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EDITO

DERRIÈRE LES ÉCRANS, LES BARREAUX PAR ANNE TÉZENAS DU MONTCEL

C

omment sommes-nous reliés au monde? Par les smartphones, tablettes et autres ordinateurs portables. Ère de la conversation généralisée. Réalisé par les élèves de la 33ème promotion presse écrite d’IPJ-Dauphine, ce magbook a pour vocation d’explorer la façon dont ces relations façonnent en profondeur nos vies et nos sociétés. D’où le nom de Link, choisi par les élèves, Link pour Laboratoire interactif sur les nouvelles Konnexions.

L’affaire commence par un abordage. Celui d’un monde qui a priori suscite notre méfiance, celui des geeks et des pirates. À l’origine, le terme « geek » signifiait idiot du village. Aujourd’hui, il incarne une nouvelle philosophie de vie qui bouleverse notre façon d’aimer, d’apprendre ou de travailler. C’est également le même esprit qui porte l’extraordinaire aventure des fab labs à travers le monde et qui pourrait révolutionner demain notre façon de consommer et de produire. Grâce à ces pionniers du Web, l’invention de nouvelles façons d’être ensemble est devenue contagieuse. En témoigne l’extraordinaire aventure du petit village breton de Tréflévénez qui a créé son propre réseau Wi-Fi pour être relié au grand-tout numérique. De la même manière, les sourds revivent depuis la diffusion à grande échelle d’Internet et des webcams. Et les petites organisations humanitaires peuvent se faire une place à côté des grandes. La bande dessinée invente aussi de nouveaux modes de diffusion qui bousculent les relations traditionnelles entre auteurs et éditeurs. Dans le monde de Link, la sphère de la connaissance vit sa révolution. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’enquête sur la twittérature où l’on voit des élèves de primaire bouder la récré pour corriger leurs fautes d’orthographe. La transmission du savoir est bouleversée par le numérique. Fini le monde vertical de la hiérarchie, place à l’horizontalité. Ces valeurs sont également portées par les muséogeeks, cette petite communauté tonique qui transforme le monde parfois poussiéreux des musées pour créer une nouvelle forme de dialogue avec les amoureux de l’art. Notre monde se transforme, mais pas toujours dans le bon sens. Le Docteur Fishman ne nous prédit-il pas une épidémie de tech-necks, ces nouveaux troubles musculo-squelettiques liés à l’excès d’utilisation des Smartphones ou Ipad ? Quant aux amoureux, ou plutôt ceux qui ne le sont pas, les voilà qui trient en profilers leur potentielle future moitié sur des sites de rencontres spécialisés. La connexion n’est pas le lien. Le développement numérique accroit souvent l’isolement, celui des chômeurs qui ne maîtrisent pas l’informatique comme celui des joueurs des jeux vidéo en mal de reconnaissance. Pire encore, il génère une nouvelle espèce de bannis : les malades des rayonnements électro-magnétiques des téléphones qui partent pour survivre à la recherche de zones blanches, parfois dans des grottes au fin fond des HautesAlpes. Reliés ? Impossible si nous n’avons pas conscience des enjeux politiques et sociaux de ce monde ultra-connecté. Car paradoxalement, cet univers dessiné au nom de la liberté pourrait devenir celui du totalitarisme le plus efficace. La puce RFID pourrait ainsi, comme le disait Alex Türk, ancien président de la Cnil, préfigurer le règne des « nano-brothers ». Doit-on par ailleurs s’alarmer du fait que des fabricants de jouets comme Fisherprice proposent des jouets-téléphones portables pour des bébés de six mois et de l’absence totale d’études sur les conséquences sur la petite enfance ? Au fait, savez-vous que nous expédions tranquillement nos déchets électroniques en Afrique ? Qui se cache derrière ce projet de société qui avance au cœur de nos démocraties? Un démiurge ? Non chacun de nous. Par sa passivité. Les récentes manifestations contre Acta, le traité qui vise au nom de la lutte contre la contrefaçon à contrôler ce qui se passe sur Internet, ont été l’occasion de l’arrivée du mouvement Anonymous et des partis pirates sur la scène politique. Que l’on soit d’accord ou pas avec leurs revendications n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est qu’ils nous alertent sur le fait que derrière les ondes et les applications, il pourrait y avoir des barreaux. Les élus européens ont d’ailleurs décidé de prendre le temps de la réflexion avant de ratifier le traité. Si nous n’y prenons pas garde, une autre option se dessine déjà pour nous dans les laboratoires et les entreprises High tech : celle des partisans du transhumanisme. Pour eux, la machine a déjà gagné face à l’homme. D’ailleurs, à l’horizon 2050, elle nous garantira, qu’on le veuille ou non, l’éternité. Ce serait peut-être bien d’en parler.

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SOmmAIrE

03 06

Editorial - Derrière les ECRANS, les BARREAUX

22 Les puces RFID

GEEK, l’impossible définition

libertes trackees

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Les HACKTIVISTES sortent de l’ombre La RÉVOLUTION silencieuse des OBJETS BAVARDS ACTA, peur sur la TOILE

encyclowebique

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do it yourself

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mise a jour

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Lire et écrire en 140 CARACTÈRES Connexion ILLIMITÉE au SAVOIR Les MUSÉOGEEKS réinventent le musée

32 Apprendre avec Twitter 64 Revival pour les sourds

Et si nous étions tous des HACKERS ? FABULEUSES USINES du futur Tréflévénez, le village qui a inventé son WI-FI MAISON La résurrection des SOURDS JOUETS électroniques pour BABY GEEKS La BD sur écran divise AUTEURS et ÉDITEURS

82 Les électro-sensibles


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Promotion 33 ipj

78 80 bug

82 92 96 100 104 110

Le roi du COLUNCHING Le numérique au secours des HUMANITAIRES En QUÊTE de ZONES BLANCHES TROUBLES textuels L’AFRIQUE veut vider sa CORBEILLE Quand Pôle emploi déconnecte les CHÔMEURS Les JOUEURS pro en circuit FERMÉ CHERCHE mon DOUBLE désesperément

level up

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Dépasser l’HUMAIN

IPJ-PARIS DAUPHINE 24, rue Saint-Georges 75009 Paris Tél: 01.72.74.80.00 Fax: 01.72.74.80.01 www.ipj.eu Directeur de la publication : Pascal Guénée Conception et rédaction en chef : Anne Tézenas du Montcel Responsable édition : Patrick Chatellier RÉDACTION Stéphanie Aglietti, Caroline Albenois, Maxime Benoit, Baptiste Becquart, Justine Boulo, Romain Chevreuil, Marie Dagman, Florian Dèbes, Hélène Fargues, Justine Faure, Thibault Fingonnet, Antoine Galindo, Aurore Hennion, Alexandre Hiélard, Joanna Jullien, Thibault Lamy, Thomas Leroy, Emilie Massemin, Victor Point, Julie Reynié, Aurélie Tournois, Faïza Zerouala RÉALISATION DE LA UNE Vincent Blachère Paul Cavadore IMPRIMERIE Imprimerie Champagnac ou Activ’copy

50 La culture hacking Link 0 0 5


INITIATION

À L’ORIGINE, IL Y AVAIT LES

GEEKS

IDENTITÉ. Internet, c’était leur rêve. La dématérialisation des

liens sociaux, ils l’ont provoquée. Ils sont les architectes discrets du monde moderne. Quand certains geeks réinventent et se réapproprient le terme, d’autres veulent arrêter sa définition. Quelques uns d’entre eux se dévoilent. PAR VICTOR POINT

L

a scène se déroule avenue Victoria, juste à côté de la place du Châtelet, dans le centre de Paris. Il est 19 h 30 en ce mercredi 22 février, la rue est froide et sombre. Trois hommes barbus, cachés dans la pénombre, attendent dehors, cigarettes à la main. Après avoir pris connaissance de nos identités, ils nous désignent d’un geste du menton le bâtiment délabré derrière eux. Là où doit se dérouler le « rum tuq ». Nous devons y rencontrer une dizaine de personnes. Moyenne d’âge : 30 ans. Ils sont webdesigner, informaticien, graphiste ou membre d’une association de demandeurs d’asile et ont en commun un projet : Geekopolis. La cité des geeks. C’est le nom de code du festival qui sera organisé en mai 2013 à Paris-Est Montreuil, sur 15 000 m² de surface qui accueillent habituellement des manifestations comme le Salon du Livre et de la Presse Jeunesse. Pendant trois jours, le lieu se transformera en temple des geeks. Plusieurs quartiers formeront la cité : Little Tokyo pour les fans de mangas, Avalon pour les passionnés de l’univers médiéval et du fantastique, Nautilus pour les mordus de 0 0 6

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ILLUSTRATION : PAULINE DELABROY-ALLARD

« Le geek était typiquement considéré comme le puceau. [...] C’était un refuge identitaire. » stempunk (de la science-fiction uchronique qui emploie les codes esthétiques de l’époque victorienne), Metropolis pour la science-fiction et Teklab pour tous les technophiles et grands joueurs de jeux vidéo. Geekopolis tente ainsi d’embrasser tous les aspects d’une supposée « culture geek ».

Malaise social Le but de cette manifestation, selon son principal organisateur, Cyril Villalonga, est bien sûr l’amusement, la communion autour des mêmes passions. Mais c’est aussi une manière de répondre à une question existentielle : qu’est-ce qu’être geek aujourd’hui ? La réponse se trouverait dans l’ensemble du festival, auquel il faudrait emprunter peu ou prou de chaque univers pour comprendre celui d’un geek. Le défi ressemble pourtant plus à une gageure, tant

le mot connaît de définitions contradictoires. David Bianic, le rédacteur en chef du magazine Geek, raconte une anecdote révélatrice : « Début février, une journaliste de France 3 m’a appelé car elle voulait faire un reportage sur les geeks. Le problème, c’est qu’elle avait une vision préconçue du geek. Quand je lui ai expliqué la complexité de la définition, elle a abandonné… » Le sujet est suffisamment sérieux pour que des chercheurs s’y penchent. David Peyron, doctorant en sciences de l’information et de la communication à l’Université Lyon III, termine sa thèse sur la culture geek (voir interview p. 13). Il parle de « vecteur identitaire » pour expliquer l’importance que revêt ce terme. Tristan Schulmann, co-réalisateur du documentaire Suck my geek en 2007, qui est dévenu une référence pour la définition du terme, raconte qu’il y a encore quelques années, « le geek était typiquement considéré comme le puceau. Pour beaucoup d’entre eux, c’était un refuge identitaire à cause d’un malaise social. » David Bianic témoigne que, dans son cas, cette appartenance identitaire s’est révélée tard « Je suis devenu geek quand le mot a été importé en masse en France,


il y a de cela cinq ans. Je l’étais sans connaître le mot… » Ce dernier finit par rentrer dans le dictionnaire en 2010 mais en ne prenant en compte que la définition récente – en rapport avec les nouvelles technologies, dont il serait simple « fan ».

Perte de légitimité L’avènement de l’Internet grand public a eu comme conséquence la popularisation du terme. Le geek est même devenu une cible marketing. De nombreux sites web, calqués sur leurs homologues américains, ont fait fortune en proposant des objets geeks, liés par exemple à l’univers Star Wars. David Peyron explique que la logique est empruntée à l’univers de la mode : séduire la population la plus concernée et qui bénéficie de la plus grande expertise pour qu’elle fasse ensuite elle-même la promotion. Comble de la récupération : des sites internet de rencontres amoureuses pour geeks ont vu le jour. Pour David Peyron, il y a là un non-sens fondamental : « les geeks sont par définition très connectés

et se rencontrent souvent, et depuis des années, via des forums ou des chats. Ce genre de sites ne peut être qu’à direction des “nouveaux geeks” qui n’appartiennent à aucune communauté ». Cette évolution a bouleversé des codes identitaires déjà flous. Certaines personnes se sont revendiquées geeks alors qu’elles ne l’étaient pas vraiment ou ont été cataloguées geeks sans se sentir l’être. Vincent Glad, chroniqueur au Grand Journal de Canal +, est de ceuxlà (voir portrait p. 8). Il explique qu’il n’est qu’un passionné d’Internet, et qu’au fond cela est tout à fait normal de nos jours. « Au départ, les geeks étaient un peu des asociaux. Aujourd’hui,

« Aujourd’hui, cela ne veut plus rien dire. Le terme s’est dilué dans une acception trop large. »

puisqu’on fait l’amalgame avec les férus d’Internet, le geek est au contraire celui qui a plus de relations sociales que les autres », fait-il remarquer. D’autres ont rejeté ce terme, arguant que sa démocratisation lui faisait perdre toute légitimité. Ainsi, Rafik Djoumi (voir portrait p. 11), critique cinéma, ancien geek et théoricien de cette culture, affirme, péremptoire, qu’« aujourd’hui, cela ne veut plus rien dire. Le terme s’est dilué dans une acception trop large. Il y avait une définition du geek à peu près acceptée il y a quelques années qui était simplement que seul un geek savait ce que le mot voulait dire. Depuis, les grands médias s’en sont accaparé et l’ont accolé sur n’importe quoi. » Tristan Schulmann temporise le débat : « Les gens ne sont pas proportionnellement plus geek aujourd’hui. Être geek, c’est une vraie sensibilité. » Une sensibilité qui se traduit notamment par la possession d’objets fétiches. Une épée reproduite d’un jeu de plateau, une cassette vidéo vieille de trente ans, le premier X

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INITIATION

Vincent Glad

L’obsédé Il n’est pas geek. Enfin, pas vraiment, soutient-il. Chroniqueur web au Grand Journal de Canal+ à 26 ans, il se dit pourtant « obsédé par Internet ».

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ttablé à la terrasse d’un café parisien à côté de chez lui, Place de la République, Vincent Glad a des petits yeux. Il est 10 h 30, et il n’a pas beaucoup dormi. « Normal pour cette heure de la journée ! », se défend-il. Prendre rendez-vous avec lui n’a pas été difficile. Un post sur Twitter et dix minutes plus tard, la rencontre était fixée. Quand commence l’interview, il sort, pour nous aider, son iPhone, et déclenche son dictaphone, au cas où nous perdions notre propre enregistrement... Pourtant, ce matin, rasé de près, la mèche élégamment coiffée, chemise bleu clair sagement boutonnée qui lui donne un faux air d’employé de bureau, le chroniqueur de luxe du Grand Journal de Canal + est sur la défensive. Non, il ne se « considère pas comme geek ». Pas de revendication, mais une étiquette qui lui colle à la peau : « c’est la presse qui, lors d’interviews, me désigne comme un geek. » Nous voilà prévenus. « Ça n’est tellement pas original d’aimer les nouvelles technologies ! », 0 0 8

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a tendance à dire “attention, il ne suffit pas d’être sur Facebook pour être geek”. Il faut qu’il y ait de la passion et une volonté de création ». Pour cela, les geeks puisent dans des inspirations très larges. Les références vont de Steven Spielberg à Alexandre Astier en passant par Quentin Tarantino, George Lucas, J.R.R. Tolkien… mais varient d’un geek à l’autre.

Un idéal de société Le point commun à tous : l’imaginaire, l’échappée du réel. « Pour le geek, l’avenir c’est Avatar [le film de James Cameron], la décarnalisation [dématérialisation des corps] du monde », explique Tristan Schulmann. Le geek rêverait de

continue-t-il, bardé d’un Macbook pro, d’un iPhone et d’un iPad. « Appleaddict », mais uniquement parce que c’est pratique, assure-t-il. « Si c’est ça le critère, tout le monde est geek. » En revanche, Vincent Glad assume être « obsédé par Internet ». C’est-à-dire ? « C’est un moyen de soulager mon besoin d’informations. » Une « addiction », selon son propre mot, récente. « J’ai découvert le Web à l’âge de 13 ans, raconte-t-il. À l’époque, tout ce que je faisais, c’était draguer sur caramail. C’est mon petit frère qui réparait l’ordinateur. J’ai un peu écrit dans un webzine vers l’âge de 17 ans, mais ça s’arrêtait là. » Quand s’est opéré le basculement de simple utilisateur à « obsédé » ? Vincent Glad croque dans un gros croissant croustillant, prend le temps d’avaler sa bouchée et de siroter une gorgée de café avant de répondre. « C’est quand je suis rentré à l’ESJ [l’Ecole de Journalisme de Lille] en 2005. J’ai découvert les blogs et j’en ai ouvert un, de musique. C’est à ce moment que j’ai commencé à me pencher sur l’avant-garde d’Internet. » Sa mère, Sylvie, témoigne : « il y a deux ans, Vincent a eu un accident. Il a cassé ses deux poignets. Il est resté chez nous pendant sa convalescence, et c’est à ce moment qu’on a pu se rendre compte qu’il ne décrochait jamais. » Il faut dire que le début de l’addiction coïncide avec l’émergence des ré-

ne plus être dépendant de son corps, que ce soit par l’imagination ou par des outils informatiques. D’ailleurs, l’importance qu’ont prise les réseaux sociaux et Internet en général, dont le principe est la création de liens virtuels, confirme que la société entière s’est inclinée vers ce modèle de sociabilité. « L’idéal de la société geek est en train de se réaliser », conclut Tristan Schulmann. Retour avenue Victoria. Les locaux, en reconstruction, accueillaient l’hôtel Châtelet-Victoria, dont le nom n’est plus qu’à moitié visible sur la porte en verre. Des chaises entassées sans ordre sur une estrade en bois sont le seul mobilier du hall, couvert de bâches. On se croirait

seaux sociaux, Facebook et Twitter en tête. « C’est ce que je préfère, il se passe toujours quelque chose, il n’y a pas moyen de s’ennuyer », explique-t-il, un sourire en coin.

Catalogué Le jeune journaliste est embauché à Télé deux semaines quelques temps après l’école. Catalogué geek, il est propulsé chef de rubrique web. « À 22 ans, j’étais le seul à comprendre quelque chose à Internet. Je n’ai eu aucune formation. » Il lance les sites de Télé Loisirs, Télé Grandes Chaînes et Télé deux semaines. Ces trois titres confèrent auV. Point

X Apple… Tout ce qui permet au geek de rendre réel ce qui n’est que virtuel. « L’objet ne vaut pas tant pour ce qu’il est que pour tout ce qu’il représente », explique David Peyron : une passion et une appartenance communautaire. Le geek de la génération des trentenaires se représente aujourd’hui comme un touche-à-tout, intéressé par tous les champs de la culture geek en ayant, généralement, un terrain de prédilection. Mais même les plus enthousiastes ont d’ores et déjà opéré un repli identitaire. Les scénaristes de la BD Les geeks, qui en est à son huitième exemplaire en cinq ans, racontent ce revirement : « Maintenant que c’est devenu cool, on


V. Point

jourd’hui à Prisma Média la plus grande plateforme Internet sur la télévision. Il passe ensuite par 20minutes.fr et atterrit sur Slate.fr en 2009. Il se spécialise de plus en plus sur les flux Internet. « Arriver à gérer tous ces flux tout en bossant, c’est là où je suis le meilleur. C’est peut-être là mon côté geek », affirme-t-il. On hausse un sourcil, il se reprend tout de suite : « Enfin, aujourd’hui tout cela est très normal, c’est le quotidien de n’importe quel collégien. » En 2010 explose l’affaire Houellebecq. Vincent Glad découvre que l’écrivain, qu’il adore par ailleurs, a recopié Wikipedia dans son livre La Possibilité d’une île. Un buzz qui l’étonne encore : « Je n’ai fait que taper dans Google un passage étrange au niveau du style. » Depuis, c’est devenu un réflexe, qu’il applique surtout sur les livres des hommes politiques. « Mais je ne comprends pas pourquoi je suis le seul connard à faire ça en France ! » Un livre dans la main, l’autre sur le clavier, c’est pas un peu geek comme attitude, ça  ? « Non, aujourd’hui il y a des outils très simples pour faire ce que je fais. Faut juste avoir de bonnes intuitions. » ■

Gaëtan Fustec et Laëtitia Cerutti

Les chevaliers Un échange sur Facebook avec ceux qui se nomment Aëltas Derelowen et Elune Brisefer sur Internet et, quelques jours plus tard, nous rencontrons dans la vraie vie deux geeks rôlistes.

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«

’aurai le chapeau que je porte sur ma photo de profil, je serai donc immanqua­ ble », disait le message. En effet, le jeune homme barbu au chapeau de mousquetaire ne passait pas inaperçu, en pleine après-midi de février, Porte d’Italie à Paris. L’entretien se déroule dans l’appartement que Gaëtan partage aux Gobelins avec Laëtitia, sa petite amie depuis trois ans. Fenêtre ouverte sur la rumeur de la rue, jus d’orange bio sur la table basse et, en face de nous, Gaëtan et Laëtitia, 23 et 22 ans, qui nous parlent de leurs études respectives, un master 2 de philosophie de la religion pour le premier et un master 2 de construction écologique pour la deuxième. Un énième couple de jeunes bobos parisiens ? Non. Deux passionnés de l’époque médiévale qui en ont fait leur carte de visite.

« Un charisme spécial » Quand ils se rencontrent à la Fête médiévale de Provins (Seine-et-Marne) en 2009, Laëtitia et Gaëtan ont plusieurs années de passion pour le Moyen Âge et pour les jeux de rôle derrière eux. Ils sont devenus des « geeks médiévaux ». À 13 ans, Laëtitia, qui a hérité de son père un goût pour l’Histoire, découvre les jeux de rôle. Au même âge, Gaëtan voit pour la première fois Le Seigneur des Anneaux au cinéma : c’est une révélation. Le jeune homme va alors chercher à faire exister ces mondes imaginaires qui le fascinent tant. Deux possibilités s’offrent à Gaëtan, « la reconstitution médiévale avec les techniques d’époque ou le jeu de rôle grandeur nature avec des personnages acteurs et du théâtre d’improvisation ». Il choisit la deuxième solution, s’achète petit à petit les différentes pièces qui constitueront son armure de chevalier, et, en 2006, se bat enfin dans son premier GN

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dans un jeu vidéo, ambiance fin du monde. Ça tombe bien, nous venons d’entrer dans ce qui va devenir « Le dernier bar avant la fin du monde ». C’est un autre projet des organisateurs de Geekopolis, un bar spécial où tous les geeks pourront trouver leur bonheur dans un mois. Sur 500 m² et trois étages, plusieurs salles, reprenant le concept du festival et représentant chacune un univers geek. Derrière nous, un homme ferme la porte à clé et nous invite à descendre au sous-sol. La dizaine de personnes prévue nous attend dans une pièce voûtée et basse de plafond. Le rum tuq, ou « réunion » en klingon, la langue de Star Trek, peut commencer. ■

(pour « grandeur nature »), un war game, au sein d’une armée qui en affronte une autre dans le Berry. Depuis, il n’a plus décroché. Plusieurs années sont parfois nécessaires pour organiser un GN qui durera deux jours. Les occasions sont rares de revêtir leurs cuirasses, dessinées et forgées sur mesure ; Laëtitia et Gaëtan les savourent. Pour elle, les GN sont l’occasion de « pouvoir faire ce qu[’elle] veu[t] en tant que personnage » ; pour lui, ces expériences hors du commun sont « bouleversantes ». Ils se regardent, complices, esquissent un sourire avant d’avouer qu’autour d’eux, les gens ont bien réagi à cette passion. À part quelques quolibets vite essuyés, ils n’ont suscité que l’engouement. Laëtitia le mentionne sur son C.V. Gaëtan considère « qu’[il] est devenu séduisant quand [il] est entré dans sa période médiéviste ». À ces mots, Laëtitia tique, mais s’accorde avec son chevalier pour dire que leur passion leur confère « un charisme spécial ». Les amoureux habitent ensemble depuis plus d’un an. Pour eux, « être geek, c’est avoir un air de famille ». Avant d’en créer une, ils ont beaucoup de combats à mener, et une association à faire tourner. Le Chapitre des Flammes Blanches est une association pour « la reconstruction historique ou les jeux de rôles grandeur nature ». Elle compte quarante personnes. Laëtitia en est la secrétaire adjointe, et Gaëtan le président. ■

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INITIATION Tristan Nitot

L’évangéliste De son propre aveu, il est un « geek bizarre ». Cela fait longtemps que le « Principal Mozilla Evangelist » ne code plus. Devenu manager, ce promoteur de l’Internet libre croit dur comme fer en ce qu’il fait.

V. Point

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tre en retard à son rendez-vous avec le patron de Mozilla Europe parce qu’on ne comprend pas le digicode de l’immeuble, cela s’appelle mal commencer un entretien. Mais Tristan Nitot, 47 ans, ne s’offusque pas pour si peu. Les cheveux courts, la raie sur le côté, de grands yeux rieurs, un sourire permanent barre un visage rond. La carrure est impressionnante, et le rend menaçant quand il se barde pour la moto. Mais l’illusion ne dure pas longtemps, une fois le casque enlevé, une poignée franche, il vous parle un instant et l’un de ses rires contagieux lui secoue tout le corps. Cette fois-ci, il a délaissé sa parure de motard pour aller au restaurant. Pour nous mettre à l’aise, il s’empresse, une fois dans la rue, de faire un parallèle entre le digicode et les claviers orthogonaux qu’utilisent les développeurs de Mozilla. Rien à voir avec un ordinateur normal : « je n’y comprends rien ! commence-t-il en souriant. Les touches sont disposées de manière à être le plus intuitivement accessibles. Je suis complètement largué. » Et nous, détendus, du coup. Mais le terme « largué » sonne étrangement. Comment cet homme, à la tête d’une équipe de développeurs des plus performants de la Toile, peut-il être dépassé ? Parce qu’il considère qu’aujourd’hui son métier n’est plus de créer,

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mais de superviser et de promouvoir l’Internet libre. Une conviction profondément ancrée en lui. Originaire de Normandie, à côté de Rouen, il connaît ses premiers émois informatiques à l’âge de 14 ans, en 1979. « Un ami de mon père, qui avait acheté un TRS-80 [un des premiers PC], me l’a confié pendant 15 jours pendant les vacances, raconte-t-il. Il y avait avec un petit didacticiel pour apprendre le premier langage informatique, le BASIC. Je me suis éclaté pendant toutes les vacances à programmer l’ordinateur. » De là naît sa passion.

Conversion Quelques années plus tard, Tristan Nitot et ses parents montent à Paris. Il enchaîne les petits boulots de programmation. Le bac en poche, il intègre une école d’informatique et fréquente le Centre mondial de l’Informatique (CMI), avenue Matignon, « le repaire des geeks informatiques de l’époque à

Paris ». L’un des premiers reflexes du jeune informaticien est d’y pirater les ordinateurs... En 1989, il décroche son diplôme d’ingénieur en informatique. Il décide de le compléter avec un master à l’Ecole supérieur de Commerce de Paris orienté ressources humaines. Cette nouvelle formation l’éloigne des lignes de code et lui fait prendre un peu de hauteur. La découverte du Web en 1994 change définitivement son approche de la technologie. « J’ai trouvé ça formidable. Le côté simple et accessible à tous. » Tristan Nitot décroche un job de relations presse à Netscape et monte les échelons. Cette expérience du logiciel libre le convertit totalement. Il décide d’en faire sa ligne de conduite : « le Web est un bien commun, une chance pour l’humanité », clame-t-il, solennel. A l’époque, Internet Explorer commence à prendre une position monopolistique à cause de Windows, qui l’installe d’office sur tous les PC. Netscape plonge jusqu’à être racheté en 2003 par AOL, qui laisse tomber Mozilla. Tout le monde est viré. Mozilla Fondation est alors créée aux Etats-Unis. Tristan Nitot propose aux dirigeants de fonder Mozilla Europe. « Je ne voulais pas laisser dépérir l’esprit Mozilla. » En novembre 2004, Firefox est enfin lancé. Le navigateur Web libre s’impose face à l’ogre Internet Explorer. L’arrivée en force de Google Chrome assombrit cependant à nouveau le ciel de Firefox. Ce qui pose un problème moral, selon Tristan Nitot : « C’est une question de modèle de financement. Google se sert de nos données personnelles pour faire de la pub. Mozilla ne fonctionne que grâce à des dons. » Mozilla déborde de projets, des petites révolutions en préparation dans quelques pièces au premier étage d’un immeuble au digicode mystérieux. Tristan Nitot, en raison du rapprochement récent avec Mozilla Fondation, est devenu « Principal Mozilla Evangelist ». Une dénomination qui convient parfaitement au prêcheur de l’Internet libre. ■


Rafik Djoumi

Le philosophe

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afik Djoumi est intarissable. Asseyez-vous dans son confortable canapé au milieu de son appartement parisien cossu, apportez quelques biscuits apéritifs, un cola, demandez-lui ce qu’est un geek aujourd’hui et laissez dérouler. De sa voix grave et suave qui sort d’une épaisse barbe aussi frisée et noire que le sont ses cheveux, il vous berce. Sans vous endormir, car le sujet est trop sérieux, et cela se sent dans son discours. Les geeks, pour lui, étaient plus qu’une communauté. C’était un groupe de personnes mû par une même vision de la société. Ceux qui pressentaient vers quoi nous allions, le tout informatisé, Internet, la robotisation... Des visionnaires. « Je les compare aux Compagnons, bâtisseurs des cathédrales, qui ont préparé la Renaissance des siècles auparavant, expose-t-il. Ils ont le même schéma de pensée, la même façon de se reconnaître les uns et les autres, de manière implicite. Sauf que cette fois-ci, les cathédrales sont virtuelles. » Rafik Djoumi parle d’Arthur Koestler et de Jean Baudrillard, évoque Campbell et les structures mythologiques du cinéma populaire (« La mythologie moderne ce n’est pas Fellini ou Godard, précise-t-il. C’est Star Wars ou Le Seigneur des Anneaux »)… Luimême s’est dit geek à partir du milieu des années 1990. « Rafik est quelqu’un qui a une passion pour l’analyse, la réflexion, commente Arnaud Bordas, l’un de ses grands amis. Il a l’âme du philosophe des geeks. » Mais voilà, tout cela, c’est terminé. Sous cette désignation, en tout cas. Être geek est devenu « le comble du snobisme ». Quand vient le moment de parler de

lui, Rafik Djoumi, le critique de cinéma, est autrement moins volubile. Mais, beau joueur, il déroule en professionnel sa vie comme il la projetterait sur un écran. De sa prime enfance en Algérie, on n’en saura peu. Il naît en 1970, de père algérien de mère française. Sept ans plus tard, ils se séparent. Le jeune Rafik embarque avec sa mère pour la France, et Paris.

Entre-deux « Je passe d’une économie socialiste à une économie capitaliste en plus de changer de pays », raconte-t-il, concentré. Il emménage dans le quartier de la Goutte d’Or, où il côtoie autant de fils d’ouvriers que d’intellectuels parisiens dont sa mère affectionne la compagnie. Entre père et mère, entre Algérie et France, entre socialisme et capitalisme, entre intellectuels et classes populaires… « J’étais toujours entre deux eaux, j’avais peine à m’identifier », confie-t-il. Sa première claque cinématographique lui vient de La Guerre des Étoiles de George Lucas, qui sort en 1977. « Une lumière s’est allumée en moi », mimet-il, avant de continuer : « et cette lumière a littéralement explosé quand j’ai découvert 2001, l’Odyssée de l’espace peu de temps après ». Le jeune homme sort bouleversé du visionnage du film de Stanley Kubrick : « ce n’était pas loin d’une expérience religieuse. J’ai trouvé ça génial, mais j’étais incapable d’expliquer pourquoi. » Rafik Djoumi s’est redressé sur son siège, ses mains s’agitent devant lui. Le débit s’accélère : « Le plus étrange, c’est qu’au contraire de tous les adultes de l’époque, surtout parmi les amis de ma mère, nous on s’en foutait

V. Point

Pour les gens du sérail, son nom est immédiatement évocateur. Le critique de cinéma, ex de Mad Movies, a fait parler de lui en défendant l’indéfendable (Matrix Reloaded) et en attaquant l’inattaquable (Star Wars : La Guerre des Clones). Il est aussi pour beaucoup le « philosophe des geeks », celui qui a théorisé cette appartenance identitaire.

que ce soit ou pas un film d’anticipation ! On y voyait une réflexion sur l’intelligence artificielle et sur ce que l’esprit humain n’est pas. » Les racines de son positionnement critique sont là. Par réaction contre un monde qui dédaigne le cinéma populaire, il a déjà trouvé son crédo : « appliquer les analyses des intellectuels aux films que regardaient les ouvriers de mon quartier ». Il fait ses premières armes en tant que critique en montant un fanzine au début des années 1980. « 50 exemplaires tirés sur feuilles A4, mais qui circulaient entre les bonnes mains. » A la fin des années 1990, Rafik Djoumi débarque à Mad Movies, le mensuel du cinéma de genre, et s’y installe quelques années. Le critique continue aujourd’hui à vivre de la presse. Mais cela l’intéresse de moins en moins. « J’ai déjà pris tous les risques et j’ai remporté mes victoires », affirme-t-il. Il cite à l’appui son acharnement pour suivre le tournage du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson, alors que personne ne croyait au film. Mais aussi comment il a réussi à ramener les spectateurs voir le deuxième volet de la trilogie Matrix « Le frère et la sœur Wachowski étaient les réalisateurs les plus détestés au monde... » Arnaud Bordas explique que son ami aime avoir raison contre les autres : « Je le compare à un très bon professeur, un “accoucheur d’esprits” au contact duquel on s’enrichit. » Le philosophe a déjà ses disciples. ■

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INITIATION Éric Leguay

Le professeur Enseigner à des geeks, c’est son métier. Il adore cet univers, particulièrement tout ce qui tourne autour des jeux vidéo, qu’il observe comme un professeur attentif, avide de pouvoir transmettre ce qu’il sait.

É

ric Leguay aime beaucoup parler des geeks. Parce qu’il en fut un, mais aussi parce qu’il en est entouré. Caché derrière ses petites lunettes ovales aux montures fines, le consultant expert en médias numériques a de nombreuses casquettes. En plus d’être professeur en marketing à l’Université Paris-Dauphine, il enseigne à l’Institut de préparation à la Gestion (IPAG), ou encore à l’Ecole nationale du Jeu et des Medias interactifs (ENJMI) à Angoulême. À 48 ans, le grand homme presque chauve, qui ne se départ jamais de sa bonne humeur, n’a pas d’enfant. Il peut se plonger sans limite dans ses passions, qui gravitent autour de l’univers geek : l’informatique, le jeu vidéo... C’est d’ailleurs au travers des geeks, dont il décrit les aspirations et les comportements, qu’il se dévoile. Peu à peu, mais passionnément. La première chose qui lui vient à l’esprit à l’évocation de ce mot, c’est, justement, un coup de gueule. « Nikos Aliagas s’est déclaré geek [le 6 avril 2011 sur RTL TV] parce qu’il possède un iPhone et un Blackberry. Nikos ! C’est une blague ! Il est l’antithèse du geek ! » Il mime l’étonnement, fait des yeux ronds, rit jaune et lance, définitif : « c’est là que je me suis dit : le geek est mort ». Le ton de l’entretien est lancé. Les geeks, c’est une histoire d’amour. On peut s’en moquer, mais pas en rire. Quelques minutes plus tard, le terme sera réhabilité, comme désignant un optimiste patenté, amoureux du progrès. Le prof a repris le dessus, il expose ce qu’est, selon lui, cet être polymorphe qu’il est impossible de cantonner à une définition. Un adulescent : « en termes de typologie, le fait de se réfugier dans les ordinateurs, 0 1 2

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c’est parce qu’on n’a pas un état d’esprit très expansif. Ce sont des gens qui avaient sûrement un mal être physique ou qui souffraient d’inadaptation de leur vie sociale. » Éric Leguay parle de lui.

Diatribe Sa passion de l’informatique, il la doit à un oncle, employé dans une grosse boîte d’informatique, qui lui fabrique son premier ordinateur en 1973, alors qu’il n’a que neuf ans. Il apprend le langage BASIC, comme tout digital native des années 1970 qui se respecte. « C’est ce qui m’a attiré dans l’état d’esprit des geeks : je modèle le monde dans lequel je veux être. » Il ignore pourtant l’existence du terme avant la fin des années 1990. « Dans ma génération, on ne se posait même pas la question de cette appartenance. On se reconnaissait, tout simplement. Il suffisait de savoir qui avait vu Tron, par exemple. Aujourd’hui encore… » Le film, sorti en 1982, réalisé par Steven Lisberger, agit comme un révélateur pour Éric Leguay et pour beaucoup de geeks : il faut dire qu’il s’agit de l’histoire d’un homme qui se retrouve matérialisé au sein d’un ordinateur et qui doit se battre dans un jeu

vidéo contre des programmes informatiques… Sa passion se cristallise d’ailleurs depuis plusieurs années autour du jeu vidéo. « J’adore la réalité augmentée, Trackmania, Dofus, la Wii, les Lapins crétins... C’est là qu’est la création aujourd’hui. » Même dans son sens le plus large, la création est, selon lui, en plein explosion. Mais elle est gênée par le politique et les lois Hadopi ou Acta. « Lors de chocs culturels violents, toute société plonge dans une phase d’obscurantisme. On y est. Ces lois, c’est l’Inquisition moderne ! », s’exclame-t-il. Il termine sa diatribe dans un grand rire. Éric Leguay n’est pas un militant, juste un prof qui fait de la sociologie comportementaliste. Un observateur de son monde. ■

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« Les geeks ont assumé l’insulte » SÉMANTIQUE. David Peyron est doctorant en sciences de l’information et de la communication à l’Université Lyon III. Il termine sa thèse sur la culture geek. Quand est né le terme geek  ? David Peyron : Le mot geek est né au Moyen Âge en Europe du Nord : le « geck » désignait alors l’idiot du village. Le terme se répand dans toute l’Europe et devient notamment le « monstre de foire » dans les cirques itinérants. Le succès de ces foires traverse l’Atlantique. Le sens moderne du terme commence à se dessiner dans les années 1950-1960 dans les univer­ sités américaines. Il désigne en argot le bon élève un peu trop studieux qui reste toujours chez lui puis, par extension, le matheux, l’informaticien et celui qui joue à des jeux de rôles. Comment caractériser un geek aujourd’hui ? C’est le fan d’informatique et de mondes imaginaires fantastiques, des Comics aux jeux vidéo en passant par les jeux grandeur nature. Les premiers informaticiens étaient des lecteurs de science-fiction et de fantasy, ce qui a beaucoup influencé leur pratique de l’informatique. Deux principaux pôles d’appartenance se dégagent : la science-fiction/ le fantasy et l’informatique. On peut appartenir à l’un sans se revendiquer de l’autre et il y a des ponts entre les différents pôles et à l’intérieur de ces pôles différents profils. Mais personne ne peut ressembler au stéréotype du geek ultime et ne peut lire tous les livres, les mangas et les comics, faire tous les jeux vidéo, voir tous les films qui sortent et en même temps être fou d’informatique. Ce terme avait une connotation très péjorative. Comment expliquer qu’aujourd’hui il soit devenu branché ? Comme souvent avec les mouvements culturels, on a repris le mot péjoratif pour en faire un vecteur identitaire. Comme les Noirs qui s’appelaient Nègres entre eux dans les années 1960, les geeks ont assumé l’insulte. Qu’est-ce qu’Internet a changé

David Peyron : « Tout le monde et n’importe qui se déclare geek. » DR

à la perception du terme geek ? Internet est en grande partie responsable du basculement de ces dernières années vers la revendication identitaire. Les personnes concernées ont pu se revendiquer d’une communauté et d’une culture geek mondiales. En surfant, ils se sont aperçus que des passionnés comme eux existaient. Un geek est-il nécessairement un créateur ? Pas forcément. Mais nous retrouvons souvent une volonté de création, qui peut se manifester à différents niveaux. Cela peut être un fanfilm, une fanfiction ou le scénario d’un jeu de rôles : tous les geeks que j’ai connus s’y sont essayés. Nous avons tendance à voir les geeks comme des gens passifs qui absorbent tout ce qui sort alors que ceux qui se contentent de cela sont considérés par les geeks comme des moutons. Il y aussi un côté très affectif au fait d’être geek… C’est surtout une forme de nostalgie. Ce sont souvent des passions nées très tôt, dans l’enfance. Cela ne veut pas dire qu’ils y soient bloqués : les geeks sont généralement très bien intégrés socialement. L’idiome essentiel tient

dans la phrase : « Ce qui est bon, c’est ce que j’ai connu jeune ». Smartphones et tablettes ont bouleversé le paysage de l’informatique grand public. Est-ce que cela a modifié la communauté geek ? Une technologie ne crée pas de nouvelles identités. L’arrivée des smartphones et des tablettes et la démocratisation d’Internet ont provoqué une forme de repli sur soi de la communauté geek. L’accès à ces technologies pour tous a fait que tout le monde et n’importe qui s’est déclaré geek. Cela crée beaucoup de tensions et des remises en question. Y a-t-il une crise identitaire de la communauté geek ? Nous sommes dans un monde qui a une tendance générale au culte de l’individu. Internet participe beaucoup à cela car c’est un média participatif. Les communautés se sentent visées par tous ces bouleversements. Les geeks s’étaient réunis en petites familles ; ils ne veulent pas perdre cette construction identitaire qui les rassure. Elle est menacée par la popularisation du terme. ■ Propos recueilli par V.P.

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LiberTES TRACKEES

ENCYCLOWEBIQUE DO IT YOURSELF

LES HACKTIVISTES SORTENT DE L’OMBRE LIBERTÉ. Longtemps considérés comme des pirates, les défenseurs de la neutralité d’Internet, tels Anonymous ou Télécomix s’invitent dans le débat public.

PAR FLORIAN DÈBES ET ÉMILIE MASSEMIN

M

anifester, la plupart d’entre eux en avait déjà fait l’expérience quelques jours auparavant. Vi r t u e l l e m e n t . Tous se définissent comme de simples internautes soucieux de défendre leurs droits. Et tous les moyens sont bons. Devant leurs ordinateurs, certains se sont joints à des sit-in numériques encore appelés « attaques par déni de service » (Ddos en bon jargon informatique) qui consistent à bloquer un site internet en multipliant les demandes de connexions à son serveur. Une méthode illégale mais qui a le mérite d’attirer l’attention. Ce samedi 28 janvier, dix jours après la fermeture du très populaire site de partage en ligne Megaupload,

le mot Neutralité du Net Ce principe fondateur d’Internet stipule que le réseau doit rester décentralisé et libre de l’influence d’un État ou d’une multinationale. Il garantit l’égalité de traitement de tous les flux de données sur le Web. 0 1 4

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c’était jour de sortie. Descendre dans la rue parisienne et scander leurs slogans entre la Place de la Bastille et la Place de la République, les défenseurs d’un Internet libre en sont aussi capables : « Liberté sur Internet ! Liberté sur Internet ! ». Les défenseurs de la neutralité du net mènent un combat devenu mondial contre ce qu'ils appellent la censure. La résistance s’organise et compte bien se faire entendre. Sur Internet. Dans la rue. Au Parlement. Dans les médias. L’objet de leur colère se tape en quatre lettres sur un clavier : Acta. Cet accord commercial international veut autoriser les fournisseurs d’accès à Internet à surveiller le contenu que télécharge chaque internaute et à couper sa connexion si celui-ci ne respecte pas le droit d’auteur (voir page 28). Alors que l’adoption du traité entrait dans le processus législatif au Parlement européen, ces geeks tendance politique étaient 500 à manifester. Deux semaines plus tard, leur nombre aura déjà triplé. Les activistes du Web ont décidé de sortir au grand jour.

Liberté sur le réseau Ces hacktivistes puisent leur inspiration dans le mouvement hacker (voir page 50) et l’activisme politique. Certains disent militer pour la neutralité du Net.

D’autres pour la liberté sur le réseau. Et d’autres encore pour la liberté d’expression tout court. Leur vocabulaire varie mais tous ont le même credo : Internet doit rester un réseau décentralisé sur lequel personne ne peut s’arroger le pouvoir de contrôle sur les autres. « Si les États-Unis ont pu fermer Megaupload, ils pourront fermer d’autres sites », craint ce manifestant de 34 ans qui tient à garder son anonymat. Tous ont été choqués par l’arrestation de Kim Dotcom, le fondateur de ce site par lequel transitait énormément de contrefaçons de chansons, de films ou de logiciels mais aussi des contenus tout à fait légaux. L’opération a été orchestrée par sept pays différents. Si la France n’y a pas participé, elle a applaudi l’événement par la voix du Président de la République, Nicolas Sarkozy. Depuis que l’utilisation d’Internet est devenue quotidienne dans la majorité des foyers, le message des hacktivistes porte mieux. « Le hacking a toujours été éminemment politique, souligne Sabine Blanc, journaliste pour le site d’information Owni et spécialiste du hacking au sens de bidouillage, à distinguer du crime organisé sur le Web. « Promouvoir le chiffrement des conversations, c’est-à-dire la sécurité des messageries instantanées, c’était


D’abord cantonné au militantisme sur Internet, les Anonymous français ont investi les rues pour manifester contre Acta, un traité de lutte contre la contrefaçon. F, Dèbes

déjà politique », continue l’experte. D’abord circonscrite à une élite d’informaticiens, la lutte pour la neutralité du Net s’ouvre désormais aux masses citoyennes.

L’idée des anonymes Remarqués par leurs attaques Ddos très efficaces, les Anonymous sont devenus la figure de proue du mouvement. « Avec des actions très visibles comme le blocage de sites grand public, les Anonymous sont entrés dans le dur de la politique », poursuit la journaliste. Un changement radical. « Anonymous a su débarquer dans la sphère publique et personne ne peut plus les ignorer : les gouvernements doivent même accélérer leur réflexion sur les normes du cyberespace », pointe Jean-Philippe Vergne, spécialiste des mouvements de cyberpirates et chercheur à HEC. Pourtant, ils avancent masqués.

Retour Place de la République. Les manifestants bravent le froid, assis sur l’asphalte gelé. Ils se ressemblent tous, arborant fièrement la même expression moqueuse de Guy Fawkes, un terroriste anglais du XVIIe siècle vu dans la BD V comme Vendetta d’Alan Moore tel un défenseur des libertés. Leur identité n’a

pas d’importance. Anonymous, c’est une idée. Peu importe laquelle. L’essentiel; c’est qu’elle puisse s’exprimer. Si d’autres anonymes la suivent, cette idée devient une bonne idée. Et pour qu'elle soit partagée, Internet doit rester libre. Voilà en résumé, la philosophie qui fédère cette « légion » de masques. X

Hacktiviste Anonymous Qui sont-ils ? Quelques milliers d’internautes dans le monde, cachés derrière le pseudo « Anonymous », susceptibles de suivre l’initiative lancée par n’importe lequel des leurs. Que revendiquent-ils ? Internet doit rester libre de tout

contrôle tenu par des États, des multinationales ou des organisations influentes comme l’Église de Scientologie. Comment se financent-ils ? Chacun achète son masque, utilise l’ordinateur qu’il a à sa disposition avec ses propres moyens.

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LIBERTES TRACKEES X Alors gare à l’Eglise de Scientologie

qui en 2007 a voulu effacer du réseau une vidéo de Tom Cruise faisant maladroitement la promotion du mouvement de Ron Hubbard. Anonymous a manifesté, physiquement et virtuellement : la vidéo est toujours en ligne. Gare aux entreprises de paiement en ligne comme Paypal et Mastercard qui se sont pliées aux injonctions du gouvernement américain en 2010 pour couper les vivres au site Wikileaks qui venait de publier des informations confidentielles. Anonymous, solidaire du réseau de Julian Assange, a momentanément fermé les sites de Paypal et de Mastercard, à coup d’attaques Ddos coordonées en ligne. Pour ces vigies du Web, l’épisode Megaupload marque un tournant. « Jamais, il n’y a eu des attaques d’une telle ampleur, c’est hallucinant et sans précédent », constate Frédéric Bardeau, coauteur avec Nicolas Danet de Anonymous, pirates informatiques ou altermondialistes numériques (édition FYP, 2011). Après la fermeture du site de partage, la réponse ne s’est pas fait attendre : parmi des centaines d’autres, les sites Internet du FBI, du département de la justice américaine, d’Universal Music et même de l’Elysée et Hadopi ont été bloqués. « Megaupload touchait un très large public qui au moment de sa fermeture a voulu défendre le site. Ils ont alors découvert puis rejoint Anonymous » explique Frédéric Bardeau.

Force du débat public Très reprise par les médias, ces initiatives ont lancé Anonymous dans le débat

Hacktiviste Télécomix Qui sont-ils ? Une centaine de hackers, compétents en informatique. Que revendiquent-ils ? Les États totalitaires, notamment la Tunisie, l'Égypte, la Libye ou la Syrie, ne doivent pas pouvoir couper Internet. Le réseau doit rester accessible et permettre à l’internaute de choisir de luimême l’utilisation qu’il en fait. Comment se financent-ils ? Sur leur fonds personnels. 0 1 6

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public. Tant et si bien que certains organisateurs de manifestations ne se sont pas imaginés un instant omettre de déclarer à la Préfecture de Police de Paris les rassemblements qu’ils prévoyaient. Ce qui impliquait pour un des leurs de briser son anonymat. Selon ce dernier, c’est un « risque à prendre », pour d’autres c’est un renoncement. Reste que par cette déclaration aux autorités, ce qui a débuté comme un mouvement informel est en train de se structurer. La force d’Anonymous a été de faire participer l’internaute lambda à des actions que celui-ci aurait jugées complexes informatiquement. La puissance de frappe d’Anonymous, qui n’est plus constitué uniquement de férus d’ordinateur comme au début du mouvement, dépend en grande partie de logiciels développés par une petite élite de hackers.

Les sites du FBI, d’Universal Music et même de l’Élysée ont été bloqués « Le premier venu peut participer à une de leurs attaques. Les Anonymous ont créé des outils qui facilitent les actions politiques », décrypte Sabine Blanc. Communément appelé LOIC, pour Low Orbit Ion Cannon, un logiciel installé en quelques minutes sur un ordinateur permet, par exemple, de se joindre à une attaque Ddos. Plus les internautes sont nombreux à participer à ces attaques, plus celles-ci sont efficaces et plus le mouvement gagne en légitimité. La riposte à la fermeture de Megaupload voit aussi l’apparition d’un nouveau logiciel dans l’arsenal d’Anonymous : « HOIC, pour High Orbit Ion Cannon, a démultiplié la force d’Anonymous. Depuis un seul ordinateur, on peut attaquer un site comme l’auraient fait 100 000 personnes », estime Frédéric Bardeau. Anonymous regroupe des hackers, des citoyens concernés mais aussi et surtout des communicants. Si le mouvement est devenu si populaire, si le masque de Guy Fawkes devient un symbole dans des manifestations qui n’ont rien à voir avec la défense de l’Internet libre (comme le mouvement Occupy des Indignés de

New-York), c’est en grande partie grâce aux tracts distribués sur Youtube, Twitter, Facebook par des Anonymous qui ont bien compris le pouvoir des réseaux numériques et le principe de viralité du Web 2.0. Une voix tirée d’un film de guerre américain, un discours alarmiste, pour seule image un homme en costume dont la tête est remplacée par un point d’interrogation : les vidéos d’Anonymous multiplient le nombre de vues sur les sites de streaming. Le message d’Anonymous : « défendez votre Internet ». Le medium fait passer le message et les médias le reprennent allègrement.

Maintenir la connexion Mais Anonymous n’est pas seul sur le front des libertés du réseau. Beaucoup moins nombreux mais tout aussi efficaces dans leur domaine, les hackers de Télécomix ont tenu en 2011 un rôle de premier plan lors du Printemps Arabe. En Tunisie, en Égypte, en Libye, les gouvernements autoritaires tentaient de couper Internet qui servait aux révoltés pour organiser leurs manifestations. C’était sans compter le soutien logistique apporté par Télécomix pour maintenir la connexion. Logique: laisser à un gouvernement le pouvoir d’ouvrir ou fermer l’accès à Internet va fondamentalement contre le principe de neutralité du net. Sous son pseudo, fo0_ fait partie de la dizaine de membres français de Télécomix. L’idée d’un Internet sous contrôle étatique lui est insupportable. « Concrètement, nous proposons aux Syriens, aux Tunisiens, aux Égyptiens de se connecter à Internet via des modems installés chez nous en Europe et joignable par un simple coup de téléphone de leur part », détaille le hacker. Être connecté en permanence ne signifie pas pour autant négliger les actions hors-ligne. Télécomix envoie aussi, tout simplement par la Poste, des cartes sim pour les téléphones portables, des modems ou des clés USB qui permettent aux insurgés arabes de faire sortir de leur pays les vidéos de la révolution.

Faites ce que vous voulez ! Mais Télécomix n’est pas pour autant devenu la faction numérique des mouvements de contestations arabes. Ses membres ne soutiennent pas explicitement les révolutionnaires. « Ce ne sont


pas des activistes des Droits de l’Homme mais des activistes du Web, assure Frédéric Bardeau, leur plus grande fierté c’est que les premières connexions sortantes qui ont été rétablies pendant la révolution en Égypte ont servi à télécharger des séries américaines : leur credo c’est ″ faites ce que vous voulez avec votre Web  ″, ils s’assurent que le réseau reste ouvert ». Comme Anonymous, Télécomix a trouvé une cible lui permettant de se faire entendre. Né en Suède au moment d’un débat très technique sur l’infrastructure d’Internet en Europe, le groupe de bidouilleurs s’est révélé aux yeux du monde avec les révoltes arabes. « Défendre la démocratie, ça parle à tout le monde », lâche Sabine Blanc. Et pour ces hackers, c’est aussi l’occasion d’obtenir plus de respectabilité. Contacté par les grands médias et l’organisation Reporters Sans Frontières, Télécomix s’engage maintenant dans un combat pour la protection des données. Ils organisent des conférences sur comment sécuriser son répertoire de contacts contre le piratage ou l’espionnage et comment surfer sur Internet sans laisser de traces. Les hackers deviennent, le temps d’une journée, des conférenciers. « Pour constituer une mobilisation collective, vous ne pouvez pas restez uniquement entre hackers, il faut faire appel à des porte-paroles, des secrétaires : c’est toute la question de la professionnalisation d’un mouvement pour accéder à l’espace public », analyse Eric

Hacktiviste La quadrature du net Qui sont-ils ? Un millier d’activistes français plus ou moins impliqués pour informer citoyens, journalistes et élus des dangers de certaines lois. Que revendiquent-ils ? Encadrer l’utilisation d’Internet sans toucher aux libertés fondamentales est un problème

Dagiral, sociologue et maître de conférence à l’Institut Catholique de Paris. Le combat pour la neutralité du Net n’est pas simplement mené par des techniciens qui manient l’outil comme d’autres manient le discours. Des orateurs et des militants au sens politique et traditionnel du terme sont également attachés à la libre circulation des données.

