TRANSFUGE N° 62

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Novembre 2012 / N° 62 / 6,90 €

TRANSFUGE Choisissez le camp de la culture

NOUVELLE FORMULE

OLIVIER ASSAYAS FILME SA RÉVOLUTION

CINÉMA

Le cinéma français MANQUE-T-IL DE CRUAUTÉ ? FILM DU MOIS : AU-DELÀ DES COLLINES DE CRISTIAN MINGUI LITTÉRATURE

M 09254 - 56 - F: 6,90 E

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RENCONTRE À LISBONNE AVEC GONZALO.M.TAVARES POURQUOI ANNIE ERNAUX NE VAUT-ELLE PAS BEAUCOUP MIEUX QUE RICHARD MILLET ?



vieillissent-ils ?

L

e visage assez lisse, pâle, le corps longiligne, les vêtements rocks d’Olivier Assayas ; son apparence n’est pas trompeuse : notre homme de 57 ans, aujourd’hui se tenant face à nous pour une interview dans les bureaux modernes, tristes et glacés de MK2, n’en a pas fini avec son adolescence. Il y a quelque chose de fantastique, de wildien, à le voir, d’allure et de physique, si jeune, lui, né en 1955. Comment le physique d’un artiste peut-il tant adhérer à l’univers développé, quasiment film après film, filmographie tournant quasi obsessionnellement autour de la jeunesse ? Avec qui ce monomane a-t-il bien pu signer un pacte si étrange, de ressembler à ce point à ce qui l’anime ? Dans le silence de la pièce, je scrute ses mains longues et pointues, griffonnant sur un bout de papier les films et livres fétiches qu’on lui a demandé de choisir. Et repense à ses premiers films, Désordre (1986), L’Enfant de l’hiver (1988), L’Eau froide (1994), films de jeunesse sur la jeunesse, ses atermoiements du cœur, cet esprit de groupe propre à cet âge, ses radicalités libertaires, son chaos permanent ou presque, sa musique au centre de sa vie, sa violence des sentiments, son insouciante folie. Ces films captent ces états d’âme, ces états de fait avec une allégresse et une gravité propre au réalisateur. On badine et on se noie. Je pense à une citation de Novalis qui me suit depuis longtemps, et qui sied bien aux meilleurs des films d’Assayas : « Dans toute poésie, il faut que le chaos transparaîsse sur le voile régulier de l’ordre. » Pourtant son dernier film, Après Mai, commence du côté du voile régulier de l’ordre, comme un film d’homme vieilli, au sens d’un peu trop sûr de lui. Souverain, il avance pas à pas, presque empesé, sûr de son fait, avec le passage en revue obligatoire des signifiants habituels de Mai 68 : plan sur vinyles, scènes de taguage de l’école, premiers joints, premiers acides, plans sur jeunes corps libérés des inhibitions supposées de l’ancien monde, scènes d’AG. Tous les attendus de cette période sont là, vus et revus 1000 fois, au moins en documentaires. Au bout de quarante-cinq minutes de film catalogue dévitalisé, disons-le, fade, la déception est là. Assayas serait-il devenu gâteux ? Carlos nous avait un peu effrayé par son côté magistral, un peu trop frontal avec l’Histoire à notre goût, enfoncerait-il le clou en ce sens ? Heureusement, la deuxième partie du film, où le réalisateur se concentre sur son désengagement politique en faveur de son art, est réussie. Voyez cette longue scène sublime de fête (réécriture de la fête de L’Eau froide), incandescente, incantatoire, romantique, chimérique et extrême. On retrouve là, la grâce d’Assayas, l’inspiration revenue, filmant en quelques plans séquences cette léthargie fébrilement joyeuse propre à cet âge. Sa poésie revient. Voyez cette scène loufoque, drôle, impertinente, où Gilles, le personnage principal, se retrouve sur un plateau de cinéma comme assistant, où l’on tourne un film bis avec des crocodiles et des nazis. Là, le Assayas joueur pointe le bout de son nez, on imagine le réalisateur comme un enfant content de sa farce ! Le film, par ces scènes et quelques autres, en sort finalement étincelant, revigoré. Au bout de deux heures trente d’entretien où Assayas fut très disert, ni lui, ni Damien Aubel (mon collègue), ni moi-même ne semblons fatigués, alors que nous en ressortons habituellement vidés de toutes forces. Là, rien ! Le temps n’avait pas eu l’air de passer. Avions-nous vu réellement le réalisateur s’appelant Olivier Assayas ? Heureusement, la photo l’atteste. Atmosphère fantomatique. Je me pose une dernière question : les fantômes vieillissent-ils ? Mystère. Mystère d’un homme sans âge. Vieux et jeune à la fois. Sûrement comme tout le monde.

par Vincent Jaury POUR ATTAQUER / Page 3

EN PLEIN CHAOS

Les fantômes


sommaire Gonçalo M. Tavares

Pour attaquer p.3

3 / en plein chaos - 5 / j’ai pris un verre avec... - 6 / chronique - 8 / chronique 9 / mauvaise humeur - 10 / la mémoire retrouvée - 12 / club Transfuge 14 / le journal de... - 15 / nouvelles gueules / 3 questions à ...

