TRANSFUGE N°84

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Choisissez le camp de la culture

Jean-Noël Orengo

dynamite la

rentrée d’hiver

littérature

houellebecq

ratage complet Cinéma

AMOUR FOU

chef-d’œuvre antiromantique

Fidelio

M 09254 - 84S - F: 6,90 E - RD

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révélation 2015



Retenez ce nom : Orengo par Vincent Jaury

I

l y a des années de ça, peut-être quinze ans, j’allais en vacances avec deux amis en Europe de l’Est. Entre autre destinations, la Bulgarie. Un des plus anciens monastères au monde d’abord, Rila, perdu dans les forêts. Puis virée vers Nessebar, présenté par les guides de voyage comme le Saint-Tropez bulgare. Point de SaintTropez là-bas, mais plutôt une ville bordel, avec putes, maquereaux, boîtes et bars toc et moches. Et quelques Français rencontrés pour l’occasion, des « sexpatriés » comme on dit, énergumènes fascinants, marrants, médiocres, obsessionnels, étranges. Attachés comme des fous à leur misérable trésor : du sexe tarifé à volonté et à bas prix. Je m’étais dit à l’époque qu’un jour il faudrait qu’un écrivain se penche sur ce phénomène de masse, raconte l’histoire de ces hommes du xxie siècle, ces jusqu’au-boutistes du sexe qui vont se perdre loin de chez eux, dans ces hideuses villes aux quatre coins du monde. Que peut-il bien se passer dans la tête de ces hurluberlus ? Houellebecq en a révélé un peu dans Plateforme (2001). Pas mal, mais comme souvent, manquant d’audace, privilégiant le glauque, avec cette forme plate qu’on lui connaît. Je n’étais pas convaincu. Quelques années après, en 2004, William Vollmann écrit ce grand livre de la débauche, La Famille royale, claque littéraire, roman monstre et baroque se situant dans un bordel virtuel de Las Vegas. Mais on restait aux États-Unis, loin du nouveau monde, de l’eldorado que représente l’Asie pour les Occidentaux d’aujourd’hui. Et voici que, enfin, un premier roman s’empare du sujet : La Fleur du Capital, signé Jean-Noël Orengo. 764 pages sur Pattaya, le plus grand bordel du monde, situé à cent kilomètres de Bangkok, dans le golfe de Thaïlande. Une documentation maniaque nous décrit la ville, de ses artères principales aux ruelles, de ses bars de l’apéro aux after les plus trashs, les plus drogués, les plus transsexuels. Le Walking Street Bar, l’Insomnia, le Shela Tomboy Club, le Lucifer, tous les bars et boîtes sont décrits. Ces nuits, ces lieux où les sexpatriés trouvent leur bonheur, nous dit Orengo. On s’oublie, plus de passé, plus d’avenir : « le présent à perpétuité ». Un bonheur relatif, donc. Mais bonheur tout de même. Du Fuck and Forget, du short time (ne jamais tomber dans le long time, règle d’or de la ville), du sialis : voilà une définition du bonheur selon Orengo. 764 pages pour tenter d’épuiser le sujet, comme Melville et son Moby Dick. Vous saurez tout (ou presque) sur Pattaya. 764 pages pour suivre quatre personnages, quatre Français devenus totalement addict des lieux. « Marly », l’exilé passionné,

