TRANSFUGE N°99/100

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Choisissez le camp de la culture

Juin-Juillet 2016 N° 99-100 6,90 €

Les 100 QUI COMPTENT POUR TRANSFUGE Albert Serra, simon liberati, charles dantzig, catherine millet, jim jarmusch, siri hustvedt, justine triet, philippe sollers, jean-noël orengo, lÁszlÓ Nemes, rabah ameur-zaïmeche, nick tosches, gary shteyngart, Marie Ndiaye, james gray, william T. vollmann, arnaud desplechin, christine angot, christophe honoré, J. C. Chandor, Daniel Mendelsohn, patrick deville, bruno dumont, Leos Carax, cÉline sciamma, Yannick Haenel… M 09254 - 99 - F: 6,90 E - RD

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Suis ton cours, laisse dire les gens. par Vincent Jaury

J

e n’aime pas les commémorations, c’est mortifère. Pour notre centième numéro, on ne voulait rien faire de spécial, écœurés par la passion de la célébration dans la presse culturelle. Mais Transfuge étant ce qu’il est, une revue hiérarchisante au cœur de la culture, faire un point à propos des créateurs de ces dix dernières années nous a semblé judicieux. Éclairant. Autant pour nous que pour vous. Cent personnes qui comptent pour nous, et qui ont œuvré dans les années 2000. Nous tenions à ce que ce classement soit international et non franco-français, tropisme provincial contre lequel nous nous sommes toujours battus ici. Rappelons que Transfuge en ses débuts ne traitait que de littérature étrangère. Transfuge cosmopolite n’a pas oublié le mot de Baudelaire : « – Ta patrie ? – J’ignore sous quelle latitude elle est située. » Fidèles à notre ambition première de défricheurs, vous verrez dans cette liste de jeunes auteurs sur lesquels on parie. László Nemes, Jean-Noël Orengo, Justine Triet, Édouard Louis, Zia Haider Rahman, Albert Serra, Charles Robinson, Arthur Harari, Rachel Lang… On verra dans dix ans. Sont présents dans ce dossier des auteurs plus reconnus, qui commencèrent leur carrière avant les années 2000 et qui se confirmèrent durant cette décennie. Je pense par exemple au retour de Jim Jarmusch avec son chef-d’œuvre Only Lovers Left Alive ou l’excellent Paterson à sortir en fin d’année. Ou encore Arnaud Desplechin qui émerge dans les années 90 et qui continue à faire d’excellents films la décennie suivante, comme le récent Trois souvenirs de ma jeunesse. En revanche, on ne choisira pas Abel Ferrara, grand cinéaste des années 90 mais qui manqua de confirmer son talent au xxie siècle. Idem pour Tarantino qui provoque un séisme dans la même décennie que Ferrara, puis poursuit son travail non sans talent, mais sans rien inventer de neuf. Il y a ceux qui ont simplement explosé durant les dix dernières années : William T. Vollmann, Christophe Honoré, James Gray, Daniel Mendelsohn, Charles Dantzig, Simon Liberati, Catherine Millet, Yannick Haenel. Signalons d’ailleurs ici que François Bégaudeau

