TRANSFUGE Décembre 2012 / N° 63 / 6,90 €
Choisissez le camp de la culture
NOUVELLE FORMULE
Réveillon(s) nos
classiques Découvrez nos modern classics, ces œuvres cultes oubliées du XXe siècle En livre et dvd
LITTÉRATURE
CINÉMA Entretien fleuve avec
Jack London, l’appel de l’alcool ? Rencontre avec Bernard Noël, légende de la poésie
Abel Ferrara M 09254 - 57 - F: 6,90 E
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A
du gouffre
bel Ferrara n’est plus le même homme, comme on le voit dans son dernier film, 4h44, Dernier jour sur terre. Le film est un objet étrange, se passe dans un appartement new-yorkais ; un couple, Cisco (Willem Dafoe) et Skye (Shanyn Leigh) ; une apocalypse mondiale qui doit arriver. Que fait-on quand on sait que la fin du monde est proche ? Là, Cisco et Skye font l’amour, ici elle continue à peindre. On va à l’essentiel, selon Ferrara : l’amour, l’art. Le réalisateur aurait fait ce film dans les années 90, les années Bad Lieutenant, The King of New York, il y a fort à parier qu’avant la fin du monde, Cisco et Skye seraient allés se défoncer dans les bas-fonds new-yorkais ; héroïne, cocaïne, tout ce qu’ils auraient pu trouver traîner dans un bar d’un quartier d’indésirables. Il y aurait eu Skye à rouler des pelles à des inconnus, il y aurait eu Cisco, deux prostituées sur les genoux, à blasphémer contre un Dieu trop discret à son goût et maugréer contre un Diable qui aurait gagné la partie. Aujourd’hui, Ferrara fait un film d’amour, presque un mélo. L’hypertension, caractéristique du cinéma de Ferrara, est effacée, au profit d’un temps zen, ralenti. Le film se déroule quasiment en huis clos, dans un appartement vide, où l’on respire calmement, où l’on circule bien, où l’on fait l’amour harmonieusement, où l’on écoute la parole sage d’un maître bouddhiste. Cet espace est filmé comme un empyrée, une bulle protectrice où la légèreté l’emporte sur le tragique, qui garantit contre une panique censée être inévitable à quelques heures de la fin du monde. Quand on sait que tout le cinéma de Ferrara repose sur l’idée de panique, on comprend l’évolution du réalisateur. Et l’on s’aperçoit de l’analogie possible entre l’appartement et le paradis, dans les scènes où Cisco fait une escapade hors les murs pour tâter le pouls qui bat à New York : là, la nervosité ferrarienne revient à tout allure, suicide à sa gauche, discussion oppressante dans l’appartement de son frère. La nervosité irrigue le film de ces scènes d’extérieur, mais survient aussi d’un autre véhicule, celui-ci virtuel (Skype) : scène de Cisco avec son ex-femme, se terminant par une dispute violente entre Skye et lui ; scène entre elle et sa mère, productrice de tension. Mais l’empyrée résiste. On peut voir aussi un clin d’œil du côté du Paradis de Dante, sur au minimum un point, la caritas : scène où Cisco tend une somme d’argent importante au livreur, indépendamment de la valeur réelle de la marchandise livrée. C’est la définition même de l’amour altruiste, une des composantes du Paradis dantesque. Malgré cette trajectoire vers la béatitude, Ferrara est toujours Ferrara. Si 4h44 est une variation neuve dans son travail, il varie sur une constante : on est chez lui à deux doigts du gouffre. Rappelez-vous dans Bad Lieutenant cette course contre la montre hystérisée du lieutenant (Harvey Keitel), scandée par les résultats de la finale mythique de baseball entre les Dodgers et les Mets. Le lieutenant doit rembourser les dettes de jeu qu’il contracte autour de cette finale sinon il risque la mort ; mais s’endette toujours plus, se contrôle à peine à cause de shoots récurrents, et disjoncte dans l’enfer du jeu, du sexe, de la drogue. Le lieutenant, à chaque minute du film, se tient suspendu au-dessus d’un volcan. Souvenez-vous de Go Go Tales, et encore cette course contre la montre frénétique contre un crash annoncé : l’effondrement par faillite de la boîte de strip-tease. Le patron (William Dafoe) y mène la danse, rongé par l’angoisse de perdre tout ce à quoi il tient. Dans 4h44, l’effondrement s’écrit avec un grand A : c’est l’Apocalypse. On était jusqu’à ce film en mode mineur, passage ici en majeur. La chute reste l’obsession du catholique Ferrara, malgré sa conversion au bouddhisme ; on ne peut être plus clair avec ce dernier film. Nous avons rencontré, Damien Aubel et moi, Abel Ferrara, à l’hôtel Le Pavillon de la Reine, place des Vosges. Nous nous sommes longuement entretenus avec ce voyou de réalisateur prétendument devenu angelot. Surprise en se retrouvant devant lui : notre homme, pantalon à rayure, voix grave, gueule préhistorique, reste un animal féroce, personnage de la mafia. Marlon Brando dans Le Parrain. Il parle fort, avec autorité, se tait subitement pour réfléchir, ferme les yeux, prend sa tête entre ses mains, éructe brusquement un « Fuck », conclut ses phrases d’un « You see what i mean ? ». Une nervosité se dégage de ce corps fabriqué comme un roc. Il vous regarde dans les yeux comme un boxeur : plus d’une fois j’ai cru qu’il allait me donner un coup de poing ou un coup de boule. Son bouddhisme nous a semblé bizarre… Pour ceux qu’Abel Ferrara indiffère, Transfuge a construit un dossier sur les classiques. Nous traitons du contemporain à longueur d’année, nous essayons de voir clair dans cette nuit noire. Là, c’est une autre nuit qui nous a tentée, celle des œuvres oubliés du XXe siècle : les modern classics. Venez découvrir avec nous ces romans et films méconnus. Ils le méritent. Eux aussi sont à deux doigts du gouffre, de l’oubli.
