█ (U+2588) : Manifestation Sensible de l’Internet et du Numérique

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U+2588 Manifestation Sensible de l’Internet et du NumÊrique

Thomas Guilhen Dir. : Anne Jaureguiberry 2016 Architecture, Ville et Territoire



_Lancement Ce projet prolonge et illustre une recherche démarrée en mémoire. S’intéressant initialement au rôle de l’architecture dans la société numérique, c’est au final une dialectique entre ce qui est communément appelé le réel et le virtuel qui a été développée dans ce travail théorique. Partant du constat récurent que de nombreuses activités humaines tendaient à se dématérialiser, prenant “place” sur les supports numériques de l’Internet, il était important de considérer la place de l’architecture en tant que discipline organisatrice de l’espace au sens large. En effet, plus qu’une dématérialisation, c’est une dé-spatialisation que subissent de nombreuses activités humaines. Celles-ci bénéficient habituellement, par l’intermédiaire d’une certaine architecture, d’une interface fortement localisée dans l’espace, du marché à l’école, jusqu’aux différentes formes que peuvent prendre les espaces de travail classiques, de l’usine au bureau. Mais le numérique par ses caractéristiques fortes semble remettre en question cet état de cause. Les actions liées aux lieux cités précédemment et bien d’autres, ne sont plus aujourd’hui contraintes par la localisation de ces structures dans l’espace. D’abord conditionnées par la présence d’un terminal d’accès et d’une connexion, nous transportons aujourd’hui sur nous les ordinateurs qui nous permettent, via un Internet quasi ambiant, d’effectuer de nombreuses actions inconditionnellement. L’éducation et le savoir par exemple sont fortement dématérialisés et délocalisés dans nos espaces numériques virtuels. Ceux-ci s’incarnent de plus en plus fortement sur la modalité d’un “Prosthetic Knowledge” ou savoir prothétique en français, reprenant le terme imaginé par Rich Oglesby auteur du blog du même nom. La définition qui en est donnée est celle d’une “information qu’une personne ne connaît ou ne sait pas, mais à laquelle elle peut accéder sur demande par l’intermédiaire d’une/de la technologie”.

" Prosthetic Knowledge : n. Information that a person does not know, but can access as needed using technology " Cependant, les bibliothèques/médiathèques restent l’un des bâtiments publics les plus fréquentés (dans de nombreux pays) tandis qu’écoles et campus universitaires continuent de représenter des lieux essentiels et représentatifs du fait social et de l’apprentissage. La rapidité du développement et de la démocratisation du numérique et surtout de l’Internet , ne coïncide pas (encore?) avec un exode de l’Homme de son espace physique vers son espace virtuel (de 20 à 30 millions d’utilisateurs en 19951 à près de la moitié de la population mondiale au 30 juin 20162) 1. Treese.org. (2016) The Open Market Internet Index url : http://www.treese.org/intin-

dex/95-11.htm [Accessed 8 Jul. 2016]. 2. Internetworldstats.com. (2016). World Internet Users Statistics and 2016 World Popula-


La prise de position, reprendra donc notamment le raisonnement d’Antoine Picon3, qui s’opposera par exemple aux théories de la fin du 20ème siècle annonçant le déclin des flux physiques, avancées par William J. Mitchell dans son ouvrage City of Bits publié en 1995. Ce manifeste, influent à l’époque, reprend et pose de nombreuses théories en vogue dans les années 90 lors de l’apparition de l’Internet et de sa démocratisation, mais jongle entre le visionnarisme et la naïveté typiques de la cyberculture naissante. Antoine Picon explique par exemple que “si la téléconférence par Internet a parfois rendu certains déplacements inutiles, les flux physiques sont loin d’avoir diminué”. Une plus grande mobilité est justement rendue possible par nos prothèses numériques qui peuvent remplacer des équipements auparavant fortement statiques. On citera par exemple à quel point il est aujourd’hui facile d’avoir en permanence sur soit une quantité extrêmement importante de documents, et l’aisance avec laquelle il est en parallèle possible d’invoquer des rendez-vous spontanés et ceci à toutes les échelles et pour toute occasion (travail ou loisir, festive ou révolutionnaire). De la même façon, le commerce par internet génère des volumes massif de flux dans les infrastructures de livraison. Picon indique tout de même que le numérique comme dans beaucoup d’autres cas, ne fait que renforcer, exacerber des pratiques plus anciennes (la vente par correspondance qui remonte aux premiers âges de la société de l’information, à la charnière des XIXe et XXe siècles, dès les années 1890, une compagnie comme Roebuck proposait déjà des milliers d’articles sur catalogue). Plus loin dans son article, sont également remis en cause les cercles de relations sociales, lesquels n’ont pas été substitués par des amitiés purement virtuelles. Au contraire, même si celles-ci existent, ce sont les réseaux appartenant aux “contraintes de proximité spatiale et/ou sociale” qui prévalent et sont préalables à la sociabilité numérique.