aurait pu être dans cette liste (lisez Deux singes ou ma vie politique, c’est un grand livre), mais participant activement au travail de la revue, il nous a semblé préférable de ne pas le compter parmi les cent. Idem pour Nicolas Klotz. Ceux qui pensent qu’à Transfuge on a la dent dure ont raison. Debord : « La première déficience morale reste l’indulgence, sous toutes ses formes. » On est moins radicaux que Debord (pas envie de finir alcoolique), mais quand même. On fait ce qui nous plaît. Il n’y aura pas dans ce classement Michel Houellebecq et Virginie Despentes, les deux élus des médias et des Français. Ceux qui nous lisent régulièrement le savent, nous éreintons leurs livres systématiquement. Le premier est surestimé tant son ambition de révolutionner la langue est nulle. Il se contente de reprendre la définition que donne Aragon de la modernité : « Le moderne ? Le point névralgique d’une époque. C’est là qu’il faut frapper. » S’il excelle dans cette catégorie-là, cela reste insuffisant pour le désigner comme un grand auteur. Quant à Despentes, pas plus que David Foenkinos, Philippe Djian, Amélie Nothomb, elle ne mérite le qualificatif d’écrivain, tant ses romans sont de gare et clichetonneux. Avouons cependant que la reine des punks nous a bien faire rire quand elle a accepté sans ciller d’entrer au jury Goncourt, lieu, comme chacun sait, de transgression. Derrière ces écrivains et cinéastes, nous vous présentons aussi les hommes et femmes des coulisses qui ont permis à ces œuvres d’exister. Enfin figurent dans ce dossier quelques personnalités des médias qui ont soutenu la revue. C’est notre manière de les remercier. Rendez-vous dans dix ans donc, chers lecteurs, dix années durant lesquelles nous continuerons ce difficile et réjouissant exercice d’admiration, d’amour, du commentaire de l’art. PS : Ce numéro est dédié à Danielle Zetlaoui, sans qui Transfuge n’aurait pas été ce qu’il est devenu. PPS : Déjà quelques lectures de la rentrée, le grand retour de Salman Rushdie, un premier roman impressionnant, Thierry Froger, Sauve qui peut (la révolution), et une belle découverte, Caroline Hoctan, Dans l’existence de cette vie-là. ÉDITO / Page 3


sommaire Page 16

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claude arnaud

news

3 /   Édito 6 /   On

N°99-100 / juin-juillet 2016

prend un verre avec Pascal Bonitzer

chroniques nez dans le texte de François Bégaudeau bonne séquence de Nicolas Klotz 14 / Le projecteur de Caroline Fourest 8 / Le

10 / La

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Les 100 qui comptent

DU CÔTé DE LA LITTéRATURE

16 / 1er événement :

Claude Arnaud Houria Abdelouahed 26 / Sélection des dix meilleurs livres du mois 38 / Lire dans le noir 40 / On déshabille l’Américain sadien Dennis Cooper 42 / Essai 44 / Remous : Alain Finkielkraut, un philosophe, vraiment ? 52 / Retour sur un classique : la correspondance André Breton/Simone Kahn 56 / Retour sur un classique : Dante retraduit 22 / 2e événement :

12 / Frédéric Ciriez

retrouve la mémoire, entre babyfoot et autotamponneuses

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Dossier Les 100 qui comptent pour Transfuge


C A N N E S

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cannes, notre bilan

Page 86

SUR LES éCRANS

86/ Cannes,

notre bilan

ENTRÉE LIBRE sur réservation : chatelet-theatre.com

FÊTE DE LA MUSIQUE

SOLSTICE DE L’IMPROVISATION

MARDI 21 JUIN DE 19 H À MINUIT

100/ L’événement : Antonin Peretjatko, La Loi de la jungle

104/  Sélection

112/  Ressorties 118/ DVD

120/ Retour

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des meilleurs films du mois salles

sur un classique : Roger Vadim, diable d’homme

en ville

JEAN-FRANÇOIS ZYGEL AVEC SANSEVERINO ANDRÉ MANOUKIAN DIDIER LOCKWOOD BALLAKÉ SISSOKO MÉDÉRIC COLLIGNON ANDY EMLER KAORI ITO LA TEMPÊTE ...