par Vincent Jaury EDITORIAL / Page 3
EN PLEIN CHAOS
A deux doigts
P.16
« »
Je suis encore vivant, pas vrai ? Abel Ferrara
Abel Ferrara Abel Ferrara et Shanyn Leigh, sa compagne, actrice principale de 4h44, Dernier jour sur Terre
propos recueillis par Damien Aubel et Vincent Jaury photo Jean-François Robert
GRAND ENTRETIEN / Page 17
Dossier
Réveillon(s) nos classiques Réveillon(s) nos
classiques Noël est là, son sapin, ses cadeaux. Marre d’offrir le Goncourt ou la énième réédition des Tontons flingueurs ? Osez les modern classics, ces oubliés de la postérité artistique. La littérature et le cinéma regorgent d’œuvres qui mériteraient le titre de classique, remplissant tous les critères pour figurer au Panthéon de la culture. Mais comment les reconnaître ? Qu’est-ce qui fait un modern classic ? Pourquoi sont-ils restés dans l’ombre ? Toutes les réponses dans ce dossier. La rédaction de Transfuge a plongé dans les oubliettes du XXe siècle pour vous proposer sa sélection de modern classics, livres et dvd à réhabiliter de toute urgence.
DOSSIER
par Damien Aubel, Oriane Jeancourt Galignani et Vincent Jaury illustration d’ouverture par Killofer
Page 62 / TRANSFUGE
DOSSIER / Page 63
Remous
Le verbe de Godard
Godard Page 4 / TRANSFUGE
L
e rouge chez Godard, ce n’est pas seulement celui du drapeau suisse : c’est aussi celui du gauchisme tendance radicale. JLG entre résolument en militantisme à la fin des sixties. Avec Jean-Pierre Gorin, un de ses amis, qui lui ouvre les portes des groupes maoïstes à l’époque de La Chinoise, Godard fonde le groupe Dziga Vertov en 1969. Groupe, ou plutôt nébuleuse à géométrie variable, qui emprunte son nom au légendaire réalisateur de L’Homme à la caméra. On aurait pu attendre de Godard d’être un moine-soldat anonyme de l’extrême-gauche, on a en fait vu un artiste ne cessant de réfléchir à son art.
Les années Dziga Vertov, sont une période de bouillonnement créatif pour Godard, qui cherche la formule d’un cinéma politique.Un cinéma dont la clé est le verbe. Retour sur cette période à l’occasion de la sortie d’un coffret, Jean-Luc Godard - Politique, chez Gaumont. par Damien Aubel photo remerciements à Quentin Becker (gaumont)
Comme tous ses pairs, il s’est posé la question d’une esthétique engagée : comment faire un cinéma politique ? Comment faire un film des revendications, de la colère et des propositions utopiques ? Comment mettre lumières et sons au service de la Révolution ? Godard, homme de phrases, de mots, spécialisé dans le laminage citationnel, trouve une réponse : un cinéma révolutionnaire est un cinéma du verbe.