" the more real, the more virtual " Woolgar (2002)4

A l’échelle de la ville et des pratiques urbaines, on relèvera l’exemple courant des places financières comme la City de Londres qui témoignent de “l’importance accrue d’un dense tissu de relations interpersonnelles au sein d’un monde rendu de plus en plus rapide et instable par les flux électroniques” allant à l’encontre des modèles de dispersion que le numérique pourrait à priori rendre possible via ses différent modes de diffusion. Tout ces constats permettent d’affirmer qu’il est aujourd’hui possible de prendre d’avantage de recul sur le numérique et l’Internet dans le but de se détacher autant de l’optimisme et du solutionnisme des convaincus que du réactionnisme et du pessimisme des sceptiques.

tion Stats url : http://www.internetworldstats.com/stats.htm [8 Jul. 2016]. 3. Picon Antoine, « Ville numérique, ville événement », Flux 4/2009 (n° 78) , p. 17-23 URL : www.cairn.info/revue-flux-2009-4-page-17.htm 4. Sociologue des sciences et des techniques, auteur d’un rapport sur la société numérique au Royaume-Uni


_Présentation du Mémoire

Cette prise de recul aura notamment permis dans le cadre du mémoire de replacer le numérique dans une quête générale de maîtrise de son environnement par l’Homme par l’intermédiaire de la technique. Plus précisément, c’est en dépassant sa propre condition qu’il devient possible de s’affranchir des contraintes de son environnement. Ainsi lorsque la mémoire ne suffisait plus à assurer la transmission du savoir (à vrai dire, de la technique), l’écriture est apparue et a permis d’émanciper la parole. Cette émancipation s’est effectuée sur une modalité courante de la technique : le déplacement d’un support à l’autre. Du support oral, par l’intermédiaire du son, le discours est venu s’incarner sur un support physique par l’intermédiaire de l’écriture, qui est une technique majeure de l’évolution humaine. On ira même plus loin en affirmant que dans le cas de l’Homme, l’évolution ne se fait plus tant via la biologie que par la technique. D’après l’anthropologue français André Leroi-Gourhan, il est d’ailleurs possible de dater le début de l’hominisation lorsque les grand singes libèrent leurs membres antérieurs, leur permettant par la même occasion d’utiliser leurs mains pour la confection d’outils et la mise au point de techniques. le fait humain se réalise donc à travers des techniques sans cesses plus évoluées, le numérique en incarnant donc l’évolution la plus récente. En parallèle du dépassement de sa condition physique par les outils puis les machines et tôt ou tard par les robots, ce sont également ses capacités cognitives et psychiques que l’être humain tentera de soumettre à la technique. La diffusion du savoir et par extension la communication au sens large, ainsi que la compréhension de son environnement ont été au cœur des évolutions technologiques et le sont aujourd’hui plus que jamais. L’écriture mais aussi la musique et de nombreuse formes d’art, dont l’architecture dans ce qu’elle a de plus symbolique ont donc toujours servis de supports à ce savoir, diffusé à travers les différents médiums dans lesquelles ceux-ci viennent s’incarner. Probablement initié ou au moins fortement marqué lors de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, le perfectionnement des techniques de reproduction et de support des capacités cognitives observera un développement exponentiel jusqu’aujourd’hui, aboutissant à la mise au point du langage numérique et de ses outils de supports et de diffusions que sont les ordinateurs et l’Internet. Les technologies du numérique sont donc avant tout l’aboutissement d’une capacité de reproduction de signaux divers par l’Homme. Ces techniques seront sans cesse perfectionnées, par exemple avec la mise au point au 15ème siècle de la perspective linéaire, puis quelques siècles après grâce à la photographie puis au film ou aux divers appareils d’enregistrement audio. Ce mouvement général s’effectue dans le sens d’une rationalisation générale du savoir et de ses modes de représentation, qui apparaît à la Renaissance. Et pour dépasser les