J’AI PRIS UN VERRE AVEC…

PASCAL BONITZER

Par Frédéric Mercier photo Franck Ferville emps de novembre au mois de juin. Pour parler de Tout de suite maintenant, on a donc décidé avec Pascal Bonitzer de bouder les troquets qui nous désolent depuis quelques semaines avec leurs terrasses installées en pure perte. Rendez-vous est pris dans les locaux de Transfuge dans une ambiance studieuse de fin de bouclage. Pascal Bonitzer n’a rien bu. Ni café, ni Coca, ni ce cognac millésimé que chaque grande occasion est un prétexte à ressortir à la rédaction. C’est la première fois que l’on recevait le réalisateur de Rien sur Robert et Cherchez Hortense, qui revient avec son meilleur film. Obéissant à l’injonction donnée par le titre, on est partis sur les chapeaux de roue, on a évoqué sa carrière pendant quinze ans de critique et théoricien aux Cahiers, de scénariste de Ruiz, Akerman, Téchiné. « C’est Rivette qui m’a donné le courage de réaliser des films. » Pour autant, ce septième long n’a rien à voir avec le travail improvisé, « écrit au fil du tournage » de Rivette. Il

T

« Sortons le cognac ! » s’agit plutôt d’un film au script structuré au millimètre comme les aime Bonitzer, qui confesse préférer l’art du dialogue à celui du canevas, et celui de l’écriture à la Page 6 / TRANSFUGE

réalisation. Tout de suite maintenant est comme une révolution dans son système. D’abord il s’est entouré à la photographie de Julien Hirsch, chef op de Jean-Luc Godard, qui lui a demandé avant de débuter de procéder à un découpage de son film. Cela a permis à Bonitzer de mieux affronter l’épreuve du montage qui l’angoisse. Autre révolution, le film ne se passe plus dans les milieux intellectuels. Avec sa collaboratrice, Agnès de Sacy, il s’est plongé dans l’univers de la finance après avoir songé à adapter Les Employés de Balzac. Si ce monde n’a a priori rien à voir avec celui des critiques et des écrivains, il est tout aussi féroce. On aime ici comme dans les institutions bancaires humilier et « surtout manipuler » en public son prochain. Chaque mot prononcé résonne comme un soufflet ou un coup de bluff. Au cours de l’entretien, Bonitzer, calme, pondéré, impénétrable prend le temps de choisir ses mots avec méticulosité, comme le personnage de mathématicien campé par Jean-Pierre Bacri. « Il y a deux temps dans mon film, celui véloce de la finance, et celui de la lenteur qui est celui de la recherche. » Autre révolution – et de taille –, le personnage principal n’est plus un « homme d’âge mur » mais Nora, une jeune fille (interprétée par sa fille, Agathe) recrutée par une société dont les patrons ont jadis bien connu et haï son père. Pour autant, si Bonitzer convient qu’il s’agit bien d’un « récit d’initiation », Nora n’est pas une ingénue. « Il ne faut surtout pas l’être dans ce monde-là, sinon on est très vite mis à mal. » Intrigues de bureau et irruption du passé se mêlent jusqu’au vertige du fantastique. Si l’humour est moins présent que d’habitude, il a été remplacé par des trouées oniriques. Et surtout, une émotion plus franche, moins cérébrale, que par le passé. Sortons le cognac.


