Octobre 2012 / N° 61 / 6,90 €
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DÉSERTEZ ! CE SONT LES ÉCRIVAINS QUI VOUS LE DISENT
CINÉMA
LE CINÉMA FRANÇAIS TRAITE-T-IL MAL LES HOMOS ? ENTRETIEN FLEUVE AVEC MICHAEL HANEKE, PALME D’OR À CANNES LITTÉRATURE
M 09254 - 55 - F: 6,90 E
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AURÉLIEN BELLANGER, FAUSSE VALEUR DE LA RENTRÉE LITTÉRAIRE ? PHILIPPE SOLLERS, GÉNIAL ENCYCLOPÉDISTE
imparfaite A
lors que la société littéraire suit son cours, Houellebecq consacré hier, Bellanger aujourd’hui, sans parler de la fausse monnaie, Philippe Djian, Christophe Donner, Claro ou encore Amélie Nothomb, une autre société, plus discrète celle-là, plus dangereuse, se forme, à contre- courant, en dehors de la mode et de la marchandise. Dans les caves de la littérature. Ces écrivains, du monde entier, font entendre leurs noms en cette rentrée et, hasard ou pas, il me semble que c’est de leur côté que la meilleure littérature est en train de se construire : Pascal Quignard (Les désarçonnés, Grasset), François Meyronnis (Tout autre, Gallimard), Gonçalo M. Tavares (Un voyage en Inde, Viviane Hamy), Wajdi Mouawad (Anima, Actes Sud), Nick Flynn (Contes à rebours, Gallimard), Olga Tokarczuk (Sur les ossements des morts, Noir sur Blanc), Thierry Beinstingel, (Ils désertent, Fayard), Gwenaëlle Aubry (Partages, Mercure de France), Ladislav Klíma (Je suis la volonté absolue, La différence). Ces écrivains posent des bombes, les seules légitimes : des mots de l’anarchie. Cette anarchie prend chez eux la forme du mysticisme, c’est-à-dire une croyance en autre chose que les normes que la société impose : une croyance en l’infini. L’infini, cet irrécupérable. Ils lancent tous un appel clair à rompre avec le positivisme dominant, le règne du Nombre, de l’utile, de la statistique, du rendement. Certains sont panthéistes, d’autres sont animistes : tous sont favorables à la sécession, c’est-à-dire le « désabritement », comme l’écrit un des grands écrivains de la désertion, Yannick Haenel. La liberté est à ce prix, la désertion est une initiation qui coûte, elle est semée d’embûches et d’angoisse. Le saut dans le vide, c’est-à-dire une sortie du social, procure une jouissance possible, mais il est aussi du côté de la douleur. Le travail n’est-il pas un rempart, pour beaucoup, contre la folie ? La servitude volontaire n’est-elle pas garante, certes de l’ordre social, de la pérennité des hommes du pouvoir, mais aussi de l’équilibre de chaque individu ? Quoiqu’il en soit, ces écrivains mystiques sont des créatures dangereuses, méfiez-vous d’eux, leurs livres, comme ceux de Rimbaud, Lautréamont, Artaud, Bataille, Baudelaire et quelques autres, vous changeront. D’abord petit à petit ; puis, un jour, sans savoir vraiment pourquoi, vous vous levez un matin et vous décidez de ne plus jamais aller travailler. Une autre existence est possible. Ça y est : vous reprenez vie.
