TRANSFUGE N°112

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Octobre 2017 / N° 112 / 6,90 €

T \ #112 \ 10- 2017

Choisissez le camp de la culture

TRANSFUGE

CHARLES DANTZIG

All, Bel , Esp, Ita, Lux, Port Cont , DOM, Rou : 8,90 e - Mar : 84 DM - Can : 13,60 $CAD

«  L’HOMME EST UN ÊTRE DE SURFACE »

M 09254 - 112 - F: 6,90 E - RD

3’:HIKTMF=YU[^U^:?k@l@b@c@a"; DOSSIER The Square, une Palme d’or méritée 00-CVT_112.indd 1

RENTRÉE LITTÉRAIRE : Carsten Jensen, David Lopez, Clemens J. Setz, Piedad Bonnett, Christope Honoré, J.M Coetzee, Joël Baqué...

L’EUROPE VUE PAR Adam Zagajewski 14/09/2017 17:25


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Le Théâtre de l’Atelier présente

Stéphane

GUILLON

Sarah

BIASINI

Geneviève

CASILE

Didier

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Une pièce de

Laurent SEKSIK

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Mise en scène

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Didier LONG

Graphisme : Kevin Boyer

Assistante à la mise en scène: Dorota COHEN Décors: Jean-Michel ADAM Lumières: Patrick CLITUS Musique: François PEYRONY Costumes: Pascaline SUTY

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Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau.

C

par

Vincent Jaury

ette citation de Paul Valéry pourrait faire synthèse du programme de Charles Dantzig, qu’on ne présente plus à Transfuge, qui fait notre couv pour une troisième fois. Et pour un ouvrage tout à fait particulier et à ma connaissance inédit, Traité des gestes (Grasset). Il n’y est question que de littérature puisque son travail sur la forme, sur la phrase et sur la construction, est toujours primordial. La forme danse, la phrase se déploie vite, le geste général est leste. Ce nietzschéen ne pouvait trouver que du plaisir à traiter du geste, exemplairement « superficiel par profondeur ». Au secours, on se noie, dans les profondeurs, nous dit Dantzig dans son bel entretien. Il me semble pouvoir dire qu’il est à contre-courant, avec quelques autres, de ce qui plaît aujourd’hui, le roman long, dense, dont on ressort plus instruit à peu de frais, à la forme polie et harmonieuse comme si le monde était poli et harmonieux, animé par l’esprit de sérieux. Je pense à la jeune Alice Zeniter et son roman L’Art de perdre (Flammarion) dont on parle tant à cette rentrée et qui m’a plongé dans un sommeil dont je ne me suis pas encore réveillé. Dantzig a lui l’esprit libre et joueur, gai comme un pinson. La disharmonie est son principe esthétique, le traité étant une série de gestes, listée, fragmentée par définition, out of joint. Ne pensez pas cependant qu’il ne s’agit que d’un exercice de forme : se dessine et pour la première fois avec autant de précisions, un autoportrait en biais, au détour de gestes. L’écrivain de papier se mue peu à peu en écrivain de chair. Et c’est une bonne nouvelle. Vous verrez après lecture de ce livre, vous serez contaminé et vous analyserez les gestes de vos proches ou de passants. C’est très amusant et souvent signifiant. Il y a des ouvrages comme celui-ci qui rendent sans en avoir l’air plus intelligents : ils aiguisent nos regards.