en plein chaos amoureux d’une ladyboy thaïlandaise, Porn, au corps parfait, et donnant lieu à une description de vagin transsexuel savoureuse et comique, jamais représenté (à ma connaissance) dans la littérature ; « Kurtz », plus cynique, plus pragmatique et plus désespéré, enchaînant les passes avec frénésie ; « Harun », l’architecte obsédé, et « Le Scribe », l’écrivain, le distancié. Point commun de tous ces hommes ? Orengo nous raconte leur vie, laissant les explications au placard des mauvais docus de télé : « Une galerie d’hommes et de femmes en burnout avec leur vie d’avant et qui étaient prêts à tout perdre pour reconquérir une peu de vie dans leur existence. » On a compris, inutile d’en dire plus. C’est un roman hypnotique, se répétant à l’image des nuits de Pattaya, qui se ressemblent. « Bar, bar, bar, fille, fille, ladyboy, ladyboy, ladyboy, ladyboy, punter, punter, punter. Facilité des rencontres répétées. L’argent est une règle qui n’empêche pas le reste. L’amour. Bar, bar, bar. » Routine et pourtant, on y reste à Pattaya. Des Occidentaux s’y installent. Pour longtemps. C’est qu’Orengo, qui a vécu sur place, nous raconte. Pattaya est le lieu de millions d’histoires tordues s’entremêlant sur quelques dizaines de mètres carrés. Et Orengo, comme Baudelaire, trouve ça beau, toute cette laideur. Tout ce mauvais goût, ce cheap. Ces néons rose fluo. Il adore. « C’est un honneur, une chance d’être ici. Pattaya, c’est Atlas. Elle soutient le monde. De toutes ces fêtes des bras se dressent. En capture de lasers. Ils portent la terre. » C’est une hymne à la ville. À la débauche. À toutes ces histoires de ratés magnifiés et de fric. C’est un livre qui raconte, raconte, et raconte encore. Sa définition de la littérature est claire : « L’intelligence théorique, c’est l’ennemi. Ras la rue, la raison. Et tout ira mieux. » Les idées ont si peu de place dans la vie des hommes. Faites-nous confiance, ce sont ces 764 pages qu’il faut lire pour cette rentrée d’hiver, et les livres que l’on vous fait découvrir dans notre dossier. Avant tout. Avant, bien avant Despentes (littérature de gare péniblement branchée). Avant, bien avant Houellebecq (arrêtons avec cette starification moutonnière et pénible, passons à autre chose, son dernier livre, Soumission, est encore plus mauvais que son précédent). Un grand écrivain est né. Jean-Noël Orengo. C’est lui qu’il faut lire. 764 pages miraculeuses. Une hymne à la libido sentiendi. Selby, Sade, Miller. Les Nourritures terrestres, version 2014.

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sommaire

N°84 / janvier 2015

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On ouvre le bal

En plein chaos 6 /   On prend un verre et on ressuscite l’écrivain

collabo André Fraigneau.

chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau 10 /  La bonne séquence de Nicolas Klotz 12 /  Des essais de Yannick Haenel 8 /   Le

14 /  C hristophe Bataille retrouve la mémoire... 16 /   L’interview

chiffrée de David Grumbach...

18 /  BD

la loupe, on interview Charles Morin jeune éditeur esthète. 20 /  En coulisse, Véronique Cardi, DG du Livre de Poche, se livre avec sourire. 22 /  L’avis des libraires 24 /  On lit le journal de Sylvain Coher, l’insoumis. 25 /  Club 19 /    À

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DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

Dossier rentrée d’hiver française Oubliez les Houellebecq et les Despentes. Le grand livre de la rentrée est un premier roman, La Fleur du Capital, signé Jean-Noël Orengo. Sans oublier vingt autres romans triés sur le volet de leur talent. 54 /  On déshabille pour son plaisir Emmanuel Pierrat, l’ambitieux de la rive gauche. 56 /  On

vous fait les poches.

58 /  Côté 60 /  On

polar, on découvrira entre autres le nouveau Marin Ledun.

n’oublie pas les classiques, et on se replonge dans la nouvelle culte de Gogol, Le Nez.