GRÉGOIRE LEPRINCE-RINGUET Crédit non contractuel

Photo : Kris Maccotta DA : Charlotte Sorel pour CARTEL

PAULO BRANCO PRÉSENTE

ANTOINE CHAPPEY

PAULINE CAUPENNE

MARILYNE CANTO

AMANDINE TRUFFY

THIERRY HANCISSE DE LA COMÉDIE FRANÇAISE

22 JUIN


Saugrenu comme Galabru par François Bégaudeau

U

n écrivain a-t-il, tel un patineur, une figure attitrée ? L’usage de l’imparfait de Flaubert, les « on » d’Echenoz constituent-ils un trait analogue à celui qui impose le style d’un peintre au premier regard ? Parlera-t-on d’un coup de plume comme on parle d’un coup de pinceau ? À l’orée de ce grand chantier théorique, on dispose d’une seule certitude : Thomas Lélu a une figure attitrée, repérée dans ses trois premiers romans autant que dans ces Tribulations d’Arthur Show. Voyons : « Cette semaine je me suis essentiellement nourri de petits pois carottes et mon père Carl s’est mis à la spéléologie » ; « Il voue un culte à Monica Bellucci et il se fait épiler les épaules » ; « Elle est Sagittaire et parle dix-huit langues » ; « Anne Springles est réputée pour sa ténacité et change souvent de déodorant. » La figure réside dans la soustraction du « et » à sa fonction canonique d’établir une relation, qu’elle soit causale (il pleut et je suis mouillé), thématique (il aime danser et lire) ou de succession (je me lève et prends une douche). Entre les petits pois et la spéléo, ni analogie ni contraste lourd de sens (je galère pendant que mon père s’éclate). Une simple juxtaposition. La copule attitrée du lien ne lie rien. Parfois, la même opération ne repose pas sur le « et » mais sur un mot en bout de phrase. « Il projette de publier ces clichés chez l’éditeur Rizotto mais il dit que ça risque d’être compliqué avec les droits car ces filles sont souvent en couple ou bilingues. » Jusqu’à « couple », le raisonnement se tient. Mais « bilingue », quel rapport ? Bilingue n’a rien à faire là ; est surnuméraire. Est le point de chute qui rappelle qu’une phrase est une combinaison de mots qui n’engagent que son auteur. Depuis son premier roman titré Je m’appelle Jeanne Mass, l’usage immodéré que fait Lélu des noms propres va dans le même sens : « Je glisse jusqu’à elle un peu à la manière de Marc Lavoine » ; « Je me jette sur elle et je lui fais l’amour comme Richard Anthony » ; « On nous apporte une sorte de paella aux truffes, et à ce moment-là j’ai l’impression d’être Serge Lama au sommet d’un mur d’escalade à Briançon. » S’il est possible d’admettre que Marc Lavoine fasse modèle en matière de drague, Richard Anthony n’est pas connu pour son tempérament sexuel ni Serge Lama pour son affinité spécifique avec Briançon. En vérité cet attelage homme-lieu est sans fondement. Le nom propre est le meilleur soldat d’une cause trop peu défendue : celle de l’arbitraire. Le nom commun est un tyran. Si vous désirez informer qu’untel promène son chien, difficile Page 8 / TRANSFUGE

le nez dans le texte

d’écrire qu’untel promène son arbre. Tandis que le nom propre, au moins dans la fiction, ne vous impose rien. Sauf à se lier les mains, au titre de la justesse sociologique, ou d’une visée symbolique (Emma Bovary, amoureuse parmi les bovins), l’étage nom propre de l’usine à écrire est une zone de récréation où glandouillent quelques nerds inconséquents. Vous pouvez appeler un commissaire « Philémon Batracien » si ça vous chante. Et ne jamais justifier vos décisions sans critères. Première ligne : « J’habite chez mon ami Christophe que tout le monde appelle Pierre. » Et voyez l’étrange mention du prénom du père dans la citation ci-avant. Le nom propre comme occasion de retrouvailles avec le caprice littéraire. Voici un chien « appelé Jean-François ». Pourquoi Jean-François ? Parce que. On aura noté que les célébrités citées, auxquelles il faut ajouter Marlène Jobert et Roger Pierre, ont pour point commun d’avoir exercé dans le périmètre grand public et de n’exercer plus. On peut alors voir dans cette manie l’effet d’une réhabilitation arty du ringard – Julien Doré appelant son premier groupe Jean d’Ormesson. L’effet aussi d’un relativisme pop qui rend possible de demander « qu’on mette un morceau de Snoop dog ou de Jean Ferrat » dans une fête, ou de programmer sa journée en ces termes : « J’ai prévu de commencer Art et Technique de Pierre Francastel, bien que j’hésite avec une biographie de Camille Claudel ou un album de Picsou au Far West. » L’effet aussi, sans doute, du douteux bazar des goûts qui règne dans un milieu où une fille « fait un striptease sur un morceau de Michel Sardou », où la transformation en jacuzzi de l’urinoir de Duchamp assure à Arthur Show succès et rente. Mais c’est ramener trop de sens d’un coup. Plus sûrement doit-on comprendre que leur statut patrimonial a propulsé ces noms et prénoms dans un éther inaccessible au jugement. Entrés dans le domaine public, ils sont disponibles à tous les usages, et d’abord à celui, primitif, de les prononcer pour le seul plaisir de. Le temps de leur prononciation, ils nous font renouer avec une appréhension physique, acoustique, du langage. Pris en soi, les noms des gens, plus variés, plus exotiques, moins inféodés aux règles de l’idiome, sont impayables. Il n’y a pas beaucoup de noms communs en U dans la langue française. Des adjectifs, oui, mais peu de noms. Heureusement nous avons Galabru. « Il dit que l’humain est mauvais par nature à part Michel Galabru. » Est-ce si juste ? En tout cas ça sonne. Galabru, c’est rigolo.