par Vincent Jaury POUR ATTAQUER / Page 3
EN PLEIN CHAOS
Désertion
sommaire
n°61/octobre 2012 Pour attaquer p.3
3 / en plein chaos - 5 / j’ai pris un verre avec... - 6 / chronique - 8 / chronique 10 / la mémoire retrouvée - 12 / mauvaise humeur - 13 / club Transfuge 14 / le journal de... - 15 / nouvelles gueules
Le grand entretien p.16
18 / critique : Amour de Michael Haneke 20 / entretien : Michael Haneke
Littérature p.24
«»
24 / ouverture : Fugues, Philippe Sollers 28 / critique : Le Roi pâle, David Foster Wallace 29 / critique : La Fête de l’âne, Juan Francisco Ferré 30 / critique : Dans les plis sinueux des vieilles capitales, Sylvie Taussig 31 / critique : Le Bruit des choses qui tombent, Juan Gabriel Vásquez 32 / critiques 36 / remous : Cher Sylvain Bourmeau, nous avons besoin du style... 40 / déshabillage : Christine Angot
Palme d’Or à Cannes pour Amour, sa deuxième… Michael Haneke livre les clés de son cinéma dans un entretien passionnant xx x x x xxxxxxxx x xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx x xxxxxxxxxxxxxxxxxx
introduction par François Bégaudeau Propos recueillis par Damien Aubel Photo : XXX pour CONTACT
L
AMOUR
e film qui porte le nom Amour se passe dans un appartement. Une fois rentrés dans leur cinq-pièces après une soirée contée en trois plans, les septuagénaires Georges et Anne n’en sortiront plus. Ou plutôt nous ne les verrons plus à l’extérieur, ce qui, au cinéma, en revient strictement au même. Par là, Haneke livre la version radicale, et terminale à plus d’un titre, de sa dramaturgie souvent centrée sur un espace domestique. Propension à laquelle il est tentant, et assez juste, de fournir une explication thématique. La maison/l’appartement, c’est la famille, et la famille est la matrice ou le laboratoire d’une horreur plus ample (Le Ruban blanc), une bulle de promiscuité incestueuse et névrogène (La Pianiste), un havre bourgeois investi par le dehors pour une expédition punitive (Caché). L’arbitraire du sort de la famille torturée de Funny Games ou de la famille suicidée du Septième Continent pousse l’hypothèse plus loin : la maison, la famille, portent en soi la tragédie.
LA VIE EST UNE
CATASTROPHE
avec Emmanuelle Riva, Jean-Louis Trintignant… Sortie le 24 octobre 2012
Cinéma p.42
LE CONFINEMENT ET L’AUDACE
GRAND ENTRETIEN
Or, concernant Amour ou les fi lms cités, le confi nement est une méthode avant d’être un thème ; une manière plutôt qu’un discours. La méthode : restreindre au maximum le champ d’observation. Le réduire tant et tant qu’un regard puisse l’embrasser, comme il est donné à un spectateur de théâtre d’embrasser la scène. Le long plan introductif sur le public d’un concert conditionne le spectateur du fi lm à ajuster son champ optique aux dimensions d’une scène. Pendant les deux heures qui suivent, vous n’en verrez pas autant que ce que le cinéma fournit d’ordinaire, vous en verrez aussi peu qu’au théâtre. Mais si vous voulez bien accorder à ce peu, l’attention que ces gens offrent à un pianiste, vous en verrez beaucoup. Le peu est la condition du voir. Comme vous n’en aurez pas plein la vue, votre vue
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CINEMA / Page 17
42 / ouverture : In Another Country, Hong Sang-soo 46 / critique : Like Someone In Love, Abbas Kiarostami 47 / critique : Rêve et Silence, Jaime Rosales 48 / critique : Into the Abyss, Werner Herzog 49 / critique : Vous n’avez encore rien vu, Alain Resnais 50 / critiques 54 / remous : Le cinéma français traite-t-il mal les homos ? 58 / déshabillage : Joana Preiss
Dossier p.62
DÉSERTEZ ! CE SONT LES ÉCRIVAINS QUI VOUS LE DISENT Dans cette rentrée littéraire, des écrivains appellent à la désertion : Pascal Quignard, François Meyronnis, Gonçalo M. Tavares, Nick Flynn, Olga Tokarczuk, Roberto Calasso, Ladislav Klíma, Thierry Beinstingel, Gwenaëlle Aubry. Dans le sillon de Franz Kafka, Georges Bataille, ou encore Arthur Rimbaud, ils ont choisi le mysticisme comme échappée. Enquête auprès de ces anarchistes de la littérature. dossier coordonné par Vincent Jaury et Oriane Jeancourt Galignani Illustration d’ouverture Killofer
64 / ouverture : Pas de grenadine pour les mystiques 68 / entretien : François Meyronnis 70 / focus : Wild Thing 71 / focus : Manifeste du parfait déserteur 72 / entretien : Wajdi Mouawad 74 / focus : A l’Est, un souffle nouveau 75 / focus : Le plongeon de Quignard 76 / entretien : Yannick Haenel 78 / focus : Revival mystique en Terre promise 79 / focus : La mystique des tubes cathodiques 80 / focus : A vos classiques !
