu moins dépendantes (GIR 3-4).

Quel est l’état du secteur des Ehpad en France ?

Anne Penneau : La majorité de l’offre est assurée par des établissements non lucratifs : 42 % des établissements sont publics, 32 % sont privés non lucratifs et 26 % sont privés lucratifs. Quels que soient leurs statuts juridiques, ils ont les mêmes critères de financement — prise en charge sanitaire (soins infirmiers) et médi co-social (toilette, habillement …) — par les organismes publics. Comment sont-ils financés ?

Le prix mensuel médian payé par le résident est de 2 000 euros, ce qui représente plus de 50 % du coût de l’établissement (prix d’héber gement + forfait soins + forfait dépendance).

té de 40 %, par rapport à l’année précédente. En tête, les maltraitances psychologiques (30 %), sui vies des négligences (21 %) et des violences phy siques (17 %). Pour lui, aucun doute, les mesures sanitaires prises depuis le premier confinement en 2020 ont amplifié les situations de maltraitance. « Les visites interdites, l’enfermement dans les chambres, l’annulation des activités sociales, ce sont autant de situations de maltraitance qui ont été normalisées et n’ont pas forcément été per çues comme telles. »

DÉFICIT DE COMMUNICATION Et 2022 devrait continuer sur la même lancée. Depuis la sortie du livre Les Fossoyeurs, le télé phone n’arrête plus de sonner. « Au niveau natio nal, le 3977 reçoit 40 % d’appels en plus concer nant les Ehpad, rien que localement on en est déjà à 7 % d’augmentation », indique Claude, président d’Alma Paris, antenne locale de la fédération. Ce lundi soir de février, autour de la table pour la ré union mensuelle dans le 12 e arrondissement de Paris, les bénévoles s’inquiètent : « On a tellement de dossiers que ça devient compliqué à gérer ! » Elena, L’une des deux salariés de l’association, note surtout une augmentation des appels concernant des personnes décédées. « Les deuils dans les Ehpad ont été très compliqués, voire impossibles, pendant la crise sanitaire. Et maintenant qu’on entend parler de maltraitance, ça fait ressurgir des histoires. » Cependant, Pierre Czernichow re lativise cette « libération de la parole ». « Les 6 000 dossiers qu’on ouvre tous les ans, c’est une goutte d’eau dans la mer. » Dominique, bénévole depuis deux ans, a appor té un dossier pour recueillir l’avis de ses collègues. Une femme a contacté Alma Paris : sa tante, 97 ans, aurait perdu 30 kilos à la suite de mauvais traite ments dans son Ehpad. Tout de suite, Marie-Fran çoise, pull vert et foulard assorti, demande à l’as semblée : « On en sait plus sur les pathologies de cette dame ? Perdre du poids chez les personnes âgées, ça peut arriver très vite, en dehors de la qualité des repas. Il faudrait déjà entrer en contact avec le cadre infirmier. » Beaucoup de leurs dos siers se résolvent comme ça, juste en prenant contact avec le personnel. « On joue fréquemment le rôle d’intermédiaire, de médiateur, reprend Ele na. On passe deux, trois coups de fils aux établis sements et la situation s’arrange. »

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UNE CRISE DE VOCATION

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Selon l’association, l’absence de communication joue un rôle majeur dans l’incompréhension. Par manque de temps encore, le personnel ne prend pas toujours le soin d’expliquer, de renseigner, de prévenir les familles lorsqu’un incident se produit. Ces non-dits causent incompréhension, conflits et rupture de confiance entre les deux parties. « On fait face à un mur, on ne peut jamais rien deman der », regrette Camille, 74 ans. Même si elle estime que sa maman, 98 ans, est plutôt bien traitée, elle dénonce la situation tendue avec les aides-soi gnants qui manquent « de bonne volonté » et qui lui donnent l’impression de devoir « batailler » pour un oui ou pour un non. « Ce n’est pas un pro blème de personnel. Il faut juste donner plus d’im portance aux résidents et à leur volonté. Cela de mande peut-être plus d’organisation mais pas forcément plus de temps. » Les relations s’enveniment d’autant plus lors qu’une personne chute, se blesse, mais que per sonne n’est capable d’expliquer les raisons à la fa mille, qui se sent démunie, comme le raconte Dominique. « Lorsqu’on a pu revenir voir nos parents [ après les confinements, ndlr ], j’ai remar qué un important hématome sur le bras de ma mère. Elle m’a dit : “Elle m’a fait mal, j’ai crié.” » Alors que l’équipe médicale évoque l’ostéoporose de l’octogénaire, les résultats de la radio révèlent une fracture de l’humérus. Quelques semaines plus tard, c’est son père qui chute : « Le médecin coor dinateur n’est passé que 24 heures après. J’ai dû m’énerver pour réclamer une radio qu’il ne voulait pas faire. Finalement, mon père avait trois côtes fêlées et une fissurée, c’est honteux ! »