24, rue de Maubeuge, 75009 Paris Tél. : 01 42 46 18 38 www.transfuge.fr Directeur de la rédaction Vincent Jaury Rédacteur en chef cinéma Damien Aubel Rédactrice en chef littérature Oriane Jeancourt Galignani Rédaction Philippe Adam, Jean-Paul Chaillet, Clara Dupont-Monod, Fabrice Hadjaj, Sophie Joubert, Romane Lafore, élise Lépine, Marine de Tilly, Catherine Lorente, Frédéric Mercier, Sophie Pujas, Marc Séfaris, Louis Séguin, Arnaud Viviant Chroniqueurs François Bégaudeau, Yannick Haenel, Nicolas Klotz édition Gilles Chauvin Conception et réalisation graphique Fabien Lehalle Direction artistique Danielle Zetlaoui Photographes Benjamin Chelly, Thomas Chéné, Thomas Pirel, Jean-François Robert, Olivier Roller

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SUR LES éCRANS

On a vu des films, pour vous sélectionner les dix meilleurs du mois. Immense coup de cœur pour Amour fou de l’Autrichienne Jessica Hausner. Une jeune réalisatrice à suivre de très, très près. 86 /  Classique

ne veut pas dire mort. La preuve avec ces deux adaptations ébouriffantes d’Oscar Wilde, L’Importance d’être Constant et Un mari idéal.

88 /  Deux

interviews carrières avec les légendes John Boorman et Gena Rowlands.

Illustrateurs Laurent Blachier, Marc-Antoine Coulon, PieR Gajewski Couvertures Marc-Antoine Coulon Gérant Vincent Jaury Responsable Publicité et Partenariats Amandine Dayre Tél. 01 42 46 18 38 - Mobile : 07 88 37 76 45 amandine.dayre@transfuge.fr TRANSFUGE.FR Agence e-Lixir

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QUOI DE NEUF EN VILLE ?

Si vous êtes du côté de Strasbourg, ne ratez pas l’adaptation d’Hypérion au TNS, la pièce visionnaire et révolutionnaire d’Hölderlin. 95 /  Agenda :

quelques expos à ne pas rater.

partenariat avec Arte, Transfuge a vu et aimé le documentaire Les Héritiers, sur les rapports de la nouvelle génération d’écrivains à la Shoah.

96 /  En

98 /  États

des lieux


j’ai pris un verre avec…

Bertrand Galimard Flavigny

par Damien Aubel photo Thomas Chéné

U André Fraigneau ou l’élégance du phénix Séguier 229 p., 21 e

ne cascatelle de notes de piano qui flottent doucement, amorties par le cocon ouaté, rococo, d’un café salon du 6e arrondissement, l’hôtel d’Aubusson, l’ambre tamisé de deux verres de chardonnay. Comme une poche secrète, hors du temps – un antimonde de luxe, de calme et de volupté, l’habitat naturel des dandys. À l’image de Bertrand Galimard Flavigny, touche-à-tout des Lettres, voletant du journalisme à la critique avec l’aisance et la souplesse de celui qui nous réunit aujourd’hui : André Fraigneau (1905-1991). Un livre comme une valse à deux temps – des entretiens entre Bertrand Galimard Flavigny et Fraigneau, un florilège de textes inédits de l’écrivain, qui fut aussi dessinateur, grand amateur de musique et homme de radio. Fraigneau, donc. Une poignée de livres, dont on montera en épingle et en toute subjectivité les merveilleux Voyageurs transfigurés et les aventures de son double de papier, Les Étonnements de Guillaume Francœur. Un nom comme un sésame entre happy few. Au fait, on y entre comment chez ces heureux du monde littéraire ? « André Fraigneau, j’en avais entendu parler par Déon, qui l’évoquait dans un de ses bouquins de souvenirs, mais c’était un personnage un peu fantomatique. Je ne savais plus où il était. » Mais des « amis d’amis », qui le connaissaient, éclairent la lanterne de Bertrand Galimard Flavigny. « Je