Le grand entretien p.16

17 / introduction 20 / entretien : Gonçalo M. Tavares

Littérature p.24 Rencontre à Lisbonne avec l’un des plus ambitieux écrivains de l’Europe actuelle : Gonçalo M. Tavares. Cet écrivain d’à peine 40 ans a construit en quelques romans une œuvre qui se confronte de plein fouet à notre époque. Politique, religion, art, Tavares offre dans cet entretien sa singulière vision du monde. La voix d’une littérature qui pense.

UN voyAGE EN INDE traduit du portugais par Dominique Nédellec Viviane Hamy éditions 492 p., 24 e

propos recueillis par Oriane Jeancourt Galignani photo Eric Cassini pour Transfuge illustrations François Olislaeger

J

e le guettais sur les hauts de la vieille ville, à l’ombre de la statue de Camões, qui surplombe l’océan. J’étais naïve. J’ai dû rebrousser chemin, quitter le quartier du Chiado, rejoindre un monstrueux édifice en briques rouges au bord d’une voie rapide : les arènes de Lisbonne. Le peintre de la vie moderne, l’étranger parmi la foule, ne pouvait donner un lieu de rendez-vous plus adéquat. Tavares, ses 42 ans aux tempes grises, sa voix de prêtre antique, se niche dans un quartier populaire, près d’une piste où, lorsque les chanteurs de variété s’éclipsent, coule régulièrement le sang. Sur le chemin du café où nous nous abritons du soleil d’octobre, il évoque son quotidien d’ascète, ses années d’études solitaires auxquelles il s’est contraint pour écrire ses cinq romans (dont deux non traduits) et ses multiples livres courts, cycle des Monsieur. La légèreté disparaît de sa voix lorsqu’il commence à parler de littérature. Il prend alors le visage d’Hannah, la prostituée de son premier roman, Jérusalem, qui ressemblait à « quelqu’un qui fait une expérience… un regard scientifique ». Une prostituée au visage d’entomologiste, Hannah est un des phénomènes de la galerie littéraire de Tavares. Oui, il appartient à la famille des collectionneurs de monstres, celle de Kafka et Nabokov, les précis empailleurs de la littérature. A lire ses trois romans traduits en français, Jérusalem, (Viviane Hamy, 2008), Apprendre à prier à l’ère de la technique (Viviane Hamy, 2010) et le dernier, paru en septembre, Un voyage en Inde (Viviane Hamy, 2012), on suppose un esprit aux mains agiles qui, chaque jour, se promène parmi ses vitrines d’homoncules, pour en sortir un de ses personnages. Parmi eux, l’un des plus inquiétants se transfigure de roman en roman : Theodor Busbeck, le médecin de Jérusalem ; un homme si sûr de sa puissance qu’il est capable de dire « c’est moi qui décide qui est mort » ; un intellectuel qui voue son existence à étudier les fluctuations de la violence dans l’Histoire pour réaliser une radiographie de l’horreur. Cette croyance béate en la science mène le même homme à faire interner et stériliser sa femme schizophrène. Comment ne pas reconnaître la même ambivalence de l’intellectuel chez Lenz Buchmann (littérale-

ment, « l’homme du livre »), le bourreau d’Apprendre à prier à l’ère de la technique qui installe un régime de terreur dans sa famille ? Chez Tavares, l’homme qui ausculte le Mal n’en est pas exempt. Theodor Busbeck se posait déjà cette question d’écrivain : « Si j’arrive à comprendre la partie folle de l’Histoire, si j’arrive à entrer dans la tête de l’Horreur, que ferais-je ensuite ? »

BLOOM REINVENTE

Sans doute, est-ce aussi pour se délivrer un instant de son interrogation du Mal qu’il suit dans son dernier livre, Un voyage en Inde, les traces du héros joycien Bloom dans une épopée contemporaine. Il s’y amuse à composer en vers, à la manière des Lusiades de Camões, texte fondateur de la littérature portugaise – nouvelle manière pour Tavares de jouer les iconoclastes… –, ce voyage d’un homme moderne. Tavarès nous mène de Lisbonne à New Delhi, en quête d’esprit. Car Bloom est un homme parmi d’autres, si ce n’est qu’il s’interroge abruptement sur « ce que c’est qu’être vivant ». Meurtrier de son père, endeuillé de la femme qu’il aime, Bloom appartient autant à la tragédie qu’au vaudeville, il peut ainsi méditer sur le destin de l’humanité et l’instant suivant, courir dans un jardin français derrière des prostituées. Bloom s’avère simplement un homme qui fuit le malheur. Seulement, son Inde rêvée, il la verra en toc et en défroque, sous les traits d’un gourou clownesque. Epopée de la déception, voyage de notre temps. Bloom, condamné à rentrer chez lui comme les voyageurs et fuyards de toujours, d’Ulysse à Vasco de Gama, se révèle un petit type ballotté par l’ennui. Nous en discutons pendant trois heures, dans la chaleur de Lisbonne ; Tavares esquisse le sourire las de celui qui ne s’octroie aucune trêve dans la pensée. J’ai envie de lui dire qu’il ressemble à Lucrèce, dans ses agitations vers le ciel et son horreur des paroles abstraites. Il me répondrait, sans doute, que tous les écrivains appartiennent au monde antique, qu’il faut chercher là l’origine d’une parole non dévoyée, une langue qui puisse ne pas corrompre ses lecteurs. « Qu’avons-nous inventé, nous autres, qui ait du sens, si le ciel demeure de la sorte un élément qui effraie ? », écrit-il dans Un voyage en Inde. Saramago avait perçu, chez le jeune écrivain, un futur prix Nobel. C’était après la parution de Jérusalem. Tavares n’aime pas vraiment qu’on lui parle de gloire à venir, cette lumière-là le trouble. Ce fils de militaire, né au Mozambique, si rétif au succès comme à la pose, ce catholique méfiant envers les dogmes, qui est-il pour garder la force, au cœur de l’Europe, d’interroger la folle course de notre époque ? Un homme qui croit à la lumière de l’esprit et aux chuchotements de Dieu.

