Numéro unique réalisé par les élèves de la 37e promotion d’IPJ-Dauphine
L E A D
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Patrick LEAD chef d’entreprise
Patrick LEAD à Sciences Po Patrick LEAD rappeur conscient
Patrick LEAD change de vie
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Patrick LEAD l’Européen
Patrick LEAD à l’école
À travers 12 aventures de Patrick LEAD
AnaĂŻs Cherif
LEAD ÉDITO
Un monde qui se d-élite
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« Une place éminente » ? Justement, pas vrailite. Définition du Larousse : ment. Le complotisme en vogue est le miroir « Groupe minoritaire de personnes de la défiance des Français vis-à-vis de tous ayant, dans une société, une place ceux qui incarnent le pouvoir. éminente due à certaines qualités « Qualités valorisées socialement ». Par qui ? valorisées socialement. » Chaque Pour quoi ? Au pays de l’amour excessif, les année depuis 2007, les élèves idoles vivent dangereusement sous le regard d’IPJ-Dauphine conçoivent de A à Z un magparfois impitoyable de leurs fans. Un amour book : ce fut tour à tour Lobi, Land pour l’agriogre pour cette élite plus proviculture, Lock pour la prison, Laïc soire, aléatoire, mouvante que l’an passé… Quatre lettres qui ouvrent un champ d’enquête et Par Anne Tézenas jamais. Et si l’élite au sens où le dicd’analyse. Lorsque l’idée de Lead du Montcel tionnaire la définit n’existait a été lancée en décembre par plus ? Comme nous l’explique le Alban, nous avons d’abord chersociologue François-Xavier ché à comprendre ce dont nous Dudouet, le terme est typiqueparlions tant l’éventail semblait ment français, car « il a été ouvert. Cela a donné douze inconstruit en référence à la noterprétations libres et personblesse ». Il n’existe pas aux nelles. États-Unis où, nous dit-il, « il Reprenons, après enquête, n’y a pas ce caractère de supérioles mots du Larousse. rité, ni cette dualité entre une « Minoritaires ». Sans aucun minorité dirigeante et une majodoute. Qu’il s’agisse des créarité dirigée ». Plus surprenant teurs de « licornes », ces entreencore, il a fait son apparition prises numériques valorisées à dans le sillage de la Révolution. plus d’un milliard de dollars, Aurions-nous besoin, à défaut des personnes qui s’enferment de roi, d’une caste, catégorie, dans des rues privées au cœur groupe baptisé « élite » pour du XVI e arrondissement ou nous sentir exister ? dans le Clos des milliardaires, à Est-ce pour cela que les comBruxelles, ou d’une noblesse plotistes trouvent un écho de française qui se compte et tente plus en plus large auprès de la de protéger « son rang », l’élite se population, toutes classes soconcentre. ciales confondues ? Avec Inter« Dans une société », dit ennet, l’illusion de la proximité avec l’élite est core le Larousse. C’est peut-être là que le bât parfaite, celle de la toute-puissance aussi. blesse. Il n’y a plus une seule société, mais Mais gare à ne pas confondre révolution techplusieurs, superposées, parfois opposées, chanologique et ouverture sociale. D’ailleurs, cune désignant sa propre élite. Dans ses dans le joli monde des licornes, les hommes textes, le rappeur Kery James appelle les blancs de plus de quarante ans ayant un dijeunes des banlieues à réveiller « la deuxième plôme bac + 5 règnent en maîtres. France » qu’ils représentent, pour faire rang Bourdieu, pas mort… égal avec « la première ».
«Et si l’élite, au sens où le dictionnaire la définit, n’existait plus aujourd’hui ? »
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LEAD PROLOGUE
« Le mot “élite” ne se rattache à aucun critère objectif » François-Xavier Dudouet, chargé de recherche au CNRS en sociologie morale et politique à l’université Paris-Dauphine, est l’auteur des Grands Patrons en France (éd. Ligne de repères, 2009)
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Comment peut-on définir le mot élite ? François-Xavier Dudouet : Il y a toujours deux manières de définir un mot. Tout d’abord, la manière positive : ce que le terme désigne dans la réalité. Dans ce cas, « élite » signifie ceux qui dirigent. L’Académie française donne une définition un peu plus précise depuis 1990 : ceux qui dirigent, mais en vertu de certaines propriétés exceptionnelles. Ces propriétés, qui peuvent être morales ou intellectuelles, les rendent légitimes à dominer. C’est une définition typiquement française qu’on ne pourrait pas appliquer aux élites américaines, parce qu’il est construit en référence à la noblesse. Aux États-Unis,
« Le terme vient du latin eligere, qui signifie “choisir” »
« Les élites économiques et politiques se sont dissociées »
il n’y a pas ce caractère de supériorité, ni cette dualité entre une minorité dirigeante et une majorité dirigée. Dès les années 1950, le débat se joue plutôt entre les monistes et les pluralistes. C’est-à-dire sur la question : les élites doiventelles être unies, se concerter pour exercer ensemble le pouvoir, ou être divisées, rivaliser pour l’obtenir et le conserver ?
Y a-t-il d’autres sens ? On peut aussi définir l’élite de manière épistémologique : ce que le mot révèle sur ceux qui l’utilisent. Et là, il peut prendre des sens très variés suivant les lieux et les époques, si bien qu’on en vient à emprunter le même mot pour désigner des réalités très différentes, qui correspondent à des systèmes de croyances distincts. Définir l’élite, c’est déjà une manière d’organiser la société. On postule que la société est divisée en deux : un groupe minoritaire de dirigeants et un groupe majoritaire de dirigés, comme je vous le disais, alors que dans la réalité, on ne retrouve pas cette division. Il y a un continuum, qui ne se rompt pas, du plus haut dignitaire politique au chômeur. De plus, on peut être tout à fait dirigeant dans un cadre, et dirigé dans un autre. Un grand P-DG est dirigeant économiquement, mais dirigé politiquement. Y a-t-il une définition sociologique des élites ? Aucune. On ne peut pas avoir une définition scientifique du terme élite : il ne se rattache à aucun critère objectif. On a établi par défaut des critères comme les diplômes, les professions ou les positions occupées dans hiérarchie des entreprises. Mais c’est totalement arbitraire. Toute tentative de définition de ce terme engage forcément d’un point de vue politique. La difficulté, donc, c’est qu’à partir du moment où il n’y a pas de définition théorique, au sens scientifique du terme, on peut l’attribuer à a peu près n’importe quoi. Alors que les mots sont censés décrypter le monde, celui-là embrouille les cartes parce qu’il renvoie à une notion compliquée derrière laquelle se cachent plusieurs concepts. C’est pourquoi, pour ma part, aussi paradoxal que cela puisse paraître, j’essaie de l’utiliser le moins souvent possible et de le remplacer par des mots plus proches de ce que je veux décrire, comme dirigeants, par exemple. C’est un terme utile quand on reste à la surface des choses, quand on ne va pas trop loin. Mais dès qu’on veut donner de l’épaisseur empirique ou historique, on ne sait pas trop quoi faire.
Parlait-on déjà d’élite sous l’Ancien Régime ? Le terme en soi existe depuis très longtemps. Il vient du latin eligere, qui signifie « choisir ». Mais sa définition a évolué. Il ne désignait pas du tout la même chose sous l’Ancien Régime : on l’utilisait par exemple pour parler des troupes d’élite, mais les dirigeants étant incarnés par le roi entouré de la noblesse, il n’était nul besoin du terme élite pour désigner « ceux qui dirigent ». Ce n’est qu’après la Révolution française qu’il a été employé avec son sens actuel et qu’au XIXe siècle qu’il apparaît vraiment dans le langage commun. Comme vous le dites, aujourd’hui, on ne peut pas parler d’une élite, mais des élites. Pensez-vous néanmoins qu’une de ces élites dirige les autres ? Les élites économiques sont de très très loin les plus puissantes aujourd’hui. Bien avant les élites culturelles et politiques. C’est lié à Révolution française, mais cela a éclaté à la fin du XIXe siècle, en raison de deux facteurs : l’apparition des entreprises géantes et la généralisation de la responsabilité limitée des actionnaires. À partir de ce moment-là, pour une raison non identifiée, s’est jouée une dissociation des pouvoirs politique et économique. Avant, les deux allaient de pair. Quand on avait réussi économiquement, on convertissait le pouvoir économique en pouvoir politique. Les riches marchands devenaient des nobles, par exemple. Mais aujourd’hui, les grands patrons ont rarement d’autre ambition politique que de devenir maire de leur commune. Aller au-delà n’aurait pas vraiment d’intérêt pour eux. On vit en temps de paix et le régime politique protège les élites économiques. Ils n’ont pas de raison de se soumettre aux logiques des campagnes électorales et aux aléas du vote. Ils gagnent bien plus d’argent. Les élites économiques, maintenant dissociées, sont donc supérieures aux élites politiques.
Propos recueillis par Marie-Amélie Blin
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Suivez-nous sur Twitter : @PatrickLead
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En quelques minutes notre héros était né. Oui, ce magbook allait raconter les heurs et malheurs de Patrick Lead vivant les hauts et les bas de la vie des élites comme douze séquences - le hasard - d’un chemin de croix. Un scénario plutôt qu’un sommaire. Signe a posteriori de la fragilité de la notion d’élite. Encore fallait-il lui donner un visage. Alors Maïté a eu une autre idée: celle d’appeler son amie Valentine, une ancienne des Gobelins, qui a accepté le défi et à qui nous adressons mille mercis: celui de faire naître Patrick Lead sous la forme d’un personnage de bande dessinée, de l’enfance jusqu’à sa plongée dans le rap conscient. Alexis, le roi du ciseau, n’avait plus qu’à créer les décors de notre héros. L’affaire était bien avancée quand Aymeric a émis une objection qui nous a tous retournés: mais pourquoi Patrick Lead est-il un homme et pourquoi est-il blanc? Bigre. La remarque était juste. La réponse est à l’intérieur du magbook.
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Le personnage de Patrick Lead a surgi lors d’un brainstorming caractéristique du travail créatif qui se déroule lors de la réalisation des magbooks. A ce stade, chaque élève avait déjà une idée du fil rouge qu’il allait travailler et nous réfléchissions ensemble à ce que toutes ces routes réunies - douze au total - nées d’un mot - l’élite - pouvaient montrer. Structures en deux, quatre parties... L’atmosphère était légèrement assoupie lorsque tout à coup Jean-Baptiste lança à la cantonnade l’idée d’un personnage qui vivrait douze épisodes de sa vie, comme les douze travaux d’Hercule. Stupeur. Interrogations. Très vite, un nom a jailli du groupe. Patrick Lead. Et des rires.
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Notre Patrick LEAD
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LEAD STORY BOARD
DIRECTION DE LA PUBLICATION : Laurent Batsch RESPONSABLES PÉDAGOGIQUES : Pascal Guénée et Eric Nahon CONCEPTION ET RÉDACTION EN CHEF : Anne Tézenas du Montcel COORDINATION DE L’ÉDITION : Patrick Chatellier et Clément Lesaffre CONCEPTION DE LA MAQUETTE : Patrick Chatellier
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020 050 070 092 RELECTURE : Maya Blanc DIRECTION ARTISTIQUE : Anaïs Chérif, Maïté Hellio, Alexis Patri et Anne Tézenas du Montcel RÉALISATION DE LA COUVERTURE : Maïté Hellio et Alexis Patri SECRÉTARIAT DE RÉDACTION : Marie-Amélie Blin, Jean-Baptiste Caillet, Anaïs Chérif et Clément Lesaffre
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RÉDACTION : Marie-Amélie Blin, Jean-Baptiste Caillet, Anaïs Chérif, Stéphane Faure, Romain Gras, Maïté Hellio, Clément Lesaffre, Alban Méry de Montigny, Aymeric Misandeau, Alexis Patri, Laurène Pérrussel-Morin, Olivier Philippe-Viela ILLUSTRATIONS : Valentine Gressier (valentine-gressier.fr)
IMPRESSION : pixartprinting Ce magazine unique a été réalisé par les étudiants de la 37ème promotion de IPJ Paris-Dauphine. Merci à l’ensemble de l’équipe IPJ et en particulier à Pascal Guénée, pour sa créativité sans failles. Hors commerce – vente interdite
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LEAD ÉPISODE 1
Dessin : Valentine Gressier/Collage : Alexis Patri
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Fils d’Isabelle de Cartujac et de Robert-James Lead, Patrick Lead est né dans le Bordelais, où la famille de sa mère possède un château depuis le XVe siècle. Cette propriété imposante qui porte le nom de la famille
Cartujac surplombe un immense domaine viticole. Entre ses murs, sont enfermés tous les souvenirs d’enfance et l’histoire de cette grande famille bordelaise. Mais le château devient si coûteux
à entretenir que La famille se voit contrainte de s’en séparer. Il n’a que 5 ans lorsque ses parents déménagent en Seine-Saint-Denis, dans un petit appartement en bordure d’un quartier
Noblesse
SOUTENU PAR LES SIENS Par Marie-Amélie BLIN [ @MamelieBB]
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résidentiel. Une transition brutale pour le petit Patrick qui, bien que jeune, doit s’habituer à ce changement de vie. . . Suite p. 20
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n brouhaha inhabituel agite la cage d’escalier du numéro 9 de la rue du Chevalier Saint-Georges, immeuble haussmannien du VIIIe arrondissement de Paris. Une foule de femmes occupent les marches et les paliers des deux premiers étages. Il est bientôt 10 h. Cela fait presque une heure et demie que les premières arrivées attendent. Grands gestes démonstratifs et éclats de rire troublent rarement leur attitude digne et leur air distingué, qui vont de pair avec leur style classique, leur chignon serré ou leur
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LEAD ÉPISODE 1
... carré impeccable. Debout dans
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personnes ont été reçues à l’Association d’entraide de la noblesse de France depuis sa création en 1932.
étudiants. Créées pour secourir les veuves et les or phelins de la cette cage d’escalier exposée à tous Grande Guerre, elles absorbent auvents, elles parlent comme on fait jourd’hui encore 65% des dépenses salon. Même les amies de longue de l’ANF. « Soit 200 000 euros répartis date ne s’appellent pas par leur préentre 130 jeunes nobles en moyenne. nom et se vouvoient. Des mains se C’est le plus gros panier percé de la succèdent sur la rampe. Au petit descendants de familles nobles maison », explique le Marquis doigt, toujours ce petit anneau d’or, en font actuellement partie. d’ Aubigny, bénévole chargé de la au large chaton gravé : la chevalière, commission aux bourses. Dernière aux armes de leur famille, élevée aud’une famille bretonne de cinq endessus des autres il y a des siècles fants, Mathilde de la Crochais a par un fait militaire, l’octroi d’une nouvelles personnes adhèrent perdu son père il y a presque vingt charge ou une simple décision du en moyenne chaque année à ans. Son rêve, c’est d’enseigner, roi. Toutes appartiennent à la nol’association. mais le master privé qui prépare au blesse de France, et pour cette raiconcours de professeur des écoles son, elles ont le droit d’être ici. Dans n’existe qu’à Paris, et coûte 1500 quelques minutes, comme deux fois euros par an. « Jamais cette formapar an, l’Association d‘entraide de la euros sont redistribués chaque tion n’aurait été envisageable sans les noblesse française (ANF) ouvrira les année sous formes de bourses à deux chèques de 1000 euros que m’a portes de son siège pour une grande des étudiants. envoyés l’ANF. Je peux vivre décembraderie réservée à ses membres. ment et me débrouiller sans demander de l’aide à ma mère, Mais voilà justement la comtesse de Courcelles, bénédont la retraite approche.» Seule contrepartie demanvole en charge du vestiaire de l’association, qui pousse dée par l’ANF : « se montrer fidèle à l’association en aidant la porte surmontée des trois lettres dorées : A.N.F. La à son tour ses cadets ». Les jeunes doivent faire mention vente commence. Les premières de la file franchissent de cet engagement moral dans leur lettre de motivation le seuil, longent les hauts miroirs de l’entrée, et se rede demande de bourse. Plus tard, quand ils seront lancés trouvent dans le « salon », une longue pièce éclairée par dans la vie, ils donneront à leur tour de leur argent ou trois hautes fenêtres encadrées de rideaux bruns. de leur temps. Ils verseront, comme tous ceux qui le Braderie et bourses peuvent, la cotisation annuelle de 120 euros par ménage, voire rejoinÀ une extrémité, un portrait en dront les rangs des bénévoles. Un pied officiel de celui qu’ils appellent membre de l’association a pu deve« notre Roy Louis XVI ». À l’autre, nir metteur en scène grâce à ces posé sur une cheminée, le buste de bourses. Vingt ans plus tard, il s’en Marie-Antoinette. D’ordinaire, cette est souvenu et vient de proposer à salle accueille les réunions du l’association de monter des specconseil d’administration de l’assotacles pour les ventes de charité de ciation ou les cocktails pour bénéfin d’année. voles. Parfois, les membres de l’association qui n’ont pas la place de Resserrer les rangs recevoir chez eux y convient leur famille à l’issue d’une cérémonie de Au début de cette longue chaîne baptême. Pour l’heure, la salle est d’entraide, une rencontre au début envahie par des rangées de portants des années 1930. Le Comte Guy chargés de vêtements de marque en de Neufbourg venait de descendre bon état, étiquetés de 1 à 20 euros : vestes de chasse, en gare de Saint-Germain-des-Fossés, pour un changepantalons de costume, jupes droites… Ces affaires ont ment de train. Il ne prêtait guère attention au porteur été données par des membres qui n’en ont plus besoin qui s’était emparé de ses bagages, quand il entendit un pour être vendues à des sommes modiques à des familles employé de gare s’exclamer : « Eh Vichy ! » Surpris d’ende l’ANF en difficulté. Cette année, tous les records sont tendre ce nom de grande famille crié avec tant de famibattus : 18 000 euros ont été remis à l’association. liarité, le comte le fut plus encore quand une voix réponIls serviront à aider d’autres membres sous forme de dit derrière lui, celle de son porteur, dernier du nom et prêts ou d’aides à l’emploi, mais surtout de bourses pour réduit à déplacer des bagages dans une petite gare
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« Un appui moral et un secours financier pour éviter la chute de nos familles »
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LES 5 ATTRIBUTS DE LA NOBLESSE Autrefois, la noblesse était reconnaissable à son statut juridique. Il n’existe plus aujourd’hui. Mais cinq signes distinctifs permettent encore de repérer un descendant de famille noble.
Le blason Le titre S ous l’Ancien-Régime, certaines terres étaient érigées en seigneuries titrées. L es provinces frontalières étaient par exemple érigées marquisats et ceux qui l’administraient recevaient le titre de marquis. Du plus au moins important : duc, marquis, comte, vicomte, baron. À chaque titre correspond une sorte de couronne, qui figure sur le blason familial (ici la couronne comtale). Seul l’aîné de la famille peut hériter du titre du père. Ses cadets portent un titre de courtoisie, qui ne signifie rien.
La chevalière Petit pour les femmes qui le portent à l’auriculaire, imposant pour les hommes qui l’ont à l’annulaire, cet anneau doré surmonté d’un large chaton porte en creux le blason de la famille. Pressé dans la cire chaude, la chevalière servait à imprimer le sceau sur les courriers importants, pour les cacheter et les signer. Aujourd’hui, elle n’a plus qu’une importance symbolique d’appartenance à la noblesse, mais également sentimentale, puisqu’elles sont souvent transmises d’une génération à l’autre.
Comme les villes ou les pays, les familles ont leur blason : ensemble de couleurs et de dessins, souvent surmontés d’une devise et d’une couronne (liée à un titre). Représenté sur les écus (dont il a gardé la forme), les armures ou les bannières, c’est à l’origine un signe de reconnaissance de l’individu et de sa famille, notamment lors des batailles. Il s’agit ici du blason de la Maison de Broglie.
Le château Quand un seigneur recevait un fief, son premier geste était d’y construire un château. En temps de guerre, il servait à protéger les gens de ses terres. En temps de paix, il était le symbole de son autorité. Par la suite, ces bâtisses sont plus conçues pour l’agrément des nobles que pour leur défense. Comme ici le château de Cheverny, qui a servi de modèle à Moulinsart, dans Tintin, et appartient depuis six siècles à la famille Hurault.
Le nom Souvent issu du lieu dont l’ancêtre était seig n e u r, l e n o m s e transmet de père en fils. Attention, particule ne signifie pas nécessairement noblesse, et inversement. Les Durand sont par exemple une très grande famille languedocienne, et plus de 50% des gens qui portent des particules ne sont pas issus de la noblesse.
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LEAD ÉPISODE 1
Noblesse 2.0 : quand l’ANF veut se rajeunir
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d’Ile-de-France. Comme lui, amputées de leurs fils officiers tombés dans les tranchées, de leurs propriétés bombardées ou au moins de leurs rentes, réduites à presque rien par l’inflation, de nombreuses familles nobles ruinées se sont retrouvées incapables de tenir leur rang au lendemain de la Grande Guerre.
JNF
Une admission très sélective
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Les jeunes de l’ANF en week-end de ski.
« L’ANF est une vieille dame qu’il faut dépoussiérer. » Ce constat du marquis d’ Aubigny, membre du conseil d’administration, tout le monde ne cesse de le répéter au sein de l’association. C’est pourquoi l’ANF 2020 s’est mis en place il y a quatre ans. Régulièrement, une quarantaine de membres, âgé de 25 à 40 ans, se réunissent pour « émettre des propositions capables de redynamiser l’ANF d’ici 2020, explique son benjamin Christian de Dromantin. La noblesse a de belles valeurs de service, de courtoisie et de courage, mais elle ne sait pas les communiquer. Elle peut les garder tout en s’adaptant à l’ère de la mondialisation, d’internet et des réseaux sociaux ». Le site actuel, peu pratique et faiblement alimenté, va être refondu pour renouveler l’image vieillie de l’ANF. Les finances, « il va falloir les gérer comme une entreprise, et non plus comme un club
du troisième âge ». Mais surtout, l’association veut programmer des événements plus visibles et dynamiques : aux traditionnelles ventes de charité, cocktails et parties de chasse, s’ajouteront des weekends au ski, des tournois de tennis, des cycles de conférences... Dans cet esprit, un bal a été donné le 9 avril au Cercle de l’Union Interalliée, à Paris. 300 personnes en robes longues, smokings et décorations, dont un tiers d’étrangers, ont été conviées à un dîner qui a occupé tous les salons du Cercle. Des membres plus jeunes ont ensuite rejoint la partie pour la soirée. Christian de Dromantin a déjà commencé à appliquer ce nouvel esprit au sein de la section jeunesse de l’ANF (la JNF) dont il est président en Ile-de-France. Pour resserrer les liens et booster le réseau, des groupes Facebook et Linkedin ont été créés, qui drainent plus de 500 membres actifs.
Choqué, le Comte de Neufbourg fonde l’ANF en 1932 pour resserrer les rangs face aux épreuves. Ce qui implique une double dimension explicitée dans le texte inaugural de l’association : « Œuvre de justice, car nous désirons que le vrai et le faux cessent d’être confondus. Œuvre de charité : appui moral, secours financier pour éviter la chute de nos familles. » En vingt ans, plus de 1000 familles y ont adhéré. Aujourd’hui, elles sont 2306, soit la majeure partie des 3092 familles nobles françaises estimées par le spécialiste Régis Valette. Tous les nobles de France ne demandent donc pas à y entrer, mais tous ceux qui demandent à y entrer ne sont pas nobles. D’où la mise en place d’une commission des preuves très pointilleuse, dirigée par le Vicomte de Richemont. Pour les femmes et les enfants, la preuve du mariage ou de la filiation avec un homme membre de l’association suffit. Mais pour ce membre, c’est une autre histoire : il lui faut « justifier de sa filiation naturelle et légitime jusqu’à un ancêtre en ligne directe et masculine pour lequel il peut produire un acte officiel recognitif de noblesse régulière française, acquise et transmissible » (statuts de l’ANF). Cet acte date toujours de deux siècles au moins. Pour peu qu’il ait été perdu ou détruit entretemps, les candidatures peuvent mettre plus de dix ans à aboutir. Institutionnalisée par l’ANF, « cette solidarité de classe est propre à la noblesse », explique la sociologue Monique Pinçon-Charlot. À l’issue du premier entretien des trente années d’enquête qu’elle va mener avec son mari sur l’aristocratie, le comte de Chapelle l’avait conviée à un « dîner amusant entre amis ». À sa table, « un industriel, un financier, un journaliste bien en vue, et plein de gens, tous de domaines différents, mais tous au top du secteur où ils travaillaient ou investissaient. Alors on a compris. C’est un monde où chacun défend celui de sa classe et tous se cooptent. »
Ceux qui ont réussi aident les autres Aujourd’hui, encore plus qu’hier, puisqu’ils sont moins nombreux et doivent affronter la crise sans leurs anciens privilèges. « Pour survivre, l’aristocratie a dû convertir son capital foncier en capital industriel, puis en capital financier, continue la chercheuse. Tous n’ont pas su prendre ce tournant. Alors ceux qui y ont réussi aident les autres à se maintenir. » Propriétaire de quatre châteaux en Europe, dont le plus vieux duché de France, et des-
Marie-Amélie Bllin
La cour du 9, rue du Chevalier Saint-Georges, où se tient le siège de l’association.
cendant de la Veuve-Clicquot, le duc d’ Uzès est une des plus grandes fortunes du continent. Au lieu de se replier sur la gestion de ses propriétés, il consacre depuis un an le plus clair de son temps à présider l’association au service de ses pairs. L’envergure européenne de ce nouveau président n’est pas anodine. Aux côtés du drapeau tricolore et du drapeau blanc à fleurs de lys de l’ancien royaume de France, c’est bien le drapeau bleu étoilé qui trône au centre du salon de l’ANF, car l’entraide de la noblesse dépasse les frontières. Depuis 1959, le siège de l’ANF est aussi celui de la Commission de liaison des associations de noblesse d’Europe (CILANE). Seize associations similaires à l’ANF y ont adhéré : elles sont notamment présentes en Russie, en Espagne, en Suisse, au Portugal, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, à Malte... Des contacts sont en cours avec celles de Lituanie, Pologne, Slovaquie, République Tchèque et de Géorgie. Des galas, des échanges de jeunes au sein de familles d’accueil et des rencontres annuelles dans les différents pays membres resserrent les liens internationaux de
cette « grande famille de la noblesse ». De moins en moins nombreux et de plus en plus éprouvés, les derniers descendants de la noblesse ont besoin de se sentir encore unis autour de leurs valeurs, parfois décalées, faites de courtoisie, d’honneur et de dévouement, car « aujourd’hui comme hier, la noblesse revendique l’honneur de servir », est-il écrit en exergue à la fin de l’historique de l’association. D’après un sondage interne à l’association réalisé en 2010, 55 % des nobles membres de l’ANF trouvent compliqué d’exercer au quotidien ces valeurs, qui peuvent paraître quelque peu inadaptées dans notre société moderne. « Cette reconnaissance morale compte parfois plus que le secours matériel, certifie la comtesse Francisque des Garets, en charge du bulletin trimestriel de l’association. Il nous est arrivé d’accueillir des descendants de grande famille devenus poinçonneurs de tickets de métro ou vendeurs de légumes au marché. Chez nous, ils n’ont pas retrouvé la prospérité, mais l’honneur et la fierté de porter un nom. Ils n’ont plus la tête basse. » #
« Cette reconnaissance morale compte parfois bien plus que le secours matériel »
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LEAD ÉPISODE 1
Patrimoine
Sur les bords du Lac Léman, le château d’Yvoire appartient à la famille qui porte son nom depuis le Moyen-Âge.
EXCLU DE SES TERRES 14
Même privés de statut juridique, les nobles de France avaient encore un moyen de perdurer : leurs terres. Mais aujourd’hui, pour la première fois, la transmission de ce patrimoine familial est en péril de façon majoritaire.
«
C
her Bon-papa, J’aime cette terre qui est celle de nos ancêtres. J’aime ce domaine qui a tenu bon malgré le passage du temps et les tourments de l’Histoire. J’aime cette maison attachante, accueillante, chaleureuse, avec ses murs de briques roses et de craie blanche, avec sa vue sur les parcs, les étangs, et les vallons de la Normandie naissante. »
Pymousse 44
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Ces mots sont les premiers de l’ouvrage que Sabine a rédigé pour sa famille en l’honneur des 250 ans de la propriété, à partir d’archives dénichées dans les recoins de la maison. Petite-fille du Vicomte d’ H***, elle est l’aînée de la onzième génération de la famille qui vit au château de Monceaux depuis sa construction en 1763 en Picardie. Cet ouvrage trône bien en évidence sur la table basse sous une monumentale tapisserie du XVIIe siècle, au centre du petit salon qui vient d’être
envahi par une foule de jeunes gens. Ce sont les amis que ses frères cadets, Renaud et Emmanuel, ont invités pour la dernière chasse de la saison. Ils ont passé la journée à arpenter les hectares de forêts et de champ du domaine pour rabattre le gibier, et réchauffent maintenant leurs mains gelées et leurs vêtements humides autour du feu qui crépite dans la cheminée. Sa trompe de chasse encore autour du cou, Emmanuel circule parmi eux pour leur proposer un apéritif.
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LEAD ÉPISODE 1
Étape 1 : travailler Il y a un siècle, fêtes et chasses battaient leur plein sur le domaine de Monceaux, qu’entretenaient une armée de jardiniers et domestiques, sous l’égide du Vicomte Fernand d’H*** (1895-1976). À son image, plus de 300 000 familles disposaient encore d’assez de revenus patrimoniaux pour en vivre à la Belle-Époque. Mais le XXe siècle a gangréné ces riches patrimoines. Les bombardements des guerres mondiales les ont détruits. L’inflation des années 1950 a fait fondre leur valeur réelle. Les droits de succession et l’imposition des plus-values, dont les taux n’ont cessé d’augmenter, ont tari leurs revenus. Malgré tout, Fernand d’ H*** a maintenu le dispendieux train de vie de ses ancêtres, au point qu’à sa mort, de nombreuses terres ont dû être vendues pour éviter la ruine.
Son fils, Louis d’ H***, l’actuel propriétaire de Monceaux, a compris la leçon : le premier, il a renoncé à vivre de ses seules rentes et s’est mis à exploiter luimême ses terres. Bien avant lui, dès le lendemain de la Grande Guerre, de nombreux autres descendants de grandes familles ont franchi ce pas. Ces nobles qui ont longtemps dédaigné l’argent, valeur de la bourgeoisie, « se mettent à exercer une activité professionnelle, se soucient de plus en plus de connaître les aides ou les dispositifs fiscaux avantageux dont ils peuvent bénéficier si leur propriété privée est inscrite ou classée monument historique, et y recourent », explique la sociologue Monique de Saint-Martin, dont les recherches concernent la conversion des anciennes élites. En un siècle, d’après l’économiste Christophe Boucher, le nombre de rentiers s’est effondré de plus de 1 % de la population en 1914, à moins de 0,1 % en 2014, ainsi divisé par dix. À 93 ans, le Vicomte d’ H*** vit encore à Monceaux avec son fils, devenu agriculteur à sa suite par devoir, sa bru qui a renoncé à sa vie mondaine versaillaise et ses cinq petits-enfants âgés de 25 à 19 ans : Sabine, qui a écrit le livre sur Monceaux ; Renaud et Emmanuel, qui ont suivi une école d’agronomie dans la perspective de reprendre un jour l’exploitation familiale ; Hélène, ancienne élève d’histoire de l’art qui fait périodiquement visiter la propriété ; et Marie, la benjamine. Leur passion François de Solminihac et son fils s’occupent eux-mêmes des huîtrières.
Mathilde du Frétay
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Tout juste diplômé d’une école d’agronomie à Angers, il était là-bas un étudiant comme un autre, en jean, fêtard et amateur de Black M. Mais à Monceaux, il est Emmanuel d’ H***, petit-fils du châtelain, et porte comme il se doit knickers en velours milleraies aux genoux et chaussettes hautes à pompons. Dans la même tenue, certains, voisins ou amis de la famille conviés à la partie de chasse, la commentent avec animation. D’autres jeunes invités, rencontrés lors de ses études, découvrent avec fascination ce monde où le passé palpite encore. L’un d’eux, intrigué, feuillette le livre de Sabine intitulé « Monceaux 17632013 : une histoire de famille… », qui git toujours sur la table basse, et lit : « Merci de nous avoir appris ce que c’est d’être enraciné dans une terre et un nom. J’ai conscience que c’est un cadeau très précieux, difficile à expliquer. Un lien presque charnel, un peu comme celui de la bonne terre qui colle aux bottes lorsqu’on rentre des bois. C’est un lien mystérieux que vous avez su nous transmettre. » La clé est là, dans ce rapport presque physique à la terre qui porte son histoire et lui garantit le maintien de son mode de vie mondain. Soit tout ce qu’il reste aux descendants de la noblesse française depuis que la Révolution leur a retiré leur statut jur idique. L e sociologue François-Xavier Dudouet explique qu’« ils tentent de vivre noblement pour se persuader qu’ils sont encore nobles ». Mais pour cela, ils ont dû multiplier les concessions à leur mode de vie.
commune pour Monceaux est à leurs yeux la preuve que les sacrifices consentis valaient le coup : une étape de plus dans la transmission sera franchie.
Dans le Finistère, François de Solminihac, un Breton de 61 ans, aimerait avoir cette sérénité. Pour l’heure, il se démène. Officier de réserve pour la Marine et ingénieur chez Thalès, sa vie professionnelle est partagée entre Brest et Paris, mais c’est à Quimper qu’il a choisi de s’installer, pour être proche du domaine de Bélon où vit encore sa mère. Il revient justement de Paris, où il a passé la semaine. Un appel. « Urgence, je dois passer à Bélon. » Sa femme, qui s’apprêtait à dîner avec lui, range sans mot dire son couvert pendant que déjà, le moteur vrombissant de la voiture s’éloigne. Elle a pris l’habitude de ne plus voir son mari qu’en coup de vent depuis que la mort de ses oncles sans enfant l’a conduit à gérer l’exploitation ostréicole de Bélon. Créées en 1864 par Auguste de Solminihac, ces huîtrières sont mondialement connues parce que ce sont les plus anciennes. Dès l’âge de 12 ans, François de Solminihac y travaillait avec ses oncles. Il a vu les imprudences de ces derniers précipiter la ruine. Fidèle à sa devise familiale « fidesque valorque » (« et la loyauté, et le courage »), il s’est alors fait la promesse de sauver la propriété, quoi qu’il en coûte. « S’il ne s’agissait que d’argent, cela fait bien longtemps que notre famille aurait vendu. » Autre chose est en jeu, pour laquelle François de Solminihac sacrifie le moindre de ses temps libres : la famille Mais voilà qu’après une heure de route, le panneau « Huîtrières du château de Bélon » annonce l’arrivée imminente au domaine. À l’entrée de la propriété, un bungalow, où François de Solminihac a récemment fait installer une armée de panneaux solaires. Personne à l’intérieur. L’employé qu’il devait voir n’est pas là. Deux touristes font irruption. « Reste-t-il de la place pour le camping ce soir ? », demandent-ils avec un fort accent allemand. Car cette petite pièce surchargée de dépliants et prospectus est aussi l’accueil du camping
Le château de Bélon, aux mains de la famille Solminihac depuis trois siècles.
créé à l’initiative de François de Solminihac pour rentabiliser les étendues de terres non occupées. Une fois les renseignements donnés aux touristes, direction les huîtrières, où s’est peut-être rendu l’ouvrier recherché. En chemin, il salue un petit groupe de visiteurs mené par une guide. Certains écoutent avec attention ses explications tandis que d’autres, attablés face à la rivière, s’attaquent à la dégustation des fameuses huîtres plates de Bélon. Ce « parcours-découverte » de la propriété est la dernière invention dénichée par François de Solminihac pour faire vivre le domaine et financer son entretien. C o m m e F r a n ç o i s d e Solminihac, d’autres châtelains « ont fait ce choix pragmatique d’ouvrir leur espace privé au public parce qu’ils ont conscience que leur avoir, c’est leur être. Sans propriété, ils ne peuvent organiser ni fêtes, ni chasser, soit conserver ce mode de vie qui leur est propre, » décrypte l’historien Camille Pascal, qui décrit la persistance de ce monde dans son ouvrage, Les derniers mondains. Des propriétaires ont installé des chambres d’hôtes sous leur propre toit, transformé des hectares de parc en terrain de golf, loué leur maison pour un tournage de film. D’autres ont ouvert leurs salons à des étrangers pour des réceptions de mariage, leurs bibliothèques à des expo-
« S’il ne s’agissait que d’argent, cela fait bien longtemps que notre famille aurait vendu. »
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Mathilde du Frétay
Étape 2 : ouvrir le château au public
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LEAD ÉPISODE 1
L’exception à la règle : les d’Uzès rachètent leur palais
... sitions, leurs bois à des chasses publiques...
Mais ces moyens ingénieux rapportent rarement des revenus suffisants, et les privent souvent du temps nécessaire pour entretenir les mondanités. C’est ce que montre le château baigné de lumière et bordé de bassins à huîtres sur lequel vient de déboucher le chemin creux suivi par François de Solminihac. Cette propriété du XVIIIe siècle a dû connaître des heures fastes. Sa façade en pierre de loir, d’une blancheur rare dans ces terres de granit, en impose encore. Mais les jardins envahis par la végétation sont déserts, et les pièces vides. Sans compter qu’ « il est souvent mal vu par les autres descendants de familles nobles d’utiliser son château pour gagner de l’argent, a observé Maïa Drouard, sociologue qui rédige une thèse sur la transmission du patrimoine. L’ouverture de l’espace privé au public est une rupture difficile à assumer, personnellement et aux yeux des autres. » .
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Étape 3 : mettre en vente
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Le palais ducal d’Uzès. Alors que les familles nobles perdent leurs terres, les d’ Uzès, eux, les rachètent. « Nous sommes la seule famille de France à avoir perdu et récupéré deux fois notre propriété en deux siècles », se targue le Duc Jacques Crussol d’Uzès, non sans fierté. À 60 ans, il est l’un des 50 derniers descendants de nobles français à posséder le château qui porte son nom. Et pas n’importe quel château, le plus ancien Duché de France. Entre le Languedoc et la Provence, cette imposante bâtisse se dresse sur les hauteurs du village d’Uzès depuis le Moyen Âge (XIIe siècle). À la Révolution, la famille perd pour la première fois son château, vendue comme bien national, saccagé et transformé en collège. Mais la famille d’Uzès ne l’entend pas comme ça. Dès 1824, elle rachète le Duché et entreprend d’importants travaux. Un siècle plus tard, même scénario : cette fois, ce sont les difficultés financières qui assaillent la
famille d’Uzès, contrainte de vendre son mobilier et de louer la maison à l’Éducation nationale. Pour la deuxième fois, un collège y est installé. C’était compter sans les astuces de la Marquise de Crussol. En 1951, un coup de pouce du ministère des Beaux-Arts lui permet de récupérer le château. Quinze ans plus tard, grâce à ses affinités avec André Malraux, alors ministre de la Culture, elle obtient pour la Ville d’ Uzès le statut de secteur sauvegardé. Aujourd’hui encore, son descendant Jacques d’ Uzès poursuit les restaurations du château. Régulièrement, des visites et des tournages de films permettent de faire vivre le site lorsque le propriétaire séjourne dans ses trois autres maisons en Europe. Son fils, Louis, âgé de moins de 20 ans, sera le 18e duc d’Uzès. « Son attachement au château laisse présager encore quelques décennies heureuses au Duché », conlut joyeusement son père.