Et pour finir p.82 O
ù sont les femmes ? C’est la grande question du moment. Celle qui préoccupe à raison Les Cahiers du cinéma dans leur numéro de septembre, et celle qui préoccupait le dernier festival de Cannes, accusé par une tribune du collectif féministe La Barbe de ne sélectionner que des mâles en compétition. Les chiffres sont indiscutables : il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes aux postes de réalisateurs ou scénaristes ; le cinéma est un milieu presque exclusivement masculin. Lorsqu’on lui posa la question à Cannes, Noémie Lvovsky formulait une réponse définitive, soit en substance : « C’est une affaire qui doit être abordée sur un angle politique, qui est celui de la place des femmes dans le milieu du cinéma. Mais il ne faut surtout pas y mêler des questions d’ordre esthétique : il n’y a pas des films de femmes contre des films d’hommes. » Le cinéma n’aurait donc pas de genre, mais a-t-il néanmoins une préférence sexuelle dominante et surtout exclusive ? Est-il trop majoritairement hétéro et quels sont les nouveaux modes de représentation de l’homosexualité masculine et féminine ?
François Cluzet et Yvan Attal dans Do Not Disturb (2012) © DR
LE CINÉMA FRANÇAIS tRAItE-t-IL MAL
LES HOMOS ?
Près de 40 ans après La Cage aux folles, les représentations de l’homosexualité féminine et masculine dans le cinéma français ont-elles évolué ? Tentative de réponse à l’occasion de la sortie du dernier film d’Yvan Attal, la comédie Do Not Disturb. par Romain Blondeau
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CINEMA / Page 55
REMOUS
COMPLEXÉ ET CLICHETONNEUX
Ces problématiques, peut-être moins urgentes, ont échappé au débat sur la place des femmes dans la production qui nous occupe depuis des mois. Elles méritent pourtant un nécessaire update, tant elles semblent réinvestir avec force le champ de la création française mainstream. Un film, ce mois-ci, promettait de régler la question avec panache, et même de la rendre caduque : Do Not Disturb. C’est le dernier long-métrage d’Yvan Attal, un remake de la comédie US, Humpday de Lynn Shelton (2009), déjà annoncé comme l’un des probables succès de l’année qui s’achève. Il fait le récit des aventures sexuelles de deux potes que tout oppose (l’un est un bureaucrate marié ; l’autre est un roots aux mille conquêtes) et qui décident, après une nuit alcoolisée, de participer à un festival de cinéma X en tournant eux-mêmes un film. Leur concept est simple : le porno homo est partout sur Internet, mais a-t-on déjà vu deux anciens potes parfaitement hétéros s’enculer ? A-t-on déjà vu les préférences sexuelles ainsi détournées ? C’est un pari fou, un geste purement artistique, et l’assurance de remporter le premier prix du festival sans pour autant remettre en cause ni leur amitié ni leur préférences sexuelles. Do Not Disturb expose donc les conséquences de ce contrat passé entre les deux amis hétéros : le couple de l’un qui vacille, la virilité de l’autre qui s’émousse, et surtout les nouveaux désirs qui apparaissent (n’avait-on pas simplement envie de s’enculer ?). Ce contrat, c’est aussi celui passé par Yvan Attal. En confiant à la star populaire François Cluzet le rôle d’un quadra aux désirs homos soudain révélés, il promettait d’inverser les habituelles représentations sexuelles, de contourner un peu l’image straight et très normée de son acteur. Mais le contrat ne sera pas respecté : les deux amis, une fois dans leur chambre d’hôtel, comprendront qu’ils n’ont rien à faire l’un
82 / poésie : Œuvres 1968-2010, Mathieu Bénézet 83 / poche : Chronique joyeuse et scandaleuse, Maurice Sachs 84 / théâtre : Cap au pire / Premier amour, Samuel Beckett 85 / essai : Après la fin du monde, Michaël Fœssel 86 / dvd : Axel Corti, Samuel Fuller, André Sauvage 88 / classique livre : Romans, nouvelles et récits, Francis S. Fitzgerald 89 / classique cinéma : La Chevauchée des bannis, André de Toth 90 / séries : Breaking Bad ; Tristan Garcia 91 / polars : Dominique Forma, Hervé Decca 92 / expo : Alice Springs 93 / bloc-notes 94 / médias : Grand Public, Aïda Touihri 96 / musique pop : Yokokimthurston, Yoko Ono 97 / musique classique : 2e Sonate, Eugène Ysaÿe 98 / prophétie
«A
par Romain Blondeau photo Jean-Luc Bertini
