TRANSFUGE N° 82

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Novembre 2014 / N° 82 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

CINéMA

WILLIAM FRIEDKIN 10 romans incontournables le roman de martin amis qui fait polémique shoah : ces romans indignes

« al pacino était incontrôlable »

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par Vincent Jaury

Au secours Sollers !

I

l y a des écrivains, finalement assez peu nombreux, qu’on attend comme un rendezvous. C’est pour moi le cas avec Sollers, soutenu par Transfuge depuis longtemps. Il fait paraître ces jours-ci un recueil d’articles publiés dans Le Journal du dimanche et dans Le Point. Un livre paresseux ? C’est pas grave, son Littérature et Politique (Flammarion) fait plaisir, surtout en ce moment. Avez-vous remarqué comme nos esprits sont pollués ces derniers temps par cet imbécile de Zemmour ? Comment ils sont pollués par ces pensées dégradantes, bêtes, qui nous obligent à polémiquer où il ne devrait plus y avoir de polémique depuis longtemps ? Vichy sauveur de juifs ? Le suicide de la France à cause, entre autres choses, de la féminisation de la société ? Ces gens sont haineux, tristes, et se répandent sans retenue dans les médias. L’humanisme prend feu. Bref, vous avez subi ces polémiques à répétition comme moi, je ne m’étendrai pas plus. Elles sont nauséabondes et désespérantes. Et le livre de Philippe Sollers arrive par la boîte aux lettres. Le gai savoir, même s’il est teinté de désespoir – ce qui fait partie de la lucidité –, est toujours en bonne place dans ces divines pages joyeuses. Comme d’écouter Cécilia Bartoli sur du baroque un dimanche de pluie. Prenez donc le Sollers, passez les pages d’actualités pures, l’affaire Tiberi par exemple, franchement, qui s’y intéresse aujourd’hui ? C’est fou comme l’info vieillit vite. Sur le moment, on pense que les enjeux sont considérables. Que la vie de tout un pays en dépend. Quelques années après, tout le monde s’en fout. Passez donc directement à toutes ces pages sur la littérature, c’est-à-dire 90 % du livre. Tout Sollers y est. Les citations font toujours mouche. Il est le meilleur à cet exercice avec Charles Dantzig. Debord est partout, c’est frappant. On le comprend vite, c’est le plus poète des penseurs. Par exemple cette définition du bonheur selon Debord : « Je voulais tout simplement faire ce que j’aimais le mieux. En fait, j’ai cherché à connaître, durant ma vie, bon nombre de situations poétiques, et aussi la satisfaction de quelques-uns de mes vices, annexes mais importants. » On lit Debord, et on oublie tout. On se remet en selle. Sollers, plus loin, nous fait une piqûre de rappel, l’air de rien. Et l’humour, chers amis, contre l’esprit de sérieux de notre

en plein chaos

société réactionnaire. Sollers nous fait relire L’Avare, relisez Molière, Molière et ce rythme qui va à tout allure : Harpagon : « Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin. (Il se prend lui-même le bras.) Ah ! c’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre. » Sollers a tout compris : le moral revient. Mieux qu’une psychanalyse. Zemmour et ses âneries ne sont plus qu’un vague cauchemar. Piquons enfin une dernière citation à Sollers. Cette dernière citation, contre notre époque, contre Zemmour et ses thuriféraires de tout poil. Elle est extraite des Essais de Montaigne, chapitre II, contre la tristesse : « Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l’aime ni l’estime, quoique le monde ait pris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. [...] Car c’est une qualité toujours nuisible, toujours folle, et, comme toujours, couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages. » Littérature et Politique : le livre tombe à pic. Sollers a du nez, il sent le vent tourner. La société bouillonne, raisonne, déraisonne, colère, éructe. Les romanciers ne vont pas pouvoir longtemps demeurer à la porte de ce magma explosif. Sollers l’a compris. Dantzig prépare un roman très politique pour la rentrée 2015, comme par hasard. Il me disait l’autre jour qu’il n’avait pas le choix : tous ces débats, mariage gay, Israël, islamophobie, francophobie, antisémitisme, etc. sont violemment entrés par effraction dans notre imaginaire. Difficile aujourd’hui d’écrire sans en prendre compte. Le pouls de notre époque est le grand sujet romanesque. Comme dit Dantzig, il est difficile aujourd’hui d’écrire sur les cigognes. En attendant, relisez Molière, Montaigne, Debord et enfin Sollers : c’est une cure de jouvence au cœur d’une époque souvent trop sérieuse et trop obscure.