Un jour, le choix sans cesse repoussé à la génération suivante s’impose. Le Code civil exige de diviser l’héritage entre les enfants : l’un d’entre eux a-t-il les moyens de racheter les parts de ses frères et sœurs ? C’est de moins en moins sûr. Pour celui qui y parvient, il faut maintenir ce château que l’on possède : les frais d’entretien et les charges peuvent aller de 20 000 euros par an, pour un château de taille moyenne, à 150 000, pour une très grosse propriété. Le XXe siècle a alourdi la fiscalité. 1914 : impôt sur le revenu. 1920 : apparition des droits de succession, avec un taux marginal de 40 %. 1981 : impôt sur les grandes fortunes. 1988 : impôt de la solidarité sur la fortune. Leurs taux de plus en plus élevés réduisent les revenus de ces familles, obligées de vendre. « C’est un traumatisme, explique Maïa Drouard. Un lignage qui remonte parfois à plus de dix siècles s’arrête subitement à une personne. Pour elle, c’est reconnaître la fin du lignage, et que cet échec tient à soi. » Même loin de leurs terres, les familles qui ont vendu leur propriété élèvent leurs enfants et reçoivent leurs amis dans le souvenir de l’ancien domaine. Ils leur racontent des histoires et leur montrent des photos. Le lien, même ténu, résiste. Quand il aura rompu, la fin de la noblesse aura sonné. Pour Camille Pascal, elle est proche. « Peut-être que pour la première fois dans ces milieux, la transmission risque de ne pas avoir lieu de façon majoritaire. » Déjà en 2010, l’historien Éric Mension-Rigau constatait : « dans l’Histoire il y a toujours eu des ventes de châteaux, mais avec un phénomène d’accélération depuis les quinze dernières années, et surtout depuis cinq ans ». C’est parce que le problème a changé de nature. Avant, ceux qui devaient recevoir l’héritage vendaient parce qu’ils avaient la volonté de reprendre, mais plus les
de garder le château. Ils évoquaient sa vente avec résignamoyens. Maintenant, ils n’ont même plus cette volonté. tion. Ce n’est plus l’affaire de quelques siècles, mais de « Les jeunes générations sont de moins en moins prêtes à quelques décennies. » consentir aux sacrifices matériels, mais surtout, à supporter À cette résignation, succède l’indifférence, comme le regard social sur le mode de vie décalé qu’imposent ces chez les enfants de ces 42 cousins (génération 4), chez demeures », explique Camille Pascal. Reprendre un châqui ce documentaire n’a suscité que teau aujourd’hui, c’est accepter de très peu d’intérêt. L’attachement de ne pas vivre dans son temps : un certains autres descendants de fadéménagement, des voyages et milles nobles à ce passé agace des divorces n’ont pas leur place d’Yvoire lui-même. « Quand je reçois dans ces murs séculaires. S’enterune invitation signée Vicomte de X, rer à la campagne à l’heure de je réponds : Citoyen d’ Yvoire ». l’urbanisation ? S’enraciner dans une terre ? Recevoir en grandes Étape 4 : réussir à vendre pompes ? Chasser ? Tant que c’est possible, les proEntre la mise sur le marché et la priétaires tâchent de réduire ce vente, des mois, voire des années, décalage en adaptant ces vestiges peuvent s’écouler, car ces vieilles bâà notre époque, en installant des tisses représentent peu d’intérêt pour piscines, la Wifi, Netflix, l’eau ceux qui n’y ont pas leurs souvenirs chaude, la climatisation, et en oret leur histoire. « Actuellement, plus de ganisant des spectacles, mais un 1000 châteaux échouent à trouver prejour, cet anachronisme devient intenable. « Alors les enneurs, estime le duc d’Uzès. Il n’y a pas de marché : de fants vendent cet encombrant château du XVe siècle dans la l’offre, mais en face, aucune demande. » Souvent, des propriétaires qui ont décidé de vendre Creuse, même en le bradant, pour s’acheter un 200 mètres restent encore dix ans avec leur château sur les bras et carré à Paris ou une villa sur la Côte d’Azur, observe l’écrifinissent par le brader. La valeur moyenne d’un château vain Camille Pascal. La société a été plus forte que l’éducas’est effondrée à 800 000 euros, explique la sociologue tion de leur milieu. » Maïa Drouard. Soit à peine l’équivalent d’un trois pièces Ce constat, Jean d’Yvoire, âgé de 56 ans, l’a fait il y a au cœur de Paris. Il y a un siècle, on comptait encore deux ans dans sa propre famille. Son aïeul (génération 1) mille lieux éponymes, il n’en reste que 200. 80 % d’entre était propriétaire du château qui porte leur nom, un eux ont changé de main. Une fois abandonnés par les donjon du Moyen-Âge sur les bords du Lac Léman. À sa familles qui les ont dirigés pendant les siècles, ces châmort, ses quinze enfants (génération 2) se sont accordés teaux passent de main en main tous les cinq ans en pour que l’aîné des fils reprenne cette lourde charge, moyenne. Ils sont devenus des entreprises. suivant sa volonté. Il sera bientôt temps pour lui de pas« Eh oui, conclut le duc d’Uzès, il y a des fous qui gardent ser la main, mais nul ne sait encore à qui. Les quinze leurs châteaux pendant mille ans. Mais ils sont de moins en enfants ont eu eux-mêmes des enfants (génération 3) : moins nombreux, et de plus en plus fous. » # 42 cousins en tout, de 70 ans à 40 ans. Leurs trajectoires différentes ont donné l’idée à Les familles qui peuvent organiser des chasses Jean d’Yvoire de réaliser un documentaire à l’attention de sur leurs terres sont de plus en plus rares. la famille. Au moment où le destin du château prend un tour incertain, il a voulu interroger un à un chacun de ces cousins pendant une demiheure sur le rapport à leur passé, leur nom, la propriété. « Ce qui m’a frappé au montage, c’est la cohérence qui s’est dégagée. Presque tous, qu’ils soient issus de la famille de l’actuel propriétaire ou pas, s’accordaient pour dire qu’il n’était plus viable
« Quand je reçois une invitation signée Vicomte de X, cela m’agace, et je réponds : Citoyen d’ Yvoire »
Marie-Amélie Blin
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Dessin : Valentine Gressier/Collage : Alexis Patri
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Après des premières années de primaire sans encombres, Patrick est inscrit au collège Emile-Zola à quelques centaines de mètres de son appartement en Seine-Saint-Denis. Lors de la première
réunion parents-professeurs, ses enseignants le décrivent tous comme un élève studieux, souriant mais trop discret. Isabelle de Cartujac pousse alors son fils à s’inscrire à l’atelier d’éloquence
Éloquence
INITIÉ À LA PAROLE Par Alban MERY DE MONTIGNY [ @albandemontigny]
I
mis en place le mercredi après-midi dans son collège. par une association d’art oratoire...
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ls tambourinent sur les tables, crient, applaudissent. Dans une salle de l’université parisienne Panthéon-Sorbonne, une soixantaine d’étudiants s’apprêtent à assister à une bataille entre les deux grandes facultés de droit parisiennes, Panthéon-Sorbonne et Assas. Dans cette confrontation, pas de coups, pas de blessures, juste des mots. « C’est la beauté du débat parlementaire que nous attendons tous ce soir », lance un étudiant. Pendant une heure, le gouvernement, incarné par quatre étudiants d’Assas va devoir défendre sa réforme de l’orthographe phonétique. En face, dans l’opposition, les étudiants de la Sorbonne. Un jury composé d’avocats et d’ étudiants membres de la Fédération française de débat et d’éloquence (FFDE) va scruter chaque geste, analyser chaque discours pour désigner à la fin le camp gagnant et le meilleur orateur de la soirée. Les discours s’enchaînent, tous les coups sont permis. Le secrétaire d’État aux droits des femmes et chargé de l’égalité
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LEAD ÉPISODE 2
... invoque un proverbe burkinabé. Un député de l’opposition lui répond en citant le rappeur Booba et le tragédien Jean Racine dans la même phrase. Le débat terminé, le jury entre en scène. Il multiplie éloges et critiques.« Globalement vous avez une bonne élocution, mais ça manquait de naturel, vous étiez pétrifié par le trac. » Puis s’adressant à un autre étudiant, l’avocat reprend, « vous avez du talent, vous gardez une voix neutre tout en ayant un sourire méprisant ». Là se situe l’objectif de l’exercice : acquérir des techniques et développer son argumentation pour se hisser au rang de grand orateur. La FFDE organise également des procès fictifs et des championnats financés notamment par des cabinets d’avocats. L’un des géants mondial de l’audit financier, EY, – anciennement Ernst&Young – la soutient. En pleine expansion, elle devrait comptabiliser 40 clubs d’ici la fin de l’année. La maîtrise de l’oral et du verbe reste très peu enseignée au sein du système scolaire français. Pourtant elle est nécessaire pour devenir un leader, accéder à des postes à responsabilité et intégrer l’élite.
tion financée notamment par le ministère de la Francophonie et quelques cabinets d’avocats s’est fait connaître. Le 14 décembre 2015, 2 600 personnes avaient ainsi assisté à des joutes oratoires au cinéma le Grand Rex à Paris à l’occasion de la sortie de Star Wars. À chaque fois, des personnalités politiques et de grands avocats y participent en tant que jurés : Valéry Giscard d’Estaing, Nathalie Kociusko-Morizet, ou le célèbre avocat pénaliste Éric Dupond-Moretti. Si les associations comptent beaucoup de juristes, elles restent ouvertes à tous les publics. « Dans le club que j’ai créé à Nanterre, ce sont plutôt des étudiants issus de milieux favorisés qui sont venus en premier et au fur et à mesure, cela s’est diversifié », note Gibran Freitas, vice-président de la Fédération francophone de débat. En trois ans, l’association a ouvert des clubs à Sciences Po, HEC, l’ENS, Polytechnique et au sein de nombreuses universités à Paris et en région. « Il y a un vrai vide en France. L’ école n’enseigne pas la prise de parole. En classe, les élèves se taisent pour écouter le maître », constate Romain Decharne. À ses yeux, maîtriser le verbe est indispensable pour réussir. « Dans la vie, ceux qui parviennent à se démarquer sont ceux qui savent communiquer. Il y a des gens qui sont nuls, mais qui savent parler et accèdent ainsi aux plus hautes fonctions. » L’association compte également des relais à l’étranger, comme en Afrique. Des étudiants se sont rassemblés à Paris du 18 au 25 mars pour les championnats du monde de débat francophone. 30 pays étaient représentés lors de cet évènement organisé par la Fédération. Ce réseau étudiant se double d’un réseau professionnel, notamment celui des grands avocats mobilisés dans les jurys.« Développer son réseau n’est pas la motivation principale des gens qui viennent se former, nuance Gibran Freitas. Mais c’est certain que ça facilite des choses, surtout pour ceux qui veulent devenir avocat. » Quelles que soient leur origine et leur vision, tous ces acteurs sont convaincus que la maîtrise de l’oral est devenue un viatique indispensable. « La France est un pays d’Ancien Régime, c’est un pays de codes. Or, si on ne maîtrise pas ces codes et notamment le langage, on est moins bien armé que d’autres, affirme Georges Sauveur, avocat pénaliste et ancien secrétaire de la conférence du barreau de Paris. L’éloquence est réservée à une élite, parce que la maîtrise de la langue, l’accès à une certaine culture, reste du domaine de l’élitisme. » Cet avocat a co-créé en 2012 le concours Fleurs d’éloquence. En ce lundi soir, il traverse
« La France est un pays de codes. Si on ne maîtrise pas ces codes, et notamment le langage, on est moins bien armé »
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Ouvrir l’art oratoire au grand public Rue d’Assas, à deux pas de l’université du même nom, quelques-uns des membres d’une fédération concurrente, la Fédération francophone de débat (FFD) s’entraînent chaque semaine dans un bar chic aux murs blancs avec des tableaux contemporains et des tables design. Devant une quinzaine de personnes, des étudiants s’exercent à manier le langage. Debout, près du bar, costume en tweed, mocassins à gland, chaussettes roses et coupe de champagne à la main, Romain Decharne, observe. Le président fondateur de la Fédération francophone de débat écoute avec attention les nouvelles recrues qui discourent sous ses yeux. Il y a vingtcinq ans, sur les conseils de ses professeurs, un jeune étudiant en droit qui n’avait pas encore défendu à la barre Nicolas Sarkozy et Jérôme Kerviel, l’avocat médiatique Patrice Spinosi, avait lancé la Conférence Lysias pour créer des concours de plaidoiries. Depuis, elle a ouvert des antennes dans 33 universités. En 2012, la FFD lui a emboîté le pas en ouvrant l’art oratoire à d’autres filières. Entre deux exercices, Romain Decharne dispense ses conseils aux orateurs. Le jeune homme est expérimenté. Avant de créer la Fédération, il a remporté plusieurs débats en anglais. C’est en organisant de grands procès historiques : celui de Jésus, de Louis XVI et plus étonnant, celui de Dark Vador que son associa-
Eddy Moniot lors la finale du concours Eloquentia 2015.
les couloirs déserts de la Sorbonne pour donner un cours bien particulier. Dans une salle de l’université, des étudiants se sont réunis pour assister à la session pratique qu’il dirige. Derrière un pupitre de musicien, les orateurs défilent. La règle est toujours la même, huit minutes pour discourir autour de sujets divers : « Le silence est-il éloquent ? », « L’égalité est-elle une chance ? ». Les étudiants doivent répondre soit par l’affirmative, soit par la négative.
L’oral, délaissé par l’école Dans quelques semaines, la compétition commencera. Les candidats ont encore du travail. « En rhétorique, encore plus qu’en maths, l’auditoire doit suivre votre raisonnement. Chacun de vos arguments doivent être raccrochés au sujet », répète l’avocat pénaliste devant les 18 étudiants. L’homme souhaite ouvrir l’art oratoire au plus grand nombre. « On a souvent à l’esprit qu’être éloquent c’est naturel, c’est lié au charisme. Mais cela se pratique, il faut s’entraîner, connaître les techniques, souligne Juliette Dross, maître de conférences en langue et littérature latines à Paris-Sorbonne, organisatrice du concours Fleurs d’éloquence. Sera éloquent celui qui aura suivi une formation. Ça a un côté élitiste, c’est dommage. C’est toujours plus facile quand on a reçu une éducation intellectuelle dans son milieu bien que ce facteur ne soit pas exclusif. » Les différentes associations veulent toutes démocratiser l’éloquence et décoller l’image élitiste qui y est rattachée. « Notre but est
que l’art oratoire soit accessible au plus grand nombre. C’est vrai que ça peut faire peur, car il faut bien s’exprimer, suivre un minimum l’actualité pour trouver les arguments même s’il ne sagit pas de faire une analyse politique approfondie », admet Pauline Fossat, vice-présidente de la FFDE. Pour éviter un trop fort déterminisme social, Georges Sauveur milite pour un enseignement de l’éloquence dès le collège, d’autant que la pratique de l’oral peut aider pour l’expression écrite en développant l’esprit de synthèse. « L’oral est un test de compréhension de ce que l’on écrit. Parfois, des étudiants m’envoient leurs discours pour que je les relise. J’ai vu des fautes qui dénotent une réelle et profonde incompréhension de la langue française. L’an dernier, il y avait un sujet qui commençait par peut-on. Trois étudiants ont fait la même faute, ils écrivaient "Peux-t-on". » Tous ces acteurs ne comprennent pas pourquoi l’éloquence et la rhétorique ne sont pas enseignées à l’école et à l’université. Certes, des grandes écoles dont Sciences Po et Polytechnique ont mis en place une formation à l’art oratoire. L’université Paris-Sorbonne a aussi instauré des ateliers pour l’un de ses programmes de double-licence. Mais ces initiatives demeurent rares. Comment l’expliquer ? Pourquoi l’oral est-il rélégué au second plan, derrière l’écrit ? « Le bac est l’examen qui donne le ton pour tout le secondaire. La massification, l’ouverture du baccalauréat à davantage de candidats est l’une des raisons qui expliquent cette baisse de la pratique de l’oral. Les épreuves écrites demandent en effet moins de temps
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Coopérative Indigo
Étudiants et lycéens sont appelés à descendre à nouveau dans la rue contre la loi travail.
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LEAD ÉPISODE 2
... et coûtent moins chers », répond Patrice Corre, provi-
seur du lycée Henri IV à Paris. Le prestigieux établissement a instauré des cours d’éloquence au sein de son cycle pluridisciplinaire d’études supérieures (cf p 26). Roberte Langlois, enseignante en primaire et chercheuse à l’université de Rouen, a trouvé dans l’Histoire française les raisons de ce mutisme : la philosophie des Lumières. C’est à cette époque que l’écrit devient central dans le système éducatif. « Une expression française est révélatrice : “parler comme un livre”. À partir de la Révolution, les Lumières ont assujetti la parole à l’écrit. Ils ont diffusé cette pensée dans toute l’Europe. Seuls les pays scandinaves ont résisté. Il y a une complexité dans l’héritage, car notre système est également basé sur des exercices écrits, instaurés dès la Renaissance par des jésuites. » L’écrit permet de mettre tout le monde sur un pied d’égalité, alors que dans l’oral, réside toujours une part d’affectivité liée aux gestes, à l’intonation, à l’accent. « L’écrit semble "neutre", mais c’est un leurre, note la chercheuse. Bourdieu a montré que la maîtrise de l’écrit dépendait de l’origine sociale de l’individu. »
La peur de la révolte Il y a bien eu des tentatives de réforme scolaire pour laisser davantage de place à l’oral, notamment en 1972 sous la présidence de Georges Pompidou. « Des parties de ce texte ont été censurées, assure Roberte Langlois. Les politiques ont senti la menace de la Révolution : celui qui prend la parole, c’est celui qui va se révolter. Résultat, le système éducatif repose toujours sur les fondations posées par Ferdinand Buisson en 1880, lors de la création de l’école par Jules Ferry : le maître pose une question, l’enfant répond. Tout est dit : le rapport à la discipline, au savoir, à la lettre.
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Cela s’appelle le "dialogue pédagogique". » Tout au long du parcours scolaire de l’élève français, l’oral est relégué au second plan. « Les profs n’accordent pas d’importance à l’expression orale durant les exposés. Les gens lisent ce qu’ils ont rédigé et le prof s’en contente », remarque Erika, une étudiante en licence d’anglais à la Sorbonne, qui participe à la formation de Fleurs d’éloquence. « Au bac, on a passé des oraux, mais les professeurs insistent plus sur le fond que sur la forme. Nous ne travaillons pas assez le langage corporel qui constitue 70 % de l’image que nous renvoyons à l’interlocuteur », regrette Sarah. L’ étudiante en licence d’Histoire souhaite intégrer le CELSA en communication et a conscience que savoir parler sera essentiel lorsqu’elle arrivera sur le marché du travail. C’est le paradoxe français : l’oral est négligé alors qu’il est déterminant dans la sélection. « Ma fille a dû attendre l’entrée à l’ENS pour avoir des cours de pratique de l’oral. C’est symptomatique, notre système veut dégager une élite qui aura le pouvoir de maîtriser l’écrit et l’oral alors que l’un de ces deux moyens d’expression n’est pas appris. L’oral est une façon de choisir ceux qui appartiendront à l’élite. Lors d’un entretien d’embauche c’est la manière de s’exprimer qui compte. Certes l’oral n’est pas plus important que l’écrit dans la sélection, mais il va être déterminant. », juge Roberte Langlois. Mais la situation évolue. Les nouveaux programmes du primaire et du collège laissent une plus grande place à l’oral. Cela se fait par petites touches, au quotidien, essentiellement durant les cours de français. La réforme suscite des critiques. « Dans une contribution écrite, envoyée par un professeur au conseil supérieur des programmes, j’ai lu que l’oral est beaucoup moins exigeant sur le plan cognitif que l’écrit. Cette personne n’a pas du tout compris ce qu’est la production langagière. L’oral demande
Photos 1,,2,3 Alban de Montigny
Le jury lors de la finale du championnat du monde de débat à Paris.
Lucas Soave en train de discourir à Sciences Po.
de réfléchir vite, il oblige un travail de la mémoire particulier », explique Sylvie Plane, linguiste et vice-présidente du conseil supérieur des programmes. « Ces réformes vont dans le bon sens, affirme Roberte Langlois. Mais les enseignants ont un passé d’élève, ils ont très bien intégré le système éducatif. Comme ils n’ont pas été formés à l’oral, ils reproduisent ce qu’ils ont connu. Ils pensent toujours que l’écrit donne sa valeur à l’élève. La parole en France doit être disciplinée. Une classe silencieuse est une classe qui tourne.Tant que les enseignants ne seront pas convaincus que la parole peut être un atout, ce sera compliqué. »
« L’éloquence c’est toujours utile. Certains potes n’osent même pas décrocher le téléphone, c’est dingue ! »
L’éloquence attire des jeunes de tous horizons, et pas seulement ceux qui comptent faire des effets de manche aux Assises. « L’éloquence c’est toujours utile, que ce soit dans le cadre public ou dans le cadre privé. Il y a des gens qui ont peur d’acheter une baguette de pain car ils ne vont pas savoir quoi dire. Certains potes n’osent même pas décrocher le téléphone, c’est dingue », constate Eddy Moniot, étudiant en théâtre et membre de l’association Eloquentia qui organise chaque année un concours d’éloquence. Dans une salle au rez-de-chaussée de l’université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, des chaises ont été installées et une table recouverte d’une nappe rouge a été dressée. Derrière siège le jury chargé de désigner les candidats qui pourront accéder au quatrième tour de la compétition. Eddy Moniot en fait partie. Ici l’exercice est
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Concours d’éloquence organisé par la FFDE.
Greazi Abira donnant des conseils à des lycéens lors d’un atelier à l’ENS.
FFDE
Former dès le collège
moins normé que dans d’autres associations, plus proche du stand-up. Faridi pose ses mains sur son visage, se concentre et entame un slam sur le thème: « Àt-on droit à une deuxième chance ? » Le jeune homme a participé à la formation mise en place par Eloquentia. Chaque année, 28 personnes sur une soixantaine de candidats sont retenues pour participer à des sessions qui forment à la prise de parole sous toutes ses formes : entraînement aux entretiens d’embauche et cours de théâtre, de discours classique, de slam. À la fin, pour certains, ce sera la consécration lors de la finale devant un amphi bondé de Paris 8. « L’an dernier, nous avons dû refouler 200 personnes. Les gens viennent pour les stars, comme le rappeur Kerry James, ou l’actrice Leïla Bekhti qui étaient dans le jury. Ils se déplacent aussi pour le spectacle, les avocats jugeant les prestations sont des showmen qui n’hésitent pas à critiquer les candidats », raconte Thibault Angé, président d’Eloquentia. L’association, elle aussi, se développe : l’ouverture d’une antenne à NewYork est en projet. La coopérative Indigo qui est à l’origine d’Eloquentia a lancé une formation d’art oratoire dans 70 collèges de Seine-Saint-Denis. « Les ateliers que nous y organisons permettent aux élèves de se lâcher, de faire parler leur curiosité, explique Eddy Moniot. Les professeurs découvrent les jeunes sous un autre jour. Ceux qui ne sont pas les premiers de la classe, qui n’arrivent pas à s’adapter au cadre scolaire ont parfois le plus grand potentiel ».
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LEAD ÉPISODE 2
« LE VERBE EST POUVOIR » Le lycée Henri IV à Paris propose des cours de pratique de l’oral. Patrice Corre, son proviseur, revient sur cette démarche.
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En 2012, vous avez lancé le CPES*. Pourquoi avez-vous instauré des cours pour former à la prise de parole au sein de cette nouvelle filière ? Patrice Corre : Nous sommes partis du constat que l’oral n’est pas suffisamment pratiqué dans le secondaire. Pour les élèves qui viennent d’un environnement culturel moins favorisé, il faut travailler l’expression orale. Ces jeunes n’ont pas été habitués à discuter de sujets poussés. C’est un véritable handicap social. Travailler l’oral c’est important pour les concours, mais ça les aide aussi à leur donner confiance en eux. Pour accéder aux plus hauts postes il faut maîtriser l’éloquence. Le verbe est pouvoir. Nous nous attachons beaucoup à réduire les écarts à l’écrit, mais l’oral est tout aussi important. Comment se déroulent ces sessions ? Durant ces cours, il s’agit de travailler toutes les formes d’expressions, orales et écrites. Pour la prise de parole, cela peut se faire à travers de multiples exercices comme les comptes-rendus, les débats, les interviews. Ils ont tous un temps d’initiation à l’art dramatique avec des comédiens de la Comédie- Française. Ils apprennent à se tenir debout devant un auditoire, à poser leur voix, à ponctuer leurs discours de gestes. Nous avons également un autre programme plus tôt dans la scolarité. Henri IV est jumelé avec
22 collèges du réseau d’éducation prioritaire. Toute les deux semaines, quinze professeurs du lycée préparent cette soixantaine d’élèves bénévoles à l’entrée en Seconde. Ils travaillent beaucoup l’oral. On leur propose aussi fin août, un stage de pré-rentrée gratuit : chaque jour, ils ont deux heures d’initiation au théâtre pour apprendre à parler en public.
« Nous nous attachons à réduire les écarts à l’écrit, mais l’oral est tout aussi important » Une telle formation existe-t-elle dans vos autres classes prépas ? Pour les prépas économiques et commerciales qui permettent d’intégrer des écoles de management, nous avons mis en place des entrainements à l’entretien. Une centaine de cadres d’entreprises, dont des parents et des anciens élèves préparent les étudiants. Les trois quarts des étudiants de classes prépas littéraires passent les concours d’écoles de management, ils bénéficient donc de ces exercices. Dans les classes prépas littéraires et
scientifiques, il y a aussi les colles– une présentation orale autour d’un sujet pour chaque matière–. Dans ces oraux traditionnels, l’étudiant doit s’effacer derrière son sujet. Sa présentation doit être objective et argumentée. Les professeurs vont lui demander d’exprimer le moins possible sa subjectivité. Dans les concours d’écoles de management, la subjectivité est au contraire primordiale. Le sujet est un prétexte pour montrer sa capacité à argumenter et à construire un discours pertinent tout en dévoilant les facettes de sa personnalité. Pourquoi n’avez-vous pas mis sur pied un programme dédié à la pratique de l’éloquence dans vos classes prépas littéraires et scientifiques ? Parce que nous n’avons pas le temps. Je suis partisan d’introduire dans la préparation à ces concours traditionnels un entraînement à l’éloquence. Nous pouvons avoir des oraux très formatés, mais ce n’est pas suffisant pour passer un entretien d’embauche ou participer à des réunions dans un laboratoire de recherche ou dans des entreprises. Propos recueillis par A.M-D-M *Le CPES (Cycle pluridisciplinaire d’études supérieures) est un cursus d’excellence en trois ans acueillant 50 % de boursiers. Il a été co-créé avec PSL, Paris Sciences et Lettres, une communauté d’universités à laquelle appartient IPJ.
Félix, étudiant à Sciences Po, lors d’un entraînement au débat.
De son côté, la Fédération francophone de débat multiplie les initiatives dans le secondaire. En 2014, le projet Graines d’orateurs a vu le jour. Des clubs de débat rattachés à la Fédération s’ouvrent dans les grands lycées parisiens, comme dans des lycées de Seine-Saint-Denis, en partie classés en zone d’éducation prioritaire. « À ces élèves, j’explique que dans la vie, il y a un marché du travail avec une compétion qui se joue. Il faut à chaque fois montrer qu’on est le meilleur ou qu’on est le plus apte », raconte Greazi Abira, étudiant à Sciences Po et responsable du programme. « Les étudiants qui viennent les former ne les poussent pas à faire des grandes écoles mais leurs disent d’oser et de continuer à espérer », poursuit-il, assis sur un banc dans le jardin de l’Ecole Normale Supérieure. C’est dans ce temple de l’élite française qu’une centaine de lycéens se sont réunis, samedi 20 février, à l’invitation de la Fédération. Tous volontaires, ils viennent pour apprendre à parler en public. Dans une salle de cours, Victoria, une jeune Moldave arrivée en France il y a un an et demi, s’apprête à animer un atelier avec d’autres lycéens. Cette élève de Terminale L a ouvert un club au sein de son établissement devenant ainsi « ambassadrice » pour la Fédération. « Nous allons faire l’exercice du prêtre. Un prêtre quand il parle dans une église ça résonne. Il doit donc prendre son temps et faire des pauses pour pouvoir être compris », explique-t-elle dans un français presque parfait. Rachelle se porte volontaire. Au fond de la salle, Romain Decharne veille. « Globalement c’était très bien, commente-t-il à la fin. Ce qui était super, c’est que tu as su gérer un trou de mémoire. Bafouiller ce n’est pas grave, au contraire ça apporte du naturel. Au théâtre ou sur les plateaux télé, les meilleurs moments, c’est quand il y a des accidents. C’est là que transparaît la sincérité ». Les élèves écoutent attentivement, prennent des notes. Certains sont venus pour le plaisir de débattre, d’autres préparent l’avenir. « J’aimerais faire de la politique. L’éloquence c’est important pour convaincre les foules, confie Corentin, 15 ans, élève de Seconde. Ces sessions de formation m’ont permis de gagner en assurance. » Le lycéen a déjà son plan de carrière en tête: une licence de droit à Assas, Science Po puis l’ENA. Comme lui, plusieurs étudiants comptent intégrer une
Alban de Montigny.
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grande école. « Je voudrais faire Sciences Po, confie Corentin, élève de Première. Cette formation est utile pour le dossier d’entrée car ça montre que je suis investi. Ça aide aussi pour les oraux du bac de français ». Sciences Po, eux, ils y sont déjà. Lucas Soave et Maxime Thuriot, étudiants en deuxième année sont membres de Révolte-toi Sciences Po, l’antenne de la Fédération francophone de débat au sein de l’Institut. L’un vise une carrière d’homme politique, l’autre aimerait épouser celle d’avocat. « C’est indispensable de maîtriser la parole en public, surtout ici : 50 % de nos résultats reposent sur des prestations orales », souligne Maxime Thuriot. La culture de l’oral est ancrée à Science Po. En licence 1, la première semaine de cours, chose rare, est consacrée au débat. Les étudiants travaillent notamment leur gestuelle. « Selon Démosthène, c’est le corps qui vient en premier », rappelle Cyril Delhay. Le directeur du programme arts oratoires à Sciences Po estime qu’il faut en moyenne dix heures de formation pour apprendre à parler en public. « En art oratoire, je réfute catégoriquement la distinction entre le fond et la forme, poursuit-il. La forme c’est le fond qui remonte à la surface. Si François Hollande a tant de problèmes c’est parce que son corps n’est pas connecté, le message n’est pas incarné. Son charisme est donc limité. » Le modèle de l’Institut d’études politiques pourrait inspirer à l’avenir d’autres écoles. L’avocat pénaliste Georges Sauveur reste sceptique. « Quand j’en parle aux responsables d’universités, ils me répondent que c’est intéressant mais qu’ils n’ont pas le budget. De toute façon, ils n’auraient pas les enseignants pour faire ça. Il y a plein de professeurs qui notent des examens oraux, mais à les entendre s’exprimer eux-mêmes à l’oral, je me pose la question : sont-ils légitimes pour noter les oraux ? » #
« La forme c’est le fond qui remonte à la surface. Hollande a autant de problèmes car son message n’est pas incarné »
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LE TOURNANT DU PRIMAIRE Sans une bonne maîtrise du langage dès le début de sa scolarité, un enfant risque d’être en échec tout au long de son parcours.
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ouvent, dans sa classe de maternelle à l’école Georges Sand de Creil, Johann Biget donne un dictaphone aux enfants. Micro à la main, les petits élèves s’enregistrent racontant des histoires. « Cela leur permet de complexifier les phrases et d’enrichir leur lexique », explique l’instituteur. L’école accueille une majorité d’enfants d’immigrés qui connaissent de grosses difficultés pour communiquer. Certains élèves sont allophones : bien que nés en France, ils ne maîtrisent pas la langue française, qui n’est pas parlée à la maison. Depuis quartoze ans, Johann Biget consacre son temps à aider ses élèves à développer leur vocabulaire. Il sait à quel point la maîtrise du langage au primaire est indispensable pour réussir sa scolarité. Dès la petite enfance, la sélection est en marche. « Environ la moitié des inégalités observées en fin d’école primaire étaient déjà présentes à l’entrée », a écrit dans Les Cahiers français Marie Duru-Bellat, professeure émérite en sociologie à Sciences Po. Les classes sont souvent trop chargées et les enseignants trop peu nombreux. Ils ne peuvent pas suivre chaque élève de près. Dans ses travaux sur les inégalités scolaires en maternelle, Christophe Joigneaux, maître de conférence à l’université Paris-Est Créteil, a remis en question les « ateliers autonomes », ces
moments durant lesquels les enfants travaillent seuls sans être encadrés. « Si ce type d’ateliers existe, c’est notamment en raison du nombre élevé d’élèves par classe, ce n’est pas toujours très facile de tous les suivre », explique-t-il. Pourtant, les investissements sur la petite enfance payent sur le long terme.
Investir pour l’avenir Aux Etats-Unis, dans les années 1970, un groupe de chercheurs a lancé en Caroline du nord le programme Carolina Abecedarian. De leur naissance jusqu’à 5 ans, des enfants issus de milieux défavorisés ont reçu une attention toute particulière : une aide au développement du langage à travers des lectures d’imagiers, des jeux, des conversations… Pendant les trois premières années d’école, un professeur donnait des conseils aux parents pour multiplier les activités éducatives à
« La moitié des inégalités observées en fin d’école primaire étaient déjà présentes à l’entrée »
la maison et pour veiller à leur alimentation, à leur santé. Les enfants ont passé régulièrement des examens médicaux et les scientifiques ont continué à suivre le parcours de ces enfants, parfois jusqu’à l’âge de quarante ans. Les chercheurs ont constaté alors que ces élèves réussissent mieux à l’école, qu’ils poursuivent plus facilement dans le supérieur, et qu’ils se retrouvent moins souvent au chômage. Le prix Nobel d’économie américain, James Heckman, a étudié le programme Carolina Abecedarian en calculant ses coûts et ses bénéfices. Sur son site internet, James Heckman explique que ces investissements permettent de, « réduire les dépenses sociales à l’avenir tout en augmentant la valeur, la productivité et le potentiel des individus. » Depuis 2007, des expérimentations similaires sont menées en France dans les crèches. Michel Zorman, médecin de santé publique, et son équipe de chercheurs de l’université de Grenoble II PierreMendes France ont ainsi développé le programme « parler-bambin » : les enfants en retard développent leur langage en petit groupe au sein d’ ateliers. Les puéricultrices, livres imagés dans les mains, leurs posent des questions. Ces approches sont décriées par certains scientifiques. Selon eux le langage ne s’apprend pas mais s’élabore au fur et à mesure. Ils redoutent que les enfants
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L’apprentissage du langage au primaire est une étape essentielle dans la scolarité.
29 répètent les mots sans se les approprier. Malgré ces critiques, cette initiative s’est répandue dans plusieurs villes, notamment à Lille, Le Havre, Rennes.
Des inégalités subsistent De tels projets ont vu le jour parce que les inégalités entre enfants issus de milieux favorisés et défavorisés persistent. La maîtrise du langage est un élément fondamental de cette discrimination. « Il y a entre eux des différences de développement du langage oral, sur le plan lexical, syntaxique, phonologique dès l’entrée en petite section, explique Christophe Joigneaux. Il y a des enfants qui ne parlent pas, ou qui enchaînent des mots au lieu de construire des phrases, alors que d’autres maîtrisent déjà des phrases complexes avec des propositions enchâssées. » Ces différences persistent car le milieu social, la maîtrise du langage et le niveau d’éducation des parents sont déterminants.
« Il y a des enfants qui ne parlent pas, ou qui enchaînent des mots au lieu de construire des phrases » « Un enfant d’immigré peut réussir, mais souvent c’est parce qu’il y a au sein de sa famille une certaine exigence de niveau de langage », estime Roberte Langlois, enseignante auteure d’une thèse sur la place laissée à l’oral au sein des systèmes éducatifs européens. Pour comprendre ce qui se joue en dehors des salles de classe, Christophe Joigneaux et Stéphane Bonnéry, professeur des universités à Paris 8 ont notamment observé des moments de lecture en famille. « Dans les
milieux les plus favorisés, on prépare l’enfant à un type de lecture valorisé à l’école. L’adulte va faire réfléchir l’enfant sur le sens de l’histoire, il va lui poser des questions de compréhension, le faire travailler autour du rapport texte-images. Dans les milieux moins favorisés, il s’agit plutôt d’une lecture littérale. » Des conditions qui influent sur le développement du langage. « Il n’y a pas de côté magique, confirme Johann Biget. Des gamins réussissent à rattraper leur retard et, à l’inverse, d’autres ne parviennent pas à sortir de leurs difficultés langagières qu’ils trainent tout au long de leur parcours scolaire. » Mais un enfant en difficulté en primaire peut malgré tout s’en sortir par la suite. Rien n’est définitivement joué et Christophe Joigneaux le sait bien : « je suis un exemple vivant, à la suite de ma scolarité maternelle j’avais été déclaré inapte aux études ». A.M-D-M
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Dessin : Valentine Gressier/Collage : Alexis Patri
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Après trois brillantes années de lycée, Patrick est admis à Sciences-Po grâce aux passerelles avec les établissements ZEP. Le premier jour, il s’émerveille devant le prestige des installations, la renommée des professeurs, la mixité sociale dans les grands amphithéâtres. Il découvre alors, dans "l’école de l’élite", un monde loin de la Seine-Saint-Denis. Mais le bachelier doit rapidement élever son niveau, pour chasser le sentiment d’être jugé moins légitime par certains qu’un étudiant passé Suite p. 40 par le concours classique.