Comme tous les dandys, Fraigneau avait le goût de l’uniforme

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suis allé lui rendre visite, et c’est comme ça que j’ai fait sa connaissance. » On connaît l’injonction : il faut faire le distinguo entre l’homme et l’œuvre, air connu. Reste que Fraigneau est tout un, vivre écrire, c’est la même logique, celle de l’élégance. « C’était un type extrêmement élégant. Élégance dans la parole, dans le comportement, dans la littérature, la peinture... C’était un esthète – pas collectionneur, d’ailleurs. Je crois qu’il préférait goûter les choses et les raconter. C’était un dandy, complètement. Et au meilleur sens du terme : il ne le faisait pas pour paraître. Il ne mettait pas une demi-heure, comme le véritable Brummell, pour nouer sa cravate, il savait comment s’habiller, tout était naturel. » Comme était naturel cet apanage du vrai dandy : une mondanité sublimée, l’art de nouer des amitiés. Avec ses rites : « Quand on allait le voir, on prenait toujours un whisky – un peu tiède, mais qu’importe... Il fumait comme un pompier. » Avec son carnet d’adresses, bien fourni également : un Gotha spirituel, brillant. « Les rencontres, c’était très important pour lui. Il a rencontré Malraux un peu par hasard, grâce à qui il a été publié chez Gallimard, lui qui était lecteur chez Grasset. Il y a aussi l’histoire de Marguerite Yourcenar, qui est croquignolette. » Oui, Yourcenar serait tombée sous le charme du jeune éditeur. « De toute façon, il était homosexuel, elle était homosexuelle, je ne vois pas trop ce qui aurait pu se passer. Mais c’est quand même lui qui a insisté auprès de Grasset pour qu’elle continue à être publiée. » « Je suis un peu comme Fraigneau, je me promène », confie Bertrand Galimard Flavigny lorsqu’il évoque ses propres textes. Privilège du dandysme : f lâner. Et Fraigneau fut ce voyageur curieux, aux semelles de vent – avec ses sanctuaires : Port-Royal, Venise bien entendu. « C’est la Grèce et l’Italie qui l’intéressaient. Et l’Europe. D’ailleurs, il m’amuse beaucoup quand il dit qu’il ne voulait pas aller à San Francisco, qu’il a été obligé de céder et que, par chance, il a retrouvé l’Europe là-bas. Là il s’amuse, il se joue la comédie à lui-même. » Mais il y a aussi l’Allemagne qui colle comme une tache à la réputation de Fraigneau : il a été du tristement célèbre voyage culturel organisé par Goebbels, à Weimar, en 41, aux côtés de Jouhandeau et Chardonne. Mais, « entre nous, il était beaucoup plus intéressé par les jeunes et beaux éphèbes qui entouraient les nazis que par le monde nazi lui-même. » Comme tous les dandys, Fraigneau avait le goût de l’uniforme – figuré. Présence tutélaire, « incitateur », comme il aimait à se définir, il fut le « colonel des Hussards », ces trouble-fête de la bonne conscience littéraire de l’après-guerre. « Avant de le rencontrer, je savais le rôle qu’il avait joué auprès de Déon, Blondin, Laurent et Nimier, tous les autres, tous les bons écrivains d’après-guerre ostracisés par l’idéologie du Nouveau Roman. »