ÉDITORIAL / Page 3


sommaire

N°82 / novembre 2014

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On ouvre le bal

En plein chaos 6 /   On

prend un verre avec le très inquiétant Clemens Setz

chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau / 10 /  Sortir du xxe siècle de Tristan Garcia / 12 /  La bonne séquence de Nicolas Klotz

8 /   Le

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DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

Conciliabule : le Cubain Leonardo Padura

se confie longuement à Transfuge. Le judaïsme, la Bible, Cuba, Rembrandt, Blade Runner... 28 /  On ouvre les pages littéraires par un

entretien avec la nouvelle coqueluche anglo-américaine Taiye Selasi, qui signe le roman familial Le Ravissement des innocents.

38 /  Côté 14 /   Olivier Guez

retrouve une partie de sa mémoire... Des seins gonflés de Russ Meyer au Fanfaron de Dino Risi

16 /   En

polar, on lira de toute urgence Louise Welsh, lorgnant sur ses voisins.

40 /  On

choisit cinq poches, dont le Home de Toni Morrison : plongée dans l’Amérique ségrégationniste.

chiffres, le programme de Meeting, le festival de celui qui a reçu le prix Transfuge du meilleur roman français de cette année : Patrick Deville.

42 /  On

à la loupe de Dany Laferrière, Académicien de fraîche date.

44 /  On

17 /   Interview

18 /  BD

19 /  Club

20 /  L’avis des libraires 21 /  On

lit le journal d’un cannibale : Nicolas d’Estienne d’Orves

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déshabille en tout bien tout honneur Jean-Hubert Gailliot, le romancier et patron des éditions Tristram. n’oublie pas les classiques, et on redécouvre le roman gothique de Mary Shelley, le chef-d’œuvre Frankenstein.

Page 68

Dossier romans du nazisme Le dernier livre de Martin Amis, The Zone of Interest, fait débat. L’occasion pour nous de revenir sur la littérature du nazisme dans un grand dossier.


Page 48

SUR LES éCRANS

On a vu beaucoup de films, mais on vous a sélectionné les dix meilleurs du mois. Cédric Kahn, réalisateur de films d’auteur mainstream, réussit avec brio son dernier long métrage, Vie sauvage.

Page 62

Livre ciné William Friedkin hante encore notre inconscient avec son Exorciste. On a quand même accepté de lui parler pendant plus d’une heure à la faveur de la parution de ses mémoires.

59 /  Mais

comment ça marche, un acteur ? Notre critique Frédéric Mercier répond à cette délicate question. Cette fois-ci avec le malgré tout génial Mathieu Kassovitz.

60 /  Classique

ne veut pas dire mort. Au contraire : la preuve avec le loufoque Rhapsodie en trois bandes d’Alan Clarke. Page 94

QUOI DE NEUF EN VILLE ? On ira voir au théâtre Ainsi se laissa-t-il vivre, magnifique adaptation de plusieurs textes de Robert Walser au Théâtre national de Strasbourg. Et ne manquez pas non plus, si vous êtes dans le coin, la Foire du livre de Brive (du 7 au 9 novembre), rendez-vous incontournable de la rentrée littéraire française.


j’ai pris un verre avec Le Syndrome Indigo

traduit de l’allemand (Autriche) par Claire Stavaux Jacqueline Chambon 464 p., 25 e

Clemens Setz

par Catherine Lorente photo Axel Le Gouëllec

j’

e suis assise au Hibou quand mon portable s’agite. Une manifestation dans Paris retarde Clemens Setz. J’en profite pour remettre de l’ordre dans mes notes. Cette histoire d’« enfants indigo » qui provoquent autour d’eux nausées, vertiges et migraines, internés dans une école spécialisée, d’où ils disparaissent un à un, et ce professeur de mathématiques qui mène son enquête, sans aboutir – si j’ai bien

Dans ma tête, c’était comme de jouer avec la gueule d’un chat ou d’un chien compris – à une résolution fixe, mais à un abîme d’interrogations… Tiens, le voilà. Je découvre, interloquée, un auteur jeune, si jeune pour une œuvre si aboutie et déjà couronnée des prestigieux prix Ingeborg Bachmann et de la Foire du livre de Leipzig. La discussion s’engage en français mais, très vite, il s’excuse de ne pas savoir parler notre langue. « Je suis un bon imposteur », me dit-il dans un français parfait. Amusée, je lui pose ma première question. Pourquoi avoir traité le syndrome indigo de façon négative alors que pour les newagistes, les enfants indigo ont un effet positif sur le monde ? Sa réponse apporte d’emblée toute sa lumière : Page 6 / TRANSFUGE