Page 16 / TRANSFUGE

24 / ouverture : Leçons de nu, Walter Siti 28 / critique : L’Hôpital, Ahmed Bouanani 29 / critique : Montée aux enfers, Percival Everett 30 / critique : Nocilla Dream, Agustín Fernández Mallo 31 / critique : Crâne Chaud, Nathalie Quintane 32 / critiques 36 / remous : Millet/Ernaux, 1 partout 40 / déshabillage : Basile Panurgias

Cinéma p.42 GRAND ENTRETIEN

«» La ville est la plus belle création de l’homme

n°62/NOVEMBRE 2012

GRAND ENTRETIEN / Page 17

42 / ouverture : Au-delà des collines, Cristian Mungiu 46 / critique : Genpin, Naomi Kawase 47 / critique : Rengaine, Rachid Djaïdani 48 / critique : L’Age atomique, Héléna Klotz 49 / critique : 2/Duo, Nobuhiro Suwa 50 / critiques 54 / remous : Soyez cruels 58 / déshabillage : Héléna Klotz

Dossier p.62

Dossier

MAI

64 / Cérémonie Mortuaire 66 / Rencontre avec Olivier Assayas 72 / Nostalgie stratégique 74 / Filmer l’entre-deux 76 / Mystères de la jeunesse 77 / Trente ans après Mai 78 / L’Assayas de Bonello 79 / « Olivier est incandescent » 80 / Assayas en huit films 81 / Abécédaire d’Assayas

ApRès

OLIVIER

AssAYAs RÉVOLUTION FILME sA

Ici, l’emplacement d’un chapeau éventuel décrivant l’ensemble du dossier. À placer ici, selon les tailles et spécifications habituelles. Ici, l’emplacement d’un chapeau éventuel décrivant l’ensemble du dossier. À placer ici, selon les tailles et spécifications habituelles. Ici, l’emplacement d’un chapeau éventuel décrivant l’ensemble du dossier. À placer ici, selon les tailles et spécifications habituelles.

Et pour finir p.82

1

Millet / Ernaux :

I

l y a de drôles de phrases dans la tribune irréprochable, forcément irréprochable, fournie par Annie Ernaux au Monde, en réponse à Richard Millet. De drôles d’expressions. « Cohésion sociale », par exemple. Le texte de Richard Millet, Eloge littéraire d’Anders Breivik, serait « porteur de menaces pour la cohésion sociale ». On avait cru comprendre qu’Ernaux se situait à la gauche de la gauche. On a dû être mal renseignés. Une pensée issue de Marx, ou simplement de Bourdieu, ne saurait se soucier de la cohésion d’un ensemble dont elle n’a de cesse de démontrer l’iniquité structurelle. Si la cohésion est incohérente, il n’y a plus qu’à œuvrer à la décomposer. En fait Ernaux ne parle pas depuis la gauche, mais depuis la République, notre maison commune, et c’est ce qui explique ses propos si communs. Dans le contexte de cette réponse à un écrivain qualifié de « fasciste », où la « cohésion sociale » désigne la paix entre les communautés et s’oppose à la « logique d’exclusion » (au racisme) de Millet, Ernaux s’exprime même comme une élue de la République. Il n’est pas un des termes de cette tribune qu’on s’étonnerait de trouver dans la bouche d’un maire de banlieue après des émeutes, ou d’un ministre de l’Intérieur après un crime antisémite. Question à mille francs : qui a dénoncé récemment « un acte politique à visée destructrice des valeurs de notre démocratie ? ». Un président de conseil régional réagissant au saccage d’un Mcdo par des agriculteurs autogestionnaires ? Non, l’auteure de La Place et de Passion simple.