la chronique de françois bégaudeau

le nez dans le texte

Pouvoir / puissance

O

Ici commence la nuit Alain Guiraudie P.O.L 288 p., 16,90 e

n pourra s’esquinter les méninges à repérer, dans le premier roman d’Alain Guiraudie, des motifs présents dans les films d’Alain Guiraudie. On pourra en conclure qu’Ici commence la nuit est une greffe entre Le Roi de l’évasion et L’Inconnu du lac, avec un zeste de Pas de repos pour les braves. On se sera bien fait plaisir et n’aura rien dit de ce livre, ni de l’écrivain qu’il fait advenir sous nos yeux fraternels. Il faudra repartir de la lettre. De ce qui, purement textuel, ne saurait se rapporter à une image. Repartir par exemple de cette phrase : « Je me suis laissé emporter par un drôle de désir dont je suis pas très fier moi-même. » Qu’y a-t-il là-dedans qui, taillé dans un bois de signes muets, ne soit transférable vers aucun autre art ? Un fait tout bête : l’absence de « ne » avant le verbe suivi de « pas ». Absence systématique au long des deux cent quatre-vingts pages. Dans les dialogues, bien sûr, chose finalement courante, mais aussi dans le corps de la narration, chose beaucoup plus rare en nos contrées policées. Je suis pas fier. Il l’a pas vu venir. Ce tour stylistique plus ou moins conscient est sans doute propre au polar, dont Guiraudie reprend ici les codes. Doigt d’honneur adressé par ce « mauvais genre » à la langue académique. Mais il y a aussi qu’en adoptant cette (mauvaise) manière orale, le narrateur affiche son refus de s’élever à un registre de langue supérieur à celui des lecteurs, des gens, de moi. Et comme ici le narrateur se trouve être un personnage, Gilles, l’option affecte aussi la position dudit dans la réalité : personnage principal mais pas dominant ; toujours au centre mais jamais en surplomb ; toujours en réflexion, mais jamais sûr de rien, grand spécialiste du « je sais pas », et du « je comprends pas ». Il serait alors tentant d’emballer l’affaire dans quelques banalités sur l’homme contemporain, indécis, irrésolu, velléitaire, houellebecquien, mou, castré par un monde devenu si compliqué qu’il le dépasse et déborde et patati. Ce serait rater l’essentiel. Rater ce que cette faiblesse permet de force. Ce que la dilettante vacance de Gilles – il est en congé sur les quelques jours que dure l’action – permet de disponibilité. Reprenons notre phrase-tremplin : « Je me suis laissé emporter. » Tournure dite passive. Le je n’agit pas mais est agi. Homme sans qualités ni passé, Gilles est une coquille vide que tout emplit, anime, meut, émeut. Si l’homme de pouvoir est celui qui tire l’obus et l’homme puissant celui qui se prend un éclat dans la

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jambe, la perte de pouvoir de Gilles est le gage de sa puissance. Est la garantie qu’il puisse être « emporté ». Comme une feuille l’est par le vent, alors qu’un tronc, enraciné, lourd, est inamovible, jamais mu ni ému. Emporté par quoi au juste ? La réponse est aussi dans notre phrase liminaire : un « désir ». Gilles est un désirant – eût-on dit en des temps libertaires dont Guiraudie, un des trois artistes de gauche en exercice, entretient la flamme. Sa mollesse toute méridionale, flâneuse et lacustre, est ce qui lui permet de bander dur. Sachant que ce n’est là ni une reprise de pouvoir, ni la régénérescence d’un mâle. Gilles ne désire pas : un désir passe par lui. C’est ainsi qu’il ne « sait pas » ce qui le meut et l’émeut ­– « Je sais plus si je l’ai décidé ou si ça s’est imposé à moi » –, spectateur de son désir comme une ville le serait d’une tornade qui la dévaste, et toujours en retard sur lui : « Je ne comprends pas ce qui m’a pris. » Une force m’a pris qui même aprèscoup me demeure obscure : « Je me demande ce que j’ai été foutre à piquer un slip de Pépé puis à me branler devant eux dans le salon. » Reliquat de la tempête : « vrai bordel dans ma tête ». Bordel littéral, donc. Ce qui m’a pris ? Un homme. Par-derrière. Ou une matraque enfoncée par lui. Mais aussi par-devant. Ou alors c’est moi qui l’ai enculé. Ou sucé. Ou laissé me sucer. Et une fois ce fut une jeune fille et contre toute attente ça banda aussi. Sachant qu’une configuration désirante porte la mémoire de toutes les autres, que tout désir vous connecte à un flux de désirs : « Est-ce que sans la matraque dans le cul, sans le slip de Pépé, sans mon désir contrarié pour Pépé, sans Mariette, sans Cindy, est-ce que j’aimerais Louis ? » Sachant que c’est tout ça à la fois qui vous prend quand vous êtes pris, que le désir et son exercice convoquent (produisent) les absents au même titre que les présents, les morts et les vivants, les fantasmes rêvés et éveillés : Louis me branle, mais « je pense à Pépé, je rêve que c’est sa bouche qui me suce pendant que M. Escandolières me lèche les couilles ». Comme disait un autre Gilles, écrivain grimé en philosophe : tout seul on est déjà peuplé, alors à deux on est très nombreux. Et à trois c’est une foule. Une foule de manif s’écoulant comme une lave charriant du beau monde. Qui s’y trouve pris, qui s’est pris à ce jeu sans l’avoir voulu, tel Guiraudie se laissant prendre par la littérature, ne contrôle plus rien. Dévalant sans frein une pente raide, il court à sa perte, à sa puissance.