La Révolution par le verbe
Le Vent d’est, « western gauchiste » où CohnBendit joue avec Gian Maria Volonté, présente une séquence matricielle, un point de fusion où se mêlent les enjeux esthétiques et politiques auxquels se confronte Godard. Il s’agit de la scène de l’assemblée générale réunissant acteurs et équipe technique. Alors que la discussion se réduit à un brouhaha, la caméra suit une trajectoire capricieuse. Elle titube, elle passe à gauche, elle passe à droite, elle saisit des arbres, zoome sur une affiche, dézoome. Il s’agit d’un chaos soft, un désordre bucolique (on se situe dans la campagne italienne). Mais, alors qu’on tente difficilement d’emboîter les pièces de ce puzzle sonore et visuel, une voix off intervient. Une parole structurée, claire, analytique. Elle a la rhétorique questionneuse et ultra-pédagogique de l’époque (« Pourquoi ces rapports sans cesse changeants des images et des sons ? »). Mais surtout, elle joue les interprètes : elle explique l’origine de l’AG – il s’agissait de montrer un peu de la fièvre de parole collective de 68. De dire le pourquoi et le comment de ce qui apparaît comme un amas informe d’images et de voix. Pour Jean-Luc Godard, un cinéma révolutionnaire est un cinéma qui fait apparaître la parole révolutionnaire pour ce qu’elle est : non pas une imprécation d’ayatollahs d’extrême-gauche, encore moins une éructation boutonneuse d’adolescent, mais une parole bâtisseuse, qui lutte contre le chaos. Un verbe qui s’oppose à l’exploitation mécanisée de l’homme par l’homme.
Le bruit de l’esclavage
Prenez par exemple British Sounds. Conçue avec un militant, Jean-Henri Roger, cette commande de la télévision anglaise, est un cocktail politicoexpérimental qui brasse discours et formules sur la condition des travailleurs ou sur le féminisme. Mais on retiendra surtout l’affolante première séquence, cette magistrale démonstration de jusqu’au-boutisme cinématographique. Pendant dix minutes, la caméra suit la chaîne de montage d’une usine d’automobiles d’Oxford pendant que la bande-son vomit un bruit assourdissant, intolérable. C’est le fracas des machines, la reproduction
REMOUS
Le verbe de Godard
3/ en plein chaos – 5/ j’ai pris un verre avec… – 6/ chronique – 8/ chronique 9/ mauvaise humeur – 10/ la mémoire retrouvée –12/ club Transfuge 14/ le journal de… – 15/ nouvelles gueules / 3 questions à ...
Littérature p.24
24 / ouverture : Le Roman d’un être, Bernard Noël 28 / critique : Récit d’un noyé, Clément Rosset 29 / critique : Lausanne, Antonio Soler 30 / critique : L’Atelier du Diable, Jáchym Topol 31 / critique : Le Conscrit, Martín Kohan 32 / critiques 34 / remous : Jack London, le Dyonisos du pauvre 38 / déshabillage : Catherine Robbe-Grillet
Cinéma p.42
P. 62
Le Gai savoir (1969) avec Jean-Pierre Léaud et Juliet Berto
Pour attaquer p.3
18/ introduction 20 / entretien : Abel Ferrara
Page 16 / TRANSFUGE
P. 54
N°63/Décembre 2012
Le grand entretien p.16
Abel Ferrara, réalisateur de l’inoubliable Bad Lieutenant, revient avec un film sur l’Apocalypse, 4h44, Dernier jour sur terre. Un magnifique film de couple sur fond de destruction imminente de la planète. Rencontre avec le mythique réalisateur new-yorkais, de passage à Paris, entre Perrier et café.
GRAND ENTRETIEN
sommaire
Grand Entretien
42 / ouverture : Tabou, Miguel Gomez 46 / critique : 4h44, Dernier jour sur terre, Abel Ferrara 47 / critique : Violeta, Andrés Wood 48 / critique : Marina Abramovic : The Artist Is Present, Matthew Akers 49 / critique : Les Invisibles, Sébastien Lifshitz 50 / critiques 54 / remous : Le verbe de Godard 58 / déshabillage : Valérie Donzelli
Dossier p.62
64/ Sur le parvis du Panthéon 66/ Œuvres choisies, Eduard von Keyserling 68/ Au bord de la mer Noire, Israël Joshua Singer 69/ Quand plus rien n’aura d’importance, Juan Carlos Onetti 70/ Parents et Enfants, Ivy Compton-Burnett 71/ L’Ile, Eugène Dabit 72/ Critiques 74/ Interview Jean-Yves Tadié 76/ Le choix des écrivains 78/ Coffret Raymond Bernard 80/ La Valse dans l’ombre, Mervyn LeRoy 81/ Les Jeux de l’amour, Philippe de Broca 82/ Woman on the Run, Norman Foster 83/ Euréka, Nicolas Roeg 84/ Critiques 86/ Interview Jean-François Rauger 88/ Le choix des cinéastes
Et pour finir p.90
90/ théâtre : Nouveau Roman, Christophe Honoré 91/ essai : Les Atticistes, Eugène Green 92/ série : Freaks and Geeks, Paul Feig 93/ expo : Mircea Cantor 94/ médias : Bruno Patino 95/ bloc-notes 96/ musique pop : Rénover ses classiques 97/ musique classique : Oratorio de Noël, Camille Saint-Saëns 98/ prophétie
par Frédéric Mercier - photo Thomas Pirel
P