INTER

Qu’est-ce qu’il lui prend ? Il lui prend qu’elle endosse les habits de l’intellectuel à la française. Descendant lointain d’un Platon rêvant d’un roi philosophe, ou a minima d’un roi éclairé par un philosophe, l’intellectuel estime que la santé de la patrie (ou de la nation, ou du pays, ou du peuple,

partout par François Bégaudeau illustration François Olislaeger

selon les sensibilités) est son affaire. Il se sent porteur d’une responsabilité et, au nom d’elle, intervient sur une actualité chaude, pompier des âmes : « Il est encore temps d’agir afin que n’advienne jamais cette réalité. » Agir signifie ici dispenser publiquement une parole responsable. Ernaux a parlé, elle a agi. Dans Le Monde. C’est son rôle, se dit-elle. Il se trouve juste que Millet adopte exactement la même geste verbale. Lui aussi a pris la parole – commis trois pamphlets – parce qu’il considère qu’il y a urgence à se porter au secours de la communauté à quoi il lie son destin. Qu’il se réfère à la communauté nationale (ou occidentale, ou raciale),

On croyait qu’Ernaux se situait à la gauche de la gauche. On a dû être mal renseignés. Une pensée issue de Marx ne saurait se soucier de la cohésion d’un ensemble dont elle démontre l’iniquité structurelle. et Ernaux à la communauté sociale (ou citoyenne, ou républicaine), les ancre dans des camps opposés, mais leur postures énonciatives sont identiques. Millet pense que le multiculturalisme précipite le déclin de l’Occident, Ernaux pense que pas du tout, au contraire ; Millet parle de la terreur antiraciste, Ernaux est terrifiée par le racisme ; Millet se sent un blanc minoritaire dans le RER, Ernaux ne se sent pas « menacée par l’existence des autres qui n’ont pas ma couleur de peau » dans les rues de Cergy où elle habite. Mais tous deux jugent nécessaire de penser quelque chose du fait migratoire, et encore plus nécessaire de communiquer cette pensée à leurs semblables. Un troisième – Jourde, sur le site de LITTERATURE / Page 37

Page 4 / TRANSFUGE

remous remous

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82 / poésie : Lettres de 1897 à 1949, Robert Walser 83 / poche : Une Autre jeunesse, Jean-René Huguenin 84 / théâtre : Le Retour, Harold Pinter 85 / essai : Cahier Singer / La Coquette, Isaac Bashevis Singer 86 / dvd : Abel Ferrara, Michael Powell, Max Linder 88 / classique livre : Ma vie, Vittorio Alfieri 89 / classique cinéma : Agent X27/Shanghai Express, Josef von Sternberg 90 / séries : Boardwalk Empire, Dead Set 92 / expo : Bertille Bak/Roman Ondàk 93 / bloc-notes 94 / médias : Les Patrons de la presse nationale, Jean Stern 96 / musique pop : 7, Rihanna 97 / musique classique : Vox balaenae, George Crumb 98 / prophétie


Philippe

«A

la bonne franquette », m’a-t-il dit. Sur ma gauche, tout proche, le PèreLachaise. Sur ma droite, au loin, la colonne de la Bastille. Plus haut, un rade fait le coin de la rue : L’Artiste. Tiens, tiens, pourquoi ne pas m’avoir donné rendez-vous là ? Modestie ? Espièglerie ? Le voilà. J’opte d’emblée pour la seconde hypothèse. Le teint bronzé, une chemise bleu roi portée avec décontraction, le regard rieur, Philippe Béziat est un cinéaste probe mais malicieux. Je me lance. Tout de suite, je lui fais part de l’irritation que me cause la plupart des adaptations d’opéras. Je lâche un exemple : La Traviata de Zeffirelli. Béziat sourit, sirote rêveusement son orange pressée ; il se souvient : « J’étais étudiant à Paris quand le film est sorti. J’étais avec un copain. On est allés au Kinopanorama. Nous sommes sortis furieux. Furieux du son, une cavalerie sonore agressive sans rapport avec l’image. On s’est un peu frités avec une dame qui avait été enchantée par le film. Elle nous a traités de blancs-becs. » La Traviata. Près de 30 ans après l’anecdote estudiantine, voilà qu’avec Traviata et nous, son troisième long métrage, Béziat s’y frotte à son tour. Le résultat est saisissant. Jamais Violetta ne nous a été aussi proche. Mais, mon deuxième verre de Bourgueil bu, j’ose tout de même lui confesser une réticence. La Traviata, oui, c’est magnifique mais ça a un côté opéra des opéras, opéra absolu qui, c’est bête, me tient un peu à distance. Cette réserve, il la comprend. Peut-être la partage-t-il. Mais, me dit-il d’une voix vibrante, « La Traviata, c’est le premier opéra contem-

porain de Verdi. C’est comme si on prenait un bouquin de Catherine Millet et qu’on en faisait un opéra brûlant. » Et puis, « le geste musical de Verdi est un geste oral. La musique jaillit de la parole. C’est découpé comme des plans, il y a un montage parallèle. Né un siècle plus tard, il aurait fait du cinéma ».