UNE ŒUVRE ESSENTIELLE DE LA S.F, INVISIBLE DEPUIS 50 ANS, RESTAURÉE EN 4K.

FULVIO LUCISANO ET NICOLAS WINDING REFN PRÉSENTENT

T E R R O R E UN FILM DE

N E L L O

S P A Z I O

MARIO BAVA

LE 6 JUILLET AU JOURNAL CINÉMA CAHIERS DES

CAHIERS CINEMA DU


LA QUATRIÈME GÉNÉRATION

K

par Nicolas Klotz aléidoscope sonore et visuel. Place de la République. Les séquences avancent par coulées, massées les unes dans les autres. Elles se composent et se décomposent à coups de poubelles, de barricades, de corps mobiles qui se déplacent à vingt, à cinquante, se regroupent dans les ruelles, sur les trottoirs, les places. Le son des bombes lacrymogènes, des mots d’ordre, des cris et des fumigènes sifflants déchirent l’air, le noir et blanc. Une voiture passe en force à travers une barricade, traînant une poubelle ; flic en civil ou automobiliste paniqué ? Un jeune homme danse, cheveux longs, manteau de fourrure blanc. Le feu envahit un passage clouté. Fragments filmés d’une guerre civile dans nos têtes. Plus loin, plus tard ou plus tôt. Stalingrad, Jaurès. Un homme noir, très grand, maigre, casquette, collier en argent, écouteurs, jogging, va-et-vient sous le métro aérien. Les voitures roulent tout autour, doucement, chacune à sa place. L’air est épicé, comme un été de paix. Le corps de l’homme noir est électrique. Les rythmes multiples de son corps en marche viennent de loin. Marcheur, chasseur, clandestin. Il s’assoit sur les pavés, les pieds dans la rue. Puis marche à nouveau, regarde passer les filles. La ville est trop petite pour la vitalité de ses ambitions. Échouée sur ce terre-plein au milieu des voitures, sa boucle d’oreille brille dans le son des sirènes de police. Paris est une fête. Coïncidence, le titre du roman d’Hemingway se retrouve dans ceux de deux films. Deux films post-attentats de janvier et novembre 2015. Sylvain George et Bertrand Bonello. Cohabitation difficile. Celui de Bonello s’appellera finalement Nocturama, mix d’un titre de Nick Cave et des Galeries Lafayette, promettant une vision nocturne et panoramique d’un Paris illuminé, attaqué par des jeunes poseurs de bombes. Un premier montage du film de Sylvain George vient d’être présenté au Festival HorsPiste organisé par le Centre Pompidou, réunissant films, conférences, performances et ciné-tracts, sous le beau titre de L’Art de la révolte, inspiré du livre du sociologue Geoffroy de Lagasnerie. Le Paris festif filmé par Sylvain George est celui des campements de migrants, de Nuit debout, des affrontements entre une jeunesse dans la rue et une jeunesse casquée, armée de matraques, de boucliers, de flash-balls, de gaz, de camions blindés, d’ordres et de chefs. Page 10 / TRANSFUGE