our une rencontre avec la révélation d’Un amour de jeunesse, on aurait pu faire plus intime. Un bar boisé sur les quais aurait été à propos. Ou alors l’arrière-salle d’un vieux troquet avec flippers et papier peint jaunâtre, façon Après Mai, le nouveau film d’Olivier Assayas dont Lola Creton est l’héroïne politisée. Le rendez-vous a plutôt été fixé dans le bar à vin d’un grand magasin à l’heure de pointe. Avec sa lumière crue et le bruit des curieux, il est peu probable de trouver décor plus impersonnel. Alors que nous commandons du rouge, elle m’avoue son soulagement : « Je n’aime pas les interrogatoires. Mieux vaut ce type d’entrevue, ça laisse au moins le temps de discuter. » Je lui dis d’emblée qu’elle incarne quelque chose d’inédit à l’écran comme jadis Sandrine Bonnaire chez Pialat. Seulement, elle a commencé encore plus jeune : « J’avais neuf ans lors de mon premier tournage. J’ai su immédiatement que c’était ce que je recherchais. Jouer mais aussi avoir affaire à des gens exceptionnels. » Son parcours sera dès l’origine jalonné de rencontres hors du commun : « Catherine Breillat me voulait pour Barbe Bleue alors que j’étais à peine en sixième. Comme elle a eu son accident, il a fallu attendre trois ans avant de débuter le tournage. Je considère que c’est mon premier vrai rôle. » Elle ne touche pas à son verre. Ses réponses sont précises et décidées. On dirait une héroïne russe : frêle, éthérée, regard luisant, direct. Dans Après Mai, elle joue d’ailleurs Christine, la seule de la bande qui va au bout de son engagement politique. « Christine est persuadée de pouvoir changer les choses et elle va faire tout pour. Si elle se retrouve finalement
seule, elle ne perd jamais ce qui l’anime. » Inévitablement, je l’interroge sur son propre engagement et celui de sa génération : « S’il doit y avoir un engagement, aujourd’hui il est sûrement ailleurs. Il faut trouver autre chose. Je m’accroche à l’art, à la poésie. »
« je n’aime pas les interrogatoires » Elle vient tout juste d’avoir son bac et entame des études au conservatoire d’art dramatique : « Le théâtre me plaît aussi. Je veux juste jouer. Je n’ai pas envie d’attendre qu’un tournage se présente. Je ne veux pas m’enfermer non plus dans un type de rôles. Cela m’amuserait de faire la psychopathe, la criminelle ou la pétasse avec un petit chien qui se tord la cheville. » Trente minutes se sont écoulées, c’est l’heure de la fin. Elle me rappelle qu’elle vient de finir le tournage du dernier Claire Denis. Elle avoue avoir de la chance de tourner avec ces réalisateurs, tout en remarquant que « ce qui semble les attirer est sans doute ce qui doit faire fuir les autres. » En payant, je lui confesse ce que je gardais pour moi depuis le début de l’entrevue : une certaine image d’elle se précise à moi dans chacun de ses films, celle de la jeune amoureuse que nous avons tous, un jour, perdue. Alors qu’elle s’engouffre en plaisantant dans la bouche de métro, je la regarde disparaître et songe à ce mot de Fitzgerald à propos de Joan Crawford entraperçue à la fin des années 20 : « Elle est la jeunesse. » Tout simplement. POUR ATTAQUER / Page 5
J’AI PRIS UN VERRE AVEC
Lola Creton
Le nez dans le texte
François Bégaudeau
Rien ne se passe comme prévu Laurent Binet Grasset 312 p., 17e
Opinions poétiques D’
un écrivain à qui les grâces de la compagne du futur Président ont permis de coller aux basques de celui-ci pendant six mois, on attendrait qu’il restitue ce qu’on ne voit jamais. Mais à l’heure de la généralisation de l’esprit gonzo (Le Petit Journal), des docus-coulisses de Moati, de Youtube, de l’abolition du off par la démocratisation des appareils capteurs, il reste peu d’espaces hors-de-vue. C’est un problème. Que Binet, étrangement ingénu, ne s’est pas posé. Il y aurait bien un plan B : la restitution du déjà-vu dans une langue et une forme qui le rehaussent, le réinventent, l’éclairent sous un autre jour, le décadrent. C’est bien ce que fait, communément, la littérature. La place de la Concorde décrite par Echenoz, ce n’est pas exactement celle que je traverse une fois par semaine. Ainsi saisie, je la reconnais et ne la reconnais pas, ce qui en est dit me semble à la fois familier et étrange. Binet n’est pas le bon soldat pour ça. D’abord parce qu’il affecte et sans doute revendique l’absence de style. Des dizaines de journalistes agglutinés derrière le candidat ? Il appelle ça « une meute ». Le déjà-vu est saisi dans du déjà-entendu. Ensuite parce que cette chose, une campagne, et l’engouement qu’elle suscite, ne lui semblent pas étranges. Ne comptons pas sur lui pour étudier in vivo, avec le dosage idoine de perplexité et de bienveillance, les drôles de gens qui se portent volontaires pour donner un coup de main, revêtent des tee-shirts « Le changement c’est maintenant », remplissent les salles de meetings. Ne comptons pas sur lui pour noter que la sociologie du peuple politisé n’est pas homogène – plus blanche, plus vieille, plus riche – à la sociologie globale du pays : Binet n’a pas le recul, ce peuple il a baigné dedans – parents communistes, prof de gauche, on voit bien. A la sortie du livre, le soupçon d’excès de complicité avec Hollande a été souvent exprimé. C’était rater le vrai problème : le goût de l’auteur pour la politique, y compris et surtout dans sa version la plus surannée, fumeuse, désespérante. A côté de quelques notations intéressantes sur l’ethos des journalistes embedded ou les ouvriers en colère rassurés par Hollande, 90 % des mots de ce livre s’astreignent à reporter des mots. Rien sur la Guyane puis la Pologne où Binet s’est fondu dans la meute, mais un verbatim quasi exhaustif de ses entretiens avec Moscovici, Bartolone, Sapin et autres professionnels dont les confidences au restaurant (lequel ? dans quel arrondissement ?