« Un jour, il faudra que le monde de l’opéra se remette en question » Les représentations qui nous ont marquées ? Ce sont les mêmes ! Trois mises en scènes de Peter Sellars : Saint François d’Assise de Messiaen, Nixon in China de John Adams, Tristan und Isolde de Wagner. Béziat est enthousiaste : « Sellars, c’est quelqu’un qui éclaire le rapport de la peinture chrétienne et de la musique. Il vivifie la tradition picturale par la vidéo. On est dans l’icône byzantine. Il a intégré la dimension méditative de la musique. » Bon, c’est sympa le passé, mais on ne va tout de même pas se quitter sans faire un état des lieux et se projeter dans l’avenir, hein ? Chose dite, chose faite : « Un jour, il faudra que le monde de l’opéra se remette en question. Combien de temps pourra-t-on continuer à se contenter de jouer le répertoire ? Peut-être qu’il faudra des coupes, des collages. Pas simplement faire des coupes de confort, mais prendre des libertés avec le matériau opératique. Le spectacle vivant n’est pas assez vivant. Quand on va à Bastille, ça ronronne. » Ouf, c’est dit ! L’addition, s’il vous plaît ! POUR ATTAQUER / Page 5

J’AI PRIS UN VERRE AVEC

Béziat

par Jean-Christophe Ferrari - photo Adeline Mai pour Transfuge


Le nez dans le texte

François Bégaudeau

La Blonde et le Bunker Jakuta Alikavazovic Editions de l’Olivier 199 p., 15 e

Etre et ne pas être

O

n se passerait bien des exergues. On se passerait bien des citations augurales qui mettent un livre sous tutelle. En plaçant quatre mots de Dostoïevski (plus rarement de Florent Pagny, notons-le) à l’orée de son texte, l’auteur escompte que l’autorité invoquée l’autorise. Citant le maître, il s’en suggère le disciple, le pair. Et le lecteur n’a plus qu’à entériner. N’a plus qu’à se plier à la respectabilité qu’installent d’emblée, avant lecture, ces mots incantatoires. On force ses yeux, extorque son adhésion. L’exergue manque d’égards. Le rituel en est aujourd’hui si commun, si rituel, que même un élégant roman comme La Blonde et le Bunker y cède. Mais, élégance oblige, il le rehausse, le rachète. Comment ? En glissant dans le corps du texte une phrase (« Gray ne s’attend pas à croiser l’ex-mari, mais il ne s’attendait pas non plus à ne pas le croiser ») qui fait écho à celle de Robert Coover placée en exergue (« Il ne s’attend pas à trouver la fin du monde ici, mais il ne s’attend pas non plus à ne pas la trouver »). Par effet rétroactif, la citation est dégondée de sa stricte fonction légitimante ; marmoréenne, elle reprend mouvement en s’invitant dans la danse sémantique. Elle est remise sur le métier. Elle travaille. Elle parle. Que dit-elle ? Que ne pas s’attendre à la fin du monde – ou à croiser un mari – n’entraîne pas qu’on s’attende à la fin du monde – ou à ne pas croiser un mari. Ce que confirmera la digression ultérieure sur un chercheur en abri atomique convaincu à la fois que la guerre nucléaire aura lieu et n’aura pas lieu. En somme il y a une place entre l’énoncé « x est vrai » et l’énoncé « x est faux ». Une place entre l’être et le non-être. Porte étroite, espace ténu, fil du rasoir sur lequel parvient à se tenir, c’est tout son art, Jakuta Alikavazovic Ne pas mésinterpréter, alors, le « principe » que se donne Anna, trouble et furtive compagne de l’écrivain Gray : « Elle parlait peu. Le peu qu’elle disait devait (devait : c’était une nécessité, un principe) être implicitement contredit à un moment ou à un autre. » Ni luxe dandy de se dédire, ni réflexe sceptique de contester un dogme ; plutôt l’idée qu’une phrase digne ne peut s’avancer que nimbée de la possibilité de son opposée. Ni modération centriste, ni juste milieu ; plutôt le neutre, obtenu par désarmement mutuel des contraires. Seul livre à ce jour de John, mari d’Anna par ailleurs inventeur du « président

Page 6 / Pour attaquER

des Etats neutres », Les Expressifs anonymes (voyez l’oxymore) utilise « à quatre-vingt-sept reprises l’expression “d’une voix neutre” ». Le neutre n’est pas le non-être. C’est le presque rien. Le décadentisme morbide qui affleure à travers le goût des personnages pour ce qui disparaît, pour « les villes en voie d’extinction », ne doit pas masquer l’essentiel : dans ce qui meurt, ce n’est pas la promesse du noir total qui charme, mais la moindre lumière, la lumière tamisée, celle d’un crépuscule d’été. Le neutre c’est un peu plus que du non-être et un peu moins que de l’être. C’est le lieu d’échange et d’indifférenciation des deux pôles. « Il pensa qu’il aimait Anna, il pensa qu’il n’aimait pas Anna, il pensa que cela ne faisait aucune différence. » Un sentiment peut cohabiter avec son absence, et à la fin amour et nonamour fusionnent. Rien n’est, mais tout flirte avec l’être, tout caresse la possibilité d’exister. Appelons ça un verbe qui effleure. Gray cherche une collection d’art introuvable. Fusion des contraires : cette collection existe en tant qu’il la cherche, et n’existe pas puisque cette recherche est vaine. Superfusion : de même que la conservation d’un tableau implique son retrait (« bien qu’elle crée, pour les œuvres, des conditions de la survie, elle entrave dans le même temps leur diffusion, contrarie leur visibilité »), la collection Castiglioni n’existe jamais autant qu’en n’existant pas. Ce que comprend très bien l’une des protagonistes, qui se plaît à alimenter artificiellement son énigme pour tenir en éveil le professeur qui cherche à la résoudre — car quel plus grand désastre que la résolution d’un polar qui vous a suspendu 300 pages dans la douce apesanteur de l’hypothétique ? Ledit professeur ira plus loin : un tableau doit être soustrait aux regards : « L’Art visuel n’était pas fait pour être vu. » Et la littérature pas faite pour être lue ? Non. Avec elle, nul besoin de cette précaution. Un tableau ça se pose là, concret, matériel, incontournable. Un tableau c’est un plein, c’est plus que du moindre. La littérature, quant à elle, n’est faite que de mots, ces peine-à-être, ces petites crottes lacunaires, souffreteuses, grises sur une page blanche. Ce qu’ils désignent advient mais sans advenir ; se maintient dans un état vaporeux au statut indécidable, puis se volatilise. La littérature, si elle ne s’empresse pas d’affirmer – mais les mots sont littéraires à cette condition –, est un ange dont on n’est jamais vraiment sûr qu’il soit passé.