Sciences Po
LÂCHÉ DANS LA FABRIQUE DES ÉLITES Par Olivier PHILIPPE-VIELA [ @OlivierPV]
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osselin Marc cherche sa phrase, tapote sur la table, avale son café serré. Il tourne le dos au portrait de Mick Jagger qui trône en icône de la jeunesse sur un mur du Basile, point de rassemblement des étudiants, encadrants et professeurs de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, à l’angle de la rue Saint-Guillaume, dans le VIe arrondissement. Les mots finissent par venir. « Il y a un point commun aux étudiants qui ont bénéficié des Conventions d’éducation prioritaire [CEP] : les premiers mois à Sciences Po, ils s’identifient avant tout comme des étudiants issus de ZEP. Certains mettent du temps à se sentir aussi légitimes qu’un autre. »
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Dans la bouche du jeune homme de 21 ans, ce « ils » était un « nous », il n’y a pas si longtemps, quatre ans, quand il a intégré l’école. Mère assistante maternelle, beau-père ouvrier, il a découvert l’existence de Sciences Po dans la classe de Seconde de son lycée normand. « Je n’avais aucun a priori dessus, tout simplement car je n’avais aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler ce milieu. C’était si éloigné de ce que je connaissais. Un autre monde, vraiment. Mon lycée, classé en Zone d’éducation prioritaire, avait un partenariat avec l’IEP. L’établissement a poussé ma candidature. » Josselin Marc est désormais en master 1 de Politiques publiques. Il se destine à une carrière dans les collectivités territoriales, axée sur la question de la transition énergétique. Surtout, Josselin est président de l’Unef-Sciences Po, mouvement classé à gauche, depuis la rentrée 2015. Il est le premier étudiant issu de ZEP à prendre la charge d’un « syndicat » de l’IEP depuis...la création de l’école. Son histoire aurait plu à Richard Descoings. « Richie », l’ancien directeur, mort à New York en 2012. L’homme a profondément transformé l’école de la rue Saint-Guillaume. En l’internationalisant d’abord. En bousculant les certitudes de l’élite ensuite. Au début des années 2000, il a ouvert Sciences Po aux jeunes les plus défavorisés, dans un établissement où la part d’enfants d’ouvriers candidats au concours classique était alors de 1,5 %. Début 2001, il se rend, accompagné de trois jeunes professeurs, de l’autre côté du périphérique, à Saint-Ouen, Aulnay-sousBois, puis en Moselle. Le quatuor rencontre des directeurs de lycées classés en ZEP, ces quartiers à l’ombre de la République où le poids du déterminisme social est si écrasant que ces deux mots, « Sciences Po », ne sortent jamais de la bouche des conseillers d’orientation.
tique un processus qui ferait « des élèves de ZEP des étrangers sur le sol français ». Dix ans après, en 2011, Vincent Tiberj, sociologue aujourd’hui enseignant à l’IEP de Bordeaux et membre du trio qui avait accompagné Descoings dans les lycées ZEP démarchés, écrit dans un rapport-bilan du programme CEP que « d’aucuns l’assimilaient aux bonnes œuvres de la marquise ». Dans son livre sur les années Descoings, Richie, la journaliste du Monde Raphaëlle Bacquet décrit une scène édifiante, en mars 2001, quand l’ancien directeur dû faire face à la fronde de ses propres étudiants dans l’amphithéâtre Boutmy, y compris des représentants de l’Unef, alors qu’il était venu convaincre un auditoire de six cents élèves du bien-fondé de son projet. Ce jour-là, l’un des appelés à la barre argumenta ainsi : « Peut-être ignorez-vous que l’accès à la culture n’est pas le même pour tous ». Une phrase cinglante prononcée par Gilbert Lang, proviseur de lycée à Fameck, en Moselle, un des premiers établissements à établir un partenariat avec Sciences Po. Vincent Casse, 24 ans, connaît bien Gilbert Lang. Il a été un des élèves de son lycée, à quelques kilomètres de Metz. Père artisan-couvreur, mère aide-soignante. Comme Josselin Marc, il est repéré en Seconde. Lors d’une rencontre parents-professeurs, un enseignant suggère à la famille une orientation vers le programme Sciences Po. Littéraire, sérieux, excellents résultats : profil adéquat. « Je ne connaissais pas l’école, alors j’ai regardé sur internet. J’avais 15 ans, je me suis dit qu’il fallait franchir le pas. Je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire dans la vie, mais dans le coin, les perspectives sociales et professionnelles étaient terribles. » Fameck est une petite cité de Moselle, mitoyenne de Florange et de Hayange, aujourd’hui villes symboles de la crise économique et de l’émergence du vote Front national dans la classe ouvrière. « Quand je rentre voir ma famille et que je croise des anciens camarades du collège au supermarché, qu’on discute de ce qu’on est devenu...je me rappelle que j’ai eu beaucoup de chance », témoigne le jeune homme en commandant une bière au zinc du Bizuth, l’autre bar fétiche des étudiants de l’IEP. Hâkim Hallouch était du trio qui a accompagné Descoings. Il est désormais responsable des programmes Égalité des chances et diversité de l’école : « Quasiment 1 500 jeunes bénéficiaires des CEP ont été recrutés à leur sor-
Vincent Casse : « Dans mon coin, les perspectives sociales et professionnelles étaient terribles »
« Les bonnes oeuvres de la marquise » La loi de réforme des conditions d’admission à l’IEP de Paris sera promulguée le 17 juillet 2001. Le tour de force a été accompli en quelques mois, en dépit des obstacles (le Conseil constitutionnel s’est senti obligé d’étudier la question tant le sujet faisait polémique) et des avis scandalisés de ceux qui forment déjà l’élite. A l’époque, Alain Finkelkraut qualifie sur France Culture les premiers bénéficiaires des CEP de « barbares que l’Empire aurait décidé de romaniser ». Jacques Attali cri-
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Légende courte.
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33 À l’entrée de l’école, rue Saint-Guillaume, VIe arrondissement de Paris.
tie de Sciences Po depuis 2001. Ce sont des personnes qui évoluent dans des milieux professionnels auxquels ils n’auraient peut être pas pensé pouvoir accéder au lycée. Au bout de cinq ans d’études, la question est : comment l’étudiant a été transformé, comment il est prêt à s’engager dans un monde complexe et est-ce qu’il a réussi à s’adapter dans un milieu ouvert socialement ? » Étudiant, Vincent Casse ne l’est plus. Depuis quelques mois, il a intégré le service d’analyse crédit d’une grande banque française. La finance, il est tombé dedans en préparant son entrée à Sciences Po en 2008.
« Rien à voir avec ce que je connaissais » Le processus d’admission des élèves issus de ZEP démarre par une revue de presse et une synthèse en Terminale. Vincent s’était passionné pour les problématiques autour de la crise financière mondiale naissante à l’époque. Puis il faut se rendre pour la première fois à Paris découvrir l’école, pour la phase des oraux de sélection, au mois de juin, avant le baccalauréat. Sofia Fardjallah a encore un souvenir vif de cette journée.
Fille d’un ancien commerçant et d’une mère sans emploi, elle est entrée à l’IEP en septembre 2015, en première année, grâce à la même passerelle. Elle se remémore le choc des mondes : « Mon lycée était à Villeneuve-la-Garenne, dans les Hauts-de-Seine. Un établissement pas top classé en ZEP. La première image qui me vient, c’est celle des grands immeubles haussmanniens. Et puis le côté international, vraiment, j’ai été frappée. Toutes ces langues différentes que j’ai entendues dans les couloirs, tous ces visages qui ne se ressemblaient pas. Rien à voir avec ce que je connaissais. » « Moi, ça peut paraître bête, mais c’est l’équipement qui m’a scotchée. Tout fonctionnait parfaitement, il y avait de la lumière ! Dans mon lycée, l’électricité marchait à peine... », raconte Émilie Boinier Leroux, qui a également commencé ces études rue Saint-Guillaume en septembre dernier. Elle en avait entendu parler au collège, à Épinay-sur-Seine, dans le 93. Pour sa mère, gardienne d’immeuble, c’était « l’école des politiciens ». Excellente élève - « toujours eu les félicitations » -, la jeune femme ne considérait pas la marche comme trop haute, mais
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elle imaginait un monde trop différent, trop éloigné socialement. « Ça faisait peur ». Et puis un jour, l’ascenseur est pris, ils entrent à Sciences Po. « Là, on a devant nous des professeurs qu’on avait l’habitude de voir à la télé », sourit Sofia. C’est une phrase commune à beaucoup d’étudiants de l’école. En témoigne la période où Dominique Strauss-Kahn assurait comme une rock star le cours d’initiation à l’économie, et faisait la fierté de Richard Descoings. « Avoir Olivier Duhamel en cours de sciences politiques en première année, c’était quelque chose, souligne Vincent Casse. J’avais un profond respect pour ce professeur. » Mais une fois le prestige des enseignants et l’ampleur des bâtiments intégrés, à quoi reconnaît-on que l’on est dans « la fabrique de l’élite » ? Au niveau demandé, de l’avis de tous. « J’ai eu un choc le premier jour par rapport aux langues étrangères. J’avais pourtant un très bon niveau d’anglais, de même qu’en allemand. Malgré cela, la première heure de cours dans la langue de Goethe avec un prof d’Histoire bilingue, ça donne un grand moment de solitude. On se dit que là, on est dans la cour des grands », en s o ur i t au jo urd ’ hui Vincent, parti en troisième année en stage à Düsseldorf. Sofia confirme ce temps d’adaptation nécessaire. « Actuellement, j’ai des difficultés. Ce n’est plus du tout comme au lycée, clairement. Beaucoup d’étudiants CEP ont du mal », décrit-elle. Clara Sasiela, responsable de la section UNI-MET de l’école (mouvement classé à droite), passée elle par le concours classique, abonde, tout en relativisant : « Au début, ça n’est pas évident pour eux, mais sur la durée, les niveaux tendent à se rapprocher. En master, les moins bons ne sont pas ceux issus de ZEP. » Le rapport de Vincent Tiberj, en 2011, soulignait ces difficultés au démarrage : « Oui, ces étudiants ont plus souvent des difficultés, mais cela fait aussi partie du défi de les amener progressivement au niveau de leurs camarades d’études. Si au final ils obtiennent leur diplôme, n’est‐ce pas le but ultime ?
poids des regards. On dirait qu’on a volé notre place, qu’on n’a pas eu à travailler, qu’on est là pour la photo », lâche Émilie Boinier Leroux. « Rien que le fait que je dise que ma mère est gardienne d’immeuble... » Elle n’achève pas sa phrase. « Je me suis pris des remarques, du genre "t’as pas la moyenne parce que t’es CEP". Il y a les jugements au faciès sur les noirs et les arabes qui ont des difficultés... », ajoute Sofia. Elle se rappelle « ce petit Parisien typé costume-cravate, qui se retourne dans l’amphi et se permet de dire à notre groupe de CEP un peu bruyants "ah, voilà les sauvages !" » Ces comportements sont certes à la marge, ponctuels. Ils disent pourtant quelque chose de la différence de statuts au sein de l’école selon sa voie d’admission. Josselin parle de ce professeur, en première année, qui basait tout son cours sur le devoir d’un étudiant, « une caricature totale, costume et chevalière en amphi », sans prendre en compte les travaux des autres. « Sa violence symbolique m’avait choqué. » Hâkim Hallouch le reconnaît, ce sentiment de décalage est présent dans chaque nouvelle promotion. « Le passage à l’enseignement supérieur n’a rien d’évident. Chaque génération cherche sa place, ses marques. Dès lors qu’il y a compétition, il y a questionnement sur la légitimité. Certains provinciaux peuvent penser que c’est très parisien, les Parisiens, que c’est très germanopratin. En même temps, c’est normal, c’est une transformation, il y a un changement de lieu, une acculturation. Le temps d’adaptation est nécessaire. La question est de savoir si ça perdure. Je ne pense pas. On vient pour apprendre, découvrir, s’ouvrir au monde. »
« Chaque génération cherche sa place, ses marques. Dès lors qu’il y a compétition, il y a un questionnement sur la légitimité »
« On sent le poids des regards » Tout irait donc pour le mieux. Sauf qu’un malaise pointe sur le sujet. Les élèves, surtout en première année, attestent d’un clivage entre ceux issus de CEP et les autres. Pour rappel, la phrase de Josselin Marc, le président de l’Unef-SP : « Les premiers mois, ils s’identifient avant tout comme des étudiants issus de ZEP. » Eux, ou les autres ? « Quand on discute entre nous des CEP, on sent le
« Fier d’avoir accédé à ce rang » Le clivage n’existe pas que dans l’opinion que chacun porte sur la légitimité des Conventions d’éducation prioritaires. Il se retrouve dans les fréquentations. Josselin admet que les premiers mois, ceux qui viennent de ZEP restent entre eux. Émilie s’en agace franchement : « On a du mal à s’intégrer, on est mis à part. Eux ont fait les mêmes prépas, viennent des mêmes milieux, beaucoup n’ont pas la valeur de l’argent. Pour moi un euro, c’est important. Ce n’est pas le cas de tout le monde ici. Et cette catégorie-là ne s’intéresse même pas à notre parcours, au travail qu’on a effectué. C’est juste un manque de curiosité, c’est pour ça qu’ils remettent en cause les CEP. » Du point de vue de ceux passés par le concours classique, la segmentation existe effectivement, mais les torts sont partagés : « On voit souvent qu’ils restent entre
Professeur d’art oratoire à l’IEP, Cyril Delhay a fait partie de l’équipe qui a mis en place le programme des Conventions d’éducations prioritaires. D’où est venue cette idée d’ouverture sociale ? Lors d’un dîner en mars 2000, Richard Descoings m’a fait part de sa volonté de démocratiser l’école. Il enrageait contre le malthusianisme à la française. Je lui ai dit qu’il fallait regarder du côté des ZEP. A l’époque, j’étais enseignant à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis. Mes élèves n’avaient rien à envier en terme de malice avec ceux du Ve arrondissement parisien. Il y avait même un plus fort vivier de créativité là-bas. On recrutait de très bons étudiants à l’IEP en 2000, mais il n’y avait pas un grand mérite à les intégrer dans le monde du travail. Notre plus-value, désormais, est d’amener des élèves de ZEP jusqu’à une belle insertion. Comment avez-vous pris les reproches formulés contre la réforme ? Richard disait sous forme de boutade : de toute façon ce sera catastrophique, car soit ça ne marche pas et il n’y a rien à faire, soit ça marche et cela fera tout changer [rires]. Les élites étaient très virulentes à l’époque, avec une dose de mauvaise foi. Mais les critiques venaient aussi de ceux qui vivaient dans les zones
grises, les campagnes reculées, les petites villes sans trop d’horizon économique. Ils ont pu ressentir une grande frustration. Dans le second cas, je crois qu’on doit l’entendre. Cependant, la vraie question est : combien d ’é tudi ant s pauv res échouent à l’université ? 50 % de succès en DEUG seulement. Avec les CEP, vous avez une machine éducative qui les transforme, à 90 % de réussite. Pourquoi Sciences Po n’a pas tellement fait d’émules dans l’enseignement supérieur ? Je pleure de rage de voir qu’il n’y a eu développement qu’a minima. L’ESSEC a mis en place un système de tutorat comme riposte à ce que nous faisions, pour ne surtout pas changer leur système. Cela peut aider les élèves à grimper quelques marches, mais c’était surtout une excuse pour ne pas aller plus loin. Nicolas Sarkozy avait une vraie volonté de pousser l’idée. En 2008, lors d’un discours à Polytechnique, il avait annoncé un quota de 30 % de boursiers dans les classes prépa, alors même que son conseiller Claude Boichot expliquait ce jour-là dans les travées qu’il avait tout fait pour l’en dissuader. Mais il reste des conservatismes énormes. Je suis étonné par le fait que depuis 2012, sous un gouvernement de gauche, rien n’ait évolué.
étudiants CEP, et je ne comprends pas pourquoi. A Sciences Po, les affinités se créent avant tout par la voie associative. Je pense surtout qu’ils n’ont pas un engagement suffisant à ce niveau-là. Cela n’a rien à voir avec leurs résultats, ceux qui ont passé le concours général se rendent bien compte que les étudiants venus de ZEP ont réussi à s’élever au-dessus du niveau de leur lycée d’origine », confirme Carla Sasiela. Le cliché d’école de l’élite se vérifie-t-il ? « Il y a une part de vrai dans cette image, mais on essaye de relativiser, car on
A. DM.
Cyril Delhay : « Le système éducatif français est une machine à détruire des talents »
Comment convaincre de la nécessité d’ouverture dans la formation des élites ? Une université anglaise avait dit à l’époque que ce n’était pas notre responsabilité de faire du social. Économiquement, je crois que c’est erreur, car plus on augmente le niveau d’éducation, plus on produit de la richesse. Considérer les jeunes comme un gisement de potentiel me semble une meilleure approche. Mais le système éducatif français est une machine à détruire des talents, il ne les aide pas à s’épanouir. Si on accompagne mieux les prochaines générations, cela donnera des gisements créatifs formidables. Je constate que les étudiants CEP viennent de tous les territoires de France, et aujourd’hui ils sont dans les ministères, avocats, journalistes, etc. C’est la preuve qu’on doit aller chercher le potentiel d’un individu là où il se trouve. Propos recueillis par O. P.-V.
Cyril Delhay a participé à la création des filières ZEP à Sciences Po.
est tellement fier d’avoir accédé à ce rang », balaye Sofia. Peu importe l’avis des autres donc. Conclusion en image, par Émilie : « Aux oraux, quand j’en suis sortie, j’avais peur d’avoir tout raté. Et les résultats sont arrivés, ils étaient très bons. C’est vraiment à ce moment-là que je me suis dit "Tu mérites ta place, autant qu’un autre, voir plus". Et maintenant, je fais partie des meilleurs de mon groupe. Mon niveau n’est pas moins bon, et c’est quelque chose qu’on ne pourra jamais m’enlever. » #
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LEAD ÉPISODE
L’ÉGALITÉ RÉPUBLICAINE, CONCEPT VARIABLE La filière des Conventions d’éducation prioritaire, quinze ans après sa mise en place, ne fait toujours pas l’unanimité.
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Flickr CC
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ensemble de l’enseignement supérieur sélectif français est confronté à l’enjeu de la fermeture sociale des élites. De fait, alors même que le baccalauréat et l’accès à l’enseignement supérieur classique se sont considérablement démocratisés, l’accès aux formations prestigieuses se cantonne de plus en plus aux milieux sociaux favorisés. Sciences Po ne fait pas exception. » Dans son rapport publié en 2011 pour les dix ans des Conventions éducation prioritaire, le sociologue et enseignant à l’IEP de Bordeaux Vincent Tiberj rappelait l’objectif visé par la mise en place de cette réforme, à laquelle il avait activement participé en accompagnant le directeur de l’époque Richard Descoings pour les démarches auprès des premiers lycées ZEP conventionnés. C’était en 2001. Quinze ans plus tard, le programme s’est développé et l’idée d’étudiants issus de milieux défavorisés fréquentant les mêmes salles de cours que les enfants des élites ne provoque plus de grands débats dans les médias. « Descoings avait compris qu’il fallait ouvrir les élites pour ne pas les condamner, raconte Raphaëlle Bacqué, journaliste
Le jardin de l’IEP de Paris.
au Monde. C’est l’idée du Guépard* : il faut que tout change pour que rien ne change. »
Crise de l’aristocratie Lorsqu’il a mené cette réforme, Richard Descoings avait en tête deux visages, dont les portraits décoraient son bureau de directeur. Deux prédécesseurs : Émile Boutmy, fondateur de l’École libre des sciences politiques en 1872, et Jacques Chapsal, refondateur de celle qui devient alors Sciences Po, nationalisée et intégrée à l’Univer-
sité de Paris en 1945. À chacune de ces périodes, la France traverse une grave crise de son aristocratie. L’école a pour vocation de participer au renouvellement républicain pour donner un nouvel élan au pays. Descoings ambitionnait d’être le troisième grand homme à penser le changement dans la formation des classes dirigeantes. Hâkim Hallouch, responsable du programme Egalité des chances et diversité de l’IEP, décrit le postulat déclencheur de la réforme : « Si on passe ses journées à affirmer des valeurs d’égalité, de fraternité, de méri-
4,5 %
tocratie, il faut les mettre en pratique. L’incantatoire, ça va un moment. Depuis plus de soixante ans, tous les travaux de chercheurs sur les questions de reproduction sociale vont dans le même sens. Quand on voit que la pratique ne correspond pas aux valeurs, ou on s’en accommode, on s’assoie sur ses valeurs et ça pose problème ; ou on essaie de faire quelque chose, en déployant au moins de l’énergie pour essayer d’améliorer la société. » Si « Richie », lui-même enfant de l’élite (né dans le VIIe arrondissement parisien de parents médecins catholiques, parcours typique à Henri IV, Sciences Po puis l’ENA), savait qu’il serait inattaquable politiquement en menant cette réforme, il y avait chez lui une part de conviction sincère. « L’opinion publique a retenu cette ouverture sociale de l’école. À l’époque, on croyait au mythe de l’égalité républicaine. Il fallait ouvrir les élites aux banlieues, deux ans après la France black-blanc-beur de 1998 », poursuit Raphaëlle Bacqué. L’enthousiasme serait-il retombé ? « Le débat était très vif au début des années 2000, et il existe encore. Il y a cette idée qu’au fond, le fait d’ouvrir Sciences Po à des élèves défavorisés, qui n’ont pas tout le capital culturel cher à Bourdieu, pourrait niveler par le bas l’élite française. »
d’enfants d’agriculteurs, artisans et commerçants en 2011, contre 68 % issus des CSP+.
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bénéficiaires du programme CEP entre 2001 et 2015.
106
lycées classés ZEP conventionnés en 2016.
27 %
d’étudiants boursiers à la rentrée 2015. L’IEP aimerait atteindre 33 %.
tout le monde est sur la même ligne de départ, quelle que soit l’origine sociale et géographique. L’idée fait bondir Hâkim Hallouch : « Qui peut croire honnêtement que le système éducatif français est égalitaire ? Que les élèves qu’ils viennent de zone rurale, des outremers, de banlieues ou de milieux so-
« Si on passe ses journées à affirmer des valeurs d’égalité, il faut les mettre en pratique »
Au sein de l’école, personne ne formulera son opposition aux CEP ainsi. D’autres arguments sont invoqués par les sceptiques, notamment les membres de l’UNI-MET, le mouvement étudiant classé à droite de Sciences Po. « Nous mettons en avant les imperfections du programme car nous tenons à l’égalité républicaine que représente le concours classique. Il faut que les étudiants CEP puissent se sentir aussi légitimes que les autres au sein de l’école », explique la responsable Carla Sasiela. Dans l’épreuve classique, qui se déroule fin août,
O.PV.
« Des critères flous »
La devanture de l’école.
ciaux fragilisés ne rencontrent aucune barrière sur le chemin de la réussite scolaire ? Il faudrait relire Nicolas de Condorcet, personnage-clé de la pensée égalitaire républicaine. Il appelait à des actions précises, il était vigilant à une égalité de fait et pas de théorie. » L’UNI-MET est régulièrement accusée par l’Unef, le « syndicat » de gauche de l’école, de tenter de bloquer l’établissement de nouvelles conventions avec des lycées ZEP. Les premiers récusent une implication directe, mais assument leur opposition à de nouveaux partenariats, sauf s’ils s’appliquaient...à tous les lycées ZEP de France : « Les critères sont très flous. Pourquoi tel lycée et pas un autre ? », ajoute Carla Sasiela. « Nous ne sommes pas le ministère de l’Éducation nationale. Pour établir un partenariat, il faut être deux. On ne peut pas forcer tous les lycées de France à s’associer à Sciences Po », explique Hâkim Hallouch, avant de répondre aux critiques venues de l’élite : « À chaque réforme, il y a des franges conservatrices qui ne veulent pas changer une répartition du pouvoir dont elles bénéficient. Et des progressistes qui veulent faire bouger les lignes et poser des questions. » Ces lignes ont évolué depuis quinze ans au sein de l’école. L’objectif a-t-il été pour autant été rempli ? Pas encore, ajoute le responsable Égalité des chances : « D’un point de vue éducatif, la grande interrogation que l’on doit avoir, et qui ne se limite pas qu’à Sciences Po, c’est de savoir ce que l’on fait des milliers de jeunes français qui ne sont pas accompagnés spécifiquement. » O. P.-V. *Dans l’œuvre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, qui raconte la déchéance d’une famille sicilienne noble, un personnage avance comme stratégie pour conserver ses privilèges de classe en pleine révolution garibaldienne : « Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change. »
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LEAD ENTRETIEN
« La reproduction des élites est d’abord une reproduction sociale » Le président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, est issu d’un milieu populaire. Il estime que les élites politiques sont déconnectées du terrain.
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Vous êtes titulaire d’une licence de mathsphysique. Vous n’êtes passé ni par Sciences Po, ni par l’ENA. A-t-on déjà contesté votre légitimité politique à cause de votre cursus ? Oui, bien sûr, et pas seulement dans le monde politique. Arrivé à un certain niveau de responsabilité, on veut toujours vous fixer un plafond de verre. Vous n’êtes pas issu de telle ou telle promo, vous n’appartenez pas à tel ou tel corps. Je prends cela avec une certaine philosophie, presque avec un peu d’humour. Je crois même qu’à chaque fois, cela m’a rendu un peu plus fort. Ma légitimité, je ne la tire d’aucune caste, d’aucun club. Pas un seul de mes mandats n’est issu d’autre chose que du suffrage universel, de la reconnaissance de mes électeurs et du travail que je fournis pour eux. Selon vous, qu’a apporté votre parcours atypique à la classe politique ? Une connaissance du réel. La souffrance sociale, le mal des banlieues, les discriminations qui cassent les reins d’une partie de notre jeunesse, les inégalités culturelles, je ne les ai pas apprises dans les livres : c’est l’histoire de ma vie, celle de mes parents, de mes voisins, de mes amis d’enfance. De même, si je chéris la République et ses instruments d’égalité, ce n’est pas au nom de valeurs abstraites, c’est parce que je sais ce que cela peut apporter pour sortir de sa condition, s’élever et réussir. Les politiques publiques ne sont pas faites pour aligner des colonnes de dépenses sur des colonnes de recettes : elles sont là pour améliorer l’existence de femmes et d’hommes faits de chair et de sang, et leur permettre de choisir la vie qu’ils veulent mener. Lorsqu’on vient d’un milieu populaire, comme vous, est-il nécessaire de se de conformer aux us
et coutumes de la classe politique pour réussir ? Le port de la cravate est obligatoire en entrant dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale ; c’est le seul code auquel je me conforme. Pour le reste, je mets un point d’honneur à rester moi-même. Dans votre livre Je ne me tairai plus*, vous affirmez que votre cabinet est « composé en partie d’énarques, mais décontaminés ! ». Pourquoi les étudiants sortis de l’ENA doivent-ils être « décontaminés » ? Ce que j’attends de mes collaborateurs, c’est qu’ils s’affranchissent de leur carcan intellectuel pour innover, inventer, imaginer. Si les recettes apprises à l’ENA avaient permis de régler les grands problèmes qui se posent au pays depuis trente ans, ça se saurait. Les décontaminer, c’est leur faire comprendre qu’au-delà de la restitution de leur apprentissage, j’attends d’eux de la créativité et des réponses ancrées dans le réel. Considérez-vous qu’il y a une persistance de l’énarchie en France ? Il y a, dans notre pays, une sorte de noblesse administrative. C’est un fait, les promos se suivent, se ressemblent, se reconnaissent et se passent même quelquefois les plats. Mais il faut bien faire la part des choses. Vive l’ENA et vive les énarques ! La République a besoin de ses « technos » et, par certains côtés, je m’inquiète de la diminution d’étudiants de l’ENA qui s’intéressent à la politique – ce que j’interprète comme un affaiblissement du pouvoir politique. La conduite des affaires de l’État nécessite de l’expertise, une véritable ingénierie, et soyons fiers de compter en France une administration pointue, de grande qualité. Ce qui pose problème, c’est lorsque le politique donne le sentiment
Assemblée nationale
de se soumettre à l’administration et de lui confier les rênes du pays. Chacun à sa place : le politique décide, l’administration exécute.
« Il y a dans notre pays une sorte de noblesse administrative »
Vous avez un jour suggéré d’envoyer les étudiants de grandes écoles en « mission citoyenne de trois mois minimum » notamment dans les banlieues. Les élites sont-elles à ce point étrangères aux préoccupations des classes populaires ? C’est précisément le vice de la reproduction des élites. Cette reproduction est avant tout sociale, parce que cette élite scolaire est d’abord culturelle et économique. Une récente étude démontrait que les ouvriers sont huit fois moins représentés parmi les parents d’énarques que dans la population, et les cadres supérieurs quatre fois plus. Et pour autant, ce sont ces filles et ces garçons issus de cette élite qui seront demain les femmes et les hommes chargés de mettre en œuvre les politiques publiques. C’est le sens de ma proposition. Pour administrer le pays, autant connaître la réalité de toutes ses strates sociales. Une telle mission citoyenne de trois mois serait de nature à nouer ce premier contact.
Si l’Assemblée nationale s’est ouverte, elle reste composée en majorité de députés issus de la classe moyenne supérieure. Il ne reste aujourd’hui qu’un député d’origine ouvrière. Considérez-vous qu’il existe une crise de la représentation politique ? C’est incontestable et c’est d’une logique implacable. Quel salarié moyen, quel ouvrier va prendre le risque d’abandonner son emploi pour conquérir un mandat
parlementaire qu’il est susceptible de perdre au gré des alternances ? Chez les salariés, chez les ouvriers, on ne réintègre pas son entreprise comme un haut fonctionnaire réintègre son administration. On saute sans parachute. La loi sur le non-cumul des mandats qui sera appliquée en 2017 va-t-elle permettre un renouvellement du personnel politique ? En fonction de son application, cette réforme sera la meilleure ou la pire des choses pour la démocratie. C’est une belle et grande loi qui va apporter un bol d’oxygène à notre démocratie et faire émerger de nouveaux visages. Et dans le même temps, il faut prendre garde à ce que la perspective du « mandat unique » ne conduise pas les seuls fonctionnaires ou notables à pouvoir exercer demain lesdits mandats. Le non-cumul ne peut être qu’une première étape. Si nous ne parvenons pas simultanément à sécuriser le parcours politique et à redonner des pouvoirs au législateur, ce n’est qu’une élite encore plus restreinte qui aura le luxe de prétendre au mandat électif. Propos recueillis, par écrit, par la rédaction de LEAD *Je ne me tairai plus. Plaidoyer pour un socialisme populaire, avec Hélène Bekmezian, Flammarion, 2014.
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Dessin : Valentine Gressier/Collage : Alexis Patri
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Après quatre années d’études rue SaintGuillaume, Patrick poursuit son cursus en Belgique, au Collège d’Europe de Bruges, maison-mère des futures élites européennes. Intégré dans la "bulle de Bruges", Patrick emménage avec une dizaine d’autres étudiants dans l’une
des résidences du Collège. Au contact d’Italiens, d’Espagnols, de Hongrois, de Syriens, et même d’un Japonais, il se découvre Européen. Au travers de ses cours, de ses projets de groupe et des conversations avec ses camarades, il explore la richesse de la culture
Collège d’Europe
CLOÎTRÉ DANS LA ‘‘BULLE DE BRUGES’’
européenne, tout en apprenant l’art du consensus. Au fil des semaines, se forge au sein de la promotion "Chopin" le fameux "Esprit du Collège", point de départ d’un réseau transnational.
L
Par Stéphane FAURE [ @FaurEurope]
a soirée Networking s’achève, les étudiants du Collège d ’Europe peuvent tomber la cravate. Le jeudi, comme dans la plupart des universités du continent, c’est soirée étudiante à Bruges. Par petits groupes, ils se rendent au sous-sol de leurs résidences, dans une belle cave voûtée. L’ambiance est festive, la vodka coule à flots contrôlés – c’est la semaine balte au Collège. A la fin de leur master 2 – cette formation dure un an – ils travailleront pour la Commission, le Conseil, ou le Parlement européens. Certains intègreront des cabinets juridiques spécialisés en droit de la concurrence, feront du conseil ou bien du lobbying à Bruxelles. D’autres, enfin, œuvreront dans des ONG ou au sein de leurs administrations nationales. Quoi qu’il en soit, ils formeront l’élite de l’Union européenne. « Élite ». Le mot fâche bon
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Fondation du Collège d’Europe à Bruges, suite au Congrès fédéraliste de La Haye.
devenir le lieu de formation de la nombre d’étudiants du Collège fine fleur des futurs fonctionnaires, – pas tous, loin de là – moins leurs juristes ou économistes européens. professeurs. « On est les gentilles Printemps 1948. Au Congrès de La élites », ironise Nathan de ArribaHaye, les ténors du fédéralisme Sellier, le fondateur de La Voix du Avec le premier élargissement, européen décident de former une Collège, le journal étudiant. Ici, l’enseignement se technicise élite transnationale européenne, comme ailleurs, chacun en possède pour les besoins des nouvelles avec des relais dans chaque admisa propre définition. Tantôt berinstitutions européennes. nistration nationale. Leur but : ne cées d’idéalisme, tantôt de sceptipas rééditer les errements du passé, cisme, elles rejoignent peu ou prou rapprocher les hommes et faire celle inscrite dans le Larousse : l’Europe. Un an plus tard naît le « groupe minoritaire de personnes Trois ans après la chute du Mur Collège d’Europe. Parmi ses fondaayant, dans une société, une place de Berlin, un second campus teurs, une figure de proue du Mouéminente due à certaines qualités ouvre à Varsovie, tel un pont vement Européen International. valorisées socialement ». entre l’Est et l’Ouest. Un certain Winston Churchill. Au Au détour d’une colonne en tableau d ’honneur des anciens pierre apparente, clampine une fille élèves, une Première ministre daau charme hollywoodien des annoise (2011-2015), la social-démonées 1950. Aurore Loste étudie en Lancement d’un programme crate Helle Thorning Schmidt, frémaster de Relations Internatiod’études de deux ans en quente l’ex Vice-Premier ministre nales et Diplomatie. S’engage alors partenariat avec la Fletcher du Royaume-Uni, le libéral-démoune longue discussion sur les School of Law and Diplomacy crate Nick Clegg. grands sujets du moment. Et node Boston. tamment sur cette « polycrise » déPar facilité, cette institution crite par Jean-Claude Juncker, le unique en Europe est souvent comprésident de la Commission européenne : Brexit, miparée à l’ENA (l’Ecole Nationale d’Administration) grants, crise de l’euro, montée de l’euroscepticisme et française. Royaume des « fils de » et de la reproduction désamour citoyen vis-à-vis d’un projet européen vide de sociale, d’un système auto-entretenu et déconnecté du souffle, orphelin de cette virtù machiavélienne capable « peuple ». Pourtant, la réalité est plus complexe. de changer le cours de l’histoire en des temps de mauDerrière les grandes baies vitrées du café étudiant de vaise fortune… « En six mois passés ici, c’est la première Verversdijk – l’un des deux sites du Collège, situé à cinq discussion où je me rends compte que l’on ne se pose même minutes du berceau originel de Dijver, en amont du pas la question de la faillibilité de l’UE, avoue-t-elle. En fait, canal – Aurore et Milena dissertent sur ce supposé on éprouve une réelle difficulté à mettre en relation ce que « élitisme » du Collège. « Les bourses permettent une grande l’on apprend avec les réalités nationales ». Des somnamdiversité de milieux sociaux, contrairement aux formations bules, nos futures élites ? élitistes françaises, décrypte Aurore, en portant sa tasse de thé aux lèvres. Après, je n’ai pas fait Sciences Po, mais L’ENA européenne ? pour réussir ton concours à 17 ou 18 ans lorsque tu passes le bac en plus, il faut tout même avoir un certain bagage. » Les notes s’envolent du carillon et rythment le pas Sa camarade, dont le père est allemand et la mère frandes touristes qui s’éloignent du Grote Market, la Grand çaise, confirme : « Souvent, ceux qui intègrent Sciences Po Place locale, à travers une pluie laiteuse. Le long du befont recours à des prépas qui coûtent cher. Mais ceux qui réusfroi, en direction du canal, résonnent sur les pavés de sissent le mieux ont des parents professeurs ». Avant la « Venise du Nord » les premières mesures de l’Ode à d’interroger : « Après ici au Collège, est-ce qu’il y a beaucoup la joie. Finale de la 9 e symphonie de Beethoven, ce de fils d’ouvrier ? ». « Oui, au gré des conversations, tu as poème écrit en 1785 par Friedrich von Schiller est beaucoup de surprises, réplique Aurore. Moins parmi les aussi, depuis 1972, l’hymne européen. « Au début de Français (il n’y a que trois boursiers), quoique… J’ai un ami l’année, on trouvait ça sympa. Mais au bout de six mois, on dont le père est au chômage et la mère caissière. Moi j’ai fait n’en peut plus de l’entendre plusieurs fois par jour », deux prêts, je suis endettée à mort. Mon père est guide s’amusent Aurore et sa camarade Milena Kleine, en de haute montagne, ma mère infirmière, donc je ne roule pas sirotant un thé. Au sortir des atrocités de la Seconde sur l’or non plus. Quand tu regardes les milieux sociaux Guerre mondiale, cette ville tout droit sortie du Moyend ’origine, je ne pense pas que l’on soit une élite au Âge, avec ses maisons en briques coiffées de pignons à sens wde l’ENA ». pas de moineaux, si typique des villes flamandes, allait
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Il existe en effet moult différences avec l’ENA. Contrairement à l’école de Strasbourg, les étudiants du Collège ne sont pas assurés d’obtenir un poste dans l’administration européenne. Loin de là. « Pour n’importe quel emploi à la Commission, même secrétaire, tu dois passer un concours », explique Milena. « En réalité, c’est plus un test de QI », renchérit Aurore. Chaque année, ils partent 40 000 et arrivent 200 à bon port après une sélection drastique. D’où une certaine appréhension chez les étudiants. D’après les chiffres d’un sondage réalisé en 2012/2013 auprès des anciens, dans les huit mois suivant leur sortie du Collège, 25 % sont embauchés en CDI, 40,6 % en CDD, 17,7 % sont en stage, et 8 % en recherche d’emploi. « Le côté élitiste vient du processus de socialisation interne au Collège, qui fait que l’on vit dans une bulle », commente Aurore. Ah… la fameuse « bulle de Bruges ». Tous, étudiants comme professeurs, n’ont que ces mots à la bouche lorsqu’il s’agit de décrire le Collège. Recherche d’entre
soi d’une part, volonté de forger un « esprit du Collège » d’autre part, tout le fonctionnement de l’institution est pensé pour créer un microcosme. « Le Collège fait beaucoup d’efforts pour notre vie sociale : on habite dans les mêmes résidences, on mange tous les jours ensemble matin, midi et soir, on a un bar dans l’une des résidences où l’on fait la fête tous les jeudis soirs… », égrène Milena avec énergie. « La valeur ajoutée du Collège, c’est de te placer dans une bulle avec toutes les nationalités des États membres (et plus), de manière ultra intense pendant un an, affirme Aurore, de sa voix très douce, presque maternelle. Tu apprends énormément sur l’Europe au travers des discussions que tu as avec les autres étudiants. Si je suis amenée à travailler avec un Autrichien à la Commission, et que je suis super pote avec un Autrichien ici, je vais avoir un a priori ultra positif. L’idée de base du Collège est géniale ». Mais pour certains, la bulle se révèle « oppressante ». Les cours du lundi au dimanche et les emplois du temps envoyés d’une semaine à l’autre limitent drastiquement la
« La valeur ajoutée du Collège : c’est de te placer dans une bulle avec toutes les nationalités des États membres (et plus) »
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Collège d’Europe
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Des résidences au site Dijver, en passant par celui de Verversdijk (à gauche), le canal n’est jamais loin…
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Comment intégrer le Collège d’Europe ?
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possibilité de s’échapper le temps d’un week-end. Sélim, un étudiant venu de Tunisie, évoque une « une prison sans barrières » : « Dès qu’on franchit le canal, c’est un autre monde », dit-il en rigolant.