Les lobbystes du Net Avant qu’Anonymous ne s’institutionnalise, d’autres organisations portaient le mouvement sur le terrain du pouvoir et des officiels. Quand les cyber-pirates agissent depuis les bas-fonds de l’Internet, des activistes arpentent depuis 2008 les couloirs des Parlements pour influer sur l’élaboration de la loi: les membres de La Quadrature du Net. À les entendre,

La Quadrature du Net se déplace vers les citoyens pour les informer des dangers à propos du contrôle d’Internet. Photopin

insoluble comme celui de la quadrature du cercle. La législation ne doit donc pas tenter de surveiller le surf des internautes. Comment se financent-ils ? Dons des sympathisants et d’autres organisations non gouvernementales comme l’Electronic Frontier Foundation.

c’est un peu la « caisse à outils » des défenseurs de la neutralité du Net. « Nous avons deux activités, explique Benjamin Sonntag un des quatre co-fondateurs de l’organisation créée en 2008, une partie où nous informons les politiques, les journalistes et les citoyens puis une partie où nous expliquons aux internautes comment défendre leurs intérêts sur Internet. Par exemple, nous leur proposons d’envoyer des lettres pré-rédigées à leurs élus pour les aler-

Quand les cyberpirates agissent sur Internet, des activistes arpentent les couloirs des Parlements ter sur les dangers du traité Acta ou des lois sur la sécurité intérieure. » Contrairement à Anonymous ou aux autres groupes de cyber-pirates, la Quadrature du Net n’utilise que des moyens légaux. « Nous sommes des citoyens activistes qui avons des intérêts communs avec des hackers qui eux sont parfois à la limite de la loi », reconnaît du bout des lèvres Benjamin Sonntag. L’organisation regroupe environ un millier de sympathisants plus ou moins actifs mais ne comptabilise pas ses membres. Leurs méthodes, proches de celles des lobbystes bien que ne défendant pas d’intérêts particuliers, fonctionnent. À force d’être sollicités, de X

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LIBERTÉES TRACKEES

Maxime Rouquet portera l’étendard du Parti Pirate au prochaines élections législatives. F. Dèbes

X nombreux élus ont entendu les doléances de la Quadrature du Net, notamment ceux du Parlement européen qui doivent voter le traité Acta en juin prochain. « Les citoyens s’intéressent de plus en plus à leur droit et à leur liberté sur Internet. C’est normal, ils passent de plus en plus de temps en ligne, constate Benjamin Sonntag. L’ampleur de l’impact médiatique d’Anonymous est aussi due à cet intérêt grandissant pour ces sujets  et le numérique ». Espérant influer sur un réseau mondial, la Quadrature du Net ne travaille pas seule. Son actif porte-parole, Jérémie Zimmermann rencontre très souvent ses compères du Chaos Computer Club (CCC). A la pointe du combat pour la neutralité des réseaux depuis le début des années 1980, ce groupe de hackers allemands convertis au militantisme ci0 1 8

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vique est la référence de la partie légale du mouvement en Europe. Depuis l’essor du Minitel, ses membres organisent des conférences, essentiellement pour développer le hacking mais aussi pour défendre les libertés sur Internet. « Le CCC comme d’autres groupes de hackers aux Etats-Unis sont dans une position très forte par rapport à leur gouvernement, affirme Jean-Philippe Vergne. Les décisions prises par le gouvernement fédéral allemand sont sans cesse analysées par le CCC et les citoyens sont avertis des éventuels dangers qu’elles pourraient présenter. »

Votez Internet Dans les couloirs des parlements, la Quadrature du Net pourra bientôt trouver du soutien. Le nom de la famille politique de ces potentiels futurs alliés fera peut-être peur sur une affiche élec-

torale. Mais malgré un étendard peu engageant, le jeune Parti Pirate français, antenne du Parti pirate international,

Le Parti Pirate espère présenter ses candidats aux élections législatives dans cinquante circonscriptions espère présenter une cinquantaine de candidats aux élections législatives. Lors du scrutin anticipé de Rambouillet en juillet 2010, leur premier candidat en France avait obtenu la confiance de 469 votants soit 2,08 % des suffrages. Comme Télécomix, la maison-mère du


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petit parti est née en Suède. Il est maintenant présent sur la plupart des scènes politiques européennes et s’étend au Maghreb et à l’Amérique latine. Depuis septembre 2011, il est représenté au Parlement local de Berlin. Avec 8,9 % des voix, le Parti Pirate y a obtenu 15 sièges. Une ambition : « hacker la politique ». Entre deux idées fortes sur la Justice (qui devrait être plus transparente et plus indépendante du pouvoir exécutif) et sur le système politique en général, les pirates du Parlement se concentrent sur la neutralité du net et le respect des données privées qui sont échangées sur la Toile. « Ils sont encore très minoritaires, analyse Sabine Blanc, notamment en France où ils sont quasi-inexistants, mais ils veulent passer par l’outil informatique pour faire revenir la démocratie et la société à plus de représentativité à la base. »

Peur de la répression Dans les eaux troubles de la politique française, la campagne législative du Parti Pirate sera menée par Maxime Rouquet, son co-président. Loin de revendiquer une place dans le prochain gouvernement, son but est de « maintenir une pression citoyenne sur les députés, pour qu’ils ne cèdent pas face aux lobbies, notamment ceux du divertissement, et que leurs comportements soit sanctionnés par les urnes ». Le vote comme ultime voie pour partir à l’abordage du système législatif français. « Notre démarche est complémentaire de celles des Anonymous ou de la Quadrature du Net, mais malgré leur bon travail de sensibilisation, les députés ont été capables de voter la loi Hadopi… », regrette l’ingénieur informaticien devenu représentant politique en dérivant sur le courant Pirate.

Si les cyber-pirates, les militants de la Quadrature du Net ou du Parti Pirate disent qu’ils partagent un même objectif, leurs méthodes d'action divergent. La médiatisation d’Anonymous pourrait avoir un coût. Notamment lorsqu’elle attire le couperet de la répression. « Un mouvement comme Anonymous est détesté par les autorités car il n’est pas identifié, note Frédéric Bardeau, ça peut partir dans toutes les directions, per-

Des élus polonais ont osé se montrer masqués tels des Anonymous lors d’une manifestation contre le traité Acta

Premières victoires sonne ne peut savoir combien ils sont et comment sont organisées leurs manifestations derue ». Un internaute qui hébergeait un canal de discussion sécurisé investi par des Anonymous a été inquiété par les services secrets français. Après 60 heures de garde à vue, il a été relâché. Certains proches des Partis Pirates craignent un grand coup de filet sécuritaire. Pour eux, au moment où les responsables politiques commencent à comprendre la problématique des libertés sur Internet, Anonymous jette de l’ombre sur leur combat en agissant illégalement. Du côté de la Quadrature du Net, on reconnaît, gêné, que certaines actions d’Anonymous sont « maladroites ». Mais cette publicisation de la problématique des libertés sur le réseau a pour l’instant plutôt aidé les défenseurs d’un Internet sans contrôle. Des élus du Parlement polonais ont même osé se mon-

Hacktiviste Le parti pirate Combien sont-ils ? Environ deux cent citoyens en France et 12 000 en Allemagne. Que revendiquent-ils ? Légalisation du partage horscommerce, indépendance de la Justice vis-à-vis de l’exécutif,

trer masqués tels des Anonymous lors d’une manifestation contre le traité Acta. La députée européenne Europe-Ecologie-Les-Verts (EELV), Sandrine Bélier, sur les ondes de RFI le 26 janvier 2012, n’a pu se résoudre à condamner l’attaque du site Internet du Parlement européen par Anonymous. Signes de l’efficacité de la méthode Anonymous ? En tout cas, le traité Acta a été renvoyé devant la Cour européenne de justice avant le débat au Parlement européen, une procédure exceptionnelle pour vérifier sa conformité avec les droits fondamentaux, comme la liberté d’expression. Pour l’instant le calendrier législatif n’est pas modifié. Mais pour la Quadrature du Net, c’est une façon pour les instances européennes de « jouer la montre », en attendant que le mouvement d’opposition à Acta se calme.

transparence de l’État, arrêt des projets de fichage des citoyens Comment se financent-ils ? Comme tous les partis politiques, ils sont soumis à la loi sur le financement des organisations politiques. Les candidats prendront sur leurs économies.

Pour les ennemis du traité, cette interrogation sur la nature liberticide d’un texte concernant indirectement les règles du réseau constitue un premier succès en Europe. En parallèle, les votes de lois quasi-similaires au traité ont été également repoussés le 20 janvier dernier aux États-Unis. Outre-atlantique, le vent debout des internautes a eu autant d’impact que l’opposition de Google, Facebook ou de Wikipédia. Rien n’est donc fini. « Le combat des cyber-pirates ressemble à celui des pirates des mers du XVIIe siècle, compare Jean-Philippe Vergne, les pirates des mers voulaient des eaux extra-territoriales sans contrôle souverains sur lesquelles tous les navires pouvaient naviguer quelque soit leur nationalité ou leur cargaison. Les cyberpirates veulent reproduire ce schéma sur le cyber-espace où il n’y aurait pas de raison qu’un gouvernement puisse surveiller ce qui s’y échange. » La différence entre les deux luttes tient à la médiatisation et au volet légal du combat actuel. « Au XVIIe siècle, les idéaux pirates ne pénétraient pas la société. Aujourd’hui, dans des États démocratiques, la piraterie sur Internet est reprise par les médias ce qui lui donne plus de poids dans le débat », poursuit le spécialiste. Bon espoir pour les défenseurs de la neutralité du Net, aujourd’hui plus de la moitié de la surface maritime du globe est libre de tout contrôle des États. ■

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LIBERTES TRACKEES

« Des références communes » PIRATERIE. Entre les Anonymous et le Chaos Computer Club, qui hack ? Qui pirate ?

D

ans L’Organisation Pirate, essai sur le capitalisme (éd. Le bord de l’eau, 2010), Jean-Philippe Vergne, chercheur à HEC, revient sur l’amalgame fait entre hacking et piraterie. Quelles différences distinguent un hacker d’un pirate ? Jean-Philippe Vergne : Le hacker est celui qui cherche à détourner un objet ou un artefact technologique de sa fonction première: par exemple utiliser un téléphone portable en guise de télécommande. Il veut se libérer d’une contrainte imposée par l’entreprise qui a conçu l’objet ou le logiciel. C’est souvent plus un bricoleur qu’un pirate. Le pirate et son organisation ont des revendications territoriales. Le territoire du cyber-pirate, c’est le cyber-espace. Comme les routes maritimes au XVIIe siècle, le cyberespace est un territoire dont les normes restent à définir. Les États, y compris les puissances démocratiques, revendiquent un contrôle très poussé sur le cyber-espace. Beaucoup d’organisations de cyber-pirates et les gouvernements s’opposent sur le principe de la neutralité du Net. Si l’amalgame est souvent fait, est-ce positif qu’il y ait des traits communs aux deux groupes ? Beaucoup de hackers peuvent se reconnaître dans les principes de certaines organisations pirates. Et vice-verca. Territoire autonome temporaire, de Hakim Bey, fait partie de la bibliothèque idéale du Chaos Computer Club comme de celle d’un squat pirate. Certains symboles sont communs : le drapeau noir à tête de mort est adopté par les hackers et les pirates. Vis-à-vis de l’autorité, hackers et pirates partagent l’utilisation de pseudonymes. Mais il

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Jean-Philippe Vergne, auteur avec Rodolphe Durand, d’un essai sur la piraterie. DR

faut aussi prendre en compte nombre de hackers qui vont « bidouiller » par pur amour de la technique ou par jeu. Il s’agit juste d’être meilleur pour décoder un logiciel et dévoiler son système. Sans militantisme, ni revendication politique. Ça reste du hacking, il n’y a pas du tout de piratage. Comment sont structurées les organisations pirates en ligne ? Chez les pirates indépendants, il n’y a pas de hiérarchie. Les décisions sont prises sur un plan horizontal. Ce qui n’est pas sans poser problème. Au moment où Anonymous se préparait à attaquer Visa et Mastercard en soutient à Wikileaks, il y a eu une scission entre ceux qui considéraient que ces entreprises étaient la cible prioritaire et ceux qui préféraient attaquer les pays qui mettent à mal les Droits de l’Homme comme l’Iran et la Chine. Mais ces divergences ne sont pas vécues comme un problème par les cyber-pirates eux-mêmes. Ils acceptent l’idée que toute organisation est temporaire. Qu’une fois l’objectif atteint, le groupe sera dissout.

Ces organisations sont si temporaires que leurs membres peuvent même changer de camp plusieurs fois dans leur vie... Le parcours standard d’un cyber-pirate, c’est de faire ses armes dans une organisation indépendante, d’y acquérir une réputation et se faire repérer par une agence gouvernementale ou une entreprise de sécurité. Un célèbre hacker, Jeff Moss, est devenu conseiller de Barack Obama pour les questions de cyber-criminalité. Une trajectoire de ce type est acceptée par le milieu. L’important pour le cyberpirate est de progresser dans sa technique. Travailler pour le gouvernement, signifie travailler dans de meilleures conditions, avec plus de moyens. Le pouvoir de subversion des hackers est-il réel? Le fait d’être dans une société démocratique les rend influents. Il est difficile de les faire taire, contrairement aux pirates des mers du XVIIème siècle qui étaient tout simplement pendus. Propos recueillis par F.D.


Histoire d’une cyber-lutte au grand dam des militants de la neutralité du Net.

Les États veulent réguler la pratique d’Internet...

Lo

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19 janvier 2012

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La Justice américaine ferme le site Mégaupload. Anonymous s’insurge et multiplie les attaques informatiques.

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2011 Après les fermetures de serveurs orchestrées par les dirigeants autoritaires des pays arabes en révolution, Télécomix soutient les insurgés en aidant au rétablissement des connexions.

décembre 2010 janvier 2008

logo du FBI

Arrestation de Kevin Poulsen, alias Dark Dante. Ce hacker soupçonné d’espionnage militaire s’était infiltré dans le système de la compagnie téléphonique Bell Pacific pour écouter les appels des agents qui le traquait. L’opération Sundevil entraîne l’arrestation de dizaine de hackers. Pour les défendre, l’Electronic Frontier Foundation, est créée.

Anonymous fait momentanément fermer les sites Internet de Paypal et Mastercard en réponse aux clôtures des comptes bancaires de l’organisation Wikileaks. Formation de la Quadrature du Net, en réaction aux prémices de la loi Hadopi.

1er janvier 2006

Création du Parti Pirate, en Suède, au moment où l’Europe légifère sur l’utilisation des infrastructures du réseau Internet.

29 décembre 1998

Des cyber-pirates, les Légions de l’Underground, déclarent la guerre à la Chine et à l’Irak et menacent de détruire les infrastructures de l’Internet de ces pays peu enclin au respect des Droits de l’Homme. D’autres groupes hackers, tel L0pht ou le Chaos Computer Club (CCC) expriment leur désaccord.

1996

Perry Barlow publie la Déclaration d’indépendance du cyber-espace.

1993

logo

CC

du C

mai 1990

1984

Le CCC envisage d’importer en Allemagne des modems d’une puissance interdite par le gouvernement. Pour faciliter l’accès à Internet, le CCC bidouille aussi ses propres modems.

1969 Début des travaux du MIT sur l’Arpanet, avec le soutien de l’armée américaine.

1961

Le Massachussetts Institute of Technology (MIT) obtient son premier ordinateur, un PDP1 offert. Les chercheurs réfléchissent très vite à un réseau de partage de l’information.

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libertes tracKees

ENCYCLOWEBIQUE DO IT YOURSELF

LA REVOLUTION SILENCIEUSE DES OBJETS

BAVARDS

MOUCHARDS. Les puces par radiofréquence (RFID)

se multiplient sur les objets du quotidien. Lisibles à distance et invisibles à l’œil nu, elles peuvent se transformer en miniespions si leur usage n’est pas encadré. PAR STÉPHANIE AGLIETTI

U

ne femme flâne dans les rayons d’une grande enseigne de prêt-à-porter lorsqu’à cinquante centimètres d’elle, un lecteur capte le signal radio de la puce RFID implantée dans le talon de ses chaussures, achetées un mois plus tôt dans ce même magasin. Immédiatement, son smartphone lui signale qu’une promotion est en cours sur cette marque de sanda-

lettes. Elle n’y prête pas attention et achète une robe. À la minute où elle franchit le seuil d’une enseigne concurrente, un écran publicitaire s’allume, activé par la puce radiofréquence contenue dans la robe qu’elle vient de s’offrir. Une voix mécanique la salue par ses nom et prénom, puis lui propose une sélection de jupes d’été. Elle y jette un coup d’œil furtif et choisit un déshabillé en dentelle. La jeune femme s’engouffre dans le

métro, passe le portique de sécurité en l’effleurant de son titre de transport, également équipé d’une puce. Son identité, l’heure et son lieu de passage sont immédiatement enregistrés dans la base de données du transporteur. Alors qu’elle s’assied pour attendre la rame, son téléphone vibre. Une petite musique s’élève au moment où s’affiche sur son écran une publicité pour un restaurant situé à trois kilomètres de son domicile. Ce scénario digne du film de Steven

les mots Cnil La Commission nationale informatique et libertés est, depuis la loi Informatique et liberté du 6 janvier 1978, une autorité administrative indépendante. À l’heure d’Internet, la Cnil veille à 0 2 2

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ce que l’informatique soit au service des citoyens et ne porte pas atteinte à leur vie privée et à leurs libertés individuelles et fondamentales. Depuis 2004, son avis est consultatif.

CNRFID

PIA

Le Centre national de référence RFID est un organisme créé en 2008 sous l’impulsion du ministère de l’Industrie afin de promouvoir cette technologie.

Le Privacy Impact Assessment, signé le 6 avril 2011, est une méthode d’évaluation d’impact sur la vie privée recommandée avant la mise en circulation d’une puce radiofréquence.


Les puces intelligentes présagent-elles le retour en force de Big Brother...?. Next-up.org

Spielberg, Minority Report, pourrait voir le jour dans un futur proche avec les puces RFID (Radio Frequency Identification). Une puce radiofréquence lisible par un lecteur à une distance allant de quelques centimètres à plusieurs mètres et contenant tout type d’information. À mi-chemin entre le code-barres et la carte à puce, cette technologie envahit notre quotidien. Les titres de transport, comme le passe Navigo en Île-deFrance, en sont équipés depuis 2001. Les télépéages automatiques utilisent également cette technologie. Les puces RFID des passeports contiennent les données biométriques de leurs porteurs. Dans un avenir proche, chaque objet qui nous entoure pourra être équipé d’une étiquette ou tag radiofréquence. La RFID est une des composantes de ce qui sera bientôt l’Internet des objets : un

monde où tous les éléments du quotidien, de la boîte de conserve à la machine à laver, seront interconnectés. La technologie offre de nombreuses perspectives. La grande distribution ou

Les étiquettes intelligentes vont se compter en dizaines de milliards dans les mois à venir l’automobile s’en servent à des fins logistiques. En matière environnementale, il est possible de coupler des puces RFID avec des systèmes de détections des besoins d’irrigation afin de limiter tout gaspillage. Considérée comme plus

fiable qu’une carte à puce normale, la RFID permet d’authentifier les objets et d’assurer leur traçabilité. Mais cette technologie qui se développe rapidement – on estime à 30 milliards le nombre de puces RFID en France fin 2012 (contre 1,3 milliard en 2005) – est également source d’inquiétudes. Mal utilisée ou insuffisamment encadrée, elle peut rimer avec géolocalisation, profilage, voire fichage. « L’origine de ce système d’identification remonte à la seconde guerre mondiale. Elle servait à repérer les avions alliés pour ne pas les détruire, raconte Jean-Claude Vitran, responsable du groupe de travail « Libertés et informatique » à la Ligue des Droits de l’Homme (LDH). On s’en sert par exemple dans les usines automobiles pour caractériser les voitures. Mais à partir du X

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Liberte trackees X moment où l’on dit " caractériser ",

cela veut dire que si on l’emploie mal, on peut " caractériser " les individus. La RFID n’est pas menace en elle-même, c’est l’usage qui en est fait qui peut représenter un danger. » Le chercheur rappelle qu’Alex Türk, alors à la tête de la Commission nationale informatique et liberté (Cnil), s’est toujours inquiété de ces « " nano-Brother ": mini-espions, dispersés dans la nature. » Dès ses balbutiements en France, la puce fait polémique. En 2004, la Cnil épingle

Navigo anonyme… qui coûte cinq euros de plus que le passe nominatif. « Les données personnelles sont le charbon de notre économie numérique, estime Michel Arnaud, spécialiste des questions de sécurité et de traçabilité des identités à l’université Paris 10. Elles permettent le profilage et la publicité ciblée. » Si le Stif a toujours démenti faire une utilisation commerciale des données qu’il recueille, la suspicion persiste. « Il ne s’agit pas de refuser la RFID. Il ne faut pas nier que l’humain, anthro-

vont circuler dans tous les sens et sortir du silo initial que cela peut devenir dangereux. » Même au Centre national de référence RFID (CNRFID), créé en 2008 sous l’impulsion du ministère de l’Industrie pour promouvoir la technologie, si on veille à ne pas « tomber dans la sciencefiction », on reconnaît que les puces radiofréquence accroissent les menaces sur la vie privée. « Tracer une personne est faisable, constate Claude Tételin, son directeur technique. Il suffit de mettre un lecteur sur son passage, de repérer que cette personne porte par exemple une veste noire, clairement identifiée par son numéro. Si je revois cette veste à un autre endroit, je vais savoir que la personne, ou du moins sa veste, est devant moi. »

Prévenir les risques

Le passe Navigo, titre de transport francilien équipé d’une puce RFID, est très critiqué car il permet de suivre à la trace son porteur. S.Aglietti

la RATP et le Stif, le syndicat des transports d’Île-de-France, au sujet de la conservation des informations sur les déplacements de leurs clients, titulaires du passe Navigo. La carte parisienne, dont le principe est décliné dans plusieurs grandes villes françaises, permet à l’usager de gagner du temps lorsqu’il franchit les portiques en les frôlant de son passe. De son côté, l’opérateur des transports lutte plus efficacement contre la fraude et mesure en temps réel l’affluence de son réseau. Bémol : à chaque franchissement d’un portique, les données de validation, c’est-à-dire les informations indiquant le lieu et l’heure de passage de l’usager sont automatiquement mises en relation avec son identité. Arguant que « la possibilité d’utiliser un service de transport public de manière anonyme » est une liberté fondamentale, la Cnil a obligé le transporteur à ne conserver que 48 heures les informations relatives aux allées et venues de ses usagers. La RATP a également consenti à mettre en place un passe 0 2 4

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pologiquement, est poussé à aller vers toujours plus de technologie et toujours plus de simplification, analyse Valérie Peugeot, chercheuse au sein d’Orange Labs et membre de l’ONG Réflexion et action pour l’Internet citoyen ( Vecam ). La question est de savoir jusqu’où l’on va rendre nos objets communicants. La technologie tend vers l’infiniment

Au temps d’Internet, « les données personnelles sont  le charbon de notre économie numérique » petit. Les risques sont limités lorsque l’on reste dans une circulation " en silo ", c’est-à-dire fermée. C’est le cas lorsque par exemple notre compteur se contente de communiquer avec EDF. C’est à partir du moment où les flux d’informations

Dans son bureau du Cordis, le Service d’information sur la recherche et le développement de la Commission européenne, Gérald Santucci ne ménage pas sa peine pour éviter d’en arriver là. Depuis mai 2009, le fonctionnaire européen travaille à la mise en place d’un PIA (Privacy Impact Assessment). Cette méthode d’évaluation simple permet aux industriels et aux entreprises produisant ou utilisant la RFID de mesurer les risques que peut représenter cette technologie pour la vie privée et d’y remédier avant qu’un produit portant une étiquette intelligente ne soit mis sur le marché. « Bruxelles a rapidement pris conscience des questions sociétales que pouvait soulever cette technologie, se souvient Gérald Santucci. C’est pourquoi, le 12 mai 2009, la Commission a signé une recommandation. » Parmi la dizaine de propositions du texte, qui s’appuie sur la directive européenne de 1995 – en cours de renforcement – relative à la protection de la vie privée, la création de ce PIA était la plus urgente. Selon la recommandation, cette méthode devait être mise sur pied par les industriels – représentés en France par le CNRFID – en accord avec les porte-voix de la société civile, comme la Cnil et les associations de consommateurs européennes, puis validée par le groupe de travail de l’article 29, le représentant des « Cnil » européennes. « Dès mai 2009, je me suis rendu compte que si personne n’intervenait pour faci-


liter ce processus et faire en sorte que les différents acteurs travaillent ensemble, dans la même direction, nous n’y arriverions pas. » Gérald Santucci a alors décroché son téléphone et, pendant presque deux ans, il a multiplié les rencontres avec les représentants du secteur et de la société civile. Le 6 avril 2011, le PIA est finalement signé par toutes les parties prenantes, en présence de la commissaire européenne responsable de la société numérique, Neelie Kroes. « Ça n’a pas été simple, mais je suis content d’avoir fait ces consultations dans lesquelles je me suis beaucoup impliqué, résume Gérald Santucci. C’est la première fois qu’une telle méthodologie est mise en place pour une technologie en Europe. » Même si des réserves persistent, cette étape importante a été saluée de manière unanime. Le PIA ne demeure, pour l’instant, qu’une recommandation et n’est donc pas obligatoire. « Si l’étude d’impact n’est pas exigée, les entreprises ne joueront pas le jeu », a asséné Gwendal Le Grand, chef du service expertise informatique de la Cnil, lors de la réunion

Gérald Santucci est à la tête du groupe de travail qui a mis en place le PIA. P. Metivier.

d’étape sur le PIA, le 8 février dernier à Bruxelles. Autre critique récurrente, le fait que les industriels soient juge et partie dans ce processus. Pour Stéphanie Lacourt, qui travaille sur le droit applicable aux technologies émergentes au CNRS, « l’Union européenne fait un grand pas, mais elle offre également aux industriels le droit de décider seuls. Il y a peu de chances qu’arrivé au terme du processus d’autoévaluation, l’industriel dise : "  je ne réponds pas aux critères, je

ne commercialise pas ma puce " ». Gérald Santucci consent qu’il n’est pas facile de trouver le bon équilibre, mais le fonctionnaire européen est convaincu que les entreprises vont jouer le jeu. « S’il apparaît que les industriels ne respectent pas le cadre défini par le PIA, cela donnera des arguments à ceux qui ne croient pas à la co-réglementation. De plus, les entreprises ont intérêt à se montrer prêtes à se plier aux règles, au risque de voir le PIA entrer dans la future législation européenne d’une manière beaucoup plus rigide. »

Faire taire les puces Soucieux de protéger en premier lieu le citoyen en tant que consommateur, le PIA vise un secteur clé : la grande distribution. Le concept d’opt-in a en effet été introduit en la matière. Outre l’obligation d’identifier clairement un produit équipé d’une puce radiofréquence dès sa mise en rayon afin d’avertir l’acheteur, l’opt-in veut que tous les tags présents dans un chariot soient désactivés par défaut à la sortie du magasin. « Le groupe de travail a refusé que les X

Le mot Une onde de messages qui se propage La RFID ( Radio Frequency Indentification ) est une étiquette équipée d’une puce et d’une antenne qui utilise les ondes radio. La majorité des puces sont passives. C’est-à-dire qu’elles n’ont pas de batterie et sont activées par un lecteur électromagnétique. Leur durée de vie est alors illimitée. Ces étiquettes intelligentes permettent d’identifier des objets à distance et à l’aveugle. « Contrairement au code-barres qui doit être visible lors de sa lecture, une puce RFID peut être décodée à travers un carton d’emballage par exemple  », explique Claude Tételin, directeur technique du Centre national de référence RFID. Les puces les plus anciennes sont basse fréquence ( 125 kilohertz ). Elle sont utilisées dans les clés antidémarrage de

Les étiquette radiofréquence comprenent une puce et une antenne. CNRFID

voiture ou servent à l’identification animale. Les puces qui vont, à terme, équiper chacun des

objets du quotidien utilisent l’ultra-haute fréquence et sont dites UHF (860 mégahertz). Elles coûtent entre sept et dix centimes l’unité. Le commerce de détail et la grande distribution s’en servent de plus en plus pour gérer leurs stocks ou faire leurs inventaires. « En UHF, une centaine d’articles à la seconde peuvent être lus de façon quasi simultanée, à une distance de plusieurs mètres. » Ces puces ont peu de mémoire et ne sont pas sécurisées, à la différence de la technologie HF « haute fréquence » ( 13,56 mégahertz ) que l’on retrouve dans les cartes à puce sans contact biométriques de la carte d’identité par exemple ou dans le passe Navigo. La distance de lecture des puces HF n’est que de quelques dizaines de centimètres.

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Libertes trackees X citoyens se retrouvent dans des

situations de profilage sans le savoir, explique Gérald Santucci. Nous avons donc exigé que ce soit au consommateur d’exprimer le souhait de garder sa puce active à la sortie du magasin. Bien entendu, les industriels auraient préféré le système inverse, soutenant qu’une puce active peut offrir éternellement de nombreux services à leurs clients. Les discussions ont été difficiles mais les entreprises se sont finalement rangées de notre côté. » Le chemin vers l’encadrement total est encore long et la Commission travaille actuellement à la mise en place d’appareils permettant de désactiver des puces automatiquement. Un rapport à ce sujet doit être rendu fin 2012 ou début 2013.

« Bombe à retardement » Pendant ce temps, la fameuse puce continue de faire parler d’elle. Mais pas forcément là où on l’attendait. Jeudi 22 mars 2012, le Conseil constitutionnel a censuré une partie de loi instaurant la

nouvelle carte d’identité biométrique dotée de deux puces RFID. La première puce, « régalienne », devait contenir l’Etat civil, ainsi que les données biométriques (photographie et empreintes digitales) de son porteur. La seconde, facultative, devait servir de signature électronique, permettant de s’identifier et de payer sur Internet. Initialement présentée pour lutter contre l’usurpation d’identité - qui touche entre 13 900 et 200 000 personnes par an en France - la proposition de loi n’avait pas rencontré d’opposition particulière, jusqu’à ce que des députés UMP y introduisent un amendement permettant la création d’une base de données commune à la future carte et au passeport biométrique. Un « fichier des gens honnêtes », « véritable bombe à retardement des libertés publiques », selon le rapporteur du texte initial, le sénateur UMP François Pillet. Le texte, finalement voté le 6 mars 2012 après de nombreuses navettes et une commission mixte paritaire aurait pu permettre à terme d’iden-

tifier la quasi totalité de la population française à partir d’une simple empreinte digitale. Sans l’amendement, la carte n’aurait servi qu’à vérifier l’identité de son porteur de manière ponctuelle, comme le souhaitaient les sénateurs. Invoquant une « atteinte inconstitutionnelle au droit au respect

Le Conseil constitutionnel a censuré la nouvelle carte d’indentité de la vie privée », les Sages ont censuré la création du méga-fichier ainsi que l’article transformant la carte en « outil de transaction commerciale ». Un second point qui représentait un mélange des genres contesté. « Nous sommes très satisfaits que le Conseil constitutionnel nous ait donné

FoeBud vs. Gerry Weber OUTRE-RHIN. En Allemagne, une association de défense de la vie privée a mené une opération dénonçant les puces devant un grand magasin.

S

top RFID. Les quatre lettres se dessinent sur le fond rouge d’une étiquette radiofréquence géante face au magasin Gerry Weber à Bielefeld, en Allemagne. Le 11 janvier dernier, l’association de défense de la vie privée, FoeBud, a investi l’entrée de l’enseigne de prêt-à-porter pour dénoncer la non désactivation des puces RFID installées dans les vêtements de la marque. Afin de marquer les esprits, les militants ont installé sur le trottoir un lecteur de puce relié à un écran géant. Quelle ne fut pas la surprise des clients, lorsqu’en passant devant le lecteur ils se sont rendus compte que leur vêtements pouvaient parler... « Les tags présents dans les étiquettes de lavage des habits pouvaient se lire à une distance de huit mètres, détaille Rena Tangens, une des militantes. Nous exigeons que les puces radiofréquences soient retirées juste après le

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Des militants de l’ONG Foebud lisent les puces cachées dans les vêtements des clients de Gerry Weber. Foebud

passage en caisse. » À la suite de l’opération, les responsables de l’enseigne ont rétorqué dans les médias allemands, que couper les étiquettes en caisse prenait trop de temps et ont assuré que

Gerry Weber ne stockait en aucun cas les données personnelles. Les puces ne servent qu’aux inventaires, ont assuré les représentants de l’enseigne. ■

S.A.


raison. C’est une grande avancée pour les libertés », se réjouit Jean-Claude Vitran, qui fustige « un État français de plus en plus sécuritaire ». Pour Eric Charikane, ingénieur, fondateur du site Piawatch.eu et contributeur au Centre d’études sur la citoyenneté, l’informatisation et les libertés (Cecil), « un dispositif touchant autant de citoyens aurait nécessité une étude d’impact aussi bien économique que sociétale. Il aurait fallu prendre son temps, mesurer les risques et avoir des réponses claires et franches. Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé.» Selon le chercheur, « le Conseil constitutionnel a censuré une loi faite à la va-vite, floue et dans laquelle il aurait été possible d’introduire toute sorte de circulaires ». Dans leur décision, les Sages ont d’ailleurs souligné qu’« en permettant que les données enregistrées dans ce fichier soient consultées par la police administrative ou judiciaire, le législateur aurait omis d’adopter les garanties légales contre le risque arbitraire. » Cet exemple illustre les craintes relatives aux mauvais usages, totalement légaux, de la technologie. « Ce n’est pas de la paranoïa, il s’agit de prévenir. Tout comme pour l’environnement, il y a un principe de précaution à appliquer, défend Valérie Peugeot de Vecam. La démocratie est une denrée fragile et ceux qui soutiennent qu’il n’y aura pas de problème ont la mémoire courte. Avec cette technologie, on produit potentiellement les germes d’une société de la surveillance absolue. On n’y est pas encore mais on est en train de planter les graines et il n’y a pas de vraie réflexion sociétale là dessus. » La chercheuse se souvient du Patriot Act outreAtlantique qui, au lendemain du 11 septembre 2001, avait contraint les

opérateurs téléphoniques à fournir les informations concernant certains de leurs clients au gouvernement. Ce rappel à l’ordre du Conseil constitutionnel intervient alors que peu de débats émergent en France autours de la RFID. Pour bon nombre d’observateurs, ce silence s’explique en partie par le relatif désintérêt des pouvoirs publics en matière de protection de la vie privée : « La Cnil ne cesse de répéter qu’elle n’a pas les moyens de son action et depuis 2004, son avis n’est que consultatif », blâme Jean-Claude Vitran.  « En France, il y a une ambivalence entre le souci de veiller au respect de la vie privée et le développement économique en stimulant les petites et moyennes entreprises qui développent des systèmes et applications radiofré-

« Les germes d’une société de la surveillance absolue » quence et ainsi créer de nouveaux emplois, constate Gérald Santucci. Dans d’autres pays, ce sont les questions sociétales qui prennent le dessus. » Derrière le document national, se trouverait-elle la main des lobbies ? La question peut se poser :  « Déployer un système qui aurait concerné à terme autant de personnes n’est pas anodin. Inévitablement il y a un enjeu économique ». Certes, la carte d’identité ne ferait pas forcément décoller la RFID en France, ce type de puce coûtant plus cher qu’une étiquette industrielle à l’image de celles qui seront déployées sur des objets

lambda. « En revanche, c’est un bon démonstrateur pour les entreprises françaises qui font de la carte d’identité biométrique », poursuit-il. Gemalto, STMicroelectronics, Thales... la France demeure parmi les leaders pour les systèmes de carte à puce sécurisée. L’idée serait de maintenir cette avance sur les offreurs de solutions étrangers. Lors d’une discussion au Sénat le 13 avril 2011, le sénateur Jean-René Lecerf, auteur de la proposition, ne faisait d’ailleurs pas de secret de l’enjeu industriel : « Les entreprises françaises sont en pointe, mais elles ne vendent rien en France, ce qui les pénalise à l’exportation par rapport aux concurrents américains. » Les soupçons étaient d’autant plus prégnants que l’infaillibilité de la puce n’est pas certifiée. « Aucun système n’est sécurisé à 100 %, assure Eric Charikane. D’autant qu’il est facile de fournir un faux état civil pour obtenir sa carte d’identité. Il aurait fallu sécuriser toute la chaîne avant de mettre en place, au bout, un coffre fort. C’est une porte blindée sur des murs en carton. » Pour l’heure, la carte d’identité biométrique française est enterrée, au minimum jusqu’à la prochaine législature. La RFID est encore peu connue du grand public et les lanceurs d’alerte peinent à sensibiliser les utilisateurs et citoyens aux risques qu’elle peut représenter. Le temps presse car, comme le souligne Claude Tételin, « ce n’est qu’une question de mois avant que les étiquettes intelligentes inondent le marché français ». Pour preuve, depuis août 2011, la RFID est en test dans sept des 250 magasins Décathon de l’Hexagone . La récente décision du Conseil constitutionel pourrait changer le regard des citoyens sur cette technologie.  ■

les dates 1940

Friend or Foe Lors de la Seconde guerre mondiale, la technolgie servait à identifier les avions alliés afin d’éviter de les détruire.

1970

Sites sensibles La RFID demeure réservée à l’usage militaire ou pour l’accès aux sites nucléaires par exemple.

2001 - 2006 Passe Navigo

Début de la radiofréquence en France avec notamment le passe Navigo qui sera généralisé en 2006 à toute l’Ile - de - France.

2012 Le boom ?

Les professionnels espèrent un véritable décollage de la technologie en France.

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LIBERTES TRACKEES

ENCYCLOWEBIQUE DO IT YOURSELF

ACTA

PEUR SUR LA TOILE POLITIQUE. À quelques mois de la ratification du traité

anti-contrefaçon Acta par le Parlement européen, les citoyens se mobilisent contre sa mise en place. Tenu secret jusqu’en 2008, cet accord international suscite la crainte sur les forums. PAR THIBAULT FINGONNET

N

«

on à Acta ! » Depuis le mois de janvier, les internautes occidentaux investissent la rue pour faire passer leur message. Une quarantaine de manifestations dans les villes de France. Des centaines en Europe et aux États-Unis. Des milliers de personnes qui défilent en Pologne. La pétition lancée par le site Avaaz.org rassemblant 2,5 millions de signatures ne suffit plus. Maxime Rouquet est le co-président du Parti Pirate, un nouveau mouvement politique qui prône un accès libre et égal à la culture et l’information. Pour lui, « manifester reste un moyen de montrer que nous sommes concernés. Mais sortir dans la rue toutes les deux semaines ne suffira pas, nous devons proposer une alternative à Acta pour garantir les droits fondamentaux des citoyens internautes. » Mais pourquoi Acta, pour Anti-Counterfeiting Trade Agreement, inquiète-t-il autant ? L’accord est présenté par ses signataires comme un traité visant la lutte contre la contrefaçon et la copie illégale afin d’améliorer la défense de la propriété intellectuelle. « Acta reste avant tout un accord international pour renforcer la protection de la propriété 0 2 8

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intellectuelle, explique Delphine Sarfati, directrice de la communication pour l’Union des Fabricants, un lobby de l’industrie française soutenant le texte. Les différentes législations sur le sujet sont disparates et ce traité permet de les homogénéiser afin de les rendre plus efficaces. » Le 1er octobre 2011, les ÉtatsUnis, le Canada, le Japon ou encore Singapour l’ont ratifié. Le 26 janvier dernier, l’Union européenne et 22 États membres, dont la France et l’Allemagne, le signaient à leur tour. Le même jour, Kader Arif, rapporteur socialiste du Parlement européen pour Acta, annonçait sa démission, qualifiant la ratification de « mascarade ».

Tractations secrètes En cause, le manque de transparence depuis le début des négociations et la mise à l’écart des revendications du Parlement, seul organe européen directement désigné par les citoyens. L’eurodéputé Britannique David Martin remplace alors le Français et obtient un examen du traité pour avis sur sa compatibilité avec le droit communautaire par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) , cinq pays (Pologne, République Tchèque, Lituanie, Bulgarie et Autriche) gèlent le processus de ratification et le vote du Parlement est re-

poussé d’avril à septembre 2012. Initiées par le Japon et les États Unis, les négociations avaient commencé dès juin 2006. Ce n’est qu’en 2008 que le monde découvre l’acronyme par les ré-

En 2009, la Maison Blanche déclare le dossier classé secret défense « dans l’intérêt de la sécurité nationale » vélations par Wikileaks de câbles diplomatiques. Pour autant, depuis près de quatre ans, très peu d’informations filtrent sur le sujet. En 2009, l’administration de Barack Obama déclare le dossier classé secret défense « dans l’intérêt de la sécurité nationale » comme le permet l’Executive Order 12 958 de 1995 et refuse de le lever malgré les pressions d’ONG américaines. En 2011, le Président ratifie le traité sans passer par un vote du Sénat, comme la Constitution l’exige, en le faisant passer pour un Executive Order, ou décision discrétionnaire du Président. Un acte dénoncé comme anticonstitutionnel par certains sénateurs.


Le 28 janvier, le 25 février et le 10 mars, des centaines de manifestants ont crié leur rejet de l’accord commercial à Paris et dans les capitales européennes. T. Fingonnet

Dans cette histoire de négociations secrètes, les lobbies ont fait ce qu’ils font de mieux : influencer. Au sein de la Commission européenne, ces derniers sont convoités. Leur avis est pris en compte au moment de rédiger les différentes réglementations et législations européennes. Les députés européens ont dénoncé un accès privilégié réservé aux lobbies de la grande industrie, notamment dans l’édition musicale et l’industrie cinématographique. Perdus dans le flou de tractations dont ils ont été volontairement mis à l’écart, les députés finissent par réagir le 3 mars 2010. Par une résolution, votée à 663 voix contre 10, pour demander plus de transparence. Un mois plus tard, la première version officielle du traité Acta est présentée. Les derniers câbles révélés par Wikileaks montrent également la volonté des partenaires américains, japonais et européens de négocier le traité directement avec la Commission. Une X

En clair Ce qui inquiète les manifestants • Acta est un accord international installant un standard de base chez les pays signataires dans la lutte contre la violation de copyright. Les pays en question seraient libres d’adopter des dispositions plus contraignantes à partir de ce standard. • Responsabilité des intermédiaires d’Internet. Ils seraient considérés comme responsables des violations de copyright commises par les utilisateurs de leurs réseaux. Ils seraient obligés, sous peine de sanctions, de surveiller les activités de ses internautes et donner des informations personnelles aux supposées victimes. La

procédure de sanction se fait en dehors de l’appareil judiciaire. L’implémentation du traité en France demandera des dérogations au principe de procédure contradictoire. • Acta instaure une criminalisation du partage de la culture, même en l’absence de but non-lucratif. Un blogueur décide de poster une vidéo trouvée sur Youtube sujette à un droit d’auteur. La personne qui a posté la vidéo sur Youtube ne détient pas les droits d’auteurs. Le blogueur peut alors être sanctionné pour avoir posté la vidéo sur son blog, pour violation du droit d’auteur, et le détenteur des droits pourra le forcer à la retirer.

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LIBERTES TRACKEES X manœuvre parfaitement légale pour

un accord commercial. Pas pour un traité contemplant des sanctions pénales visant les citoyens européens. L’accord ne modifie pas par lui même le code pénal. En revanche, il crée un standard sur lequel les législateurs nationaux peuvent s’appuyer pour renforcer les sanctions ou en créer de nouvelles, dans le but de mettre en œuvre les principes édictés par le traité. Mais pour Félix Tréguer, chargé de mission pour le site la Quadrature du Net, un acteur majeur dans la mobilisation contre Acta, c’est la nature même du traité qui le rend si nocif. « Les dispositions du traité lui-même ne le rendent pas particulièrement plus dangereux qu’une loi nationale type Sopa/Pipa (lois visant le renforcement de la lutte contre le téléchargement illégal aux États-Unis dont l’examen a été repoussé), qui sont d’ailleurs inspirées d’Acta. Elles créent un cadre juridique similaire qui risque de se propager à l’échelle mondiale. La vraie particularité d’Acta est d’être un traité international. C’est plus dangereux qu’une loi nationale parce qu’il est beaucoup plus difficile de revenir sur un accord international que sur une simple loi. » La pression populaire en Europe a semé le doute parmi les supporteurs d’Acta. La coalition des 75 lobbies de l’industrie européenne favorables au traité a écrit une lettre aux parlementaires européens à la mi-février pour soutenir son adoption et appelant les députés à ne pas

« La vraie particularité d’Acta est d’être un traité international et non une simple loi. Il sera plus compliqué de revenir dessus » écouter « la désinformation » qui circule. Le commissaire européen au commerce Karel de Gucht, qui ne se déclarait « pas impressionné » par les manifestations de début février a fini par accepter l’examen du texte par la CJUE, chose qu’il refusait jusqu’ici. Son revirement trahit l’inquiétude des supporteurs d’Acta, conscients de la difficulté à convaincre 0 3 0

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l’opinion et les députés européens, qui voteront en septembre pour ratifier ou non le traité, sans pouvoir le modifier d’ici là. Un signe que le rejet définitif du traité est désormais une possibilité concrète pour ses adversaires. « Rien n’est gagné mais on est dans une évolution positive au Parlement européen, note Maxime Rouquet. Le président du Parti Populaire Européen (Joseph Daul, eurodéputé français, ndlr) a déclaré qu’Acta était déjà mort avant même l’examen du texte par les députés. »

Contre le téléchargement... Loin des discours officiels, Acta joue sur deux tableaux distincts. Le premier vise les usagers du peer-to-peer et de BitTorrent. Les dispositions du traité indiquent qu’il sera possible de forcer les fournisseurs d’accès à Internet à divulguer l’identité du propriétaire d’une adresse IP, afin de traquer les moindres clics des internautes ciblés. Sous couvert d’une harmonisation de la législation internationale en matière de propriété intellectuelle, une entreprise, nationale ou étrangère, pourra notamment obtenir des informations sur un internaute si elle compte l’attaquer pour violation de son droit de propriété et des dispositions du traité. En tant que tel, Acta reste une base de départ pour arriver à « l’Internet civilisé », selon l’expression consacrée par Nicolas Sarkozy. « Acta crée et diffuse un standard dans le monde qui est très similaire à ce que l’on connait en Europe. Certains parlent de partager la culture mais c’est manquer de réalisme et méconnaître le travail des auteurs. Rien n’est gratuit et sans protection de la propriété intellectuelle, notamment sur Internet, il n’y a pas d’incitations pour les créateurs », défend Catherine Blache, chargée de mission en relations internationales pour le Syndicat National de l’Edition, un autre groupe d’intérêt pro-Acta. Chaque État participant pourra ensuite développer sa propre législation et ses propres mécanismes de sanctions, à condition qu’ils assurent l’application du traité. Avec le risque évident, pour ses adversaires, de déséquilibrer durablement la balance entre les détenteurs des droits des œuvres culturelles, le public « citoyen » et ses droits fondamentaux. Un scandale pour Félix Tréguer : « Le

traité prévoit des sanctions pénales pour toute transaction commerciale non autorisée, même en l’absence de but lucratif. Les intermédiaires d’Internet, comme les fournisseurs d’accès à Internet (FAI), seraient responsabilisés légalement pour les obliger à surveiller, censurer et sanctionner les internautes. Acta tend vers une modification de l’architecture d’Internet en instituant des sanctions et une censure directes, sans procédure judiciaire aucune. » Les FAI seraient considérés - parce qu’exerçant une activité commerciale qui donne lieu à une violation de copyright - comme responsables de cette violation et ainsi contraints à exercer la surveillance des internautes. Mais le mystère entourant la genèse d’Acta a fini par jouer contre ses supporteurs, contraints de révéler le contenu du traité et de l’édulcorer pour le public. Ainsi, une disposition initiale prévoyait la possibilité de fouilles de matériel informatique aux frontières et sa confiscation en cas de possession de téléchargements illégaux. Elle n’apparaît plus dans la version finale.

... et les pays émergents L’autre idée derrière Acta est de constituer un groupe de pays « riches » (le Maroc et la Jordanie ont été associés à l’accord pour les apparences selon Wikileaks) afin de « régler les problèmes rencontrés avec les pays-tiers comme la Chine, la Russie ou le Brésil ». Sousentendu les pays émergents qui posent problème à Hollywood et aux industries culturelles. Pour Catherine Blache, « les pays en développement dans les instances multilatérales poursuivent d’autres buts. Pour créer un standard en matière de protection des droits d’auteurs, il a fallu passer par la négociation diplomatique classique, qui ne se déroule jamais sous les yeux du public. » Pourtant, d’après les câbles diplomatiques, le gouvernement américain souhaitait dès 2006 élaborer un « accord sur la propriété intellectuelle amélioré, multilatéral, dont l’objectif serait de fixer un "étalon or" pour la protection de la propriété intellectuelle auprès d’un petit nombre de pays de même sensibilité, que les autres pays pourraient aspirer à rejoindre. McCoy (représentant du département du commerce américain à l’époque, ndlr) a insisté sur le fait que


Des membres d’Anonymous sont venus au rassemblement anti-Acta du 10 mars dernier devant le Centre Beaubourg à Paris. T. Fingonnet

ce devait être un accord autonome, lié à aucune organisation internationale, comme le G8 ou l’OCDE, ce qui rendrait difficile l’élaboration d’un accord exigeant. » Le Japon, bien que réticent, a fini par accepter ce processus, pointant que « le ralliement à l’accord pourrait d’ailleurs servir de critère pour déterminer le statut d’économie de marché pour les pays comme la Russie ou la Chine. » Séverine Arsène, auteur de Internet et Politique en Chine (éditions Karthala, 2011), analyse le traité comme « une arme tournée contre la Chine en quelque sorte, si l’on considère que la plupart des produits contrefaits viennent de là-bas. On voit donc mal quel intérêt le gouvernement chinois aurait à se montrer proactif dans ce domaine. » A terme, les pays jugés « pirates » seraient pointés du doigt comme de mauvais partenaires commerciaux, les incitant ainsi à revenir sur leurs positions, ratifier le traité via des accords bilatéraux et accepter la conception occidentale de la protection de propriété intellectuelle.

L’Europe, dernier rempart ? Sur cette question, les intérêts économiques américains ont primé. Wikileaks a révélé que les représentants américains ont travaillé étroitement avec les acteurs de l’industrie culturelle et notamment les puissantes Motion Picture Associa-

Les protestataires savent qu’ils devront rester vigilants pour défendre leur conception d’Internet tion of America (MPAA), le lobby d’Hollywood, et Record Industries Association of America (RIAA), le lobby du disque. Knowledge Ecology International, une ONG américaine militante dans le domaine de la propriété intellectuelle, a publié une liste de suggestions de la RIAA à destination des négociateurs américains. Celle-ci mentionne notamment l’avènement de la responsabilité des intermédiaires d’Internet en cas de violation de copyright par un utilisateur du réseau ou encore la création d’unités de police spécialisées dans la surveillance des adresses IP. Un représentant de la MPAA a lui alimenté les craintes des internautes en demandant lors de négociations au Mexique en 2010 si Acta pouvait être utilisé pour fermer des sites « embarrassants » tel Wikileaks. Aujourd’hui fragilisé, le traité doit être examiné par la CJUE et les députés européens. Leurs discussions et leurs votes

décideront du sort reservé au traité controversé. Une responsabilité pesante, en particulier pour les élus favorables à l’accord. « Les députés n’ont pas envie de s’exposer politiquement », note Delphine Sarfati. La ratification est par ailleurs ouverte jusqu’en mai 2013, ce qui laisse une marge de manœuvre à ces supporteurs en cas de blocage européen pour changer le texte, notamment en cas de retoque par la CJUE. « Ce projet va se trouver reformulé, en grande partie du fait des critiques de la société civile, dans une Novlangue bien plus complexe, et qui fait qu’Acta n’est plus à l’arrivée un texte où l’on peut trouver une disposition unique qui susciterait à elle seule la révolte », expliquait Philippe Aigrain, ancien chef du secteur technique du logiciel à la Commission, lors de son intervention devant le Centre de Coordination pour la Recherche et l’Enseignement en Informatique et Société (Creis) le 13 janvier dernier. Et même en cas de rejet du projet, les protestataires savent qu’ils devront rester vigilants pour défendre leur conception d’Internet, comme l’explique Maxime Rouquet : « Acta n’est qu’un texte parmi d’autres. Tant que les droits fondamentaux des internautes ne seront pas protégés, ce genre de législation émergera, au niveau national (Hadopi), européen (directive Ipred) ou international. » ■

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LIBERTÉS TRACKÉES

encyclowebique

DO IT YOURSELF

LIRE ET ÉCRIRE

EN 140 CARACTÈRES ÉDUCATION.

Insolite en apparence, l´utilisation de Twitter dans l´apprentissage de la langue française repose sur un enseignement vieux d´un siècle. L´école, confrontée aux problèmes d’illettrisme, gagnerait à regarder de plus près ce qui se trame dans ces twittclasses. PAR JUSTINE BOULO

D

«

a n s  l ´ h e r b e fraîche, pendant l´hiver, un escargot rampe dans la neige blanche. » Un poème en moins de 140 caractères. Contrat rempli pour Mélissa, une petite brunette joufflue. Dans la classe de CM1 de l’école avenue d’Ivry, dans le 13e arrondissement de Paris, le jeudi matin est réservé à l´atelier Twitter. Alexandre Acou n´a « rien d´un geek ». C´est pourtant pour ce réseau social, qui permet de communiquer grâce à des mini-phrases, que cet instituteur a opté dans son enseignement de la langue française. La sonnerie de 8 h 30 vient de retentir quand une dizaine d´enfants âgés de sept à huit ans se rue sur les ordinateurs. Souris en main, le nez collé à l´écran, ils ont une heure et demie pour peaufiner leurs haïkus. Ces poèmes traditionnels japonais extrêmement courts s´adaptent parfaitement à l´espace restreint qu´autorise Twitter. « Ils sont complètement libres d´écrire ce qu´ils veulent. Je ne leur donne au0 3 2

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cune contrainte. La forme est déjà une c o n t r a i n t e  e n  s o i  » ,  e x p l i q u e l´enseignant. Laëtitia a jeté sur le papier son poème. Elle l´apporte à Céline, chargée cette semaine de gérer le compte Twitter. Mais avant de publier quoique ce soit sur Internet, les élèves corrigent. Ensemble, toujours. « Les champs sont beaus » commence le texte. La relectrice s´arrête net. « Au pluriel, beau prend un x.» En un clic, la faute d´orthographe disparaît. Les quatre yeux passent et repassent au peigne fin la phrase de Laëtitia. Pendant que l´instituteur, en bout de chaîne, vérifie la syntaxe, Jiaxing trépigne. Elle est impatiente de publier son troisième « twithaïku » de la matinée. Soudain, les cris déferlent dans la cour et les ballons de football ne tardent pas à siffler devant la fenêtre. Les claquements de portes résonnent dans l´école. C´est l´heure de la récréation. Mais à l´atelier Twitter, les élèves s´accrochent à leurs claviers. « Allez, on y va. Vous enregistrez vos travaux et vous fermez les sessions. » Alexandre Acou s´égosille une fois, puis deux. En vain. Jiaxing n´ira pas jouer à la marelle

tant que son poème ne sera pas en ligne. « Certains sont accros. Trop ! » ponctue le professeur. « C´est terminé. TER-MINÉ! En récré ! » Jiaxing abdique. Son copain Jacky sursaute, comme arraché à une rude réflexion. Il bondit de sa chaise et s´éloigne…Sans quitter sa feuille du regard.

