TRANSFUGE N°113

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Novembre 2017 / N° 113 / 6,90 €

All, Bel , Esp, Ita, Lux, Port Cont , DOM, Rou : 8,90 e - Mar : 84 DM - Can : 13,60 $CAD

TRANSFUGE

T \ #113 \ 11- 2017

Choisissez le camp de la culture

YORGOS LANTHIMOS SIGNE SON CHEF-D’ŒUVRE : MISE À MORT DU CERF SACRÉ

M 09254 - 113 - F: 6,90 E - RD

3’:HIKTMF=YU[^U^:?a@b@l@d@k"; LITTÉRATURE Interview fleuve de Claudio Magris 00-CVT_113.indd 1

CINÉMA Frederick Wiseman, Lynne Ramsay, Eric Caravaca Léonor Serraille...

L’EUROPE Vue à travers Lucrèce

SCÈNE Krzysztof Warlikowski, Arthur Nauzyciel, Annick Lefebvre... 18/10/2017 15:45


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Un conseil au jury Goncourt par

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Vincent Jaury

i la vérité commence avec les conversations comme pensait Bataille, il en est une qui est née il y a quelques jours, ou qui m’est apparue comme telle. Cette une, c’est qu’il faut réformer le prix Goncourt. En quoi faut-il que le prix Goncourt se réforme ? C’est une idée assez simple : il faut intégrer à la liste du Goncourt des romans étrangers. Faire une liste unique, de romans français, et étrangers. Pour désigner le meilleur roman de la rentrée. Il est en effet temps de réparer ce qui est à mes yeux un archaïsme, un conservatisme ou je ne sais quel autre isme. Avant tout un nationalisme. N’est-il pas surprenant que le prix littéraire le plus puissant de France, soit fermé aux étrangers ? Comme le Jockey Club est fermé à ceux qui n’en sont pas. Comme les frontières hongroises sont fermées aux migrants. A-t-on crée le prix Goncourt pour désigner un excellent roman de la rentrée, ou pour venir en aide et subventionner l’industrie littéraire nationale ? Mais j’entends votre réponse : pourquoi, vous, à Transfuge, vous inquiétez-vous que le prix Goncourt soit interdit aux romans étrangers ? Peu vous importe, personne ne vous obligera à mettre le lauréat en couverture. Nous savons que les choses ne sont pas si simples. Le monde médiatico-littéraire pivote de facto autour du choix de ce jury. Et ce, bien avant que le prix soit annoncé. Quand la première liste du Goncourt tombe, vous pouvez être sûr que presse écrite, radio et télé commenteront, inviteront, portraituront, critiqueront les heureux élus. Or cette liste française n’est pas exclusivement composée de chefs-d’œuvre, loin s’en faut. On parle beaucoup de Francois-Henri Désérable pour son Un certain M. Piekielny qui de l’avis général des personnes avec qui j’en ai discuté, des libraires et des critiques, est une petite chose anodine, si loin, si loin, de ce beau moment évoqué par Debord, où « se met en mouvement un assaut contre l’ordre du monde. » On s’est bien demandé à Transfuge si nous n’allions pas traiter le livre pour en dire quelque chose, mais finalement à quoi bon se focaliser sur un livre dont la matière littéraire est si peu essentielle ? Sinon, à la limite, pour créer du lien avec les