Le bâtiment historique de Dijver.
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Il n’est point chose aisée que d’intégrer « l’élite de la formation » aux questions européennes, pour reprendre les mots de Didier Georgakakis, sociologue des institutions européennes. Condition sine qua non : détenir un diplôme de grade master 1 ou 2 – l’année de formation au Collège d’Europe délivrant un master 2. Ainsi, la moyenne d’âge s’établit autour de 24/25 ans. Les étudiants issus des filières de sciences humaines (histoire, économie, sciences politiques, droit...) sont de facto plus concernés, même si certains ont des profils plus scientifiques. Première étape, la constitution d’un épais dossier : CV, lettre de motivation, lettres de recommandation écrites directement sur l’interface internet du Collège – pour prouver que les professeurs connaissent réellement les élèves qu’ils recommandent –, certificat de langue (en français
Collège d’Europe
70 % de boursiers
ou en anglais, les deux langues « véhiculaires » de l’établissement). Une fois passé ce premier tour, chaque candidat est soumis à un entretien personnalisé devant un jury propre à chaque pays : les comités nationaux. Ces derniers interviennent également dans l’attribution des bourses d’études, chaque pays appliquant ses propres critères. Tous les entretiens s’effectuent sous la supervision du responsable des admissions du Collège, Thierry Monforti. Une fois sélectionnés, les 471 étudiants du Collège se répartissent en cinq filières. À Bruges, quatre possibilités s’offrent aux 349 étudiants du campus : Droit, Économie, Politique et administration, et Relations Internationales et Diplomatie. Sur le campus de Natolin, dans la banlieue de Varsovie en Pologne, les 122 élèves suivent les cours du master d’études européennes interdisciplinaires.
Depuis son bureau qui surplombe le canal et les toits de tuiles orangés, Thierry Monforti, le responsable des admissions se souvient : « Quand j’étais étudiant ici, il y a maintenant vingt-cinq ans, les fils de diplomates étaient beaucoup plus nombreux, alors que le Collège comptait deux fois moins d’élèves ». Les chiffres semblent donner raison à ce grand gaillard belge. Aujourd’hui, 70 % des étudiants du Collège bénéficient d’une bourse, afin de financer une scolarité dont le coût paraît astronomique à tout citoyen français : 24 000 euros pour un an (16 000 euros de frais de scolarité, 8 000 euros pour les frais annexes – logement en résidence et nourriture). Même si, en fonction de la nationalité des étudiants, les critères d’attribution varient : pour les Français, qui forment le plus gros contingent d’étudiants (75), seuls comptent les revenus des parents. À l’inverse, les Italiens – le second contingent le plus important (51) – recevront une bourse quoi qu’il arrive : fils d’ouvrier ou de patron, même combat. Tandis que les Autrichiens ne peuvent bénéficier que des bourses de la Commission européenne. « Parce que mon pays ne finance pas le Collège et n’a pas donc pas de comité national (en charge de la première étape de sélection des candidats au Collège et de l’attribution des bourses), je me suis engagé à écrire mon mémoire sur la Politique Européenne de Voisinage, explique, dans un français teinté d’accent viennois, Sascha Daghofer, étudiant dans le même master qu’Aurore et Milena. C’était le seul moyen d’obtenir une bourse et de venir ici. » Dans la « bulle de Bruges », l’Europe se vit jusque sur les machines à café. Y figurent le slogan de l’institution – « Étudier et vivre l’Europe » – parmi une mosaïque de photos d’étudiants. Tantôt dans les rues de Bruges, tantôt en plein exercice de négociation, tantôt en compagnie de responsables européens comme Herman Von Rompuy, l’ex-Président du Conseil européen. Une diversité autant affichée que vécue. Entre deux cours, on y croise Alessandro de Giacomo, un étudiant dont le patronyme indique la provenance. Plein d’idées reçues sur le Collège avant la rentrée de septembre, il a rapidement changé d’avis : « Je me disais que j’allais passer dix mois avec des gros snobs, sans problèmes sociaux… Mais en fait pas du tout. D’ailleurs, tu vois le type derrière, il vient de Somalie. Il a fui la guerre avec son père et son frère pour trouver refuge en Hollande. Une histoire lourde », affirmet-il, le ton grave. Dans son vaste bureau lumineux, Jörg Monar, le Recteur du Collège insiste : « Ici, nos étudiants vivent la diver-
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de frais de scolarité pour une année d’étude.
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Collège d’Europe
Des étudiants en quête d’infos et sité intensément. Ils apprennent beaude réseau à la soirée Networking. coup entre eux. Cela renforce leur tolérance et leur esprit de coopération, leur permet de mieux gérer les tensions ». Des qualités qui leur serviront lorsqu’ils devront négocier des consensus au niveau européen pour le compte de leurs administrations nationales ou de la Commission. Des « diversity managers » en quelque sorte, comme aime à les appeler ce géant de deux mètres au regard bienveillant. De là à former « la mafia de Bruges », un petit groupe de privilégiés qui tireraient les ficelles de la machine Europe, tels que les dépeignent leurs détracteurs ? « Il existe un réseau, entretenu depuis la création du Collège, qui a une caractéristique transnationale. C’est ainsi que le terme de "mafia" s’est marrer leur vie professionnelle », comme l’explique M. Esimposé », souligne Didier Georgakakis, sociologue et tève, chargé d’organiser cet événement. directeur de l’ouvrage Le champ de l’eurocratie. Une socioObjectif : recevoir des conseils certes, mais aussi, logie politique du personnel de l’UE. comme dans tout milieu, développer son réseau. « Le « Ce terme de "mafia", je le récuse ! ». Xavier Estève, resréseau est un aspect problématique des élites car derrière se ponsable des carrières au Collège, préfère parler de cache la notion d’exclusivité. Mais grâce à cette "bulle", nos « solidarité, à l’exemple de la soirée Networking de ce soir ». étudiants sont beaucoup plus ouverts Ce jeudi 18 février 2016, c’est la d ’esprit que les élites nationales, foule des grands soirs dans le foyer tranche le Recteur, car depuis 1949, de Dijver. Les kakémonos et partinous formons une élite transnationale tions de musique à la gloire de Fréréceptive à la diversité culturelle, à la déric Chopin, « parrain » de la proétudiants répartis sur deux diversité d’attitude ». Le plus soumotion 2015/2016, ont laissé place campus : à Bruges, en Belgique vent, ces « diversity managers » aux tables garnies de vin rouge ou et à Natolin, en Pologne. œuvreront dans l’ombre pour créer blanc, de gouda et de gaufrettes. du consensus au niveau continenNormal, on est ici aux confins de la tal, tels des courroies de transmisFrance, des Pays-Bas et de la Belsion au service des différentes gique. Au programme, réseautage nationalités se côtoient sur les élites en compétition à Bruxelles. avec une cinquantaine d’anciens de bancs du Collège. La plupart des « Il persiste un mythe en Europe, qu’il l’institution. Répartis par badge de pays de l’UE sont représentés, existerait une seule sorte d’eurocrate, couleur comme au Trivial Poursuit auxquels s’ajoutent des une seule élite européenne. C’est com– jau ne pou r les lobby i stes, étudiants venus du Japon, de plètement faux, éructe Didier Geormembres de think tanks ou cadres Chine, d’Argentine... gakakis. Les élites européennes, ce ne de grandes entreprises ; rouge pour sont pas seulement les élites de les consultants ; vert pour les juBruxelles, mais aussi David Cameron, ristes ; et bleu pour les fonctionFrançois Hollande, Viktor Orbàn (le naires des institutions euro anciens constituent un réseau national-populiste Premier ministre péennes, diplomates, ou membres efficace au sein des institutions hongrois)… qui forment les élites polid’ONG comme le Comité Internaeuropéennes et nationales, de tiques. À côté de ça, on retrouve les tional de la Croix Rouge – ils sont grandes ONG internationales, élites économiques et industrielles, qui une cinquantaine à « avoir bravé la de cabinets d’avocat bruxellois... ne sont pas situées à Bruxelles », déneige » afin de « donner plein de bons taille celui qui enseigne aussi conseils aux étudiants pour bien dé-
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PROVENANCE DES ÉTUDIANTS DE LA PROMOTION CHOPIN 2015/2016 + de 50 Entre 30 et 50 Entre 20 et 30 Entre 10 et 20 Entre 1 et 10
Pays-Bas (11) Belgique R-U (28) (29)
Irlande (10)
Allemagne (28) France (75)
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Portugal (13)
Pologne (17)
Ukraine (20)
Moldavie (10) Italie (51)
Espagne (39)
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au Collège d’Europe. En bon disciple de Bourdieu, il précise : « Ce qui existe à Bruxelles, c’est ce que j’appelle le champ de l’Eurocratie, c’est à dire, un champ démocratique où évoluent des élites administratives. Mais ceux qui font tourner la machine ne sont pas nécessairement des élites au sens d’élites sociales : un directeur d’administration à la Commission européenne n’est pas nécessairement un grand bourgeois. Ce sont au contraire des élites en voie de constitution » conclut-il.
Une Europe trop technique ? À l’écart du brouhaha ambiant, Christophe Christiaens dispense ses conseils à une étudiante française venue avec son CV : « Être professionnelle, c’est le plus important. Et ta formation au Collège te permet d’être opérationnelle rapidement ». Ce Belge de 27 ans, sorti du Collège en 2012, travaille désormais à l’ambassade du Royaume-Uni comme attaché économique. Il est venu ce soir-là pour rassurer les étudiants, en proie aux « doutes et à l’insécurité professionnelle » car « quand tu es
Turquie (18)
jeune, tu fais des erreurs, et les premières années après le Collège sont les plus importantes ». Pour obtenir son poste actuel, il admet que le réseau du Collège a aidé, « un peu ». Quelques mètres plus loin, une grande blonde déambule à la recherche d’un avocat. Eleonora Weronicka, une Italienne d’origine polonaise, assume autant son élitisme que le réseautage qui va avec : « J’ai fait le Collège pour me spécialiser et avoir accès à un réseau, et je compte dessus pour trouver un travail ». En master de droit, elle explique pourtant ne pas vouloir rejoindre un cabinet d’avocats bruxellois. Elle se verrait bien au Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés. Son credo : les droits de l’Homme et le droit d’asile. Une « démarche idéaliste », affirme-t-elle en souriant. À l’instar de Cecilia Nieuwenhout, l’une de ses camarades de classe. Cette Néerlandaise de 23 ans, dont les cheveux châtains s’accordent aux taches de rousseur, déclare tout de go vouloir « servir la société plutôt que de gagner des mille et des cents dans une "law firm" à Bruxelles ».
Des propos qui rejoignent ceux du « Monsieur carrière » au Collège, Xavier Estève : « La plupart de nos étudiants ont à cœur de servir l’intérêt européen… ou l’humanité », souligne-t-il de sa voix rocailleuse. Mikayel Khachatuyan, un étudiant arménien aux lèvres ourlées et au français parfait, résume bien la chose : « Pour moi, les élites sont avant tout intellectuelles. Ce sont des gens qui pensent, qui ont des valeurs et des idées pour changer les choses et agir ». Cela ne l’empêche pas de dénoncer un « certain formatage » dans l’enseignement reçu au Collège. Ce que nie en bloc le Recteur, M. Monar : « Nous ne choisissons pas des professeurs qui donnent une image rose de l’Union européenne ». « Les étudiants ont assez de possibilités pour développer leurs idées, poursuit-il. Dans le cadre du mémoire de fin d’année, nous les encourageons à faire des recommandations très pratiques sur ce qui pourrait être changé » dans le fonctionnement des institutions européennes. Des recommandations techniques avant tout : tel accord commercial, telle directive sont-ils trop libéraux ? Ou trop protectionnistes ? Doit-on lier commerce et aide au développement dans les accords avec les pays en développement ? Ainsi, certains étudiants, comme la Turque Sara Tarim, se plaignent du manque de « réflexion intellectuelle dans les cours ». Quelques heures auparavant au café de Verversdijk, Aurore avait déjà tranché la question : « Pour réfléchir sur l’Union Européenne, tu peux aller dans d’autres universités. Ici, ce qui est assez exceptionnel, c’est que l’on nous inculque la façon de voir et de penser ces institutions européennes ». À savoir, cette culture poussée du consensus. Peut-être qu’en d’autres temps, Sara se serait sentie plus à son aise. Car l’enseignement au Collège n’a cessé d’évoluer, au gré des avancés de la construction européenne. De 1949 à 1973, en l’absence de réelles institutions européennes, la formation incluait du droit international, des cours d’histoire de l’Europe, de philosophie… pour former les cadres des administrations nationales. Puis, dans la foulée de mai 1968, la démocratisation de l’université a accompagné le premier élargissement de la Communauté Economique Européenne (CEE) au
Royaume-Uni, au Danemark et à l’Irlande. « A partir de là, il y a eu une technicisation de l’enseignement », explique Thierry Monforti, le « Monsieur Admission ». Cette technicisation correspond à la nature même de la construction européenne, fruit d’une histoire continentale tourmentée. Le projet européen fut pensé, au sortir des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, par une élite. Hommes politiques, intellectuels, diplomates, capitaines d’industrie, tous avaient à cœur d’unir les Européens. La paix était leur horizon commun. « Nous ne coalisons pas des États, nous rassemblons des hommes », énonçait en son temps l’un des Pères de l’Europe, le Français Jean Monnet. Mais, dans l’Europe de l’après-guerre, les blessures étaient tenaces et les fractures béantes, entre des Français martyrisés par l’occupant allemand et des Allemands laminés par les Alliés. Aussi, pour ne pas échauder des opinions publiques traumatisées, fallait-il construire l’édifice européen sur des bases techniques, dont la Commission européenne est aujourd’hui l’avatar. « Garder un lien étroit avec les attentes des citoyens est un défi pour chaque élite », admet Jörg Monar, le gardien du temple. Les critiques actuelles des citoyens européens visà-vis de cet OPNI (Objet politique non-identifié) qu’est l’Union européenne ont pour racine principale ce trop grand technicisme, fruit d’un compromis permanent qui, de la crise de l’euro à celle des migrants,
Collège d’Europe
« Les élites sont intellectuelles. Des gens qui pensent, qui ont des valeurs et des idées pour changer les choses et agir »
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Chaque étudiant dispose d’une chambre dans l’une des neuf résidences de la ville.
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... montre sans cesse ses limites. L’unanimité requise
au Conseil européen – le grand raout des chefs d’ État et de gouvernement des États membres, le véritable organe décisionnaire en Europe – pour approuver chaque mesure importante empêche toute action d’ampleur à même de changer la vie des Européens. Sans parler d’un manque criant de leadership. Dans le « Wall of Fame du Collège », le couloir du rez-de-chaussée de Dijver, trônent les portraits de ces grands Européens qui, à chaque rentrée, prononcent le discours d’ouverture du Collège. François Mitterrand y côtoie Helmut Kohl, Jacques Delors, Simone Veil et tant d’autres. Devant la photo de Felipe Gonzalez, Président du Gouvernement espagnol entre 1982 et 1986, un homme trapu s’attarde. À 40 ans, Andrés Borja Alcaraz Riaño est le plus vieil étudiant de l’actuelle promotion Chopin. « Le temps a fait de lui un véritable leader alors qu’ il était détesté à son époque, argue-t-il en regardant son compatriote, avec une conviction toute méditerranéenne. Aujourd’ hui, il manque des leaders comme lui en Europe ». Qu’ils soient professeurs ou étudiants, beaucoup jugent « effrayant » le court-termisme des dirigeants actuels.
Comment ne pas songer au livre de l’historien Chirstopher Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre ? Cent ans après Verdun, seul le souffle des populismes semble se répandre, élection après élection, de la France à l’Allemagne, de la Pologne à l’Italie, du Danemark à la Hongrie… Le Collège d’Europe n’échapperait pas à cette réminiscence de l ’élan national. Les « national weeks » sont de ces traditions qui forgent les grandes institutions universitaires. Les étudiants se plaisent à découvrir de nouvelles cultures par le biais de la cuisine, du cinéma, ou du divertissement – lors de la semaine nationale franco-monégasque a lieu une session « Questions pour un champion ». Mais depuis 2014, des sociétés nationales ont fait leur apparition. Les Italiens ont initié le mouvement, puis les Espagnols et les Grecs ont embrayé. « Certes, ces initiatives restent ouvertes aux non nationaux, voire servent de support à des cours de langue. Mais ça demeure tout de même un flagrant retour du national », s’attriste Nathan de Arriba-Sellier dans les colonnes de La Voix du Collège. « Cette analyse manque de recul, critique Thierry Monforti, lui-même ancien du Collège. Déjà de mon temps, sur les deux cents étudiants, une trentaine d’Es-
Qu’ils soient étudiants ou professeurs, beaucoup jugent « effrayant » le court-termisme des dirigeants actuels
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Paroles d’étudiants après les attentats de Bruxelles du 22 mars 2016 Andrés Borja Alcaraz Riaño, master de droit : « Pour moi, il n’y a qu’une terreur. Quand Boko Haram attaque une église au Nigeria ou quand Daesh frappe Paris et Bruxelles, c’est la même chose. En tant qu’Espagnol, je me souviens particulièrelement des attentats du 11 Mars 2004 à Madrid. Mais comme j’ai étudié et travaillé plusieurs années en Belgique, et que j’y ai beaucoup d’amis, les attaques de Bruxelles m’ont vraiment affecté. Il est probable que les États membres mettent en oeuvre des mesures restrictives, par opportunisme politique. Nos dirigeants ne se révèlent pas à la hauteur de la situation. C’est en partie lié à leur manque de coordination et de coopération
par rapport aux grands sujets mondiaux. L’envie de certains de supprimer Schengen traduit leur manque de compréhension de l’aspect transnational des problèmes actuels, des réfugiés au terrorisme. » Mathilde Thibault, master de droit : « Nous avons observé une minute de silence à l’heure du déjeuner en hommage aux victimes le lendemain des attentats. Pour ma part, c’est pareil que lorsque ça arrive à Paris : pas de sentiment d’insécurité mais une envie de comprendre comment éviter ça, que ça se reproduise. J’espère que cela va faire prendre conscience à nos dirigeants nationaux que la réponse est nécessairement européenne : il faut plus de budget
dans la coopération des services de renseignements continentaux. » Camille Bing, master de Relations internationales et diplomatie : « Comme tout le monde ici, j’ai été très choquée par ce qui s’est passé, d’autant plus que de nombreux étudiants du collège devaient prendre l’avion ce jour là. J’espère que cela va favoriser la coopération au niveau de la lutte antiterroriste au niveau de l’UE. Ainsi du PNR (« Passenger Name Record », un vaste fichier recensant l’identité de tous les passagers des avions circulant, entrant ou sortant de l’espace européen) qui est de nouveau sous les projecteurs, même si le lien avec ces attentats ne semble pas évident.»
Qui finance le Collège d’Europe ?
Flickr
pagnols restaient très souvent ensemble, ce qui déplaisait fortement aux autres. » Du pur « instinct grégaire » selon lui. « Ces comportements ne m’inquiète pas outre mesure, car ceux qui restent ensemble (par nationalité) ratent une occasion formidable de découvrir de nouvelles cultures », tranche Sascha Daghofer, la petite délégation autrichienne du Collège (quatre étudiants) l’obligeant à élargir ses horizons. Pourtant, dans son billet, le rédacteur en chef du journal étudiant, Nathan de Arriba-Sellier, évoque des « tensions entre nationalités dans l’organisation de semaines » transnationales, notamment entre pays de l’Est ou du Benelux. Et laisse parler son amertume : « Ces replis nationaux, même au sein d’un moteur de l’Europe, sont particulièrement déprimants quand on sait que l’Union [en] crève », s’insurge-t-il. Et ce, alors que le Collège n’a jamais été aussi ouvert sur le monde. Depuis la chute du Mur de Berlin, le Collège a élargi ses horizons. À l’Est, en créant un campus à Natolin, en Pologne, dès 1992. Puis en intégrant un nombre croissant d’étudiants issus notamment des pays de la Politique Européenne de Voisinage. Ainsi, du Maghreb à l’Ukraine, du Japon au Liban, une centaine d’extra-européens peuplent les bancs du Collège (répartis sur les deux campus). Aujourd’hui, 53 nationalités se côtoient. La prochaine étape ? « Pour la première fois, nous lançons une coopération avec une université américaine, la Fletcher School de Boston. Le programme tiendra en deux ans, avec un focus sur les défis du leadership transatlantique », détaille le Recteur, le regard tourné vers un tableau représentant un bateau dans la tempête. Une saisissante métaphore de l’Europe actuelle, à la croisée des chemins entre une implosion dont la vraisemblance se précise sans cesse et une hypothétique renaissance politique. En 1976, Jean Monnet écrivait dans ses Mémoires, prophétique : « Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise ». Parmi les étudiants, au fond peu remettent en cause la nature même de l’UE. Milena Kleine l’assure : « En France, la vie politique reste très divisée entre gauche et droite. Je l’ai constaté à Sciences Po. Ici, ce clivage existe moins. Je me suis rendu compte au bout de quatre mois que je ne connaissais pas les opinions politiques de certains amis. Et ça ne m’intéresse pas ». Aurore, sa camarade, acquiesce : « Ici, quand je parle de politique, alors que j’ai été engagée dans un parti, il n’y a pas de clash à la française ». Ainsi, les postures idéologiques s’effacent au profit de l’intérêt général européen. Bâti sur un consensus permanent, il est lié à un processus de décision « extrêmement complexe », « qui prend du temps à se construire ». À la fin, « c’est tellement consensuel, conclut Aurore, qu’il n’y a plus de place pour les clivages ». Ni la critique d’un système européen qui s’attire chaque jour plus de contempteurs. Un effet de la bulle sans doute. #
Le budget annuel du Collège s’élève à 20 millions d’euros.
« Le Collège est une université/ institution privée qui dispose d’un réseau très étendu de contacts dans les institutions européennes, les administrations nationales, les organisations internationales, les universités et les cercles professionnels européens », est-il écrit sur le site de l’établissement. Terre natale du Collège d’Europe, la Belgique finance l’institution par l’entremise de fonds issus du Gouvernement fédéral belge, de la Province de Flandre occidentale, et de la Ville de Bruges. Depuis 1992, le Gouvernement de la République de Pologne subventionne le campus de Natolin, en banlieue de Varsovie. Lieu de formation des futurs fonctionnaires européens, le Collège reçoit logiquement des fonds de la Commission européenne. À cela, s’ajoute les subsides de la plupart des Etats membres de l’UE et de certaines autorités régionales en Italie, en Espagne ou en France (la région Alsace par
exemple) : soit sous forme de bourses pour les étudiants, soit de contribution pour le fonctionnement de l’établissement. Sans oublier les 30 % d’élèves non boursiers pour qui la scolarité s’élève à 24 000 euros. Par ailleurs, des acteurs privés, comme Google, Microsoft, Total ou IBM sponsorisent bourses d’études et activités académiques, « sans jamais influencer le contenu de l’enseignement », jure Jörg Monar. « Ces entreprises ont des intérêts en Europe, et c’est bon pour leur image publique d’être associé à notre établissement », résume-t-il. En revanche, le Recteur du Collège d’Europe s’émeut du « contexte actuel qui voit certains Etats membres réduire leur contribution au Collège ». « Un signe des temps » selon lui. D’où le soutien accru du secteur privé à l’heure où le marché unique semble être l’un des derniers traits d’union d’une Europe en crise.
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Dessin : Valentine Gressier/Collage : Alexis Patri
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Champagne ! Après cinq années d’études supérieures, Patrick est enfin diplômé. Sciences Po, Collège de Bruges, son CV en impose. Son chemin dans la haute fonction publique semble tout tracé. Mais Patrick est alors approché par un cabinet
de chasseurs de têtes à la recherche de jeunes diplômés labellisés " grandes écoles " pour rajeunir les comités de direction des grandes entreprises en pleine transformation. Il écume les plus grands restaurants de la capitale, les repas
gastronomiques sur chaises molletonnées, un véritable jeu de séduction auquel il se plie volontiers. Courtisé de toutes parts, il décroche un poste de cadre supérieur chez un géant de l’automobile. Boîte à idées, intervention du patron sur le
Management
COURTISÉ PAR LES GRANDS PATRONS terrain, débat collectif au sein du comité de direction, Patrick vit de l’intérieur les mutations d’une entreprise qui s’imagine plus à l’écoute, plus humaine, moins hiérarchique. . . Suite p. 54
L
Par Romain GRAS [ @GrasRomain1]
e cliché était presque trop facile. Un patron, costume trois-pièces impeccable, quittant une entreprise à la dérive, un chèque juteux dans la poche. Certes, les exemples ne manquent pas, Noël Forgeard chez EADS ou Antoine Zacharias chez Vinci servent le propos. Tour à tour impitoyable ou tyrannique, la figure du patron de grande entreprise a constitué une cible toute trouvée après la crise de 2008. Trop de golden parachutes, un côté mercenaire, une indifférence face aux licenciements... ces dirigeants ont été contraints de se réinventer. « Après la crise il a fallu renouer avec le management intermédiaire, instaurer un nouveau dialogue avec la sphère publique, maintenir la cohésion sociale dans
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l’entreprise. La crise que nous venons de traverser n’est pas sans effet sur la perception des dirigeants d’entreprise par l’ensemble du corps social », analyse Clémentine Marcovici, auteur en 2013 d’un rapport sur la profession de dirigeant après la crise pour le think thank l’Institut de l’Entreprise. Elle poursuit : « Les polémiques sur les rémunérations masquent un problème plus profond : les compétences distinctives du dirigeant lui sont déniées, et la complexité de son rôle insuffisamment comprise, sinon par les salariés dans leur ensemble, du moins par l’opinion publique. Une des convictions du patronat aujourd’hui est que la direction d’une grande entreprise requiert un savoir-faire spécifique, qu’être un "grand patron" relève moins d’un statut que d’un métier, ce qui justifie selon eux l’exercice de leur pouvoir au sein de leur organisation. Mais à long terme, c’est sa légitimité qui était susceptible d’être remise en cause. » Le chantier a donc débuté.
Fatigue des élites
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L’humanisation du patronat est devenue le nouvel objectif des grandes entreprises qui vantent alors les mérites des « entreprises libérées » , où la structure pyramidale laisse place à une hiérarchie plus plate. Une dynamique observée par le sociologue François Dupuy. S’il réfute l’idée de « management dictatorial », il constate en revanche « une forme de liquéfaction des relations de pouvoir traditionnelles au sein de l’entreprise. Une fatigue des élites. Le pouvoir n’a pas disparu, il est simplement descendu d’un ou plusieurs crans pour se disperser à la base ». « Ce qui a vraiment changé, c’est que l’on a rajouté beaucoup d’humain. Il faut savoir écouter les problèmes, dialoguer. Mais de fait le pouvoir s’est un peu noyé, les décisions sont plus lentes. Le leadership est clairement moins marqué », commente Catherine Euvrard, directrice du cabinet de chasseurs de têtes CE Consultants depuis 30 ans. Pour François Dupuy, dans ce « nouveau combat des chefs, le problème ne serait plus tant de limiter un pouvoir potentiellement excessif, que de reconstruire une maîtrise minimale de la direction et de ses managers sur l’organisation et ses personnels. » Et ce par le développement des soft skills : écoute, pédagogie, empathie, adaptabilité. Le savoir-être prend progressivement le pas sur le savoir-faire dans le milieu très fermé de l’entreprise. Pour acquérir ces qualités humaines, souvent inconscientes et loin d’être instinctives dans un milieu où la poigne prime souvent sur l’écoute, certains cadres et
dirigeants s’orientent vers des cabinets de coaching. Sur une période de six mois minimum, ils sont encadrés par un coach et simulent des situations vécues sur leur lieu de travail pour adapter leurs réactions. « Par exemple, vous êtes un dirigeant brutal, comment faites-vous pour prendre plus de rondeur dans vos décisions ? », résume Marc Saunder, directeur de Nexmove, cabinet de coaching et d’outplacement. L’expert parle même de « processus de changement comportemental ». Derrière cette expression pavlovienne se déploie une démarche quasi médicale. Lors d’une rencontre tripartite, l’entreprise fixe des objectifs : développer les aptitudes de communication, les capacités d’écoute… Un diagnostic en soi.
Génération mobilité Ces outils sont aujourd’hui indispensables quand on constate qu’un cadre dirigeant est amené à changer d’entreprise ou de poste en moyenne tous les quatre ans, selon l’étude annuelle Mobicadres, réalisée par le cabinet d’audit Deloitte. « Aujourd’hui, mon fils a 28 ans, il en est à sa quatrième boîte. C’était inconcevable pour quelqu’un de ma génération, se rappelle Marc Saunder. Il ne souhaite pas entrer dans l’entreprise pour y jouer un simple rôle d’exécutant. La génération Y, à 38 ans, elle en sera à sa huitième ou dixième entreprise. Elle est attendue dans saa flexibilité et sa capacité à changer de posture, s’adapter. Elle veut être force de décision. Pour les plus vieilles générations l’adaptation est plus délicate. » De fait, les stratégies managériales évoluent avec les générations. Amateur d’anglicismes, Marc Saunder résume la situation ainsi : « Nous ne sommes plus dans une logique de management ”top down” – comprenez : le dirigeant ordonne, son équipe exécute (ndlr) – mais dans un fonctionnement transversal. » Une transition pas toujours évidente pour la vieille garde des dirigeants en quête d’adaptation permanente dans des structures moins hiérarchiques et plus collaboratives. « Ce qui n’a pas changé c’est qu’on continue à vouloir les grandes écoles, conclut Catherine Euvrard. Je suis contre ce principe de sélectionner uniquement des profils labellisés, qui ne connaissent pas forcément le terrain. Vous ne pouvez plus diriger de grands groupes sans être sur le terrain. Vous devez passer du temps avec les gens, vous ne pouvez plus rester cloîtré dans votre bureau. C’est un critère fondamental quand je choisis un candidat. C’est l’avenir, le dirigeant de demain doit s’adapter ». #
« Le pouvoir n’a pas disparu, il est simplement descendu d’un ou plusieurs crans pour se disperser à la base »
LA DAME DE LA TABLE 82 Chasseuse de têtes des patrons du CAC 40, Catherine Euvrard recrute à la table très privée du Fouquet’s, restaurant de l’élite.
L
e rituel est toujours le même. Un filet de bœuf au poivre, flambé au cognac, rosé de préférence, ni trop saignant ni trop cuit, pour que le cognac imprègne bien la chair. Ce classique de la carte du Fouquet’s, restaurant connu pour être l’une des tables les plus prisées de la classe dirigeante politique privilégiée, est le plat favori de Catherine Euvrard. Chasseuse de têtes depuis plus de quarante ans, la fondatrice et patronne du cabinet de recrutement CE Consultants, un des plus fameux du milieu des chasseurs de têtes, estime comptabiliser près de 4 000 repas dans la brasserie de luxe des Champs-Élysées. C’est dans ces salons du pouvoir que le recrutement des élites se fait. « Je débauche les meilleurs là où ils se trouvent et je garantis le service après-vente », explique-t-elle pour résumer sa mission. Un jeu de chaises musicales opaque où un patron en chasse un autre, avec pour chef d’orchestre le chasseur de têtes. Et depuis que Catherine Euvrard est à la baguette, ce sont plus de 1 250 cadres supérieurs qui ont été placés aux manettes de différentes entreprises, souvent du CAC 40.
Première à droite Dans ce lieu de réseaux, la consultante de 68 ans occupe une table stratégique. La 82. Première à droite en passant le pallier de l’établissement du chef Jean-Yves Leuranguer, côté terrasse. Celle dont on
repère instantanément les convives. « C’est une tour de contrôle. Tout le monde vous voit, tout le monde vous serre la main, vous êtes visible. Je suis à l’entrée, on ne peut pas me louper », décrit-elle fièrement. L’aboutissement de centaines de déjeuners, dîners, cocktails, dans ce restaurant où les codes sont lois, où l’on échange accolades, messes basses et stratégies de carrière entre le fromage et le café. Avec ses chaises molletonnées bordeaux et ses lustres aux branches dorées et tiges blanches suspendues à chaque plafond, le Fouquet’s impressionne par son opulence. Les repas débutent et se terminent toujours par une « coupette » ou deux. « C’est avant tout une fête, nous ne sommes pas là pour travailler », précise Catherine Euvrard. Si le travail reste le sujet de fond de ces rencontres informelles, le Fouquet’s est avant tout un outil de séduction. On y parle vie familiale, hobbies, opportunités, les carrières se dessinent et se négocient. « Le plus im-
portant pour moi est de savoir ce à quoi aspirent mes clients. Je connais leur potentiel technique, la plupart du temps ils sont déjà cadres dans d’autres sociétés. Je veux surtout savoir ce qui les motive dans leur vie personnelle et comment le poste pour lequel je les sollicite peut les aider à y arriver. » L’addition est toujours aux frais de Catherine Euvrard. « Je chouchoute », dit-elle malicieusement. Petite contrepartie pour un processus de recrutement qui coûte souvent plusieurs dizaines de milliers d’euros aux boîtes.
Karaoké avec Chirac Quand vient le moment de réfléchir à son plus beau souvenir à la table, Catherine Euvrard ne boude pas son plaisir. Sourire en coin, la chasseuse de têtes prend une grande inspiration ponctuée d’un « alors…» Puis vient le flot d’anecdotes. Ses dîners avec C lint Eastwood, les soirées karaokés avec Jacques Chirac au premier étage du restaurant, les cocktails avec François Mitterrand ou son anniversaire à côté de la table de Bill Clinton… « La folie des années 1980 », se souvient-elle. Mais Catherine Euvrard n’est pas pleinement à l’aise avec ce statut d’habituée. Elle réfute le côté élitiste de ces rendez-vous : « Tout le monde est déjà allé au Fouquet’s. » Avec une addition moyenne autour de 80 euros, l’affirmation se discute… « Mais je vous rassure je connais aussi Roger la frite et les bouibouis plus communs. » R.G.
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Cadre supérieur dans une grande entreprise, Patrick a souhaité profiter de son salaire pour quitter son studio miteux et s’est mis à lorgner du côté des rues privées rive droite. Patrick vit désormais confortablement au sein de son nouveau loft parisien.
Il savoure cette revanche après les années noires qui ont suivi la perte du château. Installé dans un quartier qui s’embourgeoise, il vit à présent dans l’entre-soi qu’il n’a pas connu en Seine-Saint-Denis. Il côtoie au quotidien d’anciens ministres, des banquiers et des célébrités qu’il reçoit de temps à autre à sa table... Suite p. 62
Logement
ENFERMÉ DANS UNE RUE PRIVÉE Par Maïté HELLIO [ @MaiteHellio] 55
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eux panneaux verts flanquent les grilles noires qui obstruent la rue bordée de maisons à colombages : « Propriété privée. Véhicules au pas » Bien en évidence, une caméra dissuade quiconque voudrait s’introduire en douce dans la propriété. Pour pénétrer dans le Hameau Boileau, au cœur du XVIe arrondissement de Paris, il faut être attendu par l’un de ses résidents. Ce quartier à la végétation luxuriante comprend sept ruelles. À l’un des carrefours, se dresse une imposante demeure en briques rouges flanquée d’une tourelle. C’est la villa de Jean-Louis Borloo et de Béatrice Schönberg. Le Hameau abrite une centaine d’habitants fortunés en quête de discrétion. Dans la rue, aucun bruit à l’exception des discussions à voix basse des em-
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des rues de Paris sont privées.
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pour un particulier d’obtenir la priployées de maison. Le quartier vatisation de sa rue. Mais, si une a été clôturé il y a une trentaine voie est déjà privée, ses habitants d’années. Le gardien du Hameau voies privées maillent peuvent décider d’en clôturer se souvient de la pose de la grille : la capitale française. l’accès. Leur demande est générale« Les gens avaient besoin de davantage ment acceptée par la mairie de de tranquillité et ils souhaitaient Paris. « Dans le cas d’une rue fermée, pouvoir contrôler les allées et venues. » l’État français reste propriétaire du sol. En plus du grillage, des caméras maisons en moyenne Ce qui est privatisé, c’est la gestion de de surveillance ont été postées au composent les voies fermées la voie, c’est-à-dire que les règles sont coin de chaque ruelle et il faut déen France. édictées par un règlement de coprosormais connaître le code pour pépriété », précise Bertrand Lemenninétrer dans la voie privée. « Il y a cier, professeur d’économie à l’unitrois codes, glisse un résident. Un versité de Paris II Panthéon-Assas. pour la journée, un pour la nuit et un des Américains habitent dans Au début des années 2000, cerpour les voitures. » un quartier résidentiel sécurisé. taines rues des XVIII e, XIX e ou Le Hameau Boileau est l’une des 800 voies privées de la capitale. XXe arrondissements de la capitale Il faut débourser près de 20 000 euros par mètre carré ont été, elles aussi, barricadées. Aujourd’hui, 3 % des pour acquérir une maison dans la plus sélecte d’entre rues de Paris – ruelles, impasses ou lotissements – ont elles – et la mieux surveillée – : la villa Montmorency, un accès restreint. Les familles qui y vivent souhaitent dans le quartier Auteuil du XVIe arrondissement. Carla disposer d’une maison individuelle avec jardin et terrasse. De grandes surfaces au cœur de la ville, mais à Bruni, Mylène Farmer, Xaviel Niel, Alain Afflelou et l’abri de son brouhaha et de son agitation. « TraditionVincent Bolloré ont élu domicile dans cette forteresse nellement, les élites se concentrent le long d’axes qui relient où se dressent 120 maisons réparties sur six hectares. les lieux du pouvoir politique, économique et culturel : les Les rues privées sont principalement implantées dans palais, les théâtres, les cathédrales. À cette liste, il faut ajoudes arrondissements périphériques : au sein du très ter aujourd’hui les sièges d’entreprise et des banques. Les huppé XVI e arrondissement et aux abords du parc élites vivent donc au cœur des villes, mais restent entre Montsouris, dans le XIVe. Aujourd’hui, il est impossible
800 38
12 %
Le Hameau Boileau, dans le XVIe arrondissement, a fermé son accès il y a trente ans.