limites de sa raison, l’Homme va donc transposer ses capacités d’observation d’abord dans des techniques mathématiques, puis dans des systèmes et machines automatisés, reproduisant cette impartialité une fois établie. Cette dynamique va de pair avec une “scientifisation” de tout les aspects de la société. A l’opposé, les techniques employées pour effectuer cette rationalisation vont, de par leur complexification devenir de plus en plus abstraites. Le numérique aura fini d’aliéner la technique à l’Homme lorsque le processus même de reproduction, de transposition, qui permet l’appropriation et la maîtrise sera entièrement délégué dans des systèmes extérieurs. Les enjeux de ces technologies tiennent effectivement dans la force qu’elles peuvent exercer sur l’objet de la reproduction. Si la maîtrise est rendue possible par la reproduction notamment sur un support autre, le contrôle de cette transposition est essentiel. Lorsque ce déplacement est un acte conscient, effectué par l’Homme, par l’intermédiaire notamment de ses sens, elle lui permet de s’approprier, et de maîtriser pleinement une phénomène donné. Platon craignait par exemple les effets de l’écriture. Selon lui, cette “technologie extérieure et étrangère”5 détruit notamment la mémoire, et affaiblit l’esprit en déportant une capacité dans “une ressource externe pour parer à leur manque de ressources internes”6. C’est, assez ironiquement, par l’écrit que ses critiques prendront le plus de force car, comme l’indique Walter J. Ong, celle-ci “n’a pu émerger que grâce aux effets que l’écriture commençaient à avoir sur les processus mentaux”. Il est très facile de transposer de telles critiques aux effets du numérique, comme dépossédant l’Homme de ses capacités. Mais l’on revient à l’idée que pour dépasser celles-ci, il reste nécessaire de les transposer dans un support n’étant pas contraint aux mêmes limites. Ong conclut d’ailleurs que :

" Pour vivre et comprendre pleinement, nous avons besoin non seulement de proximité, mais aussi de distance. C’est ce que l’écriture fournit à la conscience mieux que ce soit d’autre. "” L’extériorisation permet alors cette prise de distance, mère de compréhension, tandis qu’une réappropriation permet ensuite une réelle maîtrise. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, cette mise à distance était un phénomène conscient, avec les avantages et inconvénient que cela pouvait comporter : pleine maîtrise de la part de l’Homme mais aussi victime de subjectivité ou des limites de l’intellect face à la complexité de certains phénomènes. Les appareils, d’abord analogiques, puis numériques permettront ensuite de reproduire et d’analyser simplement notre environnement, en reproduisant et en améliorant des capacités à la fois sensorielles mais aussi cognitive, d’abord de calcul puis d’intuition dans les 5. Walter J. Ong. Oralité et écriture ; traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Hiessler. – Les Belles Lettres, 2014. 6. idem


récents développements de l’intelligence artificielles (voir Alphago de Google). Ces nouvelles capacités auront permis des avancées formidables dans de nombreux domaines scientifiques de pointes mais sont également aujourd’hui omniprésentes au quotidien dans des actions aussi anodines que d’effectuer une recherche sur internet. Le phénomène de prise de distance est alors automatisé, hors de notre porté tandis que la puissance du numérique permet de produire des stimulis, images, signaux suffisamment convaincants pour être instantanément associés à une forme de vérité. Hors si l’on considère, que la somme des vérités considérées par un être constitue sa réalité, dans sa poursuite du réel, dès lors, le numérique peutêtre considéré comme une technique très puissante de façonnement de la réalité. Par la capacité du numérique à reproduire et à modeler des signaux vraisemblables, il est difficile de remettre en cause son contenu, tandis que l’Internet permet une diffusion extrêmement massive de ceux-ci. Ce sont ces caractéristiques qui on notamment fait du réseau numérique l’un des enjeux majeurs dans de nombreux régimes totalitaires, et l’ont voit même cette question transpirer dans des régimes à priori plus libres.