autres médias, avec le prix Goncourt, et par la force des choses avec mes amis, mon vieil oncle, ma boulangère et mon chien. Voilà comment fonctionne la littérature en France aujourd’hui, et voilà comment de grands romans étrangers mille fois plus puissants que 90 % de la sélection Goncourt, finissent à la trappe. Et voilà comment, in fine, notre provincialisme commence à faire de notre pays soi-disant littéraire une coquille pas loin d’être vide. Lisez Bakhita de Véronique Olmi et lisez l’autrichien Clemens Setz dont nous avons fait un long portrait dans le numéro précédent, et vous verrez à quel point la grande littérature se fabrique hors champ. C’est sur la qualité de ce dernier qu’il faudrait que les critiques s’écharpent. Lisez le roman de Zakhar Prilepine, L’Archipel des Solovki, en ouverture de nos pages littéraires de ce mois-ci, relecture par le roman de Soljenitsyne, sur la naissance du goulag, et lisez Brigitte Giraud. Que voulez-vous que nous fassions ? Mettre en une la deuxième parce qu’elle est sur la liste du Goncourt ? Précisons pour être juste, que deux romanciers français d’envergure ont figuré sur cette liste, Yannick Haenel et Patrick Deville qu’on aurait aimé voir mieux entourés. Imagine-t- on le festival de Cannes se consacrer uniquement au cinéma français ? Quel appauvrissement ! Combien de réalisateurs étrangers de taille nous avons pu découvrir grâce à ce festival ? Rien que ces dernières années, Apichatpong Weerasethakul, Michael Haneke, Yorgos Lanthimos, Ruben Östlund pour la dernière Palme d’or. C’est grâce à la grande visibilité que Cannes permet que ces réalisateurs se sont ouverts à un large public. Pourquoi le prix Goncourt, l’équivalent de la Palme d’or du festival de Cannes pour la littérature, ne fait-il pas le même travail ? On pourrait aussi évoquer Avignon. Imagine t-on une seconde que l’ouverture du festival qui sacre un spectacle doive se faire chaque année par un metteur en scène français ? Qu’on l’interdise à Wajdi Mouawad au prétexte que sa prochaine pièce n’est pas jouée en français ? Il est temps, pour le monde littéraire français, d’entrer dans le XXIème siècle. ÉDITO / Page 3

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SOMMAIRE Page 22

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CLAUDIO MAGRIS

NEWS

3 /  Édito 6 /  On

prend un verre avec Laetitia Dosch

CHRONIQUES 8 /  Le

nez dans le texte par François Bégaudeau ce que vous voulez

10 /  Croyez

N°113 NOVEMBRE 2017

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Page 22

ZAKHAR PRILEPINE

Pa

DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE

22 /  Nous

vous avons sélectionné dans les pages critiques les 10 meilleurs livres du mois, dont trois auteurs qui font événement : Claudio Magris, Zakhar Prilepine et Don DeLillo. 46 /  Déshabillage : Karim Akouche 48 /  Essais 54 /  Poches 56 /  Remous : L’Europe à travers Lucrèce 60 /  Analyse littéraire : Eric Reinhardt, le romantique

12 /  Interview

express : Sékou Traoré express : Benoit Lange 16 /  Interview express : Santiago Gamboa 18 /  L’homme pressé 20 /  En coulisse avec Arthur Nauzyciel 14 /  Interview

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09 11 — 25 11 2017 FESTIVAL TNB Théâtre National de Bretagne

AU PROGRAMME 1ER WEEK END

YORGOS LANTHIMOS

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SUR LES ÉCRANS

64 /  Édito

66 /  Nous

vous avons sélectionné les meilleurs films du mois, dont 4 films événements : Mise à mort du cerf sacré, Ex Libris, We Blew It et Jeune femme 94 /  DVD

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EN VILLE

Don Carlos Frédéric Pajak 110 /  Festival : Un week-end à l’Est 96 / Scène : 104 /  Art :

114 /  En

route ! Va devant !

ALAIN BUFFARD ARTHUR NAUZYCIEL PATRICK BOUCHERON MOON SO-RI METTE INGVARTSEN JULIE DUCLOS CLAIRE INGRID COTTANCEAU / OLIVIER MELLANO ÉRIC VIGNER MOHAMED EL KHATIB / ALAIN CAVALIER VINCENT MACAIGNE XAVIER VEILHAN / ZOMBIE ZOMBIE / JONATHAN FITOUSSI ALEXANDRE JOLY HAYOUN KWON AFTER UBU#1 TCHEWSKY & WOOD / CHEVREUIL