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elles », explique Louise Babar, géographe à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Ces havres de paix permettent d’assurer une ou deux places de stationnement à ses résidents et de libérer une aire de jeux sécurisée pour leurs enfants. C’est aux États-Unis que les rues fermées ont germé dans les années 1920 sous le nom de gated communities. Selon le think tank T r a n s i t C i t y, l e s q u e l q u e 150 000 quartiers privés du pays regroupent 12 % de la population américaine. Ce phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur depuis la fin des années 1990. Il y a une vingtaine d’années, les sociologues Edward Blakely et Mary-Gail Snyder estimaient que 40 % des nouveaux programmes immobiliers américains étaient ceints de barrières ou de murs. Ces propriétés privées sont vues d’un bon œil par les pouvoirs publics américains qui considèrent ces lieux comme l’incarnation d’un partenariat public-privé réussi. Les rues privées délestent en effet les budgets publics de la charge des équipements et des services collectifs locaux. Le phénomène a même conquis des villes entières, comme celle de Sandy Springs, en Géorgie, qui compte 90 000 habitants. Là-bas, l’entretien des voies publiques, les activités culturelles, les animations, le ramassage des déchets sont confiés à des entreprises privées. Ce sont les propriétaires résidents qui prennent les décisions liées à la commune. En France, la fermeture des rues est plus difficile à accepter car elle est assimilée à une fragmentation spatiale qui renforce la ségrégation sociale. Pourtant, les pouvoirs publics intègrent peu à peu ces logiques qui se fondent le plus souvent sur un sentiment d’insécurité. À Bruxelles, les rues fermées par des grilles se sont multipliées depuis l’implantation des institutions européennes. La plus célèbre d’entre elles est le square du Bois. Surnommée « le Clos des milliardaires », elle comprend 61 logements. Cette impasse bordée d’hôtels particuliers Art déco accueille du beau monde : dirigeants de multinationales, banquiers, ambassadeurs et même la résidence du secrétaire général de l’OTAN. Le square du Bois est très prisé. Les agents immobiliers parlent de listes d’attente. « Là-bas les biens ne restent
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Autour du parc Montsouris (XIVe), la plupart des rues bordées de maisons sont clotûrées.
jamais en vente bien longtemps, assure Vincent Calay, chercheur en sciences politiques à l’ULB. Ce quartier recrée une logique de club. C’est une petite société qui fait salon et dans laquelle on entre le plus souvent par cooptation. » Les nouveaux arrivants dans ces beaux quartiers sont souvent des connaissances amicales ou professionnelles des habitants. Le domicile devient ainsi un marqueur social de grande importance, comme le confirme Louise Babar : « l’élite reconnaît ses membres en fonction de leur lieu de résidence. L’espace qu’elles occupent fait office de poste d’ancrage identitaire. »
Vivre entre gens qui se ressemblent Les élites s’accaparent ces espaces à l’abri des regards. Elles y véhiculent leurs codes, leurs goûts et leurs valeurs. « Ces personnes aiment vivre auprès de gens qui leur ressemblent », avance l’économiste Bertrand Lemmenicier. Autour de ces îlots de richesse, le quartier change de visage au fur et à mesure que sa population évolue. Des restaurants chics, des galeries d’art, de grandes enseignes de mode s’implantent à proximité de ces habitants au pouvoir d’achat élevé. Ces quartiers résidentiels privés font florès dans le Sud de la France notamment sur la Côte d’A zur. Ces constructions neuves s’adressent aux élites étrangères, originaires de Russie et de la péninsule arabique. C’est le cas du quartier de Terre Blanche dans l’arrière-pays cannois qui concentre tous les attributs du luxe : spa, golf, hôtel cinq étoiles, piscines privatives et courts de tennis. « Ces lotissements d’exception attirent des milliardaires qui viennent en jet privé et n’y séjournent que quelques
« Ces quartiers recréent une petite société qui fait salon, dans laquelle on entre le plus souvent par cooptation »
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L’usine Victor Hugo à Ivry-sur-Seine est l’un des sept sites industriels réaménagés en résidences fermées par Pierre Bertheau.
... semaines par an, souligne Gérald Billard. Le reste de
l’année, ils voyagent d’un appartement à l’autre, de NewYork aux Caraïbes, de Londres à Shangaï. » Par mimétisme, les classes moyennes supérieures investissent elles aussi peu à peu ces quartiers résidentiels haut de gamme. Au sein de ces espaces clos s’installent des familles aux profils sociaux similaires. Au risque d’exclure les autres habitants. « Les populations paupérisées finissent par partir car elles ne trouvent plus le quartier tel qu’elles l’ont connu avec leur petit épicier, le patron de bar du coin », explique Tatiana Debroux, géographe à l’ULB. La multiplication de ce type de logements témoigne de la crise du vivre ensemble, comme l’écrit le directeur du laboratoire Ville, Espace et Société, Éric Charmes : « Résider dans une propriété fermée non seulement conduirait à vivre dans une bulle à l’écart du monde extérieur, mais aussi favoriserait un rapport de crainte et de malaise avec ce monde extérieur. » Ce mode de vie crée en retour chez les riverains un sentiment de méfiance et de jalousie. Lorsque ces enclaves se situent à proximité de quartiers populaires, la plupart des résidents pratiquent
l’évitement scolaire. C’est le cas des habitants des usines Bertheau rénovées en loft à Ivry-sur-Seine. « Certains acceptent de mettre leurs enfants dans des écoles d’Ivry mais d’autres préfèrent les confier à des écoles privées parisiennes. De manière générale, rares sont les familles des usines Bertheau qui laissent leur enfants à Ivry jusqu’au baccalauréat », constate Dominique Billier. Les populations aisées de ces quartiers jouent peu le jeu de la mixité sociale. Ils ne fréquentent ni le cinéma de quartier, ni le centre d’art, ni le marché de la place de la mairie. Ces rues privées ont donc tendance à devenir des cités-dortoirs où le voisin devient quasi étranger et où les rencontres se font rares. « Depuis quinze ans, la dualisation entre les très riches et les pauvres s’est accentuée dans les villes très connectées à la mondialisation. La prolifération des rues privées en est l’un des symboles les plus emblématiques », précise le politiste Vincent Calay. Les clôtures gagnent de plus en plus de terrain dans les villes, au point d’envahir tous les lieux de vie des élites : de la rue privée au centre commercial, du club de golf à la résidence secondaire. #
« Résider dans une propriété fermée favoriserait un rapport de crainte et de malaise avec le monde extérieur »
Usines Bertheau
DES ARTISTES AUX BOBOS Depuis 1985, Pierre Bertheau a rénové sept usines à Ivry-surSeine pour en faire 300 ateliers d’artistes. Mais ces résidences hébergent de plus en plus de cadres et de professions libérales. Une évolution bien éloignée de l’utopie initiale. 59
«Q
uand un artiste part, c’est souvent un banquier qui prend sa place », déplore Yaël Braverman. Derrière un lourd portail de fer, l’artiste graveur habite dans l’usine Molière depuis 1997, année d’ouverture par l’architecte Pierre Bertheau de ce lieu dédié aux artistes. Au début, sur ce site industriel réhabilité ne vivaient que des peintres, des comédiens, des musiciens. Yaël rêvait d’un logement où elle pourrait installer sa presse et exposer ses œuvres. À la fin des années 1990, elle visite une maison de quatre étages en briques rouges au cœur d’une friche industrielle située au 100 rue Molière, à Ivry-surSeine. La femme fluette aux boucles folles est tombée amoureuse de cette demeure qui abritait les bureaux de l’usine de téléviseurs Schneider : « J’ai tout de suite vu le potentiel de l’espace, même s’il était nu. Tout était à faire. Il n’y avait ni eau, ni électricité. Seulement un toit et des murs. » Yaël débourse 300 000 euros, travaux compris, pour ac-
quérir 300 m². Le prix d’un petit trois pièces à Paris. À la cave, l’atelier de Yaël ; au rez-de-chaussée, son bureau ; dans les étages, les pièces à vivre. Un toit-terrasse domine la cour où, de part et d’autre d’une grande allée, se découpent les crêtes des bâtiments en tôle. Au milieu des saules pleureurs se dresse une maison bleue à laquelle conduit un sentier en rails de chemin de fer. L’usine Molière ne compte plus qu’une dizaine d’artistes pour 22 logements. Les autres sont occupés par des médecins, un dentiste, une esthéticienne. Pierre Bertheau vit aujourd’hui à Quai Est, à quelques rues de l’usine Molière, dans l’une des sept usines qu’il a réhabilitées depuis 1985. « J’ai créé des lieux à bobos. Je suis le roi des bobos », plaisante l’architecte de 80 ans avant de partir dans un grand éclat de rire. « Même si aujourd’hui, ici, on trouve plus de bourgeois que de bohèmes », se rembrunit-il. Le prix à l’achat de l’un de ces lofts avoisine le million d’euros, « pas vraiment la somme que peut débourser un intermittent du spectacle », maugrée Pierre Bertheau. Pour Annie Le Gall, responsable d’une agence
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... immobilière à Ivry-sur-Seine, les prix ont certes
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Pierre Bertheau : « Je suis un aménageur désabusé »
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Pierre Bertheau vit dans l’usine Quai Est qu’il a rénovée en 2000.
Quelle était la vocation première des usines Bertheau ? Je voulais offrir un toit à mes amis artistes fauchés chassés d’un squat à l’autre. On était trente à racheter la manufacture des Œillets, dans le quartier d’Ivry-Port, en 1985. On a contracté un emprunt collectif auprès d’une banque. Chacun a payé la quote-part selon ses moyens. Les banquiers ont accepté, ils étaient plus rigolos qu’aujourd’hui. L’objectif était d’organiser régulièrement des vernissages et des portes ouvertes. Mes habitations sont des espaces pour des gens généreux. Qu’est-ce qui fait l’identité des usines Bertheau ? J’ai souhaité sauvegarder la mémoire industrielle des bâtiments mais, à l’intérieur, j’ai tout cassé. Chacun est libre d’aménager son atelier selon ses goûts et ses besoins, d’y construire une mezzanine, des escaliers, d’y implanter un atelier, un studio photo ou un studio d’enregistrement.
On reconnaît mes usines à leurs espaces verts mais aussi à leurs escaliers qui se situent à l’extérieur des immeubles. Ce qui oblige les habitants à se croiser et à échanger quelques mots. Ils ne peuvent pas se planquer dans la cage d’escalier. J’ai également testé des trucs qui ne se faisaient pas comme les ponts roulants. Il n’y a pas de création sans transgression. Comment réagissez-vous au fait que vos usines se vident peu à peu de leurs artistes pour accueillir des cadres et des professions libérales ? Je suis un aménageur désabusé. J’ai créé des lieux à bobos qui abritent maintenant des bourgeois. On a construit une belle aventure humaine et artistique, mais celle-ci n’est malheureusement pas transmissible à la génération suivante. Comment un intermittent du spectacle pourrait-il acheter un logement qui vaut un million d’euros ou le louer pour 1 500 euros par mois ? Propos recueillis par M.H.
flambé, mais restent toujours très loin de celui d’un loft à Paris intra-muros : « On est autour de 4 000 ou 5 000 euros le mètre carré à Ivry. Dans le Xe ou le XIe arrondissement de Paris, où il y a beaucoup de lofts, le prix au mètre carré est plus proche de 10 000 euros. » La clientèle d’Annie Le Gall est exclusivement parisienne : « Les Parisiens tolèrent de venir s’installer en banlieue mais pour cela, il leur faut un bien exceptionnel, hors normes. » Les lofts made in Bertheau séduisent grâce à leur aspect atypique, leurs grands volumes, et leurs espaces verts. L’engouement pour les lofts ivryens s’accroîtra certainement dans les prochaines années du fait des infrastructures mises en place dans le cadre du Grand Paris. « La gentrification s’opère souvent dans les quartiers paupérisés à proximité des grandes villes, au cœur d’espaces bien connectés aux réseaux de transport », explique Tatiana Debroux, géographe à l’Université libre de Bruxelles. Le prolongement de la ligne 10 du métro prévu pour 2020 et l’aménagement de voies cyclables le long des quais de Seine pourraient donc transformer le quartier d’IvryPort en XXIe arrondissement de la capitale. « Les prix vont se maintenir ou il vont exploser mais ce qui est certain, c’est qu’ils ne baisseront pas », assure Annie Le Gall. Selon Tatiana Debroux, l’expérience Bertheau est typique du processus de gentrification qui s’opère par vagues successives : « Les quartiers populaires sont d’abord investis par des classes moyennes qui acceptent de vivre dans des habitations vétustes au sein de quartiers mixtes. Une fois le quartier investi par ces nouveaux habitants au capital culturel élevé, il attire de plus en plus de personnes au capital économique croissant. » Du toit-terrasse de Yaël Braverman, on aperçoit également deux cheminées fumantes, évocation du glorieux passé industriel de la ville. Le quartier d’Ivry-Port, situé en bordure de Seine, comptait de nombreuses usines de métallurgie. Elles ont progressivement fermé leurs portes à la fin des années 1970 avant d’être laissées vingt ans à l’abandon. Jusqu’à ce que l’architecte Pierre Bertheau s’intéresse à leur sort. L’usine Molière, où vit Yaël, est la troisième rénovée par cet homme de la « génération mai 68 ». Au milieu des années 1980, Pierre Bertheau vendait des photocopieurs et côtoyait de nombreux artistes. Ils menaient une vie de bohème, entre manifestations, soirées au golf Drouot et apéros bien arrosés au son des guitares. Cette joyeuse bande squattait des bâtiments désaffectés dont elle était régulièrement virée. Il fallait alors chercher un autre toit. « Au bout d’un moment, je me suis dit que je devais mettre fin à cette galère, explique Pierre Bertheau. Le squat, c’est un truc sauvage, c’est la loi du plus fort. J’ai décidé d’être démocrate et j’ai instauré une règle : chacun prend selon ses besoins. Pour responsabiliser les artistes, j’ai décidé qu’ils au-
raient à payer un loyer modeste. » Du commerce des photocopieurs, Pierre Bertheau est passé au commerce d’anciennes usines : « Je me suis associé avec 25 artistes fauchés et quatre fils d’héritiers et on a acheté la manufacture des Oeillets en 1985. Les banquiers, les notaires, nos parents tous nous ont tous traités de fous. » Peu à peu peintres, musiciens et sculpteurs prennent possession de l’usine des Œillets, puis des usines Yoplait, Schneider. En tout, Pierre Bertheau a rénové sept usines à Ivry-sur-Seine. « Ce n’était pas une opération à but lucratif mais un kibboutz récréatif », se souvient-il. La mairie communiste a pourtant vu d’un mauvais œil l’arrivée de ces artistes. « Ça allait à l’encontre de notre mission sociale. On avait peur de trahir la population », explique-t-on au cabinet du maire. La ville souhaitait détruire l’usine des Œillets pour y construire une supérette. « Elle ne voulait pas d’artistes car ce ne sont pas des prolos, ce sont des bourgeois », argue Pierre Bertheau. Parmi la population ivryenne, la transformation du quartier dérange. « Les lofts ressemblent à des palais. Ils font des jaloux », analyse Yaël. D’ailleurs, les artistes vivent entre eux, ne font pas leurs courses chez les petits commerçants du quartier ou au marché de la place de la mairie. Quand Yaël ne travaille pas, elle rend visite à s e s a m i s , c o m m e Va l é r i e Rauchbach, peintre sur sable. Autour d’un café, les deux femmes partagent des conseils. Valérie s’est installée il y a trois ans au 100 rue Molière. Dans son atelier tout en longueur, les toiles en sable peuvent atteindre 1 mètre 40 de hauteur. Au détour d’un chevalet, on tombe nez-à-nez avec Louis XIV, David Bowie, Gargarine ou Nietzsche. Sur un meuble jaune en métal s’amoncellent des bocaux débordant de pinceaux, des pots de sable coloré, des bougies parfumées, des gâteaux, des bouteilles de vin rouge, des morceaux de fil de fer. « J’ai l’impression d’avoir douze ans et demi depuis que je vis ici », s’exclame la longue dame vêtue de noir aux paupières peintes en violet. « Lorsque j’étais petite, je construisais des cabanes avec n’importe quoi, des couvertures, des cordes, des linges. Là-haut, c’est ma cabane », dit-elle en pointant du doigt la mezzanine où elle a installé sa chambre. Avant d’emménager dans ce loft, Valérie ne vivait pas dans son atelier. À l’usine Molière, elle se sent chez elle. « Pierre Bertheau m’a demandé si j’étais heureuse dans cet endroit. Je lui ai dit que je ne pouvais pas rêver mieux. Je trouve ça sympa de la part d’un promoteur de s’enquérir de notre bon-
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« Les lofts ressemblent à des palais » Valérie (à d.) a installé son atelier dans l’usine Molière, près de chez Yaël.
heur », témoigne la peintre en caressant son chat siamois, Chine, allongé sur ses genoux. Yaël connaît tous les artistes des usines Bertheau car elle est la directrice de l’association SansTitre qui coordonne les bâtiments industriels rénovés d’Ivry. Elle n’a qu’à traverser la rue pour rendre visite à Ghislaine Escande. Cette plasticienne a installé son atelier au sein des anciennes usines Yoplait il y a quinze ans. Là-bas comme partout, les architectes ont gardé ce qui faisait l’identité industrielle du bâtiment : les hublots, les mosaïques, le béton brut. L’artiste réalise des collages à partir de cartes de géographie. Une série de toiles aux tons bleus et verts égayent ses murs immaculés. Ghislaine a vu passer de nombreux habitants, de 2 à 94 ans, dans les usines Yoplait. Beaucoup de photographes, quelques musiciens. Aujourd’hui, moins de la moitié des appartements sont occupés par des ateliers. « Ils se sont transformés en habitations, explique Ghislaine Escande. Mais les gens qui viennent ici aiment l’esprit Bertheau. Ils adhérent à nos valeurs de partage et de générosité. » Une barre d’habitations à loyer modéré fait face à l’usine, mais ses habitants ne viennent jamais aux expositions organisées par Yaël et ses amis. « Nous n’avons pas le même mode de vie », constate Ghislaine. « Lors des portes ouvertes de nos usines, huit visiteurs sur dix sont parisiens », déplore Yaël qui se souvient de la seule fois où elle a vendu l’une de ses œuvres à des Ivryens. Il y a quinze ans, un couple s’est présenté à son atelier et a reconnu les cheminées d’Ivry en arrière-plan d’une des gravures de l’artiste. L’œuvre coûtait 150 euros. Le couple a demandé s’il était possible de payer en trois fois. Yaël a accepté. Avant de partir, la femme lui a glissé : « C’est le premier tableau que l’on achète de notre vie. » Aujourd’hui, l’utopie de cette communauté d’artistes appartient au passé, au grand désespoir de Pierre Bertheau : « J’ai construit des lieux pour de jeunes fauchés pleins de vie et je me retrouve avec des riches qui sont morts dans leur tête. » #
« À Ivry, on ne voulait pas d’artistes car ce ne sont pas des prolos mais des bourgeois »
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Dessin : Valentine Gressier/Collage : Alexis Patri
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Ce samedi, Patrick zigzague dans les étroites rues du quartier latin, bondées de monde comme d’habitude. Il tente de s’y frayer un chemin, coincé entre un kebab et un restaurant indien pour touristes. Une gymnastique peu agréable pour Patrick, fagoté d’un costume trop cintré bleu-
gris. Elégant certes, mais qui lui autorise bien peu de liberté. Attendu par ses amis dans un club de jazz du quartier il a donc troqué son polo du week-end pour une tenue plus appropriée. Trois mauvais virages plus tard et avec l’aide de son téléphone il arrive finalement à destination. Encastré dans un mur en vielle
Jazz
COINCÉ DANS LES CLUBS PARISIENS
pierre grise, le Caveau de la Huchette. Patrick pousse la porte marron, grillagée, de l’établissement. Son vodka-tonic commandé, il fait la connaissance d’Elsa également passionnée de jazz, venue avec la femme d’un de ses collègues...
D
Par Anaïs CHERIF [ @Anais_Cherif]
ans la cave voûtée en pierre du Caveau de la Huchette, au sein du quartier latin à Paris, la voix de Franck Sinatra résonne sur le standard Cheek to cheek. Il est 22 heures. Les banquettes en simili cuir rouge et les fauteuils en velours rose poudré, usés par le temps, ont été désertées. Le Mégaswing Quartet n’est pas encore arrivé sur scène. Quelques danseurs s’échauffent déjà sur la piste. Comme tous les dimanches soirs, l’auto-proclamé « temple du swing depuis 70 ans » joue son répertoire à la danse. Un habitué de 49 ans, perché sur un tabouret au comptoir du bar, affirme pince-sans-rire : « Il y a deux choses à voir à Paris : la Tour Eiffel et le Caveau de la Huchette. »
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Suite p. 70
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William P. Gottliebw
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Alors qu’aujourd’hui tous les grands clubs parisiens de jazz, comme le Sunset Sunside, le Duc des Lombards et le Petit Journal Montparnasse, privilégient des chaises et des banquettes, voire des tables pour déguster un repas, le Caveau de la Huchette fait figure d’exception. C’est le dernier club de la capitale où le jazz se danse. Le seul, à cet égard, à incarner l’essence de cette musique, popularisée aux États-Unis dans les années 1920-1930 avec la création des big bands, tels que celui de Duke Ellington et de Count Basie. Ils ont ouvert l’âge d’or du swing. Les big bands se produisaient alors dans des clubs de jazz au nord de Ne w -Yo r k , à Ha r l e m , où résidait une large communauté afro-américaine. Le lindy hop, danse acrobatique en couple, est né entre la rue et ces clubs. « Les danses issues de la culture occidentale étaient très rigides et le corps ne s’exprimait pas », explique Isabelle Marquis, conseillère à la Cinémathèque de la Danse pour la section Count Basie, New-York. jazz. Avec l’essor de cette
musique, « les Afro-américains se sont appropriés les danses de salon européennes et les ont transformées en ajoutant des mouvements de danses africaines. La danse et la musique sont intrinsèquement liées dans la culture africaine. Il n’était pas concevable de les séparer ». Ainsi, « la danse a été l’un des éléments clés pour la popularisation du jazz », musique devenue élitiste au fil des décennies. Sociologue et chargé de recherche au CNRS, Olivier Roueff confirme : « Le jazz a été une musique de danse. Sur des enregistrements l i v e d e C h a r l i e P a r k e r, p a r e x e m p l e , o n entend les gens bouger et parler. On entend même les verres qui s’entrechoquent. » À peine arrivé en bas des escaliers du Caveau de la Huchette, recouverts de portraits des jazzmen qui ont fait vibrer ces murs, Khander délaisse ses baskets pour des derbies en vernis noir et blanc. « Dans ce club, il y a une âme », assure cet habitué, sourire aux lèvres. À presque 60 ans, ce soudeur fréquente le club depuis une vingtaine d’années. « Je viens danser ici tous les weekends », confie-t-il, en esquissant quelques pas de danse pour rejoindre la piste. Casquette de gavroche noire sur la tête, il ajuste son foulard imprimé cachemire pour parfaire son look travaillé de titi parisien. Il est 23 heures. La piste de danse s’est remplie. Les jambes virevoltent, les bras s’entremêlent, les corps s’entrechoquent. Duke Ellington, novembre 1954.
Pourtant, la danse et le jazz n’improvisent plus ensemble. Aujourd’hui, « les modes d’écoute ont changé, on ne danse plus. Cette musique est progressivement sortie des dancings pour se jouer en salles de concert, constate Olivier Roueff. Ce changement correspond à un processus d’assagissement de la société, avec une généralisation des comportements policés. L’élitisation du jazz est passée par une prescription de comportements différents dans les salles de concerts ».
BECHET VS. HALLYDAY Dans l’imaginaire collectif, le jazz est caricaturé comme étant une musique de snobs, de vieux et de bourgeois. « Les statistiques confirment cette conception », déclare Olivier Roueff. Il estime qu’environ 3 Français sur 100 écoutent du jazz. Co-auteur de l’Étude sur les publics et les non-publics du jazz en Bourgogne (2010), dont les résultats sont « transposables à l’échelle nationale », le sociologue démontre que le jazz a « l’un des publics qui s’est le plus élitisé », davantage encore que celui de la musique classique. En parcourant les résultats de l’étude sur son ordinateur, Olivier Roueff détaille : « Les diplômés d’études supérieures représentaient 33 % du public de jazz en 1988, alors qu’ils constituaient 9 % de l’échantillon national. Ils
représentaient 43 % en 2008, alors qu’ils constituaient 12 % de la population nationale. On peut donc en conclure que le jazz est une musique de l’élite. » Cela n’a pas toujours été le cas. Dans une impasse du XVIIIe arrondissement, à Pigalle, le temps semble suspendu au domicile de Philippe Baudoin, pianiste et historien du jazz. De part et d’autre de son piano droit, près de 9 000 disques et 20 000 partitions tapissent les murs de son salon. « Entre 1935 et 1945, le jazz était la musique à la mode aux États-Unis, date l’historien. En France aussi, c’était devenu une musique populaire avec le renouveau du jazz traditionnel type Nouvelle-Orléans. » Parmi les jazzmen célèbres dans l’Hexagone, Sidney Bechet se distingue avec sa mythique Petite Fleur en 1952. « Quand il s’installe à Paris en 1949, il fait un tabac !, s’extasie ce passioné. Avec son thème, il a vendu un million d’exemplaires et il est devenu Disque d’Or. Pour l’époque, c’était incroyable. » Afin de fêter sa distinction, le clarinettiste originaire de la Nouvelle-Orléans s’est produit à l’Olympia le 19 octobre 1955. L’historien de 75 ans raconte : « Il y avait des milliers de personnes dans la rue. Certaines n’ont pas pu rentrer, c’était l’émeute. L’Olympia a été ravagé, les fauteuils ont été arrachés. Comme pour les concerts de Johnny Hallyday ou de Gilbert Bécaud. Difficile à imaginer aujourd’hui... »
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AP/Hans Von Nolde
Démonstration de lindy hop au Savoy Ballroom, à Harlem, le 24 avril 1953.
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Les danseurs du Caveau de la Huchette, à Paris.
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Souvent surnommé comme la plus savante des musiques populaires, « le jazz était à la mode car il était associé à la danse », indique Philippe Baudoin qui a réalisé l’exposition Dansons le jazz, avec sa femme Isabelle Marquis, en 2007. « Les deux étaient indissociables. La danse est un élément essentiel dans la perception et l’interprétation de la musique, estime Isabelle Marquis. Après la Seconde Guerre mondiale, comme dans les Années folles, les populations voulaient sortir et s’amuser, notamment les jeunes. Cela passait par la danse. La fonction d’une musique populaire est de divertir. »
CLUBS CHICOS Pour renouer avec la culture populaire du jazz, associations et clubs de jazz mènent des actions à leur échelle. À 28 ans, Caroline Fontanieu est responsable de la communication pour le Duc des Lombards et pour TSF Jazz. Également animatrice sur la radio « 100 % Jazz », elle a remarqué que l’équipe s’est rajeunie ces dernières années. « Une grosse majorité des animateurs ont moins de trente ans. Du coup, c’est plus facile quand t’as 30 ans d’écouter une radio où l’animateur à ton âge, plutôt que 72 ans, estime-t-elle. On a envie de démocratiser le jazz pour qu’il ne se nécrose pas dans un cercle de vieux riches. Mais c’est un effort permanent ».
Anaïs Cherif
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Sur la piste du Caveau de la Huchette, Alice enchaîne les partenaires de danse. À 18 ans, cette étudiante en robe baby doll fuchsia a grandi dans ses murs : « Je viens ici depuis que je suis petite car mon père y était pianiste pendant des années. Je m’amuse comme dans une discothèque. » Adepte de danse et de jazz, elle regrette que peu de jeunes fréquentent ce club : « J’essaye de convertir mes amis mais ça ne marche pas. Ils pensent que c’est chiant et que c’est pour les vieux... Je trouve ça triste. Si ça continue, des clubs comme celui-ci vont finir par disparaître .» Pour renouveler l’image des clubs de jazz, cela se joue parfois à quelques détails. Au Duc des Lombards, dans le Ier arrondissement de Paris, les fauteuils ont toujours été présents depuis son ouverture en 1984. Et avant chaque concert, c’est le même rituel. Une annonce enjoint les spectateurs à respecter les musiciens... En silence. Depuis peu, l’annonce a été changée à la demande de Caroline Fontanieu. « Désormais, l’annonce dit :"prenez des photos, partagez-les sur Instagram #LeDuc, faites vivre le truc. Mais bon, ça ne dit pas non plus faites la grosse teuf au Duc !" » Assise dans un petit studio de TSF Jazz, elle débite son explication. « Auparavant, notre annonce était super triste. "Eteignez votre téléphone, tenez-vous droit, dites bonjour à la dame, subissez la musique sans exprimer votre joie et surtout, ne faites pas de bruit...", énumère Caroline Fontanieu en forçant le trait. On se prétend être un peu l’équivalent du Jazz Standard ou du Blue Note à New-
York, des clubs chicos, avec des annonces avant le concert qui durent mille ans. » Le Duc des Lombards et TSF Jazz misent aussi sur les réseaux sociaux. Le nouveau maître mot : la pédagogie. « On travaille vraiment un ton léger pour les textes afin de rendre ça intéressant pour les moins de trente ans, développe Caroline Fontanieu. Par exemple, pour le concert d’un jazzman connu qui joue un standard, on peut expliquer qu’il a été remixé par tel ou tel artiste. On ne s’adresse plus uniquement à l’élite. » En riant, cette responsable de la communication se rappelle sa réaction lors de son arrivée au Duc des Lombards, à 22 ans, quand elle lisait les textes pointus qui présentaient la programmation. « C’était genre "Saxophoniste bien connu pour avoir joué avec untel sur son album en 1957..." et je ne connaissais aucun nom cité, ironise-t-elle, se décrivant comme une dingue de jazz. Je me disais : "Sérieux, vous voulez vraiment me donner envie d’aller à ce concert avec un texte pareil ?" »
PRIX ATTRACTIFS Le prix des places reste déterminant pour attirer un nouveau public au club. Selon une étude de leur clientèle, réalisée en 2013, deux clients sur dix sont des retraités. L’année dernière, l’équipe des Lombards s’est demandée comment séduire des spectateurs plus jeunes au club. « J’ai contacté ponctuellement des universités, notamment Paris III et Paris VIII, pour mettre en place des réductions, explique Caroline Fontanieu. On relayait à fond sur les réseaux sociaux. Et là, il y avait vachement de jeunes. Mais dès qu’on arrête nos efforts, ce sont uniquement les habitués qui reviennent. » Depuis deux mois, le Duc des Lombards a remplacé le groupe qui animait les jam sessions gratuites le vendredi soir par un DJ set. « C’est encore en rodage, mais on teste une ambiance un peu lounge pour attirer les jeunes actifs, la trentaine, qui veulent venir boire un verre après leurs soirées. » Avec des concerts dont le prix oscille entre 28 et 35 euros pour une heure de set, le profil type de leurs spectateurs est « un homme de plus de 50 ans, avec un pouvoir d’achat élevé », convient-elle.
Des portraits tapissent les escaliers du Caveau.
A.C.
A.C.
Alice, habituée du Caveau.
Le prix, c’est aussi le critère privilégié par le festival Banlieues Bleues pour promouvoir le jazz en SeineSaint-Denis, depuis sa création en 1984. Avec des billets entre 10 et 16 euros, le festival témoigne de sa « volonté de rendre ces concerts les plus abordables possible, affirme Christel Deslis, chargée de projets pour Banlieues Bleues. On vote ces tarifs en conseil d’administration et surtout, le festival est financé à plus de 50 % par des fonds publics, contrairement aux clubs de jazz privés ». L’association trouve notamment des fonds auprès des villes qui accueillent les concerts. Du 18 mars au 15 avril 2016, quatorze communes ont pris part à la 33ème édition : Pantin, Saint-Ouen, Stains, Gonesse, Argenteuil... Grâce à des prix attractifs, le festival entend « faire connaître tous les courants du jazz aux habitants de la Seine-Saint-Denis, c’est-à-dire des publics qui, au départ, peut-être, ne sont pas connaisseurs de cette musique. C’est dans les gênes de Banlieues Bleues », précise Christel Deslis. Les habitants du département représentaient 40,2 % du public et 37,2 % des spectateurs découvraient l’évènement pour la première fois, selon une étude réalisée en 2014. E n p a ra l lè le , l ’a ss o c i at ion pantinoise organise des ateliers pour sensibiliser les habitants de Seine-Saint-Denis au jazz toute l’année. « Cette année, à la demande de l’artiste Calypso Rose, programmé au festival, on a organisé un gros projet avec deux collèges publics et une classe de CM2 à Clichy-sous-Bois, expose Christel Deslis. Pendant deux chansons, les enfants vont monter sur scène afin d’accompagner la chanteuse. Ce sera gratuit pour une partie des membres de la famille et les autres vont bénéficier de tarifs préférentiels. »
Le jazz a « l’un des publics qui s’est le plus élitisé », davantage encore que celui de la musique classique.
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LEAD ÉPISODE 7
A.C.
Le groupe Mégaswing Quartet, au Caveau de la Huchette à Paris.
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L’association Paris Jazz Club, créée en 2006, partage les mêmes ambitions que Banlieues Bleues. Initiée par les directeurs artistiques de trois clubs parisiens, l’association regroupe aujourd’hui « 130 structures de diffusion du jazz en Ile-de-France », précise Lucie Buathier, coordinatrice de Paris Jazz Club. « Les clubs ont une image
Zaz fait jaser « Paris sera toujours Paris », entonnait Zaz en 2014, sur une reprise du parolier français Maurice Chevalier. Primée en 2011 aux Victoires de la Musique pour son titre Je Veux, la chanteuse s’initie au jazz manouche. Lors de la sortie de la chanson, sa diffusion sur TSF Jazz a été discutée par l’équipe de la programmation. Caroline Fontanieu, animatrice pour cette radio, raconte : « C’était la guerre pour savoir si on allait le passer ou pas ! Finalement, on a tranché. On a estimé que c’était du swing. On l’a diffusé parce que c’était honnête avec notre ligne. » Les réactions des auditeurs ont
été mitigées : « On a reçu des mails : "C’est génial, j’adore ! Qui est cette chanteuse ?" et d’autres qui n’ont pas compris notre choix, en nous disant : "Vous êtes sérieux ? Zaz sur TSF ?" .» Au sein de l’équipe, les débats sur la programmation sont permanents. « Aujourd’hui, le jazz se nourrit de la pop, de la musique israélienne, libanaise, avec des musiciens comme Avishai Cohen ou Ibrahim Maalouf. Est-ce qu’on va ignorer ces artistes ?, questionne l’animatrice. On est parfois accusé de dénaturer le jazz, mais on assume nos choix. Et ça ne nous empêche pas de toujours écouter Miles Davis à fond ! »
de lieu élitiste. Le jazz est perçu comme une musique difficile à écouter, qui ne s’adresse qu’à un certain type de personnes cultivées. Mais ce n’est pas du tout le cas. C’est accessible à tout le monde, il faut juste sortir des clichés. » Depuis 2013, l’association participe au programme "Réussite éducative" d’Ile-de-France. Ce dispositif soutenu par l’État vise à apporter un soutien scolaire et périscolaire aux enfants issus de ZEP. Paris Jazz Club a ainsi organisé des ateliers gratuits de sensibilisation à Clichy-sous-Bois, aux Mureaux et à Drancy. Pendant le festival Jazz Sur Seine, un musicien programmé encadre une quinzaine de jeunes par atelier. « Le but est de faire découvrir le jazz à des enfants et des ados, qui n’ont pas forcément le milieu familial propice pour découvrir plusieurs styles musicaux », déclare Lucie Buathier. Au programme : neuf heures de pratique, sans oublier un peu de théorie pour expliquer les origines du jazz. Loin de l’image élitiste qui lui colle aujourd’hui à la peau, cette musique est dérivée du blues, né à la fin du XIXe siècle dans les champs de coton du delta du Mississippi. Lors des ateliers, « le musicien présente les valeurs du jazz à travers son histoire. Cette musique est née des esclaves afro-américains pour contrer l’oppression et l’asservissement qu’ils vivaient ». Tous les ans, parmi les participants, certains décident même de poursuivre l’enseignement de la musique. « Depuis 2013, il y a une petite dizaine de jeunes qui ont poursuivi dans des conservatoires, assure Lucie Buathier. Suite aux ateliers, les équipes des centres de "Réussite éducative" reprenaient le relais et réalisaient les dossiers de financements car, en général, leurs familles ne pouvaient pas payer le conservatoire. » À travers ces initiatives, des vocations sont nées mais le jazz est encore loin d’avoir reconquis son statut de musique populaire. #
LE JAZZ : REMIXÉ, POPULARISÉ Le jazz, une musique démodée ? Régulièrement samplés, les standards des figures de jazz ont inspiré rappeurs et DJs. Blue in Green de Miles Davis (1959) à Hocus Pocus (2005) Enregistré pour la première fois en 1959 sur l’album Kind of Blue de Miles Davis, la paternité de Blue in Green reste discutée. Elle reviendrait au trompettiste ou à son partenaire de studio, le pianiste Bill Evans. Devenu un standard du jazz, le titre a notamment été repris par la chanteuse américaine Cassandra Wilson. Elle y a ajouté des paroles en 1999 pour sa chanson Sky and Sea (Blue in Green). En français, cette fois, les rappeurs d’Hocus Pocus se sont approprié la ligne de piano de Blue in Green. Sur leur titre 73 touches, en 2005, les Nantais rendaient hommage au jazz : « J’aime ses variations cuivrées, le swing des balais, le silence. »
Feeling Good de Nina Simone (1965) à Wax Tailor (2005) « Birds flying high, you know how I feel », ponctuait la voix de Nina Simone sur How I Feel de Wax Tailor. En 2005, le musicien français a samplé un incontournable standard de jazz : Feeling Good. Popularisée par Nina Simone en 1965, la chanson a été composée par Leslie Bricusse et Anthony Newley une année plus tôt, pour les besoins d’une comédie musicale. Feeling Good a aussi largement inspiré les rappeurs américains, de Lil Wayne sur Birds Flying High, en 2006, à Jay Z et Kanye West sur New Day, en 2011.
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Ode to Billie Joe de Lou Donaldson (1967) à Lauryn Hill (1998) L’ancienne chanteuse des Fugees se lançait en solo avec son premier album en 1998. Sur son titre To Zion, Lauryn Hill a récupéré la rythmique de la batterie de Ode to Billie Joe, composé par le jazzman Lou Donaldson en 1967. Convié par la chanteuse soul, le guitariste Carlos Santana joue un riff en début de mesure, auquel succède un court roulement de caisse claire. Une structure sous forme de question-réponse, couramment utilisée en jazz.
Just the two of us de Grover Washington Jr. (1980) à Eminem (1997) En 1997, le rappeur américain Eminem s’est largement inspiré de Just the two of us du saxophoniste Grover Washington Jr., composé en 1980. Eminem est même allé jusqu’à lui copier son titre. Sur fond de scratch, le rappeur fait tourner en boucle les paroles « Just the two of us » dans son intro. Deux ans plus tôt, en 1995, le rappeur Tupac revisitait le riff principal de Grover Washington Jr dans son titre Cause I Had To.
Anaïs Cherif
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Dessin : Valentine Gr essier/Collage : Anaïs Chérif et Alexis Patri
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Fatigué par son poste dans une multinationale et déçu par le monde du travail, Patrick Lead décide de laisser derrière lui son rythme stressant pour changer de mode de vie. Il quitte la ville pour son ancienne maison de campagne,
où il cultive du lin et élève des moutons pour leur laine. L’ancien cadre dirigeant y vit une vie simple, plus en accord avec ses nouvelles valeurs collectives, centrées autour des
Reconversion
LIBÉRÉ DE SON ATTACHÉ CASE
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notions de bien-être et solidarité. Il lance de manière artisanale une petite entreprise textile. Son originalité : vendus uniquement sur Internet, ses vêtements sont personnalisables de A à Z Suite p. 78 par les clients...