« L’histoire de mon roman, c’est le double maléfique de cette conception newagiste. Et je pensais en écrivant mon roman que ma version de la réalité, c’était la vérité, et que le monde où nous vivons était une construction bizarre et incompréhensible. » Si je ne l’avais pas déjà compris, cette fois j’en ai la certitude. Je me trouve face à un être d’une singularité extrême. Et comme pour en rajouter, il m’avoue son incapacité naturelle à capter les relations entre les êtres. Il les perçoit isolément. Je trouve immédiatement un lien avec le livre, les zones des personnages et leurs jeux d’interférences, mais la conversation dévie. « J’ai toujours ressenti le besoin de la métamorphose. » L’espace de la page me contraint à réduire cette conversation passionnante où il est surtout question de transformation des animaux, de la langue, d’objets qui s’animent, comme les mathématiques. Il me raconte que dans l’avion, il jouait avec un anneau fissuré qui s’est soudain métamorphosé. « Dans ma tête, peu à peu, c’était comme de jouer avec la gueule d’un chat ou d’un chien. » On nous apporte nos boissons. Un verre d’eau du robinet pour lui et un thé vert pour moi. Je suis touchée par son imaginaire d’enfant. J’en arrive au point principal : les mathématiques qui ne structurent pas le roman, mais nourrissent son imaginaire d’auteur. « Les mathématiques, pour moi, c’est comme un bestiaire. C’est une collection de monstres, d’êtres bizarres. C’est un zoo. » Il me cite l’exemple de la fractale, communément appelée escalier du diable. « Si on l’étudie, on découvre qu’elle vit dans un monde entre les dimensions […]. Cette qualité de certains objets mathématiques me rend fou et heureux. » Il illustre son explication avec l’enquête du personnage qui n’aboutit pas à une réponse précise, sa profondeur est infinie. « Le Syndrome indigo, c’est un essai sur cette qualité du monde de ne jamais trouver le dernier soubassement, le fond originel. » Et le motif du quinconce ? « Oui, bien sûr ! Les chapitres alternés. C’est une structure découverte par Sir Thomas Browne. Il pensait que c’était une signature du monde. Comme un plateau de jeu de dames ou d’échecs. On imagine les personnages sur les points de croisement. Pourquoi sont-ils là ? Peutêtre parce qu’il y a une photo, une école. J’ai imaginé le roman entier en quinconce. »



le nez dans le texte

la chronique de françois bégaudeau

L’art évolution

à

Viva

Éditions du Seuil 217 p., 17,50 e

coup sûr les médecins de la société en tireront le diagnostic d’une crise de l’imagination, de l’Esprit, de l’Occident, mais le fait est là : depuis quelques années, c’est souvent qu’un romancier français se donne comme personnage un existant notoire. Echenoz, Lafon, Bosc, Lefranc ont ainsi respectivement emboîté le pas de Ravel, Comaneci, Courbet, Fassbinder. Liste évidemment incomplète que sont venus étoffer, en septembre et pour ne citer qu’eux, les romans de Foenkinos, Donner, Bosc frère, Deville. Par-delà les fatales variations d’un livre à l’autre, un trait commun se dégage : ces biographies toutes littéraires se glissent entre les lignes de l’histoire officielle pour redonner à la statue un tremblé humain. Ce qui ne signifie pas éteindre son aura, comme le Courir d’Echenoz en fit démonstration, dont le champion Zatopek sortait plus incarné mais tout aussi admirable. Ancrer dans l’ici-bas ne revient pas à rabaisser. Certain amour de la matière inclinerait même à ajouter : au contraire. En cela, Viva navigue à contre-courant. Quand l’ouverture de Ravel d’Echenoz (« On s’en veut parfois de sortir de son bain ») trempait l’éminent musicien dans les conjectures communes d’un « on », Deville offre d’emblée à son Trotski un écrin linguistique conforme à son standing historique. Abordant le Mexique où il passera ses dix dernières années, il est le « révolutionnaire en exil », le « proscrit ». Et c’est sans malice que le narrateur le décrète « héros de l’Antiquité », comme il entend « élever le tombeau qu’elles méritent » à Tina Modotti et Alfonsina Storni ; sans malice que son style se met, pour relater le passé du grand homme, au diapason des grandes orgues de l’Histoire : « On est en 1905 et le Christ rouge éploie ses ailes au-dessus de Saint-Pétersbourg, appelle à lui les apôtres et les martyrs. » Tel Artaud, dont les carnets de périple mexicain ne sont « pas moins légendaires » (et « qu’on ne compte pas sur lui pour le reportage »), le roman maintient personnages et situations dans l’état où la légende les lui livre. Les terres que traverse le narrateur-enquêteur à bord du Transsibérien demeurent résolument « ces contrées mythiques où court Michel Strogoff, courrier du tsar ». Le réel et son double romanesque ne font qu’un. Il est vrai qu’une donnée facilite la fusion : la plupart des échevelées créatures charriées par le fleuve Viva sont poètes, photographes, peintres, ou tout bonnement romanciers. Certes rien