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jamais précisé) présentent peu de valeur ajoutée par rapport à leurs discours publics, si ce n’est quelques formules off reportées par Binet sans doute friand du genre. La campagne par les mots. Mots des acteurs, mots des commentateurs qui sont parfois les mêmes : spéculations sur les scores, prophéties sur les reports, pronostics sur qui sera ministre de quoi. On connaît. On en soupe. Surtout : mots des discours. Celui du Bourget, celui de Rennes. L’incantation sied aux oreilles de Binet. Même peu sensible aux signifiants « France » et « Français », il vibre quand Hollande les clame à la tribune de La Rochelle. Relever dans un discours des « concepts abstraits » qui « n’engagent à rien » ou que « Sarkozy aurait pu prononcer » n’empêche pas qu’il l’écoute, le note, le rapporte, puis l’analyse avec la méticulosité experte d’un traité jésuite du bien parler. Plutôt que le concret d’une campagne, Rien ne se passe comme prévu documente l’enthousiasme indécrottable de son auteur de 40 ans pour « une métrique bien soignée », les périodes cicéroniennes, « le binaire et le ternaire pour négocier le virage lyrique », les anaphores – trois pages sur le « moi Président de la République » du débat d’entre-deux tours. Ses goûts ont donc porté Binet à organiser la rencontre de la littérature et de la politique non pas au point où elles se heurtent, se résistent, se questionnent, mais au point où elles s’enroulent, fusionnent et se tirent vers leur moins-disant commun : la rhétorique. Quand doute-t-il de demeurer un « supporter » de Hollande jusqu’au bout ? Quand à la Bastille il entend Mélenchon citer Hugo. « C’est la classe », dit-il. Et plus loin : « Je vote pour quiconque cite Shakespeare. » A ce titre, Binet s’est sans doute trompé de candidat. Suivant Sarkozy, il aurait pleinement profité de la plume ampoulée de Guaino, aurait eu sa dose quotidienne de Péguy, de Malraux, et bien sûr de De Gaulle, Président et écrivain, homme d’Etat et de Lettres idolâtré par la France, que Binet s’accorderait avec Guaino pour nommer tendrement « un vieux pays littéraire ». Binet aime le verbe politique en tant qu’il perpétue la littérature entendue comme verbe haut, comme art des formules, comme protubérance emphatique singeant le souffle de l’Histoire, autre passion avouée de l’auteur. En revanche, il a bien fait de ne pas suivre Eva Joly, fidèle à sa copine Voynet qui, à la question « qu’est-ce que vous détestez le plus ? », répondait un jour : la rhétorique. Chacun sa politique, chacun sa poétique.
13 nouvellesNcaustiques AUTOUR DE
o PARMI LES AUTEURS
OËL
:
François Begaudeau, Chloé Delaume, Yannick Haenel
Où passerez-vous Noël ? Au cinéma, avec un inconnu, chaque année jusqu’au suicide ?
Dans un bar de Belleville, jusqu’au petit matin ?
www.armand-colin.com
Avec votre famille, pour une soirée angoissante et mélancolique ?