13 nouvellesNcaustiques AUTOUR DE

o PARMI LES AUTEURS

OËL

:

François Begaudeau, Chloé Delaume, Yannick Haenel

Où passerez-vous Noël ? Au cinéma, avec un inconnu, chaque année jusqu’au suicide ?

Dans un bar de Belleville, jusqu’au petit matin ?

www.armand-colin.com

Avec votre famille, pour une soirée angoissante et mélancolique ?


Spritz

Frédéric Bonnaud

La Nuit du chasseur

Charles Laughton Wild Side Video 80 e

redouble Q Laughton

uand La Nuit du chasseur (1955) est-il devenu le film préféré de tout le monde, icône intouchable et sésame cinéphilique ? On peut émettre l’hypothèse que la grandeur du film a lentement infusé entre le début des années 60 et le milieu des années 80. Aux Etats-Unis, sous l’influence des cinéastes-cinéphiles, Charles Laughton étant – à sa façon – le premier d’entre eux ; en France, au fil des passages à la télévision et des reprises successives. Dans un article d’avril 1987, Serge Daney rapporte une conversation avec Marguerite Duras qui considère que la énième diffusion de La Nuit du chasseur « est le seul événement récent de cinéma ». Adoré des enfants, des cinéphiles et des cinéastes, l’unique film de Charles Laughton n’a pourtant plu à personne, ou presque, lors de sa sortie. Et réussit même le prodige de se faire descendre par François Truffaut – synthèse idéale des trois catégories sus-citées – dans Arts (23 mai 1956) : « Déplorons encore quelques défaillances dans la direction d’acteurs, quelques facilités, et l’attendrissement final, odieux. » Vingt ans plus tard, Truffaut réécrit son papier pour le recueil Les Films de ma vie : « En dépit des heurts de style, La Nuit du chasseur est un film d’une grande richesse d’inventions qui ressemble à un fait divers horrifiant raconté par de petits enfants. » Voilà, il y est enfin. La luxueuse édition Wild Side, avec le livre de Philippe Garnier et le documentaire de Robert Gitt (deux heures quarante ! pas un petit bonus vite fait…), a l’immense mérite de balayer les clichés (« film miraculeux », « quel dommage qu’il n’en ait pas fait d’autres… », blabla, mais encore ?) pour étudier pas à pas les courants contraires qui ont présidé à sa conception. Il en ressort que ce qui avait tant déplu à Truffaut et au monde entier en 55, le côté composite du film, son aspect de bric-àbrac désuni et dissonant, « amateur » et inégal, est justement ce qui n’en finit plus de nous séduire… Laughton ne connaissait rien à la technique cinématographique mais, il le savait et s’en remettait humblement à Stanley Cortez et à une équipe aguerrie. Cortez avait travaillé avec Orson Welles (La Splendeur des Amberson) et Fritz Lang (Le Secret derrière la porte). Mais, tout comme Laughton, sa gloire était derrière lui et les deux hommes s’étaient

Page 8 / POUR ATTAQUER

déjà croisés sur Abbott et Costello rencontrent le capitaine Kidd, autant dire le fond de la piscine hollywoodienne. S’il ne comprenait rien aux ennuyeuses affaires de direction du regard, Laughton savait tout de la direction d’acteurs, de la logique sexuelle du conte avec ogre et bonne fée, des mécanismes de la peur enfantine, et Brecht avait sans doute fini de lui enseigner quelques excellents principes de distanciation, quand il avait créé la seconde version de La Vie de Galilée, en 47, à Los Angeles. A force de lire La Bible en public, au théâtre comme à la télévision, il pensait naturellement en paraboles et la singularité inouïe du film réside en bonne partie dans cette façon de tenir à distance la dramaturgie classique. La Nuit du chasseur est un grand film indirect et impur. Ceux qui l’ont lu, affirment que le livre de Davis Grubb – best-seller à l’époque, acheté pour Laughton par son agent, Paul Gregory – fait vraiment peur et que le personnage du prêcheur est plus proche de nos modernes serial killers que de l’interprétation outrée de Mitchum. Garnier explique comment Laughton a allégé tout ça, contre un Mitchum à la fois docile et dubitatif (lui voulait plutôt jouer un Max Cady avant la lettre, le psychopathe des Nerfs à vif ), au profit de la fable et d’un retour au cinéma muet. En descendant la rivière, les enfants pourchassés tombent sur l’actrice chérie de Griffith, Lillian Gish, celle qui berçait l’enfant dans Intolérance, la mère éternelle. Difficile d’être plus clair. L’enchantement de l’origine plutôt que la terreur criminelle. « Le cinéma est devenu un truc pour avachis. Je voudrais que les spectateurs se remettent à s’asseoir droit sur les sièges de cinéma, les fesses au bord du fauteuil », déclarait Laughton. Le merveilleux de La Nuit du chasseur, avec son bestiaire à base de petits lapins et ses figures imposées du conte, relève de l’archaïsme du conteur. Et constitue le plus improbable des cocktails : americana sudiste, plus dessin animé à la Tom et Jerry, plus grumeaux de film noir, plus cinéma muet, plus fable distanciée, plus magie du conteur, plus Mitchum qui fait le clown, plus parabole biblique, plus expressionnisme, égalent incompréhension totale et insuccès assuré. Et c’est ainsi que, l’espace d’un film, le cinéma est retombé en enfance…