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n’empêchait alors Deville de relever que ces artistes eurent, au quotidien, des comportements bien peu artistes, et Deville ne s’en prive pas concernant Breton, peint sous un jour peu mythique. Mais il s’en prive pour tous les autres, affectant de montrer qu’en Alfonsina Stroni, auteure du poème « Voy a dormir » écrit juste avant de se suicider, en Cendrars, écrivain du voyage qui écrivit en voyageant, en Lowry, aisément soupçonnable d’avoir vécu l’enfer du Volcan dans le seul but de l’écrire, l’existence et l’art s’amalgament. S’agissant de Trotski, un réflexe porterait plutôt à penser que la voie politique n’a pu être suivie qu’au prix du renoncement à la voie artistique. Tenté par une vie d’études et d’écrits, le successeur putatif de Lénine aura dû « s’arracher à sa retraite, revenir vers la ville et les fureurs de l’Histoire ». Or, plus souvent qu’à son tour, Deville l’appelle « écrivain ». Est-ce parce que Brecht, ayant lu Ma vie, suggéra que son auteur Léon « pourrait bien être le plus grand écrivain de son temps » ? C’est un peu court. En vérité, c’est en tant que révolutionnaire que Trotski a fait vivre l’écrivain en lui. Conviant à la fête Frida Kahlo, Diego Rivera, Larissa Reissner, Arthur Cravan, tous artistes et révolutionnaires, Viva s’écrit à la gloire d’une période, les années vingt et trente, où comme jamais par la suite révolution et art furent indissociables. Disant cela, on ne veut pas reconstruire les ponts qu’une phraséologie ronflante tend entre ces deux rives : égal goût de l’absolu (?) et de l’utopie (?), égal espoir (?) en un monde libéré des carcans. Plus que de la croyance, la radicalité politique procède de l’analyse. Une analyse à la fois descriptive et prospective. En un mot : créative. Inventer ce qui est. Discerner le possible dans l’existant. Hissée à son point radical, la pensée participe de l’art. C’est à l’initiative de Trotski et non de son coauteur Breton que le manifeste « pour un art révolutionnaire indépendant » ne prévoit aucune clause limitative à la licence de l’artiste. Si la révolution est libération des énergies vitales, l’illimitation esthétique en est la préfiguration, quand bien même l’artiste serait, comme le solitaire et décadent Lowry, peu concerné par l’émancipation des masses : « À l’égard du monde le génie est souvent conservateur. C’est dans son livre que doit éclater la Révolution. » On déplore parfois que les livres ne soient pas suivis d’effets dans la réalité. C’est regarder la lune alors qu’il faut regarder le doigt qui feint de la montrer. Regarder l’insurrection intrinsèque que l’œuvre lève. Le désordre qu’elle ourdit dans l’actualité de son advenue. « Toute poésie est anarchiste. »



sortir du xxe siècle

la chronique de tristan garcia

Retour de la métaphysique Un monde sans ordre, sans hiérarchie entre les mots et les choses, c'est ce que nous propose de découvrir le jeune philosophe allemand Markus Gabriel dans Pourquoi le monde n'existe pas.