Spritz
Frédéric Bonnaud
Les Enfants du paradis, l’exposition
Jusqu’au 27 janvier 2013 Cinémathèque française
Faux classique,
vraie croûte
A
h ! on remet Les Enfants du paradis en route… Ça me fait un drôle d’effet. Il y a des films dont on se croit débarrassé. Et puis non. Là, c’est le débarquement : « version intégrale et restaurée », exposition à la Cinémathèque, scénario chez Gallimard, tout le tremblement. Et cette phrase de Truffaut, ânonnée à l’infini : « Je donnerais tous mes films sans exception pour avoir signé Les enfants du paradis. » Phrase jamais écrite, livrée sans l’explication qu’elle mérite, compliment de circonstance lors d’une inauguration de deux salles à leurs noms à Romilly-sur-Seine (le 14 avril 1984), et réconciliation publique avec un v ieux monsieur qu’il avait beaucoup éreinté. Truffaut rendait les armes ; lui n’était plus guère contesté, Carné n’avait pas fait un film depuis dix ans et ne tournera plus jamais. Elégance, grande classe, paix des braves, d’accord. Mais à quoi sert cette phrase ? Pourquoi la graver ainsi dans le marbre ? Son usage abusif et insistant veut démontrer de manière irréfutable que Truffaut s’est fourvoyé. Et ses quatre petits copains avec lui. D’ailleurs il le reconnaît lui-même. On en revient toujours là : les Cahiers du cinéma ont fait beaucoup de mal, la Nouvelle Vague encore plus, il est temps de rétablir les vraies valeurs, de revenir avec soulagement aux fondamentaux. Carné/Prévert, c’est du solide, voyezvous, du grand spectacle, de la poésie chimiquement pure, des dialogues sublimes dont on ne se lasse pas, « Paris est tout petit… », tout ça, du cinéma pour tous, généreux et populaire. Le titre de « plus grand film français de tous les temps » revient aux Enfants du paradis. Ouf. Et un triomphe commercial avec ça, c’est toujours mieux. Et un film « résistant » encore, avec Trauner aux décors, acclamé à la Libération. Avec Les Enfants du paradis, le cinéma français est toujours sûr de retomber sur ses petites pattes. Tout pour plaire. Quand il fabrique Amélie Poulain, JeanPierre Jeunet reprend à peu près les choses là où Carné/Prévert les avaient laissées. Les résultats suivent. La martingale est infaillible.
Renoir contre Carne
Le Truffaut critique, ce jeune dingo, jouait Renoir contre Carné, préférant Le Carrosse d’or aux Page 8 / TRANSFUGE
Enfants, Renoir au pinacle et Carné en honnête artisan. Cette évidence continue de faire scandale. Le Carrosse aussi est réédité, avec moins de bruit. Alors revoir les deux films, dix ans les séparent, écouter leurs dialogues, comparer ce qu’ils disent du cinéma et du théâtre, des rapports entre les hommes et les femmes, du pouvoir des hommes et du jeu des femmes, du spectacle comme révélateur de la vie. Et s’apercevoir que si l’opposition reste pertinente et révélatrice, terriblement clivante, il n’y a pas match : Renoir est ailleurs. Avec son côté fauché et miteux, ses Indes de pacotille et ses décors qui ne sont que des décors, Le Carrosse d’or ne pose certes pas à la grande fresque. Il ne se donne pas des airs de monument et ne se rengorge pas de couplets putassiers à propos des spectateurs du poulailler : « Je les aime, je les connais. Leur vie est toute petite, mais ils ont de grands rêves. » Pitié. Alors que Carné mise sur la sidération du monumental et empile les grands récits (Paris avec un grand P, le boulevard du Crime, l’amour contrarié qui dure une vie, la société qu’est pas cool avec les femmes libres et les mimes), Renoir repousse le pathétique pré-mâché et l’émotion déjà cuite pour enregistrer une légère perturbation et son rapide effacement. On ne va pas en faire un drame, n’est-ce pas ? Il n’empêche que le sort du monde nous paraît lié aux yeux baissés de Camilla. Comme la peau d’ours d’Octave dans La Règle du jeu était autrement plus difficile à enlever que la peau de lion de Frédérick Lemaître dans Les Enfants. La différence entre une mise à nu et un artifice. Revoir Les Enfants du paradis t ient de la relecture d’un vieux livre de recettes éprouvées. C e n’est pa s ab solu ment dés a g réable ma i s compassé, un peu ennuyeux, long comme une journée du pat r imoine, bref, culturel. Et la « valeur Enfants du paradis » qui reprend du poil de la bête, c’est le cinéma français qui retrouve ses pantouf les avec un soupir de bienêtre. Confort du « grand film classique » ? Pas vraiment, faute de n’avoir jamais été moderne. Les Enfants du paradis est né classique. Il se veut classique et le hurle à chaque plan. Né classique comme d’autres naissent vieux.