Photo © Lucy Raven

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Smith

« Un auteur majeur et passionnant. » Jonathan Franzen « Une des expériences littéraires les plus électrisantes de cette décennie. » Colum McCann « Je recommande ce livre. » Karen Russell « Le meilleur roman de l’année. » New York Magazine « Une performance étourdissante. » The Washington Post « Une réussite. » The New Yorker « Des charbons ardents. » Vanity Fair


la chronique de nicolas klotz

NOBUDDHIST’S PERFECT Ma vie est une terrasse-dancing où les danseurs, quand ils sortent pour aller aux toilettes, ne reviennent plus parce qu’ils se sont noyés dans une flaque noire d’ammoniaque - PPP

W

Pasolini

avec Willem Dafoe, Ninetto Davoli… Capricci Films sortie le 31 décembre

illem Dafoe porte une extrême attention aux moindres détails de son jeans pattes d’éléphant, ses chandails, son blouson en cuir, ses lunettes. Même si on ne connaît rien du film, on voit tout de suite qu’il s’agit de Pasolini. Et même si Dafoe est physiquement beaucoup plus grand que l’immense cinéaste et qu’on ne perd jamais de vue qu’il s’agit bien de Willem Dafoe, quelque chose d’intérieur passe de l’un à l’autre. De l’un à l’autre, et à l’autre. Abel Ferrara. Ça se passe à trois. Deux vivants et le fantôme d’un cinéaste qui nous a brutalement quittés, assassiné le 2 novembre 1975, laissant beaucoup de jeunes gens, du jour au lendemain, orphelins. Cette date est restée pour tous ceux qui ont grandi avec les films de Pier Paolo Pasolini celle d’un changement de monde. Rien ne fut pareil depuis. À la même époque, Marguerite Duras disait : « Le monde n’a pas marché, c’est fini, on a essayé, mais ça n’a pas marché. » Et puis, ajoutant de sa voix crépusculaire-solaire : « Il faut tout casser. » Après un atterrissage à Rome accompagné par la musique de L’Évangile selon saint Matthieu, Willem Dafoe est assis sur un canapé chez la mère de Pasolini. Il porte une copie des lunettes de Pasolini, les mêmes verres teintés, les cheveux teints noir pétrole, le teint pâle. Devant lui, un journaliste italien. C’est la fameuse interview que Pasolini a donnée quelques heures avant de mourir. Le journaliste lui parle en anglais, avec un accent italien. Intellectuel provoquant, l’accent italien du journaliste fait muter son anglais romain en vrai voyou avec l’ironie si fine des intellectuels de cette époque. Alors qu’on entend presque déjà intérieurement la voix de Pasolini commencer à répondre, celle de Willem Dafoe vient écraser la scène avec son américain newyorkais. On éclate de rire, ou de colère, ou les deux à la fois. Et plus Willem Dafoe s’enfonce, en récitant très sérieusement les mots de Pasolini, plus on sent la violence, la poésie, l’intelligence, la tendresse de la nature viscéralement subversive de Pasolini foutre le camp. Forcément, la langue américaine a tellement colonisé le monde, elle ne peut que détruire tout ce que Pasolini représente. Le film prend du plomb dans l’aile, on veut arrêter. On arrête. Malgré la tendresse qu’on peut avoir pour Abel Ferrara et tout particulièrement pour le Ferrara d’aujourd’hui avec ses deux films récents splendides – 4 h 44 Dernier jour sur terre et Welcome to New York. Après avoir bu quelques verres de vin pour récupérer, une autre voix vient prolonger celle de Pasolini et celle de Duras. Celle de Ferrara, dont