2E WEEK END

PASCAL RAMBERT ÉLISE VIGIER ARTHUR NAUZYCIEL / DAMIEN JALET MOHAMED EL KHATIB / ALAIN CAVALIER VINCENT GLOWINSKI CLAUDE RÉGY CAROLINE GUIELA NGUYEN GISÈLE VIENNE AFTER UBU #2 ALBIN DE LA SIMONE / KEREN ANN / YUKSEK

3E WEEK END

PAULA PI PHIA MÉNARD DAS PLATEAU / MARIE DARRIEUSSECQ MOHAMED EL KHATIB BORIS CHARMATZ EMMANUEL MEIRIEU OLIVIER MELLANO AFTER UBU #3 MUSÉE DE LA DANSE / CRAB CAKE CORPORATION

Théâtre National de Bretagne Direction Arthur Nauzyciel 1 rue Saint-Hélier, CS 54007 35040 Rennes Cedex T 02 99 31 12 31 T-N-B.fr

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C

Par F rédéric M ercier et photo de F ranck F erville

’est à un pet it déjeuner cook ies chouquettes, dans sa maison du XXe arrondissement, près de la rue de Belleville, que Laetitia Dosch nous a conviés avec Franck-le-photographe pour parler de Jeune femme de Léonor Serraille, Caméra d’or à Cannes. La comédienne est sur les dents. Le soir, c’est la première d’Album, son nouveau spectacle au théâtre du RondPoint où elle interprète, « imite », pas moins de quatre-vingts personnages, des inconnus qu’elle a rencontrés, observés, croqués lors de ses déplacements. Elle nous explique d’emblée avoir pensé nous recevoir dans son lit en jouant les mourantes. C’est son rituel habituel : les jours de première, elle aime demeurer alitée à relire son texte. Mais pour nous, elle n’a pas osé et a enfilé pour l’occasion une drôle de robe courte en laine et ornée d’un cheval dont elle est très fière. Elle prépare les cookies en sifflotant, verse le

« Remets-moi les cheveux en bataille si Franck le demande » thé à la menthe en parlant de ses études de traductrice en anglais, métier qu’elle rêvait de faire avant de croiser la route d’un comédien qui lui a fait aimer le théâtre, pratique qu’elle avait déjà expérimentée dans un lycée très strict : « j’adorais déjà ça car dans ce lycée, le théâtre était le seul lieu où l’on pouvait se moquer. » Il y a dix ans, elle a arrêté ses études de théâtre et m’avoue avoir trouvé très vite des rôles et eu tout de suite la chance de « vivre de son métier. » Elle débute au cinéma, en craignant que son tempérament de feu, son jeu très physique, la cantonnent dans des seconds rôles de « folle ou de dépressive ». Heureusement, elle croise la route de Justine

Triet qui lui offre un beau rôle dans La Bataille de Solférino. Ce qui lui plaît dans ce personnage, c’est de ne pas jouer « une femme trop aimable, un peu mat ». En dévorant des chouquettes, Dosch s’étonne que les rôles féminins au cinéma, et notamment français, « manquent de complexité ». De la complexité, il y en a à foison dans Jeune femme tant Paula est insaisissable. Elle n’est jamais là où on l’attend : c’est une femme hors cadre, paumée et dont chaque réaction fait événement. « C’est comme dans la vie, non ? Les gens sont surprenants. » Impossible de savoir comment aborder ou séduire Paula. Elle est comme la Rosetta des frères Dardenne  : c’est une guerrière indomptable. Impossible de savoir comment elle va réagir ou ce qu’elle désire. Impossible de savoir à chaque plan si elle est belle ou ingrate, superbe ou banale. Dosch rend chaque instant captivant. On se fascine à la regarder. On s’agace aussi parfois. Un rôle inqualifiable, « très écrit et réfléchi » par la réalisatrice qui avait d’abord imaginé le rôle en pensant à Patrick Dewaere. L’analogie fait mouche avec l’acteur jusqu’au-boutiste de Série Noire. Si Paula est insaisissable, Dosch l’est tout autant : très à l’écoute, très douce pendant l’interview, attentive, elle se met soudain à montrer un autre visage, change à 180° avec Franck-le-photographe quand celui-ci lui demande de s’étendre sur un canapé ou de se remettre au lit, sous sa couette. Sur le lit, face à elle, Franck tressaute avec son appareil en la cadrant, trépigne des pieds, pousse des petits cris d’extase scopique comme Le Voyeur de Michael Powell. Dosch s’en amuse, rigole, balance quelques blagues de cul, s’étend sur le lit, hurle et lui fait remarquer qu’il sue à grosses gouttes. Soudain, sa tête se tourne vers moi. Elle me scrute, se tait puis, me demande d’être son coiffeur. « Remets-moi les cheveux en bataille si Franck le demande. » Je rougis. Laetitia Dosch s’amuse : elle est en train de nous jouer la comédie.