la stratégie du vide
I
l faut l’avouer, nous sommes agacés. Curieux, nous sommes allés voir les articles de la première cr it ique de France dans Paris Match, Valérie Trierweiler. Et quand d’autres s’arrachent les cheveux pour savoir si elle doit rester journaliste, nous nous demandons pourquoi la littérature s’avère pour elle le lieu de désertion de la pensée et de la politique. Il semble que préside à chaque critique de la première dame, ce délicat défi : comment aligner assez de mots pour construire un machin inoffensif ? Comment réhabiliter le métier exercé par Bouvard et Pécuchet, copiste ? Elle a choisi la stratégie du vide ; chacun de ses articles s’apparente à une pièce neutre où l’on élève paraphrases, idées reçues et une idée de la littérature qui se comparerait à notre connaissance du football (quelqu’un peut-il nous expliquer le hors-jeu ?). Décortiquons donc la méthode Trierweiler. Premier impératif : choisir des livres à succès. Dans son article consacré à Frédéric Lenoir, Valérie Trierweiler précise même à la deuxième ligne le tirage du livre (90 000 exemplaires). Aura-t-on droit demain à un conseil d’investissement (achetez du Lenoir, il monte depuis ce matin à Montluçon) ? Deuxième étape, plus ténue : trouver une idée forte dans le livre. Comme celle qu’elle développe lorsqu’elle commente « l’album familial » de Colombe Schneck : « Comment Colombe Schneck, avec son histoire personnelle, nous conduit-elle à une réflexion plus universelle ? » L’universel dans le particulier, idée certes un peu usée, mais qui s’applique à tout (comment Oui-Oui peut-il, avec son histoire de voiture, devenir universel ?) C’est ce que Madame Trierweiler, dans un autre article consacré à Philip Roth, appelle « fournir une clé ». Mais, si elle affectionne les auteurs qui tendent leur trousseau aux lecteurs, ils doivent garder leurs distances, sinon elle jugera que « la fable » est « un brin moralisatrice », « comme si Philip Roth signait là sa leçon de vie ou… son testament ». C’est bien connu, le testament est moralisateur, comme la feuille d’impôt est vindicative, ou l’acte de naissance, méditatif. Troisième volet de la méthode Trierweiler : énoncer une loi. A insi, à propos du roman d’Amanda Sthers, elle met en garde son lecteur, ce livre est « autre chose qu’un roman » car, affirmet-elle, « la narratrice ne fait pas semblant d’être une autre ». Stop ! Dans un roman, la narratrice fait
Valérie Trierweiler
© DR
semblant d’être une autre ? Il faudrait alors n’admettre parmi les romans que les jeux de rôle comme ceux de Cortázar ou Stendhal ? Ou, essaiet-elle de dire qu’il s’agit d’une autofiction ? Sans doute, puisque, précise-t-elle plus loin, « l’auteur ne nous donne pas d’indices (ces fameuses clés…) sur ce qui devrait nous laisser indifférent, la part de réel et d’invention. Qu’importe, pourvu que le roman soit enivrant. » Cette envolée lyrique est un des apanages du langage Trierweiler. On pourrait, comme les conseillers du prince, juger qu’elle ne commet après tout que des critiques littéraires. Pas grave, elle ne s’attaque finalement qu’au bastion branlant de la littérature qui, reconnaissons-le, n’avait pas besoin de Valérie Trierweiler pour être en péril. Mais la gauche au pouvoir peut- elle ainsi assumer son refus de l’intellectualisme ? Quelle est cette vision décomplexée de la littérature qui encense plus Philippe Djian que Philip Roth et pour qui la critique littéraire, autrefois lieu d’une interrogation de l’esthétique, se résume à raconter un livre et à saluer son « universalité » ? Pourtant, comme dirait Valérie Trierweiler, la critique, ça peut aussi être une leçon de vie… Bouleversante. par Oriane Jeancourt Galignani POUR ATTAQUER / Page 9
MAUVAISE HUMEUR
Valérie Trierweiler
LA MÉMOIRE RETROUVÉE
Alban Lef propos recueillis par Vincent Jaury
Georges Foreman (à gauche) et Mohamed Ali (à droite)
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Fassbinder, la mort en fanfare Payot & Rivages 144 p., 13,50e
Jamais un boxeur n’avait porté l ’a r t p u g i l i s t i q u e , l a s w e e t science, à ce point de perfection, tout en v itesse et en pa s de danse aberrants, tout en luxe ornemental. Mais le 30 octobre 1974, c’est un Ali beaucoup moins aérien qui affronte l’enclume Foreman, de sept ans son cadet, à Kinshasa, Zaïre. L’ex-Cassius Clay va renverser une fois de plus les principes les mieux établis de sa discipline. Non content de haranguer son adversaire (« you’re a pussy George, you’re disappointing me ! »), il se réfugie dans les cordes, s’y incline presque à 45 degrés, et semble subir une dégelée de coups pendant plusieurs rounds, avant de mettre KO son adversaire trop sûr de lui et qui s’était épuisé à taper dans le vide contre un corps insaisissable. Dans mon dernier roman, j’imagine que Fassbinder projetait un film avec Ali, en qui il trouvait un véritable alter ego. « Ce n’est pas la boxe qui est une métaphore de la vie, mais la vie une métaphore de la boxe », disait Joyce Carol Oates.