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la bonne séquence la langue tordue, vénéneuse, elle aussi pleine de tendresse, relativise la catastrophe à laquelle on vient d’assister. Et qui vous dit quelque chose dans le genre : Mais non, man, t’as rien compris. Personne n’est capable de faire un film sur Pasolini. Ni moi, ni personne. Le type est trop grand. Nous, on veut juste se retrouver à quelques-uns, pour squatter un moment le souvenir de Pasolini. Pas parce qu’on serait des petits malins bourrés de frime, mais parce qu’on l’aime. Moi, tu vois, tout le monde croit que je suis un catholique raté, mais je suis bouddhiste. Je crois à ces conneries-là. Reviens dans le film, emmène ta bouteille… Ferrara est le seul cinéaste au monde capable de faire une chose pareille. Quand toute la presse cinéma cannoise vomit sur Welcome to New York, sa voix tordue s’infiltre dans votre tête jusqu’à ce que vous téléchargiez le film, 7 euros, sur votre ordinateur. Peu importe où vous êtes, elle ne vous lâchera pas tant que vous n’aurez pas vu le film. Retour donc dans le film. Pasolini est une veillée assez joyeuse. Ni biopic chic, ni prière, la sobriété de la production, l’admiration quasi enfantine de Ferrera, son addiction à cette dernière journée de la vie de Pasolini inventent un nouveau genre de film. Difficile de nommer ce genre qui s’éloigne de tous les autres, sans jamais perdre sa chaleur humaine jusque dans ses maladresses. Chacun le verra à sa manière, intimement amical ou intimement irrité. Mais l’irritation est un sentiment que Ferrara pousse rapidement à dépasser, car son cinéma est comme irradié par celui de Pasolini. Avec cette complicité étonnante : là où le cinéma de Pasolini est fondamentalement un cinéma des commencements, de la naissance, de l’origine, celui de Ferrara est un cinéma de la fin, du crépuscule rapide, presque funéraire. La fin du monde, la chute de DSK, la dernière journée de Pasolini. Ferrara place sa caméra, la lumière de ses films, ses acteurs, le plus près possible de l’extinction. Pasolini commence là où Pasolini venait de clore son œuvre, sur Salò où les 120 journées de Sodome. Film ultime, infaisable, scandaleux, qui expose, dans toute sa terrible violence, la destruction des jeunesses prolétaires et paysannes par le fascisme religieux, politique et financier. Pasolini ne se faisait aucune illusion sur la nature de ce nouveau fascisme qu’il voyait dans le massacre de la culture prolétaire par la société de consommation. Mais là où Ferrara n’a pas hésité à montrer la quête sexuelle, les fellations, la douceur amicale que le cinéaste italien entretenait avec les garçons des rues, il a évité les terreurs politiques qui étaient devenues le cauchemar de Pasolini. Le cinéaste aurait été assassiné par des petits mecs homophobes. Laissant volontairement dans l’ombre de son film la violence noire du fascisme néo-libéral que Pasolini dénonçait chaque jour. Pasolini ne pouvait plus imaginer Ninetto dans les horreurs de Salò. Ferrara a choisi de privilégier la juvénilité solaire de Ninetto à la flaque noire d’ammoniaque. Même si Ninetto a aujourd’hui les cheveux blancs.