© DR

J’AI PRIS UN VERRE AVEC… LAETITIA DOSCH

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TRANS


UN LIVRE PARFAIT.

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Vincent Jaury, Transfuge

« Toutes les connaissances déployées dans ce Traité des gestes sont diverses, considérables, stupéfiantes, abracadabrantes, inouïes, déraisonnables, enivrantes, pléthoriques, bref, dantziguiennes. » Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche

« Charles Dantzig interroge toute une série d’attitudes qui définissent avec drôlerie, sérieux ou impertinence les contours d’une époque. » Alexis Lacroix, L’Express

« L’esthète tombe le masque. On voit alors son cœur à vif. » Etienne de Montety, Le Figaro littéraire

« Pour penser le rôle de la littérature, le sens de l’amour, la morale ou encore les conventions. » Olivia Gesbert, France Culture

« Charles Dantzig écrit des livres improbables qui nous deviennent nécessaires. » Michel Audétat, Le Matin Dimanche

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Grasset 13/10/2017 17:56 17/10/2017 19:33


Sécurisés, falsifiés L’Avancée de la nuit, Jakuta Alikavazovic, L’Olivier Par F rançois Bégaudeau

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iens par exemple celle-ci : «  Un jour dans un nuage de sable et de poussière, quelle proportion de l’un, de l’autre, et de vide - de cet air désertique -, cela on l’ignore, une jeep arrive jusqu’à la base ». Phrase plutôt courte, trois petites lignes, mais déjà pas si simple. L’énoncé de base («  Un jour, une jeep arrive jusqu’à la base  ») étoffé d’une notation descriptive (le nuage de sable et de poussière), laquelle s’affine puis se nuance et ainsi la phrase s’étire. Parfois, elle s’étire plus longuement, et cela donne le gros morceau suivant, où tirets, parenthèses, virgules, conjonctions, conspirent à différer le point  : « Mais là auprès d’Albers, après tant d’années et de chambres d’hôtel et de fuseaux horaires, une détente lui venait qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps, ils se mirent à parler de tout, de rien, elle leur commanda de la nourriture -Albers ne cuisinait pas ; plutôt de son propre aveu, elle mettait dans des bols, parfois sur les plats - et quand le livreur sonna, Paul insista pour lui ouvrir, régler la note, se souvint durant quelques jours du montant mais guère de celui qui s’était présenté à la porte c’était le mal du siècle, on n’avait pas la mémoire des visages -, un livreur comme il y en avait tant, une économie en effervescence, des jeunes gens à vélo, aux muscles toniques, à l’avenir précaire, et lorsque tout aurait changé (empiré), un homme de cette sorte se présenterait à la porte d’Albers, qui ouvrirait, et recevrait une balle en plein coeur, une autre dans la tête, et personne, naturellement pour se rappeler l’homme, tandis que le monde meilleur qu’elle avait eu en tête, et dans le coeur, s’échappait d’elle, le seul endroit où il ait réellement existé, et gisait à présent au sol en petites flaques de sang qui refroidissait - l’avenir des utopies. » Maintenant qu’on a tout le temps d’observer la belle industrie de ce bloc, la richesse de ses détails, la substitution proustienne d’un temps total à la mensongère linéarité, et l’habile manière de fondre le drame létal dans cet écheveau vivant, l’admiration l’emporte. La prose d’Alikavazovic est, en image arrêtée, admirable. Dans le temps de la lecture, c’est une autre affaire. S’y reprendre à trois fois pour saisir une page d’un roman qui en compte 280, ça ne va pas de soi. Souvent on ne relit pas et on se perd un peu. Et l’auteure aussi, qui, livrant son verbe aux associations d’idées, aux encastrements d’époques, semble parfois perdre son fil. Que raconte-t-elle au juste  ? Quel était le cap, avant la première bifurcation  ? L’horizon était-il la