_Genèse du projet

C’est cette écart majeur entre nos usages de plus en plus massifs du numérique et entre notre compréhension de celuici qui a conduit à en faire le sujet de ce Projet de Fin d’Étude. L’une des clés d’entrée du traitement de ce sujet est empruntée à Antoine Picon, qui utilise les notions d’espace public au sens physique et de sphère publique comme “l’arène où s’expriment et se confrontent informations, points de vue et prises de position revêtant un caractère public”. Ces deux entités ont souvent été fortement liées, voir confondues. On a d’ailleurs en tête cette image assez romantique du forum romain ou de l’agora grecque comme idéaux. La forme du théâtre antique est d’ailleurs souvent reprise dans de nombreuses édifices politiques (assemblées, sénats, conseils..) autant physiquement que symboliquement. Ces deux facettes de la vie publique resteront fortement indissociables jusqu’à la fin du XIXème siècle. L’apparition de la presse et des média de masse à cette époque vont démarrer une certaine séparation profonde entre l’espace public et la sphère publique qui viendra s’incarner dans des supports de moins en moins spatiaux, elle va se virtualiser. Ainsi, la plupart des critiques, dès l’âge d’or de la télévision déplorent l’affaiblissement de la participation des citoyens à la vie publique. Les média comme la presse, la radio et la télévision se déploient effectivement à sens unique et n’impliquent pas une grande participation de la part du destinataire qui “subit” le signal retranscrit. On assiste donc bien souvent à une monopolisation de ces médium. Les espaces publics se serait donc vidés de certaines de leurs activités “spontanées et créatrices du social” au profit des média.Ils se sont en revanche d’autant plus polarisés autour des symboles physiques les plus fort, sortes de refuges lorsque ce ne sont plus les activités de la sphère publique qui donnent leur qualités aux espaces. On citera les exemples de Times Square, de la place St pierre à Rome, St Marc à Venise, ou Tiananmen Square à Beijing comme des lieux qui de part la dématérialisation de leur fonction ont acquis des valeurs symboliques fortes. C’est d’ailleurs dans ces lieux là, que, lorsque les média ne peuvent plus “contenir” la société dans leur support, que les manifestations à la fois de fête ou de contestation, de révolution, viennent prendre place, dans tout ce qu’elle ont de plus extrême. Il est par exemple tout à fait possible de considérer la dimension extrêmement symbolique qu’à pris et que continu de prendre la place de la République à Paris, notamment depuis sa piétonnisation, autant en commémoration qu’en protestation. L’Homme a effectivement besoin de repères dans son espace, de symboles forts où il peut se retrouver, se rencontrer et se fédérer. On le constate encore dans des moment paroxysmique de crises. Mais comment retrouver ces éléments spatiaux fédérateurs “ordinaires” lorsque ce quotidien semble de plus en plus dé-spatialisé vers le virtuel ?


La diffusion de l’Internet au milieu des années 90 s’annonçait comme l’arrivée d’un média non plus basé sur l’unidirectionnalité du signal audiovisuel analogique mais sur l’interactivité du signal numérique. La logique du réseau primera d’ailleurs dans de nombreux domaines sur une stratégie plus linéaire. Défaire les structures hiérarchiques de la communication des idées permettrait idéalement d’aboutir à plus d’égalité, libérant la liberté d’expression comme jamais. C’est ainsi qu’une cyberculture est née autour de l’Internet, qui ira jusqu’à la Déclaration d’Indépendance du Cyberespace par John Perry Barlow fondateur de l’Electronic Frontier Foundation à Davos en Suisse, le 8 février 19967. Celle-ci s’oppose à toute forme de gouvernance sur l’Internet en particulier de la part des Etat-Unis. Beaucoup d’espoirs ont été placés dans les pouvoirs libérateurs de cette technologie, dans sa capacité à effacer les frontière et à connecter les êtres humains, permettant un accès simple à l’information et au savoir. Les promesses du numérique sont en effet extrêmement importantes. Les interactions rendues possibles et facilités par le réseau mondial ont conduit de nombreuses activités à se digitaliser. L’Homme, à travers ces technologies accède effectivement à des capacités inédites comme l’instantanéité, la simultanéité, une certaine ubiquité par les différents moyens de télécommunications tandis que la quantité énorme de savoir et d’informations instantanément accessible lui fait parfois croire à une forme d’omniscience. Mais en opposition totale à son utilisation massive, le numérique et l’Internet restent des phénomènes très peu compris du grand public. L’écart fondamental entre l’absolu8 des images diffusées et la réalité de l’infrastructure nécessaire, et de son fonctionnement, est aujourd’hui poussé à l’extrême. D’un système très technique faisant appel à un certain savoir, presque un “savoir faire” au début, l’usage du réseau et des technologies du numérique est aujourd’hui devenu une seconde nature inconsciente pour nombre d’utilisateurs tandis que d’autres sont effrayés par cette nébuleuse trop complexe à leur yeux. La complexité du phénomène a conduit à la mise en place de monopoles, pourtant à l’opposé de l’idéal originel de ce réseau. Il est aujourd’hui impossible de ne pas avoir à faire à ceux-ci que ce soit techniquement, il est aujourd’hui difficile d’échapper à la domination d’Amazon ou de Google en terme de gestion du trafic et de l’hébergement, ou bien simplement dans la diffusion d’idées, il est impossible de faire entendre des idées sans avoir recours à la main mise de Facebook ou Twitter sur la diffusion générale sur Internet. Ces concentrations portent en elles de nombreux risques, au final très similaires aux risques de la concentration physique. Cellesci permettent l’homogénéisation et le contrôle. C’est d’ailleurs en 7. source : https://www.eff.org/cyberspace-independence 8. De Absolu : Dont l’existence ou la réalisation ou la valeur est indépendante de toute condition de temps, d’espace, de connaissance, etc (définition issue du CNRTL)