Écrire pour être lu, enfin Jiaxing, Jacky, Mélissa et Laëtitia sont loin d´être des cracks en français. Comme pour tous les enfants d´école élémentaire, les histoires de J´aime lire de la bibliothèque ne sont passionnantes qu´un temps. Devant les tableaux de conjugaison, les coudes servent rapidement d´oreiller. « Twitter crée une émulation chez les élèves, conclut l´enseignant. Ils savent qu´ils vont être lus, que des gens, des élèves comme eux, les suivent. » À peine Jiaxing a-t-elle rangé sa trousse, qu´elle sursaute de joie en balayant l´écran du regard. « J´ai été retweetée, il y a douze minutes ! », hurle-t-elle à la classe sans cacher sa fierté. Autrement dit, l´un des 122 abonnés au compte @classe­_acou a non seulement lu, mais


Depuis qu’elle publie des poèmes sur Twitter dans sa classe de CM1, Jiaxing est devenue accro à l’écriture. J. Boulo

publié une seconde fois son poème. « Avec ce réseau social, les enfants ont des retours. Le lecteur est actif. Rédiger un texte pour être corrigé par un unique professeur qui va se contenter de mettre une note, cela n´a pas la même portée.» Alexandre Acou s´est lancé dans « l´expérimentation Twitter » l´an dernier. Ils n´étaient qu´une dizaine à la rentrée 2010 à s´essayer à ce « nouvel outil numérique détourné pour la pédagogie ». Depuis, 150 twittclasses ont suivi le mouvement en France, au Canada et même au Gabon. La tendance est encore marginale, mais loin d´être uniquement insolite. Particulièrement développées au Québec, les nouvelles technologies ont démontré leur succès dans l’enseignement. Annie Côté enseigne le fran-

çais à des lycéens de 16 à 17 ans, à l´école Saint-Pierre et des Sentiers, dans

« Mes élèves ont découvert le plaisir d’écrire » la capitale québequoise. « Je remarquais que les élèves twittaient pendant les cours, alors que c´est interdit. Au lieu de les punir, j´ai pensé "très bien, alors on va utiliser ces technologies pour les devoirs". » D´abord troublés, les adolescents y ont vite pris beaucoup de plaisir. Exigeante sur la contrainte, l´enseignante demande aux élèves d´inventer un hommage, un fait divers ou une citation et de le rédiger en 140 signes exactement.

« Ils ont réalisé que l´on pouvait s´amuser, mais que ce n´était pas si facile. C´est un beau défi, car lorsque l´on arrive à 139 ou 141 signes, il faut chercher un synonyme. Or les mots n´ont pas exactement le même sens. Ils doivent alors reformuler la phrase entière. » La restriction de l´espace rend l´écriture bien plus complexe. Là aussi, les élèves sont devenus « accros à l´écriture ». Les plus forts se sont très vite lancés eux-mêmes des défis, encore plus difficiles. « Ils s´imposaient de faire commencer tous les mots par la même lettre ou exclure la lettre « e » à la manière de Georges Perec » racontet-elle. À ses yeux, l´expérience a abouti au résultat recherché et plus encore. La professeure se réjouit de voir que ses élèves « ont découvert le plaisir X

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Un brevet de bonne conduite sur Internet DÉONTOLOGIE. L’utilisation réguilière de Twitter à l’école met l’enfant face aux problématiques d’éthique liées aux nouvelles technologies et outils de communication.

E

n février 2001, le ministère de l´Education lance le B2i. Ce Brevet Informatique et Internet permet de mieux préparer les élèves à un usage responsable des Technologies de l’information et de la communication (TIC). Cette attestation n’est pas un diplôme, mais la preuve que l’élève a acquis une maîtrise raisonnée du Web. Crotenay, Jura, 650 habitants. Dans cette école de « zone rurale », les élèves de cycle 3 (CE2, CM1, CM2) « tweetent » chaque semaine depuis deux ans. Bertrand Formet, dans son rôle d´animateur informatique, aide l´enseignante Amandine Terrier à utiliser ce réseau social avec sa classe.

« Une éducation réelle aux médias » La manipulation d´un outil de communication par des enfants âgés de sept à neuf ans pourrait en faire tiquer plus d´un. « Avec Twitter, les questions d´identité numérique sont désormais faciles à aborder », estime Bertrand Formet. Car si les programmes scolaires alertent sur les dérives que peut induire Internet, rien ne vaut la pratique. « Les élèves gèrent le compte eux-mêmes avec le smartphone de l´institutrice. Nous, les adultes, effaçons les personnes aux avatars suggestifs. On n´accepte uniquement ceux qui ont un rapport avec l´éducation. Mais après ce premier filtre, ils décident tous seuls de qui peut s´abonner ou non ». Alors qu’ils balayent du regard les dernières notifications de leur compte Twitter, de nouvelles demandes d’abonnés apparaissent. Des noms anonymes, des avatars amusants, qu’un enfant aurait tendance à vouloir découvrir. Mais la règle est la règle. 0 3 4

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Dans les twitclasses, l’utilisation du réseau social est réglementée pour éviter les dérives du Web et guifer les élèves. J. Boulo

Comme lorsque l’on apprend aux plus jeunes à ne pas ouvrir la porte de chez soi à un inconnu. Laurence Juin fait partie des pionniers de l’expérience Twitter. Dans son lycée professionel de La Rochelle (Charente-Maritime), elle fait travailler ses adolescents avec le réseau social. La charte que cette enseignante a créée à cette occasion fait foi dans toutes les twitclasses. Au tableau, les dix commandements du Web sont affichés pour guider l’enfant et l’alerter sur les dérives : « faire attention à qui on s’abonne», « ne pas publier des données personnelles », « être accompagné d’un adulte pour aller sur Twitter », etc. Avec Internet, la communication n’est plus concrète. Les enjeux en sont alors plus flous. Mais les élèves, parce qu´ils manipulent l´outil, prennent très vite conscience des limites. À Crotenay, la classe peut proposer de partager des événements.

« L´autre jour, raconte l´animateur informatique, ils voulaient diffuser une photo sur laquelle apparaissaient

« L´enfant apprend à se forger son identité numérique » certains élèves. Je n´ai pas eu besoin d´intervenir. Ils se sont interrogés et ont parfaitement réagi : ils savent que s´ils publient des images d´enfants, il faut demander l´autorisation aux parents. » Pour Bertrand Formet, l´enseignement via Twitter entre dans une logique d’ « éducation réelle aux médias ». L´enfant apprend à s´affirmer. « Il réalise que non, on n´est pas obligé de subir des abonnés. Il intègre l´idée : "je me forge mon réseau, mon identité numérique. Et oui, j´ai le choix". » ■ J.B.


X d´écrire ». Mais au-delà de ce premier acquis, elle remarque que Twitter « encourage aussi ceux qui ont un plus faible niveau car sur de petites unités de 140 signes, on devient habile, on contrôle l´écriture. » Annie Côté n´était pas dupe en osant utiliser Twitter comme outil pédagogique. « Certains émettent des critiques soi-disant parce qu´écrire dans un espace restreint réduit la pensée et l´imagination. J´ai la forte impression que ces gens-là n´ont tout simplement jamais essayé, s´agace-t-elle. Non seulement cela demande un travail extrêmement subtil, mais un élève doit aussi être capable de commencer petit pour ensuite écrire grand. Il faut varier les proportions d´écriture. » Ces enseignants aventureux n´échappent pas aux regards en biais ni aux critiques. L´idée reçue veut que les nouvelles technologies parasitent l´orthodoxie éducative et qu’Internet nuise à l´apprentissage de l´orthographe et de la grammaire. Dans son école parisienne, Alexandre Acou arrête tout de suite les suspicieux. « Twitter, c´est le jeudi matin. L´aprèsmidi, on s´attaque à la bonne vieille

dictée. Dans ma classe, je n´ai ni ordinateur, ni Wi-Fi », rassure-t-il. À 250 kilomètres plus au nord, à Dunkerque, Jean-Roch Masson est l´un des pionniers de l´expédition Twitter. Instituteur en CP à l´école de la Providence, il confirme : « Ce n´est qu´un support. Je pourrais faire la même chose avec des pigeons voyageurs, ce serait pareil. Et martèle encore:Twitter n´a rien de nouveau en soi. »

Twitter, un siècle plus tôt Le réseau social sert en réalité une pédagogie bien plus ancienne. Son utilisation repose sur trois principes essentiels : la libre expression de l´enfant, l´esprit collaboratif et l´échange interscolaire. Le pédagogue Célestin Freinet (18961966) avait fait de ces concepts le cœur de sa théorie de l´enseignement… il y a près d´un siècle. Instituteur en CP à l´école élémentaire rue de la Plaine, dans le 20e arrondissement de Paris, Daniel Gostain est aussi le représentant départemental de l´Icem (Institut coopératif de l’école moderne – pédagogie Freinet). Les nouvelles technologies, « ce n´est pas (son) truc »,

avoue-t-il. L´enseignant ose tout de même résumer, la voix posée, le regard précis : « Twitter est complètement dans l´esprit Freinet. » Loin de se lancer dans le prosélytisme, il explique comment « Célestin Freinet, alors enseignant, avait été blessé à la poitrine pendant la Première guerre mondiale. Il ne pouvait plus rester debout très longtemps, il rencontrait des difficultés pour s´exprimer. Il ne pouvait plus s´afficher comme le maître traditionnel, s´imposant face à la classe. Il a réfléchi à la conception d´une école dite " moderne " qui place l´enfant – et non plus l´adulte – au centre de la pédagogie. » Ce qui était à la base un arrangement pratique s´est métamorphosé en une profonde réflexion sur la manière d´éduquer un élève. « Cette liberté de l´enfant à prendre en main son apprentissage a explosé après mai 68, jusque dans les années 1 980. Il y a eu des excès. Aujourd´hui, l´éducation a fait machine arrière. Freinet va à contre-courant de la société », conclut Daniel Gostain. Dans son école de Vence (AlpesMaritimes) fondée en 1 935, Célestin Freinet poussait les élèves à rédiger X

LE MOT

Twitter, mode d’emploi Ce réseau social a été lancé aux Etats-Unis en 2006 par Jack Dorsey. Début 2012, le site comptait déjà 383 millions d’utilisateurs dans le monde, dont 5,2 en France. Twitter permet d’envoyer gratuitement des messages brefs, appelés tweets (« gazouillis »), par Internet. Ces messages ne dépassent jamais 140 caractères, soit une à deux phrases. Le slogan du site est devenu « What’s happening? », « Quoi de neuf ? ». L´utilisateur raconte ce qu’il fait au moment où il le fait, en échangeant des informations, des photos et des liens.

Pour les élèves d’Alexandre Acou, l’avatar, le hastag et le retweet n’ont plus de secrets. J. Boulo

L’utilisateur poste des tweets que les « followers », les abonnés, peuvent lire. Une personne peut choisir de rendre ses messages privés : il envoie alors un DM, «  direct message ». Un mot accolé au signe « # », appelé «hastag » en anglais, indique le thème du message, comme un mot clé. L’avatar est le pseudonyme sous lequel l´utilisateur s´inscrit à un

compte Twitter. Le nom est précédé de l´arobase, comme par exemple @BarackObama. Si cette formulation arrive en tête du message, il est alors uniquement adressé à cet abonné. S´il est écrit «RT@BarackObama», l´utilisateur retweete, c´est-à-dire, il relaie le tweet de Barack Obama.

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encyclowebique X des textes, de manière absolument

libre, et ensuite de les imprimer euxmêmes, pour en faire un journal. C´est ce que fait Daniel Gostain avec sa classe parisienne. « Les élèves écrivent ce qu´ils veulent. Puis ensemble, ils relisent et sélectionnent les articles. On les envoie ensuite à une autre classe, qui nous répond. » Un système qui ressemble de très près à Twitter, Internet en moins. Le geste calme, le mot articulé, Daniel Gostain insiste sur le fait que « l´élève doit être concerné, savoir pourquoi il fait ce qu´il fait ». Plus que du plaisir, l´apprentissage doit « donner du sens, bon sang! », s’acharne-t-il à répéter. « Il faut favoriser l´expression, la création mais sur de vrais projets. » Stéphanie de Vannsay l´a bien compris. Enseignante en Rased (Réseau d´aides spécialisées aux élèves en difficulté), elle vadrouille dans les écoles de la ré-

gion parisienne pour soutenir des enfants que l´on dit « en difficulté » l´expression lui fait lever les yeux au ciel. Également déléguée du syndicat des enseignants SE-Unsa, Stéphanie de Vannsay se creuse à imaginer des solutions pour colmater les brèches de

Chaque année, 100 000 élèves arrivent au collège sans savoir lire l´Education nationale. Pour elle, les nouvelles technologies aboutissenet à des résultats. « J´avais un élève de CE2, se souvientelle, qui avait deux ans de retard et ne savait toujours pas lire. Avoir recours à une méthode de lecture classique qui

n´avait jamais fonctionné jusqu´ici aurait été stupide. » L´enseignante est persuadée qu´aucun élève n’est voué à rester « mauvais ». Il suffit de lui donner envie d´écrire. « Cette envie naît quand il y a quelqu´un pour nous lire, affirme Stépahnie de Vannsay. Avec les réseaux sociaux ou les blogs, on reçoit des commentaires. Un de mes élèves était un grand fan du manga Naruto. Il n´écrivait que sur ce sujet. Et un jour, c´était fabuleux, il a reçu un commentaire écrit en japonais. Il était signé du créateur de la série luimême ! Il a halluciné. » Halluciner. Une réaction récurrente chez cette femme au regard noir et au sourire sincère. Surtout quand elle réalise que ses élèves « continuent d´écrire le weekend, chez eux. Ils découvrent qu´ils ont de vrais lecteurs et se retrouvent face à la nécessité d´être compris, de mettre en ordre leur pensée. Cela donne du sens

De Rimbaud au Web 2.0, petit manuel de «Twittérature » POÉSIE. « Twitter va générer de nouvelles pratiques d’écriture. »

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ean-Yves Fréchette est le cofondateur de l´Institut de twittérature comparée à Québec, auteur de Tweet rebelle, (L’instant même, 2011, 176 pages). Il tweete sous le pseudonyme @pierrepaulpleau.

Publier des poèmes sur un espace aussi restreint que Twitter, n´est-ce pas réducteur ? Jean-Yves Fréchette : On doute que Twitter puisse donner la chaire de poule. Par exemple, mon dernier tweet  : « Que vous a-t-on révélé de la stridence des cristaux dans la tempête ? Doutiez-vous de la douleur du givre et de ses aiguilles sous la peau ? »… Ça fait mal, hein ? Aux personnes qui disent : « Vous réduisez la pensée à 140 caractères », j´ai envie de répondre: Fidel Castro, qui faisait des discours fleuves de huit heures, aurait soulagé bien du monde s´il avait connu Twitter… On peut faire preuve de créativité sans bouder les formes longues. Pourquoi la Twittérature a eu ce besoin d´investir un réseau de communication ? L´idée de travailler en Twittérature est que les écrivains investissent un média, mais essayent de le faire autrement. Par exemple, mon personnage Pierre-Paul Pleau ne retweete jamais, ne fait jamais de hashtag, ne cite aucun article. Il ne participe pas à cette vie sociale de Twitter. 0 3 6

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C´est un asocial qui utilise un médium social pour explorer les éléments du style, transcender la forme fixe pour exprimer autre chose qu´une impression. L´un des postulats de la twittérature – que j´appelle parfois nanolittérature - est d´introduire de la lenteur et de la réflexion dans ce réseau social et ne pas dire simplement « j´aime le dernier tube de Lady Gaga ». Twitter va générer de nouvelles pratiques d´écriture. Finalement, Twitter n´a rien de nouveau ? La forme brève existe depuis bien longtemps. C´est le cas de la tradition orientale de l´haïku, les maximes, les proverbes, les apophtegmes ou les devises. Travailler de manière brève n´est pas exclusif à notre époque. René Char dans ses Feuillets d´Hypnos définissait le poète comme la synthèse d´un être qui projette et d´un être qui retient. C´est bref, mais c´est toute la tension et la dynamique de la créativité. Rimbaud même, disait : « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. » - lettre à Paul Demeny, 1871. C´est moins de 140 caractères ! Et pourtant c´est cette phrase brève qui est à l´origine de toute la poétique contemporaine. Propos recueillis par J.B.


à ce qu´ils font. » Du sens, encore du sens. « J´ai vu des élèves devenir brillants », constate Stéphanie de Vannsay. Une note d´optimisme dans un paysage qui invite moins à l´enthousiasme. Dans son rapport de mai 2010, la Cour des comptes conclut qu´à la fin de la scolarité obligatoire - à l´âge de 16 ans - la proportion d’élèves éprouvant des difficultés sérieuses en lecture est de l’ordre de 21 %. En 2007, le Haut Conseil de l’Éducation révélait que chaque année, quatre écoliers sur dix, soit environ 300 000 élèves, sortent du CM2 avec de graves lacunes en langue française. 100 000 d´entre eux ne savent même ni lire, ni écrire. Daniel Gostain n´est « pas certain que les élèves de la pédagogie Freinet et de l´enseignement classique aient une réelle différence de niveau ». L´enseignant de CP remarque cependant que dans sa classe, ses élèves deviennent des « enfants complets. Ils sont plus libres dans leur tête, à l´écoute et s´expriment aisément. » Qu´est-ce que réussir ? « La société a besoin de quantifier. Donc on ne prend pas en compte ce qui ne se quantifie pas. Est-ce qu´on évalue le plaisir d´écrire ? L´esprit critique ? Non », s´indigne le disciple de Freinet. En entrant au collège, les élèves qui ont encore des lacunes reçoivent plus de cours de lecture. Un forcing qui fait sursauter de rage Daniel Gostain. « C´est ridicule ! C´est comme faire manger un légume que vous n´aimez pas. Si on vous en sert midi et soir, vous allez finir par l´aimer ? Non ! Alors que si on l´accompagne d´autre chose, si on le prépare autrement, vous l´apprécierez. Pour la lecture, c´est pareil. »

Jouer collectif pour combattre l’échec L´enseignant a donné un surnom - qui n´a rien d´officiel - à sa pédagogie : « envie - en vie ». Il traduit : « Car elle donne envie à l´élève d´apprendre et donne littéralement vie à la classe car elle crée un esprit collectif ». Si aux yeux de l’instit, les outils de communication transmettent cette motivation, sa consœur Stéphanie de Vannsay ne fait pas dans la nuance : « Si Freinet était encore vivant, il utiliserait Twitter ! ». Dans l´enseignement classique, tout part du maître. « L´imprévu, c´est perturba-

teur, cela ne va pas. Pour moi, une classe où trente élèves travaillent tête baissée sur un exercice de conjugaison, où il ne se passe rien, c´est la mort.» Du collectif, de l´imprévu. Autant d´ingrédients qui ne manquent pas dans la classe d´Alexandre Acou. Cette année, ses élèves de l´école avenue d´Ivry ont engagé un jeu d´échecs contre les CP de Jean-Roch Masson de Dun-

« Si Freinet était vivant, il utiliserait Twitter » kerque. Un jeu d´échecs… via Twitter bien sûr. Quand le groupe a décidé de la pièce à jouer, il envoie un tweet à l´adversaire. L´alerte peut survenir à n´importe quel moment. Alors que les CM1 s´activent ce jeudi matin à parfaire leur poèmes, soudain un tweet de @ classe_Masson s´affichent : le pion de la case C3 a été déplacé vers la case B4. Branle-bas de combat ! Céline imprime le jeu d´échecs tel qu´il est désormais. Une demi-douzaine d´enfants se ruent autour d´une table, les plans sous le nez. Les généraux en herbe discutent, pensent, rediscutent, abandonnent, discutent encore. Ils discernent clairement la stratégie de l´ennemi: ils viennent de se faire manger un des leurs. « C´est des CP, mais… ils ne sont pas plus bêtes que nous ! » avertit Martin d´une voix rocailleuse de bad boy malgré ses huit ans. Les yeux rivés sur l´objectif en ligne de mire, ils scrutent le terrain de la bataille en silence. L´heure est grave. Noé, avec ses cheveux en épis et ses grands yeux noirs, ose rompre le silence. « Il faut attaquer leur reine. » L´entreprise est risquée. Aminata trifouille ses tresses comme dubitative : « On n´a que douze pièces, eux en ont treize. Il ne faut pas en perdre une de plus. Puis plus offensive, elle jette à Noé : Tu veux quoi ? Nous sacrifier ? » Sakoumba calme le jeu et propose de déplacer un simple pion pour leur barrer la route. Noé le défie. « Quitte à se faire bouffer … heu manger… autant leur faire perdre un joueur. » Sakoumba tortille ses lèvres une seconde. Il abdique. « Qui vote pour l´idée de Noé ? » Cinq mains se lèvent. Le perdant baisse les yeux. Puis relève fièrement la tête :

« Alors ok ! » Alexandre Acou observe le débat sans dire mot. « Ce qui est formidable, c´est qu´au début de l´année, seulement deux ou trois élèves savaient vraiment jouer aux échecs. Je voulais leur apprendre mais je n´ai pas eu le temps. En réalité, je n´ai pas eu besoin de leur enseigner quoique ce soit. Ceux qui savaient ont aidé les autres. Maintenant, tous savent jouer. » L´enseignant se félicite de sa victoire. « C´est aussi ça Twitter. Un outil qui réinjecte du collectif. L´élève n´est plus tout seul devant son bout de papier. Entre eux ils s´entraident, se corrigent. Moi, je supervise. » L´esprit collaboratif, pourtant, se raréfie. Stéphanie de Vannsay le regrette. « Le système éducatif actuel entraîne à être individualiste, il nous pousse à la compétition. Aujourd´hui c´est devenu un réflexe de savoir qui a la meilleure note, qui est le premier de la classe. » Une tendance qui tend à s´intensifier. Publiés le 7 décembre 2010, les résultats de l’enquête Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) montraient qu’en France, l´écart se creuse entre les meilleurs élèves et les moins bons. « Le travail de groupe est essentiel, martèle l´enseignante de Rased. Justement, c´est quand un élève est capable d´aider un autre, donc de transférer ses compétences, qu´il réussit. Car on prouve que l´on sait, quand on est capable d´expliquer. » Daniel Gostain a lui aussi chassé l´esprit compétitif de sa salle de classe. « Si un élève est en difficulté, on ne lui répond pas : "débrouille-toi tout seul". Non, un autre élève l´aide. Ensemble, ils cherchent la solution. C´est complémentaire ». Célestin Freinet avait baptisé cette démarche « le tâtonnement pédagogique ». Un principe sur lequel Alexandre Acou ne transige pas, même s´il admet que cet enseignement « demande plus de temps ». Le disciple de Freinet se considère « à contre-courant de la société où tout doit aller vite ». Mais il reste convaincu d´une chose : « Prendre ce temps pour les apprentissages, c´est faire le pari qu´il en restera quelque chose. » Les aventuriers de l´expérimentation Twitter ont, eux aussi, accepté ce pari. Et la mise, l´avenir d´une dizaine de millions d´enfants et d´adolescents, est élevée. ■

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LIBERTÉS TRACKÉES

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DO IT YOURSELF

CONNEXION

ILLIMITÉE AU SAVOIR

SOCIÉTÉ. Bardé d’écrans, l’Homme dispose d’un accès illimité à

l’information. Un seul préalable : qu’il sache où la chercher dans le vaste espace de la toile.

V

«

oulez-vous apprendre un nouveau langage ou juste un nouveau mot ? Peut-être voulez-vous en savoir plus sur l’anatomie ou l’astronomie ? ». Novembre 2011 : sortie de l’ IPad 2. Au lieu de développer ses nombreuses fonctionnalités, Apple axe ses publicités sur l’intérêt pédagogique de l’objet de luxe. Sa stratégie : « Montrer qu’avec l’iPad, vous serez plus accomplis, explique Emmanuel Torregano, fondateur du site High-Tech Electronlibre. C’est la tendance que suivent toutes les entreprises du secteur. » En l’espace de cinq ans, le nombre de sites de formations a explosé. En 2010, le marché du e-Learning a bondi de 25 % pour atteindre les 150 millions d’euros. Même hausse du côté de la fréquentation des supports informationnels moins conventionnels. Chaque jour, 600 nouvelles applications font leur apparition sur l’Applestore. Et du côté des réseaux sociaux, le nombre d’inscrits à Twitter a doublé en 2011 dans l’hexagone. Il dépasse aujourd’hui les 5 millions d’inscrits. « Ces supports sont des sources de savoir très riches. Ils constituent une chance inouïe pour la société », s’enthousiasme Pierre Berger, auteur de L’informatique libère l’Humain. Une révolution informationnelle due 0 3 8

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PAR JULIE REYNIÉ

aux bouleversements technologiques actuels : avec l’arrivée des smartphones, la place des écrans n’a cessé de grandir. « Maintenant, ils sont partout. Dans la rue, dans votre salle à manger, votre salle de bain », énumère Laurence Nigay, responsable du service Ingénierie de l’Interaction Homme-Machine au laboratoire d’informatique de Grenoble. Dans son dernier rapport financier publié en janvier  2012, Apple déclare avoir

« Le web est un excellent complément aux magazines » vendu plus de 37 millions d’iPhones au dernier trimestre soit 378 000 unités par jour, un chiffre supérieur au nombre mondial de naissances quotidiennes. Dans une maison à Montauban, Célia, 16 ans, met en pratique ses cours de mathématiques sur www.Ilemat.net pendant que sa mère apprend une nouvelle recette de gâteau via son iPad. Dans le jardin, Gaëtan, 10 ans, s’écrie : « Papa, c’est quoi ça ? » « On dirait une salamandre. Attends, je vérifie sur wikipedia ! », répond le quinquagénaire en dégainant son iPhone. Pour Patrice, mé-

decin anesthésiste, les technologies du numérique sont bien devenues un outil d’information crucial : « Il y a tout dessus, justifie-t-il. Des applications de dictionnaires, des livres de médecine, de la musique, c’est très pratique ». Très pratique mais aussi très précis. Sur Internet, Patrice trouve tout ce qu’il cherche. « Je suis passionné par la musique. Le web est un excellent complément aux magazines qui sont très généraux, explique-t-il. Par exemple, j’ai pu trouver le type de guitare qu’utilise le groupe Rodrigo y Gabriela, ainsi que le type de cordes et les partitions. » Mais cette technique d’information n’est efficace que si les internautes savent appréhender les moteurs de recherche. Plusieurs sites, tel Windows Microsoft, proposent quelques astuces pour acquérir la logique nécessaire à des recherches utiles. Par exemple, préférez l’utilisation de mots exactes aux génériques.

Une mémoire sélective Le nombre de données mises à disposition du public augmente mais l’Homme n’est pas forcément beaucoup plus instruit. Comme il peut accéder quand il veut et où il veut aux types d’informations désirées, il ne prend plus la peine de mémoriser les contenus. « Plutôt que retenir des numéros de téléphone par cœur, le cerveau préfère se rappeler où est rangé l’annuaire. Avec Internet, c’est


Tous les matins, Gaëtan, ses parents Patrice et MarieAnge lisent et regardent l’actualité sur leurs smartphones et tablettes numériquesr. J.Reynié

la même chose mais à une échelle plus importante. », explique Emmanuel Sander, responsable de l’équipe de recherche Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances de l’Université Paris 8. Au fil des années, les nouvelles technologies sont devenues les disques durs externes de nos intellects, une forme « d’extension de nos êtres », estime Emmanuel Torregano. Dans une époque où la compétition entre les individus se renforce, elles sont là pour les rendre plus efficaces et les assister. Lancé en 2010, Google Instant fournit les résultats d’une requête au fur et à mesure qu’on la tape. Pour Sergey W Brin, cofondateur de la firme, Google deviendra « la troisième moitié de votre cerveau ».

Penser autrement L’Homme n’est pas plus bête pour autant. Il réfléchirait simplement différemment. « Ses capacités mémorielles étant moins utilisées, il utilise ses neurones pour développer de nouvelles capacités et une autre forme d’intelligence », explique Pierre Berger. Même constat pour Rafik Smati, auteur d’Éloge de la vitesse. Pour ce président du groupe Aven-

ters (dromadaire.com, ooprint.fr), la vitesse de l’information développe également la curiosité : « Les gens ont accès à de plus en plus de contenus. Ils craignent de rater une information cruciale et ont besoin d’être rassurés sur leurs

« Les nouvelles technologies sont devenues les disques durs de nos intellects, une forme d’extension de nos êtres » connaissances en les enrichissant ». En plus de stimuler la curiosité, cette vitesse améliore l’esprit de synthèse. « Tout va tellement vite que les internautes, comme les journalistes, doivent aller droit au but, poursuit-il. Sur Twitter, ils sont capables de résumer une information en seulement 140 caractères alors qu’avant ils développaient plus, les moyens de communication étant plus limités. » Résumer mais aussi classer : l’utilisation exponentielle des mots clés sur les messages Twitters, dits

hashtags, montre une meilleure intelligence documentaliste des internautes. Familiarisés avec ces nouvelles technologies, ils ont su en comprendre le fonctionnement mais aussi la logique. « Le conseil général de Corrèze a équipé des milliers de collégiens en Ipad. Ils s’y sont adaptés très vite car cette génération est née avec les nouvelles technologies. Leur fonctionnement n’a plus de mystère pour eux », s’enthousiasme Lionel Salvodelli, professeur de technologies au collège Victor Hugo à Tulle. Face à la mutation informationnelle, des spécialistes de l’éducation proposent de repenser le système éducatif pour mieux guider l’enfant et lui permettre de bénéficier pleinement des ressources numériques. Car selon un récent rapport du Conseil national du numérique (CNNum), le parc informatique des écoles serait en mauvais état, les ressources pédagogiques trop peu nombreuses et les enseignants insuffisamment formés. Pourtant, reconnaît le groupe de travail, « l’acquisition d’une culture du numérique et la maîtrise de ses outils sont aujourd’hui nécessaires à une insertion réussie dans la société et la vie active. » Une des missions premières de l’école. n

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TROIS NOUVELLES

FAÇONS

D’APPRENDRE SOCIÉTÉ. Les bouleversements de l’ère numérique ont fait évoluer la pédagogie et l’acquisition des connaissances.

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AVEC LA CURATION, ON TRIE, ON HIÉRARCHISE

Tous les matins, après s’être fait son café, Patrice allume son iPad. « Je regarde tous les sites des grands journaux et des magazines et je compare ce qu’ils disent ». Mais pressé par le temps, il n’a pas le temps de tout lire. « J’effectue un tri en regardant en premier les sujets qui m’intéressent ». Sans le savoir, Patrice fait de la curation, c’est-à-dire une sélection des contenus en fonction de ses intérêts. Parfois, il en fait également pour ses proches, comme quand il décide d’envoyer par mail un article intéressant à sa famille. Selon une étude réalisée en juin 2011 par le service de partage de liens ShareThis, les réseaux sociaux, les blogs et les emails seraient à l’origine de 10 % du trafic envoyé aux sites Internet. Pour Patrice, « ce partage est une alternative aux médias traditionnels, car on fait confiance aux recommandations de nos proches ».

Twitter pour comprendre Trouver l’information dans cette masse de données est devenu un nouveau défi. En dix ans, des sites spécialisés dans la curation sont même apparus, à l’image du Huffington Post, Libé Food ou encore des Echos Présidentielles. « On a 0 4 0

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PAR JULIE REYNIÉ

Patrice surfe sur les sites d’information et envoie les articles intéressants à ses amis et à sa famille pour les informer. J.Reynié

tellement d’informations à portée de main que l’important va être de savoir comment effectuer des recherches efficaces plutôt que de tout retenir », affirme Henri Verdier, président du pôle de compétitivité Cap Digital. L’entrepreneur va même encore plus loin que Patrice dans la curation : il cherche l’information directement à la source. « Je suis de nombreux chercheurs et chefs

d’entreprise sur Twitter. Ils partagent leurs actualités, leurs réflexions, sans que ça ne passe par le filtre médiatique. Mais pour que ce soit efficace, il faut avoir un regard critique et savoir précisément qui suivre et sur quels sujet. », prévient-il. Pour aider l’internaute à s’orienter, de nombreux tutoriels regorgent de conseils, comme le recours aux fameux hashtags.


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AVEC L’INTELLIGENCE COLLECTIVE, ON PARTAGE, ON ÉCHANGE

Étudiante en classe de seconde, Célia doit commenter le premier chapitre de Zadig de Voltaire. En un clic, elle trouve plusieurs sites qui proposent des commentaires sur le même extrait, déjà rédigés. Tous sont réalisés par d’autres étudiants. « J’étudie les idées pertinentes et j’ignore les mauvaises », explique-t-elle. L’adolescente améliore ses notes et ses capacités d’analyse. « Avoir ce regard critique me permet d’acquérir une grande logique qui me sert dans l’étude des prochains textes. » Pour Rafik Smati, auteur de La Génération Y, le rapport à l’information a clairement évolué depuis l’arrivée d’Internet. « Avant, on se transmettait le savoir de manière verticale, c’est-à-dire de génération à génération. À présent, cette

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transmission s’effectue aussi de manière horizontale, d’individu à individu. »

Une approche horizontale Chercheur en sciences de l’information et de la communication, Guillaume-Nicolas Meyer explique l’apparition de l’information collaborative par la multiplication des sites d’achats en ligne, il y a dix ans : « On estime qu’un consommateur a le pouvoir d’en influencer 1 000 autres grâce à ses commentaires. À partir de là, les internautes se sont rendus compte qu’ils pouvaient informer la toile sur d’autres sujet. » Sur Youtube

ou Dailymotion, des amateurs postent même des vidéos explicatives sur des sujets allant d’une leçon de maquillage à un cours d’orgue. Grâce à elles, MarieAnge a appris à faire des bijoux très sophistiqués. « Quand je vois des filles m’expliquer comment faire, j’ai l’impression d’être avec des copines. Du coup, je progresse plus vite ». Des tutoriels parfois plus pédagogiques que des livres : « On peut poster des commentaires, demander des conseils aux autres filles, voir ce qu’elles font et s’en inspirer. » Pour Henri Verdier, ces informations empiriques enrichissent à condition « de remettre en question la qualité de ce qu’on voit. » Même avis pour Patrice, qui se méfie notamment des forums où « on dit beaucoup de bêtises ».

ENFIN, ON APPREND EN S’AMUSANT

« J’ai commencé à apprendre l’anglais avec le jeu Adibou, se souvient Célia. Récemment, j’ai beaucoup progressé en regardant des séries en anglais sur Internet. Je suis même devenue une des meilleures de ma classe dans cette matière ! » Le ludique au service du pédagogique, l’idée n’est pas neuve. C’est au XVe siècle qu’apparaît l’oxymore « Serio Ludere » pour désigner le traitement amusant d’un sujet sérieux. « Les jeunes d’aujourd’hui sont nés avec les jeux vidéos qui peuvent devenir de formidables outils pédagogiques », explique Damien Djaouti, spécialisé en informatique et dans les serious games. Avec Zombie division, le joueur incarne un héros qui peut diviser des squelettes porteurs de chiffres, chacune des attaques correspondant à un type de division particulier. Une méthode d’apprentissage qui séduit les entreprises. Selon une enquête de la Fédération de la formation professionnelle, 6 % des entre-

prises envisagent de se mettre au social learning à moyen terme et 18 % pensent déployer du serious game. Pourtant, en France, les logiciels de ce genre ne sont pas encore très développés.

« Depuis, je suis devenu plus fort en géométrie » Les écoles et entreprises s’orientent alors vers le social gaming, l’utilisation pédagogique de jeux purement ludiques. Pour Will Wright, créateur de jeux, grâce à SimCity, les gens se familiarisent avec un modèle de construction de villes et en tirent les principes de l’urbanisme. Après l’école, Gaëtan joue au jeu de construction Minecraft : « Depuis, je sais mieux dessiner des maisons et je

Grâce à Minecraft, Gaëtan a fait des progrès en géométrie. J.Reynié

suis plus fort en géométrie », assure-t-il. Le jeu, un formidable outil d’acquisition du savoir, selon Damien Djaouti, si les élèves sont bien encadrés: « Dans l’académie de Créteil, les élèves tiennent un journal de quête, au cours des jeux. Ils y notent tout ce qu’ils font. Ce n’est qu’en sortant du jeu et en analysant l’exercice dans la réalité que l’on peut acquérir les connaissances du serious game. » Que les professeurs se rassurent : les logiciels ne prendront jamais leurs places. n

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« Le numérique ne doit s’intégrer que petit à petit » SAVOIR. Professeur d’histoire de la philosophie moderne à Paris-I, Denis Kambouchner débat de l’importance des nouvelles technologies avec Philippe Meirieu et Bernard Stiegler dans « L’école, le numérique et la société qui vient »

Les nouvelles technologies constituent-elles un outil éducatif intéressant ? Évidemment, car le numérique offre de nombreuses ressources. Les logiciels éducatifs peuvent être très intéressants. Quant à Internet, il propose une quantité d’informations quasi infinie. Mais le numérique ne constitue une chance que si les élèves sont guidés dans toute cette masse de données. Il est donc nécessaire, peut-être davantage encore qu’hier, de procurer aux jeunes des bases de connaissances solides. C’est la raison

pour laquelle le numérique ne doit s’intégrer dans le parcours scolaire que de manière graduelle. Il en va du numérique comme des calculatrices en mathématiques : on peut en attendre de très grands services, mais il est indispensable de pouvoir s’en passer. Selon vous, les technologies ne permettent pas d’acquérir les bases du savoir? Au commencement de tout savoir, il y a l’écriture, et l’écriture reste d’abord un acte physique, celui de tracer des

PRATIQUE Restez concentrés ! Vous travaillez depuis des heures sur votre ordinateur mais vous avancez trop lentement. Normal : votre attention est continuellement détournée. Pas de panique. Apprenez à travailler plus efficacement en suivant ces trois points. 1. Soyez monotâche. Répondre au téléphone tout en écrivant un mail, travailler en mettant de la musique ou un film en fond sonore nuit à votre pouvoir de concentration. 2. Limitez vos onglets. Un nombre trop important de pages pousse au « zapping ». Les neurones peinent à mémoriser plusieurs cibles en même temps. Au lieu de laisser votre boîte email

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ouverte, accédez-y à des moments prédéfinis, toutes les heures par exemple. Selon une étude réalisée en 2006 à l’université du Minnesota et de l’Illinois, les sujets interrompus par des emails mettent jusqu’à 27 % de temps supplémentaire pour terminer leurs tâches. 3. Dîtes non aux liens hypertextes. pendant la lecture d’un article. Si vous voulez retenir les informations contenues sur un site, attendez de tout avoir lu pour cliquer sur les liens. Le cerveau humain ne peut pas être à la fois attentif (capacité à rechercher de l’information) et concentré (acquisition d’information au sein d’un même article).

signes sur une surface apte à les conserver. Les tablettes numériques peuvent être un très bon complément mais les élèves ne peuvent pas directement y apprendre à lire ou acquérir les connaissances de base. Contrairement au livre, et même avec toutes sortes de fonctionnalités ludiques, l’écran reste un support « froid ». Sans le professeur, l’interactivité numérique sera insuffisante, et il y aura dispersion de l’attention. Avec le numérique, l’homme peut avoir accès à une grande masse d’information quand il le veut. Est-il toujours aussi important d’apprendre ? Bien entendu. Selon certains auteurs, les élèves n’ont plus à apprendre, seulement à apprendre à chercher l’information. Je suis totalement opposé à cette idée et favorable à un enseignement intensif. Pour appréhender le monde qui nous entoure, il faut acquérir une grande quantité de savoir, apprendre une pluralité de langues comme le français, l’anglais mais aussi les mathématiques, les sciences, la littérature ou l’histoire. Si l’on ne prend pas la mesure de cette nécessité, notre pays continuera de reculer sur la scène économique mondiale, car les pays de l’Asie de l’Est, comme la Chine ou la Corée, réalisent cette accumulation de savoir. Dans ces conditions, les enseignants doivent affronter les multiples défis du numérique, dont l’omniprésence contribue à rendre leur métier plus difficile. Pour cela, ils devraient bénéficier d’une formation plus longue et perfectionnée. C’est une des urgences d’aujourd’hui. Propos recueillis par J.R.


« Se poser les bonnes questions » Henri Verdier, président de Cap digital, pôle de compétitivité en Ile-de-France L’essentiel n’est plus d’accumuler le plus de connaissances possibles mais d’apprendre à se poser les bonnes questions. Tout ce que l’on veut savoir est aujourd’hui accessible sur Internet. Avec la multiplication des smartphones, des tablettes numériques, des alertes par mail et des outils de veille, on accède rapidement à l’information. Dès que vous vous posez une question, vous pouvez obtenir la réponse en seulement un clic. Pourquoi perdre du temps

et de la place dans nos cerveaux à les remplir de connaissances parfois inutiles ? Le plus important est donc de se poser des questions joyeuses, perspicaces et porteuses de découvertes. Je préfère qu’un enfant se demande pourquoi les deux faces des feuilles d’arbres sont différentes plutôt qu’il apprenne des tas de leçons de façon mécanique. Soyons curieux, créatifs et développons notre sens critique. Nous gagnerons en intelligence et en efficacité..

« Chercher de façon autonome » Guillaume-Nicolas Meyer, chercheur en sciences humaines à l’Université Paul Valéry de Montpellier Les élèves sont noyés dans une masse d’informations quasi infinie. Même s’ils sont nés avec Internet, ils manquent encore cruellement de recul. Beaucoup ne parviennent pas encore à distinguer les sites d’information et les sites commerciaux, à avoir un regard critique sur les différents contenus. Il est donc nécessaire de guider les jeunes, de leur apprendre la prudence et de leur montrer comment chercher l’information de

façon autonome. Pour cela, le documentaliste doit casser son image de rat de bibliothèque passif et devenir un guide actif. Il faut qu’il donne de véritables cours de recherche, dans les centres de documentation et dans les salles de classe. Un CAPES de professeur documentaliste a été mis en place en 1990 mais malheureusement, très peu d’établissements en emploient actuellement.

« Les élèves sont plus attentifs » Lionel Savoldelli, professeur de technologies au collège Victor Hugo de Tulle (Corrèze) Les tablettes numériques sont des outils formidables d’un point de vue pédagogique car on peut enrichir le contenu par diverses animations, comme des photos ou des vidéos. Grâce à cette interactivité, les élèves sont beaucoup plus impliqués et plus attentifs aux cours. Grâce au plan mis en place par le conseil général de Corrèze, tous mes élèves possèdent des iPad. Ils peuvent travailler sur des objets en 3D ou encore faire des exposés interactifs. Et comme

on peut agrandir les caractères, changer la police et les images, ce support est très intéressant pour les élèves handicapés. Les manuels numériques, encore peu nombreux, vont se développer, d’autant plus que les professeurs y sont de moins en moins réticents. D’ailleurs, Apple vient de lancer iBooks Authors, un logiciel de manuels gratuit. Les enseignants peuvent créer leurs propres manuels et les faire partager à leurs élèves.

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LIBERTES TRACKEES

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DO IT YOURSELF

LES

MUSÉOGEEKS RÉINVENTENT LE MUSÉE E-CULTURE. Porté par des

professionnels passionnés, le numérique bouleverse l’univers très codifié des lieux qui exposent les oeuvres d’art. PAR JOANNA JULLIEN

A

«

ujourd’hui, le musée n’est plus seulement un lieu physique mais un endroit qui crée du lien social et qui doit être ancré dans la société et la citoyenneté. Un lieu vivant d’expression et de débat où on vient exercer sa critique et son jugement ». Catherine Guillou, directrice des publics au Louvre est convaincue que le numérique, dont les réseaux sociaux, permettent de rendre la connaissance et les œuvres du patrimoine accessibles à un plus large public. « Tout le monde dialogue avec tout le monde et peut apporter son savoir, son capital culturel et l’échan-

ger. Nous entrons dans une logique horizontale. » Pour répondre à ces besoins, le Louvre a décidé de partir sur de nouvelles bases. L’avenir numérique de l’institution se joue en effet à Lens. Le musée national ouvrira un établissement « hors-lesmurs » le 4 décembre 2012. Un des objectifs du nouveau centre hyperconnecté sera d’éduquer le regard du public sur l’oeuvre d’art, notamment grâce aux dernières technologies. Il intègrera un centre de ressources et un laboratoire de médiation numérique ainsi que la possibilité d’utiliser le multimédia dans tous ses dispositifs. Si le musée parisien n’a pas les moyens d’aller aussi loin, moulures et parquets historiques obligent, il peut se vanter

d’être le premier au monde à utiliser des consoles Nintendo 3DS comme audioguide. Du billet d’entrée virtuel, au catalogue interactif en passant par la numérisation des collections, toutes les facettes du musée seront concernées par cette révolution numérique. Omer Pesquer, consultant pour les lieux de culture, en est persuadé.

Un basculement fin 2011 « Le numérique est partout et va l’être de plus en plus. Il sera tellement intégré au réel que je ne sais pas si le terme va persister dans le sens d’innovation qu’on lui connaît », raconte le consultant. Ce basculement s’est fait tout d’un coup entre la fin 2011 et le début de cette année du fait de la pression de

les «MUSEOGEEKS»

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Catherine Guillou

Omer Pesquer

Diane Drubay

Directrice des publics du Musée du Louvre

Consultant numérique pour la culture et les musées

Experte en communication muséale et culturelle en ligne

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Les applications pour smartphones et tablettes permettent de visiter les musée virtuellement. J.Jullien

l’univers numérique. « Les musées veulent être dans leur époque », confirme Omer Pesquer. La technologie constitue aussi une aide à la conservation et à la diffusion du patrimoine. « Imaginez un musée qui n’a pas de place pour ses collections ou dont un objet craint la lumière. Avec le numérique, il pourra être sauvegardé et consulté par des chercheurs ou le grand public », explique le consultant. Le numérique propose également des chemins alternatifs de médiation. In-situ, on peut laisser des commentaires grâce à des bornes numériques comme au musée du Quai Branly. Le consultant organise pour sa part des livetweets, comme lors du vernissage de l’exposition d’Ai Weiwei au Jeu de Paume à Paris, avec

« Il faut passer de la conservation à la conversation » qui il collabore. Les visiteurs se connectent à l’application Twitter via leur smartphone et donnent leur point de vue sur l’exposition, en 140 signes bien sûr. « Ils postent leur regard qu’il soit savant ou humoristique. Une multiplicité d’opinions qui s’oppose au discours que défend l’exposition. » Omer Pesquer a aussi rassemblé les contenus (dessins, tweets...) des visiteurs de la Cité de la céramique à Sèvres sur Storify afin que les gens extérieurs puis-

Coline Aunis

Gonzague Gauthier

Chef de projets web et multimédia au Musée des Arts et Métiers

Webmaster-community manager au Centre Pompidou

sent voir l’évènement dans son ensemble. Certains vont jusqu’à mettre l’échange avec le public au centre de leur pratique numérique, à l’exemple du Museum de Toulouse. Samuel Bausson, son webmaster, écrit sur son blog Mixeum « qu’il faut passer de la conservation à la conversation ». Le musée a su fidéliser une communauté de passionnés de la relation homme-nature-environnement sur des plateformes comme Twitter ou de partage de photos à l’instar de Flicker ou Instagram. Les internautes discutent entre eux et avec le musée, postent les photos qu’ils ont prises entre ses murs. Les plateformes sociales permettent de faire le lien entre expertise, patrimoine et passionnés. Cette demande d’échange et de participation du public se fait de plus en plus présente au musée. « On leur propose de donner leurs avis, de s’enrichir, de devenir acteurs en prenant des photos, d’échanger, d’écrire sur l’exposition avec leur vision, s’enthousiasme Diane Drubay. Les visiteurs veulent apporter leur petite brique. » Diane Drubay X

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encyclowebique X est consultante en communication

muséale en ligne. Regard azur et longs cheveux roux, la jeune femme âgée de 27 ans a d’abord rejoint le monde des musées en tant que bloggeuse. Originaire d’Orléans, Diane, qui a passé sa vie dans les châteaux de la Loire, souhaite mettre en valeur un patrimoine qu’elle estime souvent mal transmis. « Je me souviens de certaines visites où le guide nous disait qu’il ne pouvait pas nous montrer telle ou telle œuvre car elle se trouvait dans les réserves. Der-

rière les murs et les expositions, c’est toute une histoire qui est cachée, des anecdotes qui ne sont pas racontées », regrette la consultante. La visite guidée qu’elle considère comme « lente, plate et triste », n’a pas non plus ses faveurs.

Toucher les 18-35 ans Frustrée, Diane passe sa jeunesse à fouiller le Net. « J’ai appris beaucoup plus de choses sur Wikipédia que dans les musées », assure-t-elle.

Elève dans une école de commerce, elle réalise en 2004 un mémoire sur la manière dont le musée peut toucher les 18-35 ans via Internet et les nouveaux outils de communication. « Il y a cinq ans, la situation était catastrophique. Très peu de musées étaient présents sur les réseaux sociaux comme Youtube ou Flicker, raconte la jeune femme qui a mené une étude comparée de 120 institutions françaises. Puis ils se sont ouverts et ont voulu changer, faire évoluer leur identité, présenter leurs col-

Dépoussiérer la galerie COLLABORATIF. Des passionnés du numérique et de la culture se sont retrouvés aux Arts Décoratifs à Paris en novembre 2011 pour imaginer de nouveaux modes de médiation. L’expérience co-créative baptisée Muséomix va se poursuivre.

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e qui nous a surtout attirés, c’est la c u r i o s i t é  » , se souvient Catherine Collin, directrice des publics au musée des Arts Décoratifs. Du 11 au 13 novembre 2011, Marsouins Romantiques, Dromadaires Modernes ou Lamantins Rococo ont envahi le musée parisien pendant 46 heures dans le cadre de l’opération Muséomix. La soixantaine de participants, choisis pour leurs compétences, ont été répartis en onze équipes aux noms extravagants. Professionnels des musées, programmeurs, codeurs, designers, artistes et passionnés lambda imaginent de nouveaux modes de transmission de l’information grâce au numérique. Exit cartels, panneaux et autres dispositifs classiques, remplacés par des outils numériques innovants fournis par le pôle d’innovation Erasme, un service du département du Rhône. Testés dans le cadre de la future ouverture du Musée des Confluences à Lyon, Kjing (outil mobile diffusant des contenus sur multi-écrans), tables multitouch, canons à sons ou encore lecteurs et étiquettes RFID ont envahi les Arts Décoratifs. Les prototypes ont été présentés au 0 4 6

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public le dimanche. Plébiscités, deux d’entre eux ont particulièrement retenu l’attention. Le canon à son installé dans l’appartement de Jeanne Lanvin, créatrice de la maison de couture éponyme, a séduit les visiteurs et les professionnels par son côté immersif.

Des murmures Développé par l’équipe des Lièvres bio-art, le dispositif lançait des murmures ou des messages intimes, donnant l’impression que l’appartement était encore habité. « C’était une réelle expérience à vivre. On avait l’impression de pouvoir lire une lettre déposée sur son bureau », s’enthousiasme Diane Drubay, spécialisée dans la communication muséale et culturelle en ligne, et organisatrice de l’événement. Le

« Une manière beaucoup plus libre de vivre le musée » second projet, monté par l’équipe des Gazelles Minimalistes, s’intéressait au lit de Valtesse de la Bigne. Posés sur un coussin de velours, des objets équipés de puces RFID déclenchaient des ambiances sonores recréant l’univers de la courtisane du XIXe siècle. Une

fois le spéculum placé sur le carré de tissu soyeux, un médecin de l’époque racontait ce que pouvait être le quotidien de ces femmes qu’il auscultait. Pour Diane Drubay, ces deux dispositifs traduisent « une manière beaucoup plus libre de vivre et de ressentir le musée à travers l’histoire ». Le musée des Arts Décoratifs est intéressé par presque tous les projets à l’exception de ceux considérés comme « décalés » ou utilisant une technologie trop complexe.

Concevoir l’exposition « Il y a des choses dont on avait plus ou moins envie, explique Catherine Collin, dont l’institution a déjà participé au premier appel à projets des services culturels innovants lancé par le ministère de la Culture en 2010. On a rappelé les fondamentaux : l’œuvre est première et l’outil ne doit aider qu’à donner plus et mieux à voir aux visiteurs. » La directrice des publics regrette que les prototypes n’aient pu être testés sur la durée. Démontés dès le lendemain pour libérer le musée, ils n’en sont pas moins « légitimes par rapport aux nouveaux mode de visite et de partage qui se font jour dans la société ». Les Arts Décoratifs vont bientôt lancer un appel à mécénat pour réaliser les dispositifs retenus.


lections autrement, faire une nouvelle médiation. » De ce constat est née l’idée de Buzzeum : une base de données et d’outils pour les musées en ligne, agrégée à une agence de communication muséale qu’elle lance en 2007.