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Par Alexis PATRI [ @alexis_patri]
e me suis dit : "Le prochain sur la liste, c ’est moi !" Quand mon père est décédé, j’étais en poste à Rotterdam, aux PaysBas, dans une grande entreprise de chimie. Je n’ai pas pu être auprès de lui. Au même moment, plusieurs de mes collègues sont morts : crises cardiaques, AVC, suicides après un burn-out… J’étais devenu un de ces hommes d’affaires que j’admirais enfant. J’étais satisfait. En tout cas, je le croyais… » Directeur des ressources humaines dans plusieurs multinationales, Pierre A. a connu une carrière riche et stressante. Aujourd’hui âgé de 53 ans, il a quitté les hautes sphères pour un petit village du Midi, où il cultive son jardin et s’épanouit enfin. Pendant
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Naissance de Pierre A.
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un an, le projet de changement vie ». « Je conserve toujours une strucde vie de l’ancien DRH reste confiture mentale "business" : je fais des dentiel. Il ne prévient que ses « très plans de mon potager avant de planDébut de carrière chez Fiat proches », qui ont des réactions vater, je tiens mon agenda à la manière riées. Sa mère n’y croit d’abord pas. d’un manager, précise-t-il. Cette vie « Elle m’a dit qu’elle était sûre que je est à la fois lointaine et proche. » changerais d’avis en moins de trois L’homme qui passait ses diRetour en France mois », explique-t-il. Sa sœur se manches après-midi à répondre à montre intéressée. Sa compagne ses mails professionnels prend d’alors n’exprime contre cette idée. maintenant le temps de profiter de Sans pour autant la soutenir. ses proches. Depuis sa reconverDécès de son père Pierre A. veut se concentrer sur sion radicale, il passe un mois par cette nouvelle vie à venir et bâtir an avec sa famille italienne et va un projet solide. « Je ne l’ai pas dit à régulièrement rendre visite à sa mon entourage plus lointain, par peur mère et sa sœur à Paris. « Trois ou Déménagement à Méthamis de regards négatifs. Il fallait garder le quatre jours, tous les deux mois envicap, justifie-t-il d’un ton décidé. ron. Je leur envoie des colis de ce que Mon projet était encore naissant, le moindre détracteur produit mon jardin, mon huile d’olive notamment. » Dans pouvait me faire changer d’avis. Quand j’ai lâché ma voiture son nouvel emploi du temps, Pierre Arduini laisse de fonction à 50 000 euros, je me suis fait traiter de fou. » aussi de la place pour le sport. Un footing de dix kiloUn vendredi après-midi, il se rend au cinéma. Un mètres de temps en temps dans les villages qui bordent loisir qu’il a longtemps sacrifié. « Dans la salle, il n’y Avignon. « J’essaie d’inclure au maximum le sport dans avait que des mères avec leurs enfants. J’ai été pris d’un mes activités. Je cultive à la bêche et aux outils anciens, grand sentiment de culpabilité. Je me suis demandé si je comme la binette ou la grelinette, détaille-t-il. Je ne me n’étais pas réellement ce fou que mes collègues moquaient. déplace plus qu’à vélo électrique. » À ce moment-là, je me suis demandé que je faisais de ma Créer pour moins consommer vie. » L’homme engage un coach professionnel qui le seconde dans son changement de vie. Rendez-vous Le « gentleman farmer » ne vend jamais son surplus de après rendez-vous, Pierre A. reprend confiance. légumes, il le donne. Dans son esprit, Pierre Rabhi–le Après avoir quitté son emploi, il s’installe en 2011 père de la « sobriété heureuse »– a remplacé le profit. dans un petit village d’à peine Pierre Arduini n’est pas d’accord 400 habitants, Méthamis, situé à avec tout ce qu’écrit l’essayiste une quarantaine de kilomètres défenseur de l’agroécologie. « Mais d’Avignon. Cette maison de vaj’y puise quand même beaucoup de choses intéressantes », ajoute-t-il. cances qu’il vient d’acheter devient Comme l’idée de faire au maxisa résidence principale. Après mum soi-même. Il a récemment quelques formations courtes et de acquis six poules. « Avant, j’aurais nombreuses lectures sur le sujet, acheté un poulailler tout fait en mal’ancien DRH commence à produire gasin, reconnaît-il. J’ai préféré récuses fruits et ses légumes. Uniquepérer des palettes qui allaient finir à ment du bio. « Il m’a fallu apprendre la benne. En dix jours, avec l’aide de à planter une patate et à entretenir un tutoriels trouvés sur Internet, mon abricotier, se souvient-il. J’ai au total poulailler était prêt. » 700 mètres carrés de potager, un verPour pérenniser sa reconversion, ger de 55 arbres fruitiers en maturaPierre Arduini cherche lui-même les vacanciers et les tion et 1 400 mètres carrés de vignes. Je le fais pour le plaisir saisonniers qui vont occuper la maison et les deux apd’apprendre et de manger des bons produits. » partements qu’il a achetés lorsqu’il s’est installé dans la L’apprenti maraîcher commence ses journées à région. « Quand on change de vie, il faut que l’argent 7 h 30 et les achève à 18 h. Son agenda est rempli du rentre », justifie-t-il. Des biens dont il entretient les intélundi matin au vendredi soir, parfois même les weekrieurs et le jardin, et où il a refait toute la décoration. À ends. « Désherber les rangs d’ail, semer les fèves, récolter aucun moment il ne semble regretter sa vie antérieure, les petits pois… » Cette planification méthodique est même si celle-ci lui revient parfois par flashs. « Beaucoup l’un des rares vestiges de ce qu’il appelle son « ancienne
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« Je fais des plans de mon potager avant de planter, je tiens mon agenda à la manière d’un manager »
Equipé de son vélo électrique, Pierre A. fait ses courses autour de la place principale de Méthamis
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moins qu’au début, précise-t-il. Quand les informations parlent d’une grève dans une usine ou de l’agression du DRH d’Air France, les souvenirs remontent immédiatement. » Son regard se brouille. Court silence. La réussite de Pierre A. avait fait la fierté de ses parents. Il aurait été logique qu’il s’accroche à cette reconnaissance et à un salaire à six chiffres, qui constituent la preuve de sa capacité à déjouer le déterminisme social. « Mon père était un maçon italien immigré. Ma mère était femme de ménage, explique-t-il simplement. J’ai grandi à Livry-Gargan, dans ce qu’on appelle aujourd’hui
le neuf-trois. Nous vivions au milieu d’autres immigrés, des Italiens, des Polonais, des Espagnols… » Le jeune garçon n’aime pas l’école. Il redouble trois fois. « Les petites classes, celles que personne ne redouble. Entre neuf et vingt ans, c’est le judo qui m’a apporté des valeurs, en plus de celles que mes parents m’avaient transmises. J’ai appris la discipline, la rigueur. Et j’ai aimé ça. Avec les maîtres judokas, j’ai pour la première fois approché une dimension intellectuelle. À part ça, mes études ont été chaotiques. » Le déclic se produit l’année du baccalauréat. Pierre A. n’arrive toujours pas aujourd’hui à
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LEAD ÉPISODE 8
... se l’expliquer. « Je n’étais pas intelligent, mais je me
rations sociales. J’ai appris à faire des licenciements. » Il travaille ensuite pendant dix ans à Bruxelles, en Belgique, pour un papetier américain. D’entreprise en entreprise, Pierre A. finit par gérer la branche Europe d’une multinationale de systèmes d’aération et de compresseurs. Mais cet aboutissement de carrière prend un goût amer. « Plus de 80 % de mon temps était alloué à ce qu’on appelle la "gestion du changement", c’est-à-dire les licenciements, les délocalisations, les restructurations, etc. Il y avait beaucoup de conflits sociaux et l’atmosphère professionnelle était dure. Je participais à ce qu’elle le soit, reconnaît-il. Il n’y avait pas beaucoup de places pour sourire, mais il y avait beaucoup de voyages professionnels. Je gagnais beaucoup d’argent, je prenais trois ou quatre avions par semaine, j’étais dans un pays différent chaque jour. » Pendant longtemps, le cadre supérieur s’est satisfait de cette vie professionnelle intense. Jusqu’à ce qu’elle empiète trop sur sa vie personnelle. « J’ai compris que lorsqu’on vit avec 10 000 euros par mois, on n’est pas plus heureux qu’avec 2 000, commente-t-il. Je travaillais tout le temps. C’était stressant. J’avais l’impression de pouvoir être renvoyé à tout moment. De toute façon, je n’avais pas le temps de dépenser cet argent. » Le week-end, il doit attendre le samedi midi pour que son niveau de stress redescende. Dès le lendemain midi, à l’heure où certains pique-niquent dans les parcs ou se baladent en forêt, il planifie déjà la semaine à venir. Traitement de ses mails professionnels, confirmation des rendez-vous, gestion de l’emploi du temps. Les loisirs sont de plus en plus rares. « À cause des repas d’affaires, aller au restaurant était devenu pour moi une activité professionnelle, soupire-t-il. Je ne prenais plus de plaisir nulle part. » Depuis la périphérie d’Avignon, le jeune agriculteur revit. « Avec le recul, j’ai eu une vie guidée par ma famille, par les études, par le travail. Je suis admiratif de ce que j’ai accompli, mais j’ai fait ce qu’on attendait de moi. Ma vie actuelle, c’est ce que j’avais vraiment dans le ventre depuis le début. Mais ça m’a demandé du courage. » En s’échappant d’un milieu défavorisé, Pierre A. pensait trouver une vie meilleure. Il a réalisé que c’était en partie une erreur. « On se néglige quand on travaille. En continuant cette vie, je me serais tué à la tâche pendant encore vingt ans. Je serais peut-être même mort avant. Au final, j’aurais touché une retraite équivalente à ce que me rapportent mes locations actuellement. Certes, je ne sais pas vraiment qualifier ce que je fais. Mais j’apprends tous les jours. Aujourd’hui, je gère ma vie au lieu de la subir. » #
suis mis à travailler jour et nuit. Le changement s’est fait en un week-end. Cette soudaine soif de travail et d’apprendre a surpris mes parents et ma sœur. Elle me surprend encore aujourd’hui. » « Un peu par dépit », Pierre A. enchaîne par cinq ans de droit à l’université. Au milieu des étudiants, l’enfant d’immigré italien ne se sent pas à l’aise. « On me faisait toujours comprendre que je n’étais pas chez moi, pas à ma place, confie-t-il. Je l’ai subi, moi qui ai eu une carte de séjour jusqu’à mes 18 ans. En France, j’étais considéré comme un Italien. En Italie, j’étais un Français. Ça déboussole. » Nouveau déclic en cours de droit européen. Il étudie en 1985, le « Livre blanc » de Jacques Delors sur l’achèvement du marché intérieur européen. Le jeune homme comprend alors qu’avoir deux nationalités et parler deux langues est une chance. Il n’en aura plus jamais honte. Pierre A. prépare les concours de Science Po et de l’École nationale d’administration (ENA). Après six mois de révisions quasi-militaires, il laisse tout tomber.
« J’ai compris que lorsqu’on vit avec 10 000 euros par mois, on n’est pas plus heureux qu’avec 2 000 euros »
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De multinationale en multinationale Désormais conscient de ses capacités, il part en Italie et rencontre par hasard Giovanni Raspino, découvreur de talents pour le groupe Fiat. La discussion est informelle. Rendez-vous est pris à Paris. S’ensuivent huit années en Italie chez le constructeur automobile. « J’ai eu une carrière fulgurante, d’autant que je découvrais un nouveau domaine, celui des ressources humaines. En apprenant au contact des dirigeants, je suis passé de responsable de formation à DRH d’une usine de 1 500 personnes à Milan. Puis j’ai voulu rentrer en France. J’ai passé trois ans dans le groupe Valeo, qui construit des composants automobiles. En Italie, il me manquait le volet des relations et des restructu-
Récolte de figues du jardin potager de Pierre A.
Pierre A.
Étudiants et lycéens sont appelés à descendre à nouveau dans la rue contre la loi travail.
L’IMPOSSIBLE FUITE DES CLASSES En décalage avec leur milieu professionnel, ils ont décidé de tout plaquer pour prendre l’ascenseur social en sens inverse. Mais les échappés des hautes sphères gardent malgré eux les stigmates de leur milieu d’origine.
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Les cadres supérieurs et dirigeants sont de plus en plus nombreux à se mettre au vert.
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The Elite Ayrshire Business Circle
out plaquer et changer de métier, de région, de vie. Une majorité de Français en rêvent. Ils sont 79 % dans ce cas, selon un sondage OpinionWay publié de 2009 dans Le Figaro Magazine. Mais seulement un Français sur dix se lance dans ce projet, d’après l’enquête Histoires de vie (Insee, 2003). Les reconversions choisies et radicales – ces fameux « changements de vie » – demeurent un privilège des classes sociales les plus aisées. La raison est simple : ces bouleversements nécessitent un matelas d’économies conséquents et un niveau de diplôme assez élevé. « Tout ne peut pas se rejouer tout au long de la vie, souligne Sophie Denave, maître de conférences en sociologie à l’Université Lyon-II. Plus le niveau d’études avant la vie professionnelle est élevé, plus le champ des possibles est ouvert. Pour ces personnes, reprendre des études est aussi moins compliqué que pour un ouvrier qui voudrait devenir médecin. » Dans le cadre de ses travaux, la sociologue a inter-
rogé une cinquantaine de reconvertis professionnels. Selon elle, les membres des classes supérieures sont certes moins nombreux à changer de métier, mais ils le font beaucoup plus vers un « métier-plaisir ». « Pour la première fois de leur vie, le niveau de rémunération passe alors au second plan de leurs préoccupations », précise-t-elle. À l’inverse, les catégories populaires sont les plus
mobiles. Une mobilité professionnelle davantage contrainte par la précarité de leur emploi. Les classes supérieures jouissent d’un certain nombre de filets de sécurité qui se révèlent indispensables. « J’ai rencontré beaucoup de personnes dont le salaire a été divisé par quatre ou cinq entre leur premier métier et leur métier-plaisir, explique l’universitaire. En plus des écono-
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mies engrangées, la situation du conjoint permet souvent de maintenir le niveau de vie. » Les « transfuges » sont en effet rarement seuls dans leur reconversion radicale. Philippe Hufschmitt est chef de projet à Menway Carrières, une entreprise parisienne de reclassement des salariés. Une partie de son activité est dédiée à l’accompagnement individuel de salariés voulant changer de voie lors de restructuration. « Ce service, qui dure un an, est réservé aux dirigeants et aux cadres supérieurs. En fonction des négociations syndicales, il est parfois ouvert à une partie des cadres intermédiaires, mais jamais jusqu’aux cadres techniques. » Un accès limité par le coût important du dispositif d’« outplacement » – c’est son nom : de 10 000 à 20 000 euros, financé à 100 % par l’entreprise.
Un profil-type 76
Qu’ils soient ou non poussés par la menace d’un licenciement, les « reconvertis radicaux » basculent souvent dans la cinquantaine. « Changer de vie est plus facile à cette période car les enfants sont souvent indépendants financièrement et les prêts immobiliers remboursés, explique Philippe Hufschmitt. En France, c’est aussi un âge où l’on considère que sa carrière professionnelle est derrière soi. » Parmi ceux qui franchissent le pas, « les hommes sont un peu plus représentés que les femmes, mais on tend vers l’égalité, ajoute Sophie Denave. Quand les femmes ont le choix entre plusieurs options, elles privilégient toujours celle qui leur permettra de passer davantage de temps avec leurs enfants. Leur reconversion est vécue comme une démarche personnelle, mais quand elles disent : "Je le fais pour moi", ce "moi" inclut souvent tout le foyer. C’est très rarement le cas des hommes. » Une fois les changements de métier et de mode de vie actés, ceux qui
des Français rêvent de changer de vie, selon un sondage OpinionWay pour LeFigaro Magazine publié en 2009
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des travailleurs connaîtront une reconversion importante au cours de leur vie professionnelle, selon une étude de l’INSEE datée de 2003
10 000 à 20 000 C’est le coût en euros de l’accompagnement individuel à la reconversion
ont quitté leur première vie conservent pourtant de nombreux réflexes de leur milieu professionnel. Sophie Denave l’a observé de nombreuses fois. Notamment chez une cadre supérieure devenue chanteuse de rock. « Dans la sélection de ses musiciens et la gestion du groupe, elle a réinvesti des méthodes de management de sa vie passée, analyse la sociologue. Alors que les groupes sont souvent composés d’amis, elle n’hésite pas à renvoyer quelqu’un qui ne convient plus à son projet. Dans le milieu des musiciens, sa méthode de travail est tout à fait singulière. Ses stratégies pour faire connaître le groupe sont très réfléchies et inspirées du monde de la communication, dans lequel elle a longtemps travaillé. » Ce recours aux compétences is-
« Pour la première fois de leur vie, leur niveau de rémunération passe au second plan des préoccupations »
sues de la première vie professionnelle est vécue de manière ambivalente par les anciens dirigeants et cadres supérieurs. Certains valorisent la rupture sociale et professionnelle. « Ils aiment être perçus comme des marginaux, même si, en réalité, le changement peut ne se concentrer qu’à la sphère professionnelle. À l’inverse, j’ai rencontré des reconvertis qui tentent de rapprocher leurs deux vies à tout prix, avec l’idée que changer serait se trahir. Avec parfois des explications étonnantes, comme ce commercial dans l’électroménager devenu gardien de prison. Déçu par le monde de l’entreprise, il a complètement changé de façon de vivre et de penser. Mais il relie sans cesse ses deux vies autour de la tchatche et de la négociation. » Que la rupture soit amplifiée ou minimisée, les « reconvertis radicaux » suivent, selon Sophie Denave, le même schéma. « L’adoption des codes d’une autre classe se fait lentement, sur le long terme. Viennent ensuite les changements personnels, plus ou moins importants. La rupture professionnelle intervient toujours en dernier. » On quitte sa femme avant son patron. Car les blocages symboliques sont nombreux quand le statut social est essentiellement défini par la place occupée dans la hiérarchie de l’entreprise. « Beaucoup ont l’impression d’aller à l’encontre des normes dominantes en recherchant le bien-être avant la carrière et l’argent, souligne Sophie Denave. Il faut faire face aux parents, aux proches, à l’entourage. » Cette confrontation peut mettre à mal le projet. Philippe Hufschmitt insiste sur l’importance du soutien des réseaux professionnels et personnels dans la réussite de ces « projets de cœur ». D’autant que ces changements radicaux deviennent rapidement irréversibles. Selon Sophie Denave, c’est particulièrement le cas, par exemple, pour les anciens ingénieurs et universitaires qui se retrouvent vite dépassés par les
Leo Hidalgo
La reconversion radicale constitue une transition sur laquelle il est difficile de revenir, selon la sociologue Sophie Denave.
avancées permanentes de leur domaine de compétence. Les facteurs qui permettent de dépasser ces blocages sont souvent les mêmes, portés les valeurs de l’individu. « Les cadres supérieurs arrivent à un moment de leur carrière où le compromis entre les priorités personnelles et celles de l’entreprises n’est plus possible. Le sentiment de perte de sens et d’utilité est central », remarque Philippe Hufschmitt. Dans ses travaux, Sophie Denave a observé deux situations. Soit l’entreprise change (notamment lorsqu’elle est rachetée ou introduite en Bourse) et le travailleur ne s’y retrouve plus. Soit il réactive des valeurs anciennes, plus collectives et moins tournées vers la recherche de profits. Il ne se sent alors plus à sa place dans son métier. « Monter dans la hiérarchie n’est pas forcément satisfaisant », ajoute Sophie Denave. Pourquoi ces travailleurs de plus de 50 ans ne profitent-ils pas
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« L’aide individuelle est réservée aux dirigeants et aux cadres supérieurs » des systèmes de pré-retraite pour vivre leurs passions ? « Les dirigeants et les cadres supérieurs ont un rapport quasi-maladif à l’inactivité, insiste Philippe Hufschmitt. Pour eux, il faut occuper un emploi. » Mais une chose est immuable. En dépit d’un changement complet (métier, prestige social, lieu de vie, niveau de revenus…), d’après Sophie Denave, leurs loisirs changent peu. Ils restent inscrits dans les pratiques typiques de leur classe sociale
d’origine : théâtre, cinéma, opéra, musées, etc. En fréquentant les mêmes cercles sociaux et en conservant les mêmes loisirs, les échappés d’un milieu socio-professionnel aisé gardent une forte attache avec les classes sociales supérieures dont ils sont issus. Peu importe alors qu’ils gagnent moins d’argent ou qu’ils vivent en pleine campagne : le prestige social reste intact. L’essayiste Éric Dupin nomme cette part congrue des hautes sphères « les défricheurs ». Dans son ouvrage éponyme, il les décrit comme « sensible[s] aux enjeux environnementaux, au développement personnel, à la critique du consumérisme , à l’engagement social et aux valeurs égalitaires ». Plus que de véritable transfuges de classe, ils constituent en réalité une nouvelle forme d’élite intellectuelle, qui conserve les pratiques sociales des classes dominantes. A. P.
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" C’est un sang bleu qui a grandi dans les quartiers rouges. Son patronyme lui promettait monts et merveilles d’héritage, il n’en fut rien. Qu’importe, si l’ascenseur descend, il peut remonter. Hautes études, grande entreprise, avant de tout plaquer. Et de dire non à cette trajectoire rectiligne étouffante. C’est par le web qu’il refait surface. Ses vêtements personnalisables de la fibre au motif sont révolutionnaires. Le géant américain Amazon, y a vu une pépite et a promis
un pont d’or pour acquérir ClothesGap, la startup française devenue licorne. Son fondateur est avec nous sur ce plateau, bonsoir Patrick Lead. " " Bonsoir. " "Quand on regarde votre biographie, on se dit que vous avez vécu mille vies en une seule. Qu’est ce qui vous a poussé à prendre cette trajectoire hors du commun ?" "Je l’ignore, parfois je me dis qu’une force supérieure agit sur moi." Suite p. 84
Numérique
DESTINÉ À MONTER DES LICORNES Par Jean-Baptiste CAILLET [ @jib_caillet]
U
n homme, fin 2003 ne parvient pas à monter dans un train à la gare Montparnasse de Paris pour rejoindre sa Vendée natale. Il cherche alors à s’y rendre en voiture, sans succès. Cet homme s’appelle Frédéric Mazzella et de sa frustration naîtra en 2006 BlaBlaCar. En dix ans, le site devient la plus grande plate-forme de covoiturage d’Europe avec 25 millions d’utilisateurs dans 22 pays différents. L’entreprise enchaîne les levées de fonds au point d’être valorisée en octobre 2015 à plus d’1,2 milliard de dollars. L’ancien étudiant en galère de transport chevauche maintenant la plus célèbre des licornes françaises. Pourquoi une licorne ? Dans l’économie numérique, la
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licorne symbolise l’extrême rareté. Au milieu d’une flore riche en jeunes pousses, communément appelées startups, ces espèces sont perçues comme les élites de leur écosystème. « Ces nouvelles entreprises s’imposent comme une aristocratie du numérique car elle récupère la majorité des richesses créées sur internet », constate Philippe Escande, journaliste au Monde et auteur de Bienvenue dans le capitalisme 3.0 (Editions Albin Michel). Pour intégrer cette aristocratie, il faut passer le cap du milliard de dollars de valorisation, chose que seul 0,1 % des entreprises ayant généré une levée de fond arrivent à atteindre. Au sein de cette caste se trouvent les historiques Google fondé par le tandem Larry Page-Sergey Brin et Facebook créé par Mark Zuckerberg, tous issus de la Californie. Des licornes parmi les licornes avec une valorisation dépassant allégrement les cent milliards de dollars. Derrière, de jeunes acteurs s’affirment à leur tour comme des
mastodontes. Par exemple, le nemesis des taxis, Uber, dirigé par Travis Kalanick, a atteint le cap des 50 milliards. Dans son sillage se tient Airbnb lancé en 2008 par Brian Chesky. Cette startup est devenue le plus grand hôtelier du monde pour une valeur de 24 milliards de dollars. Ces champions du numérique sont issus du principal élevage de licornes : la Silicon Valley américaine. Cette région, pionnière dans ce domaine, en accueille près d’une centaine. Cela n’empêche pas le reste du monde de posséder quelques spécimens de cet animal si rare. L’Europe en compte une quarantaine (dont BlaBlaCar), la Chine un peu plus et quelques autres arrivent à voir le jour dans le reste du monde. La grande majorité de cette aristocratie du numérique possède un point commun, ce sont pratiquement tous des hommes blancs diplômés de grandes universités. Frédéric Mazzella ne fait pas exception à la règle. Avant de se lancer dans l’aventure du covoiturage,
Le point commun de cette aristocratie : ce sont pratiquement tous des hommes blancs surdiplômés
L’EUROPE DU NORD, PARADIS DES LICORNES Nombre de licornes par pays en mai 2015
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sociétés ont obtenu le statut de licorne entre 2014 et 2015.
120Mds
C’est la valeur cumulée en dollars des licornes européennes. Ce n’est même pas la moitié de la valorisation du géant Google.
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Aucune de ces entreprises n’a été créée avant l’an 2000.
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Premier arrivé, premier servi Si le pays des licornes se montre hégémonique, c’est parce que les premiers à saisir le potentiel de l’économie numérique sont d’abord des passionnés de l’informatique qui ont eu les moyens de s’offrir cette technologie. En 2000, à la veille de la première bulle internet, seuls 14 % des foyers français possédaient une connexion, contre 43 % aux États-Unis. Au sein des pays, le taux d’utilisation pouvait varier du simple au double selon les catégories socio-professionnelles. La fracture numérique s’est considérablement réduite depuis – plus de 80 % des ouvriers et des employés possèdent un accès internet – mais ce retard à l’allumage a permis aux premières populations équipées de se saisir des premières opportunités. « Dans beaucoup de domaines du numérique, le réseau est essentiel, affirme Philippe Escande. C’est toujours celui qui arrive à fédérer le plus rapidement qui prend la majorité du marché. » Le niveau de vie n’est pas le seul facteur déterminant. « Il y a une dimension technologique qui rentre en compte, les profils provenant des écoles d’ingénieurs sont prisés dans le numérique, or les femmes sont sous-représentées dans ces filières », précise Séverine Le Loarne, professeure associée à l’école de management de Grenoble. La branche du numérique reste très majoritairement masculine au même titre que le monde de l’entrepreneuriat. L’Agence Pour la Création d’Entreprise (APCE) affirme que les hommes représentent deux tiers des créations d’entreprises en France sur l’année 2014. Dans le digital, c’est encore plus criant. L’étude « 375 Startupers » réalisée par l’incubateur NUMA montre que 81 % des projets sont portés par des équipes exclusivement composées d’hommes. Absence de parité aussi dans la forma-
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Challenges.fr
il est passé par l’École Normale Supérieure et la prestigieuse université américaine de Stanford (située au cœur de la Silicon Valley). Difficile de voir le numérique comme une opportunité pour tous si les grands vainqueurs ont peu ou prou le même profil que leurs aînés au sein des entreprises traditionnelles. En 2015, le cabinet britannique GP. Bullhound a recensé 40 licornes installées en Europe. Réunies, elles pèsent 120 milliards de dollars. Parmi ce CAC 40 du numérique européen : sept entreprises ont été créées par des autodidactes. C’est le cas du Danois Janus Friis, fondateur du système de messagerie instantanée Skype, qui a mis un terme à sa scolarité avant la fin du lycée. L’Écossaise Lesley Eccles, cofondatrice du site Fanduel avec son mari Nigel, leader des jeux de Ligue fantasy, est la seule femme présente. L’Anglais Samir Desai, créateur de Funding Circle spécialisé dans le prêt aux entreprises, est la seule personne issue de la diversité dont l’entreprise figure dans cette sélection.
« Difficile de ne pas passer par la formation »
Gilles Fontaine est rédacteur en chef délégué à la rédaction du magazine Challenges pour lequel il suit le monde des startups en France et à l’étranger depuis dix ans. Pourquoi y a t-il si peu de diversité dans le monde des startups en France ? G.F. : C’est d’abord une question de culture. Lancer une startup, c’est à la mode depuis quelques années seulement. Avant, les diplômés de grandes écoles souhaitaient rejoindre la fonction publique ou des grands groupes. Aujourd’hui, monter son entreprise est valorisé, même en cas d’échec. On reste sur une démographie monolithique où la plupart sont des hommes formés dans des écoles d’ingénieurs ou de commerce, mais les choses commencent à bouger. Les personnes issues de l’immigration et les femmes se montrent aussi, mais il n’y a pas encore d’aussi grandes réussites. La situation est-elle moins pire à l’étranger ? En Europe, pas vraiment, mais aux États-Unis, l’ascenseur social fonctionne mieux. Certes, beaucoup de grands noms du numérique
comme Bill Gates ou Mark Zuckerberg viennent du même milieu social, mais la part d’immigrés fondateurs de startups est plus importante. Par exemple, Sergey Brin, cofondateur de Google est arrivé de l’URSS avec ses parents au cours des années 1970. Il y a aussi les étudiants étrangers qui viennent finir leur cursus dans les universités américaines et restent dans le pays dans l’espoir de créer leur licorne. Quelles solutions peuvent faire la différence ? Difficile de ne pas passer par la formation. Le numérique nécessite un savoir-faire technique et marketing. Ces compétences sont transmises par des grandes écoles. Il faut trouver des alternatives à ces établissements pour les étudiants moins à l’aise avec le système, l’école 42 est un bon exemple. La France peut aussi s’inspirer des États-Unis et attirer ces talents venus d’Asie et leur donner les moyens de rester en Europe. En tout cas, la solution ne viendra pas d’une politique publique mais d’un changement de mentalité. Propos recueillis par J-B.C.
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NIEL, ÉLITE OU ANTI-ÉLITE ? Patron de Free, il est la star du net français. Avec son parcours atypique, il se démarque des autres élites économiques du pays.
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« Pas un philanthrope » Cette ascension a connu des hics : les affaires judiciaires d’abord. En 2004, il fait un mois de détention préventive après avoir été mis en examen pour proxénétisme aggravé et recel d’abus de bien sociaux. Pour le premier motif, le juge conclut par un non-lieu. En revanche, il est condamné à deux ans de prison avec sursis pour le second. Ce parcours d’autodidacte « bad boy » le marginalise dans le
TNS Sofres
S
’il ne fallait garder qu’un nom dans le numérique français, il s’agirait de Xavier Niel. À 48 ans, il figure parmi les patrons préférés des Français et possède la dixième fortune du pays selon le magazine Challenges. Le fondateur et dirigeant de Free a pourtant bâti son succès en s’opposant à l’élite des affaires. Autodidacte, il se lance à 18 ans dans le minitel rose puis investit dans différents sex-shops. Millionnaire à 24 ans, il migre sur le web. Il revend sa première boîte 40 millions d’euros et fonde Free en 1999. Profitant de la libéralisation du secteur, son fournisseur d’accès à internet s’impose comme un champion de l’internet français grâce ses offres (la box, les forfaits illimités) défiant la concurrence. Autres coups d’éclat, Free Mobile et ses prix cassés, l’école 42 et sa pédagogie inédite, ou son futur incubateur à 1000 startups à la Halle Freyssinet à Paris.
Xavier Niel, l’homme qui a tout compris au numérique.
secteur fermé des télécoms : « Il s’est heurté à un milieu dirigé par des polytechniciens, il s’est bâti contre cette élite », explique Gilles Sengès, journaliste et auteur de Xavier Niel, l’homme Free (2012, éditions Michel de Maule). Cette trajectoire détonnante est un atout dans sa communication. « Il prétend venir d’un milieu modeste, précise Gilles Sengès. Il faisait plutôt partie de la petite bourgeoisie. » Père juriste, mère comptable, le jeune Xavier Niel fréquente les établissements privés de Créteil (Val-deMarne). Les études ne le passionnent pas, il préfère travailler pour vite gagner de l’argent. Une fois dans les affaires, sa volonté de faire baisser les prix relevait plus du bon sens marketing que de l’esprit Robin des Bois. « Ce n’est pas un philanthrope, affirme Gilles Sengès. Il déteste perdre de l’argent, ses investissements sont mûrement réfléchis. »
Au cours de son ascension, Xavier Niel n’a cessé de se distinguer. « J’ai utilisé des mots de trop comme « escroc » ou « pigeon ». Cela faisait partie de mon rôle. Mon équipe et moi voulions être percutants », admet-il dans Grandeurs et misères des stars du net, écrit par son ami Marc Simoncini et la journaliste Capucine Graby (2012, éditions Grasset). Maintenant qu’il est au sommet, la patron de Free se montre moins clivant. Avec Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, il rachète le groupe Le Monde en 2010, s’offrant une sphère d’influence élargie. « Désormais, je suis reçu partout, j’ai un accès privilégié à tous les grands patrons », confesse t-il aux deux auteurs. Xavier Niel a aujourd’hui un rapport plus intime à l’élite, le père de sa compagne n’est autre que Bernard Arnault, patron du groupe LVMH et homme le plus riche de France. J-B.C
Pearson Scott Foresman
La licorne, cet animal légendaire a beaucoup circulé chez les internautes avant de devenir le symbole des réussites les plus éclatantes.
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tion : à l’école d’ingénieurs 42 fondée par la star du net et patron de Free, Xavier Niel (voir encadré), il n’y a que 9 % de filles. Les patrons de licornes se ressemblent beaucoup, mais, tous les profils sont représentés au sein des créateurs de startups. Elles se multiplient comme des petits pains, les incubateurs fleurissent partout en France. Ces structures où les jeunes pousses viennent développer leurs activités reçoivent des milliers de dossiers chaque année. À NUMA, situé dans le quartier du Sentier à Paris, seuls 3 % des demandes sont acceptées. « Lors de la sélection, on s’appuie sur des critères purement objectifs, insiste Arnaud Chaigneau, responsable des partenariats pour l’incubateur. Mais à l’arrivée on retrouve que des hommes blancs diplômés de grandes écoles. » Tout le monde ne part pas du même pied sur la même ligne de départ. Les écoles de commerces ou d’ingénieurs favorisent de plus en plus la création de startups, les étudiants y récupèrent notamment un carnet d’adresse et de nombreux conseils pour faciliter leur démarrage. « Dans ce monde là, l’idée seule ne compte pas, estime Arnaud Chaigneau. C’est le réseau, l’accès au fonds et la capacité d’exécution qui font la différence. » Certes, quelques femmes parviennent à tirer leur épingle du jeu. En France, Céline Lazorthes a revendu
en septembre dernier sa plate-forme de cagnotte participative Leetchi pour 50 millions d’euros. Loin d’être une licorne, elle est déjà une exception dans le milieu, comme elle le concédait lors d’une interview au quotidien Les Échos au mois de mars : « Une femme fait encore figure d’ovni lorsqu’elle est à la tête d’une entreprise qui allie finance et technologie, deux matières surtout investies par des hommes ! » Comme plusieurs grands noms du numérique en France et dans le monde, Frédéric Mazzella répète à l’envie qu’une idée peut changer le monde et qu’il faut avoir l’ambition de s’y tenir en faisant fi des infimes chances de réussite. Sauf qu’il le raconte le plus souvent dans des médias à l’audience CSP+ ou dans un cours qu’il a tenu à Sciences Po de 2009 à 2013. La révolution numérique et ses licornes ont apporté leur lot de bouleversements dans la société. Les personnes qui les chevauchent n’ont pas la même mentalité que leurs aînés dans les entreprises traditionnelles. Elles sont plus jeunes, plus ouvertes d’esprit, mais elles n’incarnent pas encore le renouvellement des élites. Seuls les startupers les mieux disposés à se lancer dans la course aux licornes ont pu atteindre leur but. Certes des profils atypiques existent, des self-mademen comme Janus Friis ont su y arriver sans passer par la case hautes études, mais ce genre d’exception existait déjà par le passé. François Pinault, ancien président du groupe du même nom, en France ou l’industriel Andrew Carnegie aux États-Unis l’ont fait avant la révolution numérique. En attendant la prochaine grande avancée technologique, le merveilleux pays des licornes reste une chasse gardée. #
« Dans ce monde, l’idée seule ne compte pas. C’est la capacité d’exécution qui fait la différence »
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Dessin : Valentine Gressier/Collage : Anne Tézenas du Montcel et Alexis Patri
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Le succès attise les convoitises. Bien vite, Patrick est attaqué de toutes parts. Sa success-story fait de lui la nouvelle cible des complotistes, qui voient d’un mauvais oeil son rachat par Amazon. La rumeur d’une clause secrète dans l’accord conclu avec le géant de l’ecommerce se propage sur les
forums. Celle-ci inclurait l’autorisation de revente des données clients aux services de renseignements et Patrick serait tout à fait prêt à s’exécuter. Sa motivation, pour les sites conspirationnistes,
Conspirationnisme
ACCUSÉ DE COMPLOT Par Laurène PERRUSSEL-MORIN [ @laurenepm]
L
serait évidente : financer la société secrète dont il ferait partie tout en cachant qu’il est reptilien. Pour comprendre d’où viennent ces attaques anonymes, Patrick décide de plonger dans les sites complotistes, à la recherche des articles qui l’accusent.