installant des chaînes centralisées et contrôlées de diffusion sur Internet et en bloquant l’accès aux concurrents que l’Internet chinois est contrôlé. Car la contrepartie de l’interactivité du numérique, est incarnée par une de ces sous-culture, la cybernétique. Pouvant être définie comme la science du contrôlé des systèmes, le numérique est une technologie dans laquelle, notamment en urbanisme et en architecture, beaucoup espèrent pouvoir atteindre le contrôle et la maîtrise de phénomènes comme la ville ou la société. Les algorithmes donnent par exemple à voir une vérité arithmétique trop souvent considérée comme la vérité correspondant au réel, tandis que ce n’est qu’une réalité, contrôlé ou non par ceux ayant la main mise sur ceux-ci. C’est ainsi que le numérique représente aujourd’hui un phénomène bien trop complexe pour aller de paire avec son usage massif. La clé de cette situation passe d’abord par l’éducation mais aussi par la mise en place de symboles communicants. Comme on l’a vu précédemment, c’est dans son espace que l’Homme agit et c’est justement l’absence d’incarnations tangibles de l’Internet ou du moins le contrôle de celles-ci sur nos écrans qui l’empêche d’accéder au sens plus profond et à l’importance de celui-ci. Antoine Picon explique d’ailleurs que lorsque le numérique est arrivé, on imaginais pouvoir organiser le monde, “mettre en ordre la réalité”, mais “les mondes numériques ont tellement proliféré, sont devenus un univers tellement complexe, multi-couches que l’on a abouti à un problème de lisibilité du numérique”, et d’ajouter que d’une cartographie de la ville par le numérique, c’est peutêtre la ville qui va permettre de cartographier le numérique. Cette inversion constatée par Picon constitue l’un des points de départ du projet █ (u+2588). Ce projet va donc tenter de saisir ces phénomènes ambiants du numérique et de l’Internet pour venir les incarner dans l’espace urbain. Car celui-ci est aujourd’hui l’un des supports représentant le mieux cette relation entre physique et le virtuel, entre ce qui est figé et ce qui est en mouvement. La ville fait en effet figure d’entité immuable ou du moins à forte inertie qui vient cependant supporter des mouvements continus sans cesse changeants. Elle a également une forte valeur symbolique et incarne des idées supérieures à ses simples fonctions. C’est donc avec la présence (ou non) du milieu urbain qu’il est le plus intéressant de confronter ce que serait une incarnation sensible de ce que représente le numérique et son support majeur qu’est l’Internet.


_Site Un an de mobilité dans la ville de Shanghai pendant l’année scolaire 2014-2015 m’auront permis d’expérimenter ce que la forme urbaine pouvait avoir de plus extrême. Comptant près de 25 millions d’habitants sur l’ensemble de sa surface administrative, cette ville monde est le théâtre de transformations urbaines sans précédent, dans une lutte constante de l’ancien et du neuf. Cosmopolite, elle incarne également l’équilibre de la société chinoise entre ouverture sur le monde et renfermement idéologique. Malgré sa reconstruction permanente, la structure urbaine de la ville trahi toujours son histoire, notamment par l’immuable influence de la voirie. La grande place centrale “People Square” est d’ailleurs toujours calée sur l’ancienne piste de courses, symbole notamment de l’occupation coloniale occidentale tandis que les différents tracés des rues illustrent la croissance concentrique de la ville, en strates. Il est donc, dans une certaine friction, intéressant de venir travailler sur la strate la plus récente de cette ville, l’épaisseur virtuelle numérique. Shanghai porte également un imaginaire futuriste, par l’intermédiaire de ses nombreuses tours, et de la skyline de son centre d’affaire de Pudong. Il sera repris notamment dans le film Her pour projeter une vision idéale de la ville du futur. Enfin, en ce qui concerne les enjeux, les potentiels et les risques du réseau numérique et de l’Internet, la Chine est un contexte fort. Par une adoption massive de l’Internet mobile à travers toutes les générations, l’usage du réseau a fait l’impasse sur son implantation domestique pour venir directement s’exprimer dans l’espace urbain selon les codes de la mobilité. Sur les 538 millions d’utilisateur d’Internet en Chine, 388 millions sont également utilisateur du réseau mobile9. L’utilisation du numérique est se démocratise à travers toutes les tranches d’âge et à toutes les échelles sociales. Selon un rapport du China Internet Network Information Center (CINIC), en 2012, 50% des nouveaux utilisateurs provenaient de milieux ruraux. L’usage du réseau reste cependant massivement concentrée sur la communication par paire ou petits groupes, principalement par l’intermédiaire de la voix ou de courts messages audio, ce qui est notamment dû à la complexité de la langue et des nombreux dialectes. L’avènement du digital dans de nombreux secteurs permet aussi de dépasser les limites d’une infrastructure saturée, plus lente à réagir, même en Chine. La démocratisation du paiement mobile favorise par exemple l’installation de restaurants informels par la dématérialisation de la partie administrative, tandis qu’il est possible de prendre rendez-vous et même de consulter son médecin pré et post visite par l’intermédiaire de chat en ligne pour contrer la saturation de 9. Source : Frog et Chinese Ministry of Industry and Information Technology url : http://designmind.frogdesign.com/2013/04/power-connectedness/