Renouveler la visite Actuellement, la consultante collabore avec le musée national Jean-Jacques Henner à Paris (consacré à l’artiste symboliste du XIXe siècle), le Château de Versailles, le musée national du

Moyen Âge ou la Nuit Européenne des musées. En mars 2008, elle crée la première page Facebook de l’évènement. Il était alors inconcevable que le ministère de la Culture soit présent sur le site d’une entreprise privée. « En septembre, la page des Journées du Patrimoine était exigée par le ministère dans le cahier des charges », sourit-elle malicieusement. Diane travaille sur l’expérience de visite. Elle cherche à casser cette routine de « faire la queue, prendre son billet, attendre un guide ou pas,

faire le parcours de visite, écrire dans le livre d’or, ou pas, boire un café, s’en aller, et puis hop, c’est fini, on oublie ». Au musée Henner, par exemple, la consultante a invité les visiteurs à se retrouver dans l’atelier de l’artiste pour une séance de dessins avec modèles vivants. Elle donne rendez-vous à des communautés virtuelles sur Facebook ou aux bloggeurs afin qu’ils vivent cette expérience réelle dont ils pourront reparler sur le Web. Une manière de renforcer l’image de marque de X

À l’origine de Muséomix, on retrouve des professionnels de la culture et du numérique, passionnés par la question de l’évolution muséale. Diane Drubay, et Samuel Bausson, webmaster du Museum de Toulouse, ont fait appel à nod-A, une entreprise qui organise des évènements de travail collaboratif pour monter le projet. Des créatifs numériques comme Julien Dorra (ArtGame Weekend) amenaient leur expertise tandis que l’événement était retransmis en ligne par l’équipe de Knowtex, une agence de communication spécialisée

« L’outil doit aider à donner plus et mieux à voir » dans la culture scientifique. Pour eux, Muséomix est une manière de réinventer le musée. « Les gens coconstruisent un nouvel écosystème. Un fonctionnement opposé à la logique descendante des musées », explique Samuel Bausson. Comprenez que tout le monde peut apporter sa pierre à l’édifice face à un savoir qui reste souvent verrouillé. « Muséomix propose de participer à la conception et à l’écriture de l’espace d’exposition », précise YvesArmel Martin, directeur du centre Erasme. Pour ce dernier, le moment était venu de montrer que l’ouverture des musées est possible. Diane Drubay souhaitait pour sa part « créer quelque chose qui corresponde à notre manière de voir, de

Les muséomixeurs réinventent l’avenir du musée dans le salon des boiseries des Arts Décoratifs. CC par L.Biret

vivre le musée et d’en parler. Un lieu plus ouvert où les gens interagissent dans un but commun pour avancer et casser les barrières institutionnelles ». Satisfaite des échanges entre muséomixeurs, la consultante regrette que le visiteur ait été un peu oublié. « Je voulais que la technologie soit un soutien alors qu’on a l’impression que les dispositifs ont été mis en place a partir de cette dernière », résume l’organisatrice. Selon elle, Muséomix aurait besoin de plus de gens du public dans chaque équipe. « La technologie n’est pas absolument nécessaire. On peut remixer un musée sans elle », confirme Yves-Armel Martin. Toutes les visites n’auraient pas besoin d’être changées. Mais le numérique doit être central dans les musées de sciences et de

société car « lorsque l’on questionne cette dernière, on doit lui laisser la place ». Le directeur imagine que les musées des Beaux-Arts s’empareront de ces technologies, rappelant que Muséomix a eu lieu aux Arts Décoratifs. Diane Drubay est convaincue que tout reste à faire. « Muséomix, ce n’est pas trois jours aux Arts Décoratifs. C’est quelque chose de plus large qui se fait en différentes étapes et qui continue au quotidien. Nous avons voulu tester un Muséomix version beta mais il y a encore tellement de sujets à aborder. » Des organismes, à l’instar de Lille 3 000 ou du Museum de Toulouse, pourraient accueillir ce qui sera peutêtre la première véritable édition de Muséomix. ■ J.J

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encyclowebique

PLUG, le serious game ubiquitaire du Musées des Arts et Métiers utilisait des téléphones portables équpés de puces RFID. CC par Museums and the Web

(Cnam), et dont le musée est un des services. Equipés de téléphones portables munis de puces RFID, les visiteurs ont mené une « chasse au trésor » virtuelle dans le musée. Le dispositif a fait sensation auprès du public et des professionnels. Depuis 2011, Coline Aunis travaille sur un projet européen de réalité augmentée adaptative appelé ARtSENSE. Mené jusqu’en 2014, il part du constat que l’individu est souvent frustré pendant sa visite au musée. Obligé de suivre le groupe, il ne peut pas poser autant de questions qu’il le souhaiterait au médiateur. « Avec ARtSENSE, c’est le contenu qui s’adapte au visiteur », annonce Coline Aunis. Système de détection d’intérêts, classés selon six paramètres tel que la compréhension, ARtSENSE utilisera des capteurs qui analyseront les réponses du visiteur.

Centre Pompidou virtuel l’institution dont le public devient X ambassadeur. Situé dans un hôtel particulier du 17e arrondissement de Paris, le musée Jean-Jacques Henner, fermé de 2000 à 2007, n’était pas très connu du grand public. À sa réouverture en 2008, Diane, passionnée par l’artiste et riche de plusieurs expériences, décide de relever le défi. « Personne ne connaissait Henner, c’était un gros challenge que de médiatiser et de faire vivre un musée abandonné et oublié. » Elle crée un site sur WordPress, « Henner intime » qui dévoile l’intimité de l’homme via des anecdotes comme la genèse de telle ou telle œuvre. La webmaster ouvre une page pour le musée sur Facebook et donne un référencement de qualité au nom de l’artiste sur Internet. « Je voulais que lorsque l’on tape Henner, on arrête de tomber sur l’actrice du même nom ou sur le Henné. » Faire sortir l’endroit de sa torpeur a demandé beaucoup de travail, souvent non rémunéré, à toute l’équipe de l’institution dont les ressources sont limitées.

Réalité augmentée Coline Aunis est également une pionnière. Arrivée au musée des Arts et Métiers en 2007, la Strasbourgeoise de 33 ans est d’abord chargée des visites guidées. Elle est aujourd’hui webmas0 4 8

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ter éditorial, community manager et chef de projets Web et multimédia. La jeune femme ressent toujours une certaine frustration de ne pouvoir consacrer plus de temps à cette activité chronophage mais essentielle qu’est la communication du musée sur les réseaux sociaux. « Cela nous a permis d’entrer en contact avec des publics qu’on aurait pas touché autrement », précise celle pour qui la venue sur

Les visiteurs ont mené une « chasse au trésor » virtuelle dans le musée place n’est pas une fin en soi, contrairement à sa direction. Mais les fonds sont maigres et le désengagement de l’État du secteur culturel complique encore les choses. « Il faut peser chaque projet et se serrer la ceinture alors que la programmation est de plus en plus intense », raconte–t-elle. Les institutions doivent alors proposer des évènements pour se faire connaître et intéresser les mécènes. En 2009, la chef de projets participe à Plug, un serious game « ubiquitaire » développé avec le Conservatoire national des arts et métiers

Le contenu est également au cœur des préoccupations de Gonzague Gauthier, webmaster et community manager au Centre Pompidou à Paris. Pour lui, le numérique et les réseaux sociaux doivent aider à remettre du lien entre le public et l’œuvre. La médiation traditionnelle, nécessaire, s’enrichira grâce à la contribution du visiteur permise par les plateformes numériques. « Les gens n’ont plus peur de participer et de rajouter des éléments. Ils prennent des œuvres, des textes qu’ils trouvent sur Internet et les mettent ensemble pour donner une nouvelle explication différente de celle du cartel. » Après des études culturelles qu’il mène jusqu’au doctorat, il enchaîne sur l’art plastique. Un cursus qu’il ne terminera pas. À la fin de son stage en 2009, pendant lequel il travaille sur le blog dédié à l’exposition Elles@Pompidou, l’institution propose de l’engager. Le poste s’intitule alors assistant éditorial. Il y a un an et demi, il évolue dans la pratique vers celui de webmaster-community manager. Gonzague mène des ateliers « réseaux sociaux » tous les mois au Centre Pompidou. Il y aborde des thèmes comme Twitter, Facebook ou le graphisme avec une vingtaine de programmateurs du Centre. Le webmaster compte également faire venir des gens d’autres institutions pour échanger sur le sujet. La Bibliothèque nationale de


France (BnF) devrait être invitée à la rentrée. L’homme de 26 ans à la crête bien peignée ne se destinait pas forcément au monde du multimédia. « Mon premier smartphone n’a pas trois ans », confiet-il. Gonzague Gauthier sent pourtant le potentiel de nouveauté et de dynamisme qui entoure le projet du Centre Pompidou virtuel dont il entend parler en 2009. Le site internet, qui devrait être très bientôt accessible au grand public, sera un véritable pendant virtuel du lieu physique.

Internet, un outil mal utilisé La plateforme de ressources gratuite présentera tous les contenus produits par l’institution, des archives à la médiation, en passant par les cartels d’œuvres ou bien encore une partie des éditions des catalogues, etc… Via l’ajout de mots clés, les internautes proposeront des liens entre les ressources, permettant ainsi une redécouverte des collections. Le sens proposé par l’institution en sera également « redensifié ». Les éléments de contenu donneront les clés d’accès ainsi que des éléments de compréhension au visiteur, « sans lui faire croire qu’il vivrait la même chose sur place ». Le webmaster est d’ailleurs convaincu qu’à terme, l’internaute finit toujours pas venir au musée, l’expérience physique étant irremplaçable. Au-delà de la familiarisation avec de nouveaux outils, cette grande transformation induit surtout un choc des cultures. En interne, les directions des musées ne comprennent pas toujours très bien la pratique et les enjeux qu’impliquent le numérique. « Nous sommes des entreprises bureaucratiques, et pas créatives, contrairement à ce qu’on pourrait croire. Dans la bureaucratie, on a des cases, et tout ce qui déborde fait problème », résume Catherine Guillou en évoquant l’énième

les mots Blinkster

Application gratuite du Centre Pompidou. Permet d’avoir des informations sur une oeuvre en la photographiant avec un smartphone ou une tablette

changement de place du service multimédia dans l’organigramme. Le premier est souvent rattaché au service de la communication. Une aberration pour les Muséogeeks. « Le site internet reste un outil mal utilisé et souvent perçu comme une plaquette de communication en ligne », regrette Diane Drubay. La jeune femme sait à quel point son métier peut être difficile. « Au début quand je parlais de marketing en ligne, de visibilité ou d’identité, je me prenais de sacrées claques. Mais ça commence à rentrer dans le vocabulaire et à faire partie de l’organisation des musées. » Ces derniers commencent enfin à embaucher des personnes dédiées à cette activité, et non plus des stagiaires ou des bénévoles. Mais c’est avant tout la prise de pouvoir du visiteur qui pose problème. L’institution, qui détient le savoir, n’a pas forcément envie qu’on vienne discuter sa position savante. « Les départements ont vu d’un mauvais oeil ce nouvel usage qui fait passer d’une logique verticale à une logique hori-

Cette grande transformation a d’abord commencé par un choc des cultures zontale », raconte Coline Aunis. Lorsqu’il est arrivé au Centre Pompidou en 2010, Gonzague Gauthier est confronté à un manque total de stratégie sur le web. Il se lance alors dans un projet titanesque : unifier les pratiques numériques des différents services. Aujourd’hui, le community manager est enthousiaste sur l’avenir internet de l’institution. Quasiment seul pendant deux ans, le webmaster vient d’accueillir deux nouveaux collègues et

Community Manager Organise les échanges entre communautés d’internautes rassemblées autour d’un organisme ou d’une marque sur les réseaux sociaux

estime avoir enfin « les possibilités humaines de travailler ». Le manque de moyens commun à l’ensemble du secteur culturel ne facilite pas non plus le travail des Muséogeeks. Diffuser de nouvelles pratiques reste souvent la mission des grands centres culturels qui disposent de plus de latitude. « Les petites institutions ont rarement les moyens de mener une politique de réseaux sociaux. Si elles en mènent une, c’est malheureusement souvent à minima ou en l’externalisant via des agences de communication qui ne saisissent pas toujours les enjeux du numérique », précise Gonzague Gauthier. Mais la mission n’est pas non plus toujours aisée pour les grands musées. «Ces projets s’inscrivent et doivent être pensés alors que les fonds publics diminuent. La question est de savoir si on s’autofinance en rendant payant un bien commun ou pas. Nous pensons que les œuvres publiques doivent rester gratuites », explique le webmaster qui soutient la position du directeur du centre, Alain Seman. Ce devoir de conservation et de monstration de la plus grande collection d’art moderne et contemporain au monde coûte cher, surtout dans un contexte où les expositions se multiplient. La libéralisation du droit des oeuvres a également un prix. Pour compenser, le Centre Pompidou table sur une production éditoriale professionnelle payante, soit la vente de catalogues publiés lors d’expositions originales montées de toutes pièces par le musée. Catherine Guillou reste persuadée que les tensions qui gravitent autour du numérique auront disparues dans quelques années. La directrice des publics du Louvre prédit que le langage un peu technique de ces Muséogeeks passionés sera bientôt compris et utilisé par tous, que ce soit au musée ou dans la société en général. ■

RFID

Webmaster

Identification par Radio Fréquence Technologie sans contact utilisant les ondes radio. Lecteur ou puce

Responsable de la conception, de l’animation et de la maintenance d’un site web

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ENCYCLOWEBIQUE

do it yourself

MISE A JOUR

ET SI NOUS ÉTIONS

TOUS DES HACKERS ? CULTURE. De Firefox à Wikipédia, le sens de la bidouille

des hackers et leurs explorations ont façonné nos pratiques informatiques modernes.

PAR FLORIAN DÈBES ET ÉMILIE MASSEMIN

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e hacker est un type curieux qui a un tournevis pour démonter le monde. » Okhin, jeune homme aux traits émaciés et à la crinière rougeâtre, navigue entre la Quadrature du Net, qui mène des actions proches du lobbying pour la défense des libertés numériques, le groupe d’hacktivistes Telecomix et « le Laboratoire ouvert ou pas » (LOOP), hackerspace hébergé dans le squat parisien de la Hutte aux Pies. Cette triple casquette lui permet de distinguer clairement les genres : le hacking, c’est au LOOP. Dans ce garage désaffecté, pas d’opérations agressives. Discrètement, patiemment, une dizaine de hackers trafiquent à leur façon de vieux ordinateurs et des serveurs de récupération pour pénétrer toujours plus finement les secrets de leur fonctionnement. Ensuite, ils partagent les savoirs acquis sur des Wikis, sortes de sites collaboratifs sur le modèle de Wikipédia. Ils organisent aussi des ateliers pour initier leurs hôtes squatteurs à la sécurité informatique. Pour Okhin, « un des buts du hacker est d’améliorer la somme de connaissances de l’humanité ». 0 5 0

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Cette même soif d’apprendre animait déjà les premiers hackers, à la fin des années 1950. Ces origines du hacking sont longuement décrites dans l’article d’Éric Dagiral, sociologue, intitulé « Pirates, hackers, hacktivistes : déplacement et dilution de la frontière électronique ». Dans les départements scientifiques de Stanford, de CarnegieMellon, au laboratoire d’intelligence du MIT, les étudiants voient débarquer les premiers ordinateurs. Des machines

pur ” ne respectait pas les méthodes conventionnelles ni les prescriptions théoriques venant d’en haut, analyse le professeur de sciences de l’informatique à l’Université de New York Helen Nissenbaum. Hacker c’était trouver un moyen, n’importe quel moyen qui marche, pour faire se produire quelque chose, pour résoudre un problème, pour créer le prochain frisson. »

« Le hack pur ne respecte pas les méthodes conventionnelles »

L’esprit hacker se met en place. Quelques années à peine avant l’embrasement du « Summer of Love », ces étudiants surdoués mélangent sans complexe l’imaginaire issu de la contre-culture californienne, et les valeurs propres au monde de la recherche scientifique. Ils font leurs les principes des informaticiens : l’échange et la collaboration, qui ont d’abord lieu entre spécialistes ou entre personnes ayant les mêmes intérêts ; le statut reposant sur le mérite évalué par les pairs, dans une communauté d’égaux ; la coopération, centrale au cœur de l’activité scientifique ; l’informatique comme monde à part, séparé du reste de la société. Surtout, les hackers complètent cette charte avec ce qu’il faut d’utopies futu-

rares, onéreuses, encore perçues comme des variantes de supercalculateurs. Mais les protocoles d’utilisation sont frustrants et les jeunes chercheurs n’ont accès aux ordinateurs que deux heures par jour. Dans l’espoir de bricoler un peu ces étonnantes machines, les étudiants les plus audacieux, parmi lesquels ceux du Tech Model Club du MIT, multiplient les raids nocturnes au mépris du règlement intérieur. Leur seule ressource est une inventivité débridée. « Le “ hack

« Les ordinateurs peuvent transformer notre vie »


Un atelier consacré à la plate-forme électronique Arduino au Fabelier, dans le 13e arrondissement de Paris. E. Massemin

ristes, d’expérimentations esthétiques, de provocation et de revendications politiques. Ils décrètent que l’accès aux ordinateurs devrait être « total et sans limites », que toute information devrait être « libre » ; qu’il convient de « se défier de l’autorité » et de « promouvoir la décentralisation ». A l’instar des professionnels de l’informatique, les hackers décident qu’ils devront être jugés sur leur production et non « sur de faux critères comme les diplômes, l’âge, la race ou la situation sociale ». « Les ordinateurs peuvent transformer notre vie, pour le meilleur », rappellent ces passionnés. Très vite, ils sont rejoints par des amateurs éclairés qui ont fait du réseau téléphonique leur champ d’expérimentation. Ces phreakers – contraction de phone pour téléphone et freaks pour monstres – décortiquent le matériel et

fabriquent leurs propres outils. Ils découvrent qu’une fréquence particulière permet l’entrée sans frais dans le fief de l’AT&T, principal opérateur américain. Un des leurs, facétieux, se rend célèbre en reprogrammant temporairement l’horloge de la grande firme, inversant du même coup les tarifs de facturation en faisant bénéficier les conversations diurnes d’un coût nocturne.

Hackers et Crackers Pour Bruce Sterling, auteur de sciencefiction cyberpunk, entre rock et informatique, là se trouve la deuxième racine du hacking. Dès les années 1970, ces fanas de téléphone se trouvent des intérêts communs avec les premiers développeurs de la microinformatique. Cette proximité se traduit par 2 600 : The Hacker Quaterly, premier magazine pour hackers informatiques apparu dans les

années 1980. Ces bidouilleurs inquiètent. La répression policière et judiciaire intervient dès les années 1990, avec notamment le procès de Kevin Mitnick alias Le Condor. Ce hacker s’est rendu célèbre pour avoir accédé illégalement pendant les années 1980 aux bases de données des clients de Pacific Bell, ainsi qu’aux systèmes de Fujitsu, de Motorola, de Nokia, de Sun Microsystems et du Pentagone. « Ce moment correspond aussi à la construction d’une représentation sociale négative des hackers, qui deviennent des pirates au sens où cela est toujours communément entendu aujourd’hui, observe Éric Dagiral. Par leur faute, la sécurité devient une préoccupation majeure des acteurs de l’informatique et de ses réseaux, et l’analogie entre hackers et terroristes devient un lieu commun. » Internet se démocratise, les nou- X

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do it yourself X veaux venus n’adoptent pas toujours les valeurs de leurs aînés ; l’amalgame se renforce entre hackers et « crackers », qui craquent, cassent, déverrouillent et rendent vulnérables les réseaux et les accès aux logiciels. Les gardiens du temple, comme Eric S. Raymond – auteur de La Cathédrale et le Bazar, sorte de manifeste en faveur de l’open-source et contributeur Linux – mènent un combat acharné pour la reconnaissance du rôle positif des « true [vrais, NDLR] hackers ». Ces hackers dénoncent les actions des crackers et mettent en avant une éthique toujours intacte : virtuosité technique et partage des connaissances. Certains intègrent les départements de sécurité informatique de certaines grandes firmes pour protéger leurs données face à des visiteurs malveillants. Une lutte s’engage entre entre « White Hats » et « Black Hats », gentils hackers et méchants crackers.

Logiciels libres En même temps qu’ils détournent des logiciels propriétaires en vue de les améliorer, les true hackers oeuvrent depuis plusieurs années déjà à la création de logiciels libres. Il faut dire qu’au flou artistique des débuts – jusqu’aux années 1970, il n’était pas du tout clair que le droit d’auteur pouvait s’appliquer aux logiciels – succède rapidement un système où les intérêts commerciaux prédominent. La confrontation entre un entrepreneur aux objectifs marchands et la communauté hacker prend un air de déclaration de guerre. Richard Stallman, programmeur américain barbu de 58 ans, est la figure de proue du mouvement libriste. Il lance le projet GNU (symbolisé par un gnou), pour la création d’un système d’exploitation dont la totalité des logiciels seraient libres. En 1985, il fonde la Free Software Foundation (FSF), pour la promotion du logiciel libre et la défense des utilisateurs. Un an plus tard, l’organisation formule les principes fondamentaux du mouvement : « Premièrement, la liberté de copier un programme et de le redistribuer à nos voisins ; deuxièmement, la liberté de modifier un programme, que vous puissiez le contrôler plutôt qu’il ne vous contrôle. Pour cela, le code [source, NDLR] doit vous être accessible. » 0 5 2

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Mitch Altman, fondateur du hackerspace Noisebridge à San Francisco, en visite au Fabelier. E. Massemin

La première version fonctionnelle du système GNU aboutit en 1992, avec l’utilisation de Linux, autre projet libriste. Pour le fondateur de FSF, l’enjeu est d’abord éthique, « une façon pour un programmeur de se rendre utile pour la bonne cause ». Un travail de fourmi, effectué par des bataillons de hackers passionnés, débouche sur certains des systèmes d’ex-

« Le grand objectif, c’est la “bidouillabilité” du Web » ploitation et logiciels les plus utilisés dans le monde : Linux, Ubuntu, le logiciel de lecture audio et vidéo VLC et le moteur de recherche Firefox, leader en Allemagne. « Aujourd’hui encore, il existe un lien entre hackers et libristes, souligne Pascal Chevrel, numéro trois de la Fondation Mozilla Europe à l’origine de Firefox. Les développeurs des logiciels libres sont souvent issus de la communauté hacker. » Les valeurs sont les mêmes. « Le grand objectif de la Mozilla Foundation, c’est la “ bidouillabilité du Web ”, souligne Pascal Chevrel. Il faut que les gens soient des créateurs sur le Net. » Enfin, la méritocratie règne. Pour la version Firefox 1.0, un petit gé-

nie de la programmation âgé de seulement 17 ans a été nommé chef de projet en dépit de sa jeunesse. Mais les hackers ne se cantonnent pas au mouvement du logiciel libre. L’attrait pour l’électronique, la robotique, l’art et le mélange des savoirs est trop fort. Le Chaos Computer Club (CCC) en est un parfait exemple. Cette organisation hacker, aujourd’hui la plus influente d’Europe, est née en septembre 1981 à Berlin d’une discussion entre des professionnels de l’informatique, soucieux de l’impact des outils informatiques sur la société. En 1986, le CCC adopte le statut d’association et se définit « pour la promotion de la liberté d’information et de communication ». Dès 1984, ce club un peu particulier sort sa revue intitulée Die Datenschleuder [L’essoreuse à données, NDLR] et organise le premier Chaos Communication Congress. Cet évènement majeur de la scène hacker, qui rassemble tous les ans à la fin décembre entre 2 500 et 3 000 visiteurs, propose des ateliers et des conférences variées sur des thèmes techniques et politiques. Évidemment, la sécurité informatique en fait partie. Mais pas seulement. ToM, cofondateur du LOOP, hackerspace parisien, est conquis. « Tous les ans, au CCC, se déroule un concours de crochetage de serrure, évoque le trentenaire, au sourire gouailleur et à l’éternel mégot. Oublié,


le code ! Là, c’est purement matériel. » Le « délire » n’est pas de « braquer la Banque de France » mais de détourner l’objet de son utilisation première, objectif premier du hacker. La serrure est censée assurer l’exclusivité d’accès au travers d’une porte. Mais, comme le dit ToM : « D’une, je peux la neutraliser en mettant de la colle dedans pour que tu ne puisses plus rentrer, et de deux, je peux l’ouvrir aussi à l’aide d’un crochet. »

« La puissance du groupe » L’autre apport non négligeable du Chaos Computer Club est d’avoir contribué à la multiplication des hackerspaces. Une conférence expliquant comment construire son laboratoire expérimental, organisée en 2007 à l’occasion du rassemblement estival baptisé Chaos Communication Camp, donne les conseils pratiques et le coup de pouce nécessaire à des dizaines de passionnés à travers le monde. Hackers et bidouilleurs de tous poils cherchent alors à se regrouper pour mu-

tualiser les moyens et surtout les connaissances, dans la pure mentalité hacker. Julien est un habitué du Fabelier, le hackerspace hébergé au Centre de recherche interdisciplinaire (CRI), au sein de la faculté de médecine ParisDescartes. Pour ce jeune développeur, accoutré d’un tee-shirt Mozilla, « c’est une question d’entraînement de groupe et de motivation » : « Si quelqu’un reste bloqué sur un problème dans un hackerspace, il trouvera forcément quelqu’un qui aura rencontré le même type de problème et qui pourra l’aider. Plus le nombre de personnes augmente, plus la puissance du groupe augmente. » Mitch Altman, fondateur du hackerspace Noisebridge à San Francisco, évoque une raison plus profonde, plus existentielle : « Nous pourrions travailler à distance les uns des autres mais Internet n’est pas forcément le meilleur endroit où former un groupe. Une communauté a besoin d’un endroit où ses membres peuvent se réunir dans le monde réel. » Le tout, dans un absence totale de hiérarchie et dans le respect de

Programmation

Le code, une troisième écriture

L’Homme écrit sa langue depuis 5 300 ans, écrit sa monnaie depuis 2 600 ans et son informatique depuis 80 ans. Dans son ouvrage Les Trois Écritures, langue, nombre, code , (Gallimard, 2007) Clarisse Herrenschmidt place l’invention du langage informatique au même niveau que l’utilisation des premiers alphabets en Iran et en Irak antiques. L’anthropologue du CNRS y évoque une troisième « révolution graphique ». Avec des 0 et des 1, l’ordinateur écrit des réalités ou des abstractions tandis que le logiciel traduit ce langage : il apparaît à l’écran sous forme de mots, de chiffres, d’images ou de sons. Depuis l’article fondateur de la science informatique signé par le mathématicien Alan Turing en 1936, le langage informatique, les algorithmes et les formules ont bien évolué.

De plus en plus de geeks, de hackers, d’informaticiens ou tout simplement de curieux le pratiquent. « Les nouvelles générations commencent très tôt à manipuler du code, remarque Jean-Philippe Vergne. C’est en train de devenir la première langue d’une certaine jeunesse des pays développés et des pays en voie de développement. » Une langue internationale qui se diffuse en même temps que les points d’accès à Internet se multiplient dans le monde. Des voix s’élèvent même en faveur de l’apprentissage du code informatique à l’école. Le phénomène s’accélère encore grâce aux efforts des communautés hackers pour diffuser leurs connaissances techniques au plus grand nombre. Comme quoi, hacker c’est aussi communiquer. F.D.

chacun, conformément au principe hacker de défiance envers l’autorité. « Par exemple, notre hackerspace est de type hippie-punk-anarchiste, explique l’Américain. L’anarchie est totale, nous n’avons pas de règles. Les seules règles sont d’être excellent avec les autres et de prendre les décisions par consensus. »

Do-It-Yourself Que fabrique-t-on dans ces joyeux bazars, où le seul règlement qui vaille est le Do-It-Yourself – « fais-le toi-même » ? Un peu de tout. « Chaque hackerspace est unique, fondé par des gens euxmêmes uniques, pour atteindre des objectifs originaux », remarque Mitch Altman. Les hackerspaces français illustrent bien cette diversité. Le /tmp/ lab/, fondé par l’informaticien Philippe Langlois et basé à Vitry-sur-Seine, est spécialisé dans la sécurité informatique – une marotte directement liée à l’activité de son fondateur, directeur de la société de sécurité informatique P1 Security. Idem pour le LOOP. L’Électrolab, monté de toutes pièces à Nanterre par Samuel Lesueur, s’oriente clairement vers l’électronique. Il existe même un laboratoire de bio-hacking, antenne du /tmp/lab/, baptisé La Paillasse. Mais la prudence s’impose quand il s’agit de pousser dans des catégories toutes faites ces ateliers pas comme les autres. Au / tmp/lab/, les membres ont déjà bricolé un Rep-Rap, petit nom de l’imprimante 3D. Ils travaillent désormais sur une plate-forme audiovisuelle Milky-Mist, prévue pour conjuguer mixage audio, vidéo et livecoding, une technique de programmation musicale improvisée en direct. La gloire du LOOP tient entre autres à sa tentative de « table multitouch », sorte de tablette numérique bricolée grâce aux ressources du squat – une table en verre pour l’écran, un rétroprojecteur pour les images et des capteurs infrarouge pour repérer les doigts sur la surface vitrée et bouger les images en conséquence. On s’éloigne de la stricte sécurité informatique… Pendant ce temps, à l’Électrolab, Stefania, jeune hackeuse de 25 ans, bûche sur un mini-laboratoire portable pour iPhone, destiné à mesurer la qualité de l’air ambiant et pouvant servir de microscope. Cela tient du gadget, mais X

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do it yourself teur de l’Usinette. La Cantine, espace de co-working caché au fond du Passage des Panoramas, dans le IXe arrondissement de Paris, organise régulièrement des conférences animées par des hackers et consacrées à la sécurité informatique. Okhin, membre du LOOP, y était le 25 février pour animer J-Hack, un atelier sur la confidentialité des communications destiné aux journalistes.

Un engagement politique discret mais réel La plate-forme électronique Arduino est une boîte à outils hacker, programmable pour tout et n’importe quoi. E. Massemin

X la démarche de réappropriation d’un objet de la vie quotidienne – le téléphone – et de construction – la tablette – est là.

« Encourager à explorer » En dépit de ces différences, le réseau s’organise. Esther Schneeweisz alias Astera, jeune Berlinoise membre du hackerspace autrichien Metalab, s’est proposée durant l’été 2008 de mettre en place le site hackerspaces.org. Ce Wiki liste les hackerspaces du monde entier. À sa création, 90 laboratoires amateurs et autres squats techno sont alors recensés sur la plate-forme. Aujourd’hui, ils sont plus de 900 et présentent une extrême diversité de tailles et de caractéristiques. Mitch Altman a même créé un passeport hacker avec son acolyte Matthew. Le petit carnet rouge bordeaux présente une ressemblance troublante avec le document civil et a pour vocation d’être tamponné à chaque fois que son porteur visite un nouveau hackerspace. « Avec mon ami, nous en avons créé 2 600 que nous avons distribués au Chaos Communication Camp de l’été dernier, explique fièrement ce fou d’électronique, en secouant sa tignasse arc-enciel. Mais son procédé de fabrication est libre et open-source : n’importe qui peut créer le sien à condition d’y mettre les crédits et le logo de la licence libre Creative Commons. » Pas question pour autant d’exclure les étourdis se présentant sans leurs « papiers », ou les nouveaux venus ignorants des us et coutumes de la tribu. « Ce n’est pas comme un passeport requis, qu’il faudrait absolument présenter pour pouvoir entrer, précise Mitch Altman. Ce document est là pour encourager les gens à explorer les hackerspaces qu’ils ne connaissent 0 5 4

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pas. » D’ailleurs, même si certains hackerspaces comme l’Électrolab à Nanterre choisissent de restreindre l’entrée pour protéger le matériel, la plupart sont libres d’accès. Dans ses vagabondages, le fondateur de Noisebridge garde toujours un trousseau de clés de son atelier, qu’il distribue au gré de ses rencontres et de ses affinités. Pour l’instant, les hackerspaces fonctionnent surtout en circuit fermé. Mais progressivement, ils attirent le grand public. Pour Sabine Blanc, journaliste à Owni spécialiste des hackers-

« Des gens qui explorent, ça change le monde en mieux. » paces, cet engouement n’est pas prêt de retomber. « J’ai le sentiment qu’on arrive au bout du système mis en place par les Trente Glorieuses, observe la jeune femme, pensive. Les gens s’aperçoivent qu’ils vont devoir de plus en plus bricoler. L’idée émerge qu’on n’aura pas toujours accès à autant d’énergie, qu’il faut donc bâtir des systèmes résistants à des ruptures d’énergie. En valorisant ce côté débrouille, les hackers peuvent séduire le grand public. » Certains lieux jouent l’interface entre les mondes. La Gaîté lyrique, établissement parisien ouvert en 2011, accueille tous les jeudis soirs - entre une expo et un concert de musique électro - des émissaires du / tmp/lab/. « Cela permet d’attirer davantage de monde que sur notre site, parce que c’est plus pratique pour les Parisiens de venir ici plutôt qu’à Vitry », reconnaît Alexandre Korber, membre du hackerspace depuis cinq ans et fonda-

Même si les hackers souhaitent conserver une distinction entre bidouille et hacktivisme, la frontière entre les deux activités est ténue. « A la base, le hacking est politique, tranche Sabine Blanc. Quand on voit CCC dénoncer, dans les années 1980, les failles de sécurité de l’équivalent du Minitel allemand, quand on voit les hackers qui promeuvent le chiffrage des communications, c’est politique. » Les hackers ont besoin de la neutralité du Net défendue par les hacktivistes pour pouvoir continuer leur activité. « Notre position est fermement contre des lois comme Hadopi et Acta, témoigne Alexandre. Il existe des connexions entre les membres du /tmp/ lab/ et des membres de Telecomix ou d’Anonymous. » Mais leurs modes opératoires sont « très différents ». « Au / tmp/lab/, les actions sont très spontanées. Elles consistent en de l’affichage sauvage, au détournement de publicités. » Les hackers revendiquent un engagement politique au sens noble, “polis”, la vie de la cité. Le tout, avec la touche d’humour potache qui caractérise le monde informatique. « Nous nous rapprochons assez des Yes Men », rigole Alexandre, en référence aux deux activistes du canular : Jacques Servin et Igor Vamos, alias Andy Bichlbaum et Mike Bonanno. Ces derniers dénonçaient le libéralisme par la caricature en se faisant passer pour d’autres à la télévision. Quatre des quinze élus du Parti Pirate au Parlement allemand sont des hackers du Chaos Computer Club. « La plupart des membres de Noisebridge font partie du mouvement Occupy, qui est ouvertement politique, témoigne Mitch Altman. De toute façon, des gens qui explorent ce qu’ils aiment, sont enthousiastes à l’idée de le partager avec d’autres, ça change le monde en mieux. Et ça, c’est un processus politique. » n


L’Électrolab, incubateur de hack BIDOUILLE. Ce hackerspace de Nanterre mutualise les moyens et le matériel, pour permettre à ses membres de laisser libre cours à leur imagination.

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n rapide coup de fil et Samuel Lesueur, fondateur de l’Électrolab, vient ouvrir la petite porte dissimulée sur un côté du bâtiment, dans la zone artisanale de Nanterre. Sur chaque surface plane des 180 m² souterrains repose un outil ou une machine. Dans la pièce principale, l’immense table en bois laqué noir disparaît sous un rétroprojecteur et des enchevêtrements de câbles. Derrière, émerge la zone mécanique avec une perceuse inversée, grosse machine qui sert à perforer les circuits imprimés. Dans la pièce de gauche, la zone électronique est équipée de huit paillasses complètes avec fer à souder et oscilloscope pour mesurer les signaux électriques. Tout est là pour permettre aux hackers d’avancer sur leurs projets personnels.

Travaux en cours Il a fallu plus d’un an et demi pour rassembler tout ce matériel. L’Electrolab est né en juillet 2010, l’association deux mois plus tard. « Je fréquentais le /tmp/lab/, le hackerspace de Vitry-sur-Seine, se souvient Samuel. Mais les gens se spécialisaient dans la sécurité informatique, alors que je voulais faire de l’électronique. » Le propriétaire d’une société de Nanterre, séduit par l’idée, le laisse s’installer dans la cave de son entreprise. « C’était un souterrain d’usine, pollué, comme les vrais », rigole Yannick, le trésorier. Un week-end sur trois, les membres retroussent leurs manches. « Nous avons déjà posé tout le carrelage et toutes les prises », se félicite Samuel. Les hackers ont mis en commun leurs tournevis et leurs fers à souder personnels. Les grosses machines sont arrivées petit à petit. « Nous exploitons notre réseau, explique Yannick. Un jour, la Mairie de Paris a eu le malheur de nous dire qu’elle détrui-

sait un laboratoire. Je ne sais pas combien d’allers et retours en camion nous avons fait ! »

La vie de l’asso La cinquantaine de membres paye une cotisation mensuelle de 10 €, 5 € pour les étudiants et les chômeurs. Les 5 000 € annuels ainsi récoltés couvrent les frais de fonctionnement de l’association. Pour arrondir les fins de mois, les membres réparent des machines et les revendent : un petit commerce qui leur a apporté 5 000 € en 2011. Le jeudi soir, ils s’absorbent dans leurs travaux personnels. Mais ce soir, comme tous les mardis, trêve de bidouillage. La majorité des membres s’est rassemblée autour de la table. Un sexagénaire touille la sauce bolognaise maison qui mijote dans sa marmite, posée sur un réchaud à même le sol. Sur la table, les couverts entassés dans de vieux pots de conserve en verre ont remplacé les ordinateurs.

Robots et mini-labos Pendant cette soirée consacrée à la vie du hackerspace, les membres du conseil d’administration se succèdent devant le grand tableau blanc pour commenter les derniers évènements et proposer leurs idées. « La NASA cherche quelqu’un à qui donner gratuitement son vieux matériel ! », s’enthousiasme Jonathan, les cheveux coupés courts au-dessus de grosses lunettes. « L’offre ne vaut que pour les citoyens américains, tempère Yannick. On peut essayer de s’arranger avec Noisebridge, le hackerspace de San Francisco, mais ce n’est pas gagné. » Raphaël, 22 ans, n’écoute pas. Cet employé en électronique qui se rêvait inventeur de jouets est absorbé par les plans du robot sur lequel il travaille depuis cinq ans. Les filles sont peu nombreuses. Camille, étudiante en art, manie d’un air

Dans la salle commune de l’Électrolab. E. Massemin

très concentré le fer à souder. Son projet de tableau sonore avance rapidement. « Les autres membres, impressionnés par son énergie, l’ont pas mal aidée », chuchote Yannick, admiratif. Stefania présente son idée de laboratoire portatif pour iPhone. « On pourra s’en servir pour évaluer la qualité de l’air, peser des petits objets et observer au microscope », explique-t-elle. En aparté, la jolie brune confie que, ce qu’elle préfère ici, c’est « la culture du partage et le plaisir de la bidouille ». « Les hackerspaces sont des endroits où la recherche avance, même si elle n’est pas reconnue, estime la jeune femme. Autant de personnes, d’horizons aussi différents, c’est la clé de l’innovation. » ■ E.M.

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ENCYCLOWEBIQUE

do it yourself

MISE A JOUR

FABULEUSES USINES DU FUTUR FAB LABS. Citoyen, lève-toi et crée ! Telle pourrait être

la devise gravée aux frontons de ces nouveaux ateliers de fabrication. Ils permettent, en les programmant par ordinateur, de concevoir ses objets à la demande et localement. De quoi bouleverser nos manières de produire et de consommer.

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omment (presque) tout fabriquer ». Tout a commencé en 2001 par un cours, à l’intitulé énigmatique. Derrière ce nom mystérieux : Neil Gershenfeld, directeur du laboratoire Center for bits and atoms au célèbre Massachussets Institute of Technology (MIT). Il décide de mettre à la disposition de ses étudiants des machines à plusieurs dizaines de milliers de dollars. À l’aide de découpeuses lasers, d’imprimantes 3D, de fraiseuses numériques, et d’autres engins sophistiqués, ils ont carte blanche pour concrétiser un projet de leur choix. Devant le succès inattendu du cours, Neil Gershenfeld ouvre en 2004 un autre atelier, cette fois-ci ouvert à tous, et à toutes les envies. Le premier fab lab vient de naître. Le terme est une contraction de fabrication laboratory. Ces mini-usines permettent, en programmant par ordinateur les machines qu’elles abritent, de manufacturer à la demande une vaste gamme d’objets. Livres, pompes à eau, stations météo, vêtements...Chacun peut venir au fab lab et fabriquer l’objet qu’il souhaite. Le projet du MIT et du Center for bits and atoms dépasse très vite le simple cadre universitaire et de nom0 5 6

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PAR MAXIME BENOIT

breux autres fab labs sont bientôt créés à travers la planète. Ils sont aujourd’hui plus de 200 à être répertoriés par l’institut américain, qui a publié en 2007 une charte pour les encadrer. À leur tête, on trouve des hommes et des femmes persuadés que l’aventure fab lab va changer le monde. Leur but : introduire une nouvelle manière de produire et de consommer. Chacun devrait être en mesure de manufacturer soi-même ce dont il a be-

« C’est une mutation de la même ampleur que celle d’Internet » soin, de manière locale et raisonnée. Votre machine à laver est en panne? Plus besoin de l’envoyer chez un réparateur agréé, ou de la remplacer par une neuve et débourser une fortune. Il vous suffit d’aller au fab lab de votre quartier, et de fabriquer vous-même la pièce défectueuse à remplacer. Grand Capital, méfie-toi : la révolution des fab labs est en marche. « C’est une mutation de la même ampleur que celle d’internet ». Et le grand public s’en rendra bientôt compte, à entendre Emmanuelle Roux. Elle est une des responsables du fac lab, le fab

lab de l’université de Cergy-Pontoise ouvert en février dernier. Le ton enjoué de sa voix et la lueur passionnée dans ses yeux ne laissent aucun doute quant à la force de ses convictions. Elle décide de proposer ce projet avec Laurent Ricard, son autre instigateur, à l’université où elle s’occupe déjà de la licence de développement Web. « Ils ont accepté en dix minutes », se souvientelle.

Produire soi-même Cet enthousiasme ne fait que souligner selon Emmanuelle Roux une évidence. Les fab labs sont déjà là, et dans quelques années ils feront partie intégrante de notre vie. Ils font d’ailleurs déjà partie de la sienne, et de celle de sa famille. « Hier soir, mon fils de neuf ans m’a demandé : ‘’Maman, fabrique moi un lego’’. Il avait perdu une des pièces de son jeu. » À l’aide de l’imprimante 3D du fab lab, elle a pu, après avoir modélisé sur ordinateur le plan de la pièce, lui en fabriquer une sans difficulté. Toujours pour son fils, elle va bientôt produire à l’aide de la même machine un double décimètre et une équerre. Un gain d’argent, et de temps. Et une éventualité qui fait rêver les mères de familles traumatisées par les corvées d’achat de fournitures scolaires. Pour


Le fac lab de l’université de Cergy-Pontoise dispose d’une découpeuse laser. Cette machine, programmable par ordinateur, est un des éléments indispensable de chaque fab lab. O.Noor

Emmanuelle Roux, cette technologie leur sera bientôt ouverte. Une imprimante 3D, qui modélise des objets en superposant des couches de plastique ou de métal fondu qui se solidifient ensuite, coûte actuellement 1200 euros. « Dans 3 ans, on pourra en acheter une à la Fnac. » Une nouvelle manière de produire, à la portée de tous : voilà le credo de Nicolas Lassabe, responsable du fab lab toulousain Artilect. « Il faut redonner des moyens de production au consommateur passif », martèle-t-il. Ce jeune chercheur de 33 ans de l’Office national d’étude et de recherche aéronautique espère bientôt pouvoir se consacrer entièrement à Artilect. Créé en 2009, le fab lab a été labellisé par le MIT un an plus tard. Parmi les nombreux projets développés en son sein, Nicolas évoque celui d’un menuisier de la région. L’artisan, souhaitant lancer sa propre gamme de

meubles, vient régulièrement au fab lab pour créer les prototypes de ses modèles en personne, avec pour but de les vendre plus tard. « Quelqu’un avec une idée doit être en mesure de la réaliser lui même, près de chez lui », affirme-t-il. Le modèle du citoyen producteur est un des idéaux de la culture fab lab. C’est selon ce principe que les Barcelonais de l’Institute for advanced architecture of Catalonia ont décidé d’implanter dans chaque quartier de la ville un mini fab lab ouvert aux habitants, qui pourront l’utiliser selon leur bon vouloir. Sur une quinzaine d’ateliers prévus, quatre ont déjà vu le jour. « La ville redevient alors productrice, et ne se contente plus d’importer des objets et de rejeter des déchets », idéalise Nicolas.

Favoriser la proximité Produire localement et à la demande renverse, selon lui, le paradigme du ca-

pitalisme. « Dans notre société actuelle, ce sont les produits qui bougent, au détriment des connaissances. Il faudrait faire l’inverse : laisser les connaissances circuler et éviter tout déplacement de marchandises. » La proximité, c’est un des autres leitmotiv de l’aventure fab lab. Fabriquer ce dont on a besoin à l’aide de matières premières locales, en utilisant largement le recyclage. « C’est plus viable au niveau des ressources, plus écologique, on évite d’importer des choses depuis l’autre bout du monde », soutient Nicolas. Une vision partagée par Yogesh Kulkarni, directeur de l’institut indien Vigyan Ashram qui abrite un fab lab dans la ville de Pune, au sud-ouest du pays. « Nous voulons apprendre aux gens à ne plus être satisfaits par des produits prêts à être consommés offerts par les multinationales, affirme-t-il. Ils doivent produire ce dont ils ont besoin avec X

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do it yourself

Les Fab Labs cherchent des solutions de financement ÉCONOMIE. Ces mini-usines produisant sur mesure ne sont pas destinées à dégager des profits. Elles doivent pourtant trouver des solutions pour se financer.

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hanger le monde a un prix. Pour ceux qui portent le projet fab lab au bout de leurs idéaux, la question de la viabilité économique de ces ateliers de production personnalisables ouverts à tous est cruciale. Comment assurer leur financement, et acheter les machines coûtant parfois plusieurs dizaines de milliers d’euros qu’ils abritent? Le Massachussets institute of technology, qui chapeaute les fab labs à travers le monde et qui a accueilli le premier d’entre eux, a publié en 2011 un cahier des charges évaluant le prix d’un fab lab à 66 000 euros. Le prix de la découpeuse laser recommandé par le MIT est de 15 000 euros. Le modèle d’imprimante 3D proposé est lui évalué à 2 200 euros tandis que la fraiseuse numérique coûte 8 000 euros. Des engins onéreux, mais indispensables dans un fab lab. Face à ce défi économique, certains parviennent à réduire le prix des machines. Le fab lab toulousain Artilect a coûté lors de son installation 20 000 euros. Nicolas Lassabe, un de ses responsables, a choisi de diminuer ses coûts structurels en achetant d’occasion. « Nous avons par exemple acheté notre découpeuse laser 6 000 euros à la place de 30 000 euros neuve », explique le jeune chercheur de 33 ans. Bart Bakker, du fab lab hollandais Protospace, à Utrecht, a quant à lui décidé de s’occuper du problème à la source. Il a mis au point, à partir d’un modèle fabriqué en Chine, une découpeuse laser à 1 200 euros. La taille de la machine a été réduite, et les composants électroniques d’origine ont été remplacés par du matériel de récupération. Mais rogner sur ses dépenses est vain, 0 5 8

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L’imprimante 3D Makerbot fabrique des objets en superposant des couches de plastique ou de métal fondu qui se solidifient ensuite. O. Noor

si l’on a pas trouvé en amont un moyen de financer son fab lab. Celuici est par nature à l’opposé du schéma économique et industriel dominant. Libre d’accès et gratuits, les objets qu’il créé peuvent être réutilisés et recopiés, sans restrictions de brevet ou de propriété intellectuelle.

Séduire les entreprises Ce concept se révèle difficile à accepter pour des multinationales, friandes de procès pour contrefaçon et espionnage industriel. Pourtant, certains fab labs ont réussi à obtenir

des fonds de la part de grandes compagnies. Le fac lab de l’université de Cergy-Pontoise, inauguré en février dernier, a été financé à hauteur de 20 000 euros par l’établissement d’enseignement supérieur. La majeure partie du reste des fonds a été versée par Orange, la compagnie de télécommunication. « Ils ont été séduit par l’idée, ça peut potentiellement leur faire économiser des fortunes en frais juridiques et en recherche et développement », affirme Emmanuelle Roux, une des instigatrice du projet fac lab. Selon


elle, les grandes compagnies ont tout intérêt à s’inspirer du modèle. Dans un monde économique libéré de la propriété intellectuelle, où les entreprises s’inspireraient à volonté des travaux de leurs concurrents, développer un nouveau produit serait beaucoup moins cher et beaucoup plus rapide.

Chacun reprend et tente d’améliorer les créations des autres. Autre atout des fab labs et de leur mode de fonctionnement ouvert, ceux-ci sont vecteurs d’un progrès technologique très rapide, en raison de la forte émulation qui se créée entre eux. Chacun reprend et tente d’améliorer les créations des autres. C’est sur ce modèle que s’effectue la recherche et le développement des imprimantes 3D. La RepRap, un des premiers modèles de ces machines emblématiques des fab labs, a été développée par l’université de Bath en 2006. Trois ans plus tard, les New-yorkais de MakerBot Industries améliorent le produit, le rendant entre autre plus petit et plus pratique, en l’enveloppant dans une caisse en bois transportable. En 2011, c’est au tour des hollandais de Ultimaker de perfectionner la machine. Ils gardent la structure en bois portative, et combinent des éléments de la RepRap et du MakerBot pour les rendre plus efficaces. En réaction à cette nouvelle évolution de l’imprimante tridimensionnelle, MakerBot décide de lever des fonds pour en créer une autre version, encore en développement. Ils parviennent à réunir dix millions de dollars. Un des principaux investisseurs du projet est Amazon, le géant de la librairie en ligne. Les fab labs et leur mode de fonctionnement peuvent donc survivre dans un monde capitaliste. Leur réussite vaut bien une petite danse avec le diable. ■ M.B.

X ce qu’ils ont à disposition. » Dans les pays émergents comme l’Inde, ces nouveaux principes de production prennent tout leur sens. « Ils ont une vision beaucoup plus pragmatique que nous », reconnaît Nicolas Lassabe. Vygian Ashram fabrique entre autres des incubateurs d’œufs de poule, des lampes LED et des stations météo, directement utilisables par les habitants de Pune. « Nous essayons de donner un pouvoir de production aux habitants, pour qu’ils puissent trouver des solutions euxmêmes », affirme Yogesh Kulkarni. Le College of Engineering, une autre université de la ville, abrite également un fab lab. Celui-ci s’est spécialisé dans la fabrication de chaises roulantes, et le prototypage de maisons low cost. Son responsable, le professeur B.B. Ahuji, estime « apporter à travers ses réalisations des réponses concrètes aux problèmes de la communauté ». Des solutions alternatives et peu onéreuses sont ainsi proposées dans les pays en développement. Un fab lab sénégalais a par exemple mis au point un modèle de four solaire. En Afghanistan, une antenne Wi-Fi apportant internet à un village entier a été construite. En Indonésie, c’est un modèle de prothèse de jambe en bambou à la place du plastique qui a été mise au point. Elle coûte 50 dollars, alors qu’un membre artificiel « classique » coûte en moyenne cent fois plus cher.

Un réseau mondial Ces réalisations sont en partie rendues possibles grâce à l’étroite collaboration qui existe entre les différents fab labs du réseau chapeauté par le MIT. « Le Center for Bits and Atoms nous aide et nous guide dans l’exécution de nos projets. Ils nous procurent certains logiciels et certains plans de machines », reconnaît B.B. Ahuji. Entre eux, les fab labs s’échangent en permanence des informations, s’entraident et se donnent des conseils sur leurs différents projets. « Si à Artilect nous sommes bloqués ou connaissons un blocage technique sur un de nos travaux, on se met en relation avec les autres fab labs pour essayer de débloquer la situation », rappelle Nicolas Lassabe. Tous les mercredi, une vidéoconférence entre les membres du réseaux est organisée, chacun pouvant alors à sa guise faire partager aux autres

ses avancées ou les difficultés rencontrées. Point d’orgue de cette entraide, la Fab lab international conference qui a lieu chaque année, fait le bilan sur l’état et le développement du réseau fab lab. Ces échanges permanents favorisent le partage de connaissances. Celui-ci est d’ailleurs rendu obligatoire par la charte fab lab écrite par le MIT, que chaque membre doit respecter. Tout ce qui est produit par un fab lab est, sauf indication contraire, libre de droit. Chaque fab lab peut donc s’inspirer du travail de ses camarades, voir purement et simplement le copier. « Cela permet de créer une très forte émulation entre nous », affirme Laurent Ricard, l’autre instigateur du fac lab de Cergy-Pontoise, avec Emmanuelle Roux.

Portée pédagogique Celui-ci insiste sur la mission éducative que doivent avoir les fab labs s’ils veulent vraiment changer notre manière de produire et de consommer. Pour que le phénomène se répande et se démocratise, il faut former la population à utiliser les machines présentes dans le fab lab. Le cadre universitaire du fac lab remplit parfaitement cette fonction formatrice, selon Laurent. « Nous permettons au gens qui y viennent d’acquérir un savoir, qui se concrétise à la sortie par un vrai diplôme », affirme-t-il fièrement. « Mais nous ne sommes pas uniquement accessibles aux étudiants, rappelle-t-il, le fac lab est ouvert tout les jours de 13 h à 18 h. » Depuis son inauguration, une cinquantaine de personnes sont venues tester les machines qu’il abrite. La plus jeune avait quatre ans...« L’éducation est la valeur clé, soutient Bart Bakker, du fab lab hollandais Protospace. Il faut apprendre aux gens à se servir de machines difficiles à utiliser, c’est pourquoi je distribue aux nouveaux utilisateurs un mode d’emploi simple à comprendre. » Pour ce petit quinquagénaire nerveux et sec, ancien responsable technologique dans une banque, il est de la plus haute importance que le commun des mortels soit capable de maîtriser cette technologie. Selon lui, si cette condition est respectée, alors les fab labs changeront le futur. Bart a été la 67e personne à utiliser Internet aux Pays-Bas. On peut dire qu’en matière d’avenir, il s’y connaît. ■

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ENCYCLOWEBIQUE

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MISE A JOUR

TRÉFLÉVÉNEZ, LE VILLAGE QUI A INVENTÉ SON Wi-Fi MAISON SYSTÈME D. En France, dans certains coins reculés,

Internet rame toujours. Lassés d’attendre l’arrivée d’un opérateur, les habitants d’un petit village du Finistère ont trouvé leur Messie : Tréflévénet. PAR ALEXANDRE HIÉLARD

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ans eux, on vivrait encore au Moyenâge. Maintenant, on a l’impresssion de revenir enfin à la civilisation », rayonne Jean-François Raoul, éleveur porcin près de Tréflévénez. Dans ce petit village du Finistère de 300 habitants, on ne parle que d’eux ou presque.  « Eux  », ce sont Loïc Plassart et Frédéric Lapous. Le premier, 45 ans, est ingénieur informatique. Le second, d’un an son cadet, est carrossier et siège au conseil municipal de Tréflévénez. Leur fait d’arme ? Avoir raccordé au haut débit une soixantaine de foyers encore prisonniers des zones blanches. Une partie de la commune, coincée entre deux versants des Monts d’Arrée, vestige du Massif armoricain aux allures de campagne irlandaise, est boudée par les opérateurs privés. « Ce n’était jamais notre tour », se souvient Anne-Marie

les mots

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Emily, maire du village. « Aide-toi et le ciel t’aidera », dit le proverbe chrétien. Loïc et Frédéric l’ont repris à leur compte et leur Messie porte un drôle de nom : Tréflévénet.