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SOMMAIRE Page 22

CHARLES DANTZIG

NEWS 3 /  Édito 6 /  On

prend un verre avec Joost de Vries

CHRONIQUES 8 /  Le

nez dans le texte par François Bégaudeau ce que vous voulez

10 /  Croyez

N°112 OCTOBRE 2017

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CLEMENS J.SETZ

DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE 22 / C’est la rentrée littéraire

Nous vous avons fait une seconde sélection dans ce numéro de livres français ou étrangers, à lire au plus vite. Et deux belles rencontres, Charles Dantzig et Clemens J.Setz 56 /  Déshabillage : Patrick Eudeline 58 /  Essais 62 /  Poches 63 /  Polars 64 /  Remous : L’Europe vue par le poète et penseur polonais Adam Zagajewski

12 /  Interview

express : Gouzel Iakhina express : Karine Henry 16 /  Interview express : Frederick Wiseman 18 /  L’homme pressé 20 /  En coulisse avec Jacqueline Chambon 14 /  Interview

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présente

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RUBEN ÖSTLUND

SUR LES ÉCRANS 70 /  Édito

72 /  1er événement : Retour

sur la palme d’or de Cannes, l’incroyable The Square de Ruben Östlund 80 /  2eme événement : Rencontre avec l’Israélien Amos Gitaï pour son dernier film À l’Ouest du Jourdain 84 /  3eme événement : Portrait du délicat réalisateur russe Andreï Zviaguintsev, qui sort Faute d’amour 86 /  Les 10 films du mois 94 /  DVD

« Insolite et ambitieux » TÉLÉRAMA

EN VILLE : Valère Novarina à la Colline : Vincent Perez et Olivier Rolin à la galerie Folia

100 / Scène 108 /  Art

114 /  En

route ! Va devant !

« Un cinéma d’animation libéré de toute entrave » LA VOIX DU NORD

« D’une puissance plastique et formelle indéniable » ÉCRAN LARGE

Supplément : Entretien avec Anca Damian en VOD sur

DISPONIBLE LE 3 OCTOBRE EN DVD 04-05_Sommaire.indd 5

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« u l

J’AI PRIS UN VERRE AVEC… JOOST DE VRIES

« On étudie encore la moustache d’Hitler ! » apparaît, Philip de Vries, bien plus médiatique que lui, pour qui les études hitlériennes n’ont aucun secret non plus. Joost de Vries se moque du jeu de compétitions universitaires, du rapport tartuffien que les intellectuels entretiennent avec les médias et le grand public, et de cette obsession autour de la figure d’Hitler qui frise ce que Vries désigne comme une « pornographie ». Ce grand lecteur de littérature contemporaine, journaliste et critique dans un

quotidien d’Amsterdam, a trouvé l’origine de ce roman dans la lecture de DeLillo qu’il adore : « j’ai lu Bruit de fond il y a quelques années, dans lequel il y avait ce professeur d’études hitlériennes. DeLillo n’en dit pas beaucoup plus sur lui. Je me suis dit, tiens, quelqu’un devrait raconter l’histoire de ce professeur. Dix minutes plus tard, je me suis dit, cette personne là devrait être moi ! Ce fut évidemment la partie la plus amusante à écrire : je me suis lancé dans des recherches pour savoir qui étaient les gens qui menaient les études hitlériennes, quelles polémiques les agitaient, quelles obsessions les réunissaient, quels films ils regardaient, quels mouvements avaient eu lieu ces dernières années. Certains sujets étaient de vraies questions académiques, d’autres étaient parfaitement ridicules : on étudie encore la moustache d’Hitler, son régime quotidien… ». Il en parle avec un demi-sourire ironique, écho du livre, et de sa satire de ces cuistreries hitlériennes qui cachent une curiosité plus inquiétante. Mais ce livre, me dit-il assez vite, n’est pas seulement satirique, il cherche aussi à traduire le deuil d’un fils qui vient de perdre son père, ici spirituel, tel que lui l’a vécu au début de l’écriture. « Je ne savais pas comment écrire sur le deuil, je n’avais pas le courage d’écrire sur moi-même. C’est alors que j’ai entendu parler de cette affaire qui a agité le milieu littéraire français entre Marie Darrieussecq et Camille Laurens. Je ne savais pas très bien de quoi il s’agissait, je ne le sais toujours pas, mais j’ai entendu ce terme, « plagiat émotionnel », et je me suis dit, que c’était une question passionnante, l’idée que l’on puisse voler une émotion. Et c’est ainsi qu’est née la rivalité entre Friso et Philip de Vries, l’autre fils spirituel de Brick, pour assumer l’héritage». A écouter Joost de Vries, je me dis que les livres ne sont jamais ce qu’ils paraissent être, et derrière une fable ironique sur notre époque, on découvre le roman d’un fils sur son père disparu.