« LES 6 000 DOSSIERS QU’ON OUVRE CHAQUE ANNÉE POURC’ESTMALTRAITANCE,UNEGOUTTED’EAUDANS LA MER. »

De nombreuses fois confrontée à ces situations dans son Ehpad de Boulogne-Billancourt, Ca mille Anger Rey estime que la transparence avec l’entourage des résidents est le sujet le plus impor tant. « Les personnes qui prennent des anticoagu lants ont très facilement des hématomes mais toutes les familles ne sont pas au courant, dé peint-elle. Souvent, dans les plaintes, les situations décrites ne ressemblent pas à la réalité mais à la perception de la famille qui culpabilise et qui an goisse. Si on avait plus de soignants, ils pourraient davantage communiquer avec les familles et ça déminerait des conflits. » Encore faut-il pou voir embaucher. Créer des postes coûte déjà cher, mais la profession doit en plus faire face à une forte désaffection. « Les Ehpad sont un en droit où personne ne veut aller, résume la socio logue Iris Loffeier, que ce soit le résident ou le per sonnel. » C’est ce que remarque de plus en plus Nathalie, aide-soignante à l’Ehpad Désiré-Delatte à Lens. « Je donne des formations dans les insti tuts de formation en soins infirmiers et, depuis quelques années, quand je demande qui souhaite travailler en Ehpad, plus aucune main ne se lève. C’est beaucoup plus fatigant qu’en hôpital et on gagne beaucoup moins d’argent ! », argumentet-elle. Une situation qu’elle craint de voir empirer ces prochaines années depuis la sortie du livre Les Fossoyeurs : « Même s’ il faut dénoncer les maltraitances, ça donne vraiment une mauvaise image du métier… » Anais Beudin, 22 ans, infirmière aux urgences de la polyclinique d’Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais, a travaillé en Ehpad pendant ses études. La jeune femme, exténuée par les condi tions de travail, avoue qu’elle n’aurait jamais pu faire ce métier toute sa vie. « Pendant mes ho raires de travail, je ne faisais que courir partout, je bâclais mon travail, c’était horrible. Certains soirs, je rentrais en pleurs. Je me remettais tout le temps en question, ça a été très dur. Je me di sais que cela pourrait être mes grands-parents ou mes parents et que je ne voudrais pas qu’ils soient traités comme ça. » Depuis quelques années, d’ailleurs, les effectifs dans les écoles faiblissent. Selon une enquête de la Drees en 2019, le nombre d’inscrits en formation d’aide-soignant a baissé de 6 % entre 2016 et 2018, tandis que le nombre de candidats au concours d’entrée a, lui, dégringolé de 42 % depuis 2014. « C’est une grande absurdité ! », réagit Pierre Czer nichow. Le président de la fédération 3977 se dit inquiet, d’autant plus que les perspectives démo graphiques de l’Insee en France annoncent une augmentation importante du nombre de personnes âgées malades et dépendantes, de 2,5 millions en 2015 à quatre millions en 2050.

BESOIN D’UNE VISION DE LONG TERME Dans ce cas, il apparaît encore plus difficile pour les directeurs d’établissement de se séparer d’un membre du personnel, même s’il a été dénoncé comme maltraitant. « Les directeurs d’établisse ment aussi se retrouvent seuls, souligne Brigitte Lescuyer, formatrice bientraitance, et pour eux, perdre un membre de l’équipe, sans savoir quand il pourra être remplacé, mettrait l’Ehpad dans une situation encore plus compliquée. » Face à cette inaction, Lisa et Anissa, les deux aides-soignantes exerçant dans l’Essonne, ont décidé d’arrêter de se battre. Anissa souffle : « Quand on a dénoncé la maltraitance de nos collègues, la direction nous a assuré qu’elle allait enquêter, mais plusieurs mois après, aucune décision n’avait été prise. » Au contraire, elles se sont même senties mena cées. « On nous a découragées en nous disant de faire attention parce qu’on pouvait nous-mêmes être incriminées pour ne pas avoir dénoncé les faits plus tôt » , révèle Lisa. Des paroles insou tenables pour la directrice d’établissement, Camille Anger Rey, qui a dû faire face à deux situa tions de maltraitance volontaire en quatre ans.