100 000 euros avec France Telecom Les deux complices se connaissent depuis l’école primaire. Entre eux, l’entraide est la règle. En 2007, Frédéric Lapous « ne connaît rien du tout » à l’informatique. Mais il habite le bourg et bénéficie du haut débit. Alors lui prend l’idée d’acheter son premier ordinateur et c’est Loïc qui lui installe sa connexion. Un comble pour cet informaticien qui n’a même pas Internet chez lui. À l’époque, ce dernier planche sur sa thèse. À la moindre recherche Google, il doit prendre sa voiture et se rendre à Brest, situé à 30 km. « J’ai fait plus de 17 000 km en un an. Le coût carbone est intéressant... », raille-t-il. En signe de

gratitude, Frédéric Lapous installe alors une antenne Wi-Fi sur son toit, en direction de la maison Plassart. Et ça marche! « Après ce premier test réussi, on s’est dit qu’on allait en faire profiter tout les autres », explique Frédéric Lapous.

« Les habitants étaient en colère. Toutes les communes se raccordaient sauf nous. Cela devenait insupportable » Ils fondent l’association Tréflévénet en avril 2009, clin d’oeil au nom de leur village. Le principe de ce Wi-Fi associatif rural est simple : deux lignes téléphoniques ADSL sont louées sur la commune voisine de La Martyre, où se

Zones blanches

RIP

FTTH

Arcep

Espaces désignant un territoire où les habitants sont privés d’accès haut débit par ADSL (512 Kbits/s ou plus). 434 000 foyers français sont concernés, selon le dernier rapport de l’Arcep de juin 2011.

Acronyme pour Réseau d’initiative publique. Depuis 2004, une loi autorise les collectivités territoriales à investir dans un réseau de télécommunications afin de pallier l’absence d’opérateurs privés.

Fiber To The Home, réseau de fibre optique jusqu’au domicile de l’abonné. Adapté aux zones rurales car la fibre permet de transporter le signal avec de très faibles dégradations sur de longues distances.

Surnommé «le gendarme des télécoms», l’Arcep a pour mission d’assurer une concurrence effective et loyale entre opérateurs au bénéfice des consommateurs sur le marché des communications.

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Grâ arro


Grâce à leur Wi-Fi associatif et la Tréflévénet Box, Loïc Plassart (à gauche) et Frédéric Lapous (à droite) arrosent 60 foyers répartis sur quatre communes, isolées dans les Monts d’Arrée. A. Hiélard

trouve le central de France Télécom. Depuis ce point haut, Frédéric et Loïc installent une antenne Wi-Fi pour établir un pont hertzien jusqu’au clocher de l’église de Tréflévénez où le Père Job, curé de la paroisse, a donné son accord pour y disposer le matériel de réception. Céleste, petit opérateur local, devient leur fournisseur d’accès. Coût total de l’opération : 4 500 euros. Une bagatelle comparée à ce que proposaient les opérateurs privés. « Quand on a convoqué Orange pour trouver une solution, la seule chose qu’on nous a proposée, c’est d’installer un nouveau noeud de raccordement. Ça coûtait entre 90 000 et 100 000 euros, aux frais de la commune », se souvient Frédéric Lapous. Une somme astronomique que Tréflévénez ne pouvait pas débloquer. Tréflévénet n’est pas la seule association à fournir une connexion haut débit à ses adhérents via un réseau Wi-Fi rural. Le

premier est né dans le Tarn, à Vaour, en 2003. Depuis, les initiatives se sont multipliées et d’après un recensement de l’association France Wireless, 18 Rural area networks (RAN) alimentaient encore les zones blanches en 2011. Un développement permis par une évolution de la réglementation. En effet, les premiers projets ont été lancés en toute discrétion car ils tombaient sous le coup de la loi. Thomas Gassilloud, fondateur du Ran de Pomeys dans le Rhône, se souvient : «  Nous avons d’abord testé notre réseau en pirates, car capter les ondes Wi-Fi était interdit, seule l’Armée avait le droit de les utiliser pour ses communications  ». Fin 2003, la législation s’est assouplie, libéralisant l’accès à l’Internet sans fil.

« Le sentiment d’être exclu » « Tréflévénet nous a changé la vie », assure Jacques Le Lann (voir page 63),

propriétaire de gîtes ruraux à Saint-Eloy, une commune voisine raccordée à Tréflévénet en 2010. Sans l’association, lui et les autres adhérents continueraient de s’abonner pour une vingtaine d’euros chez un opérateur classique (Orange, Bouygues, SFR) avec une connexion très faible. « Pour beaucoup ça devenait insupportable, les habitants étaient en colère, se rappelle Frédéric Lapous. Je me souviens d’un agriculteur qui devait passer ses demandes d’équarissage par Minitel. Mais le service allait disparaître et il fallait le faire par Internet. Avec un débit 56 Kbits/s à l’époque, c’était mission impossible. Lorsqu’on a décidé de déployer notre réseau sur la commune, ce n’était que du bonheur pour lui. » Présenté en 2008 par Eric Besson, le plan France Numérique 2012 promettait l’accès au haut débit pour tous. Tréflévénez l’attend toujours. « On avait X

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do it yourself X vraiment le sentiment d’être exclu.

Tout autour, les communes se raccordaient, sauf nous », se rappelle Frédéric Lapous, encore amer. Aujourd’hui, le gouvernement assure avoir rempli son

Seuls 77 % des Français ont accès au vrai haut débit, soit 2 Mbits/s, selon le nouveau seuil défini par l’Arcep contrat avec 100 % des foyers raccordés. Ce satisfecit n’est pas partagé par tout le monde, y compris au sein de la majorité. En juillet 2011, Hervé Maurey, sénateur UMP de l’Eure, affirme dans un rapport que seuls 77 % des Français ont accès au vrai haut débit, soit 2 Mbits/s, selon le nouveau seuil minimal admis aujourd’hui par l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes). Michel Lebon, directeur d’un cabinet de consulting en aménagement numérique dans les zones rurales, dénonce une manipulation des chiffres : « Les statistiques nationales font croire que la situation est satisfai-

sante mais si l’on regarde de plus près, il y a de fortes disparités selon les territoires. Certains départements sont très en retard ». Le Finistère en fait partie.

« On n’est pas des ploucs » Tréflévenet a commencé avec onze adhérents. Mais avec un droit d’entrée sur le réseau fixé à 150 euros, un abonnement mensuel de 25 euros et une subvention de 800 euros de la commune, l’association a rentabilisé l’investissement en un an, sans emprunter. « Un beau pied de nez aux opérateurs », s’amusent Frédéric et Loïc, même s’ils ne revendiquent « aucun militantisme ». « Que cela montre le manque de volonté des télécoms, c’est un effet induit, mais on n’a rien à prouver », renchérit Loïc. À la mairie, on applaudit : « Souvent dans les petites communes comme ici, les gens ont tendance à croire que c’est un trou et se disent “ Qu’est-ce qu’ils font à habiter là les pauvres ? ” Tréflévénet montre le contraire, souligne Anne-Marie Emily. Il ne faut pas avoir pitié de nous. On est très content de vivre ici. On n’est pas des ploucs. » Économiquement, l’impact du haut débit est aussi très important. Avec 300 salariés, les deux grosses entreprises de matériel agricole de Tréflévénez, Rolland et Emily, emploient autant de main-

Basculer vers la fibre

tres haut debit

Fibre optique, la France à la traîne

Si Tréflévénet se lance dans la fibre optique, c’est parce que la France accuse déjà du retard sur ses voisins. « On nous avait promis le haut débit en 2012, alors la fibre... », lâche Loïc Plassart, dubitatif. Pourtant, des objectifs ont été encore une fois fixés par le gouvernement : 70 % de la population française doit être raccordée au très haut débit (fibre) en 2020, puis 100 % en 2025. Thomas Gassilloud, patron de Wibox, le plus gros opérateur rural de fibre optique, n’y croit pas : « Il y a environ 30 000 commune rurales en France. Aujourd’hui, seules 170 sont couvertes. Nous raccordons une commune par semaine en moyenne. À cette vitesse, il faudra 100 ans pour raccorder tout le monde. » Selon le fondateur du Ran de 0 6 2

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d’oeuvre que d’habitants. « L’objectif était d’abord de sortir les familles du bas débit. Mais si on peut donner un coup de pouce à l’économie du coin, c’est intéressant, confie Loic Plassart. Les effets sont difficiles à mesurer, mais ce qui est sûr, c’est que cela n’a rien eu de nocif ! » L’association travaille actuellement sur un projet de borne Wi-Fi nomade dans le bourg « pour permettre à tous les employés de se connecter pendant leurs pauses », indique Anne-Marie Emily. Désormais à Tréflévénez, on ne part plus, on s’installe : « C’est comme l’électricité il y a 40 ans. Même si c’est la campagne, les gens demandent s’il y a un accès à Internet. Avant Tréflévénet, certains renonçaient à acheter ou louer une maison », assure Frédéric Lapous. Aujourd’hui, le Wi-Fi associatif compte plus de 60 abonnés et arrose trois nouvelles communes : Le Tréhou, Irvillac et Saint-Eloy. Loïc Plassart et Frédéric Lapous se sont fixés un plafond de 80 foyers. « La connexion se dégrade quand trop de gens sont en ligne simultanément. On veut maintenir un débit acceptable, c’est pour ça qu’on refuse de se déployer davantage, explique Loïc Plassart. Et nous ne sommes pas prêts à quitter notre petit nid associatif, ce serait contraire à notre esprit de départ. »

Pomeys (Rhône), le manque de moyens humains est criant : « Aprèsguerre, 300 000 personnes avaient été mobilisées pour le réseau d’électricité et de téléphonie. Avec le très haut débit, on atteint à peine 30 000 personnes sur tout le territoire, c’est trop peu. » Laure de la Raudière, députée d’Eure-et-Loire et chargée du numérique à l’UMP, réclame aussi « une hausse des effectifs, au sein d’une “taskforce”, pour monter et coordonner un grand projet national d’infrastructures. » Actuellement, le Projet National Très Haut Débit (PNTHD) est doté de 2 milliards d’euros, dans le cadre du Grand Emprunt, lancé en 2010. « Insuffisant, tranche Mme De la Raudière. Il faudrait trois milliards de plus. »

Si Tréflévénet refuse de voir plus grand, elle envisage déjà de voir plus vite, beaucoup plus vite. Et de devenir le premier Ran de France à fournir la fibre optique à ses adhérents. « C’est notre objectif », assume Frédéric Lapous. L’idée, un peu folle, a germé il y a deux ans. Loïc Plassart apprend que les lignes à haute tension qui survolent son village contiennent de la fibre. Utilisées initialement pour l’exploitation du réseau électrique, ces fibres disposent aujourd’hui de capacités excédentaires que RTE (Réseaux de transport d’électricité), via sa filiale Arteria, valorise en les vendant aux fournisseurs d’accès et aux collectivités territoriales. Pour les opérateurs privés, l’arrivée d’un nouveau concurrent sur un marché très disputé n’est pas forcément la bienvenue. « Même si les opérateurs historiques sont aussi nos clients, nous sommes dans un secteur très concurrentiel, donc forcément ça peut gêner », confie Emma-


« Même pour lire mes mails, c’était la galère ! » JACQUES LE LANN, habitant de Saint-Eloy, abonné à Tréflévénet depuis 2010, est propriétaire de gîtes ruraux. Tréflévénet lui a permis de développer son activité.

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n clic, deux secondes, trois images téléchargées. Posté derrière son écran d’ordinateur portable, Jacques Le Lann, 66 ans, met à jour son site internet. Depuis 15 ans, ce propriétaire d’une petite ferme bio de 22 hectares s’est reconverti avec sa compagne dans le tourisme rural. « Avec notre patrimoine bâti, c’était bête de ne pas en profiter. Et puis l’activité agricole n’était pas assez rentable, ça ne suffisait pas pour faire bouillir la marmite », explique ce cadre retraité. À l’approche de la saison estivale, la page web présentant leurs deux gîtes et leurs trois chambres d’hôtes a besoin d’un bon rafraîchissement. Les nouvelles photos du jardin, peuplé par 400 variétés de camélias que collectionne sa femme, vont attirer le chaland. Rien de révolutionnaire en soi. Aujourd’hui, un film se télécharge en deux minutes. Mais Jacques Le Lann n’aurait pas cru cela possible il y a trois ans. « Ici la commune est ravitaillée par les corbeaux », peste-t-il. Sa petite ferme, installée à trois kilomètres de la ligne ADSL, n’était pas éligible au haut débit. « Pour télécharger une image, j’appuyais sur le bouton, je partais dix minutes, puis je revenais et ce n’était toujours pas chargé. » À l’époque, Jacques est abonné chez Orange, pour dix euros nuel Thiolon, directeur commercial d’Arteria. Loïc Plassart en fait l’amère expérience : « Quand j’ai appelé RTE, on m’a répondu que la fibre n’était pas disponible. En réalité, elle était louée sans être opérée par SFR, afin que personne d’autre ne s’installe. » Ce n’est que partie remise, Tréflévénet a son plan B. En mars 2011, le Conseil général du Finistère achève son réseau d’initiative publique (RIP) « Penn ar Bed Numérique » (« Finistère numérique »), destiné à raccorder les 40 000 foyers du département privés de haut débit. Sur ce RIP, « 350 km de fibres optiques ont été déployées », indique François Marc, sé-

En quelques secondes, grâce à Tréflévénet, Jacques peut ajouter de nouvelles photos sur son site web. A. Hiélard

par mois, service minimum. « Vu ma connexion, je ne voulais pas dépenser une fortune. Mais, même pour lire mes mails, c’était la galère! ». Il s’est renseigné sur les offres satellite, mais un ami l’en a dissuadé car « c’était trop cher et ça marchait mal ».

80 % de réservations en ligne Tout bascule en 2010. Le haut débit arrive chez lui grâce à Tréflévénet. Avant, la promotion du gîte se limitait à quelques lignes dans le Guide du Routard. Aujourd’hui, tout passe par nateur PS du Finistère, en charge des questions numériques au Conseil général. Surtout, certaines passent sous les pieds des habitants de Tréflévénez! « Nous l’avons appris par notre opérateur Céleste. Personne ne nous avait mis au courant ! », s’étonne Loïc Plassart. Désormais, il ne pense qu’à une chose : s’y raccorder. François Marc n’y trouve rien à redire : « Rien ne les en empêche. Le réseau est public, comme sur une route tout le monde peut passer dessus! » Dès lors, tout peut aller très vite. « Fin juin, on espère fournir le très haut débit à nos abonnés, annonce Loïc Plassart. Dès qu’on connaît l’emplacement de la

son site web : « 80 % de nos réservations se font en ligne. » Surtout, l’hébergement avec connexion Wi-Fi gratuite dope son potentiel commercial. Sans Tréflévénet, sa clientèle ne dépassait pas les régions limitrophes. «Maintenant, on accueille le monde entier!, se réjouit Jacques.  Néozélandais, Sud-africains, Lettons, Tchèques, Finlandais, etc. » L’hiver venu, ce sont des professionnels qui les remplacent, accompagnés de leurs ordinateurs portables. Désormais, même à Saint-Eloy, il n’y a plus de hors saison. n A.H. sortie fibre optique, on passe commande. D’ailleurs, les tarifs sont déjà négociés. » Pour l’heure, il ne s’agit que de redéployer la puissance de la fibre par ondes Wi-Fi. « On pourrait garantir 20 Mbits/s à chaque abonné sans problème. C’est déjà un débit énorme », s’enthousiasme Frédéric Lapous. Le raccordement chez l’habitant (FTTH, Fiber to the home) attendra encore quelques années. Mais déjà, la commune anticipe. Le bourg sera rénové en 2012 et de nouveaux fourreaux seront enfouis, prêts à accueillir la fibre. Tréflévénez a retenu la leçon. Cette fois, elle ne passera pas son tour. ■

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DO IT YOURSELF

Mise a jour

BUG

LA RÉSURRECTION DES SOURDS HANDICAP. Depuis l’avènement des nouvelles technologies de la

communication, les sourds revivent. Encore faut-il qu’on les entende.

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«

ans ordinateur, je ne pourrais pas communiquer. » Devenue sourde à un an suite à une méningite, Camille Louis-Sydney, 18 ans, n’imagine plus sa vie sans les nouvelles technologies. Aujourd’hui en première année de CAP coiffure, la jeune femme utilise chaque jour Internet et son ordinateur pour communiquer avec ses amis sourds sur Facebook, MSN et OOVOO (logiciel de messagerie instantanée qui permet de mener des conversations vidéo grâce à la webcam). « C’est plus commode car je peux utiliser la langue des signes. » Amorcé dans les années 80 par le Minitel, puis démultiplié par l’ Internet grand public via les e-mails et les messageries instantanées, l’avènement des technologies d’information et de communication a révolutionné les échanges entre sourds, ainsi qu’entre sourds et entendants. Pauline Stroesser, 27 ans, se souvient de cette sensation de sortir de l’isolement aux débuts d’Internet : « J’étais au lycée, ça m’avait fasciné je pouvais enfin aller m’informer par moimême. » Dès le départ, elle a été friande des logiciels comme Skype ou MSN. «  Je les utilisais beaucoup, ça me permettait d’être en contact avec mes amis et ma famille quand j’étais en voyage, et inversement quand je suis en France avec des amis vivant à l’étranger. Au0 6 4

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PAR FAÏZA ZEROUALA

jourd’hui, toute ma famille est dispersée en province, Skype me permet de les appeler et d’échanger de temps en temps avec eux. » Le téléphone portable a consolidé cette autonomie. Pauline Stroesser est formelle, cela a changé sa vie. « J’ai eu mon premier portable à 15 ans. Cela m’a permis de donner rendezvous à mes amis sans avoir à passer par mes parents ou mes sœurs. » Camille Louis-Sydney se repose elle aussi sur son téléphone. Pour communiquer avec sa famille, elle utilise les SMS ou, mieux, le visiophone sur son smartphone : « s’il y a un problème dans le RER par exemple, je peux prévenir ma

« Les sourds, longtemps considérés comme "débiles" n’ont pas eu accès à l’information et aux formations » famille. Sans ça, je ne sais vraiment pas comment je ferais. » Comme elles, 5 millions de Français sont atteints de surdité, soit 6,6 % de la population, près de 400 000 d’entre elles sont sourds de naissance et 80 000 s’expriment en langue des signes.Plus de la moitié d’entre eux rencontrent des difficultés d’expression écrite, ce qui a des

répercussions sur l’accès à la culture, la formation et l’emploi. Pour Julie Houriez de l’association Signe des Sens, « Les nouvelles technologies peuvent rendre accessibles des contenus. Mais si vous avez accès à un contenu, ce n’est pas pour autant que vous le déchiffrez. Quand vous avez un texte en chinois entre les mains, ça ne change rien si on ne le comprend pas. Pour les sourds c’est pareil. L’accessibilité est un fantasme à cet égard. »

Une nouvelle relation au monde Il faut aussi apprendre aux sourds à se familiariser avec la technologie. « Longtemps, ils étaient considérés comme "débiles" alors ils n’ont pas eu accès à l’information et aux formations. » Pauline a réussi à contourner la difficulté induite par son handicap. Elle a appris à parler et à lire sur les lèvres afin de pouvoir poursuivre des études supérieures. « Je n’ai jamais pu avoir d’enseignement adapté, j’ai dû apprendre à lire sur les lèvres, parler, avant même d’apprendre le B-A BA à l’école. Beaucoup sont passés à côté du primaire et ont de gros retards. » Des lacunes dues à l’interdiction, levée en 1991, pour les enseignants de dispenser des cours en langue des signes. Mais aussi à la spécificité de la langue des signes où il n’existe pas de conjuguaison par exemple. Avec les nouvelles technolo-


Les sourds ont su tirer partie des outils technologiques comme la webcam pour pouvoir communiquer en langue des signes. F. Zerouala

gies, les perspectives changent. Et surtout la relation au monde. Les sites de chat, les blogs permettent au sourd de vivre une relation qui fait abstraction de la surdité selon le choix de la cacher ou au contraire de l’assumer. Les webcams autorisent les échanges en langue des signes. David Cloux, 31 ans, sourd de naissance qui s’exprime en langue des signes, s’est spécialisé dans le marketing et communication Web.

Désir d’indépendance Dans sa vie quotidienne, les nouvelles technologies ont assouvi son désir d’indépendance et ce, sans passer par un tiers qui parle la langue des signes : « Je peux téléphoner via l’interprétation à distance, réserver des billets de train sans passer par les guichets, acheter et comparer un produit dans un forum grâce aux avis des consommateurs, ou

bien encore me tenir au courant de l’actualité. On oublie complétement notre surdité, on vit très bien. Mieux, cela met fin aux discriminations ». L’accès à des films étrangers sous-titrés, à l’inverse des films français, le relie au monde culturel. Le jeune marketeur utilise aussi Skype, un logiciel de visioconférence et se tient informé des avancées technologiques grâce aux réseaux sociaux. Selon lui, «  ils ont permis aux sourds ne plus sentir l’isolement, contrairement à ce qu’il se passait il y a 20 ans ! » Mais la route pour que les sourds soient définitivement reliés au monde est encore longue. Premier obstacle : les dispositions légales pour favoriser l’accessibilité existent mais tardent souvent à être concrétisées. Le 10 février 2010, Nadine Morano, secrétaire d’État à la Famille et à la Solidarité présentait le plan 20102012 du gouvernement en faveur des

personnes sourdes et malentendantes. 52 mesures ont été présentées à la presse et aux représentants associatifs. Pour l’instant ce dispositif n’est pas généralisé. Aucune des propositions de loi n’a été mise en œuvre.

Une loi peu appliquée Sur l’ensemble, trois concernaient l’accessibilité à la télévision via le sous-titrage et la traduction en langue des signes française (LSF). Outre les questions au gouvernement traduites pour les sourds le mercredi après-midi, seule une émission, « L’œil et la main », diffusée sur France 5, est spécifiquement destinée aux sourds. Dans les grilles de programme, seuls certains journaux télévisés sont sous-titrés. Dans un tel vide, en particulier celui laissé par le service public, Internet et l’image apparaissent comme des recours. Rendre accessible des infor- X

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mise a jour X mations aux sourds nécessite la prise

en compte des spécificités de ce handicap. Dans leur monde, tout passe par le visuel. Les plateformes d’hébergement de vidéos comme YouTube ou Dailymotion auraient pu être une aubaine. Seulement les contenus proposés ne sont pas sous-titrés. Sous-titrer une vidéo est fastidieux et réclame certaines compétences techniques. En revanche les sourds ont pu se diriger vers des sites de téléchargement illégal de séries améri-

caines toutes sous-titrées en français par des communautés de fans. Depuis la fermeture fin janvier par les autorités américaines de Megaupload, la plateforme principale, il faut imaginer d’autres dispositifs. Pour répondre à ces besoins, les associations sont extrêmement dynamiques.  L’offre disponible étant insuffisante, les sourds eux-mêmes ont mis en place des outils pour diffuser des informations existantes et compréhensibles par le plus

Et la communication fut INITIATIVE. Les sourds peuvent aujourd’hui téléphoner à des entendants grâce à un logiciel et une webcam.

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élephoner à un sourd, une utopie ? Non, une réalité dans le monde 2.0. Pour cela, une entreprise du Val-de-Marne propose un logiciel d’interprétariat à distance. Des municipalités commencent à s’en équiper. A l’origine, le logiciel Accéo est développé pour les entreprises. Le principe est simple : il suffit de se connecter à une plateforme et de communiquer avec un téléopérateur qui prend en charge l’appel. Clarisse Clariou, responsable de la communication d’Accéo raconte comment le dispositif est né d’une réflexion simple : comment les personnes sourdes peuvent-elles communiquer dans le monde du travail ? En 2006, l’entreprise s’est dit qu’il fallait rendre les collaborateurs sourds autonomes. En 2008, elle développe ce logiciel sous le nom de Tadéo. Il permet aux salariés sourds d’utiliser le téléphone, de prendre part aux réunions et de bénéficier des formations. Depuis, près de 200 établissements comme Areva, Air France BNP ont recours à Tadéo la version professionnelle d’Accéo. Ces mêmes entreprises ont trouvé qu’il serait judicieux de développer un service unique pour les clients. Pour accompagner le réveil des sourds, des municipalités ont imaginé des dispositifs basés sur le numérique pour permettre à tous de bénéficier de tous les services. La première mairie à avoir utilisé Ac0 6 6

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céo est celle de Saint-Maur-des-Fossés dans le Val-de-Marne. A l’origine, la loi du 11 février 2005 oblige les établissements publics à être accessibles à l’ensemble des handicaps en 2012. L’échéance est repoussée à 2015 pour les établissements privés. Pascale Luciani-Boyer a devancé cette obligation légale. Adjointe aux nouvelles technologies chargée du handicap et du numérique à la mairie de Saint-Maur-desFossés elle est parallèlement coprésidente de l’association Osmose qui milite en faveur de l’insertion des personnes sourdes. Pour permettre aux sourds, mais aussi aux personnes âgées à l’ouïe déclinante de communiquer, elle a fait appel aux services de l’entreprise Tadéo.

Lutter contre l’exclusion C’est à travers des rencontres que Pascale Luciani-Boyer a perçu le besoin de communication des sourds. « De plus en plus de personnes fréquentent des centres de santé. Cependant il leur est difficile d’appeler pour obtenir un rendez-vous. » Lors de ses activités associatives, elle s’est rendu compte que certains sourds, longtemps assimilés aux muets, peuvent s’exprimer. Leur seul problème est qu’ils n’entendent pas la réponse. La langue des signes les aide mais c’est une langue pauvre car elle contient moins de mots. Elle peut donc les brider. Beaucoup de

grand nombre. Le problème d’encodage et le poids des vidéos a longtemps bloqué la création de sites en langue des signes. Le site Websourd , un site d’informations en langue des signes, est justement né de la volonté de ses deux fondateurs, Jacques Sangla et Michel Dupoieux de renforcer l’information à destination des sourds et surtout qu’elle soit compréhensible par tout un chacun. Des chaînes de télévision ont été contactées mais ont

personnes sourdes se sont longtemps senties exclues de l’écrit. Pascale Luciani-Boyer est consciente des usages possible du numérique. D’après elle, la fonction publique se doit de répondre à ce besoin de prise en charge. « Par exemple, avec Accéo, en allant au centre des impôts, les sourds n’ont plus besoin d’être accompagnés par un interprète explique l’adjointe au maire. Ils peuvent dialoguer avec l’agent très facilement en se connectant à la plateforme. Cela met fin à une discrimination. » Cet été, un courrier a été envoyé aux médecins de la ville afin qu’ils mentionnent l’existence de ce service à leurs patients. Dès sa mise en place, près de 80 appels par mois ont été traités. Clarisse Cariou évoque une demande de plus en plus forte. La responsable de la communication de Tadéo confie qu’il s’agit de « quelque chose de long à instaurer. Les collectivités ont des difficultés à mettre en place l’accessibilité, il n’y avait soit pas de solutions ou de budgets. Pour une prise de conscience, il faut qu’elles connaissent les technologies existantes. » Aujourd’hui Tadéo emploie près de 50 opérateurs et transcripteurs. Cette profession reste encore confidentielle. « Ce métier est né des nouvelles technologies pour répondre à un besoin. Il faut encore former des personnes. C’est un métier qu’on apprend en deux ans. La première formation a été lancée à Lyon il y a deux ans. Actuellement, une vingtaine sont en formation. Quinze transcripteurs viennent d’achever leur formation. Nous avons noués aussi des partenariats avec des associations » précise Clarisse Clariou. Pascale Lu-


refusé de participer au projet. Websourd se veut être « un portail et des services sur Internet. En mariant supports visuels et graphiques, l’accès aux sourds, en langue des signes, à des contenus informatifs et interactifs de toutes natures ». Pour Marylène Charrière, sourde de naissance qui gère le pôle de travail sur l’accessibilité des contenus chez Websourd, « la terminologie et le lexique utilisés pour les sous-titres ne sont pas satisfaisants. Les traductions sont

ciani-Boyer s’est appropriée une technologie déjà existante pour l’adapter à ses besoins.

Une entreprise militante Puis, la facilité d’accès du service, d’après elle, a permis de désamorcer des réticences formulées au nom du coût élevé de l’accessibilité. « C’est un outil très utile pour compenser un handicap. Les sourds ne sont pas obligés de mentionner leur surdité. La personne contactée ne sait pas si celui avec qui elle parle a recours à Accéo. L’ordinateur met sur le même plan sourds et entendants. » Clarisse Clariou confirme que l’entreprise entend poursuivre l’innovation. Tadéo veut aller plus loin. Elle travaille actuellement sur la technologie des QR codes. un type de code-barres en deux dimensions constitué de modules noirs disposés dans un carré à fond blanc. Il suffit pour cela de prendre en photo ce code avec un smartphone. Puis l’utilisateur est dirigé vers une page internet, une publicité, un texte explicatif. Un document comportant un QR code flashé par la personne sourde aura son contenu traduit en langue des signes. Clarisse Clariou insiste sur la vocation militante de l’entreprise au sein de laquelle travaillent 350 sourds : « avant de vendre notre service, notre démarche, c’est d’évangéliser. » Une position partagée par Pascale LucianiBoyer. L’adjointe au maire se fait prosélyte. Elle fait la promotoion de ce logiciel auprès des autres mairies. Et a réussi à convaincre la mairie de Lonsle-Saulnier dans le Jura de s’équiper. En espérant faire des émules. ■

condensées, il manque des choses. Et puis les sourds ne sont pas des gens de l’écrit ». D’où l’idée de proposer des vidéos en langue des signes. Dans cette logique d’optimiser l’accessibilité et la compréhension des informations reçue par les sourds, l’association Signe de Sens développe quant à elle, depuis trois ans, le réseau social Elix, pour l’instant disponible en version beta. Il s’agit d’un dictionnaire de langue des signes alimenté par les internautes en vue de lut-

ter contre l’illettrisme. Responsable des éditions et du développement multimédia à l’association Signe de Sens, Julie Houriez décrit le concept : « Nous donnons une définition d’un mot en langue des signes. Les internautes imaginent ensuite un signe correspondant à la définition. Le signe préféré remonte. Les mots naissent et meurent avec les sourds qui font la langue des signes. C’est un espace d’archivage. Il faut aussi inventer des mots traduisant des concepts X

Accéo, mode d’emploi Le fonctionnement d’Accéo est simple. Le système nécessite un ordinateur et une webcam.

1 Le sourd La personne sourde se connecte à Accéo, préalablement téléchargé sur son ordinateur. Grâce à sa webcam, le sourd est mis en contact avec un opérateur avec qui il dialogue en langue des signes.

2 L’opérateur De l’autre côté de l’écran, l’opérateur réceptionne l’appel de la personne sourde. Il traduit en temps réel la conversation auprès de l’interlocuteur entendant.

3 L’interlocuteur L’interlocuteur, reçoit la communication comme d’habitude. Il ignore que la personne qui l’a contacté est sourde. L’échange se déroule comme lors d’une conversation traditionnelle.

F.Z

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mise a jour X nouveaux. » Julie Houriez est

convaincue depuis longtemps de la nécessité de prendre en compte les besoins de la population sourde. L’association basée à Lille est née en 2003 sous l’impulsion de son frère, Simon Houriez, promoteur de la communication entre sourds et entendants. Son ambition : sortir les sourds de leur « ghetto » en valorisant la différence comme une richesse. Une dizaine de salariés y travaillent, dont la moitié sont des sourds pratiquant la langue des signes. « Il existait peu de choses avant 2005. Des champs entiers restaient à défricher, comme l’accès à la culture. Pour com-

« Des champs entiers restent à défricher, comme l’accès à la culture » bler ce vide abyssal nous avons créé des spectacles pour sourds, joués par des comédiens sourds parlant la langue des signes. » Puis ils ont créé des livresDVD. Leur catalogue comprend dix ouvrages pour enfants visant à aider leurs parents à communiquer grâce des outils vidéo. Dans le monde du silence, la principale difficulté reste de communiquer avec les entendants. Au travail, ces échanges sont cruciaux. Jean-Luc Metzger, chercheur à Orange Lab, a mené une recherche sur les salariés

La langue des signes s’est convertie aux nouvelles technologies. Le vocabulaire s’adapte et traduit des concepts, comme Internet, l’e-mail ou le logiciel de messagerie instantanée MSN. F. Zerouala

sourds et aveugles entre avril et septembre 2011. Il a pu observer que l’organisation de l’entreprise sait contourner ces obstacles. Quitte à ignorer la plupart du temps les salariés sourds. Le mail, par exemple, va prendre le pas sur la communication. « Les sourds se sentent exclus, aimeraient qu’on leur parle. Souvent, les managers ne savent pas quoi leur donner à faire. On les affecte à des tâches où ils n’ont pas besoin de communiquer. Ce sont souvent des postes de saisie. S’il y a un problème nécessitant un contact, on repasse le dossier à un entendant. On les insère d’un côté et de l’autre on les isole. Il faut développer la capacité de leur environnement à leur faire confiance. S’ils peuvent communiquer, cela change tout. » Pour autant, le chercheur souligne qu’il ne faut pas généraliser. Certains managers tombent dans l’excès inverse : « Ils sont aux petits soins et sont à l’affût de la moindre innovation technique pour faciliter la vie des salariés sourds. »

A l’affût des innovations technologiques David Cloux attend beaucoup aussi des progrès technologiques. «  Google met

au point un logiciel de traduction pour les vidéos de la voix en sous-titres, paramétré selon différentes langues. » L’éditeur de logiciel Mozilla a aussi lancé le projet Universal Subtitles pour sous-titrer les vidéos sur le Web. Bien

experience Le musée au bout des doigts L’association Signe de sens concentre ses efforts vers l’accessibilité culturelle, via l’outil numérique. Les musées sont en première ligne. C’est comme cela que Muséo a vu le jour. « On s’est orienté vers un dispositif à l’usage des musées grâce à la technologie tactile » se souvient Julie Houriez, en charge du projet et du développement multimédia. À l’époque il n’existait comme tablettes tactiles que l’iPad et des bornes interactive. « Nous avons fait une première expérimentation 0 6 8

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au Quai Branly pendant dix jours en décembre 2010. Nous avions installé une borne dans un atelier. Nous avons créé deux applications, chacune proposant un parcours de 45 minutes qui fait référence à une culture. Dans chaque application cinq œuvres sont expliquées en langue des signes. » Cinquante enfants sourds, répartis en groupes de trois ont pu déambuler dans le musée. L’association souhaite pérenniser cette expérimentation. Des négociations sont en cours pour vendre l’application à des musées.

Grâce à une application iPad, les enfants sourds pourront bientôt suivre un parcours en langue des signes. Signe de Sens

Julie Houriez précise que chaque enfant peut l’utiliser. Il suffit « de se brancher sur le canal qui l’intéresse ».


sûr, David est conscient que la technologie est encore perfectible. L’intendance, elle, est encore balbutiante. Julie Houriez insiste sur le fait que les nouvelles technologies n’apportent pas une solution en soi. C’est le contenu qui prime, pas la technique. Concevoir des solutions innovantes et pratiques demeure la principale difficulté. Pauline Stroesser aimerait pouvoir tirer davantage partie des technologies existantes. Elle souhaiterait par exemple qu’une application d’information pour smartphones en langue des signes voit le jour. Websourd propose déjà ce service mais il ne fonctionne qu’avec SFR et sur des modèles de téléphones précis. Pour accéder aux revendications des sourds Signe de Sens s’appuie sur les innovations techniques mises à disposition du grand public. « Il suffit d’anticiper les usages d’une technologie qui n’est pas destinée à cela à l’origine. » explique Julie Houriez. L’association reste en veille sur les développements techniques. Le plus gros du travail reste de faire évoluer les pratiques. « Il faut

convaincre. Et pour cela, nous faisons des expériences pour montrer que cela est possible » (voir encadré). Un travail de promotion des initiatives existantes est nécessaire. Le premier public à informer et à convaincre est le public sourd. Il est lui-même parfois circonspect face à ces nouveaux outils. A l’instar de Pauline Stroesser à propos des

« Le support technique n’est pas l’essentiel. Les mentalités doivent changer » centres d’interprétariat à distance qui commencent à se développer. (voir cidessus). Elle trouve l’idée séduisante mais d’après elle, ils sont encore trop peu répandus. « La France est toujours à la traîne » juge-t-elle. Elle a conscience pourtant que les potentialités technolo-

giques sont infinies et se plaît à rêver : « Peut-être un jour existera-t-il des hologrammes avec des interprètes capables d’apparaître à l’écran à tout moment ! Qui sait ? Mais la particularité des interprètes, c’est que ce sont des humains et non des robots. Et pour avoir une traduction exacte en langue des signes, même les avatars les plus poussés ne parviendront pas au même niveau que les interprètes ». Malgré ce retard de la société, Jean-Luc Metzger estime qu’il y a « un mouvement ». Et juge en revanche « prometteurs » les dispositifs comme les centres d’interprétariat à distance. « Mais en France, ajoute-t-il c’est encore expérimental. Le support technique n’est pas l’essentiel. Les pratiques doivent encore changer. » Pour réussir pleinement l’intégration des sourds, il est crucial de travailler sur les mentalités. Ainsi, Camille Louis-Sydney caresse l’espoir que tout le monde apprenne la langue des signes à l’école. La technologie ne serait plus alors la seule passerelle entre le monde des sourds et celui des entendants. ■

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DO IT YOURSELF

mise a jour

BUG

JOUETS ÉLECTRONIQUES POUR BABY GEEKS

PETITE ENFANCE. Les grandes marques de jouets

envahissent le monde des enfants en adaptant les ordinateurs, tablettes et smartphones de leurs parents. Une nouvelle mode peu surveillée qui n’est pas sans risques. PAR JUSTINE FAURE

S

i les parents rêvent encore que leur progéniture joue à la dinette, passe des heures autour d’un jeu de société ou s’amuse avec de petites voitures, ce n’est pas vraiment ce à quoi aspirent leurs enfants. Selon une enquête réalisée aux Etats-Unis en 2011 par The Nielsen Company, 44 % des enfants âgés de 6 à 12 ans se montrent désireux de recevoir un iPad. La tablette d’Apple est ainsi le cadeau le plus demandé par cette tranche d’âge, devant l’iPod Touch et l’iPhone. L’ordinateur arrive juste derrière, sollicité par 25 % des enfants. Étonnant ? Peut-être pas. Une autre enquête, réalisée par la société AVG Technologies, révèle que les enfants maîtrisent les nouvelles technologies avant même les gestes du quotidien. « De nos jours, les jeunes enfants savent utiliser une souris, jouer à des jeux vidéo, et utiliser un smartphone avant même de savoir nager, lacer leurs chaussures ou se cuire un œuf » peut-on lire dans le rapport. La société a interrogé 2 200 mères d’enfants âgés 0 7 0

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de 2 à 5 ans ayant un accès internet et résidant aux États-Unis, au Canada, au Japon, en Australie, en NouvelleZélande et dans cinq pays d’Europe (Royaume-Uni, France, Italie, Allemagne et Espagne). Il en ressort que 44 % des enfants de 2 à 3 ans sont capables de jouer sur un ordinateur quand 43 % ont appris à faire du vélo. Ou encore que 19 % des 2-5 ans savent

jouer avec une application de smartphone alors que 9 % seulement nouent leurs lacets. La demande explose et les grandes marques de jouets l’ont bien compris. Elles sont de plus en plus nombreuses à se disputer le marché de l’électronique junior et rivalisent d’imagination pour créer les meilleurs ordinateurs ou tablettes pour enfants. C’est en 1980 qu’ap-

classement Les jouets les plus vendus en 2011

Source : NPD Group, EuroToys 2011 Panel distributeurs (janvier-septembre)

Fabricant 1 - Hasbro Toys 2 - Giochi Preziosi 3 - Mattel 4 - Hasbro Toys 5 - Spin Master 6 - Hasbro Toys 7 - Mega Bloks Mega Brands 8 - Playmobil 9 - Tiger Electronics Hasbro 10 - Lego

Jouet Beyblade Metal Fusion Zhu Zhu Hamster Cars Character Beyblade Duel Starter Pack Bakugan Beystadium Toupie Metal XS Piscine Avec Toboggan Furry Frenzies Spinner Wave 1 2011


Les ordinateurs, tablettes tactiles et smartphones envahissent les rayons des magasins de jouets. J. Faure

paraît le premier jeu dit « éducatif électronique », à savoir l’ordinateur Lesson One de VTech. Numéro un sur le segment du jouet électronique avec 61 % de parts de marché, VTech a révolutionné le monde du jouet en étant la première marque à y introduire de l’électronique. La société enchaîne les succès et fait preuve d’une innovation sans égal. En 1997, le Genius 9 000 réalise le plus gros chiffre d’affaires dans l’univers du jouet, tous produits confondus. VTech est à l’origine de V.Smile, la première console de jeux pour enfants, de Kidizoom, le premier appareil photo numérique 4 en 1 pour les juniors, de Mobigo, la première console éducative portable tactile ou encore de Storio, la première tablette tactile multimédia pour les petits. Le seul concurrent sérieux de Vtech sur ce secteur est Lexibook, l’autre marque spécialisée dans les ordinateurs, netbooks et tablettes pour enfants.

Pour tirer profit de ce secteur porteur, toutes les grandes marques incluent des jouets électroniques dans leur offre Il faut différencier les marques qui font du jouet traditionnel de celles qui font du jouet électronique. « Ce ne sont pas les mêmes, remarque Bruno Bokanowski, directeur de la rédaction de la Revue du jouet. Les marques qui fabriquent des poupées ou des voitures ne font pas forcément de tablettes car cela leur demande un gros coût de développement. Seuls VTech et Lexibook ont le savoirfaire nécessaire pour développer des jeux électroniques qui demandent du

contenu éducatif. » Mais pas question pour les autres cadors du jouet de se laisser dépasser. La tendance est aux jouets électroniques. Alors depuis quelques années, tous en incluent dans leur offre. « Les marques doivent s’adapter et faire évoluer leurs produits, explique Joël Brée, professeur à l’Ecole Supérieure de Commerce de Rouen où il dirige la chaire sur la consommation des 0-25 ans et auteur de Kids marketing. Elles n’ont d’autre choix que d’adapter leurs offres à la demande des consommateurs. » Ainsi, Fisher Price commercialise des smartphones pour les enfants à partir de 6 mois et des tablettes ou des lecteurs mp3 dès 3 ans. A partir de 2 ans, les petits peuvent s’amuser avec la télé éducative et interactive de Lansay. Mais l’invention qui a le plus divisé ces dernières années est sûrement la Barbie vidéo girl de Mattel. Dotée d’une X

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MISE A JOUR X vraie caméra cachée dans son collier,

la poupée permet aux fillettes de réaliser leurs propres vidéos, d’exporter les images et de les monter grâce à un logiciel. Si elle a choqué certains parents à cause de son aspect voyeur, cette Barbie a été récompensée pour son innovation par les professionnels puisqu’elle a obtenu le Grand Prix du jouet en 2010. Si le phénomène des jouets électroniques est en plein boom, les produits disponibles sur le marché ne sont pourtant pas nouveaux. « Les ordinateurs sont depuis longtemps sur le marché, constate Bruno Bokanowski. Ils existent depuis 25 ans. Les jouets suivent la tendance de leur temps. Les générations précédentes ne pouvaient pas utiliser ces produits puisqu’ils n’existaient pas. » Le marché du jouet suit l’évolution technologique et met en vente des produits qui existent déjà dans le

monde réel en les adaptant aux enfants. Les petits ont les mêmes ordinateurs et tablettes que leurs parents. « Les nouvelles technologies ont toujours fait partie de l’univers des jeunes enfants, ils sont nés dans cet environnement, explique Joël Brée. Tout cela est naturel

« Avoir un téléphone portable, un ordinateur ou une tablette à 4 ans est une façon de se projeter en adulte » pour eux, comme la télévision l’était pour les générations précédentes. » On remarque également que les petits ne

zoom

Les advergames, vitrine rêvée pour les jouets Pour toucher les enfants et les orienter vers leurs produits, les marques de jouets se détournent de la publicité télévisuelle classique pour envahir le Net en créant des advergames, ou jeux promotionnels. Ces opérations de communication construites autour d’un mini jeu vidéo consistent à mettre en scène les produits de la marque. Peu chères, ces publicités déguisées cherchent à séduire les consommateurs en l’amusant. Les advergames sont un bon moyen pour la marque de développer une relation privilégiée avec le consommateur, en lui faisant vivre une expérience ludique, agréable et interactive. Lorsqu’on tape Barbie sur Google, le premier site proposé a pour intitulé « Bonjour les filles ! Viens jouer avec Barbie sur Barbie. com ». Une fois sur la page d’accueil, la première rubrique disponible est celle des jeux. Là, les jeunes filles peuvent jouer à relooker Ken, soigner des

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animaux, faire du surf ou des courses de voiture. Il en est de même chez Lego. La rubrique « Jeux » du site est divisée en plusieurs catégories (action, stratégie, aventure, créativité et tout-petits) et permet de faire des dessins, d’évoluer dans l’espace ou au temps des pharaons, de jouer avec les héros de Star Wars, Toy Story ou Cars. Tous ces jeux, éducatifs et amusants, contournent la bienveillance des parents et font oublier aux enfants les intentions commerciales qui se cachent derrière. C’est là le danger de l’advergame. « Cette forme de communication est beaucoup plus dangereuse que la publicité télévisuelle, avance Joël Brée, spécialiste en marketing. Car sur le support internet, les enfants ne différencient pas le jeu de la dimension commerciale. Alors qu’à la télévision, la confusion n’est pas possible. » n J.F.

font reproduisent ce qui se passe dans le monde des adultes. « Chez les enfants, la dimension imitation est très importante, explique Joël Brée. Ils apprennent en imitant les parents. Avoir un téléphone portable, un ordinateur ou une tablette à 4 ans, même en jouet, est une façon de se projeter en adulte. » La montée en puissance des jouets électroniques pour les enfants n’a pas encore poussé vers la sortie les jouets plus traditionnels. Les ordinateurs, tablettes numériques et smartphones pourraient même cohabiter avec les poupées ou les Playmobil. Bruno Bokanowski remarque que « les années où il y a de gros phénomènes comme les Beyblade, ces toupies colorées pour les garçons et les Zhu Zhu Pets, les hamsters plus vrais que nature, pour les filles, ils prennent le pas sur tout le reste, y compris les jouets technologiques ». L’année dernière, ces deux produits occupaient les deux premières marches du classement des jouets les plus vendus en 2011 alors qu’aucun jouet électronique n’apparaissait dans les dix premiers du classement. Cet effet de mode pour les toupies et les hamsters a servi un marché du jouet en augmentation de 5 % par rapport à 2010. Ainsi, les jeux d’action ont crû de 47 %, les poupées mannequins de 23 %, les jouets radiocommandés de 20 %, les jeux de construction de 13 % et les activités artistiques de 7 %. Le secteur du jouet électronique a lui aussi connu une embellie : ses ventes ont augmenté de 14 % par rapport à 2010.

L’argument éducatif pour attirer les parents Ce sont les parents qu’il faut séduire. Ce sont eux qui achètent les jouets destinés au premier âge, leurs enfants étant encore trop jeunes pour exprimer leurs préférences ou leur volonté en la matière. « Les ordinateurs et les tablettes ne sont pas demandés par les enfants, ce sont des achats parentaux » concède Bruno Bokanowski. Pour attirer les adultes vers leurs produits, les marques mettent en avant le côté éducatif de leurs jouets, quand les petits seront plutôt attirés par l’aspect ludique. Dans leurs brochures de présentation, toutes les grandes marques de jouets se vantent de faire appel à des professionnels de la petite enfance pour créer leurs jeux.


VTech certifie que ses jouets sont développés en étroite collaboration avec des spécialistes de l’enfance (pédopsychiatres, psychomotriciens, psychologues, enseignants, directrices de crèches…) et que leur contenu est adapté aux programmes préscolaire et primaire de l’Éducation nationale. C’est donc sur ce côté éducatif, promettant d’apprendre aux enfants l’alphabet, les couleurs, les animaux ou les nombres, que sont guidés les achats des parents, mal informés sur les risques de ces jouets.

Quand l’économie prime sur la santé À ce jour, aucune étude n’a été réalisée sur le sujet. « Nous n’avons aucun recul sur les possibles risques de ces jouets sur le développement des enfants, explique Emmanuelle Peyret, praticien addictologue à l’Hôpital Robert Debré de Paris. Nous en avons pour les adolescents mais pas pour les catégories d’âge inférieures. » En effet, il est facile de trouver des enquêtes réalisées sur les impacts d’une trop grande consommation de jeux électroniques sur les adolescents ou les adultes. En revanche, rien n’existe chez les jeunes enfants. En France mais également aux États-Unis, ce sujet ne semble intéresser ni les chercheurs ni les professionnels de la petite enfance pourtant consultés pour le développement de tous ces jouets. Au ministère des So-

19% des 2-5 ans savent jouer avec une application de tablette ou de smartphone. Henriksent (Flickr)

lidarités et de la Cohésion sociale, personne ne traite de cette question. Seule la sécurité sanitaire des jouets est contrôlée et fait l’objet d’une réglementation. Selon le docteur Emmanuelle Peyret, c’est la facilité qui guide les parents à confier un écran d’ordinateur ou une tablette aux petits, « pour les occuper, pour ne pas les entendre ». Joël Brée

Phenomene

Les jouets du futur L’innovation avance à grand pas et les jouets électroniques en vente aujourd’hui, bien qu’à la pointe de la technologie, seront vite dépassés. Dans quelques années, les jouets s’appuieront sur la réalité augmentée pour plaire aux enfants. La réalité augmentée désigne les systèmes informatiques rendant possible la superposition d’un modèle virtuel 3D ou 2D sur une image de la réalité et ceci en temps réel. Cette technologie permet d’incruster de façon réaliste des objets virtuels

dans une séquence d’images. Elle vise à accroître notre perception du réel en y ajoutant des éléments fictifs a priori non visibles. Récemment, Disney et Intel se sont associés pour utiliser cette technologie dans les jouets de demain. Ils ont mis au point des prototypes de jouets classiques dotés de marqueurs de réalité augmentée qui, captés par la caméra d’une tablette, laissent apparaître sur l’écran des personnages et des effets visuels autour des jouets réels.

rappelle pourtant que c’est aux adultes de « fixer le cadre dans lequel ces technologies sont utilisées. Or, beaucoup ont démissionné de leur rôle de régulateur. » Si ces jouets peuvent avoir des avantages pour les enfants, comme la socialisation et la maîtrise des nouvelles technologies dans un monde où elles sont omniprésentes, leur utilisation peut être dramatique et conduire à fabriquer des enfants « addicts » aux écrans, jeux et réseaux sociaux. « Tous ces jouets créent un besoin chez les enfants. Ils les rendent également impatients puisqu’ils leur permettent d’avoir accès à tout tout de suite, raconte le docteur Peyret. Les petits perdent également leur imaginaire. Le monde des jeux leur est donné à voir, contrairement à des activités comme la lecture, où ils se créent leur propre imaginaire. » S’il est difficile de lister de façon exhaustive les risques d’une trop grande utilisation de ces jouets électroniques, il est permis de penser qu’elle ne sera pas sans conséquences. Mais Emmanuelle Peyret pense que rien ne changera « tant que les jouets se vendront ». L’économie du jouet prendrait donc le pas sur la santé de nos enfants sans que personne ne s’en inquiète. n

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DO IT YOURSELF

MISE A JOUR

BUG

BD SUR ÉCRAN

LA DIVISE

AUTEURS ET ÉDITEURS BDZ. Grâce à l’apparition des premiers smartphones, de jeunes

auteurs commencent à diffuser leurs bandes dessinées en ligne. Les éditeurs, qui ont vu l’arrivée du numérique ébranler l’industrie du disque, s’inquiètent pour leur modèle économique.

L

a bédénovéla à succès Les Autres Gens a démarré sur le Web le 1er mars 2010. Episode après épisode, les internautes ont suivi les péripéties vécues par Mathilde, jeune étudiante en droit qui a gagné au loto. « Internet était le média idéal pour le feuilleton, par sa facilité de diffusion », explique Thomas Cadène, son créateur. L’auteur des Autres Gens est considéré comme l’instigateur d’un nouveau genre, dont le modèle reste unique sur la toile. Une cinquantaine de dessinateurs se succèdent tous les jours pour illustrer chaque épisode. « Internet m’a permis de faire ce métier en rencontrant des gens qui m’ont soutenu. Dans le monde d’avant je n’aurais jamais pu devenir auteur de BD », conclut Thomas Cadène. Sa réussite est érigée en exemple par l’ensemble des professionnels de l’édition. Ceux-ci planchent à leur tour sur une version numérique de leurs BD. Depuis le 2 mars 2012, le site Izneo propose aux bédévores quinze bandes dessinées pour 9,90 euros par mois. Le portail de bande dessinée en ligne souhaite attirer davantage de lecteurs-internautes. Ce système, calqué sur ceux proposés par l’industrie du disque avec des offres telles que celles de Deezer ou Spotify, permet aux acheteurs de continuer à lire les fichiers téléchargés hors 0 7 4

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PAR AURÉLIE TOURNOIS

connexion, après synchronisation. Seul bémol : le fichier téléchargé n’est lisible que pendant dix jours, la transaction s’apparentant davantage à une location. Izneo, qui collabore avec une quinzaine d’éditeurs, aurait réalisé « à peu près 100 000 transactions en 2011 », d’après Amélie Rétorré, directrice du développement de la marque.