tels services. Malgré les nombreux magasins de bric et de broc qui longent les super-mall fleurissant dans toute la Chine, le marché du commerce en ligne y est le plus important au monde. Naissants en France, les services tiers de livraison de repas par l’intermédiaire d’une application sont monnaie courante en Chine et requestionnent par exemple le fonctionnement de nombreuse cantines, parfois réduite à de simple cuisines redistribuée par une nué de scooter électriques. À Shanghai, le physique et le virtuel coexistent et font la ville, non pas dans un principe de lutte mais de superposition, s’enrichissant l’un l’autre. La Chine est cependant le cadre d’une censure importante qui pré-date largement l’arrivée d’Internet. Ayant une main mise importante sur les média télévisés et la presse, le gouvernement chinois a sans surprise développé un système complexe de contrôle du réseau numérique. Celui-ci s’exprime autant par un contrôle de l’infrastructure que du contenu. Employant plusieurs centaines de milliers de personne, la censure consiste en une surveillance permanente et au blocage de termes et de recherche sensibles en temps réel. L’aspect ciblé du contrôle conduit souvent les chinois à faire preuve d’autocensure. Malgré la ferme main mise du gouvernement sur les canaux de communication, la scène internet vibrante ne cesse de défier et mettre à mal la balance du pouvoir. Jusqu’ici, la stratégie employée à souvent été de bloquer l’accès à un site étranger en faveur d’un copycat chinois équivalent mais contrôlé. Une fois de plus, la complexité des moyens déployés pour assurer le fonctionnement du réseau ont permis à des entreprises et un gouvernement de s’assurer un monopole sur ce média essentiel qui reste cependant un contrepoids fragile mais essentiel au contrôle du gouvernement.


_Projet Face à ces enjeux, le projet intitulé █ (u+2588) est une matérialisation de l’Internet et du monde numérique prenant place dans la ville de Shanghai. Cette intervention manifeste proposera un regard critique sur cette évolution technologique sans précédent. Ni pessimiste, ni optimiste, le projet illustre plutôt une certaine prise de conscience de la relation de l’Homme à son environnement à travers le prisme du cyber-espace. Face à l’incompréhension de l’Internet en totale rupture vis-àvis de son importance grandissante dans nos sociétés et notre perception du monde, le projet cherche à incarner de façon sensible l’emprise de nos vies numériques sur nos vies quotidiennes.

_Titre Le titre choisi fait la synthèse des ambitions et des modes d’expression du projet. Le caractère █ est un pavé plein emprunté à l’alphabet Unicode. Ce code est un standard informatique qui permet des échanges de textes dans différentes langues, à un niveau mondial. Il associe à tout caractère de n’importe quel système d’écriture un code (nom et identifiant numérique) permettant d’unifier l’échange entre toutes les plates-formes. Le nom de █ est “pavé plein” tandis que son code est u+2588. Cet alphabet est donc un dispositif technique permettant de retranscrire le langage humain, sorte d’équivalent numérique des lettres de plomb de Gutenberg. Ce caractère malgré son appartenance à cet alphabet n’est pas directement intelligible par l’humain et c’est sa retranscription informatique qui permet sa compréhension. Il est habituellement utilisé à des fin graphiques et de représentation. Il représente d’ailleurs l’élévation frontale de l’élément de base du projet.