LA BONNE SÉQUENCE

Affrontements très violents, filmés à même les vapeurs de gaz et les coups par Sylvain George. Puis montés dans la journée, jusqu’à quelques heures de la projection de son film. Pendant les quatre-vingt-dix minutes de ce premier montage, on ne peut pas s’empêcher de penser à tout ce que nous voyons dans les médias au même moment. Comment les images de la télévision et leurs commentaires sonnent faux, face au noir et blanc et aux sons rapportés par la caméra et le micro du cinéaste. Dans Paris est une fête, deux jeunesses se massacrent sous nos yeux. Les armures policières piétinent les fleurs et les bougies déposées là, il y a à peine six mois, pour faire signe à d’autres jeunes gens, morts dans les attentats de novembre 2015. Une jeunesse déjà fantôme et deux jeunesses en feu. Avec plus loin, une quatrième jeunesse encore plus nombreuse, beaucoup plus précaire, qui dort dans la rue, dans les parcs, dans les camps. Une jeunesse prise dans toutes sortes de guerres planétaires. De quel feu brûlent toutes ces images ? Nous sommes très loin de mai 68. Il y a un demi-siècle, une partie du monde pouvait être renversée par la jeunesse, l’imagination, la puissance collective des intellectuels et celle du monde ouvrier. L’avenir vibrait dans le présent et filait vers le futur. Alors qu’ici, nous assistons aux violences aveugles d’un monde massif et crépusculaire, bardé de technologies et de peurs, obsédé par sa propre fermeture. Dans Paris est une fête, il n’y a que des jeunesses orphelines. L’une d’un avenir où le travail serait un droit fondamental ; l’autre surélectrisée par l’état d’urgence et les ordres de l’administration policière. Et l’autre encore, fuyant leurs continents incendiés. Le cinéma de Sylvain George est un cinéma hautement poétique et politique. L’utilisation qu’il fait du noir et blanc produit un sentiment d’archives et une dimension historique que la liberté du montage allège, détourne et aime transgresser. Dans cette quête formelle du noir et blanc, son art du montage tient lieu de couleur. Impossible au cinéma de penser le présent autrement qu’en couleurs. Pour prolonger, il est à noter que Potemkine vient d’éditer deux très beaux coffrets des films de Sylvain George. Des Figures de guerre I et Newsreels expérimentaux. Accompagnés par quatre petits livres publiés par NP Éditions.


DARK STAR

PRÉSENTE

"Un grand moment de poésie et de cinéma" CULTUREBOX FRANCE TÉLÉVISIONS

"Une magnifique histoire d’amitié" ELLE

"Un chemin vers la grâce"

"Bijou d’émotion et de poésie"

TÉLÉRAMA

AVOIR-ALIRE.COM

" Une richesse et une subtilité rares" LA CROIX

LE 24 JUIN CHEZ BLAQ OUT SUPPLÉMENTS :

Entretien avec Naomi Kawase (5mn40) • Court-métrage Lie de Naomi Kawase (22 mn) Livret de recettes des dorayakis EN VOD SUR


la mémoire retrouvée Frédéric Ciriez signe un des romans les plus légers et cruels de cette année, Je suis capable de tout. Il revient ici sur sa vie, son oeuvre, le baby-foot, les autos-tamponneuses…

Dusty

© Serge Lévrier

Hey, baby (foot) !