I

Pourquoi le monde n’existe pas Markus Gabriel traduit de l’allemand par George Strum Jean-Claude Lattès 300 p., 19 e

l y a dans l’air du temps une nouvelle façon de penser, qui n’est ni classique ni moderne ni postmoderne. Mettons qu’il y a bien des mots et des choses. L’homme classique admettait l’existence des choses, et essayait de définir la vérité par l’adéquation de ses mots, mais aussi de ses idées et de ses actes, à ces choses naturelles et premières, qui faisaient la substance du monde. Quand l’homme moderne est venu, c’est comme si tout s’était renversé ; la modernité a été un tohubohu qui a mis à la renverse les choses et les mots, le monde et la représentation de ce monde. Ce qui existait d’abord et essentiellement, c’étaient la conscience, le langage, la culture, l’Histoire ou la volonté de puissance : les « choses » étaient un effet, une construction de l’homme qui les représentait et les produisait. La modernité était constructiviste. Quant à la postmodernité, ce fut une sorte de coda à la modernité des sciences humaines, des avant-gardes, du grand roman européen, de Freud, Marx et Nietzsche : tout ce qui avait été construit, on pouvait le déconstruire. L’ouvrage de Markus Gabriel, philosophe allemand, devenu le plus jeune titulaire d’une chaire de métaphysique (plus jeune que Schelling, donc), consiste à prendre acte d’une nouvelle manière de se rapporter aux représentations et aux choses : les premières ne priment pas sur les secondes, comme pour l’esprit moderne, les secondes ne déterminent pas les secondes, comme pour le classique ; non, il s’agit désormais de traiter également les unes et les autres, et de fabriquer par la pensée un plan d’égalité de ce qui se dit, de ce qui se fait, de ce qui est. Son livre, à la suite d’autres ouvrages du réalisme spéculatif ou des ontologies orientées vers l’objet, propose une métaphysique qu’on pourrait qualifier d’équanime, qui consiste à refuser de hiérarchiser ce qu’il y a en nous et tout autour de nous. Markus Gabriel propose de considérer sans ordre a priori les particules élémentaires, un adjectif, une couleur, un son, un événement historique, un vêtement, un sentiment de douleur, une montagne, une licorne, un personnage fictif, comme si nos mots, nos représentations, dès lors qu’ils étaient prononcés, recevaient une réalité sinon équivalente, du moins égale, à celle des objets qu’ils désignent. Pour reprendre l’image célèbre

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de Mallarmé, je dis : « fleur », et « l’absente de tous bouquets » existe désormais, ni plus ni moins qu’une fleur concrète ; la fleur dite n’est pas supérieure à la fleur réelle (ce serait la position du poète idéaliste), mais elle n’est pas inférieure non plus (ce serait la conception du matérialiste ordinaire). La fleur dite existe, la fleur matérielle aussi, ni plus ni moins. La condition pour penser également les mots et les choses, qui est au fondement du nouveau réalisme auquel Markus Gabriel appartient, comme l’Italien Maurizio Ferraris, c’est, selon le métaphysicien allemand, de supprimer le monde : tout existe, sauf le tout – c’est-à-dire le monde comme réceptacle et contenant universel de toutes ces choses égales et en désordre. Reprenant l’idée de « détotalisation » à l’œuvre chez des philosophes français tels qu’Alain Badiou ou Quentin Meillassoux, Markus Gabriel prétend fixer ainsi le prix à payer pour un monde métaphysique ouvert, susceptible de contenir également n’importe quelle chose ou mot : c’est de supprimer ce qui, depuis les cosmologies antiques, était censé les rassembler et les comprendre. Il n’y a pas de cosmos, pas de monde, pas de figure réconciliatrice de tout ce qui est. Le grand ensemble est sans visage. Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas d’univers physique, mais qu’il n’y a pas de totalité métaphysique : l’univers de la cosmologie, ajouté à nos représentations, à nos mots qui le décrivent, l’approfondissent et l’élargissent, à nos perceptions, nos fantasmes, nos idées vraies et fausses, ne dessine aucune forme ultime. Il n’y a que des choses singulières et disjointes, que l’esprit, notamment par les œuvres d’art, essaie d’organiser suivant ce que Gabriel appelle des « champs de sens ». À la suite de Graham Harman, le livre de Markus Gabriel dessine ainsi une porte de sortie de la modernité et de la postmodernité : finies la critique et la déconstruction, il est temps de construire de nouveau, en disposant des mots et des choses comme d’autant de briques d’égale dignité, sur un chantier ouvert, qui n’a ni forme ni limite. Il est temps, annoncent Markus Gabriel et quelques autres, de refaire de la métaphysique – à condition de renoncer à se protéger sous la coupole rassurante d’un ordre supérieur du monde.


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