h merde c’est le genre d’article où tu vas écrire ce que je commande à boire et comment je me tiens sur ma chaise, c’est ça ? » Oui, c’est ça. Pour Louis-Do de Lencquesaing, que l’on ret rouve donc a f fa lé nonchalamment dans un bar vide de la place du Châtelet à Paris, ce sera un Perrier-tranche, et quelques glaçons à remuer quand on l’ennuie un peu. Le rendez-vous a été fixé juste en face du Théâtre de la Ville, où il répète depuis plus d’une semaine une pièce du dramaturge britannique Harold Pinter, Une Petite Douleur, qu’il jouera pour la première fois en décembre. Mais c’est plutôt au Louis-Do réalisateur que l’on est venu tirer quelques confessions, celui qui présenta son premier longmétrage au festival de Cannes cette année (à la Semaine de la Critique), Au galop. L’objet d’une longue gestation pour cet acteur et metteur en scène de théâtre presque quinqua, découvert dans les années 90 chez Arnaud Desplechin ou Olivier Assayas et qui n’en finit plus depuis de parcourir les seconds rôles du cinéma français avec sa silhouette d’aristo alangui et son timbre downtempo. « J’ai voulu réaliser un premier film au début des années 2000, mais personne n’en voulait, se souvient-il aujourd’hui, sans aucun signe de rancœur. Alors en attendant j’ai fait l’acteur au théâtre puis au cinéma et j’ai tourné quelques courts-métrages tout seul. Mais je persiste à croire que les rôles que l’on joue sont déjà un peu de la mise en scène, et que se dessine dans ma filmographie une sorte d’autoportrait. » Au galop est donc le premier film d’un acteur affûté, et c’est une belle réussite : un mélo familial délicat au rythme enlevé où se croisent les récits de plusieurs générations dans un souffle
« Pourquoi devrait-on s’empêcher de filmer des bourgeois ? Doit-on arrêter de voir les films de Sautet alors ? Ce sont des idéologies un peu perverses » romanesque hérité de Truffaut ou Desplechin. Il accepte les références, auxquelles il ajouterait les séries télévisées qu’il découvrait pendant l’écriture de son film : « 24 heures Chrono par exemple, c’est très palpitant, ça provoque des effets physiques ce truc. Ce qui m’inspirait, c’est la vitesse : ils n’ont pas peur de raconter quatre histoires en même temps et d’oser des narrations plus libres, bien que l’écriture soit très précise. » Longtemps habitué à jouer les figurants de passage (à l’exception mémorable du Père de mes enfants de Mia Hansen-Løve), Louis-Do de Lencquesaing s’est aussi offert le premier rôle d’Au galop, aux côtés de sa fille, Alice (« la meilleure actrice de sa génération, précise-t-il, en toute objectivité »). Et il ne cache pas un instant la part autobiographique du film, ni son côté très bourgeois français, avec histoire d’héritage et famille dysfonctionnelle pour le décor. « On va me le reprocher mais c’est absurde : j’écris sur les choses que je connais, les appartements plus ou moins grands, les enfants de divorcés, ces vies un peu dissolues, se justifie-t-il. Pourquoi devrait-on s’empêcher de filmer des bourgeois ? Doit-on arrêter de voir les films de Sautet alors ? Ce sont des idéologies un peu perverses. » On le laisse rejoindre ses répétitions lorsqu’il se met à pleuvoir. Tant mieux, Au galop est « un film automnal », dit-il. POUR ATTAQUER / Page 5
J’AI PRIS UN VERRE AVEC
de Lencquesaing Louis-Do
Le nez dans le texte
François Bégaudeau
les lisières de Olivier Adam Flammarion 464 p., 21e
La littérature vide-greniers L’
hospitalisation de sa mère et la semaine passée chez ses parents par Paul, 40 ans, lui sont une occasion de se remémorer ses jeunes années en banlieue pavillonnaire. Une fois balayée la troublante impression de familiarité qui s’en dégage, le pitch des Lisières appelle une question : pourquoi, alors que 300 pages sur 450 sont consacrées à conter les années 80 et 90, ne pas avoir pris le parti d’une narration simultanée aux faits ? Le narrateur Paul aurait dix ans à sa première tentation de mourir, puis 14 au moment de ses premiers symptômes anorexiques, puis le temps viendrait de son amitié amoureuse avec Sophie, puis d’emménager à Paris avec Sarah. Nous aurions avancé avec lui – comme, à contexte à peu près égal, dans France 80 de Gaëlle Bantegnie. Olivier Adam n’a pas fait ce