La discipline sportive dans laquelle j’ai le plus excellé est le baby-foot, sport roi du début des années quatre-vingt qui connaît un actuel et salubre revival. Sport de bistrot convivial, surtout, où quatre malades des nerfs se la donnaient sévère sur les barres de métal des modèles B60 de la vénérable entreprise Bonzini, sise à Bagnolet, Seine-Saint-Denis (je leur fais de la pub pour que ses dirigeants m’en offrent un – j’aime particulièrement le B90, modèle zèbre, qui serait top dans mon salon). J’ai gagné des concours en simple, perdu une finale, en double, en 1982, ce que je n’ai jamais véritablement digéré. J’ai appris à jouer à Rouen et me suis perfectionné en Bretagne. Mais je dois le reconnaître, les meilleurs joueurs que j’ai eu l’occasion de croiser étaient des loulous en survêt de la banlieue parisienne, suffisamment désœuvrés pour s’entraîner dix heures par jour – des chômeurs, sûrement, des artistes, assurément. Je tiens, écrivant ces lignes, à saluer le grand historien du baby-foot Bruno Dante, qui réside à Brest, où il dispense son enseignement du côté de la place Guérin.

Dusty Springfield (1939-1999) ne s’appelait pas Dusty Springfield à l’état civil mais Mary Isabel Catherine Bernadette O’Brien, tout comme Guillaume Dustan (1965-2005) ne s’appelait pas Guillaume Dustan à l’état civil mais William Baranès. J’aime la chanteuse et l’écrivain. J’aime la poussière inscrite dans leur désir d’un autre nom, dans la circulation artiste de leur vanité. J’aime passionnément la chanteuse britannique, reine de la blue-eyed soul, qui a introduit les rythmes et les sons et de la Motown au pays de la pop. J’aime également l’écrivain porno-pd, pas tant dans son affirmation d’un sujet-de-purejouissance que dans la libération textuelle de son énergie désespérée. J’écoute souvent Dusty (quand je passe l’aspirateur dans mon salon – un Rowenta, « la beauté intelligente », si j’en crois le slogan de la marque allemande qui m’aide à éliminer la poussière). Dusty était lesbienne. Son coming out n’a pas été facile outre-Manche, au pays des tabloïds (pourtant une terre de sodomites, nous avait appris Édith Cresson en 1991 !). Puis ce fut la maladie au mitan des années quatre-vingt-dix. Un cancer du sein. La poussière du corps. Dusty : all I see is you.

© DR

Cet obscur objet du désir

J’aime beaucoup l’adaptation de La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs par Buñuel, en 1977, avec comme héroïne fatale une femme au visage double (tantôt la glaciale Carole Bouquet, tantôt la brûlante Ángela Molina) qui met au supplice le pauvre Don Matteo, le fameux « pantin ». Tiens, les hommes sont donc aussi parfois victimes des femmes… Et quelle affiche ! Lèvres cousues et affirmation d’une interdiction sans fin ! De quoi rendre fou (et masochiste) l’amant puni de désirer ! Buñuel a parfaitement su traduire dans son pervers mélodrame la tension psychique et la lubricité sous-jacente à la novella de Louÿs. Cinéma raffiné, lettré, spirituel, d’une autre époque. On dit qu’Adjani a refusé de jouer le rôle de Conchita – il fallait danser nue dans un bouge de Cadix. Aucune importance, elle était parfaite dans L’Année de la jupe. Que regardons-nous jamais ? Que lisons-nous vraiment ? Quel est cet obscur objet du désir (cinématographique, textuel) qui nous travaille ? Pourquoi achetons-nous Transfuge ? Page 12 / TRANSFUGE


Mon GR 34 à moi (de Saint-Quay-Portrieux à Bréhec)