Une absence de modèle économique La BD sur un écran n’est pas une nouveauté. Avant l’an 2000, quelques entreprises proposent des bandes dessinées sur CDROM, baptisées BDROM. Ce format, imposant l’immobilité devant son écran d’ordinateur, ne dure pas. L’apparition des smartphones, à touches puis tactiles apporte un nouveau souffle à un format de lecture que l’on pensait déjà enterré. En 2010, le nombre d’utilisateurs de smartphones est passé de 7 à 12 millions. Cependant, la lecture sur mobile s’avérant peu pratique, les adeptes ne demeurent pas très nombreux. L’avènement de la tablette tactile la même année confronte cette fois-ci réellement le monde de l’édition au format numérique. L’objet apporte de nouvelles qualités à la BD numérique, grâce à des couleurs embellies et la facilité d’accès, grâce au tactile, à des contenus enrichis comme le son ou la vidéo. D’après le cabinet d’études Gfk, 1,45

million de tablettes ont été vendus en France en 2011. Mais si le livre numérique semble avoir fait des adeptes, il en est autrement pour la bande dessinée numérique (BDZ). Pour Eric Leguay, consultant en médias numériques, c’était une erreur de se calquer sur l’industrie de la musique. « Les éditeurs sont traumatisés par le désastre du passage de la musique au numérique, donc ils anticipent négativement pour ne pas subir le même sort » déplore l’expert. « Les gens ont arrêté d’acheter des CD car les fichiers s’échangent et sont très facilement transportables. Ce n’est pas le cas pour la BD, assure-t-il. Les lecteurs préfèrent tenir la bande dessinée entre leurs mains. » La difficulté rencontrée par les éditeurs de BD à vendre des fichiers numériques ne surprend pas Emmanuel de Rengervé, délégué général du Syndicat national des auteurs et des compositeurs (SNAC). « Une plateforme licite comme Izneo a beaucoup de mal à faire sa place. Le gratuit par rapport au payant, même à 1,99 euros, le remporte toujours », faitil observer. Il existe encore peu de portails de ce type. Le marché de la BDZ, encore émergent, souffre d’une absence de modèle économique, alors que la BD trouve elle-même peu d’écho chez les lecteurs. Le feuilleton de Thomas Cadène tire quant à lui son épingle du jeu. Les lecteurs paient un abonnement X


Extrait du tome 1 de la bande dessinÊe Les Autres Gens, de Thomas Cadène. Dupuis

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mise a jour

La BD, première victime du piratage TÉLÉCHARGEMENT. L’Observatoire du livre et de l’écrit en Ile-de-France (Motif) publiait début mars une étude sur les pratiques du piratage dans le domaine de la BD.

E

ntre 35 000 et 40 000 titres de BD sont piratés. D’après l’étude du Motif, les séries les plus réputées sont le plus touchées. Les BD piratées ne sont pas les plus récentes mais datent généralement de plus de 2 ans. Ce sont les mangas best-sellers, les séries européennes d’albums classiques et quelques séries phares qui sont les plus téléchargées. En principe, les BD de petits éditeurs indépendants (comme l’Association) ou les BD d’auteur demeurent peu piratées ou difficilement trouvables, souligne l’étude. Le « crackage » de fichiers numériques légaux n’est pas constaté par le Motif. Le piratage de la BD

X de 8 euros pour trois mois, 15 euros

pour six mois ou 29 euros pour un an. Imprimée en recueils, la BD est ensuite vendue en librairie. « Il y a davantage de lecteurs du recueil que sur Internet, explique Thomas Cadène, qui compte 1200 à 1500 abonnés. Si les contenus étaient gratuits, ils seraient plus nombreux », pense-t-il. Selon l’institut Gfk, si la bande dessinée s’est vendue en

semble donc rester une pratique par scannage. D’après Julien Falgas, spécialiste de la publication numérique, le piratage est un phénomène ancien, qui a débuté avec les premiers scanners et le développement d’Internet. Il refuse de parler d’un téléchargement de masse, même s’il concède qu’il s’est intensifié avec l’essor de la tablette. Les pirates travaillent en équipe (« team »). Certains traduisent et d’autres mettent en ligne ou vérifient les fichiers, la plupart du temps de très haute qualité. Les adeptes du téléchargement illégal ont depuis mars 2011 leur propre magazine, BDZmag, édité par d’authentiques pirates. 2011 à plus de 38 millions d’exemplaires, pour un chiffre d’affaires de 416 millions d’euros (soit 12% du chiffre d’affaires du marché total du livre en France), les ventes ont légèrement baissé en quantités (-0,4%). En 2011, c’est la BD jeunesse qui a été le segment le plus dynamique. Paradoxalement, c’est le secteur le moins représenté dans le domaine numérique.

FOCUS

Un marché émergent Selon une enquête Ipsos réalisée pour Livres Hebdo et présentée au Salon du livre 2011, le transport facile de plusieurs livres séduit 21% des lecteurs. Cependant, 30% d’entre eux se déclarent freinés par une lecture sur écran fatigante et 23% par l’absence de contact physique avec le livre. Mais qui sont ces lecteurs ? D’après une étude CNL-Ipsos publiée en mars 2010 sur les publics du livre numérique, ce sont plutôt de grands lecteurs, jeunes et technophiles. L’étude note une lecture discontinue et moins attentive que pour un ouvrage

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papier. Cependant, comme pour ce dernier, l’utilisateur désire la conservation et le partage du fichier. L’accès instantané, d’après la même étude, séduit les utilisateurs, qui mettent en avant le prix attractif. Les résultats de ces études permettent de se faire une idée des aspirations des lecteurs. Mais il est nécessaire de tenir compte de l’évolution très rapide des technologies numériques, qui de fait rend les résultats des enquêtes obsolètes en quelques mois, en raison, notamment, du développement et du perfectionnement des supports.

Julien Falgas estime le manque à gagner dû au piratage « très hypothétique » pour les éditeurs. Il est convaincu que l’accès gratuit aux œuvres encourage l’achat d’albums. « Lire une BD numérisée ne présente pas le même confort ni le même rapport à l’œuvre que la lecture d’un album. Rien ne prouve que les pirates auraient acheté les albums qu’ils se sont procurés sous cette forme, explique-t-il. De nombreuses études ont d’ailleurs montré ces dernières années que même pour le cinéma ou la musique, les pirates avaient plutôt tendance à acheter plus que les autres.■ A.T.

Un format sous-exploité Pour Eric Leguay, le marché français de la BD numérique est confronté à deux difficultés majeures : sa limitation géographique à la France, la Belgique, la Suisse et le Canada, conjugué à une production pléthorique. « C’est un marché très dynamique, il y a beaucoup d’auteurs, de talents, mais peu d’acheteurs. Donc beaucoup de déperdition » constate-t-il, pointant du doigt « la jeune génération, fan de mangas importés » venant se rajouter à la production nationale. Pour l’expert en médias numériques, compte tenu des faibles effectifs des ventes BD, « les auteurs et les éditeurs ne peuvent pas tous se permettre d’investir pour être présent sur un support numérique qui n’est de toute façon pas rentable, puisqu’il fonctionne par abonnement ». Emmanuel de Rengervé regrette que les formats utilisés aujourd’hui ne soient pas adaptés aux supports numériques. Grâce à l’émergence d’outils de lecture de plus en plus sophistiqués, un contenu enrichi donnerait une valeur ajoutée au fichier numérique. Il s’agirait de dépasser l’imitation de la simple duplication de pages de bande dessinées en version numérisée (pdf) en adaptant ces


quelques grandes signatures qui en vivent, les auteurs sont surtout des passionnés, des créatifs militants » résume l’expert. Certains refusent la numérisation de leur BD, persuadés que les éditeurs réalisent des profits à leurs dépens.

Dupuis

Des revenus plus faibles

contenus au support, par la mise au format, la définition de règles graphiques ainsi que la mise en place de liens hypertextes, de vidéos et de sons. « Avant l’an 2000, tout le monde imaginait que l’interactivité serait essentielle, se souvient Eric Leguay. Alors qu’aujourd’hui, les éditeurs envisagent seulement un changement de support, du papier au numérique. Si c’est pour tourner des pages, ça n’a aucun intérêt. ». Mais l’enrichissement des fichiers coûte cher : « cela nécessiterait un graphiste et un développeur, qu’il faudrait rémunérer. » Un coût que l’éditeur n’est pas certain de pouvoir compenser par un accroissement des ventes. D’autres solutions sont envisagées. Julien Falgas prépare depuis 2011 une thèse consacrée aux usages des dispositifs de publication numérique par les auteurs et les publics de bande dessinée. Il préconise un accès par abonnement à un catalogue exhaustif, assorti d’une location unitaire à faible coût. La question du choix entre la location en streaming ou l’achat de fichiers téléchargés se pose d’ailleurs chez les éditeurs. En effet, le streaming impose une lecture instantanée, tout en étant connecté à In-

ternet, contrairement au téléchargement de fichiers, transportables et lisibles hors connexion. Ainsi, le 21 février dernier, Delcourt a quitté la plateforme Izneo pour rejoindre celle d’Hachette Numérique, afin, notamment, de vendre des fichiers, et non pas uniquement de les louer en streaming. En ce qui concerne les ouvrages vendus en librairie, selon Eric Leguay, certains auteurs souhaiteraient une diffusion revue à la baisse de recueils de plus belle qualité, plus chers. Ces ouvrages, vendus à plus de 20 euros, seraient visibles, après un temps fixé, en numérique. Certains éditeurs souhaiteraient également demander aux auteurs de réaliser une BD différente de la BDZ. Car le format de la BD numérique ainsi que le modèle économique qui en découle préoccupent le monde de la bande dessinée. En effet, l’arrivée du numérique sur le marché de la BD a durci les rapports déjà conflictuels entre auteurs et éditeurs. Les auteurs, ne touchant qu’un faible pourcentage sur les ventes d’ouvrages, subissent une situation économique très instable. « Ils reçoivent quelques centimes par fichier numérique vendu », détaille Eric Leguay. Ainsi, « à part

D’après Emmanuel de Rengervé, les contrats proposés aux auteurs ne leur conviennent pas : « Nous attendons une modification de la législation au regard des dispositions légales concernant les auteurs et les éditeurs. » Pour le syndicat des auteurs, le partage des valeurs devrait être différent de celui observé dans la publication des ouvrages en librairie. La raison ? L’absence de coûts de fabrication et de stockage. « Comment continuer à vivre dans ce métier si, alors que les coûts sont divisés par 5, les auteurs continuent à être payés proportionnellement au prix, et touchent donc 5 fois moins que ce qu’ils devraient toucher ? » Pour Eric Leguay, c’est une fausse impression, car pour une production numérique, certains coûts disparaissent. « Cependant, le prix est divisé par trois, passant de 12 euros pour un ouvrage papier à 4 euros pour un fichier numérique. » Il concède néanmoins que « l’auteur ne gagne plus que 10 à 15 centimes d’euros par vente, ce qui laisse imaginer le nombre de lecteurs qu’il faudrait pour gagner 2 000 euros par mois. » C’est en cela que le modèle proposé par Thomas Cadène innove : les dessinateurs sont payés au forfait puis sur les droits du livre. Sopopera, la société créée par l’auteur, détient les droits du projet. L’éditeur Dupuis lui verse des revenus qu’elle redistribue aux illustrateurs. L’auteur s’apprête à lancer une application web qui permettrait d’accéder aux épisodes sur tablette et toucher ainsi un autre lectorat. Louis-Antoine Dujardin, son éditeur, a profité du buzz sur le net à l’arrivée en librairie. « Une partie des internautes ont décroché car la lecture sur écran ne leur convenait plus. Ils ont donc préféré le livre », analyse-t-il. Le tome 1 s’est épuisé à 9 000 exemplaires, les suivants entre 5 000 et 9 000 exemplaires, volume par volume. Cinq tomes sont déjà disponibles en librairie. Le 1er juin paraîtront les tomes 6 et 7 et le 5 octobre seront publiés les tomes 8 et 9. La série prendra fin à l’issue de la seconde saison fin juin 2012. ■

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BUG

PROFESSION ENTREMETTEUR AMITIÉS. Frédéric de Bourguet a bâti sa carrière sur la mise en contact

via Internet suivie par une vraie rencontre. Colocation, déjeuner, soirées silencieuses... ses idées marchent.

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rédéric de Bourguet est à l’image de ses concepts. Avenant. À 45 ans, celui qui dit n’avoir jamais su où il allait est une boîte à idées vivante. La devise de l’école de commerce où il a été formé « On ne va jamais aussi loin que quand on ne sait pas où on va», il l’a fait sienne. Et, sens du contact oblige, il cultive la décontraction. Dans ce bar chic des Champs Elysées, il tutoie d’office et commande un chocolat chaud comme les enfants. Volubile lorsqu’il s’agit de parler de ses créations, il explique, presque exalté, sa dernière trouvaille: « le colunching ». Derrière ce concept qu’il a inventé, le quadragénaire a inventé un système permettant d’«organiser un déjeuner ou un dîner entre inconnus sur la base d’un réseau social. » Déjà présent dans 31 pays, il rencontre notamment beaucoup de succès parmi les expatriés qui s’en servent pour se faire un réseau amical ou professionnel. Le projet du colunching a mûri dès juin 2010 et la société éponyme est née en septembre 2011. Frédéric de Bourguet n’est pas un novice. Cela fait longtemps qu’il a flairé la tendance de la rencontre via internet; dès l’an 2000, il a lancé son premier concept : le site colocation.fr. Alors qu’il séjourne aux Etats-Unis pour ses études, il remarque que la colocation 0 7 8

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est un système très développé. L’idée lui semble novatrice. « En France, on a 40, 50 ans de retard ». Comme il tient à la rencontre dans la vie réelle, il lance un rendez-vous baptisé « Les jeudis de la colocation » (toujours actif), pour désamorcer les craintes : « Pour ne pas qu’ils aient peur d’emménager avec un psychopathe, on faisait se rencontrer les gens. Ils voyaient aussi d’autres personnes en colocation, ils se donnaient

« Devenir ami sur Facebook ça demande un clic. Avec un déjeuner, ça prend au moins deux heures » des conseils. Avec ce site, je voulais faire comprendre aux gens qu’ils pouvaient habiter ensemble sans s’entretuer. » Mais l’Internet grand public en est encore à ses balbutiements. « Je me suis demandé comment aller plus vite que le Minitel ou la presse papier. C’est comme ça que je me suis lancé sur Internet. Les gens étaient connectés en RTC. C’était la préhistoire, il fallait passer par les lignes téléphoniques », se souvient-il en riant. Par précaution, il a quand même

PAR FAÏZA ZEROUALA

ouvert des serveurs télématiques en 36 15 et la presse, intriguée par le phénomène, a assuré une publicité gratuite pour le site. Frédéric de Bourguet a tablé sur le bouche à oreille pour faire connaître son site. A l’époque, le financement d’un site internet est incertain, il n’y a pas de modèle économique. « En 2001, le premier krach de la bulle internet s’est produit. C’était l’époque où la moindre société lancée sur Internet était valorisée sur sa seule idée. Je ne me suis pas associé non plus aux fonds d’investissements. Tous ceux qui se sont laissé tenter ne sont plus là. » L’entrepreneur a juste fait payer l’entrée aux jeudis de la colocation. Depuis dix ans, Frédéric de Bourguet n’a qu’une obsession: faire se rencontrer les gens grâce à internet et transposer cet échange virtuel dans le réel. « C’est l’émergence des réseaux sociaux et la tendance du virtuel appliqué au monde réel qui m’ont donné cette idée. Je me suis dit : “ Pourquoi ne pas mixer les deux? » De façon simple: en posant comme condition sine qua non le fait que l’inscription sur le réseau colunching soit assujettie à une rencontre réelle. Pour le créateur, l’idée est de favoriser la création de liens plus profonds : « Devenir ami sur Facebook, ça demande un clic. Avec le colunching, ça demande deux heures. » Et d’enchaîner passionnément: « Les sites de rencontres


ont besoin que les clients restent sur le site et ne rencontrent pas un amoureux(se) pour continuer à payer un abonnement. Pour le colunching, tout est gratuit sauf le repas. Et encore, on négocie avec les restaurants pour avoir un cocktail ou le dessert offert. » Sinon, explique-t-il, ce serait glauque, « ça reviendrait à monétiser ses amis. »

Affronter les réticences Le Web demeurera toujours pour lui un catalyseur de la rencontre, pas une fin en soi. Il se souvient par exemple de ces deux employés de l’ONU à New York qui travaillaient à quatre mètres l’un de l’autre, qui ne s’étaient jamais vu ni parlé avant de se retrouver à un colunching. Dans ces cas-là, il a l’impression de s’être acquitté de sa tâche. Au départ, Frédéric de Bourguet a dû affronter les réticences des détracteurs d’Internet. En premier lieu, ses propres parents. Son père ingénieur dans le BTP et sa mère dans la recherche pharmaceutique n’imaginaient pas que leur fils unique gagnerait sa vie en organisant des soirées. « Pour eux, j’étais trafiquant de drogues ou proxénète. Passer par Internet pour faire se rencontrer les gens, c’était pire que n’importe quel autre outil. » Pourtant, toutes les pré- cautions sont mises en place pour em- pêcher les mauvaises rencontres. « Sur le site Colunching, il y a un dispositif pour bloquer une personne qui se com- porterait mal sur le réseau. Jusqu’à présent, cela ne s’est jamais produit. On sait que sur Internet on peut insulter n’importe qui mais avec mon site, on se rencontre. Insulter en face à face ré- clame plus de courage. »

Trois bacs différents S’il a pu investir sur fonds propres, c’est parce qu’avant il s’était enrichi grâce... à la vente d’un logiciel. Tout a commencé lorsque Frédéric, curieux de tout, intègre une école de commerce, l’Ipag option affaires internationales. Encore une fois, raconte-t-il, ce n’était pas son plan de carrière. Le jeune homme a commencé par passer trois bacs différents dans les trois sections différentes car « je ne savais pas ce que je voulais faire. » En 1988, il s’inscrit en fac de pharmacie. Avant d’aller en médecine. Il ne s’y plaît pas. Frédéric de Bourguet emboîte

Frédéric de Bourguet utilise Internet pour mettre en contact des inconnus. DR

le pas d’un ami qui passe les concours des écoles de commerce. Enchanté, le jeune indécis se dit que « ça a l’air sympa et facile ». Son ami échoue. Il réussit tous les concours. A la sortie de l’école, il suit une formation de concepteur de logiciels. L’agence de publicité Ogilvy en recherche justement un pour sa gestion. « L’informatique me passionne. Ils m’ont choisi. J’ai appris la méthode en deux semaines et je me suis mis à coder. Je me souviens qu’il y avait 400 bugs dedans quand je l’ai livré. » Coup de chance, Ogilvy apprécie tellement ce logiciel que l’entreprise l’étend à toutes les agences du groupe. Il finit par le vendre à de multiples agences de pub, de consulting, d’architectes et d’ avocats. Au bout de trois ans et demi, il emporte la mise en revendant la licence de son logiciel.

Geek et ... pirate Frédéric de Bourguet revendique un petit côté geek. Il a attrapé le virus de l’informatique à l’adolescence quand ses parents lui ont demandé de choisir entre une moto et un ordinateur Apple II pour son anniversaire. Plus tard, il s’achètera la moto en créant des applications pour des gens et en important des ordinateurs Apple des Etats-Unis. Il les paramétre

en français et empoche un petit bénéfice au passage. Autre fait d’armes du jeune lycéen: il pirate le serveur de l’école pour changer ses notes et son affectation en terminale. Dans le sillage de son coup de génie sur la colocation, il développe plusieurs concepts : le speed dating, l’after-work , les « quiet party », des soirées silencieuses où la seule communication se fait par le biais de l’écriture. Chaque fois, Internet aide à la rencontre. Frédéric de Bourguet avoue avoir dans sa poche une centaine d’idées mais pour l’instant, il compte accompagner le lancement du colunching. Chez lui, l’amour dure cinq ans puisqu’au bout de cette période, il délègue la gestion de son bébé, le concept devant exister par luimême. Puis, l’entrepreneur se tourne vers une autre idée à développer « sans savoir ce que ça va donner. » Jusqu’à présent, cela a toujours fonctionné. Lui y croit dur comme fer car fondamentalement, il est convaincu que les gens veulent renouer avec la rencontre « in real life » (IRL). « A l’époque, il y avait le bal de village pour faire des rencontres, aujourd’hui Internet tient ce rôle. » Chaque jour, il essaie de prouver que la Toile ne délite pas le lien social, mais qu’au contraire, elle le renforce. ■

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DO IT YOURSELF

mise a jour BUG

LE NUMÉRIQUE AU SECOURS DES HUMANITAIRES HAITI. Le monde de la solidarité a été bouleversé avec l’arrivée d’Internet et des nouvelles technologies. PAR AURORE HENNION (ENVOYÉE SPÉCIALE EN HAÏTI)

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our entrer dans les locaux de Médecins du monde à Port-au-Prince, il faut montrer patte blanche. Pas d’accueil, pas de sonnette, ni même de bruit. Cachés par la porte épaisse de trois mètres de haut, les visiteurs ne peuvent même pas se faire connaître. Ils doivent attendre qu’un 4x4 climatisé klaxonne au virage, pour que le gardien fasse coulisser la porte et laisse la voiture pénétrer derrière le mur blanc imposant, couronné de fil barbelé. Le monde des organisations non gouvernementales (ONG) en Haïti reste un vase clos, une forteresse de la philanthropie, plus facile d’accès par Internet qu’en chair et en os. Deye mon gen mon. « Derrière la montagne, il y a d’autres montagnes ». Cette expression haïtienne résume l’ampleur du travail de reconstruction qu’il reste dans ce pays. Pour aider les 2,3 millions de personnes sans logement, sans emploi et sans nourriture après le séisme du 12 janvier 2010, près de 2 000 à 3 000 ONG ont volé au secours des Haïtiens. Le pays connaissait déjà, avant le drame, le plus grand nombre d’ONG par habitant au monde. Après le tremblement de terre, elles ont récolté, grâce à des dons en ligne, des SMS ou des campagnes Facebook ou Twitter, près de 5 milliards de dollars d’aide. Depuis une dizaine d’années, le numérique a bouleversé le monde de la solidarité. Internet est devenu le premier 0 8 0

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vecteur des activités de communication et de sensibilisation des organisations à but non lucratif. Haïti a largement bénéficié de ce moyen unique d’attirer l’attention du public. « Les nouvelles technologies nous permettent de toucher un nombre exponentiel de gens, explique Mathieu Szeradzki du Programme alimentaire mondial (PAM). Nous consta-

«  Les nouvelles technologies nous permettent de toucher un nombre exponentiel donateurs » tons une forte hausse de la fréquentation de nos sites, notamment de personnes qui donnent de l’argent ». Comme pendant le Printemps arabe, les réseaux sociaux ont joué un rôle central pour alerter la population mondiale sur le drame haïtien, notamment les jeunes. « Ils restent une population dont la mobilisation est essentielle, car ils sont très proactifs pour nous aider dans notre combat », ajoute Mathieu Szeradzki.

Meilleure représentation Quatre heures après le séisme, alors même que les médias officiels commençaient tout juste à relayer l’information., les habitants postaient déjà des images prises avec leur téléphone portable ou

leur caméra sur Facebook. Les organisations humanitaires ont alors fait preuve d’une grande ingéniosité pour inventer des moyens de lever des fonds. Elles se sont notamment appuyées sur le jeu éducatif en ligne Freerice, initié par le Programme alimentaire mondial lancé il y a trois ans, afin de lutter contre la faim dans le monde. En répondant à des questionnaires, les internautes donnent ainsi 10 grains de riz par bonne réponse. L’initiative, entièrement financée par les annonceurs, reste gratuite pour les joueurs. En janvier 2011, l’intégralité de l’argent récolté par Freerice. com a été utilisé pour aider Haïti. Les travailleurs humanitaires estiment qu’en Haïti, près de la moitié des ONG sur place sont des petites organisations locales. Or il y a 10 ans, c’étaient les grosses machines de l’humanitarisme comme Médecins sans frontières, Action contre la faim ou la Croix-Rouge qui dominaient le paysage de la solidarité. Cette évolution est due en partie à l’arrivée des outils numériques. Les donateurs peuvent en effet en un clic, donner à une multitude de petits organismes jusque-là inconnus et leur offrir une chance d’aider. Ils peuvent également envoyer des sommes plus petites, par simple virement électronique. Avec sa Fondation One, l’acteur chinois Jet Li offre par exemple la possibilité de faire des micro-dons de 1 yuan soit 11 centimes d’euros. L’ensemble de ces participations avait permis de récolter 200 000 dollars pour aider Haïti, touchée


Le marché de Pétionville à Port-au-Prince reste l’occasion pour les habitants de se faire quelques sous. A.Hennion

par un séisme de magnitude 7,3. Grâce à une meilleure visibilité, les ONG ont également pu multiplier les projets. « Nous marchons par campagne. Nous essayons de mobiliser les gens sur des buts précis, indique Mathieu Szeradzki. Pour l’urgence alimentaire de 2010 en Haïti, il était important de sensibiliser immédiatement sur le manque cruel de moyens ». Les campagnes deviennent alors ciblées sur des initiatives ponctuelles.

Projets plus concrets La Fondation de France en a d’ailleurs fait son concept. Sur leur site, les donateurs peuvent choisir d’allouer leur somme à l’organisation Solidarité Haïti mais aussi une trentaine de causes, de la recherche contre le Sida, au soutien aux personnes âgées ou à la lutte contre le décrochage scolaire. Et l’intégralité de leur argent est reversée par la fondation. « Parfois ils choisissent de ne pas affecter leur don à une cause particulière et la Fondation de France répartit. Mais la plupart des gens ont une idée précise de l’organisme à qui ils veulent donner », explique Charlotte de Lattre, responsable de la communication de la Fondation de France. En échange de leur bonne action, ils reçoivent des lettres de suivi qui leur expliquent l’utilisation des fonds. Au lendemain du séisme, 164 pro-

jets différents sur l’île ont pu bénéficier des 33 millions d’euros collectés par la fondation. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces nouveaux venus ne sont pas toujours très bien vus

« La plupart des gens ont une idée de ce qu’ils veulent et préfèrent donner à une cause en particulier » par les humanitaires ou la population locale. « Les ONG ne sont pas toutes appréciées. Parfois elles font vraiment du bon travail. Mais certaines ne pensent qu’à elles et sont en Haïti uniquement pour faire de l’argent », accuse Pierre, un habitant de Port-au-Prince, assis sur un banc du quartier de Jalousie.

Coordination améliorée Le niveau des sommes récoltées et la réponse massive et rapide des Organisations non gouvernementales en Haïti ont également mis en lumière l’importance de la question de la coordination des actions. Car depuis le séisme, l’Etat, le secteur privé, les ONG et les Nations Unies œuvrent chacun de leur côté pour

permettre au pays le plus pauvre du continent américain de retrouver une stabilité. Et les nouvelles technologies sont alors devenues un outil incontournable pour synchroniser leurs opérations. La Minustah (Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti) a ainsi mis en place une Google maps du pays, une carte de géolocalisation en ligne. Elle indique sur ce plan, les lieux de risques de pluies, les personnes bloquées, les réfugiés, les routes impraticables ou encore les camps de fortune. Les travailleurs humanitaires connaissent alors les endroits où secourir ou à l’inverse ceux où il ne faut pas se rendre. Autre outil numérique, le portail d’information Reliefweb renforce également la capacité de réaction des acteurs de la solidarité. Le site leur apporte des informations essentielles à travers des communiqués d’institutions, des articles de presse, des documents publics ou des centaines d’offre d’emplois. Projet créé par la Coordination des affaires humanitaires des Nations Unies, il produit aussi des cartes et des infographies pour aider à la compréhension des crises humanitaires. Car le rôle des organismes à but non-lucratif est non seulement d’intervenir dans l’urgence mais aussi de transmettre leurs connaissances afin de passer le flambeau et laisser le pays gérer ses propres montagnes. ■

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MISE A JOUR

bug

LEVEL UP

les ÉLECTRO-sensibles

DÉRANGENT

POLÉMIQUE. L'hôpital Cochin a lancé une étude nationale

visant à prendre en charge les personnes se déclarant électrohypersensibles. Les associations de malades, ainsi qu'une partie de la communauté scientifique dénoncent l'orientation psychiatrique du projet.

PAR ANTOINE GALINDO

U

ne femme d’une cinquantaine d’années, cheveux frisés, un peu d’embonpoint, tape du pied devant l’Académie d’Agriculture de France, dans le 7e arrondissement de Paris. « Vous êtes ici pour le séminaire sur les EHS ? Méfiez-vous, c’est un sujet sensible. » Ces propos mystérieux témoignent bien du halo opaque qui pèse sur ces trois lettres : E-H-S pour Électro Hyper Sensibilité*. A côté d’elle, quelques militants du Collectif des électrosensibles de France à qui l’on a interdit l’entrée, distribuent des tracts d’information. « L’intolérance aux champs électromagnétiques (CEM*) est une maladie environnementale (...). Les personnes atteintes ressentent des gênes jusqu’à des troubles graves lorsqu’elles sont exposées (...) : douleurs au crâne, au dos, troubles cardiaques, du sommeil, de mémoire, cuta-

les mots

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nés, neurologiques, fatigue… », explique le document. Liste non exhaustive. À l’intérieur de la salle, le professeur Dominique Choudat, chef du service de pathologie professionnelle et environnementale de l’hôpital Cochin à Paris prend la parole, explique rapidement le sigle EHS aux profanes. « La souffrance

« La souffrance de ces personnes ne peut pas être remise en cause. Elle est évidente » de ces personnes ne peut pas être remise en cause, elle est évidente et parfois extrême », continue-t-il. « L’AP-HP lance la première étude clinique en France visant à évaluer un protocole de prise en charge spécialisée des patients at-

teints " d’hypersensibilité " attribuée aux champs électromagnétiques. » Cette étude de l’AP-HP, pilotée par l’hôpital Cochin, fait suite aux recommandations du Conseil de l’Europe* et du Grenelle des Ondes*. Pourtant, elle a provoqué l’effet d’une bombe parmi les collectifs d’EHS, qui lui reprochent d’être biaisée dans sa méthodologie et son postulat de départ. Selon le professeur Choudat, « le problème ne réside pas dans l’existence ou non d’un mal. Il réside plutôt dans l’absence de lien prouvé entre l’exposition aux rayonnements électromagnétiques et tous les symptômes de l’EHS. » (voir entretien p.90) En s’appuyant sur plusieurs études, pour la plupart citées dans un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation de l’environnement et du travail (Afsset*) datant de 2009, il laisse entendre que derrière l’EHS se cache certainement un effet « nocebo ». Ce même rapport le

EHS

CEM

Conseil de l’Europe

Double Aveugle

Électro-hypersensiblité. Désigne les personnes atteintes d’une intolérance aux rayonnements électromagnétiques de la technologie sans fil en majorité.

Champ électromagnétique. C'est le rayonnement émis, en Hertz, par la téléphonie mobile, le Wi-Fi, le DECT (téléphones sans fil), les rayons X, Ultra-violets et gamma, ainsi que la lumière.

Dans sa résolution 1815 du 27 mai 2011, le Conseil de l’Europe a reconnu « le danger potentiel des champs électromagnétiques et leur effet sur l’environnement ».

Ces tests réalisés sur les EHS visent à les exposer, ou leur faire croire à une exposition à des CEM, afin d’étudier leurs réactions. Les résultats diffèrent beaucoup d’une étude à l’autre.

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André Aurengo, professeur de médecine nucléaire et membre de l’académie de médecine, défend la thèse selon laquelle il n’y a pas de lien entre électro-hypersensibilité et rayonnements électromagnétiques. A. Galindo

définit ainsi : « Du latin " je nuirai. " L’effet nocebo est causé par la suggestion ou la croyance qu’un médicament ou un geste médical est nuisible. » Ici, le geste médical est assimilé à l’exposition aux rayonnements électromagnétiques. Ce qui reviendrait à dire que l’EHS relève d’une pathologie psychiatrique. Un point de vue inacceptable pour les associations qui soutiennent ces malades.

Guerre scientifique L’association Une terre pour les EHS affirme ainsi qu’il s’agit d’une « vaste manipulation gouvernementale pseudoscientifique par une stratégie d’enfumage ayant comme finalité une prise en charge psy nationale. » Pour Robins des Tois, ou encore Next Up, les deux plus grosses associations militant contre

l’implantation de nouvelles antennes relais, il ne fait pas non plus de doute que le monde scientifique cherche à les caser chez les fous. Car l’effet nocebo, largement étayé par pléthore de travaux, est très contesté par une foule d’autres publications tout aussi complètes que les premières. Un militant qui préfère garder l’anonymat est catégorique : «  Beaucoup d'études effectuées notamment aux Etats-Unis, et qui reposent eux aussi sur des tests en double aveugle*, prouvent qu’il y a bien un lien entre les rayonnements électromagnétiques et l’EHS. Ensuite, l’étude de l’AP-HP ne recueille que des remarques subjectives et non quantifiables. Enfin, on s’est bien gardé de faire appel au principal savant français sur la question, le professeur Bel-

Grenelle des Ondes Lors de sa table ronde « radiofréquences, santé, environnement », tenue le 25 mai 2009, le Grenelle des Ondes a recommandé la tenue d’une étude nationale sur la questions de l’EHS.

Les conclusions de cette table ronde sont à lire sur le site du ministère de la Santé. L'étude nationale lancée par l'hôpital Cochin et l'AP-HP découle de ces conclusions.

pomme. » Nous sommes bien en pleine guerre des tranchées. Y a-t-il un lien scientifique prouvé entre EHS et CEM ? Lorsque les premiers répondent que oui,

« Une stratégie d'enfumage ayant comme finalité une prise en charge psy nationale » les seconds rétorquent que les études avancées sont farfelues, ou bien n’ont pas été reproduites. Dominique Belpomme, président de l’Artac (Association recherche X

L’Afsset et l’effet « Nocebo »  Dans un rapport publié en 2009, l’Afsset passe au crible 62 articles scientifiques concernant l’EHS. Il fait état, dans son déroulé, d’une « question

difficile et encore confuse ». Pourtant, ses conclusions penchent beaucoup plus vers l’existence d’un effet « nocebo ». Les différents antagonistes s’appuient sur ce rapport pour affirmer tout et son contraire.

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BUG X thérapeutique anti-cancéreuse), est

le seul chercheur français à accepter l’idée qu’il y a bien un lien de causalité entre EHS et CEM. Messie pour les uns, diable pour les autres, il œuvre avec peu de moyens, et se fait tirer dessus à boulets rouges à chacune de ses prises de positions. André Aurengo, professeur de médecine nucléaire et de biophysique, membre de l’Académie de médecine, est un de ses farouches adversaires. Il ne boude pas son plaisir lorsqu’il s’agit de démonter ses thèses. « Comprenez bien, Belpomme n’a jamais rien publié sur la question dans quelque revue à comité de lecture que ce soit, et ses études n’ont jamais été répliquées. » La réplication des études et leur publication dans les revues à comité de lecture est le principal argument des scientifiques partisans de l’absence de lien entre EHS et CEM, et le débat scientifique est vraisemblablement dans une impasse.

Vers les zones blanches Pendant que la bataille scientifique fait rage, des cas de plus en plus extrêmes d’EHS sont recensés parmi la population. Pourtant, peu de politiques prennent le problème au sérieux. Nicolas Sarkozy a promis pour son éventuel prochain mandat la couverture mobile à 100 % ce qui signifie qu’aucune zone blanche, seule à même d’accueillir des malades EHS, n’a de chance d’exister. « Si le PS passe, il n’y aura pas beaucoup de changement non plus », confie un élu local d’Europe Ecologie les Verts (EELV), l’une des rares formations politiques à s’être emparée du problème. Michèle Rivasi, une députée européenne (EELV), a été confrontée pour la première fois à l’EHS lorsqu’elle exerçait un mandat au Conseil général de Valence. « Lorsqu’il y a un blocage au niveau scientifique, que la recherche et la politique sont noyautées par les lobbies de téléphonie mobile, il faut faire sans leur accord. » Elle travaille en étroite collaboration avec les collectifs d’EHS et certains élus locaux, pour réfléchir à la création de zones de repos sur le territoire. Elle n’en dira pas plus, par peur de provoquer une levée de boucliers. ■ * Les définitions des mots marqués d’une astérixe sont à lire dans l’encadré « Les Mots » (page précédente) 0 8 4

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il LUTTE depuis sa « BULLE » PORTRAIT. Philippe Tribaudeau est électrohypersensible depuis 2008. Il a du quitter sa région et son emploi pour « recommencer sa vie ailleurs ». Depuis son refuge, dans une vallée reculée de la Drôme, il organise son combat pour la reconnaissance de l’EHS.

PAR ANTOINE GALINDO

T

«

u ne peux venir que pendant ta semaine de vacances ? Ma compagne sera là, car elle aussi, sera en vacances. Du coup, j’aurai moins de temps à t’accorder. Mais il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions. » Philippe Tribaudeau, 50 ans, marié sans enfants, est un bonhomme plutôt arrangeant…dans une certaine limite. Il ne reçoit que chez lui. Or chez lui, c’est loin, perdu, coupé de tout. « Pense à laver ton linge avec une lessive écolo avant de venir », précise-t-il par mail une semaine avant la rencontre. Dans son antre, téléphone portable interdit, et fumée de cigarette peu recommandée. Passés ces quelques détails, Philippe Tribaudeau est arrangeant. Mais ces restrictions ne sont pas sans fondement. Le petit homme à la démarche assurée, toujours chaussé de pompes de rando, affublé d’un sweat orange et impeccablement rasé, souffre d’électro hypersensibilité, couplée de chimicohypersensibilité. Comprendre, vulgairement, une sorte d’allergie aux rayonnements électromagnétiques en tous genres, ainsi qu’aux produits chimiques tels que la lessive, l’urine de chien, la colle sous le tapis, le vernis sur la table. C’est pour ces raisons, d’ailleurs, qu’il ne sort pas de chez lui. « Je vis dans une bulle, jolie il est vrai, de 10 kilomètres carrés. » Une surface au fin fond de la Drôme, sur laquelle les antennes de téléphonie mobile ne s’aventurent guère.

Souvestrière, une bergerie, une fontaine, un ruisseau, cinq habitants à l’année, neuf chèvres, douze chiens, une vingtaine de moutons, beaucoup de sapins et une vue imprenable sur la vallée de Boulc. « Pour trouver un endroit comme Souvestrière, il faut le chercher, longtemps. Ici est un endroit que moi je supporte. Il est propre pour 95 % des EHS, pas pour tous. » Ce coin, qui paraîtrait un enfer pour tout urbain multiprise et en besoin de contacts permanents avec le monde entier, est un refuge. Il n’a pas choisi de vivre ici. Il a fui. Philippe enseignait auparavant la technologie dans un collège de Côte d’Or. « Ma maladie s’est déclarée petit-à-petit. Mais une fois que tu deviens EHS, tu te rends compte que c’est quelque chose qui est en toi depuis bien des années. Cette prise de conscience a eu lieu en 2008. »

Compréhensifs un temps Au début, il n’en parle pas à sa femme. Puis la vie devient insupportable. Il est forcé de demander à son voisinage de couper le Wi-Fi. Avec son épouse Véronique, ils vivent dans un collège, où elle travaille. L’établissement accepte même de câbler tout son réseau Internet afin de lui rendre la vie plus facile. Mais il faut se rendre à l’évidence : son état empire. « Dans ce genre de situation, c’est très simple. Les voisins sont compréhensifs un temps, mais lorsque tu leur demandes de choisir entre leurs enfants, qui se plaignent de ne pas disposer d’Internet dans leur chambre, et toi, le choix est vite fait. » Arrangeant, et même re-


Philippe Tribaudeau est président de l’association « Une terre pour les EHS ». Il milite pour la reconnaissance de l’EHS comme pathologie, et pour l’établissement de zones balnches. A. Galindo

connaissant des efforts qu’ont pu concéder ses voisins, il préfère partir. « Au départ, ce furent quelques nuits dans ma voiture, dans la forêt. Je revenais à la maison, puis je repartais à nouveau. » Son calvaire dure deux ans, avant qu’il ne décide de réellement plier bagages. « J’ai retardé l’échéance jusqu’à l’ultime limite de ce que je pouvais endurer. » Véronique utilise tous ses temps libres pour lui rendre visite. « J’étais presque contente qu’il s’en aille dans les derniers temps, tellement ce n’était plus vivable », confie-t-elle. Leur relation aussi, est repartie de zéro. « Tu refais ta vie », affirment-ils en cœur. Ce qui leur a permis de continuer depuis maintenant quatre ans, c’est leur amour de la nature. « On a toujours été des bourlingueurs, toujours dans le camping-car, aux quatre coins du monde », explique Véronique. Ces virées se sont réduites aux quatre coins de sa « bulle », que Philippe connaît désormais comme sa poche. « Le versant nord de la vallée est pollué, mais je peux me faire de bonnes balades quand même. » Une dizaine de randonnées que Philippe répète inlassablement

depuis quatre ans. Pendant les vacances de Véronique, le couple s’absente des journées entières, jusqu’à la frontière avec les Hautes-Alpes à quelques kilomètres de Souvestrière. Le reste du temps, ils lisent, causent, profitent des premières journées de soleil. « Avant qu’il ne quitte la Côte d’Or, nous avions

« Il n'y a aucune volonté politique pour que des gens comme moi puissent vivre dignement » l’habitude de sortir, d’aller aux spectacles, au ciné. Quand je me rends dans la Drôme, je lui parle de ce que j’ai vu, je lui raconte, mais il s’en fout. Il ne pourra plus jamais en profiter de toute façon », lâche-t-elle au détour d’une conversation. « Il faut recommencer sa vie. » Du confort technologique, il est passé à une maisonnette équipée du strict mini-

mum. L’hiver, l’eau gèle dans les canalisations et tous les jours, Philippe se rend à la fontaine, muni de deux jerricanes. La maison comporte trois pièces. Une salle avec lit, cuisine, table, lavabo, douche et poêle sur lequel il fait chauffer l’eau pour la douche, la vaisselle et les lessives. Une autre pièce qu’il appelle « le frigo », dans laquelle Philippe entrepose ses vivres, et un bureau. Seule la chambre est chauffée, en raison de la nocivité des radiateurs électriques. Les toilettes sont à l’extérieur. Philippe n’est pas amer, ou ne veut pas le montrer. Il préfère trouver des solutions à son problème, que battre en retraite. Aussi, sa chaumière multicentenaire, qu’il loue à « un habitant du village d’en bas », est devenue le quartier général de l’association qu’il préside, Une terre pour les EHS. Qui dit association dit connexion à Internet. Pour un EHS, la tâche est plus compliquée. Mais une fois encore, « chaque problème a sa solution. » Philippe a su mettre à contribution ses connaissances héritées de son ancien travail de professeur de technologie, pour retirer la carte Wi-Fi de sa box et disjoncter à dis- X

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Souvestrière compte cinq habitants à l’année. C’est le lieu où Philippe s’est retiré, afin de ne pas subir de nuisances électromagnétiques. A. Galindo

X crétion le réseau électrique de son habitation. Il y a donc bien un accès à Internet au fin fond de la Drôme, mais c’est pour la bonne cause.

Opération Faire du Bruit Cette bonne cause, elle est palpable dans chacune de ses paroles. Il est du genre à choisir où va la discussion. Et chaque question personnelle est le prétexte à une extrapolation au problème de « tous les EHS. » Lorsqu’il veut asséner une vérité irréfutable, il débute son propos par un très catégorique : « Au jour d’aujourd’hui ». Tout le monde en prend alors pour son grade. Les scientifiques : « Au jour d’aujourd’hui, il y a dans le monde plus de rapports qui prouvent un réel lien entre les ondes et l’EHS que le contraire, et pourtant, l’État français se borne à nous caser dans la catégorie des psy. » Les citoyens : « Au jour d’aujourd’hui, il est plus facile pour monsieur tout le monde de nier le problème, plutôt que de se dire " et si à moi aussi, ça pouvait m’arriver ? " » Le gouvernement, enfin : « Au jour d’aujourd’hui, il n’y a aucune volonté politique pour que des gens comme moi puissent vivre dignement et décemment dans des endroits moins pollués qu’ailleurs. » Une terre pour les EHS milite, à long terme, pour la pleine reconnaissance de la pathologie par les pouvoirs publics. À plus proche échéance l’association 0 8 6

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souhaite aussi l’établissement, dans chaque région, d’une zone dite « blanche », c’est-à-dire exempte de rayonnements électromagnétiques (GSM, 3G, Wi-Fi, Wimax), qui serait un lieu de repos pour les malades. Pour se faire, Philippe et les membres de l’association ont décidé, il y a un an, de se médiatiser, afin de porter leur problème sur la place publique. C’est ainsi que l’histoire d’Anne Cautain et Bernadette Touloumoud (lire page suivante), re-

pas avancer. Si vous vous mettez à regretter votre vie d’avant dans la mesure où vous avez tout perdu, vous êtes fichus. Et c’est valable pour tout le monde. Personnellement, je ne regrette rien. Il faut refaire sa vie c’est tout. Il n’y pas de retour en arrière possible, au moins à court ou moyen terme. » Alors faute de pouvoir revenir en arrière, Philippe avance, à son rythme, autant que sa condition lui permet de le faire.

« Si vous regrettez, vous êtes fichus »

Il est prêt à faire ses valises en quelques heures. « Tout ce que je possède dans ma maison doit pouvoir tenir dans mon camion. Je n’ai pas les moyens de me permettre de regretter quoi que ce soit, répète-t-il. Quand je dois me battre et être conditionné à me dire, " je peux très bien partir d’ici demain ", et de nouveau devenir SDF, comme ça m’arrive cycliquement, je ne peux pas me dire " qu’estce que c’était bien d’aller au resto, au ciné, de voir les copains, d’avoir des fêtes à la maison. " » Il luttera sur les hauts plateaux du Vercors, dans la Drôme ou au fin fond de toute autre vallée propre. « Tu n’as plus de maison, tu as d’autres amis. Et après, c’est pas grave de tourner une page, continue-t-il. Il n’y a pas de problème, que des solutions. Si tu te bats suffisamment fort, tu arrives à avoir une vie qui soit belle. Ici, j’ai une vie qui est belle. » ■

cluses dans une grotte à quelques kilomètres de Souvestrière, a fait beaucoup de bruit. Opération réussie. « À chaque problème sa solution. » La médiatisation n’a pas suffi, car « au jour d’aujourd’hui, les lobbys de la téléphonie mobile sont bien trop puissants. » Philippe a même pensé à se présenter à l’élection présidentielle. Un problème administratif a dû le faire renoncer. Mais il n’abandonnera pas la lutte pour autant. Une terre pour les EHS a prévu de nombreuses actions durant la campagne, afin de sensibiliser le plus grand monde à leur cause. Philippe ne regarde pas derrière lui. Du moins il l’affirme. « Regretter, ça ne fait

« Devenir SDF à nouveau »


une GROTTE pour seul REFUGE ISOLEMENT. Anne Cautain et Bernadette Touloumond vivent dans une grotte des Hautes-Alpes. C'est une fuite en avant qui les a amenées là. Dans l'urgence. En attendant mieux, le provisoire s'éternise.

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«

eaumugne ? C’est à la sortie de Saint-Julien. Vous verrez, il y a un embranchement en patte d’oie, et ce sera à gauche, au bout de la piste. Vous ne pouvez pas le rater. » Raté ! La tenante du bistro de Saint-Julien en Beauchêne était pourtant catégorique. Il faudra continuer cinq minutes sur la départementale 1 075, à la limite entre les Hautes-Alpes et la Drôme, avant de pouvoir faire demi-tour. Le deuxième passage est le bon. Au bout de la piste, deux kilomètres plus loin, un hameau d’une douzaine d’âmes à l’année. Dont Bernadette Touloumond, 65 ans, et Anne Cautain, dix ans de moins. La vallée est quasiment vierge. Derrière les quelques maisons regroupées sur le versant nord, il faut scruter la paroi, apercevoir une grotte, un conduit en cuivre fumant. C’est-là que les deux femmes vivent. Survivent plutôt. « On nous a installé ce poêle il y a un mois, avant il n’y avait pas de chauffage du

L’accès à « La Grotte » se fait par une échelle puis un sentier le long de la paroi. A. Galindo

tout. » D’un ton calme et posé, Bernadette choisit ses mots. Elle a atterri à « La Grotte » il y a un an. Son histoire l’a conduite d’hôtesse de l’air retraitée dans le 14e arrondissement de Paris, à réfugiée dans une grotte des HautesAlpes. Elle poursuit : « Cette pièce est la seule chauffée. » Environ six mètres carrés, fermés par une cloison de toile

plastique transparente, avec une armature en bois. Une gazinière, deux tables, quatre chaises et des étagères font office de cuisine et salle de travail. Par travail, elles entendent lecture, papiers administratifs, correspondances épistolaires. « Le problème est que ce tuyau d’évacuation conduit les ondes dans la grotte. » Les lits, sont au fond de la cavité. Elle s’interrompt, sourit. Avant de parler de « La Grotte », il faut parler de l’association.

« Je ne pouvais plus tenir »

Anne ne peut plus sortir sans sans ressentir de nouveaux symptomes. A. Galindo

Tout a commencé quand Anne, « en fuite », cherchait un lieu « propre », c’est à dire exempt de rayonnements électromagnétiques. « Lorsque ma maladie s’est déclarée j’habitais à Nice. J’étais agent d’entretien en zone universitaire. Rapidement, je ne pouvais plus tenir », raconte-t-elle, engoncée dans un épais pull en laine violet. À l’occasion d’une réunion d’électro-hypersensibles (EHS) à Beaumugne, elle découvre « La Grotte ». Henri, le propriétaire du terrain d’accès, accueille le meeting. Ce X

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« La Grotte » de Baumugne est grillagée à son entrée afin de casser le passage des rayonnements électromagnétiques. A. Galindo

X professeur d’architecture à Valence,

est déjà sensibilisé aux questions d’EHS. Anne lui demande de tester la cavité pendant un week-end. L’essai est concluant et les symptômes disparaissent. Tout s’accélère, et en quelques semaines, elle s’installe. « Lorsqu’on arrive quelque part, c’est toujours du provisoire. Du provisoire qui dure. » Henri aménage la maison au pied de la grotte de manière à l’adapter aux besoins d’Anne, et créé l’association Hors Champs. Tout est refait, de l’installation électrique aux éclairages, de manière à ce qu’elle ne subisse pas de nuisance électromagnétique. Nous sommes en 2009.

commence « à répertorier les symptômes sur un carnet, à la façon d’un ethnologue. » Bernadette établit petit à petit un lien entre l’utilisation des appareils sans fil et ses maux. Ils sont si forts qu’elle est contrainte, un soir, de partir à l’hôtel. « Ce fut encore pire. J’étais tellement mal que j’avais l’impression

que j’allais y mourir. » Elle marque une pause, et d’une voix stridente, répète : « Tellement j’étais…mal…épuisée. » Elle contacte l’association Robins des toits, qui lui conseille de s’exiler quelques temps à la campagne. Ce n’est qu’alors qu’elle apprend l’existence de l’EHS. « Mais la maison de famille dans

« L'impression de mourir » Elle passe un hiver dans « La Grotte », avant que Bernadette ne l’y rejoigne. L’ancienne hôtesse est une femme pleine de prestance. Ses cheveux sont d’un blanc presque parfait et attachés par un catogan. Elle reprend son histoire. « Depuis 2002, je me plaignais de divers symptômes, de douleurs, de fatigue, de malaises, et de problèmes gastriques et intestinaux. » C’est en 2010 qu’elle met un mot sur ses souffrances. Après avoir ressenti des douleurs en retirant son ordinateur portable de ses genoux, elle 0 8 8

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Anne et Bernadette entreposent leurs biens dans des caisses en plastique et sous des bâches, pour ne pas qu’ils prennent l’humidité. A. Galindo


La maison d’Henry, propriétaire du terrain d’accès à « La Grotte », a été entièrement réaménagée pour correspondre aux besoins d’Anne et Bernadette. A. Galindo

laquelle je me suis réfugiée en Corrèze était entourée de toutes les technologies modernes. Alors j’ai planté une tente dans un de nos champs, loin de tout. Chaque fois que je revenais pour m’alimenter, c’était impossible. Il fallait que je prépare mes repas dans des boites, et que j’aille les manger en pleine nature. »

Son expérience corrézienne ne durera que trois semaines, après lesquelles elle rentre à Paris et erre de studio en studio. Dort même dans la rue ou dans des cages d’escaliers. « À ce moment, j’ai recontacté Robins des toits, et je les ai suppliés de faire quelque chose pour moi. » On lui parle de « La Grotte ». Elle pose ses valises en aout 2010. « Voilà comment je suis arrivée là », conclutelle d’un grand sourire. « Dans l’urgence. »

Amère médiatisation Nourrir les poules, étendre son linge, lire un peu, lire encore, la monotonie du microcosme de la grotte est imperturbable. Le soir, il est rare qu'Anne, Bernadette et Henri ratent un rendez-vous que les deux femmes affectionnent : l'architecte, philosophe à ses heures perdues, leur choisit des lectures. Elles écoutent, ils en débattent. Le calme est rompu lorsque les deux femmes décident de se médiatiser, « pour faire avancer les choses ». En moins de deux mois, elles reçoivent tout le gratin des journalistes « santé » de la région parisienne. L’AFP d’abord, puis l’Obs, quelques quotidiens régionaux aussi. C’est ensuite au tour des radios et télévisions de débarquer avec leurs

grosses caméras. « Ces engins sont monstrueux », commente Anne. Bien sûr, les deux femmes ont ressenti ces perturbations électromagnétiques, le rayonnement des batteries de téléphone, couplé à celui des micros. Elles mettront plusieurs jours à s’en remettre. Ce qu’en retiendront les journalistes ? « Une histoire, un témoignage fort. C’est affolant la manière dont ces gens travaillent. Ils arrivent, nous mettent en scène et repartent dans la journée. » Anne et Bernadette conservent un souvenir amer de leur médiatisation. Pourtant, elles continuent de recevoir les journalistes. « Pour faire avancer les choses. » Pour que le provisoire arrête de durer. Seulement maintenant, elles sont méfiantes. N’hésitent pas à dire : « Là il faut couper, c’est mieux. Vous ne pouvez pas enregistrer. » Leur discours s’est malgré elles formaté à la presse. Elles s’inquiètent de savoir si le fait d’avoir changé de vêtements ne pose pas de problème pour le tournage. Si c’est « raccord ». Lorsqu’Anne entame le récit de son calvaire, c’est un flot de paroles continu et très structuré qui démarre. Elle a pris l’habitude. Le menton recroquevillé dans son col roulé, les mains enfouies sous les manches et serrées entre ses cuisses croisées, une X

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« Il n’y a pas de lien entre électro-hypersensibilité  et champs électromagnétiques » RECHERCHE Une étude polémique a été lancée par l'hôpital Cochin (Paris), afin de prendre en charge les personnes se déclarant électro-hypersensibles. Son initiateur s'en explique.