choix, mais celui d’un narrateur qui se souvient – le roman est rempli de « je me souviens » et autres « je me souvenais », et nous gratifie même d’un « d’aussi loin qu’il m’en souvienne ». Choix opportun. Sans la gangue rétrospective, Les Lisières apparaitrait une coquille vide. La rétrospection n’est pas une forme, pas une gangue, c’est le contenu du roman, son cœur. Sa condition suffisante. D’abord elle donne à toute chose l’aura fantomatique sans laquelle beaucoup pensent qu’il n’y pas de littérature. Reconvoqués post-mortem, un objet ou un fait sont adoubés littérairement. Un peu comme le téléphone à cadran transformé en œuvre d’art par les années 2000. Dans un texte, ce sont les temps du passé, et notamment l’imparfait, qui tiennent lieu d’enduit magique. « Je me cogne la tête contre les murs » aurait sonné creux, même si le mur est épais ; « c’était l’époque où je me cognais la tête contre les murs » sonne littérature. Deuxième bénéfice de la rétrospection, elle pimente d’une sauce psychologique le plat réchauffé du fils d’ouvrier devenu écrivain. Racontée au présent, la rupture avec l’ethos familial mettrait au centre un devenir et des questions passionnantes de praxis : comment cela est possible ? Comment un adolescent en vient, dans un contexte d’inculture, à aimer la poésie et le cinéma d’auteur ? Racontée au passé, à la lumière des tensions qu’elle crée 25 ans après, elle met au centre la psyché du fils indigne, et le refrain contrit déjà entonné pas Filippetti, Ernaux et tant d’autres : sentiment de « désertion » ; de « trahison » ; « j’étais passé de l’autre côté, je n’étais plus des leurs » ;
Page 6 / Pour attaquER
« je les reniais en quelque sorte ». Adam tourne en élégie amère ce qui aurait pu être tourné en récit d’émancipation. Mais c’est la règle de cette littérature qui se revendique sentimentale. Une réalité ne vaut pas en soi mais par les sentiments qu’elle procure. Importe moins la sociologie que son précipité affectif (et dépressif). Importe moins le fait exhumé que la conscience qui exhume. Ainsi se dispose une littérature vide-grenier, avec sa scène paradigmatique : le héros fouille les placards et en sort des bribes de passé, objets et surtout photos. Photos de classe, photos de famille, dont en l’occurrence celle d’un nourrisson en couveuse qui s’avère après enquête un frère jumeau de Paul mort prématurément. Don ultime de la rétrospection : un vieux secret et la dramaturgie de son dévoilement. Nous voici revenus à l’origine, celle dont on n’apprend que sur le tard, tel Œdipe, qu’elle explique tout, qu’elle explique soi. La rétrospection est bien sûr une introspection. Par la voix de Paul, Adam se défend d’accréditer cette simpliste lecture de la vie. Il appelle « d’opérette » le psy qui lui suggère que la perte originelle de ce Guillaume est déterminante : « Je savais comment il allait s’engouffrer dans la brèche et en faire l’alpha et l’oméga de mon être, la source de la Maladie, et l’explication des neuf dixièmes de mes névroses. » Pourtant ce même Paul confie quelques pages plus loin : « Plus j’y pensais, plus il me semblait que la clé était là. » Puis : « Mon père ne m’avait jamais aimé. Et il aurait aimé Guillaume. Et il m’en voulait pour ça. » Quelque doute que formule l’auteur par précaution locutoire, le livre n’en a aucun, qui installe le jumeau mort au cœur de son tiers final. C’est bien à lui que Paul consacrera ses derniers mots à sa mère – laquelle semblera réagir du fond de son coma, après l’avoir appelé « Guillaume » au prix d’un lapsus-révélation. C’est bien devant sa petite tombe qu’il aura la « sensation très nette qu’une part de [lui] était enterrée là ». Le rétrospectif reconduit les noces contemporaines de la psychanalyse et de la littérature, entérine la contamination du texte romanesque par le lexique psy. Déplorant que le « déni » soit une religion dans sa famille taiseuse et besogneuse, Paul espère entamer une période de « reconstruction », afin de « [se] réconcilier » et de « mieux comprendre d’où [il venait], et partant, où [il allait] ». Déjà lu ça quelque part ? Où donc ? Est-on si sûr que ces mots n’apparaissent jamais sous la plume des Pancol et Gavalda, dont l’écrivain Paul espère bien se distinguer ?