Pour Claudette Brialix, présidente de la Fédéra tion nationale des associations et familles des per sonnes âgées (Fnapaef), il s’agit désormais de re donner de l’attractivité au métier pour contrer ce mouvement. « On demande une sollicitation très forte aux soignants alors même que leur travail n’est pas reconnu. L’augmentation de salaire dé cidée lors du Ségur de la Santé [183 euros net par mois mis en place en fin d’année 2020, ndlr] n’est qu’un début de rattrapage et ne concernait pas tout le monde au départ. Donc, déjà qu’il n’y a pas assez de postes d’aides-soignants et qu’ils ne sont pas tous pourvus, les établissements sont contraints de recruter, non pas un personnel mo tivé et formé, mais tous ceux qui veulent bien faire quelque chose pendant un certain temps. »

Surveiller, dénoncer, sanctionner, mais surtout réformer en profondeur. « Il y a trop de problèmes de fond, on ne peut plus se contenter d’ajuste ments, appuie l’économiste Anne Penneau. Pour améliorer la prise en charge, les missions même des Ehpad doivent être questionnées. » En com mençant par une meilleure prise en compte des métiers du paramédical, plaide Guillaume Gon tard, président de la Fédération nationale des as sociations d’aides-soignants. « Quand on voit les conseils de défense sanitaire, il n’y a que des mé decins. C’est problématique. C’est nous qui sommes là tous les jours pour laver, lever les résidents. La santé repose aussi sur nous. » Après de longues années de sourde oreille, les politiques, confrontés à l’ampleur de la maltraitance, s’emparent enfin du sujet. Début mars, le gouver nement a annoncé « un vaste plan de contrôle » dans les Ehpad et la création d’un « dispositif de médiation au service des résidents, familles et pro fessionnels en cas de litige », ainsi que le renforce ment de l’implication des familles et des résidents « dans le fonctionnement des Ehpad ». Des solu tions à la marge, alors que les experts plaident pour une réforme en profondeur des Ehpad, dotée de moyens suffisants. Dans son rapport publié fin fé vrier, la Cour des comptes préconise d’ailleurs une enveloppe supplémentaire de 1,3 milliard à 1,9 mil liard d’euros, soit une croissance de 12 % à 17 % du montant global des dotations actuelles. La « loi grand âge », abandonnée par le gouverne ment avant de réapparaître dans le programme du candidat Emmanuel Macron, aurait dû constituer un premier pas, selon Didier Sapy. « Il fallait cette loi pour poser un cadre, une vision pluriannuelle de ce qu’on veut faire pour accompagner la longé vité. Le gouvernement nous a gentiment expliqué que ce n’était pas bien grave, qu’il y allait avoir le projet de loi de financement de la Sécurité sociale mais c’est loin d’être à la hauteur du problème », assène le directeur général de la Fédération natio nale avenir et qualité de vie des personnes âgées. Réviser le modèle des Ehpad serait la seule solution pour retrouver la confiance entre les parties pre nantes. « Il faut se rendre à l’évidence, l’Ehpad on ne pourra jamais s’en passer, mais du modèle ac tuel, si. On a besoin d’un nouveau projet de socié té, et c’est ça qu’ils ont abandonné. » <

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« Le personnel sait que tout fait de maltraitance donne lieu à une sanction immédiate. Il faut que toutes les directions soient très claires avec ça pour que les situations puissent être révélées et sanctionnées. Et même si je n’étais pas du tout fière quand j’ai appris ces faits, on ne peut pas couvrir ou étouffer la maltraitance. »

Anne TÉZENAS DU MONTCEL Leslie LARCHER Maÿlice LAVOREL Chloé RABS Romane ROSSET ULGU-SERVANTValentine Pierre KRON NicolasJames DE SADE TABERLETMélodie Léna GOMEZ Jeanne BIGOTBARBEROUSSEMargot CHATELLIERPatrick

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