D

ominique Choudat est le directeur du service de Pathologie professionnelle de l’hôpital Cochin. Il supervise l’étude lancée en collaboration avec l’Assistance publique Hôpitaux de Paris et l’Institut National de l’Environnement Industriel et des Risques, sur les personnes se déclarant sensibles au rayonnements électromagnétiques. Plusieurs collectifs d’EHS ont décidé de boycotter cette étude Pourquoi cette étude est-elle boycottée par les associations d’EHS ? Dominique Choudat : Cette étude n’est pas une étude étiologique, et beaucoup d’associations ne l’ont pas bien compris. L’objectif n’est pas de préciser si les champs électromagnétiques sont la cause de leurs troubles. Or c’est ce qu’ils souhaitent. La réponse à cette question, nous l’avons déjà : les CEM n'en sont pas responsables. Lorsque l’on parle d’intolérance aux champs électromagnétiques, ce n’est qu’un descripteur de symptomes. Ce n’est pas un syndrome, ni une maladie. Dans l’état actuel des choses, on sait qu’il n’y a aucun rapport. Les patients attribuent leurs symptomes à des champs électromagnétiques, mais ils en ressentent, même devant une antenne qui n’émet pas. Dans ces conditions, comment établir un lien sérieux de causalité ? De nombreuses études basées sur des critères objectifs démontrent pourtant l’inverse... D’après toutes les données scientifiques - les rapports de l’OMS et de l’Afsset 0 9 0

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l'expliquent très bien - recueillies, il n’est pas possible d’établir un lien, et ce de façon indiscutable. Ce n’est pas parce qu’une enquête épidémiologique montre une association une fois, qu’on en infère immédiatement un lien causal. Ça peut très bien être le fruit du hasard. Malgré tout, ces gens souffrent, et il est nécessaire de les prendre en charge sur le plan médical. Pour eux, les conséquences sociales sont dramatiques. Nous proposons une étude pour essayer de les comprendre et de les aider, et ils veulent la boycotter ? Cela n’est pas sérieux. Comment va se dérouler l’étude de l’AP-HP ? Nous avons décidé d’avoir une approche globale et de regarder l’évolution des sujets au cours d’une année de suivi. Les patients se verront confier un appareil - un dosimètre - pour enregistrer les expositions aux champs électromagnétiques pendant une semaine. Parallèlement, pendant cette semaine, ils vont recueillir les symptômes qu’ils ressentent, leur date et l’heure.

Nous analyserons les correspondances entre les expositions et les symptômes, rendrons tous ces résultats aux personnes, puis, essaierons d’étudier avec eux les circonstances de la survenue de leurs troubles, et les facteurs aggravants. Ensuite nous discuterons avec eux de la suite de leur prise en charge, si elle s’avère nécessaire. Enfin, nous surveillerons leur évolution, en les revoyant au bout d’un an. Qu’entendez-vous par « prise en charge » ? Serat-elle uniquement psychologique ou psychiatrique ? Nous allons d’une part leur donner des informations sur leur niveau d’exposition, et sur les corrélations ou l’absence de corrélations avec les CEM. D’autre part, nous leur proposerons un suivi psychologique. Mais ce n’est pas sûr que ce soit la seule solution. Quelles autres solutions proposez-vous ? On verra.


Pourquoi proposer un dosimètre aux patients si vous êtes déjà persuadés de l’absence de lien entre CEM et EHS ? Tout le monde est exposé, donc on va voir quel est leur degré d’exposition, et s’il y a une corrélation entre les symptômes et leur degré d’exposition. Mais il est peu probable qu’on en trouve. Si c’est le cas, on peut éventuellement pousser les investigations, et on verra bien. On vous reproche notamment de n’utiliser dans cette étude que des critères de mesure subjectifs... Mais quelles mesures objectives proposer ? Je ne sais pas quoi faire, car je n’ai aucune piste à explorer. On nous demande de faire des prises de sang pour détecter des métaux lourds, ou des marqueurs d’inflammation. Je veux bien faire des prises de sang, mais il faut une idée de départ, une hypothèse à confirmer ou infirmer. Aujourd’hui qu’est-ce que vous pouvez me proposer ? Rien. Il a aussi été suggéré de faire des radiographies ou encore de l’audiométrie pour regarder s’il n’y avait pas une hyperacuité auditive. Mais ces suggestions reposent sur tout et n’importe quoi ! Combien attendez-vous de participants ? N’avez-vous pas peur que le boycott ne décrédibilise l’étude ? Il est prévu une centaine de participants. Si on peut en avoir plus, je pense que ce serait bien. Mais avec ce boycott, c’est mal parti. Après, les gens sont libres, mais qu’ils ne viennent pas nous dire que l’on ne fait rien pour eux. Que faites-vous des électrohypersensibles réfugiés, et ne pouvant pas se déplacer dans les centres hospitaliers ? Comme dans toute étude, il y a des critères d’inclusion et d’exclusion. Il faut pouvoir se rendre dans un des 24 centres pour les consultations. On ne peut pas se rendre dans chaque grotte pour consulter tout le monde. Ces critères seront évidemment mentionnés dans les résultats, que nous n’attendons pas avant l’horizon 2015-2016. Propos recueillis par A.G.

X mèche de cheveux devant les yeux, à la lueur de la bougie, elle raconte. Comment elle aussi, elle a erré. Comment elle est « tombée malade, de manière très brutale », comment sa fille l'a accompagnée de sa démission à sa « fuite en avant »  en janvier 2009. « Ça a été très brutal. » Comment, enfin, ses symptômes ne la quittent plus, sauf dans cette maudite grotte. Anne ne peut quasiment plus en sortir, ou alors pour de très brefs moments. Une demie-heure, peut-être moins. Après, elle rougit à vue d'oeil. Ressent une rigidité capillaire et des douleurs intracrâniennes. Des picottements aussi.

Impossible de se soigner Elle est condamnée à rester dans cette grotte, derrière ce grillage au maillage serré qu'elles ont installé à l'entrée, et sensé casser le passage des rayonnements électromagnétiques. Anne a fait une demande à l'office national des forêts afin de se faire prêter un chalet en zone reculée. En attendant la réponse, elle vient de passer un nouvel hiver au froid, en compagnie de Bernadette, au fond de cette cavité sans chauffage et éclairée à la bougie. L'hiver, les températures peuvent passer dans le négatif et l'été, il ne fait pas plus de 16 degrés.

les chiffres 55

Millions Les abonnés à la téléphonie mobile en France se font toujours plus nombreux. 7 millions de Français surfent Net depuis leur mobile, et possèdent donc des téléphones de troisième génération ou plus.

Anne vit d'une pension de l'État, qui lui a reconnu une invalidité. « Moi je survis grâce à ma retraite, explique Bernadette. L'EHS est la pire des choses qui puisse vous arriver lorsque vous êtes encore dans la vie active. Car vos ressources financières sont réduites à néant. » En fin de compte, l'argent n'est pas leur premier souci. « Nous vivons avec très peu de dépenses, car nos besoins sont réduits au minimum vital », poursuit Anne. Les deux femmes se sentent plus menacées par les questions d'ordre médical. « Seul le médecin de campagne peut venir nous consulter. » Depuis qu'elles sont réfugiées, Anne et Bernadette ont fait une croix sur leurs soins dentaires, et prient pour ne pas devoir subir une hospitalisation. « Nous ne pouvons pas nous rendre en milieu hospitalier, il y a bien trop d'appareils émetteurs là-bas. » Condamnées à regarder le monde derrière leur grillage, Anne et Bernadette ne peuvent que constater leur impuissance, et attendre qu'enfin, les choses avancent. Dans cette attente, s'est développé un microcosme presque accueillant, fait d'une grotte, une maison, une association et quelques visites. Le provisoire de « La Grotte » est bien parti pour durer. ■ A.G.

61

Volts par mètre C'est la limite légale de rayonnement électromagnétique pour une antenne de téléphonie mobile. On ne mesure en général pas plus de 15 volts par mètre au pied d'une antenne.

7

Millions

10

Au nombre de box existantes en France, il faut ajouter plus de 30 000 hotspots (points d'accès public).

Kilomètres En ville, les antennes de téléphonie mobile sont plus nombreuses. Il n'est donc pas nécessaire qu'elles portent loin. En zone rurale en revanche, certain relais peuvent porter jusqu'à 10 kilomètres.

3

Générations La téléphonie mobile, encore plus rapide, et capable de véhiculer encore plus de données, se dirige vers la 4G.

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MISE A JOUR

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LEVEL UP

TROUBLES TEXTUELS SANTÉ. Utilisés à outrance, les smartphones peuvent

déclencher des troubles musculo-squelettiques, nommés text neck. En cause, la mauvaise position adoptée. Quand les nouvelles technologies apportent leur lot de douleurs.

E

«

PAR MARIE DAGMAN

n décembre dernier, j’ai commencé à re s s e n t i r des douleurs aux doigts et aux articulations, raconte Pascal, technicien en informatique de 50 ans. Mon smartphone me servait à lire mes mails, écouter la radio, prendre des notes et consulter mon agenda. Le soir, je regardais la télévision sur l’appareil. » Son ordinateur l’avait lâché, et depuis quelques semaines, son mobile le remplaçait. Il a mal aux doigts et aux poignets, sans doute parce qu’il tape trop sur son smartphone, songe-t-il. D’autant que son iPhone est, depuis qu’il le maîtrise, « un outil merveilleux ». Il lance sa plainte sur un forum où il tente désespérément de savoir si « quelqu’un connaît un téléphone ergonomique et sans ces inconvénients ? » Les fabricants de portable adresseraient une fin de non-recevoir à ce « mobinaute », un de ces Français naviguant sur Internet à partir d’un appareil mobile. Le téléphone intelligent

et ergonomique, offrant une meilleure posture pour éviter de telles douleurs musculaires, n’existe pas. En revanche, si cet utilisateur avait consulté le chiropracteur américain Dean Fishman, le diagnostic aurait été net et sans bavure : notre technicien est atteint de text neck. De neck pour cou, et text pour les SMS, mails et autres activités mobiles. « Monsieur text neck », c’est lui. Ce chiropracteur, clinicien soignant par la manipulation des vertèbres, exerce à Plantation, en Floride. En avril 2010, il a sonné l’alerte sur « le risque d’une épidémie due à la position prolongée du déport de la tête vers l’avant. »

Mauvaises positions Deux ans plus tôt, le docteur Fishman avait repéré des similarités entre les plaintes de ses jeunes patients et leurs radios. « Ils souffraient de maux de tête, de douleurs au cou, à la nuque et aux bras. La voûte de leur cou était excessivement courbée, indique Dean Fishman. Ils passaient l’essentiel de leur journée penchés sur leur téléphone à

pianoter, pour envoyer des SMS, des e-mails, jouer, twitter, surfer sur Internet… » Il invente le mot au cours d’une consultation, devant une jeune fille et sa mère. La tête penchée en avant, les épaules repliées, le menton plongé vers le sol : l’Américaine est son premier cas d’école. « Quand j’ai prononcé le terme text neck, la maman a sauté de sa chaise. Elle s’est mise à crier sur sa fille, sans arrêt occupée avec son mobile, se rappelle-t-il. Elle venait de réaliser pourquoi sa fille souffrait et pourquoi sa colonne vertébrale était courbée. » Pour Dean Fishman, « tout le monde est susceptible d’être touché par ce syndrome ». Depuis 2010, il en a fait son business. Il a déposé le terme, fondé le text neck institute, où il professe la bonne posture à adopter et entraîne ses patients à renforcer les muscles affectés. Trois docteurs, licenciés text neck, travaillent à ses côtés et six autres cabinets s’affilient au text neck institute. Puis, c’est en Angleterre que des cliniciens s’intéressent à ces pathologies 2.0. En octobre 2011, dans

les mAUX high-tech Blackberry thumb En 2006, l’American physical therapy association utilise ce terme pour désigner une affection provoquant des douleurs articulaires au pouce suite à une utilisation intensive d’appareils 0 9 2

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mobiles à clavier. À l’époque, le représentant le plus visible de ces mobiles était le Blackberry.

Facebook depression En mars 2011, une étude de la revue américaine

Pediatrics souligne les signes de dépression développés chez des adolescents passant trop de temps sur les réseaux sociaux. Selon ces pédiatres, une utilisation intensive risque de les

isoler et de perturber leur développement social et émotif.

Fomo Contraction de Fear Of Missing Out. Peur d’un ratage, d’une soirée, d’un


Pris en flagrant délit de position textuelle, la tête en avant et le cou courbé. A. Larue

le quotidien The Telegraph, le chiropracteur Rachael Lancaster avertit des risques d’une utilisation effrénée des appareils mobiles. L’usage n’est plus réservé aux simples appels : d’après un sondage réalisé par l’institut YouGov, 44 % des 2 034 adultes britanniques interrogés s’en serve pour autre chose que téléphoner. Les médias français ont repris timidement la nouvelle, alors que pour certains praticiens, l’affaire est à prendre au sérieux. L’un d’entre eux, Philippe Fleuriau, président de l’Association française des chiropracteurs, pointe « les trois ans de retard de la France par rapport aux États-Unis. Pour l’instant, il n’y a aucune publication ou présentation à ce sujet ici. Nous nous réunissons deux fois par an avec nos collègues européens, notamment pour parler de l’évolution de ces pathologies. »

événement. Le Fomo va de pair avec l’utilisation intensive des réseaux sociaux : plus l’on vérifie ce que font les amis, plus l’on prend conscience de toutes les possibilités de sortie, et plus la peur de ne pas être

Rester penché trop longtemps sur ce petit appareil, « engendre un changement statique du centre de gravité au niveau des cervicales, alors que normalement, il se situe au niveau de l’oreille, indique Philippe Fleuriau. Sachant que la tête pèse entre 4 et 5 kg, pencher son cou en avant de façon prolongée correspond à s’asseoir sur sa cheville. »

19 millions de « mobinautes » Dans son cabinet à Caen, des cadres nomades consultent pour des douleurs au cou, à la nuque, même aux pouces et aux poignets, sans avoir conscience du rapport avec les outils mobiles. Il y a eu « cette petite dame d’une compagnie d’assurances. Elle voyageait beaucoup et ne se servait que de petit matériel » ou « ce commercial rivé sur son Blackberry ». À l’annonce du diagnostic, « ils sont interloqués, puis ils réalisent

au bon endroit se crée.

Nintendinitis Un mal caractérisé par des tendinites aux pouces causées par un usage excessif des jeux vidéo. Le maniement de la manette

qu’ils touchent ce matériel de poche en permanence. » Comme Aurore, une autre connectée. iPad, iPhone et ordinateur portable, son pouce droit la gêne. « Une douleur sourde, sans être hyper localisée, détaille l’étudiante de 28 ans. Je ne peux plus pincer mon pouce et mon index sans avoir mal maintenant. » Avec le mobile, les avant-bras sont compressés et la pression repose sur les pouces, qui trinquent. « D’autant qu’avec les applications, c’est toujours le même mouvement du pouce », ajoute Aurore. Selon une étude Médiamétrie, la France comptait 19 millions de mobinautes en décembre dernier, soit 23% de plus que l’an passé. Le téléphone mobile est consulté près de 156 fois par jour, soit toutes les 6 minutes 30, d’après l’auteur spécialiste du mobile, Tomi Ahonen. Face à cette consommation excessive X

peut également causer des tensions sur les tendons, les nerfs et les ligaments des mains.

Wii elbow En 2007, l’association britannique des

chiropracteurs met en garde contre des blessures dues à un usage trop intensif de la Wii. Les symptômes : douleurs aux épaules, aux poignets, aux bras, au cou ou encore au dos.

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bug X et croissante, l’augmentation de

troubles musculo-squelettiques du text neck paraît inévitable. Ainsi, le chiropracteur français Philippe Fleuriau, ne s’était pas étonné lorsqu’il avait rencontré « dans un avion pour Los Angeles, un Israélien avec une attelle au poignet. Il avait une tendinopathie. La raison? Son iPad, qu’il manipulait sans arrêt. »

Dépendance au « text » Pour Dean Fishman, l’inventeur du terme, les 13-27 ans sont plus ciblés par ce phénomène. Un péril de poids, puisque, chez eux, la tête est proportionnellement plus lourde que le reste du corps ; ce qui amplifie les tensions articulaires et musculaires. Aux abords d’un lycée du 20 e arrondissement, à Paris, Justine et Fériel papotent, mobiles à la main. Accros au smartphone ? « Oui, surtout Justine, elle n’arrête pas avec les SMS et Facebook », s’amuse Fériel, une brunette de 17 ans. « C’est pour lutter contre l’ennui des cours, se justifie la lycéenne de Terminale S. Les profs deviennent paranos des fois, ils nous voient les mains sous la table et les coudes serrés, et nous disent " rangez-moi ça ! ", alors qu’on ne fait rien ! Avec les SMS illimités, on l’utilise de manière frénétique ! » À 15 ans, Nathan, lui confesse que « sans les textos illimités », il ne se sentirait « pas bien du tout ». Avec une centaine de SMS quotidien, il « parle, communique » même si « ce n’est pas tout le pilier de ma vie sociale non plus ! » Le smartphone rend-il addict ? Le psychiatre Daniele Zullino, chef de service de l’unité d’addictologie de

l’hôpital universitaire genevois, a déjà reçu des personnes dépendantes. « L’instrument, en lui-même, ne l’est pas. En revanche, il va accélérer le développement de certaines addictions puisque c’est une technologie liée à la

« 30% des cadres obtiennent gratuitement un smartphone » nouveauté et aux relations sociales. Celles-ci stimulent de la dopamine, un neurotransmetteur à l’œuvre dans le processus de l’addiction, explique le professeur. L’incapacité de pouvoir accéder aux mails et aux réseaux sociaux va créer un sentiment de manque et d’anxiété. » Elisabeth Rossé, docteur en psychologie sociale dans un centre parisien spécialisé dans les addictions, souligne « une modification de l’espace temps » induite d’une utilisation abusive. « Le moment vécu est interrompu pour faire une photo et l’envoyer, pour déjà synthétiser ce que l’on est en train de vivre. » L’usage du smartphone a développé une culture de l’instantanéité, nourrissant l’excès en cause dans les troubles du text neck. Le téléphone intelligent n’est pas l’apanage des jeunes. Pour la sociologue Monique Dagnaud, cet outil est très marqué socialement. « Seuls 30 % des 18-24 ans en possèdent un. Il est très emblématique des enfants des classes moyennes supérieures. » En revanche, parmi les 19 millions de

air marin

«The » cure tech neck

Fin janvier, le centre thalassothérapique Thalgo, à La Baule, en profite pour lancer sa cure « tech neck ». En sept jours, et pour un tarif en demi-pension oscillant entre 1 254 € à 2 016 €, le groupe de luxe Lucien Barrière surfe sur les maux des nouvelles technologies. Médecins et kinés vont apprendre 0 9 4

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aux curistes lors d’un « atelier d’éducation thérapeutique », à corriger leur posture. Des manuluves, à savoir des plongées des mains dans une préparation de boue et algues marines chaudes, sont dispensées en cas de douleurs ou troubles articulaires des doigts.

« mobinautes », nombreux adultes remplissent les rangs des amateurs de smartphone. En effet, ce mobile trouve sa place dans les milieux professionnels en tant qu’outil de travail, particulièrement chez les cadres. D’après leur syndicat, la CFECGC, 30 % des cadres obtiennent gratuitement de leur entreprise ou de leur collectivité un smartphone. Pour Thierry Venin, chercheur au CNRS sur les nouvelles technologies et le stress au travail, ce téléphone intelligent est une véritable « laisse électronique ». Il devient, via la connectivité permanente, un outil de travail 24 h/24. « C’est un moyen d’accès au bureau à distance. Les entreprises utilisent de plus en plus les interfaces web pour accéder aux fichiers clients, détaille l’expert. C’est en dehors de l’entreprise, chez le client, dans le train, à domicile, que le cadre peut travailler. » D’après le syndicat, 41 % des cadres ne ressentent pas « le droit à la déconnexion » le soir, en coupant notamment les mails du travail reçus via le smartphone. Transformé en outil professionnel, le mobile favorise les tensions sur le corps. « La posture adoptée lors de l’utilisation est très courbée, c’est pourquoi il y a une inflation des troubles musculo-squelettiques dans le monde tertiaire, avance le chercheur. De plus, le fait d’être connecté en permanence est relevé comme le deuxième facteur de stress, après l’interruption fréquente dans son travail. »

Déconnexion Ce phénomène de stress est un facteur d’augmentation des troubles du text neck pour Thierry Venin. Il estime que les outils mobiles vont dépasser la performance des ordinateurs de bureau. « À partir de la 4 G, le débit sera dix fois plus rapide que l’ADSL. Les 10 Mo seront atteints assez facilement. Là, ce sera quasiment fini les ordinateurs de bureau. » D’autant qu’au dernier trimestre, les ventes de smartphones ont dépassé celles des PC, avec 117 millions contre 91 pour les ordinateurs. Le conseil des cliniciens ? Décrocher ! Un peu. En s’accordant des pauses entre les épisodes numériques et en portant son mobile au niveau des yeux pour écrire des messages et consulter Internet. Thierry Crouzet, lui, a carrément tout


débranché. Catalogué « bloggeur influent » et auteur de nombreux ouvrages sur le monde numérique, il décide pendant six mois de ne plus utiliser un giga d’Internet. À compter du 1er avril 2011, son ordinateur ne lui sert plus que de machine à écrire et son mobile à recevoir des appels. Avant sa diète, en septembre, le Gardois s’est lancé un défi avec son ami Antoine : parcourir l’étang de Thau en kayak. Tout sera retranscrit en live grâce à son iPhone. « Avec mon téléphone, je photographie Antoine et je publie la

photo sur les réseaux sociaux avec une note sybilline : " Début de l’expédition ". La veille, j’ai promis à mes milliers d’amis numériques d’écrire le récit de ma journée en même temps que je la vivrais. Je tiens parole. » Il raconte cet épisode et l’aventure de sa déconnexion dans son ouvrage J’ai débranché (éd. Fayard, 2012)). Une fois l’expérience passée Thierry Crouzet a pris ses distances avec le smartphone. « C’est une laisse ! Le pire, c’est que nous nous la mettons nousmêmes. Il y avait quelque chose de

l’ordre de la compulsion à regarder toujours mon téléphone pour mes mails, mon compte Twitter, Facebook. » Puis, il y a ceux qui font sans. Depuis douze ans, le dessinateur Phil Marso organise « la journée mondiale sans téléphone portable » (lire ci-dessous). Le Dr Fishman, instigateur du text neck, lui, a conçu… une application smartphone. Pour 2,99 $, elle vous aide à trouver l’angle idéal à pour textoter à bonne hauteur. Pour pratiquer le « safe text ». ■

Auteur sans mobile apparent NO PHONE. Le dessinateur Phil Marso, organisateur de la journée sans portable, entretient avec ce téléphone une relation teintée d’amour et de haine.

L

«

a 6gal’ éyan chant’ tou l’é’T, / se trouva for D’pourvu / kan la biz’ fu venu (…). » La cigale et la fourmi, en version PMS, pour « Phonétique Muse Service ». Un langage phonétique, passerelle entre le langage SMS et le français académique, signé Phil Marso. Auteur de BD et polars indépendants, l’homme à l’allure bonhomme ne s’entiche pas pour autant du portable. Installé dans sa boutique du 13e arrondissement parisien depuis juillet dernier, Phil Marso alimente sa relation avec le mobile d’attachement, pour son langage, et d’aversion, contre son usage intrusif. Oui, il en a un. Posé juste à gauche de l’ordinateur de la boutique. « Mais je ne m’en sers pas vraiment. C’est juste en cas d’urgence », rétorque-t-il immédiatement. En 2004, cet ancien chroniqueur culturel publie Pa sage a taba VO SMS, une BD écrite en langage du portable. Il réitère en 2005 avec La font’N j’M !, la traduction en PMS, avec des apostrophes et des nouvelles lettres, des Fables de la Fontaine. Des orthophonistes utilisent ses ouvrages auprès d’enfants dyslexiques

et lui en témoignent le bienfait. « J’ai estimé qu’il y avait une piste pédagogique à développer, et j’ai construit des ateliers, indique l’auteur. J’interviens ponctuellement dans des classes de collégiens où je les initie à ce langage. On imagine ensemble des enquêtes policières, d’abord écrites en français, puis en PMS. Même pour des élèves en grande difficulté, on arrive à les faire bosser avec ce langage. » Une passion si dévorante pour le mobile et son langage qu’il instaure en 2001 « la journée sans téléphone portable ». Fier de sa trouvaille, ce sera le jour de la Saint-Gaston, le 6 février, en écho à la chanson de Lino Ferré, Gaston y a la téléfon qui son. Cette « journée sans » est lancée sur la dynamique de son polar Tueur de portables sans mobile apparent, publié en 1999. Le pitch : « Une enquête policière sur des gens complètement accros au téléphone qui se font descendre. » Non, il n’est pas « anti-portable ». Son initiative « invite juste à prendre du recul, affirme-t-il. Cette journée, c’est un coup de poker. Je ne peux pas savoir si les gens la suivent ou pas. Au final, ce n’est pas le plus important. Mon but, c’est que les médias

Phil Marso, le père de « la journée sans téléphone portable ». DR

s’emparent de ce rendez-vous pour réfléchir sur l’usage du portable. » Placardées sur un mur du petit magasin, les affiches de la 12e édition avec, élection présidentielle oblige, les candidats mis en scène. Sur l’une d’entre elles, François Hollande s’adresse à Nicolas Sarkozy : « On reste en contact pour les programmes ». Le slogan de 2012, c’était « Se connecter plus… Pour travailler plus ? » avec, en prime, des « tests d’addiction » et un « boycott des chefs après le taf ». Un autre poster, avec deux cadres en costume noir, déborde de cynisme. « Toutes mes condoléances pour votre femme. Sinon, c’est du Wi-Fi ou de la 3G au cimetière ? » ■ M.D.

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MISE A JOUR

buG

LEVEL UP

L’AFRIQUE VEUT VIDER SA CORBEILLE E-DÉCHETS. L’Afrique récupère chaque année plusieurs centaines de milliers de tonnes d’équipements informatiques. Autant de déchets qui viennent polluer son sol en attendant que le continent ait les moyens de les recycler.

N

ous sommes en 2006. De passage à Besançon, la ville où il a fait ses études, le Président sénégalais Abdoulaye Wade visite un centre d’aide par le travail. Les handicapés qui y sont employés s’affairent à reconditionner des ordinateurs dont les assurances Axa ont fait cadeau à la Ville. Une fois remis en état, ce matériel informatique, auquel on intègre des logiciels éducatifs, servira à équiper les écoles élémentaires de l’agglomération bisontine. L’opération baptisée Besançon.clic est destinée à lutter contre la fracture numérique, c’est-à-dire la disparité d’accès aux technologies informatiques. Le dispositif séduit Abdoulaye Wade qui décide de le transposer au Sénégal. Ce sera Sénéclic. À ses côtés lors de la visite, Cheikhou Gassama est chargé de piloter le projet, en partenariat avec les Francs-Comtois qui envoient des ordinateurs à Dakar. Bien qu’étant d’occasion, le matériel est en parfait état de marche. Les années passent et les premiers ordinateurs installés par Sénéclic tombent en panne. Ceux qui ne sont pas réparables sont stockés dans un coin. « Je suis allé voir le Président Wade pour lui 0 9 6

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PAR ROMAIN CHEVREUIL

demander comment gérer le problème, se souvient Cheikhou Gassama. Il m’a répondu qu’il fallait profiter de cette situation pour mettre en place le recyclage de tous les D3E. » Les D3E ou DEEE, ce sont les déchets d’équipements électriques et électroniques. Lorsque les ordinateurs, les réfrigéra-

En 2010, le Ghana a importé 12 000 tonnes d’appareils informatiques et a généré 7000 tonnes d’e-déchets teurs, les téléphones portables tombent en panne, ils deviennent des D3E. Dans des pays développés où le recyclage est institutionnalisé, ils posent peu de problèmes. En Afrique, c’est différent. « Il s’agit de populations à faibles revenus qui aspirent aux produits culturels mondialisés », explique la géographe Annie Chéneau-Loquay, directrice de recherche à Sciences-Po Bordeaux, spécialiste de l’impact des technologies de l’information et de la communication (TIC) en

Afrique. Ces États pauvres rachètent d’occasion le matériel informatique en fin de vie des pays développés. En 2010, selon les chiffres de l’agence de solidarité numérique, le Ghana a importé 12 000 tonnes d’appareils informatiques et a généré 7000 tonnes de DEEE. Au Sénégal, on recense 2000 tonnes de matériel informatique importé pour la même quantité d’e-déchets rejetés. Pour le Suisse David Rochat, ingénieur en sciences de l’environnement, « le marché de l’occasion et la donation posent le même problème : l’afflux en Afrique d’ordinateurs en fin de vie. Les substances toxiques qui les composent créent un impact environnemental si on ne les recycle pas correctement. » Or, sur ce continent, la récupération des edéchets n’en est qu’à ses balbutiements. « Le recyclage est aujourd’hui dans les mains d’un secteur informel qui brûle des câbles à l’air libre, libérant des dioxines », ajoute David Rochat.

La poubelle du monde Le secteur « informel » emploie, selon les travaux d’Annie Chéneau-Loquay, jusqu’à 60 % de la main d’œuvre urbaine de l’Afrique francophone. Il regroupe les vendeurs, réparateurs et tous les acteurs économiques qui vivent, « en dehors de la légalité des textes », des


Une décharge de vieux équipements électroniques à Accra (Ghana). Les substances qui s’en échappent polluent les sols. R. Pierro

matériaux électroniques de deuxième main que le continent noir importe des pays de l’hémisphère nord. Et souvent ce dernier n’envoie pas que du matériel en état de marche. « Certains bourrent les containers d’équipements hors d’usage quand d’autres, les ONG notamment, font attention à ce qu’ils expédient », constate David Rochat. Dans l’ouvrage collectif dirigé par Tristan Mattelart Piratages audiovisuels, les voies souterraines de la mondialisation culturelle (De Boeck), Annie ChéneauLoquay écrit qu’en 2005, au Nigeria, « 500 conteneurs de matériel informatique arrivaient chaque mois dans le port de Lagos dont 75 % du contenu était inutilisable et jeté sans précaution, induisant une pollution de l’environnement par des matières dangereuses ». Pour la géographe, l’Afrique est devenue « la poubelle du monde ». Une impression que partage le Camerounais Hubert Fodop. Âgé de 34 ans, ancien de Microsoft, il lutte désormais contre la fracture numérique au sein des Ateliers du bocage, une entreprise d’insertion

membre du réseau Emmaüs. Créés en 1992, les Ateliers ont traité 1000 tonnes de déchets informatiques en 2010. 200 tonnes ont été reconditionnées et remises sur le marché, dont une partie en Afrique. Le reste a été recyclé. En mission au Bénin, Hubert Fodop a l’habitude d’y croiser des décharges à ciel ouvert où est incinéré du matériel informatique. « À Cotonou, on voit des gens brûler des cartes électroniques et des batteries dans des terrains vagues. C’est de l’ignorance, ils ne savent pas qu’ils portent atteinte à la nature et qu’ils se mettent en danger, regrette-t-il. Les réparateurs d’ordinateurs vivent dans une telle précarité, ils n’ont pas les moyens de savoir s’ils sont malades ».

Recyclage embryonnaire Le Bénin a importé une kilotonne de matériels informatiques en 2010 et généré 850 tonnes d’e-déchets. « Des ruelles entières sont recouvertes, raconte David Rochat. Les gens les amoncellent car cela peut faire office de pièces de rechange. Cela ne devient des

déchets que quand on démonte ces équipements. » La limite entre matériel et déchet est floue, mais pas sans danger. « À Dakar, on extrait l’aluminium qui se trouve dans les ordinateurs, explique Cheikhou Gassama. Pour détruire les dioxines, il faut le brûler à 640 ° C. Mais cette température est rarement atteinte et les dioxines s’échappent. Il y a des émanations autour des fonderies jusque dans les nappes phréatiques. » Une partie du plomb extrait des ordinateurs est employé pour la pêche. Thiaroye, un quartier de la banlieue dakaroise, a dû être évacué suite à une contamination à ce plomb. « Le quartier a été “ déguerpi ” puis “ décapé ” mais des gens sont restés, poursuit-il. Ils ont attrapé des maladies épidermiques difficiles à soigner, voire cancérigènes. » Désormais en charge des e-déchets au sein de la Présidence de la République, le fondateur de Sénéclic est optimiste en ce qui concerne les perspectives de son pays en terme de recyclage. « Nous espérons pouvoir rendre le recyclage des e-déchets systématique, explique X

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BUG X Cheikhou Gassama. Bien que le démantèlement soit artisanal et sans réglementation scientifique, nous voulons tout récupérer. On parcourt les quartiers pour cela. Contrairement à la France, le tri ne se fait pas à la base. » La filière sénégalaise de recyclage qui envoie en Europe les câbles et les circuits qu’elle a démantelés pour fabriquer de nouveaux ordinateurs est encore embryonnaire. Le pays n’a pas, par exemple, les moyens de traiter les écrans.

Un espoir restreint Le Sénégal, qui a prévu de généraliser son accès au numérique pour 2015, souhaite pourtant qu’en 2020, tous ses déchets soient traités. Un projet titanesque, d’autant plus que, précise le Dakarois, « même quand le matériel est totalement désuet, les gens essaient de le vendre, quitte à le garder chez eux pendant des années. » Il n’est pas rare de voir un écran

d’ordinateur transformé en télévision lorsque celle-ci tombe en panne. Cette « extraordinaire » capacité d’adaptation suscite parfois les moqueries de l’hémisphère nord. « J’étais à un colloque à Paris, se souvient Hubert Fodop des Ateliers du bocage. Un représentant de chez Dell a dit qu’il fallait continuer à envoyer des containers de déchets en Afrique car nous savons réparer même quand cela ne fonctionne plus. J’étais atterré. » Pourtant les constructeurs comme Dell, HP – au Kenya notamment – ou Apple financent tous des programmes pour traiter les e-déchets en Afrique. « Ce n’est pas suffisant, le problème va continuer à s’aggraver, pronostique Hubert Fodop. En Afrique, l’environnement ne sera pas la priorité tant que les habitants n’auront pas tous accès à l’éducation et à la santé. Lorsqu’Emmaüs s’implante dans un pays, les autorités sont

contentes mais n’ont pas forcément les moyens de nous aider. » David Rochat va plus loin : « Il y a des pays qui s’en fichent et d’autres, comme le Burkina Faso, où le problème peut être réglé. On peut y arriver car la majorité des composants informatiques a de la valeur et il existe une petite partie polluante que l’on peut traiter. Mais n’oublions pas que dans les systèmes où le recyclage est le plus efficace, comme la Suède ou la Suisse, on arrive péniblement à 60 % de matériel informatique retraité. » Et quand bien même l’Afrique parviendrait à vaincre le danger que représentent les e-déchets pour son environnement et la santé de ses habitants, elle n’est pas un cas isolé. En Inde, en Chine, en Amérique latine, comme au temps des Conquistadors, des travailleurs récupèrent l’or avec du mercure. Mais cette fois, ils ne l’extraient plus des mines mais des ordinateurs. ■

repoRtage

L’alternative Ateliers sans frontières

«

O

n n’envoie pas ce qu’on ne voudrait pas avoir sur nos bureaux. » Cette phrase de Thomas Wacogne, le responsable du développement d’Ateliers sans frontières (ASF), pourrait être la devise de ce chantier d’insertion qui a revalorisé 18 000 ordinateurs en 2011.

Créé en 2003 à Bonneuil-sur-Marne (Val-de-Marne), ASF emploie entre 70 et 80 personnes « éloignées de l’emploi ». Un argument de séduction pour les entreprises qui font appel à Ateliers sans frontières pour valoriser leurs vieux ordinateurs. « Les firmes ont trois possibilités, explique le responsable. Soit elles envoient leur matériel en fin de vie n’importe où, soit elles le donnent, soit elles nous le vendent. Notre avantage, c’est qu’on le revalorise. » Ateliers sans frontières a ainsi vendu l’an dernier 8 000 ordinateurs reconditionnés à des associations ou des fondations d’entreprises. « Cela fait de la bonne communication pour une firme possédant une filière en Afrique de dire que ses anciens ordinateurs vont dans des écoles au Maroc », relève Thomas Wacogne. 80 % du matériel informatique sortant des Ateliers sans frontières est envoyé à l’étranger, dont la majorité en Afrique, « destination privilégiée pour des raisons de coût des containers ». Tout ce qui fonctionne avec un processeur antérieur à Pentium  IV est démantelé ou recyclé. L’or, le cuivre ou le plastique sont triés puis revendus. Les écrans sont recyclés par Veolia qui est à la fois un prestataire et un concurrent. ASF procède ensuite à l’effacement des données contenues dans les ordinateurs qu’il revalorise, puis réinstalle le système, souvent avec Microsoft, plus accessible. Le 0 9 8

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18 000 ordinateurs ont été démantelés en 2011 R. Chevreuil traitement d’un ordinateur prend une semaine, de la réception à l’expédition. Fonctionnant avec un budget d’environ deux millions d’euros par an, dont un quart de subventions publiques, Ateliers sans frontières se concentre sur des demandes allant de 100 à 300 ordinateurs, et espère traiter 50 000 machines en 2012. La marge de progression n’est cependant pas infinie. Dans l’atelier, un collègue de Thomas Wacogne grommelle : « On a la taille d’une PME et les contraintes d’une association ». Cela n’empêche pas Ateliers sans frontières de « se bouger » avec l’opération assoclic.org où elle offre chaque année 1500 ordinateurs à des associations luttant contre la fracture numérique en France. ■ R.C.


Recycler, c’est tuer le trafic COMMERCE ILLÉGAL. Selon Fabienne Boudier, maître de conférences en sciences économiques à l’Université Paris 12, le trafic de e-déchets attire même la mafia italienne.

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abienne Boudier a publié en 2008 « Gestion des déchets dangereux et responsabilité sociale des firmes : le commerce illégal de déchets électriques et électroniques ». Qu’est-ce que le trafic de déchets électroniques ? Fabienne Boudier: Le trafic de D3E (déchets d’équipements électriques et électroniques) désigne le commerce de déchets dits dangereux. Les entreprises européennes qui se soumettent au trafic sont celles qui ne sont pas parvenues à recycler leurs déchets selon la législation de l’UE et qui les envoient en Chine ou en Inde. Ils enfreignent la loi car il y a risque de pollution. C’est une volonté délibérée d’échapper à la législation, en l’occurrence, l’amendement Ban de 1995 interdisant l’exportation des déchets dangereux des pays membres de l’OCDE en direction des non-OCDE. Quelles sont les causes de ce trafic ? C’est davantage un problème de capacité de recyclage que de coût : il existe un goulot d’étranglement. Mais quand on veut respecter la loi, on parvient à faire avec. Le trafic de déchets est surtout le fait de comportements délinquants. Quand vous faites du trafic, vous avez peu de chances d’être pris. De plus, les peines encourues ne sont pas lourdes. Dans la législation française, les contrevenants risquent deux ans de prison et 75 000 € d’amende (article L 541-46 du code de l’environnement). Est-il vrai que des firmes envoient sous couvert d’aide au développement des ordinateurs inutilisables ? Oui, y compris en France. L’ONG italienne Legambiente enquête sur ces entreprises. Elle a notamment souligné l’emprise de la mafia sur le

Fabienne Boudier: « En valorisant les déchets plutôt qu’en s’en débarrassant, le producteur se mettra tout naturellement à l’éco-conception. » R. Chevreuil

trafic des déchets. C’est une activité juteuse pour les mafieux car les risques pénaux sont moins importants

« Les entreprises qui font du trafic d’e-déchets ont peu de chances de se faire prendre » que pour la drogue. Ils jettent les déchets dans le Golfe de Naples et ont des activités illégales qu’ils recyclent dans l’activité légale, peut-être par des contrats de ramassage. Comment régler le trafic d’e-déchets ? On ne doit pas considérer les déchets comme quelque chose dont on doit se débarrasser. Comme les cours des métaux augmentent, il faut valoriser ces déchets comme on fait aujourd’hui avec les déchets agricoles et alimentaires. Cela implique de responsabiliser la société civile sur le tri des déchets car, même si c’est important de légiférer en amont, l’environnement est secondaire dans les pays en

développement. Ce n’est donc pas valable en termes de coût social de leur envoyer des équipements usagers. Quelle est la bonne attitude à adopter ? Il faut tenir compte de ses D3E. C’est ce qui se fait en France avec l’écotaxe. Cette disposition implique que la prise en charge des déchets soit prévue par les entreprises. Si on applique le principe de pollueur/payeur, il faut sensibiliser les consommateurs au fait que c’est au producteur de reprendre les équipements usagers et non à nous de les déposer à la déchetterie. Ainsi conscient des déchets qu’il engendre, le producteur ira tout naturellement vers l’éco-conception (produits respectueux du développement durable). La déchetterie n’est que transitoire, elle ne devrait être utilisée que pour les appareils antérieurs à la législation sur les D3E, en 2002. Mais les gens, qui recyclent à peine le verre, ne sont pas au courant. Les employés des opérateurs téléphoniques, non plus. Il faudrait diffuser des spots télévisés. ■ Propos recueillis par R.C.

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MISE A JOUR

BUG

LEVEL UP

QUAND

PÔLE EMPLOI

DÉCONNECTE

LES

CHÔMEURS

EXCLUSION. Trouver un travail sans ordinateur

ni Internet constitue un sérieux handicap. Devant les pratiques de Pôle emploi, ils se rabattent sur les Espaces publics numériques gérés avec peu de moyens par des associations.

PAR HÉLÈNE FARGUES

L

ettre après lettre, Mulunesa frappe les touches de son clavier avec les doigts indiqués par le logiciel de dactylographie et recopie les mots qui apparaissent à l’écran. Depuis six mois, cette ancienne nourrice et femme de ménage de 39 ans cherche du travail en région parisienne. « Aujourd’hui, tout passe par Internet. Je dois donc apprendre à écrire une lettre et un CV par ordinateur », explique-t-elle, les doigts recroquevillés et le regard fuyant. Pour la quatrième fois, elle participe à un atelier de bureautique organisé par le foyer de Grenelle, un espace associatif situé dans le 15e arrondissement. Comme elle, dans cette salle où est disposée une dizaine de postes fixes, la plupart des participants, majoritairement seniors, ont pris conscience de leurs lacunes en informatique après la perte de leur 1 0 0

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emploi. C’est le cas de Carlos. En quarante-trois ans de vie professionnelle, ce maçon a toujours trouvé du travail, souvent par le bouche à oreille. Lorsque que son entreprise, au bord du dépôt de bilan, le licencie il y a deux ans, il doit chercher une nouvelle activité. Mais voilà, il ne maîtrise pas du tout l’informatique. « C’est dommage de ne pas avoir appris avant, mais ça ne m’avait jamais intéressé », regrette-t-il, alors que ses droits arrivent à expiration dans quatre mois. En attendant, Carlos contacte les entreprises par courrier, dont il trouve l’adresse…par le biais des bonnes vieilles Pages Jaunes. Pendant ce temps, Pôle emploi continue sa mue numérique. Depuis 2005, les panneaux d’affichages où étaient épinglées les traditionnelles offres papier ont été supprimés des agences. « La numérisation permet une actualisation des offres en permanence.

Elle permet aussi aux personnes de travailler chez elles plutôt que de faire la queue en agence », explique JeanBaptiste Lafay, chargé de communication à la direction de Pôle emploi. A priori, tout a été prévu : « Quand une personne a des difficultés pour son inscription, on lui propose une réunion de formation. Si elle ne sait pas du tout se servir d’un ordinateur, on la renvoie vers un opérateur privé ou une association. »

« Déshumanisation » des services publics Sauf qu’avant d’en arriver à ce stade, un chômeur sera nécessairement confronté à une machine. Tout demandeur d’emploi doit en effet s’inscrire par Internet ou par téléphone - à ses frais avant d’être confronté physiquement à des conseillers. Avec 4 525 900 inscrits fin janvier 2012, un conseiller gère en théorie un portefeuille de


À l’Espace public numérique (EPN) du 3e arrondissement de Paris, les demandeurs d’emploi peuvent se connecter à Internet à un tarif accessible. H. Fargues

115 demandeurs d’emploi. Mais avec la crise, la charge s’est nettement alourdie. La moyenne se situerait plutôt autour de 200 demandeurs d’emploi, selon une enquête publiée par Le Parisien le 17 janvier dernier. Par manque de temps, e-mail et téléphone sont devenus les moyens de communication privilégiés entre les conseillers et les demandeurs d’emploi. Le 21 mars 2011, le médiateur de la République Jean-Paul Delevoye avait pourtant mis en garde le chef de l’État contre une « déshumanisation » des services publics, où répondeurs téléphoniques et services informatiques ont pris le dessus, dans une logique de réduction généralisée des coûts. « Les chômeurs ne croient plus à l’efficacité de Pôle emploi et préfèrent travailler au noir », avait-il conclu. Le 20 juin 2011, la « dématérialisation » a pourtant pris un tournant préoccupant.

Désormais, sous couvert de « contribuer au développement durable en limitant les envois de papier », Pôle emploi a décidé de communiquer la plupart des

« Les chômeurs ne croient plus à l’efficacité de Pôle emploi et préfèrent travailler au noir » documents à ses usagers via leurs « espaces personnels », sur le site poleemploi.fr. Relevé de situation, convocation à un entretien... Même l’avertissement avant radiation, qui laisse quinze jours à l’intéressé pour contester sa sanction, a été

« dématérialisé ». Seul l’avis de radiation effective « jugé opposable » continue à être adressé par voie postale. « Le problème, c’est que les usagers n’ont pas été correctement informés des conséquences de la dématérialisation », constate Rose-Marie Péchallat, administratrice du forum du site recoursradiation.fr. En communiquant leur e-mail, trop de chômeurs ignorent encore qu’ils s’engagent de fait à se connecter quotidiennement sur leur espace personnel et à répondre à tous les courriers. Difficile alors, en cas de problème, de prouver sa bonne foi. « Quand les conseillers vérifient que les mails ont bien été envoyés, ils vont regarder sur leur base de données. Mais ce n’est pas parce que le courrier électronique a été envoyé qu’il a bien été ouvert et lu par la bonne personne », ajoute cette administratrice. Il arrive dans les lieux publics d’accès à X

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bug X Internet qu’un ordinateur soit encore

connecté sur la session de l’utilisateur précédent. Dans ces conditions, un courrier peut facilement être ouvert par erreur. « La dématérialisation a généré beaucoup d’abus. En théorie, les demandeurs d’emploi doivent être notifiés de leurs rendez-vous sept jours à l’avance. Il arrive maintenant qu’ils soient convoqués la veille pour le lendemain », poursuit-elle. Mais les innovations de Pôle emploi ne s’arrêtent pas là. Désormais, les conseillers ont 48 heures pour entrer la synthèse de leurs entretiens. S’ils ne le font pas, c’est le système informatique qui se chargera automatiquement d’envoyer un avertissement au demandeur d’emploi.

Deux fois exclus Ces problèmes affectent d’autant plus les personnes ne maîtrisant pas l’informatique, comme Mulunesa ou Carlos. Combien sont-ils au juste ? Impossible de le savoir pour Pôle Emploi qui ne dispose pas de statistiques détaillées. « La question reste taboue car elle concerne souvent des personnes ayant eu des parcours scolaires difficiles et les conseillers ne détectent pas toujours ces lacunes », explique JeanBaptiste Lafay. Et pourtant, « environ 95 % des offres de Pôle emploi nécessitent l’envoi d’un CV et d’une lettre de motivation par mail, même pour des postes d’agent d’entretien », s’insurge Carole Talbot, chargée de l’accompagnement à l’association ASSOL, association pour le suivi des chômeurs à Nanterre. Le site de l’organisme serait selon elle « trop compliqué » pour certains. Y effectuer une recherche nécessite de connaître l’intitulé précis de son poste. Ainsi un videur devra-t-il rechercher un poste d’ « agent de sécurité en boîte de nuit », et une femme de ménage un poste d’«agent d’entretien ». Répondre à une annonce nécessite d’avoir créé un espace personnel. « On s’y perd. L’identifiant de l’espace personnel n’est pas le même que celui pour pointer », soupire-t-elle. Le problème est d’autant plus saillant quand il se conjugue avec illettrisme. Un problème qui concerne quand même 3,1 millions de personnes en France, selon les chiffres de l’Agence nationale de lutte contre illettrisme (ANLCI) 1 0 2

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publiés en 2006. « C’est parfois lors des ateliers de bureautique qu’on s’aperçoit qu’une personne est illettrée », note Marc Foujols, bénévole au foyer de Grenelle. Dans ces cas de figure, c’est retour à la case départ. « Nous n’avons pas d’autre choix que de les renvoyer vers des cours de français », explique cet animateur. Contrairement aux idées reçues, les personnes qualifiées ne sont pas à l’abri de l’incompétence informatique. Ancien comptable, Jean-François, 51 ans, est aussi diplômé en chimie et biologie. « Je fais partie d’une génération qui travaillait avec un pool de dactylos. » Apprendre à se servir d’un logiciel de traitement de texte n’a jamais fait partie de ses priorités. Il a beau avoir un ordinateur à la maison, il n’a jamais vraiment su l’utiliser. En formation dans le cadre du PLIE de Nanterre (Plan local pour l’Insertion et l’Emploi), il gagne en confiance : « On trouve ici des réponses aux questions que l’on se pose, que l’on pense être ridicules. C’est comme un puzzle qui se recompose ». De Pôle emploi il a une très mauvaise image : « Quand on veut consulter des offres, on nous dit " Voilà l’ordinateur ". Quand vous demandez de l’aide, il n’y a personne. Il suffit de regarder la file d’attente et vous comprenez qu’il n’y a pas le temps pour vous ».

Chez elle, ni téléphone, ni ordinateur. Face à cette situation, les demandeurs d’emploi ont depuis plusieurs années investi les Espaces publics numériques (EPN). Créés à la fin des années 1990 pour lutter contre la fracture numérique et sensibiliser aux nouvelles technologies, les EPN sont à la différence des cybercafés des points d’accès à Internet comportant une dimension d’accompagnement. Ils proposent ainsi à leurs publics des activités variées allant de la recherche sur Internet à la rédaction de CV ou de lettres de motivation. «  Au fur et à mesure que Pôle emploi se désengage et que les relations sont médiatisées par téléphone et Internet, les demandeurs d’emploi ne voient plus l’intérêt de se rendre dans une structure qui les stigmatise. Ils trouvent alors dans les EPN les ressources et le lien social dont ils ont besoin », constate Mickaël

Le Mentec, chercheur en sciences de l’éducation à l’université Rennes 2. Il en existerait aujourd’hui 4 000, selon le portail NetPublic, financés pour certains par les collectivités territoriales, la Caisse des dépôts et des consignations, ou le ministère de la Jeunesse et des sports. En 2005, les demandeurs d’emploi constituaient déjà le deuxième public en terme d’effectifs après celui des adolescents, note le chercheur. Car la question de l’accès à Internet est loin d’avoir été réglée. Malgré une forte tendance de réduction des inégalités ces dernières années, seuls 73,9 % des chômeurs disposent d’une connexion à Internet contre 83,4 % des actifs avec un emploi, révèle l’étude la plus récente de l’Insee en 2010.

Les Espaces publics numériques sont un maillon essentiel dans l’insertion C’est le cas de Maria, depuis un an au chômage. Ancienne aide documentaliste dans un grand lycée parisien, elle touche 780 euros d’indemnités mensuelles. Chez elle, ni téléphone fixe, ni ordinateur. Pour effectuer sa recherche d’emploi, elle s’est dirigée vers l’EPN le plus proche de chez elle, dans le 3 e arrondissement, d’où elle peut bénéficier d’une connexion et d’un encadrement pour huit euros par an. Le cadre de travail y est agréable et convivial. Murs peints en violet, vert ou orange, ici ce sont des anciens militants du collectif de défense du droit au logement Jeudi noir qui ont mis de la couleur dans les locaux. En vingt ans, les EPN sont devenus un maillon de la chaîne de l’insertion, alors que ce n’était pas leur mission première. Difficile donc, en pratique pour les animateurs, de connaître les limites entre ce qui relève de leur rôle et celui des travailleurs sociaux. « Nous ne sommes pas formés à accompagner les chômeurs. Mais nous faisons de notre mieux parce que les gens nous demandent de l’aide », explique Nicolas Davoine, directeur de


« L’accès à Internet n’est pas qu’une question de coût » ACCESSIBILITÉ. Pour Loïc Bodin, directeur de Renaissance numérique, les obstacles culturels et sociaux sont les premiers responsables de la fracture numérique.

À

travers son think tank, Re­ naissance numérique, Loïc Bodin travaille pour per­ mettre à un plus grand nombre d’accéder à Internet. Quelles réalités la fracture numérique recouvre-t-elle? Loïc Bodin : Il vaut mieux parler « des fractures numériques » car c’est un phénomène divers et évolutif. Plus de 70 % des foyers sont connectés à Internet aujourd’hui, alors qu’ils n’étaient que 40 % en 2006. Cela fait tout de même 30 % de foyers décon­ nectés, surnommés « tiers-net ». Trois facteurs créent l’exclusion. L’âge : plus on est âgé, moins on est connecté. Le diplôme : moins on est diplômé, moins on est connecté. Enfin, plus on appartient à un milieu défa­vorisé, moins on a accès à Internet. Mais ce n’est pas qu’une question de coûts, il y a aussi des blocages culturels. Lors d’une étude en banlieue, il y a deux ans, je me suis aperçu que de nombreuses personnes utilisaient les taxiphones et les cybercafés alors qu’un abonnement leur coûterait moins cher. Dans ces conditions, les services publics doivent-ils se numériser? Oui, car la numérisation permet d’of­ frir un service individualisé au ci­ l’EPN du 3e . Cet EPN a beau avoir noué un partenariat avec Pôle emploi, il n’en est pas davantage rémunéré pour ses prestations, contrairement à un opérateur privé. Et par manque de coordination et de volonté politique de les développer, les EPN ne sont pas assurés de leur avenir. Le besoin est pourtant lui toujours important, comme le constate Marie Hélène Féron, chargée de mission à l’Agence régionale des technologies

« Les nouvelles technologies et les services des l’État doivent être les plus simples et les plus accessibles possibles .» H. Fargues

toyen et de faire des écono­mies. En­ voyer un mail coûte par exemple moins cher que de passer par La Poste. La démarche d’open data, c’est-à-dire la mise a disposition des données pu­ bliques, permet également plus de transparence. Il faut aller plus loin. Je trouve plus hu­main que l’administra­ tion réponde à mes questions dans la journée par e-mail, plutôt que par lettre sous une semaine. Mais pour que l’administra­tion soit vraiment au service du ci­toyen, tout le monde doit être formé à utiliser les nouvelles technologies et les services de l’État doivent être les plus simples et les plus accessibles possible. de l’information (Artesi) en Ile-deFrance. « À la fin des années 1990, lorsque les premiers EPN ont vu le jour on pensait qu’après cinq ans, ces lieux n’auraient plus de raison d’exister. Or les demandes évoluent et les usagers ont toujours besoin de se former. » À mesure que l’administration se numérise, la formation des publics est plus que jamais d’actualité. Pour finir, une modernisation des services ne peut se

Quelles sont les solutions proposées par Renaissance numérique? Il y a quatre ans, nous avons proposé une mesure à Éric Besson, lors de l’élaboration du plan « France numé­ rique 2012 ». Nous souhaitions un grand plan de communication à des­ tination des e-exclus pour dédrama­ tiser les usages, qui aurait pu prendre la forme d’une émission de télévision pé­dagogique. Concernant l’accès à Internet, nous avions proposé la mise en place d’un tarif social car, lorsqu’un foyer ne peut pas se payer une connexion, l’État a certainement un rôle à jouer. ■

Propos recueillis par H.F.

faire qu’en prenant non seulement en compte la question de l’accès, souvent mesurée par le taux de connexion des ménages, ais en prenant aussi en compte la question des ressources et des compétences, absente des statistiques officielles. Pour que ne reste pas lettre morte l’objectif affiché par le gouvernement de faire de la France en 2012 « un pays moteur de la révolution numérique ». ■

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MISE A JOUR

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LEVEL UP

LES JOUEURS PRO EN CIRCUIT FERMÉ JEUX VIDÉO. Un circuit de compétitions tente de se développer en

France et dans le monde sous le nom d’ « e-sport », sport électronique. Mais le manque de légitimité, la mentalité clanique et la difficulté d’accès isolent ses quelques représentants. Et ramènent ces joueurs presque professionnels à leurs vieux démons, la peur de rester des marginaux incompris.