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Spritz
Frédéric Bonnaud
Huillet et Straub volume 7
Editions Montparnasse 3 DVD, 45 e
Sans fard et sans reproche S
eptième volume de l’œuvre complète de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, et deux sommets : Trop tôt/Trop tard (1981) et La Mort d’Empédocle (1986). C’est le premier que j’ai vu, à la Cinémathèque, dans une salle bondée d’aficionados. J’ai tenu vingt minutes, je me suis sauvé, j’avais 20 ans, ce n’est pas excuse… Dix ans plus tard, j’ai demandé à JeanMarie Straub pourquoi leurs films provoquent des départs précipités, sans me vanter de ma propre fuite. Réponse : « Nos films laissent les gens libres, par conséquent libres aussi de quitter la salle ; ils ne les ficellent pas sur leur fauteuil, ils ne font pas les putains respectueuses, ils ne pratiquent pas la séduction et ils ne traitent pas les gens en cochons de payants mais en citoyens. » Voilà. Mais je n’avais rien compris, ni au texte d’Hölderlin, ni au côté toges et sandales, ni aux personnages, rien. Je m’étais tout de même aperçu que chaque plan vibrait et que ces fameux Straub-Huillet parvenaient à filmer un souffle de vent dans les arbres et l’air gorgé de chaleur. J’étais dégoûté de partir mais, ce texte incompréhensible – que Danièle Huillet avait décidé de ne pas sous-titrer entièrement, prétextant des redites inutiles et son souci de polluer le cadre le moins possible, sacrée Danièle ! – me gâchait l’évidente sensualité du film. Vingt-cinq ans plus tard, alors que La Mort d’Empédocle est soumis à l’épreuve du numérique, le texte m’a paru finalement moins obscur et le film encore plus sidérant de beauté. Comme si Straub-Huillet et Renato Berta avaient voulu en remontrer à Godard et Coutard. Quelle est la plus belle lumière du Sud de l’histoire du cinéma ? Le Mépris ? Ou Empédocle ? Godard voterait Straub, j’en suis sûr.
Godard voterait Straub !
Conclusion à ce piteux aveu d’initiation ratée : on ne naît pas straubien, on le devient. Quand on s’aperçoit que la quasi-totalité du cinéma contemporain dissimule le monde sous de médiocres oripeaux spectaculaires au lieu de l’offrir au regard. Alors que chacun de leurs films contribue à le révéler. Pour le couple Straub-Huillet pendant quarante-cinq ans, puis pour le seul Jean-Marie depuis Page 8 / POUR ATTAQUER
la mort de Danièle en 2006, chaque nouveau film est moins l’application d’un prétendu système janséniste hérité de Bresson, que l’expérimentation d’une nouvelle représentation. C’est ainsi qu’ils ont dégraissé l’adaptation littéraire, dès 1965, avec Non réconciliés (d’après Heinrich Böll) et révolutionné le traitement de la musique au cinéma avec Chronique d’Anna Magdalena Bach, leur film le plus unanimement admiré. Et si Straub a coutume de dire que sans Bresson et Un condamné à mort s’est échappé, il n’aurait rien pu entreprendre, il est permis de préférer sa grande variété de facéties aux règles d’airain du Maître.
On ne naît pas straubien De ce point de vue, Trop tôt/Trop tard est un véritable film expérimental, qui mêle Paris, la Bretagne, Lyon et l’Egypte, pour montrer comment le processus révolutionnaire est vite accaparé par la bourgeoisie. Sur un texte de Friedrich Engels, une voiture tourne autour de la place de la Bastille. Six minutes de travelling circulaire qui tiennent à la fois de la contemplation et du happening. Pris de vertige, l’espace parisien du giscardisme finissant devient du temps éternel. Ce qui n’empêchera pas le spectateur de 2012 de noter que cette place était beaucoup mieux sans opéra… En Egypte, le film capture une sortie d’usine qui ressemble beaucoup à celle des frères Lumière, avec les mêmes ouvriers à vélo, et fait entendre ces mots : « Que le peuple égyptien ait plutôt tendance à supporter l’oppression est un mythe propagé par le colonialisme que l’histoire du peuple égyptien dément. » Bastille/Tahrir, même combat ; trop tôt ou trop tard ? On verra. En attendant, et au grand désespoir de certains admirateurs qui ne retrouvent pas tout à fait la matérialité souveraine et la très haute définition des films d’autrefois…, Jean-Marie Straub est passé au numérique – lui qui avait fait trois négatifs et trois versions pour Empédocle en variant les bonnes prises ! Totalement moderne et totalement archaïque, il aime citer la définition de la Révolution par Walter Benjamin : « Le saut du tigre dans le passé. » A propos de ses films, on ne saurait mieux dire.
CHRONIQUE LITTÉRAIRE / Page 9