B’T

Par Oriane Jeancourt Galignani

C

’est un jour en tous points exceptionnel : nous sommes attablés, Joost de Vries et moi, à Amsterdam, dans un jardin fleuri, et il fait très beau. Mon téléphone devait faire des photos pour la rubrique mais celles-ci ont disparu. Le directeur de la Rédaction va m’étrangler. L’écrivain hollandais se montre volubile, ravi de faire face à une journaliste française venu jusque là pour l’interviewer, mu par l’enthousiasme du jeune romancier. Il fait quelques bonnes blagues, on ne s’attendait pas à moins de la part de celui qui signe le livre le plus drôle de cette rentrée littéraire, L’Héritier (Plon). Joost de Vries y raconte, dans une verve burlesque postmoderne, les aventures de Friso de Vos, jeune universitaire proche de Brick, la pop-star de son université, un penseur éminent des études culturelles hitlériennes, c’est-à-dire la présence de la figure d’Hitler dans la culture du monde contemporain. Brick meurt subitement, Friso de Vos pense prendre la relève, mais un mystérieux héritier

© NIENKE LAAN PHOTOGRAPHY

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« Un film précieux israélienne, un hommage au civisme des individus face à la folie des politiques » TÉLÉRAMA

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DOCUMENT NON CONTRACTUEL © 2017/ NILAYA PRODUCTIONS / AGAV FILMS / FRANCE TÉLÉVISIONS

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Cultive ton fief à propos de Fief, David Lopez, Seuil Par F rançois Bégaudeau

L

ittérature féminine, cela se dit. C’est rarement un compliment, ça valide bien des clichés sur le féminin, mais c’est un fait social, un fait éditorial. Avec plus ou moins de mièvrerie, la littérature féminine, écrite par et pour des femmes, parle d’amour, de sentiments, de sexe, de douleurs intimes, de tensions domestiques, de filiations compliquées, etc, tu vois bien. Littérature masculine, cela ne se dit pas. Par l’effet de l’asymétrie patriarcale, mais aussi parce que cela ne se fabrique pas. Les éditeurs se gardent bien de dilapider leur budget en signant des romans destinés à un lectorat masculin inexistant. La première publication de David Lopez est pourtant un roman de mec narré par un mec sur une bande de mecs occupés à des trucs de mecs : cartes, boxe, foot, shit. Le seul prénom féminin reporté dans Fief ne l’est qu’à la page 36, lorsque l’image de ladite Wanda se superpose au sac de boxe sur lequel Jonas s’acharne : « Maintenant que je la vois elle il n’y a plus de sac, juste ce visage au sourire suspect, ces traits fins au dessin enjôleur, cette bouche dans laquelle j’aurais aimé mettre mon sexe mais que je m’apprête à écraser ». Hallucination que prolonge de régulières analogies entre baiser et combattre : « moi j’aime aussi la faire jouir avec ma bouche, c’est comme gagner un combat juste avec le jab ». Sous cet angle, la littérature masculine ne dissemble pas nettement d’une beauf-littérature. D’une littérature de coq, comme il y a une chick-lit. Or il n’y a pas moins viriliste que ce roman dont les personnages ne font jamais les forts. Une écriture faible, comme on le dit de certain sexe. Faible et fière de l’être. Affaibli par une fièvre, Jonas perd le combat qui, assez banalement disons-le, clôt le livre. Il eut tout aussi bien pu le gagner, l’enjeu n’est pas là. Ce combat n’est pas un climax, placé au haut d’une montagne escaladée par le récit avec ses gros bras. Le roman ne tend à rien. Son arc narratif n’est bandé vers rien. Fief ne bande pas. Peut-être effet secondaire de la fumée qui entoure la bande - (première phrase : « c’est un nuage qui m’accueille » et il est de shit) -, cette mollesse est une sagesse. La technique d’esquive du boxeur Jonas « la première chose à laquelle je pense en montant dans un ring c’est de ne pas prendre de coups » vaut ligne de conduite générale -« sur un bateau en pleine mer, je regarde juste la prochaine vague, et m’applique à ce qu’elle ne me fasse pas chavirer ». Stratégie défensive qui s’extrapole en psychologie sociale. Graines de lotissements, entre tours des