R

«

egarde, toi tu fais de la piscine; Manaudou, tu la connais. Vu le succès du jeu vidéo, on devrait être aussi reconnu. » À 24 ans, Jonathan « Djo » Pénicaud est déjà aigri. Le capitaine de l’équipe Battlefield des « Against All Authority » (aAa) fait partie des tout meilleurs joueurs de jeux vidéo de compétition mais n’en tire ni gloire ni profit. Le sport électronique, « e-sport » pour les intimes, n’en demande pas moins une adresse et un sens tactique hors du commun. Derrière le tumulte visuel propre au genre, se cachent la discipline, le talent et le sangfroid de nouveaux chefs de guerre. Plusieurs heures par jour, ils s’attellent derrière leur ordinateur à améliorer leurs performances, pianotant frénétiquement sur le clavier, passant plusieurs ordres à la seconde. Mais la sauce ne prend pas, et Djo en souffre. En plein entraînement avec ses équipiers, il soutient mordicus sa vision de l’e-sport : « Vous allez pas me dire que l’e-sport, c’est pas tabou? - Ça va, on n’est pas mal reconnus. - Bah arrête, pas tant que ça. On aurait 1 0 4

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PAR BAPTISTE BECQUART ET THIBAULT LAMY

la moitié de notre niveau dans un autre sport, on serait des stars. » Certes, de nombreux événements structurent la saison ; certes ses acteurs sont rassemblés en équipes pouvant compter jusqu’à une trentaine de joueurs et une dizaine d’administratifs ; certes, les stars de l’e-sport engrangent des sommes à faire rêver n’importe qui - Stephano, le plus emblématique des joueurs français de Starcraft II, touche 20 000 euros par mois. Pourtant la professionnalisation reste un mirage pour une majorité de joueurs, à l’instar de Djo, dont les rémunérations ne dépassent pas le stade de l’argent de poche. « Les sponsors ne suivent pas pour le moment car ils se demandent si le public suivra sur les événements offline [organisés en dehors du net, ndlr], selon Jonathan Dumont, président de Games Fed, organisateur des épreuves qualificatives françaises pour les World Cyber Games, dont la dernière édition a eu lieu lors de la Japan Expo, en juillet dernier. Je pense qu’il n’y a de la place que pour deux ou trois évènements par an. Seule la team ESL en Allemagne ne comprend que des joueurs vivant de l’e-sport, poursuit Jonathan Dumont. Mis à part ce cas, les équipes se font et se défont. Il y a très peu de continuité. »

Certains veulent encore y croire. Samy Ouerfelli, trésorier de l’équipe aAa et directeur opérationnel de Turtle Entertainment France, est de ceux-là. Cette entreprise organise des compétitions dont les récompenses varient de 1 000 à 300 000 euros, et a monté une ligue, l’Electronic sports league (esL), qui compte plus de trois millions et demi de membres répartis sur 33 pays. « L’audience est importante lors des gros salons comme la Japan Expo ou la Paris Games Week. Récemment, un petit salon nantais nouvellement créé a attiré 6 500

Devenir vraiment professionnel reste un mirage pour une majorité de joueurs visiteurs. Et sur Internet, les retransmissions rassemblent souvent 5 000 spectateurs simultanément. »

Milieu fermé Les chiffres vantés restent honorables, mais sont à comparer avec les sept millions de copies de Starcraft II circulant


Les épreuves qualificatives chiliennes pour les World Cyber Games 2010. Revista Gamer

dans le monde en décembre 2010, et surtout, les 2,7 milliards d’euros générés en 2011 par l’industrie du jeu vidéo pour la seule France. Le décalage entre la pratique loisir et l’intérêt pour le spectacle de l’e-sport apparaît alors dans toute son ampleur : Starcraft on ne regarde pas, on y joue. « Les joueurs de la base ne regardent pas vers le haut de la pyramide car il n’existe pas de passerelles entre les différentes communautés du jeu vidéo : les pro gamers, les casual gamers [joueurs occasionnels, ndlr] et les novices », observe Jonathan Dumont. Or il est bien connu que c’est l’audience qui détermine le niveau d’investissement des sponsors et des médias.

« C’est clair qu’on ne peut pas se comparer au football ou au rugby. Mais pour nous, 5 000 spectateurs réguliers c’est très bien », soutient Ouerfelli. Ce qui pourrait passer pour un manque d’ambition traduit en fait une certaine fermeture du milieu de l’e-sport vis-àvis du grand public. Pour en avoir le coeur net, il suffit d’assister de l’intérieur à un match de « pro-gamers ». La section Battlefield 3 de la team aAa disputait un mardi soir de mars l’un de ses nombreux matches d’entraînement à l’approche des Championnats de France, dont ils sont les grands favoris. Signe que l’accès à cette communauté est ardue, il fallut s’armer de patience pour

parvenir aux interlocuteurs. Et, après de nombreuses tentatives infructueuses par mail, contacter le capitaine de l’équipe, Jonathan Pénicaud, via Skype, afin d’obtenir un rendez-vous sur un canal audio privatisé du logiciel de mise en relation collective Mumble.

Esprit tribal C’est alors que par la magie de la technologie - un casque, un micro et la retransmission vidéo en streaming sur le site des aAa, l’entrée dans le sanctuaire du clan fut déverrouillée. Les cinq joueurs présents sur le canal entamèrent une partie de ce jeu opposant en vue subjective deux équipes de cinq X

les mots Pro gamer

Tag

Nolife

Streaming

Professionnel du jeu vidéo qui fait référence dans la communauté. L’intitulé est trompeur ; il ne s’agit pas forcément d’un joueur qui gagne sa vie.

Acronyme mis en avant par une équipe généralement placé devant le pseudo des joueurs à l’écran. Ils peuvent éventuellement contenir le nom du sponsor.

Joueur qui consacre la majeure partie de son temps à la pratique du jeu vidéo. Cette addiction réduit sa vie sociale à peau de chagrin, suscitant les moqueries.

Mode de diffusion vidéo sans téléchargement. Les équipes s’en servent pour retransmettre en direct leur matches depuis leur site Internet.

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bug X soldats sur de grands terrains.

« C’est bon ça, ils se sont TK dans le kebab ! » « Un couloir, un cuisine, les autres rushent middle ! » C’est par ce genre d’invectives cryptées que les cinq communiquent pour élaborer en direct la tactique de destruction de l’adversaire. Dans le premier cas, il fallait comprendre : « Nos adversaires se sont entretués dans la cabane en forme de sandwich grec. » Dans le second, « L’un de nous passe par le couloir, l’autre par le spot près de la cuisine, et les autres font une attaque-éclair au milieu. » Difficile d’en placer une dans ce flot de paroles à la destination unique du cercle des initiés. Des joueurs, on aperçoit simplement l’arme, qui rugit régulièrement en direction de l’ennemi. Les déplacements sur le terrain, eux, sont trop rapides pour un oeil non exercé. Parfois, l’un des aAa tombe sous les balles, mais qu’importe, l’essentiel est le salut collectif, la victoire du clan et, au-delà, son prestige. En e-sport en effet, point de compétition entre pays, plutôt des guerres entre clans. On constate cet esprit tribal dans le seul fait que les joueurs mettent un point d’honneur à faire figurer le « tag », abréviation du nom de leur équipe, avant même leur propre pseudo. Tag dont la typographie – un crochet par-ci, une astérisque par là, une majuscule ici - est étudiée et décidée en commun par tous les membres. Objectif : forger le sentiment d’appartenance au groupe.

Le piège de l’addiction Conséquence : le risque constant de l’isolation. Djo, 24 ans, le capitaine, a pris un congé sabbatique alors qu’il n’a pas terminé ses études de science. Ses équipiers le chambrent gentiment : « Oh, Djo, il se lève à 15 h pour jouer 20 h sur 24. » « ll joue quand il peut sortir de l’asile ! » Djo préfère englober sa situation dans le collectif : « En moyenne, on joue de trois à quatre heures par jours, de 21h à minuit. » Avant d’avouer : « Mais ça c’est en équipe, car chacun consacre aussi du temps à l’entraînement en solitaire. » Comprendre par là que Djo, lui, y consacre ses journées. « Ça nous isole de nos amis. Et les parents nous engueulent car on passe notre vie dessus. » Le milieu de l’e-sport a souvent tendance à relativiser le problème, à l’image X 1 0 6

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Le ciment d’une société portée sur le collectif CORÉE DU SUD. L’e-sport s’est imposé comme une

discipline phare en Corée du Sud, permettant à de nombreux joueurs d’en vivre. Sa popularité ne s’est jamais démentie auprès d’une nation qui en a fait un élément de socialisation.

P

our une fois, la France ne louche pas tant du côté du modèle allemand que de celui de la Corée du Sud. Là-bas, l’e-sport est le deuxième sport le plus regardé après le baseball. Deux chaînes retransmettent des matches en continu : MBC Game et Ongame.net. Les compétitions aux récompenses conséquentes sont légions, si bien que de nombreux joueurs ont acquis un statut de vrai joueur professionnel. « L’e-sport montre là-bas ses avantages : c’est un spectacle pas cher à produire, qui stimule l’esprit de compétition, très fort chez les Coréens », estime Chloé Paberz, du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative de ParisOuest Nanterre La Défense, qui termine une thèse sur la conception des jeux vidéo en Corée du Sud.

Des cybercafés à tous les coins de rue Pourtant, le modèle paraît peu transposable dans l’Hexagone, parce que son succès en Corée tient à des raisons socio-historiques locales. « La Corée a vu en l’informatique et l’esport un bon moyen de surmonter la crise économique de 1997, explique Chloé Paberz. L’Etat a valorisé l’image de l’e-sport en tant que sport à part entière, afin d’attirer les grandes entreprises dans le sponsoring. Les Coréens ont été poussés par la fierté d’être devant le Japon sur ce secteur précis, d’autant que le développement de l’informatique s’est fait en réponse à l’invasion des consoles japonaises sur le territoire coréen. » Mais le point le plus important dans la

propagation de l’e-sport pourrait bien être qu’en Corée du Sud, la pratique du jeu vidéo est tout sauf désocialisante. Mieux, elle fait partie des quelques activités qui structurent les sorties des Coréens. On rencontre des « PC bangs », ces cybercafés à moins d’un euro de l’heure, à tous les coins de rue. Le réseau Internet est dense et puissant, depuis son développement précoce à la fin des années 1990. Enfin, tout le monde pratique les jeux vidéo et connaît les règles de Starcraft, le plus populaire d’entre eux. Cela n’est pas mal perçu comme en France, et constitue même une marque de prestige, de savoir-faire, de talent... Si bien qu’il n’existe quasiment pas de distinction de pratique en loisir entre femmes et hommes. L’e-sport a contribué par sa starisation à attirer les foules vers la pratique et surtout, à la légitimer. Lim Yo Hwan, dit « The Emperor », fait rêver la majorité des jeunes Coréens (et, surtout, Coréennes !) depuis le début de la discipline en s’illustrant brillamment dans plusieurs jeux vidéos, prouvant là sa capacité à s’adapter à diverses règles du jeu, à différents timings. Les jeux vidéo sont donc le ciment essentiel de sorties qui sont, en Corée du Sud, permanentes. Aller se détendre avec ses collègues après une journée de travail est plus naturel que rentrer chez soi et regarder la télévision. « Il est courant que chaque équipe de travail aille dîner, ou boire un verre ensemble régulièrement », raconte Hak Soo Kim, étudiant en commerce à l’université deSéoul. Car les Coréens vivent avant tout en groupe, entité beaucoup plus valorisée


Les jeunes Coréens sont friands des nombreux « PC bangs » qui émaillent le territoire. DR

que l’individu. Cela tient à la culture et à des raisons pratiques. La hiérarchie entre anciens et jeunes est forte et il est impensable pour les seconds de refuser une invitation à sortir des premiers.

Lim Yo Hwan, alias « The Emperor ». Pgl

Le jeu vu comme une fête « En Corée, il y a peu d’espace individuel, et la pression des pairs est constante, explique Chloé Paberzer. Les jeunes restent chez leurs parents jusqu’à leur mariage. La vie sociale se fait exclusivement à l’extérieur, dans des cafés. La vie nocturne est très développée là-bas ; tout est ouvert la nuit. » « Quand nous faisons la fête, nous n’allons pas chez quelqu’un en particulier, confirme Hak Soo Kim. Nous allons à un karaoké, un restaurant barbecue… Les jeux vidéo représentent une part importante surtout à l’adolescence. » Là est donc la différence essentielle avec la pratique française : le jeu vidéo est en Corée affaire de vie sociale, de fête, dans un pays où l’espace collectif l’emporte sur l’espace privé. Pas étonnant donc que le sport électronique s’y développe harmonieusement. ■

B.B et T.L.

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bug X de Samy Ouerfelli, qui a du mal à

cacher son agacement. « Faut arrêter, pour d’autres sports on parle de discipline, et pour nous on parle d’addiction ! » Dans la communauté e-sport, il y a certes des perdants, mais aussi des gagnants ; il y a des paumés comme Djo, et il y a ceux qui savent ce qu’ils en attendent. À 22 ans, Hellsing, équipier de Djo, a déjà quitté le domicile familial, grâce à son poste de vendeur technicocommercial. Chose rare dans le milieu de l’e-sport où égocentrisme et immaturité sont monnaie courante, il a lui-même opté pour une fonction de remplaçant dans l’équipe. « Je ne peux pas me permettre d’y passer mes nuits avec mon travail. » Hellsing fait la part des choses ; pour lui l’e-sport constitue une passion, pas un cadre de vie, encore moins un métier. Et pourtant, il avait le profil idéal d’un hardcore gamer sombrant dans l’addiction : il a commencé Counter-Strike, jeu de guerre mythique de la fin des années 1990, à 12 ans, avant de se lancer

dans l’e-sport dès ses 15 ans. Car ils sont nombreux à être tombés dans le piège : investir le même temps que les professionnels dès leur plus jeune âge sans pour autant arriver à un niveau équivalent. Le grand public résume souvent les joueurs d’e-sport à

En e-sport, il y a des perdants, mais aussi des gagnants ; il y a des paumés, et ceux qui savent ce qu’ils en attendent cette caricature, cliché populaire selon lequel un geek est forcément un loser. Un marginal addict, reclus chez lui, inutile à la société, sans interaction avec le monde réel : le « no-life », littéralement le « sans-vie ». Djo s’est-il bien extrait

de cette caste d’Intouchables? La société n’est en tout cas pas près d’accepter la culture e-sport, alors qu’elle oppose déjà une résistance tenace au jeu vidéo en général. « La question de la légitimité est centrale : les jeux vidéos sont encore marginaux dans notre société, note Manouk Borzakian, géographe à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et auteur de “ Le rapport entre le contenu des jeux et le pratiquant ”. En France, il existe un discours sur le fait que les jeux vidéos sont dangereux pour les enfants. La violence qu’ils véhiculent et l’addiction qu’ils provoquent sont relayées par des cliniciens sans scrupules et des hommes politiques conservateurs. » Ce rejet, la tendance de certains éditeurs de jeux vidéos à la surenchère du détail sanglant le légitime parfois. « J’ai moimême été choqué par le dernier Modern Warfare, dans lequel on voit de près les éclats d’obus arracher la peau des soldats, ou encore le couteau s’enfoncer

PORTRAIT Pomf et Thud, commentateurs e-sportifs La sortie de Starcraft II, voici deux ans, s’est accompagnée de l’émergence de commentateurs capables d’expliquer aux spectateurs les multiples enjeux d’un jeu très technique. Un duo de joyeux drilles s’est rapidement détaché : Pomf et Thud. Leur chaîne Youtube, sur laquelle ils déposent avec régularité leurs shoutcast (parties commentées), a enregistré plus de 30 millions de vues. La clé de leur succès? Le mélange savamment dosé de pédagogie et d’humour. Ainsi s’est instaurée une complicité à distance entre le duo et ses fans, à coup d’expressions et d’intonations devenues cultes : « Bonjouuur... Je suis Pomf, comment ça va, Thud? », « Ca-va-su-per-Pomf ! », « et c’est le GG ! ! ! » (lorsque l’un des deux joueurs abandonne et félicite son adversaire) ; « c’est la grosse mélasse » (quand un joueur est en difficulté), « Canaaal de Nyduuuuus » (lorsqu’un joueur a 1 0 8

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styeb

réussi à creuser un tunnel pouvant amener ses troupes dans la base de son adversaire à son insu). Loin de l’imaginer au départ, ces deux frères de 26 ans se démènent maintenant pour en faire leur métier. Ils ont notamment organisé en novembre dernier la deuxième édition d’O’gaming, rassemblant quelques joueurs professionnels français au Bataclan devant des milliers de spectateurs. En guest-

star... Kyan Khojandi, le héros de la série Bref, fan du duo, qui à cette occasion fit son coming-out de geek. Traversant les frontières, Pomf et Thud ont aussi créé, avec un binôme de commentateurs britanniques, Iron Squid, un tournoi au long cours opposant vingt des meilleurs joueurs mondiaux et doté de 25 000 dollars. Passant ainsi du statut de simples commentateurs à celui de bâtisseurs de l’e-sport.


dans la chair, reconnaît Samy Ouerfelli. Je peux comprendre que les familles n’en veulent pas. » De là à rapprocher la menace potentielle du jeu vidéo, pour un enfant, de celle d’un pédophile ou d’un skin-head nazi comme l’a fait une publicité télévisée de l’association E-enfance, reconnue d’utilité publique...

« Les médias et la société nous diabolisent » La réconciliation des deux parties semble loin lorsqu’en réponse, les joueurs campent sur leurs positions et semblent se complaire dans leur isolement : « Nous ne souffrons pas spécialement de la résistance de la population, pour une raison simple : nous ne la côtoyons pas, assène Samy Ouerfelli. Nous n’avons pas vocation à faire de la pédagogie si les gens ne sont pas intéressés. Il n’y a qu’à voir quand nous recevons des journalistes. Ils décident de ne pas passer le reportage à l’antenne car ça ne fait pas de bonnes images et ce n’est pas assez simple pour eux. » Jonathan Pénicaud, lui, entretient l’espoir d’un e-sport libéré de ses carcans ; quand il sera adoubé par les médias, diffusé à la télévision, suivi par une audience plus large... Quand il n’existera qu’un seul grand circuit identifiable, afin qu’il soit enfin ouvert sur le monde. En attendant ce jour, Djo laisse parler son amertume : « Les médias et la société nous diabolisent, parlent de violence, d’addiction. Cette attitude nous fait peur et c’est pour ça que nous nous protégeons. »

Obscurs enjeux Cette protection volontaire se double d’une barrière visuelle, « le mur de la compréhension », comme l’appelle Jonathan Dumont. « La situation est à comparer avec les échecs, estime Manouk Borzakian. Cette discipline est peu médiatisée à la télévision. Il est difficile

La section Battlefield de la team aAa, avec au centre Jonathan « Djo » Pénicaud, le capitaine. aAa

d’en parler pour le profane: c’est ennuyeux à suivre à cause du visuel, et ça dure longtemps. De plus, le coût d’entrée en termes de compréhension est important car les règles et les enjeux sont compliqués. » Prenons en effet un internaute lambda

La scène e-sport ne risque pas de changer, tant sont ignorés les efforts de pédagogie entrepris qui aurait cliqué par hasard sur la retransmission en direct d’une finale de Starcraft II sur Dailymotion. Il se retrouve face au plus étrange des spectacles. Une horde d’aliens ailés met en déroute une armée de terriens robotisés, avant que ne débarque une flottille de vaisseaux calmant leur ardeur par un feu

nourri ; le tout représenté de haut par des graphismes soignés. La voix d’un commentateur déchaîné tente tant bien que mal de rendre compte de la tournure des événements, bien obscurs pour notre spectateur improvisé. Trente minutes après, celui-ci n’a toujours rien compris des enjeux. Et cela ne risque pas de changer, tant sont ignorés les quelques efforts de pédagogie entrepris. Selon Jonathan Dumont, les conférences sur l’e-sport restent désespérément vides. On n’y croise même pas les pratiquants de la discipline. Comme si le monde de l’e-sport lui-même ne croyait pas à sa propre survie. « Nous avons la scène e-sport que nous méritons. Nous ne nous sommes jamais fait d’illusions.Ça demande plus d’investissement que ce qu’on constate à l’heure actuelle. » Dans un secteur où les sponsors peinent à évaluer le retour sur investissement, et où certains mécènes se désengagent de compétitions majeures comme la Coupe du monde des jeux vidéos en France, un tel état d’esprit pourrait se révéler fatal. ■

les chiffres 5 000

spectateurs C’est le nombre moyen de personnes suivant les retransmissions de matches en streaming.

20 000 euros

Le salaire mensuel du meilleur joueur français, entre gains aux tournois, sponsors et contrat avec son équipe.

7 millions

5 millions

Tel est le chiffre des ventes du jeu Starcraft II, commercialisé depuis 2010, y compris les copies piratées.

C’est la prime promise par l’éditeur du jeu League of Legends, Riot Games, pour la saison 2011-2012 de son circuit officiel.

d’exemplaires

de dollars

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BUG

LEVEL UP

C. Albenois

MISE A JOUR

CHERCHE MON DOUBLE

EN LIGNE

DÉSESPÉRÉMENT E-RENCONTRE.

Les sites de rencontre hyper-spécialisés connaissent une popularité grandissante. Cavaliers, geeks, infidèles, gauchistes, machos, il y en a pour tous les goûts.

PAR CAROLINE ALBENOIS

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L

es fans de Star Wars, Le seigneur des anneaux et Donjons et dragons trop timides pour draguer dans le monde réel peuvent désormais le faire assis devant leur ordinateur. Depuis quelques semaines, GeekMeMore.com propose aux geeks et aux geekettes de trouver l’âme sœur. Pour s’inscrire, il faut sélectionner ses centres d’intérêt principaux. Ne cherchez pas la case

voyage ou littérature, cochez plutôt webséries, cosplay (pratique qui consiste à se déguiser en héros de mangas japonais), informatique, Apps (pour applications), high-tech, ou sciences. Les 15 000 abonnés à GeekMeMore. com témoignent de la popularité grandissante des plateformes de rencontre par affinité, où l’on se choisit un compagnon de la même manière que l’on sélectionnerait une pièce de bœuf chez le boucher. Le secteur de la rencontre sur Internet se fractionne, par affinité politique, religieuse, sexuelle, ou par centre d’intérêt. Chacun a droit à son site : les électeurs de gauche ou de droite, les Antillais, les juifs, les seniors, les infidèles, les cavaliers, les cougars, les rondes. La rencontre sur Internet se fait de plus en plus communautaire. « Sur les sites généralistes, les célibataires sont noyés dans la masse », affirme Anne-Soizic Bertrou, fondatrice du site Happy Few Concept, pour les jeunes diplômés. Les rencontres sur les sites spécialisés obéissent aux mêmes règles sociales et ne sont pas la panacée. Mais au moins, les internautes ont moins l’impression de chercher une aiguille dans une botte de foin.


Rsipa.fr, pour « rencontre sur internet par affinités », a flairé le filon. Cette plateforme sur internet a développé 28 sites dits « de niche ». « Nous avons commencé par créer Amour Maghreb en 2009, à destination de personnes musulmanes, explique Jennyfer Cataldo, responsable marketing. À l’époque, Meetic régnait et les sites ciblés n’existaient pas. » À partir de ce succès, Rsipa.fr développe les sites de rencontre en fonction des affinités : « Dans ce business, la niche fonctionne, reprend Jennyfer Cataldo. Une fois les internautes inscrits sur les sites, ils créent des communautés. Cela relève d’un besoin de la société : rencontrer des gens qui ont les mêmes intérêts que vous. Le phénomène cougar est à la mode depuis quelques années par exemple. Mais ça ne veut pas dire que ça n’existait pas avant. »

« Une illusion de liberté » Parmi le large éventail de sites que propose la plateforme, Cougar rencontre a le plus de succès. Suit Rencontre ronde et Air Adult, pour les rencontres adultères. « Ici, aucun membre n’est célibataire, peut-on lire sur la page d’accueil. Lorsque vous vous inscrivez,

vous acceptez de pimenter votre vie amoureuse avec d’autres partenaires que votre conjoint officiel. L’avantage de fréquenter des gens déjà en couple est que, comme vous, ils ne souhaitent qu’une aventure sans lendemain. » Une fois inscrit,  Air Adult se présente comme un site de rencontre généraliste. Un clic sur le profil d’un membre, et s’affichent sa photo, sa profession, ses hobbies, son statut : marié, en couple, séparé, divorcé, ou jamais marié. La plupart des membres sont parfaitement reconnaissables. Gérard Neyrand, sociologue, souligne les paradoxes suscités par cette recherche de l’amour de plus en plus ciblée. « Avant, les choix de vie étaient conditionnés par le principe du mariage. Aujourd’hui, ils sont beaucoup

« Ici, aucun des membres n’est célibataire. Vous acceptez de pimenter votre vie amoureuse avec d’autres partenaires que votre conjoint officiel »

plus ouverts, la réalisation de soi est une priorité. Mais ce n’est qu’une illusion de liberté, parce que nous sommes conditionnés à désirer ce qui nous ressemble. » Voilà un premier paradoxe : malgré l’ouverture des possibilités, les individus prônent la fermeture sociale. « Les sites communautaires évitent de porter le poids de la responsabilité du choix du partenaire. Ils ferment l’immensité des possibles. Pouvoir sélectionner son partenaire permet de lutter contre le sentiment d’insécurité que provoque cette société individualiste. » De là naît un second paradoxe : la société est davantage sécurisée qu’avant, et pourtant, émotionellement, on se sent en danger. « Pour réagir à cette insécurité, on ferme un grand nombre de portes. Nous avons besoin de revenir à des valeurs sûres. » Sans être alarmiste, Gérard Neyrand met en garde : « Les individus ne recherchent pas la mixité mais bien l’unicité. Il y a un risque discriminatoire de repli, de ségrégation. » Happy Few Concept en est l’exemple même. Ce site de rencontre est réservé aux jeunes diplômés des grandes écoles. La sélection se fait à l’inscription. « Sur 3 000 demandes, nous n’en avons X

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BUG X admis que 1 000, révèle Anne-Soizic

Bertrou, fondatrice du site. Même s’il reste ouvert, le site se veut élitiste ». Anne-Soizic vérifie le diplôme du candidat sur internet, ou demande carrément une photocopie du sésame. « Happy Few Concept est né d’un constat de la réalité : nous recherchons des personnes qui nous ressemblent. Dans cette société chronophage et individualiste, les occasions de rencontres sont rares. » La discrimination dans tout ça ? « Je pense qu’un maçon peut avoir une très belle histoire d’amour avec un ingénieur, par exemple. Mais gérer une relation est plus facile quand on a le même style de vie. Ce que nous proposons, c’est de débuter avec des points en commun. »

« Une recherche d’identité » David, 28 ans, est inscrit depuis trois ans sur le site Equi and love, qui organise des rencontres entre cavaliers. Mais pour lui, l’expérience des sites de niche ne se révèle pas concluante. « Je n’ai rencontré personne grâce à ce site. Il faut dire qu’il n’est pas exclusivement homosexuel, donc c’est plus difficile. C’est une double sélection : cavalier et homo, sexe et passion. Pour augmenter mes chances, j’étais inscrit sur une dizaine de sites, généralistes et spécialisés. » Depuis cinq mois, David est en couple avec Gilles, rencontré via un site gay. « L’avantage des sites par affinités, c’est de fournir des sujets de conversation au début, plaisante-t-il. Sérieusement, ce n’est pas évident de faire accepter à l’autre des activités qui nous prennent du temps et qu’il ne partage pas. » Car la seconde passion de David, c’est la danse. « Pour le moment, Gilles accepte mais ça ne durera pas longtemps. Je rentre tard tous les soirs. Il va falloir que je lève le pied. Je n’ai pas envie de passer à côté de ma vie de couple. » Pascal Leleu, sexologue, s’est penché sur la question du désir dans la rencontre via les sites ciblés. « Le lien entre affinités et désir me semble éloigné. Un homme qui n’aime que les Asiatiques, par exemple, restreint les sources de son désir. Pour régler ce type de déséquilibres, des thérapies travaillent sur le désir. » Pour lui, les causes prennent racine dans la psychanalyse : « À travers la partenaire, on recherche la mère. Il y a une logique de continuité, de refus du métissage, de recherche d’identité. » 1 1 2

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Sans toutefois en exagérer les conséquences : « Rares sont les individus qui ne connaissent qu’un partenaire. Dans le champ communautaire, il y a bien un partenaire qui va nous correspondre. On trouve le bonheur comme on veut .» Cette façon quelque peu artificielle de

Le site se targue d’être à l’origine de 255 mariages, dont celui de la cofondatrice. Elle a aujourd’hui trois enfants se rencontrer n’est pas nouvelle. Vincent Gourdon, historien de la famille, affirme : « Des modes collectifs de rencontre existent depuis longtemps. Au XIXe siècle, des spécialistes locaux du mariage comme les marieuses, mais aussi des services de petites annonces matrimoniales aidaient les célibataires à rencontrer l’amour .» Mais une nuance est à apporter dans la relation entre mariage arrangé d’antan et sites de rencontre. « L’initiative émane aujourd’hui directement des deux partenaires potentiels, ce qui n’était pas aussi évident dans les mariages arrangés anciens, surtout du côté féminin. »

« La religion est le socle du couple » Issa a 30 ans et vit à Paris. Pour lui, le bonheur passe par le mariage, qu’il attend avec impatience. Il est inscrit depuis huit mois sur Inchallah, un site de rencontre entre musulmans. « La religion est le socle du couple. Je voudrais rencontrer quelqu’un qui partage la même culture que moi. » Mais le jeune homme n’est fermé à rien : « Je suis inscrit sur d’autres sites, non communautaires. Je sors régulièrement avec des non-musulmanes. Je recherche quelqu’un de simple et posé, mais même sur ce site, c’est compliqué. Les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent ! » Sur Théotokos, on ne cherche pas de compagnon pour la nuit, mais plutôt pour la vie. Le site, lancé par Olivier Orna et sa sœur Anne-Lise Lhotelain, à l’époque célibataire, se veut le numéro 1 de la rencontre chrétienne sur Internet

et se targue d’être à l’origine de 255  mariages, dont celui de la cofondatrice, qui a aujourd’hui trois enfants. « Parmi les 2 000 abonnés, 20 % sont athées. Audelà de la religion, leurs attentes correspondent à ce que nous proposons : amitié, amour, confiance, fidélité, honnêteté, solidarité. Nous accueillons des personnes en situation de solitude affective. Nous essayons de les conseiller et de les accompagner sur la voie de l’espérance. » Pour preuve, Olivier Orna cite cet abonné : « Il nous a prévenu qu’il dialoguait avec une personne qui semblait désespérée. Elle parlait de suicide. Nous avons alors pris contact avec elle et nous l’avons mise en relation avec un prêtre et une psychologue. » Audelà d’un business, c’est d’êtres humains dont parle le fondateur du site, qui justifie les 35 € mensuels que coûte l’abonnement : « Nous reversons une partie des bénéfices à des œuvres. Nous organisons aussi des séjours pour célibataires. Mais chez les catholiques, l’argent est tabou ! »

« Je ne crois pas à la rencontre par ordinateur » C’est une des raisons pour lesquelles l’Église n’a pas tout de suite manifesté un soutien pour le site. « Il se sont faits prudents car pour eux, site de rencontre égal minitel rose. Quand ils ont compris que ce n’était pas du tout l’optique de Théotokos, ils se sont montrés bienveillants. Ils retrouvent souvent des couples en préparation de mariage qui se sont rencontrés chez nous. » Le Père Denis Sonet confirme. Mais l’homme de foi nuance l’intérêt de Théotokos : « Lors des séjours de célibataires en huit jours, c’est déjà difficile de former des couples, alors sur Internet… Je ne crois pas beaucoup à la rencontre par ordinateur. Les machines ne détectent pas les coups de foudre. Il faut vivre ensemble, se voir, s’écouter, se toucher. » Olivier Orna déplore pourtant la raréfaction des lieux de rencontre. « Dans la France rurale d’avant, on se réunissait autour d’un clocher ou de la mairie. Dans cette société de plus en plus urbanisée, on communique de moins en moins. » L’absence de lieux de rencontres réels justifie la multiplication d’espaces virtuels comme Théotokos, ou plus largement Equi and love ou GeekMeMore. ■


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MISE A JOUR BUG

LEVEL UP

DÉPASSER

L’HUMAIN Et si la technologie allait révolutionner l’Humain ? Les adeptes du transhumanisme en sont persuadés. Grâce aux impressionnants progrès scienti­fiques, cette communauté, peuplée de chercheurs et d’industriels, espère l’émergence d’un Homme nouveau, libéré de ses contraintes physiques et mentales. PAR THOMAS LEROY ILLUSTRATION : MAELLE RAJOELISOLO

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E

mma vient de fêter son centième anniversaire. Avec ses cheveux longs et noirs, on jurerait qu’elle en a moitié moins. Nous sommes en l’an 2100. Dans ce futur, l’espérance de vie atteint facilement les 150 ans et plus les années passent, plus elles retardent la mort. Le médecin d’Emma lui a fait un rapide check-up, elle est en parfaite santé. Son cancer a été traité en quelques jours, comme une simple grippe. Dans son corps, des robots minuscules prennent la place de ses anticorps pour soigner les infections. Dans la rue, l’air est enfin respirable. Les nanoparticules s’occupent de dépolluer les gaz d’échappement des voitures qui fonctionnent désormais grâce à un carburant synthétique. Ce futur idéal, c’est celui des transhumanistes. Derrière cette dénomination intrigante se retrouvent des philosophes, des scientifiques de renom ou simplement des humains persuadés qu’un meilleur futur n’est plus une utopie. Ils s’appellent Ray

« C’est parce que l’Humanité a échoué qu’il devient nécessaire de fabriquer une humanite 2.0 » Kurzweil, Max More ou Anders Sandberg. Ils sont pour la plupart anglosaxons et sont devenus les ambassadeurs du mouvement à travers le monde. Signe de leur crédibilité, la prestigieuse université anglaise d’Oxford a créé en 2005 l’Institut pour le Futur de l’Humanité, chargé de réfléchir aux perspectives de l’Homme et dirigé par Nick Bostrom, l’un des plus célèbres transhumanistes mondiaux. Selon les tenants du mouvement, les progrès technologiques permettront dans un avenir proche de donner à l’humanité la capacité de s’améliorer, tant physiquement que mentalement. Partant du constat que l’Homme actuel n’a pas atteint son stade final de développement, les transhumanistes espèrent le transcen-

der pour lui permettre de transformer ses conditions de vie. Pour atteindre le but du transhumanisme, quatre domaines scientifiques sont particulièrement mobilisés, sobrement résumés par l’acronyme « NBIC » pour Nanotechnologies (science de l’infiniment petit), Biotechnologies (modification du vivant par la science), Informatique et Sciences Cognitives (sciences du cerveau et de la pensée). Pour les transhumanistes, c’est la convergence de ces quatre domaines qui permettront à l’Homme d’atteindre un stade supérieur. Guérir les maladies, interdire la souffrance, supprimer les inégalités, rêver de l’immortalité... « Ce projet s’instaure en arrière-plan des massacres du XXe siècle, expliquent Roger-Pol Droit et Monique Atlan, auteurs

du livre Humain*. C’est parce que l’Humanité a échoué qu’il devient nécessaire, pour les tenants du transhumanisme, de fabriquer une " humanité 2.0 ", moins barbare et plus durable. » Avec un leitmotiv : utiliser la science et la technologie pour redessiner l’humanité. Pionniers du mouvement, des universitaires comme Robert Ettinger, Julian Huxley ou Fereidoun « FM-2030 » Esfandiary ont développé les premières idées d’applications concrètes de la science sur l’Homme comme la cryoconservation (conservation des corps par le froid ) ou la manipulation génétique. En 1992, sous l’égide du Britannique Max More, le transhumanisme prend corps. Il fonde l’Extropy Institute, la première véritable organisation X

PORTRAIT AUBREY DE GREY Le mystique en quête d’immortalité Avec sa longue barbe et ses cheveux plaqués en arrière, il ressemble étrangement à Raspoutine. Du mystique russe, Aubrey de Grey partage aussi une appétence pour le futur. Le sien ne sera pas terrible, mais sans fin. Du moins, c’est ce qu’il affirme. A 48 ans, ce biogérontologue (biologie du vieillissement) autodidacte anglais espère mettre un terme à la vieillesse. En 2002, il créé le SENS (Strategies for engineered negligible senescence), un projet qui assimile la vieillesse à une maladie et qui cherche à lutter contre en comprenant ses points faibles. Ces travaux dont les résultats se font attendre, n’échappent pas aux critiques. À coups de plusieurs millions de dollars, Peter A. Thiel, l’un des fondateurs de l’entreprise de paiement en ligne Paypal est l’un de ses principaux donateurs. Des sommes pour alimenter notamment le Prix de

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la souris Mathusalem, fondé en 2003, qui dispose d’un fonds de quatre millions de dollars pour les scientifiques apportant des avancées cruciales dans l’inversement du vieillissement. Pourquoi ce combat contre l’âge ? « Simplement parce que le vieillissement est le plus gros problème de l’Humanité », affirme t-il. « La mort est souvent précédée de la maladie, la dépendance et une grande misère. La vraie question est : pourquoi si peu de gens choisissent de combattre le vieillissement ? » Même s’il ne s’affirme pas véritablement comme un transhumaniste, il a ouvert la dernière conférence Humanity + à Hong Kong en décembre dernier pour expliquer ses travaux.

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LEVEL UP X de transhumanistes pensée pour promouvoir les idées du mouvement. Aujourd’hui, l’institut a fermé ses portes, considérant que sa mission était remplie. Les membres se sont regroupés autour de l’Association mondiale du transhumanisme, créée en 1998, transformée il y a quatre ans en Humanity +, une organisation à but non lucratif réunissant aujourd’hui 6 000 membres à travers le monde. Parmi eux, les professeurs des meilleures universités, informaticiens géniaux ou philosophes éclairés. Chaque année, Humanity + organise des grandes conférences dont la dernière s’est déroulée à Hong-Kong en décembre 2011 en présence des grands noms du mouvement. Didier Coeurnelle représentait l’Association française de transhumanisme (AFT Technoprog), créée par Marc Roux et deux associés en 2010 et qui compte une vingtaine de membres très actifs.

« Il y a 50 % de chance pour que nous puissions inverser la vieillesse d’ici 20 ou 25 ans »

Dans cette grande communauté hétéroclite, plusieurs courants s’expriment. Des plus modérés, qui souhaitent ralentir le vieillissement des hommes, aux plus déterminés comme le Britannique Aubrey de Grey, parti à la recherche de l’immortalité. « Je pense qu’il y a 50 % de chance pour que nous puissions inverser la vieillesse d’ici 20 ou 25 ans, à condition que le financement suive », affirme t-il. De l’autre côté de l’Atlantique, Ray Kurzweil, informaticien américain ingénieux et véritable gourou du mouvement prophétise une « singularité technologique » avant 2045. Selon son hypothèse qui repose sur la Loi de Moore (voir encadré), la puissance et l’intelligence artificielle exponentielles des ordinateurs atteindront d’ici 30 ans un pic sans précédent, si bien que les machines deviendront plus intelligentes que les humains et seront capables de se reproduire elles-mêmes.La face du 1 1 6

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monde changera alors totalement sans que l’on puisse prédire ce qui nous attend. Frisson garanti. Kurzweil imagine qu’il sera alors possible d’abandonner nos carapaces humaines et télécharger directement notre esprit dans un disque dur informatique. Fantasme d’un excentrique ? « La singularité technologique est hypothétique mais pas inimaginable, prévient Didier Coeurnelle, viceprésident de l’AFT. La majorité des citoyens n’ont pas conscience des progressions et des enjeux actuels. » En 2003, une équipe américaine a réussi à implanter une puce électronique dans le cerveau d’un rat pour remplacer l’hippocampe, cette région cérébrale complexe, la première touchée dans le cas de la maladie d’Alzheimer. Un premier pas vers la création d’un cerveau électronique. « Je n’y crois pas du tout, tranche le docteur Hervé Chneiweiss, neurobiologiste et neurologue membre du comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Le cerveau est tout sauf un ordinateur. Plus la science progresse, plus on s’éloigne de cette éventualité. » Il n’empêche : les industriels, eux, y croient. Et investissent. Selon un rapport américain du groupe ETC, daté de 2011, près de 50 milliards de dollars ont été consacrés aux nanotechnologies à travers le monde lors des dix dernières années. Impossible de délimiter le budget mondial alloué directement au transhumanisme. « Les investissements colossaux de l’informatique, des biotechnologies, des nanotechnologies, des sciences cognitives peuvent être considérés par les uns comme conver-

La Loi de Moore Conceptualisée en 1965 par Gordon Moore, ingénieur et co-fondateur de Intel, cette loi postule que la puissance des ordinateurs double chaque année. La « Singularité » selon Kurzweil arrivera lorsque la courbe atteindra un niveau si haut que l’intelligence des machines dépassera celle de l’Homme.

gents vers ce but, alors que d’autres souligneront que leurs objectifs sont distincts », expliquent Roger-Pol Droit et Monique Atlan. Une seule certitude, les investissements financiers pour chacun des NBIC sont

PORTRAIT RAY KURZWEIL Le gourou de la singularité

M. Lutch

Véritable vitrine du mouvement, Ray Kurzweil fascine par ses théories radicales sur la « Singularité », cet instant où le monde, envahi par les machines intelligentes, va radicalement changer de forme. Elle interviendra autour de 2045. Pour ne pas la manquer, cet informaticien de 64 ans ingurgite près de 200 pilules par jour contenant des vitamines pour ralentir au maximum son vieillissement. Originaire de New-York, il devient dans les années 1960 l’un des précurseurs de la reconnaissance optique qui permet à une machine de « dire » un texte écrit à haute voix. C’est le chanteur Stevie Wonder qui achètera la première machine. Rapidement, il se fait connaître dans le milieu des nanotechnologies et se vante d’avoir obtenu 19 doctorats honorifiques et les honneurs de trois présidents américains. Dans les années 1990, il devient un adepte du transhumanisme. En 2007, il sort son livre Humanité 2.0 qui devient la référence du mouvement.


colossaux et permettent les plus grands espoirs. Les objectifs sont sans limite. Les nanoparticules, découvertes dans les années 1980 grâce à un nouveau microscope électronique, seront utilisées pour détruire les cellules cancéreuses sans toucher aux cellules saines, comme le fait actuellement la chimiothérapie. Des puces électroniques intelligentes implantées dans la cornée pourront donner la vue aux aveugles et offrir des capacités plus grandes encore. Des nouvelles prothèses permettront aux handicapés de retrouver leur mobilité originelle voire d’autoriser des gestuelles impossibles par le corps. C’est un véritable « post-humain » qui émergera dans 10, 100 ou 500 ans. Mais derrière ce rêve de perfection, un constat s’impose. Les implants et les prothèses artificielles modifient l’Homme, au moins physiquement. Eston toujours un humain, lorsque l’on est bardé de technologies ? « Améliorer la vie de l’Homme fait partie des ressorts fondamentaux de la vie, explique Hervé Chneiweiss. Toutes les civilisations, toutes les cultures ont cherché à soulager les maux. Prenez l’énigme du Sphinx, l’homme marche à quatre pattes à sa naissance puis sur deux jambes et enfin à trois pattes grâce à une canne lorsqu’il est vieux. La canne n’est qu’un outil de plus. C’est le même humain avec des prothèses artificielles ou biologiques. »

PORTRAIT MARC ROUX Le progressiste de gauche Plutôt que transhumaniste, Marc Roux se voit comme un technoprogressiste, car ce terme englobe une finalité politique plutôt de gauche, le progrès pour tous. Depuis 2010, année de création de l’Association française de transhumanisme (AFT : Technoprog), cet enseignant et historien de formation est devenu le visage du transhumanisme français. Son intérêt pour le sujet débute au milieu des années 1990. « J’avais entamé une réflexion personnelle qui m’avait déjà amené à concevoir qu’assurer la pérennité d’une forme de conscience, quel que soit le support physique d’où elle émergerait, pourrait devenir un objectif majeur et consensuel de l’humanité », raconte t-il. C’est fortuitement, dans un livre de Jacques Attali (Petite histoire de l’avenir) qu’il découvre le courant transhumain. Aujourd’hui la communauté française du

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transhumanisme se développe doucement et Marc Roux intervient régulièrement sur les sites spécialisés et lors des conférences. « La communauté française est un courant minoritaire. Les propos de Ray Kurzweil font de la publicité pour le transhumanisme mais ses discours font peur. Sans renier ses idées, nous voulons nous démarquer des " singularistes " pour montrer que tout n’est pas à jeter  ». En janvier 2012, il organise la troisième conférence sur le sujet en France. Parmi les grands noms invités : Aubrey de Grey, Anders Sandberg de l’Institut du Futur de Oxford ou encore Hugo de Garis.

L’éthique, seule barrière Vue sous cet angle, l’augmentation de l’Homme n’a rien de révolutionnaire. D’autant plus que les nouvelles technologies ont déjà changé notre quotidien et notre corps. L’exemple le plus probant est le pacemaker, cette machine qui stimule les battements du cœur lorsque celui-ci n’est plus en capacité de le faire. Autre exemple plus pointu, les malades atteints de Parkinson peuvent se faire implanter, depuis une quinzaine d’années, des électrodes de stimulation dans le cerveau avec des résultats satisfaisants. Ces modifications qui nous paraissent désormais naturelles font peutêtre déjà de nous des humains en transition. Certains peut-être plus que d’autres. Le Britannique Kevin Warwick, professeur de cybernétique à l’Université de Reading s’est lui-même implanté une puce électronique dans le bras

chargée de capter les signaux de son cerveau. Désormais capable de contrôler un bras artificiel à distance, il imagine pouvoir transmettre des informations de cerveau à cerveau dans les prochaines années. Mais les espoirs transhumanistes présentent des risques éthiques. Les spectres ne sont jamais bien loin : une dérive eugéniste, possible grâce aux progrès de la génétique. Des nanorobots trop intelligents et ingérables. Un contrôle des consciences en masse. Daniel-Philippe de Sudres, chercheur en neurosciences cognitives, prend en exemple une étude américaine qui espère réaliser un catalogue des neuro-connexions pour détecter très tôt les lésions au cerveau. « Si des implants robotiques intelligents parviennent à influer sur ces neuro-connections, ils deviendront tels des dictateurs

de notre cerveau. Nous ne pourrons plus avoir le contrôle de nous-mêmes. » Cette crainte n’est pas nouvelle. Dans les années 1980, l’auteur Eric Drexler est le premier à évoquer la « grey goo », ou gelée grise. Si les robots deviennent intelligents et qu’ils sont capables de se reproduire, ils pourraient alors inonder la Terre. Il s’agit d’un « risque exisentiel », capable de mettre un terme définitif à l’Humanité. Pour éviter les dérives, les tenants du transhumanisme réclament que les progrès qui s’annoncent soient encadrés par des comités d’éthique. Une protection assez mince face aux possibilités extraordinaires des nouvelles technologies. « Nulle autre barrière n’existe, insistent Roger-Pol Droit et Monique Atlan. La seule chose que l’on puisse faire, c’est de se mettre d’accord sur ce qui est X

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LEVEL UP X acceptable et ce qui ne l’est pas. » Sur ce point, les inquiétudes varient d’un côté à l’autre de l’océan. « Il existe entre l’Europe et les États-Unis, une différence sensible d’état d’esprit. Les questions d’éthique sont plus spontanément prises en compte par les Européens alors qu’il semble souvent, aux ÉtatsUnis, que la métamorphose de l’Humain suscite apparemment moins de cas de conscience », expliquent Roger-Pol Droit et Monique Atlan. En 2006, les nanotechnologies font l’objet en France d’une polémique : à Grenoble, un grand complexe scientifique est inauguré. Appelé Minatec (Micro et Nano-Technologie), il est le premier centre européen de recherche sur le sujet. Trois ans plus tard, un grand débat national est lancé

« En France, nous sommes plus sceptiques. Peutêtre  parce que ces idées viennent des États-Unis » où des craintes diverses s’accumulent. Au contraire, les États-Unis développent massivement ces technologies. « En France, nous sommes plus pondérés, plus sceptiques, explique Marc Roux, président de l’AFT Technoprog. Peutêtre parce que les idées transhumanistes ont émergé aux États-Unis, ce qui provoque d’emblée un sentiment d’antiaméricanisme primaire. » Pendant les deux guerres mondiales, la technologie s’est traduite en Europe par l’utilisation d’armes toujours plus destructrices. Devant tant d’inquiétudes, ce progrès technologique est-il inéluctable ? « Non, tempère Didier Coeurville. Le progrès n’est pas mécanique. L’Histoire l’a prouvé, tout peut s’arrêter d’un moment à l’autre. Aujourd’hui la conquête de l’espace est au point mort. Qui aurait imaginé, il y a 40 ans que l’Homme ne serait pas allé au delà de la Lune en l’an 2000 ? » n * Humain - Une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies, Monique Atlan et Roger-Pol Droit, éd. Flammarion, 2012. 1 1 8

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HUGO DE GARIS

Le sceptique Intimement lié au mouvement transhumaniste, Hugo de Garis tranche par ses idées. Cet Australien de 64 ans, chercheur dans le domaine de l’intelligence artificielle est le plus sceptique sur le bien fondé des nouvelles technologies. Selon ses dires, une nouvelle guerre mondiale est inévitable d’ici à 2030. Les machines deviendront plus intelligentes que les humains, ce qui entrainera un conflit entre les partisans de l’intelligence artificielle et ses opposants. « Les transhumanistes américains sont trop optimistes, affirme t-il. Je les vois comme des enfants naïfs qui n’ont plus connu la guerre ni ses horreurs depuis un siècle et demi sur leur territoire . » Accusé par certains d’écrire le futur comme un livre de science fiction,

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Hugo de Garis est néanmoins très respecté chez les transhumanistes, conscients des dérives que leur mouvement pourrait générer. Pendant plusieurs années, Hugo de Garis s’était lancé dans la construction d’un cerveau électronique sans réels résultats probants. Aujourd’hui à la retraite, il vit en Chine après y avoir enseigné. « Ce pays sera sûrement le lieu le plus excitant et le plus puissant dans 10 ou 20 ans. En tant que culture dominante, la Chine va probablement déterminer l’avenir de l’Humain. »

PORTRAIT MAX MORE ET NATASHA VITA-MORE Les institutionnels du transhumanisme Le couple le plus célèbre du transhumanisme. Lui, philosophe anglais de 48 ans, fondateur de l’Extropy Institute, fermé en 2006, se vante d’être le premier à avoir employé le terme de « transhumanisme » dans son sens moderne en 1990. Elle, culturiste sans âge, passionnée d’art et de design, dirige l’organisation Humanity +, la plus importante du monde des transhumanistes. A eux deux, ils se veulent la vitrine

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du mouvement, multipliant les apparitions à la télévision ou dans les conférences du monde entier. Aujourd’hui, Max More dirige la fondation Alcor pour la recherche et la promotion de la cryogénisation, méthode de conservation des corps dans de très basses températures. Natasha Vita-More prépare la prochaine conference mondiale Humanity + qui aura lieu à Melbourne en Australie les 5 et 6 mai 2012.


ET SI NOUS ÉTIONS

DÉJÀ DES TRANSHUMAINS ? UPGRADE. Implants, prothèses, modifications génétiques. La science est en constante progression dans le domaine des nouvelles technologies. Peut-être avons nous déjà franchi une étape vers l’Homme augmenté.

Une puce pour redonner la vue aux aveugles. En 2010, des chercheurs allemands ont obtenu des résultats spectaculaires grâce à une puce électronique placée derrière l’oeil. Les patients ont réussi à déterminer les formes des objets présentés devant eux.

Un coeur biologique créé en laboratoire. Face à la pénurie d’organes, la solution serait d’en fabriquer de nouveaux. En 2008, le cœur d’un rat mort a été relancé et rajeuni grâce à des cellules cardiaques néonatales. Pour le corps humain, il faudra attendre un peu.

Inverser le vieillissement des cellules. En novembre 2011, des chercheurs français ont réussi à redonner aux vieilles cellules leur jeunesse originelle, avec un objectif thérapeuthique.

Un implant cérébral pour contrôler les objets à distance. C’est possible, au moins pour les singes. Une étude récente a obtenu d’un primate qu’il puisse contrôler un bras mécanique simplement par la pensée.

Un artifice qui donne la sensation du toucher. Les prothèses de main actuelles enregistrent les électro-stimulations du cerveau et réagissent à la pensée. Il est donc possible de bouger les doigts et même de pivoter le poignet à 360 degrés. Sur les derniers modèles de recherche, il est possible par le biais de stimuli musculaires de reproduire la sensation du toucher.

Une jambe bionique avec un moteur intégré. Les nouvelles prothèses disposent d’un microprocesseur, un petit moteur discret au niveau du genou qui donne l’appui nécessaire pour se relever facilement et trouver l’équilibre.

Albrecht Dürer

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