_Déploiement █ se manifeste par un réseau de monolithes s’installant dans la ville de Shanghai, devenant à la fois localisé et omniprésent à l’instar de l’Internet. L’ensemble des modes d’expression du projet reprennent d’ailleurs la forte dualité caractéristique du numérique. Ces édifices sont premièrement l’incarnation d’une infrastructure lourde, dure, véritable “Hardware” fait de serveurs, d’ordinateurs, de fibres optiques. Elle permet de créer un intranet urbain autonome permettant le stockage, l’archivage et le calcul à grande échelle. Jusqu’ici monopolisée et soustraite aux villes, l’infrastructure permettant de supporter l’Internet vient ici retrouver une place dans la ville, elle est rendue visible, sensible. Sa dispersion rend le réseau plus robuste et moins sujet au contrôle. Mais ces monolithes sont aussi, par l’espace qu’ils dégagent, par la réservation nécessaire faite dans l’espace urbain, des espaces publics. C’est une sorte


de retour sur investissement de l’emprise du cyber-espace sur la ville, sur ce qu’il emprunte, autant à l’espace physique avec son infrastructure que sur les activités humaines qu’il dématérialise. Il devient possible de rentrer dans ces lieux, homologues aux immenses data centers industriels. En offrant cet espace, il devient possible de retrouver symboliquement en un point unique l’espace public et la sphère publique. En libérant des vides, des espaces, les monolithes permettent également d’accueillir l’intangible, tant du numérique que des Hommes, sorte de “Software”, ici supporté par “l’Hardware” reprenant le principe de dualité évoquée précédemment.

_Programme L’ensemble des █ permettent donc de répondre aux besoins de stockage et de calcul de plus en plus importants en donnant littéralement ces capacités à la ville. Renfermant une capacité de stockage ajustée sur les besoin estimés d’un nombre donné de personnes, ceux-ci viennent donc exprimer également la concentration, la compression du milieu urbain. Les monolithes vont donc venir se multiplier ou se dilater en réponse directe aux besoins numériques de leur lieu d’implantation. La démultiplication des éléments composants du réseau permet également de les rendre plus compatibles avec les évolutions technologiques. La fin annoncée de la loi de Moore permet également d’envisager une installation plus durable de cette infrastructure. Celle-ci estimait une réduction de moitié de la taille des composants de base (transistors) augmentant par la même occasion les capacités de calcul et de stockage du matériel informatique tout les deux ans. Il s’est donc installé un cycle de remplacement du matériel informatique selon des périodes très courtes. Cette loi empirique exprimée en 1965 s’est révélée juste pendant plus de 50 ans mais atteint aujourd’hui ses limites et on estime que les cycles de performance du matériel vont s’allonger pour atteindre une dizaine d’années. Les modes de fonctionnement du numérique, et notamment du stockage numérique permettent également de considérer qu’il ne sera jamais question d’utiliser une technique consommant plus de place physique pour stocker plus de données par rapport à une autre en consommant moins. La possibilité de “mettre à jour” l’équipement technologique de chaque monolithe est évidemment intégrée à sa conception. Mais l’on peut tout de même imaginer l’éventuelle obsolescence du programme technique de l’édifice lorsqu’il sera possible de stocker sont contenu sur un support transportable. Il n’en restera pas moins un symbole, tels certains édifices religieux aujourd’hui parfois bien vides. Il serait toujours possible de les visiter, même s’ils ne remplissent plus leur fonction initiale. Principalement intérieurs, les différents éléments du réseau technique et public, prolongent ce mouvement général, notamment dans les grandes villes asiatiques, d’intériorisation de l’espace urbain, que Rem Koolhaas avait déjà évoquée dans les années 80 avec Delirious New-York.


_Manifestation Le langage architectural choisi pour exprimer prolongera la dualité forte au cœur du projet et servira l’expression du numérique. L’extérieur du █ offre une façade rigide, pavé rationnel et mathématique dimensionné sur la base mathématique de l’informatique qu’est l’octet. L’intérieur quant à lui se fait plus symbolique. Il s’exprime à travers un jeu de pleins et de vides. L’algorithme installant les monolithes dans la ville va d’abord les répartir selon les besoin cités précédemment (stockage de données en fonction du nombre d’habitants, besoin proportionnel en puissance de calcul…). Le programme va ensuite ajuster l’emplacement des █ pour qu’ils viennent recouvrir un bâtiment vétuste. L’une des caractéristiques prise en compte est également la proportion vide/plein générée par l’empreinte du bâtiment recouvert qui sera ensuite détruit. Celle-ci doit être calculée en fonction des besoins humains/techniques, généralement entre 40 et 60% de vide ou de plein. En l’absence de modèle, une empreinte artificielle sera générée via un algorithme reprenant des caractéristiques locales. Par ces deux procédés, les capacités à la fois de préservation et d’archivage, mais aussi de génération de nouveaux modèles du numérique sont exprimées. Par la nef intérieure verticale générée par le moulage, ainsi que par l’aspect monumental des monolithes, le projet emprunte au langage des édifices religieux, qui ont souvent historiquement permis de localiser et de manifester l’intangible dans l’espace physique, permettant par l’architecture de générer des symboles, des points de repères. La base 8 de l’octet est par exemple synonyme de chance dans la culture chinoise, tandis que la présence de l’eau pour le refroidissement liquide des serveurs fait écho à l’importance de cette élément dans la philosophie Feng Shui, également respecté dans l’orientation des █. Ces éléments deviennent autant d’interfaces, aussi sensibles que concrètes, avec la complexité du phénomène numérique de l’Internet.