LE NEZ DANS LE TEXTE prolétaires et résidences des riches, Jonas, Miskine, Ixe, Untel, Poto, Sucré, Habib, Romain sont de la classe moyenne déclassée. Puisque le mouvement ne sera plus jamais ascensionnel, il reste à enrayer la chute. « Ca nous arrive d’être frustrés, mais l’essentiel pour nous c’est de rester à notre place. ». Garder sa place est ici toute la morale. Se maintenir. Se maintenir est déjà bien. « Moi même je suis un genre de mauvaise herbe. Pas de plan. Pas de calendrier. Juste être. » Jonas ne cherche plus de boulot et n’en cherchera pas - « vas-y c’est bon, je les ai toutes faites les usines d’ici ça m’a saoulé ». Il habite chez son père et ne rêve pas d’en partir. On est dans le post-travail, dans la post-ambition, qui n’est pas la désillusion, mais l’ignorance, libératrice peut-être, de la possibilité même de s’illusionner. L’ambition a pour support le temps linéaire. Les minutes qui passent sont les agents de ma réussite. Le temps avance et le chevauchant j’avance aussi, je me construis, je me projette, je manage ma vie, je suis en marche. Jonas et consorts ignorent cette temporalité. Lopez fait bien de ne pas leur donner d’âge. Ils peuvent aussi bien avoir 16 ans que 29. Leur temps est circulaire, ajusté à leurs pas qui tournent en rond depuis l’enfance dans cette « petite ville, genre 15000 habitants, à cheval entre la banlieue et la campagne ». On peut y voir une complainte sociale, celle de la déjà trop fameuse France périphérique, mais aussi un chant de résistance. Oui la mauvaise herbe veut rester sauvage. Elle fera sa petite vie toute seule, comme Robinson Crusoé dont Jonas lit et relit des passages. Même discutable, l’interprétation donnée par l’intello Lahuiss du « cultiver son jardin » voltairien est une piste. Il s’agit bien de cultiver son fief - en y faisant pousser de la beuh par exemple. De le cultiver non parce qu’on en est fier et autres refrains identitaires à la con, mais parce que c’est là qu’on est. En littérature, cultiver un lieu revient essentiellement à le décrire. Fief n’est pas un roman narratif. C’est un roman statique. Chaque chapitre s’arrête sur une situation, et la campe par le menu. Pouvant consacrer quinze lignes à un geste comme enrouler les bandes autours des mains avant le combat. Ou en consacrer cinq à la pose d’un antivol de vélo. Et quatre pages à détailler les règles du pablo. Ou huit à relater une dictée entre cancres appliqués. A quoi ça mène -par delà le gros rire dans le cas de la dictée? A rien. La page fait du surplace, mais c’est la garantie, à rebours de la littérature hors sol, qu’elle soit quelque part.

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Le prochain Goncourt et l’Hercule allemand