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es reptiles humanoïdes nous gouvernent. C’est ce qu’affirme David Icke. Cet ancien footballeur britannique estime que ces créatures prennent la forme de la reine d’Angleterre, de George H. Bush ou encore d’Hillary Clinton. Elles créent de la violence, dit-il, pour ensuite absorber les énergies négatives, à la manière des vampires. La mort de Lady Di aurait été un sacrifice humain en leur honneur. « David Icke croit-il à ce qu’il dit ? C’est un autre débat, s’interroge Rudy Reichstadt, fondateur de l’Observatoire du conspirationnisme (Conspiracy Watch). En tout cas, il en vit. Il y a donc une économie de cette charlatanerie moderne. » Cette « charlatanerie moderne » s’appelle le conspirationnisme, ou complotisme, et attire une audience croissante depuis la fin des années 1990 et la démocratisation d’Internet. Ceux qui les relaient remettent en cause les « versions officielles » des événements : pour certains, les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ont été fomentés et utilisés par les Américains eux-mêmes. De manière identique, ceux du 7 janvier 2015 en France sont perçus par les
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Suite p.92
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LEAD ÉPISODE 10 False flag
... conspirationnistes comme
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Pour les complotistes, opérations menées par les États pour tromper leur population.
urbaines, renchérit : « Les gens plus âgés ne croient pas à grand-chose, tanl’œuvre des services secrets Zone d’ombre dis que les jeunes, qui débarquent sur français, épaulés par Israël. À Internet, peuvent croire tous les meschaque fois, le message à l’égard des Terme utilisé dans les théories sages d’avertissement connus comme médias traditionnels et des élites en du complot pour désigner les faux des habitués du Web. » général est sans appel : il faut se angles morts d’un récit, devenus méfier de tout ce qu’ils avancent et preuve du complot. La tête coupable passer par d’autres canaux, d’autres Système sources d’information. La mécanique de déstabilisation Les théories du complot, qu’elles des pouvoirs en place est bien rôdée. Un mot utile pour résumer tous concernent les francs-maçons, les Qui est à l’œuvre derrière leurs déciles problèmes de la société à « illuminati » ou les juifs, ont tousions ? Qui tire les ficelles ? Voilà la dénonciation d’un «grand jours existé. Mais désormais, leur l’obsession des complotistes, dont le méchant». diffusion est devenue « virale », ce sport favori est de mettre en cause Version officielle qui les rend encore plus dangeles élites. Et il n’y a pas de comploreuses. Comme le rappelle Rudy tisme sans recherche d’un bouc Parler de «version», c’est Reichstadt : « Auparavant, pour trouémissaire. « Les coupables ont changé, critiquer une tromperie des ver les protocoles des Sages de Sion relève Véronique Campion-Vincent. autorités, qui cacheraient la [plan de conquête supposé du Traditionnellement, il s’agissait plutôt réalité. monde par les juifs et les francs-mades dangereux étrangers. Cette çons, ndlr], il fallait aller dans une librairie d’extrême croyance existe toujours. Mais désormais, ce sont nos propres droite. Aujourd’hui, on tombe dessus en deux clics. Et si vous dirigeants qui sont accusés. Les élites sont supposées venêtes un internaute actif, au bout de dix ans de Web, vous les dues, contrôlées ou détentrices d’un projet d’asservissement trouvez sans même les chercher. » Résultat : d’après un sonde la population. » D’après une étude de l’International dage Opinion Way-Ipsos réalisé en mai 2012, 51 % des Social Service Program menée dans plusieurs pays entre Français sont sensibles aux théories du complot. 1999 et 2000, 52 % des Français considèrent que « de nos Thomas Huchon a réalisé un documentaire sur le jours, on ne peut arriver au pouvoir sans être corrompu ». conspirationnisme pour le site Spicee et fait de la préSeul les peuples de trois pays (la Russie, la Pologne et le vention sur le sujet dans les lycées. « Le public du conspiJapon) ont moins confiance dans leurs élites politiques. rationnisme, estime-t-il, ce sont les classes moyennes. Pour Premier ingrédient des théories du complot : l’idée elles, c’est un moyen de se trouver une excuse expliquant selon laquelle tout a une cause. Le journaliste Antoine l’absence d’ascension sociale. En fait, Vitkine, auteur de l’essai Les Nouelles ont une peur panique du déclasseveaux Imposteurs (Éditions de la ment. » De son côté, le chercheur Martinière, 2005), décrit ainsi les Jean-Michel Rampon, maître de complotistes : « Ils isolent les éléconférences à l’Institut d’études ments ou pseudo-éléments du cadre politiques de Lyon, pense que le général. Or, un événement n’est pas conspirationnisme attire plutôt les seulement une accumulation de faits. » classes populaires. Selon lui, « il y a En janvier 2015, après l’attaque de peut-être le besoin de récupérer par le la rédaction de Charlie Hebdo, la discours le pouvoir qu’ils ne pourront carte d’identité d’un des frères jamais avoir autrement, pas par les Kouachi a été retrouvée dans la voiurnes en tout cas. Le complot peut ture que les deux terroristes avaient jouer dans la conviction des auditoires volée puis abandonnée. Certains y et permettre un retour de prestige. » ont vu une mise en scène pour dési« Attention, insiste l’anthropologue Véronique Camgner un coupable idéal. « Les complotistes vont faire appel pion-Vincent, il ne faut pas oublier le facteur âge ! » Selon au sens commun de gens qui ne connaissent absolument pas elle, les jeunes sont en première ligne face aux théories la rationalité d’un terroriste », explique Antoine Vitkine. du complot. Ils passent en effet beaucoup de temps sur Deuxième élément : pour les complotistes, le hasard Internet : treize heures et 30 minutes par semaine en n’existe pas. Le 19 mars 2016, Civitas a organisé un colmoyenne pour un ado âgé de 13 à 19 ans, d’après un loque géopolitique à Paris : « De la guerre au Proche-Orient sondage Ipsos réalisé en 2014. Véronique Campionà l’immigration et au terrorisme en Europe » (lire p. 84). À Vincent, spécialisée dans les rumeurs et les légendes cette occasion, Alain Escada, son président, assurait à la
« Les élites sont supposées contrôlées ou détentrices d’un projet d’asservissement de la population »
LES GALAXIES DE LA COMPLOSPHÈRE Toutes les théories du complot sont liées. 11 Septembre Les galaxies représentées ici ne peuvent Les attentats en 2001 pourraient être exhaustives, mais en dressent un être l’oeuvre des services secrets panorama indicatif. israéliens, voire américains.
Complotisme d’extrême droite
• ReOpen 9/11
Immigration, islam, insécurité. Trois thèmes qui font des musulmans les bouc-émissaires de ces sites. • Fdesouche • Novopress
Le complot pour business
Climatocomplotisme Les traînées blanches dans le sillage des avions viendraient de produits chimiques visant à modifier le climat et à contrôler la population. • Chemtrails-France.com
Le complot du sida
Ces « entrepreneurs » tirent leurs revenus des théories qu’ils développent sur leurs sites, dans leurs spectacles ou leurs conférences. • Thierry MEYSSAN (Réseau Voltaire) • Alain SORAL (Égalité & Réconciliation) • Dieudonné (Quenel+)
Le complot des reptiliens
Complot mondialiste Pour ces sites, tous les événements mondiaux sont liés. Les enjeux géopolitiques dépassent le commun des citoyens. • Le nouvel ordre mondial • Réseau international • Wikistrike • Mondialisation.ca
Complot sioniste Israël serait responsable des grands événements mondiaux pour tirer son épingle du jeu géopolitique. • Alter Info • Panamza •Les moutons enragés
Ultra-catholiques
Complot pédophile
De vastes réseaux de pédophilie existeraient et des personnalités Lobby homosexuel, éminentes y prendraient part. Le sida aurait été créé à des fins Plusieurs chefs d’Etat seraient en d’eugénisme, et il n’y aurait pas réalité des reptiles humanoïdes. christianophobie ou avortement • Donde vamos sont interprétés à travers un de lien entre VIH et sida. • Pedopolis • Erenouvelle.fr prisme catholique. • Stop mensonges • Sidasante.com • medias-presse-info tribune : « Tout est lié dans un monde globalisé. On ne peut prétendre aider les chrétiens d’Orient sans étudier les autres enjeux qui entourent leur persécution. C’est une illusion, ou c’est simplement se donner bonne conscience, que de donner un petit chèque si par delà rien n’est fait pour véritablement comprendre qui sont les maîtres de cet échiquier, qui vise à éradiquer ces chrétiens dans un contexte global au profit d’un nouvel ordre mondial. » Le complotiste a toujours une cible : un pouvoir, une institution, une personne. Un coupable toujours plausible. « Pour faire un complot qui trompe tout le monde, il faut du pouvoir et chercher à accroître ce pouvoir », pointe l’anticonspirationniste Rudy Reichstadt. Dès lors, pour le chercheur Jean-Michel Rampon, « on retrouve des noms propres, qui symbolisent pour eux un système mis en place : l’Onu, l’Otan, la Banque mondiale, le FMI, voire des organes judiciaires comme le Tribunal pénal international. Il s’agit de viser ces institutions qui représenteraient une forme d’élitisme. » Comme Antoine Vitkine l’analyse, « la théorie du complot est forcément une théorie paranoïaque du pouvoir. Il n’y a pas de théorie du complot sans théorie du pouvoir ». En 2001, de nombreuses rumeurs avaient laissé entendre que Paris pouvait avoir provoqué volontairement les crues de la Somme. Jean-Michel Rampon s’en sou-
vient : « Au niveau local, certains y ont vu la mainmise de Paris, qui aurait voulu modifier le cadastre, le temps d’occupation des sols ou un plan local d’urbanisme. En accusant Paris, on accusait l’État, le gouvernement, la “tête”. » Car c’est bien la tête qui doit être la coupable. Pour se défendre, de nombreux adeptes des théories du complot dégainent l’argument suivant : nous ne sommes pas complotistes, nous doutons, en particulier des élites et de leurs dogmes officiels. On retrouve des noms de philosophes au détour de sites comme Réseau Voltaire, fondé par Thierry Meyssan, qui a répandu en France le doute à propos du 11 septembre 2001. Les militants de ReOpen 9/11 assurent également enquêter sur le sujet, tout en refusant l’appellation de complotiste. « Seule une poignée d’idéologues croit aux explications qui nous ont été données. Le doute est déjà très largement répandu, affirme l’un des fondateurs de l’association, et on essaye de faire progresser ce doute. On veut comprendre les zones d’ombre. On ne veut pas croire sans preuve ce qui nous a été dit sur le 11 septembre. » Pour le psychanalyste Emmanuel Valat, le véritable esprit critique ne peut cohabiter avec le « dogmatisme » des complotistes : « Les théories du complot se distinguent du doute, car croire savoir ferme la porte à l’interrogation. » Pour lui, le rappro-
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LEAD ÉPISODE 10
... chement que leurs adeptes essayent de faire avec les
philosophes des Lumières est superficiel : « Les Lumières cherchaient à répondre par la rationalité, pas par la croyance. Or, le complotiste ne pense pas par lui-même, il est soumis à un maître. » À l’entendre, la recherche de la vérité est louable mais mal menée par les complotistes. « On pourrait faire un parallèle avec l’éjaculation précoce. C’est une réponse grossière, frustre. La théorie du complot, c’est désirer savoir mais connaître une jouissance trop brusque. Au moment où l’on commence la recherche, on croit qu’on l’a finie. » Dernier élément : les théories du complot fonctionnent en vase clos. Parfois parce que l’ennemi guette à l ’e x t é r i e u r . L ’ a s s o c i a t i o n ReOpen 9/11, notamment, affirme subir des pressions. « On est sur un sujet assez sensible, donc on a déjà menacé de nous “casser les pattes avec des battes de base-ball”. Beaucoup s’amusent à nous faire passer pour des gens d’extrême droite. C’est le cas de Caroline Fourest et toute la clique. C’est ensuite relayé sur Internet. Nous, on n’est pas connus, on est une petite “asso”. C’est assez facile de faire passer quelqu’un pour ce qu’il n’est pas. » Cette victimisation est dénoncée par les anticonspirationnistes. « Leur site s’appelait ReOpen 9/11 au moment où le dossier n’était même pas encore fermé, s’exclame Sophie Mazet. Ils essayaient de faire croire qu’on ne leur donnait pas voix au chapitre. » Le « débat » se pratique uniquement dans un cadre précis : celui des sites et des conférences complotistes. Jean-Michel Rampon constate une « fatigue chez beaucoup d’universitaires et de
chercheurs », qui refusent de débattre avec les adeptes du complotisme : « Moi, les exposés sur la théorie du complot, je préfère les faire avec mes étudiants. » Pour lui, de tels débats ne peuvent pas prendre une forme traditionnelle. « Il ne faut pas s’enfermer dans un débat d’individu à individu, mais plutôt opter pour une confrontation d’un groupe face à un autre groupe. Contrairement à ce qu’elles prétendent, ces personnes sont dans la domination en raison de leur discours totalitaire. »
« Comme l’éjaculation précoce, la théorie du complot désire savoir et connaît une jouissance trop brusque »
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Les histoires du complotisme Les « chemtrails » ou traînées chimiques (chemical trails) : pour les complotistes, les traînées blanches des avions sont des épandages de produits chimiques qui servent à intoxiquer le peuple pour le rendre plus docile. Les premiers pas de l’homme sur la Lune seraient une mise en scène : aucune étoile n’est visible, il n’y a pas de trace d’alunissage et le drapeau flotte sur les photographies, alors qu’il n’y a pas de vent sur la lune.
L’assassinat de John F. Kennedy en 1963 à Dallas serait suspect : la sécurité était réduite ce jour-là, l’assassin a lui aussi été assassiné et les preuves matérielles auraient disparu. Les attentats du 11 septembre 2001 sont selon certaines théories l’oeuvre d’Israël ou de la CIA : les immeubles se sont écrasés sur eux-mêmes comme s’ils étaient chargés en explosifs et 4 000 juifs ne seraient pas venus travailler au World Trade Center le jour des attentats.
Des codes complotistes
Car leur développement fait de nombreux dégâts dans la société. D’après une enquête Ipsos-Steria, en 2014, 70 % des Français ne croient plus les médias. Ces mêmes médias versent parfois dans le complotisme. En février 2016, France 2 a consacré un numéro de son magazine d’information Cash Investigation aux pesticides. L’émission a suscité de nombreuses réactions en montrant l’importance de ces produits dans les aliments consommés, mais elle s’est trompée dans l’interprétation d’un chiffre. « Dans Cash Investigation, il y a des codes empruntés au complotisme, avec l’idée populiste qu’il y a des méchants au sommet et qu’en bas les gens meurent empoisonnés, ajoute Rudy Reichstadt. Cela a un effet sur le contrat de confiance tacite entre les spectateurs ou les lecteurs d’un côté et les journalistes de l’autre. » Les hommes politiques aussi sont tentés par l’utilisation de la rhétorique simplificatrice des complotistes. Rudy Reichstadt se souvient de l’affaire DSK : alors que le directeur du FMI est accusé d’agression sexuelle, la tête du PS prend fait et cause pour lui, avant même que le principal intéressé ne se soit exprimé sur le sujet. Quand, un an plus tard, Nicolas Sarkozy est mis en examen pour « abus de faiblesse » dans l’affaire Bettencourt, son avocat critique la partialité du juge Jean-Michel Gentil, chargé de l’instruction de l’affaire : « C’est inquiétant, parce qu’un ancien président de la République, auparavant garant des institutions, jette la suspicion sur un pouvoir fondamental d’une démocratie : le pouvoir judiciaire, relève Rudy Reichstadt. Cela ne signifie pas que les juges sont incritiquables, mais dire que les juges sont manipulés, c’est un discours de diversion populiste. » C’est l’impact du complotisme sur les jeunes qui semble le plus inquiétant. Sociologue spécialisé dans les problèmes sociaux et anthropologiques de l’islam en France, Farhad Khosrokhavar a étudié ce qui attire les jeunes dans le djihadisme. Il remarque une perte de repères, qui peut expliquer conspirationnisme et radicali-
sation : « Tout ce qui faisait substitut au vide, que ce soit le socialisme ou le communisme d’un côté, ou le républicanisme de l’autre, a disparu. La théorie du complot entraîne un sentiment de plénitude chez ceux qui s’y engagent, parce que ce serait une tâche noble. » Les recruteurs de Daech mettront ainsi volontiers en avant la responsabilité des musulmans de tous pays alors que des pays musulmans sont en guerre. « Le djihadisme est une sorte de court-circuit qui cumule la gloire, l’héroïsme, le sentiment de participer à un monde qui est en effervescence : la guerre, qui fascine alors que l’Europe, depuis 60 ans, est dans une paix relative. » Il s’agit pour des jeunes en perte de repères de retrouver l’impression de pouvoir agir : « Le discours sur le fait que l’islam est en danger va de pair avec une forme de festivités qu’on leur promet et une vision de soi en tant que héros ou héroïne, ainsi qu’une capacité accrue d’action dans un monde où, dans la vie quotidienne, ils sont quantité négligeable. » Sophie Mazet, professeur d’anglais dans un lycée de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), a pu discuter du conspirationnisme avec ses élèves dans le cadre d’un cours « d’auto-défense intellectuelle ». Elle fait le même constat : « Quand on a l’impression qu’un petit groupe de personnes tire les ficelles, cela explique tous les échecs qu’on pourrait avoir à l’avenir. C’est un peu triste quand on est jeune : si ce petit groupe existe, à quoi bon aller voter ? » Antoine Vitkine regrette : « La théorie du complot est une impuissance. Si personne ne gouverne, si les gouvernants qu’on élit ne sont que des marionnettes, on se condamne à ne rien pouvoir changer. On déplore seulement de manière paranoïaque. »
médias. Le site Spicee a ainsi lancé une expérience, baptisée Conspi Hunter, le chasseur de conspis. C’est dans ce cadre que le journaliste Thomas Huchon a réalisé un faux documentaire, CUBA/SIDA : la vérité sous blocus. Dans cette courte vidéo aux apparences amateurs, il explique que le virus du sida a été inventé par les Américains et inoculé aux Cubains pendant le blocus de l’île. Un vaccin ayant été trouvé par une équipe cubaine, les Américains tentent désormais de le récupérer. Cette théorie farfelue est présentée à des lycéens afin de les faire réagir. Thomas Huchon, le 9 février 2016, lors d’une conférence organisée à Sciences Po, se souvient : « Quand on leur dit que c’est un mensonge, c’est souvent touchant : ils avouent y avoir cru. » Pour réaliser ce film, dont la genèse est présentée dans le documentaire Comment nous avons piégé les complotistes, l’équipe de Spicee s’est entourée de spécialistes de ce milieu et a entamé une veille sur les sites conspirationnistes. Sur Internet, tout est fait pour que les théories du complot soient acceptées. Les sites complotistes ressemblent bien souvent à des médias plus traditionnels. Loose Change, série de documentaires consacrés au 11 septembre, s’est, pour Jean-Michel Rampon, « amélioré jusqu’à devenir quasiment un film d’Hollywood ». Les premiers étaient réalisés par Dylan Avery dans sa chambre d’étudiant. Dans son documentaire, Thomas Huchon distingue trois types de complotistes : les veilleurs rendent compte de ce qu’ils trouvent sur d’importants sites complotistes, les recruteurs ont les arguments pour faire basculer vers le complotisme, tandis que les producteurs véhiculent des théories du complot qu’ils ont créées auprès des deux premières catégories. Les théories du complot sont une manière d’avoir accès au politique, de participer à la chose publique de manière simplifiée. Dès lors, la principale réponse est politique pour le psychanalyste Emmanuel Valat : « Il faut redonner une place à l’espoir et au désir politiquement et économiquement. Même dans un pays riche comme la France, on est dans une période de désespoir. Le complotisme est un opium du peuple : les gens s’enivrent, tripent de cet opium moderne. Pour leur enlever cette tétine, il faut leur en proposer une autre. » Et réinventer un storytelling que les classes moyennes se sont réapproprié. #
« Si personne ne gouverne, si les gouvernants qu’on élit sont des marionnettes, on se condamne à ne rien changer »
Auto-défense intellectuelle L’éducation peut jouer un rôle central pour éviter la propagation de rumeurs, punies de 45 000 euros d’amende (article 27 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse). Le ministère de l’Éducation nationale l’a compris, en lançant une journée d’étude sur le sujet le 9 février 2016. Sophie Mazet a, elle, lancé ses cours d’auto-défense intellectuelle pour inciter ses élèves à ne pas se fier à la propagande médiatique, mais a dû changer son programme en cours de route : « Au moment où j’ai commencé le cours, en 2010-2011, je ne connaissais pas les théories du complot. Un élève m’a dit qu’il pensait que les services secrets américains avaient organisé le 11 septembre. C’est comme ça que j’ai commencé à découvrir l’ampleur du phénomène, et que j’ai décidé de l’inclure dans les cours. » Des initiatives ont également été lancées par des
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L’ÉTERNELLE CROISADE DES CATHOS ULTRAS Au colloque organisé par Civitas le 19 mars à Paris, recherche du bouc-émissaire et victimisation faisaient écho aux théories conspirationnistes.
Les symboles monarchistes côtoient les slogans anti-immigration sur le stand de Civitas.
national, notamment sur l’idée que le pouvoir n’est pas le pouvoir réel. Sa rhétorique sur l’Union européenne est pour partie conspirationniste. » Rudy Reichstadt, fondateur de l’Observato i re d u co n s p i rat i o n n i s m e (Conspiracy Watch), est plus affirmatif : « Jean-Marie Le Pen explique qu’il n’y a pas eu d’avion dans le Pentagone, que l’attentat de Charlie Hebdo porte la signature des services secrets, que Chirac a été élu grâce au complot juif, que Hollande et Fabius sont aux ordres de l’Israélien Benyamin Netanyahu sur le dossier syrien… »
Chercher les criminels Au colloque de Civitas, les intervenants, parmi lesquels se trouvent des essayistes, des rédacteurs pour
les sites conspirationnistes Boulevard Voltaire et Egalité et Réconciliation, ou encore des membres du FN, cherchent les coupables. Dans les sacs de l’audience, on trouve des ouvrages comme Une histoire non conformiste de la France contemporaine de Hitler à Pétain. Son auteur, Emmanuel Beau de Loménie, souhaite « souligner la place constante » de ceux qu’il appelle « les “grands habiles”, politiciens de centre gauche, constamment au service du Gros Argent monopoliste ». La journaliste grecque proche d’Aube Dorée Irène DimopoulouPappa rappelle, chaleureusement applaudie : « Nous sommes ceux dont les grands financiers internationaux veulent se débarrasser. Nous ne
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ndré, la quarantaine, attend impatient devant le Forum de Grenelle, dans le XVe arrondissement de Paris, que commence le colloque de géopolitique organisé par Civitas, le mouvement qui « souhaite restaurer la royauté sociale ». Le sujet du jour : « De la guerre au Proche-Orient à l’immigration et au terrorisme en Europe ». Pour lui, « c’est grave ce qu’il se passe ». Il rappelle que nous sommes le 19 mars, jour de l’indépendance de l’Algérie. « Au début, ça ne devait pas être à cette date-là, mais on leur a accordé parce qu’ils l’ont demandé. » Persuadé que François Hollande est un agent secret algérien placé au pouvoir en France et manipulé par l’Algérie, André glisse : « Il fréquente des lieux qui sont des QG des services secrets algériens. » Quand on lui demande quelles sont ses sources, il répond que la question est trop sensible mais que tout le monde le sait. « Sa première visite officielle, vous savez où c’était ? En Algérie. Il aurait pu être plus discret tout de même. » Preuves cachées, méfiance vis-àvis des élites : les extrémismes reposent sur les mêmes ressorts que la théorie du complot. Le journaliste Antoine Vitkine reconnaît : « Il y a un peu de théories du complot au Front
Laurène Perrussel-Morin
91 Alain Escada, président de Civitas, Jean-Marie Le Pen, président d’honneur du FN, Damien Viguier, avocat et Marie Derbais, animatrice du colloque.
sommes pas le peuple de la haine, mais on nous demande de nous taire. L’Arabie saoudite ou d’autres pays riches du monde musulman pourraient bien héberger les immigrés. » Un peu plus tard, ce sont Alain Finkielkraut, Laurent Fabius et Bernard-Henri Levy, tous trois juifs, qui sont hués et traités de criminels.
Le complot juif Alors que le colloque est supposé s’intéresser au Proche-Orient, tous les sujets sont mêlés. « On ne peut mesurer l’ampleur de la bataille qu’il nous faut lancer sans comprendre que Matignon et l’Élysée ne sont pas les véritables décideurs, mais que c’est à Tel Aviv ou à Washington que se prennent les décisions », assure le pré-
sident de Civitas, Alain Escada. Le 11 septembre 2001 ? Pour l’écrivain et historien marocain Youssef Hindi, c’est une « attaque sous faux drapeau » utilisée par les Israéliens pour « pousser leurs alliés à se battre entre eux » : « Ça a été le cas lors de la guerre de Six Jours, puis de nouveau le 11 septembre 2001, qui a poussé les États-Unis à déclencher une guerre contre le monde musulman. Le jour des attentats, on a retrouvé des individus en liesse au pied des tours. C’était en réalité des agents du Mossad. Le New York Times a également révélé qu’un des pirates de l’air avait été un agent du Mossad. Ces événements ont permis un basculement de l’opinion publique. » De l’antisionnisme à l’antisémi-
tisme, il n’y a qu’un pas. L’extrémisme à son paroxysme, le nazisme, est une théorie du complot : pour ses théoriciens, les juifs sont responsables du mauvais fonctionnement du monde. Et les élites ne sont alors pas bouc-émissaire, mais énonciatrices de la théorie : « Le nazisme est une manifestation effrayante de la théorie du complot. Même les classes dirigeantes y ont adhéré », rappelle le psychanalyste Emmanuel Valat. La politique, elle aussi, cherche à expliquer le monde de manière systématisée. Le psychanalyste assure : « Les théories du complot sont bien souvent le cache-sexe de positions fascisantes, qui vont désigner le juif comme coupable. »
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Dessin : Valentine Gressier/Collage : Alexis Patri
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Le business de Patrick se porte bien, mais Amazon choisit de changer de cap. Le géant du e-commerce impose à son entreprise des modèles de
vêtements standardisés, et personnalisables à la marge. Le concept perd son essence, ce qui ne plaît pas à la communauté, attachée à l’idée du
client-styliste, et qui a propulsé Patrick au sommet. Ses fans se rebellent et s’en prennent à lui sur les réseaux sociaux. "Patrick a vendu l’âme de ClothesGap"; "Il nous a trahi ! Boycott !" En deux semaines, les ventes dégringolent
Communauté
RENVERSÉ PAR SES FANS Par Clément LESAFFRE [ @ClementLesaffre]
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G
«
jusqu’à ce que la mobilisation ne finisse par faire plier Amazon. Mais Patrick vit mal le retournement de ses fans contre lui. L’épreuve le laisse profondément affecté et indécis quant à la suite de sa carrière...
eorge Lucas a fait un doigt d’honneur à mon adolescence. » La punchline digne d’un rappeur sort pourtant de la bouche d’une quadragénaire qui tient plus de la mère de bonne famille que d’Eminem. Nous sommes à l’Oriental Theater de Denver (ÉtatsUnis) un soir de décembre 2009, pour le « George Lucas Poetry Slam ». Le concept est simple : sur la petite scène, une dizaine de participants se relayent au micro pour crier en rythme leur colère envers le créateur de la saga Star Wars. Ce clash des étoiles constitue la scène d’introduction du fascinant documentaire The People vs. George Lucas. Réalisé en 2010 par Alexandre O. Philippe, le film examine la passion des fans de Star Wars et leur retournement progressif contre le « père » George Lucas. En quarante ans, le Californien
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Dieu déchu
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L’histoire d’amour se lézarde en 1997. Pour faire patienter les fans avant la sortie de la deuxième trilogie, George Lucas décide de sortir en VHS une édition remasterisée des trois premiers épisodes, selon lui améliorée puisque plus proche de ce qu’il aurait aimé faire vingt ans
plus tôt si la technologie le lui avait permis. L’attente est énorme, les fans sont surexcités. Leur déception n’en sera que plus grande. La trilogie subit un lifting numérique jusqu’à l’écœurement. Au-delà des personnages ajoutés qui remplissent l’écran, la colère des fans se cristallise autour d’une scène mythique de l’Episode IV : dans la cantina de Mos Eisley, ce n’est plus Han Solo qui tire le premier sur le chasseur de primes Greedo mais l’inverse – ce dernier manque lamentablement à bout portant. La scène prend une tournure improbable et le caractère du charismatique contrebandier s’en trouve altéré. Les fans se sentent trahis. Dans n’importe quelle autre saga, ces changements seraient passés inaperçus. Mais pas dans Star Wars explique l’écrivain Chris Gore dans une métaphore osée : « Les changements sont dramatiques. J’essaye de trouver quelque chose dont la modification pourrait être aussi controversée… Ah oui la Bible. » Ce n’est pourtant rien à côté de ce qui les attend le public le 19 mai 1999. Ce jour-là, 2,2 millions d’Américains posent un jour de congé pour aller voir l’Episode I : La Menace Fantôme. Le prequel est un coup de massue pour les fans de la première heure. Abus d’effets spéciaux, combats de sabre laser irréalistes, raccourcis scénaristiques et surtout Jar Jar Binks avec son humour enfantin et son accent limite raciste. « C’est comme être giflé par un poisson », confie un spectateur les yeux dans le vague après la projection. Pour la communauté, désorGeorge Lucas, créateur de Star Wars, a été débarqué de l’Episode VII au profit de J.J. Abrams, réalisateur et fan de la saga.
Joi/CC
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est passé du statut de génie visionnaire à celui d’ermite barricadé dans son ranch et mis à l’écart de son bébé intergalactique. Un retournement de situation unique dans l’histoire de la toute jeune pop culture, mais surtout le symbole de la puissance acquise par les fans avec l’avènement d’Internet et de leur capacité à renverser artistes et créateurs. Par le biais de témoignages de fans de Star Wars, d’éclairages d’écrivains et d’images d’archives, le documentaire retrace la chute de George Lucas. Quand les trois premiers films sortent entre 1977 et 1983, le monde du cinéma est sous le choc. C’est du jamais-vu. Non seulement les films cartonnent au cinéma mais leur univers se développe bien au-delà. En quelques années, une communauté de fans très puissante se structure, leur passion est telle qu’on pourrait l’assimiler à un culte. Leur gourou a un nom : George Lucas. Cheveux noirs ondulés, barbe fournie et chemise ouverte, le jeune réalisateur est adulé. « Il était tout pour moi. Un créateur, un dieu », confie un fan, la larme à l’œil, dans une vidéo postée sur YouTube.
mais constituée en majorité de trentenaires et de quadragénaires, c’est un tir de blaster dans le dos. Le comédien Mark Reilly rit jaune : « Quand l’Episode I est sorti, les fans ont commencé à changer. Ils étaient des admirateurs de George Lucas et ils ont décidé de croire qu’il avait écrit le film juste pour les énerver. » Les fans originels de Star Wars se retournent contre le tout-puissant créateur de la saga. Des pétitions sont signées pour qu’il rende disponibles les versions originales non modifiées des premiers films et (c’est paradoxal) qu’il retouche les nouveaux pour les rendre regardables. Mais rien n’y fera, le réalisateur, retranché dans son Skywalker Ranch, est inflexible. « Lucas est un artiste, un auteur. Donc, il a absolument le droit de faire ce qu’il veut de ses films », concède Neil Gaiman, auteur de livres de science-fiction. Là s’arrête le documentaire. Pas le combat. En 2012, Disney rachète Lucasfilm, société de production de Star Wars, et annonce la mise en chantier d’un septième film. Un épisode confié au réalisateur J.J. Abrams, également fan de la première heure, qui assure vouloir revenir à l’esprit de la première trilogie. La question se pose alors : que faire de George Lucas ? L’accord initial prévoit l’implication du créateur de la saga dans le film, mais Disney voit bien que les fans s’inquiètent. La cicatrice de la dernière trilogie n’est pas encore totalement refermée. Garder Lucas, c’est risquer de perdre des spectateurs. En 2013, Disney cède sous la pression de la communauté (et aux sirènes du profit) et écarte George Lucas du processus créatif. Le père de Star Wars n’aura rien à voir avec Le Réveil de la Force. La suite donne raison à la firme aux grandes oreilles. L’Episode VII séduit les critiques autant que le public en rendant hommage aux films originaux. Avec deux milliards de dollars engrangés, pas sûr que Disney regrette George Lucas. Les fans non plus.
Stars fragiles
Columbia Pictures
Kathy Bates aime un peu trop James Caan dans Misery.
commentaires, pas toujours amicaux. Marguerite Sauvage, dessinatrice française de comics chez DC, connaît bien l’attente des fans : « Je ne pense surtout pas aux lecteurs quand je dessine. Sinon je dessinerais ce qu’ils attendent : des blondes, blanches, minces à la vie facile et politiquement correctes. On tire l’art vers le bas et si on va dans cette direction, c’est la fin de la créativité. » Face à cette pression commerciale, des artistes disjonctent comme Lady Gaga. Richard Mèmeteau, auteur de Pop Culture (Zones, 2014), a observé une rupture dans la carrière de la chanteuse : « C’était une comète pop, elle s’est beaucoup impliquée auprès de ses fans. Elle a quasiment fusionné avec eux jusqu’à ce qu’elle pète un câble. » Ne pouvant plus supporter les attentes de ses fans, qui en demandaient toujours plus, la chanteuse a décidé de se replier sur elle-même et de privilégier la création artistique aux ventes d’albums. « Aujourd’hui, elle a un peu disparu du paysage de la pop culture avec ses expérimentations étranges, notamment avec la performeuse Marina Abramovic. En 2014, son album de jazz avec Tony Bennett n’a pas trop marché, Artpop (2013) non plus. Elle semble un peu grillée. » Ce craquage psychologique est représentatif de la difficulté pour les stars de résister à la pression des fans et des médias. Selon Clément Guillet, interne en psychiatrie au CHU de Dijon, « dans un tel contexte, il n’est pas rare d’être sujet à des troubles psychiatriques ou addictologiques. Troubles anxieux, dépression, addictions, faites votre choix. On peut penser à Kurt Cobain. Il vivait mal la célébrité, cela a joué dans sa toxicomanie ». Pour Anthony Galluzzo, auteur de Mythologie comparée des stars : comment les fans inventent leurs idoles (L’Harmattan, 2015), la
Internet a décuplé le pouvoir des fans, qui peuvent désormais épier les stars 24/24h
Le clash entre Lucas et ses fans est le cas le plus frappant de la capacité du public à contrer, voire à renverser, l’élite en s’organisant en groupes de pression. L’élite culturelle ? Ce sont les artistes et créateurs de contenus de divertissement à même d’avoir une influence sur le public : célébrités, youtubeurs, chanteurs, showrunners de séries TV, réalisateurs de films, acteurs et écrivains de best-sellers. Internet a décuplé le pouvoir des fans, qui peuvent désormais épier les stars 24 heures sur 24. Leurs moindres faits et gestes donnent lieu à des milliers de
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pression des fans demande chez la star des capacités physiques et psychologiques surhumaines. « C’est une vie passée à se mettre en scène et à faire commerce de sa propre image et de son intimité. Il faut être présent en permanence sur Twitter et Facebook. En plus, il faut sortir des albums, des films, des livres tout le temps pour ne pas risquer d’être oublié et remplacé. » « Si j’existe / Ma vie, c’est d’être fan / C’est d’être fan / Sans répit, jour et nuit / Mais qui peut dire je t’aime donc je suis. » Comme le chante Pascal Obispo, le fan vit par et pour son idole ou sa source d’inspiration culturelle. Au sens le plus pur du terme, c’est Fabrice Lucchini dans Jean-Philippe de Laurent Tuel (2005). Tombé dans un monde parallèle où Jean-Philippe Smet n’est jamais devenu Johnny Hallyday, le « plus grand fan » du rockeur est prêt à tout pour donner à son idole la place qu’elle mérite et imposer ses chansons à la France entière. « Quand j’ai commencé à écrire Sociologie du fan, je pensais que ce film était caricatural, se souvient le psychiatre et chercheur Clément Guillet. Puis j’ai interrogé des fans de Johnny et beaucoup se reconnaissaient dans le personnage de Lucchini.
L’un d’entre eux avait même remis en cause son mariage à cause de sa fascination pour Johnny. » Cette comédie illustre assez bien la place dévorante que peut prendre une passion pour un film, une série, un livre ou une célébrité, dans la vie d’un Monsieur ou d’une Madame Tout-le-monde. « Le fan se définit par une admiration anormale pour un objet de la culture populaire », éclaire Anthony Galluzzo. Cette obsession peut se transformer en comportement déviant. Ce fan-là fan serait alors Kathy Bates qui torture son écrivain préféré pour qu’il renonce à faire mourir le personnage principal de ses livres dans Misery, adapté d’un roman de Stephen King. L’exemple est exagéré mais révélateur du comportement parfois extrême des fans, prêts à tout pour interagir avec leurs idoles. Les élites culturelles ne vivent plus dans une bulle, elles sont en permanence soumises à une double pression. « Les stars craignent principalement la critique médiatique. Mais elles ressentent beaucoup la pression de leurs fans, explique Clément Guillet. Même si c’est souvent de l’encouragement, il y a aussi des reproches. Par exemple, les
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Jaquette d’un DVD du Tolkien Edit, version de fan de la trilogie Le Hobbit.
Maple Films
Les fans forcent leurs idoles à lisser leur comportement et à jouer le rôle qu’ils en attendent
fans de Mylène Farmer la poussaient à écrire alors qu’elle ne donnait pas de nouvelles pendant des années. Ils avaient des propos très durs, certains étaient très remontés. » Les tentatives des fans pour communiquer avec les artistes ne sont pas nouvelles. Déjà au XIXe siècle, Balzac recevait des lettres d’admirateurs. « Quand vous adoriez Michael Jackson dans les années 1980, pour le "voir", il fallait aller le chercher dans les magazines, regarder les interviews à la télé », rappelle Anthony Galluzzo. Internet a complètement changé la donné, d’abord, en donnant aux fans plus de moyens pour exprimer leur passion. Sociologue spécialiste des comportements de fans, Gabriel Segré explique : « Avant le web, tout ce que les fans pouvaient faire, c’était des fanzines, photocopiés manuellement et à diffusion locale. Avec les nouvelles technologies, ils peuvent s’improviser critiques sur un blog, auteurs en publiant des fan-fictions, réalisateurs grâce aux montages vidéo… » Cela a notamment donné lieu à des fan-edits de films dont certains sont très populaires, voire diffusés en DVD pirates. Le dernier en date concerne la trilogie du Hobbit de Peter Jackson. Jugée peu fidèle au livre de Tolkien et trop étirée (trois films de deux heures et demie alors que le roman ne compte que 280 pages), la trilogie a reçu un accueil mitigé de la part des spectateurs. Au point que certains fans ont décidé de réaliser leurs propres versions en ne gardant que les passages des films présents dans le livre. Résultat, des re-cuts de trois ou quatre heures plus ou moins cohérents, téléchargés des dizaines de milliers de fois. Ils montrent que les fans peuvent aisément court-circuiter les élites.
Communauté 2.0 Internet a surtout permis aux communautés de fans de se structurer à l’échelle mondiale. Alors qu’il fallait se rencontrer ou s’envoyer des lettres il y a trente ans, aujourd’hui les échanges se font instantanément sur les forums. Les relations virtuelles rapprochent les fans et leur permettent de s’organiser en fanbase, soit des groupes qui adoptent un nom en fonction de la star ou de l’œuvre qui les réunit : les Directioners pour One Direction, les Little Monsters de Lady Gaga, la 501e Légion pour Star Wars ou les Potterheads pour Harry Potter. Cette organisation en communauté a donné beaucoup plus de poids au public dans sa relation avec les élites culturelles, les idoles, notamment sur les réseaux sociaux. Anthony Galluzzo a constaté une recrudescence des échanges : « Twitter, Facebook, Snapchat marchent dans les deux sens. Les stars s’en servent pour prendre la température des fans, capter leurs échanges et détecter les rumeurs. En échange, les stars postent régulièrement des messages destinés aux fans, personnels voire intimes. D’où une impression de contact permanent avec leurs idoles. »
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DR
Fan 1 – Auteur 0
Marion Zimmer Bradley (à gauche), lors d’une convention dédiée à Ténébreuse en 1978.
Comme tous les écrivains, Marion Zimmer Bradley a connu des succès – Le Cycle d’Avalon est un classique de la littérature fantasy – et des échecs. L’un d’entre eux lui a laissé un goût particulièrement amer. En 1991, « MZB » travaille sur Contrebande, le 19e roman du cycle de Ténébreuse, un univers littéraire entamé en 1962. À l’époque, l’auteure est réputée pour la place qu’elle accorde aux fan-fictions relatives à ses romans. Elle publie régulièrement des anthologies regroupant des récits de ses fans. En juillet 1991, le numéro 12 de Moon Phases, un fanzine de Ténébreuse, est publié avec, dans ses pages, Masks, une histoire inventée par Jean Lamb autour du personnage Regis Hastur. Or, c’est sur ce même personnage que Zimmer Bradley compte écrire son prochain roman. L’auteure lit l’histoire de Jean Lamb et décide d’en reprendre la trame. Elle la contacte et lui propose un accord : 500 dollars et une mention spéciale dans le futur livre contre la cession de l’histoire. La fan refuse et demande à être reconnue comme co-auteure. La romancière ne peut accéder
à cette requête et menace Jean Lamb de procès par le biais de ses avocats. Aucun accord n’est trouvé et il faudra attendre 1999 pour que la fan donne sa version des faits.