K

afka serait, paraît-il, prisonnier d’un coffre-fort, quelque part en Suisse. Plus t r iste qu’un cafard retranché dans sa chambre, l’écrivain s’étiolerait au fond d’une banque. C’est l’histoire que nous raconte la risible guerre juridique qui oppose Eva Hoffe et la Bibliothèque nationale israélienne autour des manuscrits du Pragois. On nous annonce qu’elle touche à sa fin suite au jugement, rendu ce moisci par le tribunal de Tel Aviv, en faveur de la Bibliothèque, mais rien ne dit que la vieille dame de 80 ans ne puisse faire appel ou refuser de livrer les manuscrits tenus cachés dans ses coffres-forts de Zürich et Tel Aviv. Hérités de sa mère, la maîtresse de Max Brod, débarqué en Palestine en 1939 avec les écrits de Kafka sous le bras, ces manuscrits traînent dans la famille Hoffe depuis un demi-siècle. Seulement, l’institution publique est en possession d’un document attestant que Brod voulait lui faire don de ces manuscrits. Pourtant, Kaf ka n’est pas plus au fond de ces coffres que Zapata n’est roi de la Lune. S’il fallait en suivre la piste, ce serait plutôt du côté de Berlin, où vient de paraître un essai signé par le plus inattendu des exégètes : Saul Friedländer. L’immense historien de la Shoah vient alimenter une nouvelle lecture kafkaïenne. « Le poète de sa propre confusion », écrit-il, serait rongé par la honte d’une homosexualité refoulée, alliée à une judéité pesante. On se souvient de cet aveu du jeune Franz dans sa correspondance : « Je suis sale Milena. » L’origine de cette culpabilité intime, Friedländer la

Kafka décèle dans la relation au père, qui symboliserait à la fois une attirance religieuse et sexuelle pour celui qui incarne la Loi. La mort devient alors une image de la « castration », que redoute plus que tout le jeune Franz. Si Friedländer ose s’approprier la vie de Kafka, sans doute est-ce parce que, vingt ans plus tard, il fut un semblable jeune homme dans la communauté juive de Prague. Il se souvient de la devanture du Trocadero, le bar de Prague où le jeune Franz et ses amis passaient leurs soirées étudiantes. Anecdotique ? Non, essentiel. Friedländer est à sa manière un témoin de Kafka. Rôle qu’il endosse d’autant plus avidement qu’il a dû, dans les années 30, quitter Prague pour l’exil. Un autre avant lui avait assumé ce rôle : George Steiner, qui a lui aussi connu les pavés du Prague d’avant-guerre, ayant même entendu, dans sa famille, parler de ce Franz qui écrivait de si étranges livres. Steiner, Friedländer, ils sont les survivants, les passeurs légitimes. Non pas les seuls – Blanchot, Sebald ou Mosès sont tout aussi nécessaires – mais ceux qui permettent à l’œuvre de Kafka de survivre. Car les écrits du jeune Franz ne doivent pas se muer en arbre mort. Friedländer permet à Kafka de replonger ses racines dans la terre d’une histoire, d’une ville, d’une généalogie. par Oriane Jeancourt Galignani illustration François Olislaeger

POUR ATTAQUER / Page 9

MAUVAISE HUMEUR

Libérez


LA MÉMOIRE RETROUVÉE

Frédéric

Manifeste incertain

éditions Noir sur Blanc 192 p., 23 g

Mon grand-père, peintre, était venu de Pologne en Alsace. Il a peint l’Alsace bucolique pour gagner sa vie et se faire accepter, ce qui n’a d’ailleurs pas marché parce qu’il existait envers les Polonais une hostilité très forte. La série qu’il a peinte sur l’Alsace à la fin de la guerre, et à laquelle appartient ce dessin, est étonnante. La police militaire américaine interdisait de faire des photographies car Strasbourg avait été bombardée par les Américains, de très haut, et qu’ils avaient considérablement détruit la ville. Je n’ai pas connu mon grandpère qui est mort jeune, mais j’aime penser qu’il existe une filiation de lui à moi. J’ai moi-même dessiné beaucoup de ruines. J’ai vécu par intermittence en Alsace, quand j’étais enfant. Cette aquarelle représente pour moi une Alsace dont j’ai surtout des souvenirs tristes. Quand j’étais petit, Strasbourg était encore détruite. On y voyait beaucoup de mutilés, de mendiants en haillons. Depuis, on a nettoyé la ville pour y installer le Conseil de l’Europe et en faire une ville ripolinée que je ne reconnais plus...