LE NEZ DANS LE TEXTE défenestration de la durassienne Amelia Daehr ? Ou les vagabondages de sa mère Nadia, toute à sa « poésie documentaire »? Ou Paul, rejeton de la banlieue, et « la colère immense qu’il nourrissait contre la classe aisée qu’il avait infiltrée » ? Ou Sarajevo - siège, ruines, reconstruction? Le roman, qui bouffe de tout - c’est un de ses nombreux points communs avec le cochon - peut certes ramasser ces éléments sans les lier, comme un fleuve se soucie peu d’ordonner ce qu’il charrie. Mais le lecteur, lui, cherche un ordre. Est incapable de ne pas chercher. Et finit par débusquer ce qui, dans L’Avancée de la nuit, court d’un personnage à l’autre, d’un front à l’autre, de Hawaï en Bosnie. De cette cohérence, Anton Albers, philosophe de l’urbanisme portée sur les drones, livre la formule  : « au 21ème siècle nous serons tous dans la sécurité ». Anton insiste : elle n’a pas dit « en sécurité », mais « dans la sécurité ». Dans ce paradigme-là. Dans cette façon-là de penser le monde. La sécurité sera le programme. Happé par la richesse, Paul en vient à travailler « dans la sécurité » comme d’autres dans l’import export. « C’est tout ce qu’il y a à faire désormais, pensait-il parfois : surveiller. Surveiller des choses, des gens, des lieux ». Paul surveille aussi son amour Amalia. C’est pour son bien, pour la protéger, pour la protéger de sa folie. Mais Amalia lui échappe. Elle part. Amalia fuit cet amour qui, sécurisant, ressemble à une mainmise. « Elle ne le laissa pas faire. Elle ne se laissa pas aimer ». Paul se reporte sur leur fille, Louise. Glisse une puce sous sa peau. Pour la surveiller / protéger. Mais Louise, s’échappe, irrépressiblement aimantée par la nuit, par les ruines de Sarajevo - « je vais aller chercher l’effondrement où il se trouve ». Comme auparavant sa grand-mère puis sa mère, ce qui ne signifie pas qu’elle continue là une lignée morbide. C’est moins la mort qu’elle cherche que la vérité. « Je suis mieux ici, dans la guerre, qui elle au moins est franche », avait écrit Amalia. La guerre est sale et minable, mais elle est vraie. En miroir de quoi la sécurité est une falsification. Rien que de logique à ce que Paul, l’homme du « camouflage », l’homme noir qui a montré patte blanche, l’homme qui a voulu se « fondre dans le décor », l’homme dont la sollicitude protège du vrai (« En me bordant il me mentait »), se retrouve « dans la sécurité ». Avant d’être régressive et fossoyeuse de justice, la sécurité est : fausse.