la chronique de Yannick Haenel

DES ESSAIS

Résurrection de Maurice Blanchot

L

blanchot

Cahier dirigé par Éric Hoppenot et Dominique Rabaté L'Herne 400 p., 39 e

a littérature est absolue. Elle ne relève ni de l’anecdote stylisée, ni de la description sociologique, mais d’un secret qui met en jeu la pensée ; ce secret transporte avec lui une possibilité spirituelle, dont la littérature, à travers chacune de ses phrases, est l’espace. D’où vient ce qui est écrit, sinon d’un intervalle entre l’existence, la pensée et le néant ? La littérature consiste, aujourd’hui plus que jamais, à se tramer le plus loin possible dans une expérience qui s’ouvre ; mais la normalisation en cours, dont la violence formate jusqu’au désir même des écrivains (lesquels répondent à la demande d’appauvrissement comme des moutons effrayés), rend actuellement inaudible une telle conception radicale de l’écriture : en faisant mine d’aimer la littérature, la société la réduit à une pratique culturelle, tout juste bonne à rentabiliser le blabla. Ce que le passionnant Cahier de l’Herne consacré à Maurice Blanchot vient nous rappeler, c’est à quel point la littérature est inséparable de la pensée. Et donc à quel point elle est incompatible avec la société : une pensée vécue réfute l’homologation, voire l’absorption dans une généralité politique. La subversion qu’incarne douze ans après sa mort l’œuvre de Maurice Blanchot ne relève que d’elle-même ; elle tient à sa solitude, qui chez lui se révèle tout autant un désert qu’une source : sous le nom de Blanchot a lieu une expérience de l’être. On aimerait dire que c’est la moindre des choses pour un écrivain, mais au bout du compte cette expérience est ce qu’il y a de plus rare. Il est passionnant, grâce à ce Cahier de l’Herne, d’étudier ce qu’il en est des rapports constants de Blanchot avec la philosophie, « notre compagne clandestine », écrit-il. Les phrases pensent : existe-t-il encore quelqu’un, en 2015, pour accepter cette vérité ? J’ai longtemps réduit, par frayeur, le vertige qui habite l’œuvre de Blanchot à une forme de nihilisme. Mais à une époque où l’espace

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littéraire s’est muré, où la littérature est en passe d’être ensevelie comme une Antigone qui défie froidement un monde mort, l’odyssée de la négation dont témoigne Blanchot prend figure d’héroïsme (Barthes avait vu cela, avec une admiration mi-amusée, mi-dépitée : « Blanchot est dans l’inégalable, l’inimitable et l’inapplicable. ») Cet héroïsme de la pensée n’est pas contradictoire avec la solitude essentielle ; il ouvre sur l’insaisissable : « Là où j’entre, personne n’entre. C’est le sens du dernier combat », est-il écrit dans L’Arrêt de mort. Grâce à ce volume foisonnant, où l’on découvre même d’abondantes photographies de celui qui, avec rigueur, s’est soustrait durant sa vie à l’image, il est possible, en lisant par exemple la véhémence de l’article inédit sur Mauriac, d’examiner les liens de Blanchot avec le catholicisme qu’il rejette, mais dont son œuvre est violemment traversée (le diable n’est-il pas son grand sujet occulté ?) ; et avec la pensée juive qui, à partir des années soixante, trame et détrame ses livres, jusqu’à l’invention, avec L’Entretien infini ou L’Écriture du désastre, d’une sorte de kabbale du Neutre, où la mystique de la négativité qui hantait les premiers romans trouve une forme impersonnelle, murmurante, où chante l’absence. À la fin, la buée parle mieux que la tempête. Blanchot appelait de ses vœux un écrivain « qui serait pour le roman ce que Mallarmé a été pour la poésie ». Est-il cet écrivain ? Les cahiers de travail, ici reproduits, montrent Blanchot prendre des notes à partir de sa lecture de Martin Buber et d’André Neher, retraduire pour son compte Hölderlin, Rilke, Heidegger, recopier des pages entières de Kafka. C’est cet accès à la solitude de l’écriture, à sa préparation infinie, à la clarté studieuse du sanstémoin qui, plus encore que les photographies d’un écrivain, nous accueillent dans l’intimité : entre la notation et la phrase se fait entendre un souffle, fragile et souverain, où tremble quelqu’un.


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