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Ent rechoquement de tous les fraca s du monde, Berlin Alexanderplatz, roman paru en 1928, est pour moi une source d’inspiration constante. Il se trouve que c’est aussi ce qui, selon ses propres termes, empêche Fassbinder adolescent de « crever », avant qu’il y trouve nombre de ses personnages et son goût du mélodrame. Je reviens toujours à ce livre, réinventé en français grâce à la traduction d’Olivier Le Lay (édition Folio, 2010). Un dialogue entre Abraham et Isaac (rétif au sacrifice) y jouxte des tombereaux d’injures entre maquereaux et putains, des horaires de tram, des bulletins météo, les hurlements de Job et un long développement sur la physiologie de l’érection. Alfred Döblin, au sommet de son art, lâche prise, prend tous les risques, ose le mauvais goût, le pathos déchirant ou la digression théologique. C’est à cette liberté-là que je veux me nourrir. Ginsberg parlait de « sandwiches de réalité » pour décrire le cut up ; c’était la matrice idéale pour La Mort en fanfare, pour entrer dans le corps de Fassbinder. R. W. Fassbinder et Günther Lamprecht dans Berlin Alexanderplatz (1980)
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Jean-Pierre Léaud,
J’ai 17 ans, je passe quelques Bernadette Lafont jours à Paris loin de mon affreux et Francoise Lebrun, petit village réel, je me trompe dans La Maman et de séance à la Cinémathèque : la Putain, de Jean Eustache (1973) plutôt que la petite chose sage de Louis Malle que nous avions prévue, je découvre avec mon père, qui s’appelait Jean lui aussi, l’insurrection Eustache. 3 h 40 de cinéma funambule (comme la boxe d’Ali, comme la logique sans peine de Carroll). Jamais la parole n’a circulé si librement que dans ce film, par embardées et chemins de traverse, associations libres et bouteilles à la mer. Il ne se passe rien ou presque que l’immensité du désir, d’un long plan fixe à un autre. « The terrible desire to establish contact », disait Katherine Mansfield. Car il ne suffit pas de coucher avec l’une et l’autre, ni de boire jusqu’au matin, ni de ne plus fermer les yeux : il faut ne jamais cesser de parler, il faut tout jeter par dessus bord, épuiser toutes les associations qu’on a dans le ventre et les entrechoquer. Après on veut bien mourir.
ranc Cette photo de Sergey Bratkov est un des point s de départ d’une performance que je fais depuis quelques mois avec Julien Lacroix. Science (dure) des crises, science du ratage et de l’in extremis, la fassbinderologie jette des pont s inédit s entre Fassbinder et Mohamed A li. Rien de commun a priori entre le bouffi drogué jusqu’aux yeux et l’athlète histrion, sauf… le plaisir de doubler la mise, la jubilation de s’exhiber au cœur de la crise, pour mieux se retrouver. Deux incarnations du fatum acharné à nous perdre : les poings de George Foreman à K inshasa, terrible frappeur en face d’un A li v ieillissant ; le sang-froid taiseux du chancelier Helmut Schmidt, incarnation de l’Etat, le plus froid des montres froids, en pleine crise politique allemande. Deux géniales réponses, chez le boxeur et le cinéaste : faire sortir la parole de ses gonds (comme le temps chez Hamlet), affoler la parole loin de toute logique ; expulser ses affects, extérioriser sa peur ; laisser passer la tornade.
Rainer Werner Fassbinder
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Un livre qui cogne. Dans Fassbinder, la mort en fanfare, Alban Lefranc ressuscite le génial révolté Fassbinder. En images, son auteur nous fait partager les souvenirs qui lui sont chers. De Mohamed Ali à son admiration pour le cinéaste allemand, en passant par Jean Eustache.
Rainer W. Fassbinder et Karl Scheydt dans Le Soldat américain (1970)
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Le Soldat américain est un film peu connu de Fassbinder, pièce tout à fait singulière dans la grande maison qu’il voulait construire avec ses films. Le gros homme indigne a transplanté Le Samouraï de Melville à Munich, Bavière, au cœur de l’emmerdement germanique de l’aprèsguerre, au cœur de la ploucardise riche. Sur un fil narratif ténu – des truands à la petite semaine manipulés par des flics sordides – les gestes sont raides, les corps corsetés, écrasés par leurs modèles américains trop grands (Dean, Brando), émouvants de ne jamais être à la hauteur, s’efforçant de toutes leurs forces. Les tueurs tuent, les mouchards mouchardent, les putes putent. Quand tout est accompli enfin selon les règles, quand le soldat américain solitaire a tué la pute au grand cœur, se produit une grande irruption d’affects qui vient nous prendre à la gorge. Pendant quelques minutes, les corps mourants s’enlacent au ralenti, sur une chanson interprétée par Günther Kaufmann : So much tenderness is in my head, so much loneliness in my bed. POUR ATTAQUER / Page 11