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ui aura le Goncourt 2017 ? Lorsque la première liste est tombée, j’en ai eu une idée précise, arrêtée, ce livre-là réunissait tous les critères, c’était évident. J’en ai parlé à d’autres critiques, je leur ai dit, vous avez, vu, ce sera cette personne-là. Rien n’est joué, ils m’ont répondu, ne sous-estime pas les outsiders, les insiders, les enjeux occultes, les conspirations, les bataillons, les capitulations, les embuscades, les coalitions et les devoirs d’ingérence, les croisades silencieuses, les attaques non conventionnelles et les commandos de catacombes. J’ai pourtant parié ma chemise du samedi soir, trois verres de Pouilly-Fumé, peut-être même six, que ce serait ce livrelà. L’enjeu semblait sur le coup éléphantesque. Mais j’ai pris un train, lu un livre, pris un autre train, lu le même livre, oublié le nom du prochain Goncourt. « La mémoire est un chien qui se couche où il lui plaît » écrivait Cees Nooteboom. Difficile de lui donner tort en cette rentrée, les listes s’inscrivent et se désinscrivent dans nos esprits combles avec la rapidité de lévriers anabolisés, et me voilà incapable de vous révéler le nom du futur élu. C’est ballot, pour une fois que vous lisiez cette chronique. Cependant, je n’ai pas oublié une chose, le livre que je lisais dans le train, et que je continue à lire aujourd’hui, L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss, dans une splendide nouvelle édition chez Klincksieck, en un seul volume. Plus de dix ans que nous, amateurs de Weiss, attendions de relire en français ce chef-d’œuvre de la fin des années 70, paru en France en plusieurs volumes et épuisée jusqu’à maintenant. Justice, hommage et louanges soient donc rendues à la maison qui ose réunir ces plus de mille pages sous une superbe couverture rouge vif. Une occasion aussi de redécouvrir le travail de la traductrice, Eliane KaufolzMessmer. L’Esthétique de la résistance, c’est une des dernières grandes aventures livresques engendrées à la fin du siècle dernier. L’écrivain nous place aux côtés de jeunes gens qui aiment l’art. Ils sont issus de la classe ouvrière, se retrouvent après l’école ou l’usine dans des musées. L’un

est engagé dans le parti communiste, les deux autres sont sympathisants. Le roman fait le récit de ces moments où ils parlent de ce qui leur fait face, l’œuvre, et de ce qu’elle dit des hommes qui l’ont conçu, de ceux qui aujourd’hui la contemplent, et de la société qu’ils espèrent. Ces amis sont des êtres politiques, en des temps et des lieux qui le sont tout autant : le livre s’ouvre dans les années 30 à Berlin, se poursuit pendant la guerre en Suède, parmi de célèbres exilés allemands marxistes, comme Brecht, et se clôt en Allemagne, après-guerre. Au gré des évènements historiques, des espoirs et des interrogations, les jeunes gens, qui s’engagent, se retrouvent et s’affrontent régulièrement face à de nouvelles œuvres, Le Radeau de la Méduse constitue le socle de l’un des passages les plus célèbres. Lorsqu’il entame ce livre, Weiss est déjà connu pour ses pièces, Marat-Sade, et L’Instruction, cette pièce documentaire écrite à partir des notes prises lors du procès d’Auschwitz auquel il assistait. L’Esthétique de la résistance devait être, pensait-il, sa Divine Comédie. Elle devint autre chose, un «essai-roman» ont dit certains, enfin une saisissante injonction à repenser le pouvoir de l’art. Ainsi de ces premières pages, devenues légendaires tant elles ont révélé ce que pouvait être un grand roman expérimental. Les trois jeunes gens se retrouvent devant l’autel de Pergame, dans le grand musée archéologique du même nom, sur l’île aux Musées de Berlin. Ils parlent, s’adressent aux autres autant qu’ils s’adressent à l’œuvre, parce qu’ils croient donc à l’efficience de leurs langages, et de leurs pensées, ils traduisent ce qu’ils voient en ce qu’ils croient. Les bas-reliefs de l’autel de Pergame ? C’est avant tout l’absence d’Hercule, figure révolutionnaire, porteparole des classes ouvrières, qui « avait renoncé au privilège d’un accord avec l’Olympe pour se ranger du côté des mortels ». Peut-être est-ce le seul moyen d’appréhender l’art, comme l’évènement historique, suggère Weiss dans cette œuvre herculéenne  : du côté des mortels. Oriane Jeancourt Galignani

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