Page 10 / TRANSFUGE

Cette toile appartient à une série peinte par mon père, qui s’appelle Les Torturés, l’une des rares représentations de la guerre d’Algérie dans la peinture. Il devait partir en Algérie, et il était résolu à déserter, mais la naissance de ma petite sœur lui a permis d’échapper à cette guerre. Cette peinture est d’actualité, il l’a déclinée sur plusieurs tableaux, avec les couleurs du drapeau français. Il y a là une touche expressionniste que je trouve très belle. Mon père venait de l’abstraction lyrique : ses premières peintures sont assez proches de Wols, et il y a aussi des choses à la Pollock, même s’il garde toute sa singularité. A la fin de sa vie, il n’avait que 35 ans, sa peinture est devenue figurative. Je l’ai peu connu, mais ma sœur et moi avons peint avec lui dans son atelier. Il avait acheté au Prisunic des ardoises d’écoliers et nous faisions des dessins sur lesquels il revenait à la peinture, de vraies œuvres à six mains ! Cela m’a beaucoup marqué. © DR

© DR

propos recueillis par Sophie Pujas

© DR

C’est la couverture du Manifeste incertain, le premier d’une série de neuf volumes, qui tous parleront de la perte du sentiment de l’Histoire et de la nécessité absolue de retrouver un lien avec elle sous peine de périr. Ce dessin représente bien la tonalité du livre : des enfants habillés comme dans les années 30, et dont on ne sait pas s’ils sont de jeunes résistants, des boy-scouts… Je n’attribue pas de valeur excessive à mes dessins. Ils ne doivent pas prétendre à une valeur esthétique, ils doivent avant tout être une autre écriture dans le livre, exprimer quelque chose que je n’arrive pas à exprimer par des mots. Le texte doit être très explicite : même sur des sujets complexes, j’essaye de ne pas me perdre, de ne pas perdre le lecteur dans quelque chose de trop intellectuel. Alors, les dessins surgissent comme une musique dans le livre, et il n’est pas nécessaire qu’on les déchiffre trop précisément.


© Rue des Archives

Pour mes dessins, j’utilise souvent des photographies comme point de départ. J’aime qu’elles soient de mauvaise qualité, ce qui me permet de les réinterpréter plus librement. J’utilise la photographie comme on utilise des images d’archives dans un film documentaire. Mais cela va au-delà d’un travail d’archives. Prendre des images parfois très connues, comme je le fais, c’est leur donner un nouveau sens. En fait, je n’aime pas trop les dessins complètement inventés, je ne trouve pas que ce sont les meilleurs. Pourtant, il y a toujours une part d’invention dans les dessins, mêmes les plus faussement réalistes. Benjamin est au centre du Manifeste incertain parce que, pour moi, il incarne l’illusion suprême – les intellectuels persuadés de pouvoir occuper une place qui n’était plus la leur. Ce n’est pas un jugement de valeur de ma part. Dans le prochain volume du Manifeste, je parlerai du retour de Benjamin à Paris… Je veux montrer un Paris dans lequel vivent les exilés, pas la ville dans laquelle on habite, plutôt celle dans laquelle on traîne de chambres d’hôtels en chambres d’hôtels...

© DR

Pajak

L’inclassable Frédéric Pajak, créateur des Cahiers dessinés, à mi-chemin entre roman et dessin, publie le Manifeste Incertain, récit de jeunesse et d’admiration littéraire. En cinq images, ses influences, forcément picturales.

J’ai découvert l’œuvre de François Aubrun par un ami, il y a une trentaine d’années, et je viens de publier une monographie aux Cahiers dessinés, collection devenue une maison d’édition à part entière que nous dirigeons avec Vera Michalski. Le livre s’intitule Aubrun, l’absolue peinture, et ce n’est pas exagéré. Pour moi, Aubrun, qui est mort il y a quatre ans, c’est le plus grand peintre français de l’Après-Guerre ! Il représente la sincérité absolue, le refus de toute concession – pour moi, tout ce qui n’est pas absolument sincère est voué à disparaître. Aubrun a cherché exactement ce qu’il a trouvé, et jamais il n’a cherché à épater le bourgeois. Ce n’est pas esthétisant, il n’y a pas de facilité, de joliesse, il y a des accidents partout. Il est mort en 2009, et je n’ai, hélas, pas eu l’occasion de le connaître. Ce n’était pas un homme très bavard, c’était un homme englouti dans sa peinture, qui ne vivait que pour elle. Cette toile date de la fin de sa vie. Il était alors très malade, et pendant quatre mois, n’a peint que des peintures noires. C’est une œuvre testamentaire, où pourtant il ne renonce pas, il ne cesse d’inventer, de se plonger dans l’expérience. Avec lui, la peinture existe vraiment. POUR ATTAQUER / Page 11


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