Amis randonneurs, voici quelques idées de halte sur une microportion du Goëlo, dans les Côtes-d’Armor. Tout d’abord, étudiez votre carte Michelin au Bistrot de la Marine, à Saint-Quay-Portrieux – l’une des adresses les plus électriques de la région, où l’on mange et boit superbement. Si la tête vous tourne après cet arrêt méditatif, allez vous rafraîchir de l’autre côté de la ville dans la piscine d’eau de mer, toujours pleine, même à marée basse. Ça va mieux ? Filez au casino, braquez-le de ma part, et repartez, direction Tréveneuc. De là cherchez Port-Goret et, miracle, vous voilà soudain au bar-rhumerie Le Crapaud rouge, face à la mer, à deux pas de l’énigmatique centre de vacances pour enfants de CRS. Vous faites alors : « Oh ! » et demandez de l’eau. Puis vous filez direction Le Palus, sur les rivages de Plouha. Vous prenez le soleil en terrasse Chez Paulette, chez qui c’est toujours la fête. Vous êtes bien et vous vous posez soudain une question profonde : « Encore ? » Oui, encore,

© Phlippe Le Corvec

car la beauté costarmoricaine exige quelques sacrifices psychocorporels de taille… En deux ou trois heures à pieds, par l’ancien et éblouissant sentier des douaniers, vous longez les plus belles falaises de Bretagne et parvenez enfin à Bréhec : c’est la plage promise où, dit-on, naquit l’humanité. Vous vous baignez alors dans une eau à 27 degrés en compagnie du soleil et de sirènes rousses. Puis vous vous rafraîchissez au P’tit Bar, creusé à même la roche, face à la mer, place divine au crépuscule, quand la marée est haute comme votre verre de ti-punch. N’hésitez pas à me saluer si je suis près de vous.

Lis Spector !

© DR

J’ai lu La Passion selon G. H. (1966), de l’écrivaine brésilienne Clarice Lispector (19201977), sous un soleil de plomb, sur un banc, dans un port, l’été, il y a longtemps, je ne sais plus quand. Et c’était merveilleux. Tandis que la narratrice, une grande bourgeoise de Rio qui un jour se voit obligée de remplacer sa bonne, interroge mystiquement la Création sous la forme d’un cafard en voie de décomposition trouvé au fond d’un placard (il y a du Kafka chez Clarice, d’origine juive ukrainienne), le soleil libérait les puissantes odeurs des nappes de mazout dans l’eau du bassin, comme une extension physique de ma propre lecture. Et ce nom sublime au seuil du livre : Lispector… Et ce visage bouleversant sur quelques images anciennes, quelque chose comme une lumière perdue, une distance irrémédiable… Bénie soit cette femme à laquelle l’art photographique a su rendre hommage. Il y a trop de photos d’écrivains ridicules aujourd’hui. Les trois quarts sont laids (non, les quatre cinquièmes) et ne peuvent malheureusement s’offrir le luxe de disparaître, comme Pynchon et Salinger en leur temps. C’est le destin de nos visages. Celui de Clarice Lispector est unique.

Autotampons

L’attraction foraine pour les petits et les grands que je préfère est sans nul doute les autotampons, ce depuis ma plus tendre enfance. J’aime me sentir les poches pleines de jetons. Je me sens fort, puissant. Riche. Quelque chose comme Abondance me fait alors signe. Je m’assois dans la voiture 7, glisse un jeton dans la fente de métal, ajuste mes lunettes noires sous les assauts musicaux d’Eminem ou Katy Perry. J’accélère. Fonce sur le forain qui gère le parc automobile et lambine sur la piste. J’aime aussi percuter les pilotes innocents – enfants hilares, duo de copines, novices crispés. J’aime tout autant défier les pilotes expérimentés, les mecs qui s’la pètent le buste rehaussé sur leur siège, comme pour mieux contrôler la piste. Je suis sans pitié. Je les plaque dans un coin et paf !, je défonce le flanc de leur véhicule électrique. J’aime les entendre geindre quand leurs membres cognent la paroi de leur caisse et qu’ils ont mal. Parfois, pour m’illustrer, je tourne complètement le volant et me sens partir en marche arrière. Je slalome à l’envers, évite la meute. Le tour s’arrête. Je remets un jeton.

© Jade Léchiquier

news / Page 13


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