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Par le realisateur de l’autre rive et la terre ePhemere

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AU CINÉMA LE 15 NOVEMBRE

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La noix de coco et Jane Austen

I

l est des moments où l’on se sent propulsée hors de l’histoire. Je rencontrai l’autre jour, une jeune femme, d’une vingtaine d’années, journaliste, notamment dans un mensuel militant dont le titre rime avec « Farceur ». Elle me disait avoir écrit un livre sur le féminisme. Contre, m’expliqua-t-elle, puisque « le féminisme pèse sur les femmes ». Ah bon ? On ne nous dit rien. L’annonce n’a pas été faite non plus, à Hollywood. Ni sur la toile, aux dizaines de milliers de femmes qui témoignent de leur harcèlement. Je lui parlais de quelques féministes, Hélène Cixous, entre autres, elle n’en avait jamais entendu parler. Dans quelle sphère vivent cette femme et ses amis de Sens commun ? Ils n’ont désormais qu’un mot à la bouche : « naturel ». La contraception « naturelle », la procréation « naturelle ». Ils jouent avec la muleta du post-humanisme, pour exciter leurs petites foules. Leur « commun », s’est mû en « nature », et leur groupe en Olympe de dieux wagnériens occupés à distinguer le pur de l’impur. Effet d’un régime unique : ne se nourrissant exclusivement que d’un seul aliment, la pensée réactionnaire, ces jeunes gens voient leur pensée se réduire à deux ou trois concepts qu’ils martèlent. Une apologie de l’archaïsme difficilement tenable. Ainsi August Engelhardt, qui croyait, au début du XXe siècle, que l’avenir des hommes se fondrait sur le nudisme, et la noix de coco (à lire le merveilleux roman du suisse Christian Kracht, Imperium, chez Phébus, sur le sujet). Il a été retrouvé après guerre, réduit à l’état de sauvagerie. Ici la noix de coco, là la divine intouchabilité des corps, pauvres utopies du retour qui s’assèchent bien vite. Mais à l’écouter, une chose ne passait pas : comment était-il possible pour une fille de son âge de militer pour la régression de sa propre condition  ? Affaire de milieu, de discours reçus et transmis, mais peutêtre pas seulement. Je crois qu’il y avait aussi, pour

elle, un problème d’identification, et de langage du féminisme. Un lyrisme, du porc à Antigone, qu’elle ne pouvait adopter. Un style, auquel elle était peutêtre bien plus rétive qu’à l’idée. En l’écoutant, je pensais à ce si beau spectacle joué alors au Nouveau Théâtre de Montreuil, Zig-Zig, de Laila Soliman, dans le cadre du Festival d’Automne. L’Egyptienne y faisait entendre, par la voix de comédiennes, le récit, réel, de viols commis par les Britanniques sur des colonisées et inscrits dans les archives de l’époque coloniale. De simples lectures de documents administratifs, des voix de femmes qui racontent, en termes outrageux, parce qu’inscrits d’une main froide sur un registre, leur calvaire. Un écrasement féministe ? Virginia Woolf me trottait aussi dans la tête, (trottant sans doute aussi dans la liste noire de Sens commun, accompagnée d’un astérisque mauve : potentiellement lesbienne). Je ne pensais pas à Une Chambre à soi, bible du féminisme, mais à ses Essais choisis reparus récemment en Folio où elle exerce son autre grand art, la critique. Parmi ses textes sur Montaigne, Henry James, ou Brontë, elle consacre plusieurs pages à Jane Austen. Elle évoque le sérieux, l’approche implacable de l’écrivain, sa manière d’écrire les relations, souvent cruelles, entre les êtres sans « tragédie ni héroïsme », elle respecte les conventions, « elle ne veut ni réformer, ni condamner », mais elle peint le monde tel qu’elle le voit, « corrompu par le fiel, la mesquinerie et la bêtise ». N’oublions pas cette voix sobre, aussi nécessaire que l’autre, de la pensée des femmes et de leur vie. Une vision sans colère, mais déterminée à cheminer vers une vérité des êtres, des conditions d’existence, des rapports entre hommes et femmes. Lire Austen et Woolf, et abandonner la noix de coco, une vaine idée de régime de pensée pour le plus grand nombre ? Oriane Jeancourt Galignani

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CHAVE


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