_Itérations

_Performance artistique, semaine 1 réel/virtuel (projections numériques sur impressions noir et blanc) vidéo :

qrd.by/mdi4rx


_Dissociation numérique/physique, mi-avril

La ville devient le support à des réalisations virtuelles. L’architecture physique est réduite à son usage purement technique par les corps (manger/dormir/ hygiène) L’urbain idéalisé et personnalisable est percu à travers des prothèses numériques conditionnant encore d’avantage le réel.


_United Nations of the Internet (rendu intermédiaire, mai)

Pour révéler l’infrastructure d’Internet, et protéger la liberté de son accès, des ambassades sont établies par l’ONU sur des points physiques cruciaux du réseau. Celles-ci sont des espaces civiques d’éducation, de sensibilisation et de recherche, tout en assurant leur fonction industrielle et technique. La concentration des fonctions n’est pas pertinente et souffre d’une idéalisation trop prononcée, cette voie est donc abandonnée.


â–ˆ (u+2588)

(Rendu intermĂŠdiaire, juin)

Mother Earth Board


â–ˆ (u+2588)

(Rendu final, septembre)











█ (pavé plein, u+2588) est une matérialisation de l’internet et du monde numérique. Prolongeant une réflexion amorcée en mémoire, l’espace digital va ici venir s’incarner dans l’espace urbain de Shanghai. Une intervention manifeste proposera un regard critique sur cette évolution technologique sans précédent. Ni pessimiste, ni optimiste, le projet illustre plutôt une certaine prise de conscience sur la relation de l’Homme à son environnement à travers le prisme du cyber-espace. Illustrant la volonté de rationalisation de sa réalité par l’être humain, le réseau numérique mondial est souvent perçu comme un moyen permettant de résoudre les multiples tentatives de mesures et d’organisation de son environnement et notamment des villes. Face aux “jungles urbaines”, c’est souvent le numérique, par sa capacité à tout mesurer et tout quantifier qui permettrait de “faire sens” des multiples flux et dynamiques d’un monde de plus en plus complexe. C’est justement cette complexité, contre laquelle nous luttons autant que nous la générons, qui a peu à peu fait de l’internet un monde extrêmement complexe. Ce n’est pas un hasard si les monopoles exercés sur le net sont ceux dédiés à l’orientation. D’abord Yahoo, puis maintenant Google et Facebook sont avant tout des services qui permettent de faire sens de l’énorme quantité d’informations en les localisant, en indiquant leur direction, en créant des “liens” entre les différents lieux de l’internet. Face au manque de lisibilité d’un phénomène de plus en plus abstrait, on constate, qu’après avoir aidé à faire sens de la réalité, les mondes numériques tentent de retrouver sens en infiltrant l’espace urbain, notamment à travers l’omniprésence de la géolocalisation. La ville serait donc peut-être le meilleur moyen d’organiser le numérique et vice-versa, à la façon des cartes à l’échelle 1:1 de Lewis Carrol ou de Jorge Luis Borgès, qui viennent se superposer directement à leur objet. Car l’objet du virtuel, c’est bel et bien la réalité, la représentation du réel. Face à cette incompréhension de l’internet en totale rupture vis-à-vis de son importance grandissante dans nos sociétés et notre perception du monde, le projet cherche à incarner de façon sensible l’emprise de nos vies numériques sur nos vies quotidiennes. Répartis sur une grille algorithmique, un ensemble de structures monolithiques viennent installer dans la ville un réseau, véritable infrastructure numérique, faite de serveurs, de connections optiques et de tours de refroidissement. Ce réseau renferme l’ensemble des données des citoyens de Shanghai auxquelles eux seuls peuvent accéder en se rendant, en quasi pèlerinage dans l’un de ces espaces, dont la localisation, sans cesse changeante, n’est connue que de l’utilisateur concerné. La sphère publique et l’espace public ont entamé une séparation profonde dès l’apparition des premiers média de masse. Ce projet propose de réunir ces deux entités en un lieu symbolique, de médiation entre le matériel et l’immatériel, le visible et l’invisible. En jouant sur les codes d’espaces ancestraux, du forum occidental aux temples asiatiques, ces lieux permettent de manifester des phénomènes rendus complexes par leur virtualité.


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