MZB dépossédée Pourtant, c’est bien Marion Zimmer Bradley la perdante de l’histoire. En 1992, son éditeur lui annonce qu’il ne publiera pas Contrebande afin d’éviter tout problème d’ordre juridique. L’écrivaine abandonne donc le roman en cours d’écriture et avec lui, deux ans de travail. Surtout, elle a été profondément marquée par cette douloureuse expérience. Ayant eu le sentiment d’avoir été dépossédée de sa propre œuvre, la romancière ne reproduira pas cette erreur deux fois. MZB publie sur le site Writer’s Digest une lettre ouverte assez explicite : « Mes années passées à autoriser mes fans à jouer avec mon univers se retournent contre moi. À l’avenir, je ne lirai plus de fan-fiction publiée hors des anthologies. » Dans son sillage, pour éviter que les fans s’accaparent leurs œuvres, de nombreux auteurs ont déconsidéré les fan-fictions.
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Sur les réseaux sociaux, les fans font la loi et la culture. « Les stars sont devenues plus sensibles et sujettes à la désapprobation publique, remarque Anthony Galluzzo. Si une célébrité fait une déclaration maladroite, si elle est impliquée dans un scandale ou si elle fait quelque chose perçu négativement, l’impact est rapide et énorme. En quelques minutes, des centaines de milliers de fans sont au courant et la star est coincée. » Les fans forcent donc indirectement leurs idoles à lisser leur comportement et à jouer le rôle qu’ils en attendent. C’est encore plus marq u a n t s u r Yo u Tu b e , o ù l e s internautes commentent les vidéos et les jugent avec la fonction like/ dislike. Anthony Galluzzo précise : « Les youtubeurs peuvent faire une étude de marché sur les réactions de leurs abonnés. Cela influence leur créativité et donc leur production de contenus. Il y a un phénomène d’autocensure. » Un exemple parmi d’autres : en 2012, Cyprien réalise un « clip humoristique sur les gens qui s’habillent mal ». La vidéo est prise au pied de la lettre et les avis négatifs se font nombreux. Le youtubeur doit se résoudre à publier une vidéo où il justifie son choix et accepte de ne plus tourner de clips similaires.
donne des opportunités, vous me crachez dessus." Donc oui, j’ai eu une période assez compliquée pendant trois ou quatre mois, j’ai hésité à arrêter ma chaîne, car j’avais mon boulot à côté. Puis c’est passé. » D’autres préfèrent s’épargner cette pression. C’est le cas de PV Nova. Ce musicien, youtubeur depuis huit ans, est très actif sur les réseaux sociaux mais ne lit que peu les commentaires postés par ses abonnés : « Il faut prendre de la distance par rapport à notre statut de personnalité publique. Sur Twitter, dans mes vidéos, je suis en représentation, je suis un comédien qui joue un musicien appelé PV Nova. Les critiques portent sur nos personnages de youtubeurs, mais parfois on peut avoir l’impression qu’elles s’adressent à nous personnellement. Il faut avoir du recul, sinon le regard des autres devient compliqué à gérer, d’autant plus qu’il y a un phénomène d’acharnement très amplifié sur les réseaux sociaux. » Sans pour autant se couper de ses fans, il entend préserver son intégrité artistique. Comment expliquer cette pression permanente des fans ? Gabriel Segré, auteur de Fans de… Sociologie des nouveaux cultes contemporains (Armand Colin, 2014) a la réponse : « C’est le fan qui s’investit, qui fait la promotion de l’objet, qui recrute des nouveaux partisans. L’investissement est tel que l’œuvre devient sienne, il a une part de responsabilité dans son succès et il estime qu’à ce titre elle lui appartient un peu. » C’est l’idée émise par le philosophe britannique Henry Jenkins selon laquelle les œuvres populaires appartiennent autant au créateur qu’au public. « Notre culture devient de plus en plus participative. L’enjeu de cette participation, c’est qu’il va falloir laisser plus de contrôle aux fans », affirme Jenkins, interviewé dans le documentaire The People vs. George Lucas. Son apparition n’a rien d’anodin tant Star Wars est au cœur des revendications des communautés de fans à avoir un droit de regard sur les œuvres culturelles. La saga de La Guerre des Etoiles a vu les ayants-droits – George Lucas le premier – se déchirer avec les fans de la trilogie originale. Entre l’Episode VI en 1983 et l’Episode I en 1999, c’est le public qui a fait perdurer l’univers des films en créant de nouvelles histoires et en organisant des conventions. D’où le sentiment que l’œuvre devenue culte est en partie à eux. Alors quand George Lucas retouche les films originaux pour son bon plaisir, le retour de sabre laser des fans est sans pitié. « Ce qui s’exprime dans leur colère, leur virulence, c’est le désir d’être reconnus comme des propriétaires, analyse Gabriel Segré. Propriétaire au sens de l’amoureux qui défend sa petite copine et qui peut rentrer dans la gueule du père si jamais il a le malheur de lever la main sur sa fille. Avant d’être la fille du père, elle est devenue la copine de l’amoureux fervent. » #
Notre culture devient de plus en plus participative. Il va falloir laisser plus de contrôle aux fans.
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De la passion à la colère Psyko17, 330 000 abonnés au compteur sur YouTube, est spécialiste des vidéos de gaming, principalement sur FIFA (jeu de football), depuis 2012. Il lit tous les commentaires durant les quatre heures qui suivent la mise en ligne de ses vidéos. À ses débuts, il reconnaît avoir subi la pression de ses abonnés. « Il m’est arrivé de travailler avec EA – l’éditeur de FIFA – sur des salons et ça en a dérangé certains. Il y avait des commentaires qui disaient : "Tu as changé, tu fais des vidéos pour l’argent." J’ai été blessé, je me disais "Merde, les gars ! Vous m’avez emmené jusque-là et maintenant que ça fonctionne et qu’on me Comme une merde, clip humoristique de Cyprien n’a pas plu à tout le monde, obligeant le youtubeur à s’excuser.
FAN-FICTION, ÉLITE NOUVELLE
Ê
Anna Todd
tre fan et artiste n’est pas incompatible. Mais voir des amateurs s’infiltrer dans le monde fermé des élites culturelles est en réalité plutôt rare. La fan-fiction – soit des récits écrits par les fans sur la base d’un univers déjà existant : un livre, une série, un film, la vie d’une célébrité – est une porte d’entrée qui marche. Sébastien François, chercheur à l’université Paris-Descartes, a étudié ce monde bien particulier : « Avant Internet, les fan-fictions étaient transmises de la main à la main ou dans les conventions. Dès l’apparition des forums en ligne, les échanges de textes se sont accélérés. Puis, il y a eu l’apparition de plates-formes pour les publier et les stocker. On a vu que les créations pouvaient avoir une certaine qualité. Il y a donc eu une valorisation de la culture des fans. Aujourd’hui, on compte des millions de textes et des dizaines de milliers d’auteurs de fan-fictions. »
Anna Todd a vendu des millions d’exemplaires de After.
Ce genre littéraire amateur reste marginal, freiné par l’absence d’exigences de qualité avant la mise en ligne. Néanmoins, quelques textes bien écrits et avec un semblant de scénario parviennent à être publiés par des maisons d’édition généralistes. En France, Hugo & Cie se frotte les mains avec le succès d’After. Cette romance, écrite sur son smartphone par une fan (Anna Todd) et inspirée par Harry Styles, membre du groupe One Direction, a été repérée aux États-Unis sur Internet en 2013. Trois ans plus tard et toute référence au jeune chanteur effacée, les cinq tomes se sont vendus à plus d’un million d’exemplaires dans l’Hexagone.
Un genre lucratif Ce succès n’est pas isolé puisque Hugo & Cie a aussi publié en 2013 la série Beautiful Bastard, à l’origine une fan-fiction de Twilight. « La fanfiction est un genre romanesque comme un autre, reconnaît la responsable éditoriale Isabelle Antoni. Même si nous ne publions pas que ça, nous consultons les sites de fan-fictions pour chercher des textes intéressants. » Amazon a repéré le filon. Le géant de la vente en ligne a créé en 2013 Kindle Worlds, une plateforme où les internautes peuvent déposer des fan-fictions dans le cadre de licences autorisées (Gossip Girl, Veronica Mars…), afin d’éviter les poursuites judiciaires. Les revenus sont partagés entre l’ayant-droit, le fan et Amazon. Les fans monétisent ainsi leur passion avec l’accord des créateurs.
Focus Features
Grâce aux fans-fictions, des écrivains amateurs parviennent à se faire une place parmi l’élite littéraire.
Dakota Johnson et Jamie Dornan dans Cinquante Nuances de Grey.
D’aucuns diront que ce sont des bluettes pour adolescentes, que la fan-fiction accroche un public de niche, loin de l’élite des écrivains populaires. Ce à quoi on rétorquera : Cinquante Nuances de Grey. Avant d’être un succès littéraire et cinématographique, c’était une fan-fiction. Ecrit par E.L. James, le texte, alors intitulé Master of the Universe, a été publié sur Internet en 2010. Il racontait la relation sadomasochiste entre Bella et Edward, les deux héros de la saga vampirique Twilight. Rapidement, le texte a été repéré par une maison d’édition. En vue de la publication, les références à l’œuvre de Stephanie Meyer ont été effacées. La suite est connue : une trilogie (plus un prequel en juin 2015), 125 millions d’exemplaires vendus dans le monde entier et un film qui a rapporté 571 millions de dollars. En six ans, E.L. James est devenue une auteure adulée. Pas mal pour une simple fan. C.L.
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Dessin : Valentine Gressier/Collage : Alexis Patri
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Né dans un ghetto de riches, Patrick s’est protégé de la pauvreté. Mais, en héritant de nobles, il a connu les problèmes financiers. Pour apaiser ses moeurs, il s’est tourné vers la musique populaire. Le rap conscient, parfois appelé rap politique,
l’a happé. Il s’y est donc essayé dans un petit texte : "Société à escarres où de pauvres jeunes meurent quand d’autres crèvent de peur et ne rêvent que de trêve, un art populaire a transcendé mes moeurs. Le jazz récupéré par des élites obnubilées par la
Rap conscient
ENGAGÉ AUX CÔTÉS DE KERY JAMES
P
«
pureté des sonorités, les mots ont été oubliés. Les rappeurs m’ont éveillé par la teneur de leurs oeuvres. Conscient sans être omniscient, je me suis réveillé les yeux rivés sur des problèmes trop souvent ignorés."
Par Aymeric MISANDEAU [ @AymericMisandea]
ourquoi nous dans les ghettos, eux à L’ENA ? Nous derrière les barreaux, eux au Sénat ? » Voilà la question de fond que soulève Kery James dans sa chanson de 2008, Banlieusards. En 24 ans de carrière, le rappeur de 38 ans a grandement contribué à l’essor du rap « qui va au-delà de la musique », le « rap conscient ». Ce mouvement culturel et intellectuel milite pour le progrès en banlieue et dénonce les inégalités car « l’égalité des chances n’est qu’un projet ». Depuis le début de sa carrière, l’artiste fait le constat d’une fracture dans le pays. Né de « la deuxième France, celle de l’insécurité, des terroristes potentiels, des assistés », l’auteur et interprète tente de réduire la fracture via A.C.E.S., l’associa-
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Fin
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1992
Premier album, La vie est brutale, avec le groupe Ideal J.
bonne étoile à peine croyable », tion qu’il a créée en 2008. Ses admire Stéphane Davi, réalisatextes sont le reflet constant de teur de clip et collaborateur du son engagement. « Parce que moi rappeur depuis six ans. je suis noir, musulman, banlieusard Dans l’autobiographie musiet fier de l’être, quand tu m’vois tu Début de sa carrière solo avec cale qui porte sa date de naismets un visage sur c’que l’autre l’album Si c’était à Refaire sance, 28 décembre 1977, celui France déteste », s’écrie l’Antillais qui a débarqué de Guadeloupe à dans son Banlieusards. la cité de la Demi Lune à Orly à Dans cette chanson comme 7 ans raconte ses années de gadans l’ensemble de son oeuvre, il Création de l’association lères et d’extrême pauvreté. Le assène que le pays est divisée en Apprendre, Comprendre, poète-rappeur explique à qui deux. Dans sa France, la deuEntreprendre et Servir (A.C.E.S.) veut l’écouter : « Ouvrir un frigixième, on retrouve d’après lui des daire vide, me demande pas si je « arabes et noirs pour la plupart, (l) sais ce que c’est. Mais maman ne es babtous (blancs ndlr) banlieunous a jamais laissé crever de faim. sards et prolétaires » ajoutés « à Création de la bourse A.C.E.S Maman a toujours subvenu à nos ceux qui rêvent d’une France uniaprès un concert à Bercy devant besoins. Pour notre bonheur, elle a fiée ». Ce discours critique crée la 12 000 spectateurs fin 2013. . sacrifié le sien ». Alix enviait ceux polémique auprès d’une partie qui habitaient en HLM puisque des classes politiques, média« dans un pavillon, (sa) mère louait une seule pièce qu’un ritiques et intellectuelles de la première France, celles qu’il deau séparait. Trente mètres carré au plus. Dans ce truc là on accuse de cliver et de pousser à la xénophobie. était cinq, vivant dans la promiscuité. » Pauvre parmi les Et l’artiste sait de quoi il parle. L’engagement et les pauvres, il dit en avoir tiré sa force. « Mon style vestimencritiques acerbes de Kery James sont indissociables du taire provoquait des sourires moqueurs, ce qui développa en moi vécu d’Alix Mathurin, son nom d’état-civil. Il est une très vite la rage de vaincre, la rage d’exister, l’envie de réussir. » sorte de Martin Eden des temps modernes. Comme Dès ses 12 ans, le jeune Alix est repéré pour son talent l’ancien marin, le personnage autobiographique de Jack d’écriture, alors qu’il est danseur en Maison des Jeunes London, Alix Mathurin est né au bas de l’échelle sociale. et de la Culture (MJC). Il y a d’abord Manu Key, grand Il a « nagé dans des eaux profondes sans bouée » et a pris frère de la cité et figure du rap du Val-de-Marne. Mais goût à l’expression écrite et orale. Comme l’auteur améaussi Teddy Corona et Mokobé, comme ils le racontent ricain du début du XXe siècle, il n’a pas de diplôme à eux-mêmes dans le documentaire Si tu roules avec la montrer pour faire valoir sa compétence littéraire. L’auMafia K’1 Fry sorti en 2003, qui retrace l’ascension du todidacte des cités a quitté le lycée avant le bac et a rappeur et de ses comparses - dont Rohff et 113 - avec gravi les échelons « à la force de son talent, grâce à une lesquels il s’est fait connaître. Le texte plein de maturité que leur préKery James en décembre sente le gamin timide et sérieux les 2015 au Gala d’excellence a happés. Ils décident de le chapedu Club Efficience à l’hôtel ronner dans le rap game (l’univers du rap). Kery connaît un succès Intecontinental de Paris immédiat et l’argent qui en découle. En 1992, à 14 ans, il sort son premier album avec le groupe Ideal J et fait les premières parties de MC Solaar et du Ministère Amer, célébres pionniers du rap en France. Mais Kery James est très vite confronté aux affres de la rue avec les autres membres du collectif Mafia K’1 Fry (mafia d’Afrique en verlan), un collectif de rappeurs qui se revendiquent d’une « identité ghetto ». Alors que IAM et NTM
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Facebook Kery James officiel
2014
Apprendre, comprendre, entreprendre Ses textes expriment sa réalité, sa vie. Si nombre de ses amis de jeunesse ont fini entre quatre murs, son meilleur ami, Las Montana, a terminé entre quatre planches à la suite d’un règlement de compte entre voyous à la fin des années 199090. Après avoir mis en pause sa carrière, le message d’Alix Mathurin change profondément. La rébellion juvénile et les accès de violence de ses années Ideal J disparaissent avec le début de sa carrière solo, en 2001, pour laisser place à une réflexion plus construite, qu’il attribue à sa conversion à l’islam. Lui qui se fait désormais appeler Ali loue alors les vertus de la foi dans Couplet pour l’islam : « J’ai appris l’islam, cette religion honorable, de transmission orale, auprès de gens beaux et fiables. Elle m’a rendu ma fierté, m’a montré ce que c’était un homme et comment affronter les démons qui nous talonnent. (...) Si je n’avais eu l’islam, moi, je me serais fait repasser ou la moitié de ma vie en prison j’aurais passé. » Le rappeur prône une prise de conscience afin de régler les problèmes qu’il énonce, l’ignorance et la violence, les incarcérations et les morts violentes : « Une question reste en suspens, qu’a-t-on fait pour nous mêmes ? Qu’a-t-on fait pour protéger les nôtres des mêmes erreurs que les nôtres ? Regarde c’que deviennent nos petits frères : d’abord c’est l’échec scolaire, l’exclusion donc la colère, la violence et les civières, la prison ou le cimetière. » Le rappeur se fait artiste multiforme, toujours dési-
Kery James donne des cours d’écriture depuis la création d’A.C.E.S. en 2008.
reux de donner plus de portée à ses messages. L’année 2016 marque un tournant dans sa carrière. En plus d’un nouvel album, Alix Mathurin débarque sur grand écran (Gen-Ar de Gilles Thompson) et fait ses débuts sur les planches, en attendant une autobiographie. Mais les mots ne suffisent pas à l’artiste. Il cherche des remèdes aux maux qu’il énonce, en remontant à ce qu’il estime être les racines du mal des banlieues : l’échec scolaire. En 2008, l’année de sortie de l’album A l’Ombre du Showbusiness, où on retrouve le titre Banlieusards, l’Antillais a lancé son association A.C.E.S., pour Apprendre, Comprendre, Entreprendre et Servir. « L’éducation, c’est son cheval de bataille », confirme Marie Poussel, journaliste au Parisien et secrétaire générale de l’association. Le constat du poète-rappeur est simple : « Regarde c’qu’ont accompli nos parents, c’qu’ils ont subi pour qu’on accède à l’éducation. Où serait-on sans leurs sacrifices ? (…) Si on échoue où est le progrès ? Chaque fils d’immigré est en mission, chaque fils de pauvre doit avoir de l’ambition. » Celui qui avoue n’être « qu’un étudiant mais dans ce pays d’ignorants (…) enseignant », encourage la jeunesse à l’élitisme, c’est-à-dire aux études. « Si le savoir est une arme alors soyons armés », assène à qui veut l’entendre le natif du Val-de-Marne, qui dispense depuis la création de l’association des cours d’écriture. Grâce au succès de son album Dernier MC en 2013 et le concert organisé à Bercy, le rappeur et les membres d’A .C.E.S. voient plus loin. « Kery James a réorganisé sa vie professionnelle pour allier sa carrière artistique et son engagement », insiste Marie Poussel. Depuis 2014, il a lancé l’A .C.E.S Tour, une tournée durant laquelle il
« Si on échoue, où est le progrès ? Chaque fils d’immigré est en mission, chaque fils de pauvre doit avoir de l’ambition »
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Marie Poussel
connaissent la notoriété, sa carrière artistique s’enlise à cause d’un conflit avec sa maison de disque. Il se met alors à dealer « du popo, de la skunk et du shit (du pollen, du cannabis et de la résine ndrl) » à la cité de la Demi Lune, à Orly. Plus tard, il témoignera dans son autobiographie musicale de ce cercle vicieux : « Sans même s’en rendre compte on s’enfonce dans la violence. (…) Les ennemis se multiplient, jusqu’à ce qu’on puisse plus les compter. Vu que la vie n’est pas un film, on sort enfouraillé. On le sait et on sent, on le sait et on sent que ça part en boulette. Ça parle de se ranger mais qu’après avoir pris des pépètes. C’est ce que j’appelle la rue et ses illusions, derrière lesquelles se cachent la mort ou la prison. »
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Marie Poussel
Omar Sy et Kery James discutent avec des lauréats de la bourse A.C.E.S.
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délivre des bourses qui « peuvent aller d’un ordinateur portable à une bourse de 6 000 euros, en fonction des besoins », à des étudiants défavorisés dans chaque ville étape, comme l’explique Marie Poussel journaliste pendant sept ans à Sarcelles et donc consciente des difficultés en banlieue. L’objectif est de « les aider à percer le plafond de verre et à poursuivre leurs rêves, car les barrières sont aussi mentales. » Il s’agit aussi d’un complément aux bourses publiques. « L’aide de l’État est insuffisante, surtout lorsque ces jeunes font des études dans les écoles privées, où les frais d’inscription se comptent en milliers d’euros », avance la journaliste musicale. N’importe quel jeune peut postuler à la bourse de l’A .C.E.S., mais le critère déterminant est l’exemplarité. « Les étudiants doivent exposer leurs projets d’étude et donc leurs projets professionnels dans une vidéo de trois minutes, détaille Marie Poussel. Il faut aussi constituer un dossier indiquant les ressources financières dont ils disposent. » Un jury composé entre autres d’Omar Sy, de la journaliste, d’une universitaire et d’une personnalité engagée dans la vie locale, choisit alors de verser ou non des fonds aux postulants. Mais les lauréats s’engagent en reçevant cette bourse comme l’admet Marie Poussel : « On attend un "retour sur investissement". Ils doivent à leur tour apporter leur pierre à l’édifice pour créer un cercle vertueux, que ce soit en intégrant une association ou en donnant des cours de soutien par exemple. En général, ils proposent spontanément leur aide. » Cette initiative est financée par les cachets des
concerts de la tournée A.C.E.S. mais aussi grâce aux deux parrains permanents : l’acteur désormais hollywoodien Omar Sy et le footballeur et ex-international français Florent Malouda. Elle bénéficie aussi d’un partenariat avec la radio publique Mouv’ qui a mis à disposition de l’artiste le studio 104 le 21 mars 2016, date de clôture de cette tournée entamée il y a deux ans. Pour Carole Bottollier, responsable de la communication de la station radio, ce partenariat s’impose comme une évidence : « Le projet de Kery James est apparu comme convergent avec la mission de service publique de la chaîne. Kery James est dans la dynamique du vivre ensemble et a le soutien de toute une population, voilà pourquoi nous avons accueilli cet événement à la maison de la Radio. »
Des idées fédératrices Le discours de celui qui « rêve d’une France unie » fédère nombre de personnalités issues des banlieues. En 2008, dans le clip de Banlieusards défilaient pêle-mêle des journalistes, des avocats, des mannequins, des artistes, des cadres d’entreprises, des hommes d’affaire et des sportifs, la plupart issus des banlieues. Tous sont unis par un même message : « On n’est pas condamnés à l’échec (...) Apprendre, comprendre, entreprendre, même si on a mal. S’élever, progresser, lutter, même quand on a mal ». De nombreuses figures de la musique urbaine ont proposé spontanément de soutenir l’association le temps d’un soir en se produisant aux côtés de Kery James. A tour de rôle, Grand Corps Malade, Imany, MC Solaar, Soprano, Youssoupha et nombre d’autres artistes sont montés sur scène, « parfois dans des salles de 200 personnes comme à Ivry-surSeine, avec des places de 5 à 10 euros, vante encore Marie Poussel. C’est loin d’être un concert au rabais. Kery james a inventé un spectacle musical et théâtral. Il y a inclu des extraits des discours de Thomas Sankara, Nelson Mandela et Malcolm X. » Surtout, le converti à l’islam tente de dissuader les jeunes des cités de s’engager dans les trafics de drogues et la violence à travers de nombreux titres comme L’Impasse, un dialogue avec l’adolescent rappeur Béné. Ce dernier l’interpelle : « C’est maintenant qu’il m’faut des thunes. Dis moi ça sert à quoi d’faire des études ? De toute façon en France on est grillés. J’ai pas besoin d’leurs diplômes il m’faut des billets ». Son aîné et mentor le prévient de la spirale infernale dans laquelle la rue l’engage. L’autre rap, éloigné de ses valeurs morales, véhicule d’après lui une image négative des banlieues et entraîne
« Tu braques, tu deales, t’arnaques et c’est réel. T’encours des grosses peines et c’est réel »
les jeunes des cités vers la drogue et la violence de la rue. Alors, il ne se gêne pas pour le tacler dans son album Réel en 2009, lui qui estime que les rappeurs ont une responsabilité vis-à-vis de leur auditoire, souvent jeune. « Les rappeurs racontent des histoires, à toi d’voir si tu veux y croire. Mais la plupart sont des mythomanes qui rêvent leurs vies (...) Tous prétendent être des gangsters et s’imaginent que rapper c’est comme faire. Ils chantent la rue depuis leurs studios. Ni Youv (voyou ndlr) ni caillera, rien d’autre que des sales gosses avec un micro. Et toi tu vies la banlieue réelle. Les impacts sur ton cœur sont des impacts à balles réelles. Tu braques, tu deales, t’arnaques et c’est réel. T’encours des grosse peines et c’est réel. Seul dans ta cellule c’est réel. C’est pas moi qui t’envoie des mandats, c’est dur mais c’est réel. » Kery James, Alix Mathurin de son état civil, est loin de la caricature souvent faite du rap. D’autres se revendiquent aussi du rap conscient, comme Oxmo Puccino - que Kery James a amené au rap comme nombre d’autres rappeurs - Keny Arkana, Youssoupha ou encore Médine, pour ne citer que les plus connus. Tous pratiquent, comme résume l’Antillais en 2008 dans
A l’Ombre du Show-Business, « un art tristement célèbre, car c’est à travers nos disques que la voix du ghetto s’élève. Mon rap est un art prolétaire, alors les minorités y sont majoritaires. Mais comme tout art je pense que le rap transcende les différences, rassemble les cœurs avant les corps, faisant des corps des décors, mettant les cœurs en accord ». L’obsession de Kery James ? Qu’une nouvelle élite se développe en banlieue, une élite fière de ses origine et qui porte un message. Pour l’enjoindre de bouger, il s’adresse constamment à la deuxième France. « Le respect s’impose et la lutte est économique », explique l’artiste en 2013 dans son Constat Amer, qui fait état du statu quo dans les banlieues dont il est issu. Dans ce morceau très critique vis-à-vis de la mentalité et des actes des habitants des banlieues, coupables selon lui d’ignorance, de violence, de racisme et donc de la division des communautés qui la composent, Kery James pose : « Nous on fait beaucoup de bruit et peu de chiffres, on donne peu de coups et on reçoit beaucoup de gifles. Impunément, les médias nous salissent car conscients que nous insulter ne comporte aucun risque. » Il analyse aussi les rapports de
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Marie Poussel
Kery James entouré des lauréats des bourses A.C.E.S.
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forces avec lucidité. « On ne fait peur à personne, on est la risée de tous et nos émeutes se déroulent loin de l’Élysée. À part brûler quelques voitures de pauvres gens comme nous et saboter nos propres structures, où est notre Révolution, où est notre évolution ? On est en France depuis plusieurs générations et où en est-on ? Même si ça me fout un coup au moral, force est de constater qu’on est en bas de l’échelle sociale », D’où la nécessité selon lui de « s’organiser en lobby ». Trois ans après les émeutes qui ont suivi la mort de Zyed et Bouna, les deux mineurs morts électrocutés à Clichy-sous-bois en 2005, il écrit dans Banlieusards : « Il est grand temps que la deuxième France s’éveille. J’ai envie d’être plus direct, il est temps qu’on fasse de l’oseille. C’que la France ne nous donne pas on va lui prendre. J’veux pas brûler des voitures, mais en construire, puis en vendre. »
Un tireur d’élites
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Le rappeur conscient développe un discours très critique à l’encontre des médias. Dans son Vent d’Etat, le rappeur du « Val-de-Meurtre » s’attaque aussi aux médias : « J’accuse les médias français de diviser la Nation. De diviser la Nation entre les gentils et les méchants. Tout l’monde l’aura compris : pour vous le méchant c’est le Musulman et le coupable désigné de la crise que nous connaissons. Les médias pyromanes nous poussent vers l’auto-destruction. En opposant le peuple, ils espèrent la collision, manipulent nos sentiments, jouent de nos appréhensions. Tu veux reprendre ta liberté : éteins ta télévision. Ils nous amènent vers une guerre civile, et le font consciemment. » Finalement, pour Kery James, la critique des politiques et des médias relève d’un même ensemble : « Entre les médias et le pouvoir, je n’parle plus de relation, j’dis qu’les médias sont le pouvoir, je parle plutôt de fusion. Plusieurs angles d’attaque pour défendre la même vision. Leur prétendu clivage gauchedroite c’est du bluff, de l’illusion. Une pensée unique, une seule liberté d’expression ». En novembre 2015, le rappeur engagé enregistre dans un coin de studio un morceau intitulé 10 ans après, un titre écrit et enregistré peu de temps après une visite à Clichy-sous-Bois faisant référence à la mort de Zyed et Bouna qui atteint en une semaine le million de vues sur la plateforme YouTube. Il dénonce de nouveau le dans les banlieues malgré la révolte qui a suivi la mort des deux jeunes : « Dix ans après tu peux faire le constat, très
peu de choses ont changé. Rabzas et Renois (arabes et noirs), à leurs yeux, on est toujours des étrangers. J’ai abandonné l’idée qu’ils me perçoivent un jour comme un Français. Mais je n’abandonne pas l’idée que l’Etat français me doit le respect. » « Que demande Kery James lorsqu’il demande le respect ? » se révolte alors le philosophe Raphaël Enthoven, chroniqueur sur les ondes d’Europe 1, qui s’est saisi de l’affaire quelques jours après la parution de la vidéo. « Qu’on le respecte en tant que Noir ou qu’on le respecte en tant que citoyen français ? Qu’on respecte sa «différence» ou bien qu’on abolisse cette différence dans une loi qui serait vraiment la même pour tous ? » interroge le philosophe et fils de philosophe avant de reprendre : « Considérant que la France est un État raciste et encore colonial, le rappeur renonce à l’intégration explicitement : " J’ai abandonné l’idée qu’ils me perçoivent un jour comme un Français " . Et se contente de vouloir qu’on respecte la couleur de sa peau, ce qui revient à lutter contre le racisme avec les moyens du racisme ». La réponse du rappeur à cette accusation de racisme anti-blanc sur son compte Facebook est cinglante : « Lorsqu’un homme noir vous demande le respect, il ne vous vient même pas à l’esprit qu’il puisse l’exiger en tant qu’être humain ? Vous vous demandez immédiatement s’il l’exige en tant que Noir. Est-ce parce que vous le percevez en tant que Noir avant de le percevoir en tant qu’être humain ? Vous avez également dérapé, assène-t-il à Raphaël Enthoven. Je suis né en Guadeloupe et je suis en métropole depuis 1985 et vous pensez encore que je dois "m’intégrer " ? » Année après année, les textes de l’artiste se font plus radicaux. Les responsables politiques et donc l’Etat sont ses cibles favorites. Dans Banlieusards, il assénait déjà que « c’est un crime contre notre avenir que la France commet. » En 2012, dans son morceau Lettre à la République, en réponse aux propos et décisions du Président Nicolas Sarkozy, il mettait directement en cause la légitimité des hommes politiques, notamment en matière de morale : « Narcotrafic, braquage, violence, crimes, que font mes frères si c’n’est des sous comme dans Clearstream ? Qui peut leur faire la leçon ? Vous, abuseurs de biens sociaux, détourneurs de fond ? De vrais voyous en costard, bande d’hypocrites ! Est-ce que les Français ont les dirigeants qu’ils méritent ? » Un long passage de 10 ans après prend à parti la classe politique. Cet anti langue de bois pour qui l’authenticité
« À leurs yeux, on est toujours des étrangers. J’ai abandonné l’idée qu’ils me perçoivent un jour comme français »
est une valeur cardinale a le don d’étaler sa colère en texte et en musique : «Y’a pas que les noirs et les arabes, ce sont tous les pauvres qu’ils méprisent. Lorsqu’ils nous parlent de l’islam, ils espèrent que ça nous divise. » Après son Banlieusards entonné pour les Jeux de la Francophonie à Nice en 2013, Eric Ciotti et Christian Estrosi se sont insurgés contre sa présence et ses propos qui « incitent à la révolution dans les banlieues. Au delà de tout, quelle image donne-t-elle au monde francophone de notre pays ? La présence de Kery James n’était pas prévue. Elle a été imposée par l’Elysée par le biais de Yamina Benguigui, c’est proprement scandaleux ! » Stéphane Davi, le réalisateur de son dernier clip, déplore: « Elle est où la liberté d’expression ? Pourtant, il y a du Brel chez Kery. Lui aussi transpire cette force de souffrance et de vérité. Il représente une culture trop souvent ignorée. Kery est resté authentique, avec ses valeurs, alors que le rap est devenu faux, aussi pauvre que la télé-réalité. Des voyous, voilà la fiction que vend la télé. »
Un désir d’union Derrière les médias et les politiques, ce sont les intellectuels médiatiques identitaires et nationalistes, dont la figure de proue reste Eric Zemmour, qu’il écorche. Ils provoquent selon l’artiste engagé des scissions au sein de la population jusqu’à pousser à la guerre civile qu’il craint. Dans Vivre ou mourir ensemble, le premier single de l’album prévu pour la rentrée 2016, il revient sur les attentats qui ont déchiré le pays. Il y déplore le terrorisme et ses soldats, « cultivateurs d’abomination, qui
confondent beauté et laideur, mémoire et aigreur, désir de justice et fureur, tirent sur la foule des balles aussi aveugles que leur cœur. Plongés dans l’excès, noyés dans la vanité, les plus ignorants se croient l’élite de l’humanité. » Mais la récupération politique de ces drames l’insupporte tout autant : « Un seul tonnerre de violence assourdit nos beaux discours et nous v’là prêts à jeter la France dans la guerre civile d’Eric Zemmour. C’est le jeu de la division, du commerce, de la terreur. Comment faire sombrer la Nation dans la déraison puis l’horreur ? » Sur le plateau de Tenue de Soirée, en prime-time sur le service public, Kery James chantait en 2008 le manque de reconnaissance du rap main dans la main avec Charles Aznavour, qui le considère comme son « frère » et son successeur : « Ils tentent d’étouffer notre art, faut être honnête. Ils refusent de reconnaître qu’en ce siècle, les rappeurs sont les héritiers des poètes. Notre poésie est urbaine, l’art est universel. Notre poésie est humaine. Nos textes sont des toiles qui dévoilent le mal-être des destins sans étoiles. » Charles Aznavour le bohème comme Léo Férré et Georges Brassens les anars, les leaders de la chanson populaire ont connu avant le banlieusard Kery James l’ombre du show-business et le mépris des élites. Mais ils ont fini par obtenir la reconnaissance des médias, qui améliore la visibilité de leurs oeuvres et facilite leur survie. Aznavour concluait leur morceau commun : « Il faut être optimiste mon frère. Tous les grands mouvements ont souffert. Aujourd’hui, les portes sont fermées, verrouillées mais elles s’ouvrent les portes. Ce sera peut-être même plus facile parce que tu as toute une jeunesse derrière toi. » #
Stéphane Davi
Kery James, ici seul sur scène, s’impose comme un leader de la chanson populaire française.
IPJ PARIS-DAUPHINE MARS 2016
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LEAD ÉPILOGUE
L’histoire n’a pas de fin
S
«
i Patrick Lead avait vécu au XIXe siècle, il aurait certainement concentré entre ses mains à la fois le pouvoir économique, politique, et culturel et siégé dans les assemblées de Louis Philippe ou de Napoléon III ». Patrick Chatellier a ouvert le bal du dernier brainstorming avant bouclage. Et aujourd’hui ? La réponse fuse autour de la table : « Que nos interlocuteurs soient sociologues, philosophes, ou architectes, tous s’accordent à dire que le vrai pouvoir est aujourd’hui détenu par les élites économiques. Ce sont elles qui dirigent le monde. »
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L’heure de la « tempête de cerveaux » a sonné : après trois mois de travail, chacun s’exprime sur le sujet ô combien subjectif « des élites ». Trois mois à parcourir les mondes de la culture, des nouvelles technolo g ies , de l a nobless e d’Ancien Régime, des formations d’élite... Trois mois à tenter de comprendre et d’analyser les codes et les caractéristiques de ces « groupes minoritaires à qui la société confère une place éminente ».
« Celui des XIXe et XXe siècles, des révolutions industrielles et de la société de consommation. Deux siècles durant, l’argent et la propriété – valeurs centrales de la bourgeoisie – ont constitué l’horizon de notre société : travailler toute sa vie pour jouir d’une retraite paisible était la norme. Puis Internet est arrivé ». Impossible d’arrêter Stéphane. L’exercice du pouvoir se trouve bouleversé à la lumière des nouvelles technologies. Les structures pyramidales au sein des sphères économiques et politiques s’altèrent. Les hiérarchies s’horizontalisent, mais cela va t-il se faire par le haut ou par le bas ? « Une soif de transparence, de démocratie, et d’autonomie gagne chaque jour du terrain », affirme Stéphane. Paradoxalement, à l’ère du digital, la jeunesse demande du concret. Cela passe par la recherche d’expériences pleines de sens ou l’ambition de révolutionner le quotidien. En parallèle, la raréfaction des ressources et la lutte contre le réchauffement climatique ont inversé le paradigme dominant des deux siècles précédents.
« Le vrai pouvoir est aujourd’hui détenu par les élites économiques »
Première observation : le mot « élite » gêne tout le monde, à tel point que les élèves ont pour la plupart renoncé à l’employer pour obtenir des rendez-vous avec leurs contacts. Seule exception : les complotistes pour lesquels le terme sert, au contraire, de sésame. Leur montée en puissance est inquiétante. Elle fait écho à la fragilité qui se dégage de chacun des articles de LEAD, de l’avenir incertain de l’Union européenne au renversement d’artistes par leurs fans, en passant par l’abandon de ses terres par toute une frange de l’ancienne noblesse. Sur le fond, difficile de tirer des droites sur le sujet. « Peut-être justement parce que nous vivons une période de mutation », explique Stéphane. À l’entendre, un monde se meurt.
En apparence, donc, tout pourrait aller vers une ouverture, impression relayée par la vitalité des réseaux sociaux et l’uberisation de la société. Mais, nouveau tour de table fait, ce n’est pas si simple. Comme l’explique Alban, malgré tout, la maîtrise de certains codes (culturels, linguistiques, intellectuels) continue à assurer la domination des élites. « Des solutions existent, soutient Jean-Baptiste, mais elles n’arrivent pas à combler le fossé. » Le cliché de l’homme blanc dominant n’en est malheureusement pas un. La rédaction de LEAD Plume : Stéphane Faure
AnaĂŻs Cherif
Numéro unique réalisé par les élèves de la 37e promotion d’IPJ-Dauphine
L E A D
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Patrick LEAD chef d’entreprise
Patrick LEAD à Sciences Po Patrick LEAD rappeur conscient
Patrick LEAD change de vie
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nalysées
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Patrick LEAD l’Européen
Patrick LEAD à l’école
À travers 12 aventures de Patrick LEAD