TRANSFUGE N°110

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Juin-Juillet 2017 / N° 110 / 6,90 €

Choisissez le camp de la culture

CARSON MCCULLERS RETOUR SUR UNE CLASSIQUE DE LA LITTÉRATURE AMÉRICAINE

M 09254 - 110 - F: 6,90 E - RD

3’:HIKTMF=YU[^U^:?k@b@b@k@a"; Aurélien Bellanger, l’écrivain le plus réac de sa génération

Les féministes et les cinéphiles sont-ils réconciliables ?

Enquête : les racines culturelles du Trumpisme

Robin Campillo : notre palme d’or


Macron, un homme de culture

N

par Vincent Jaury

ous pouvons d'ores et déjà nous réjouir d’avoir élu un président de la République pour qui la culture signifie quelque chose. Cet héritier de la pensée de Paul Ricoeur, proche de la revue chrétienne de gauche Esprit et d’Olivier Mongin un de ses anciens directeurs, a effectivement dit lors de son passage à la BPI (bibliothèque publique d’informations) : la culture, « c’est la chose la plus importante de ma vie. » Quand il ne lit pas, cela lui manque. Il aurait, selon Brigitte Macron, rêvé d’être écrivain avant d’être attiré par l’action politique. Pour l’anecdote, j’avais rencontré un président de jury de l’ENA qui avait corrigé sa copie la première fois qu’il se présentait au concours. Il avait obtenu la meilleur note à l’épreuve de culture générale, 18, note rarissime sinon unique dans l’histoire de ce concours. En revanche notre futur ministre de l’Economie eut 3 en économie, note éliminatoire ! Son attachement à la culture s’est confirmé par la nomination conjointement avec le premier Ministre Edouard Philippe d’une grande dame de la littérature au ministère de la Culture, Françoise Nyssen. On ne pouvait attendre mieux de sa part, tant cette dernière est un exemple dans le milieu de l’édition. On l’a souvent dit à Transfuge, les éditions Actes Sud qu’elle dirige, est une des maisons d’édition les plus audacieuses aujourd’hui, et bénéficiant d’un catalogue de littérature étrangère exceptionnel. Une maison d’édition résolument tournée vers l’Europe et le monde : on comprend parfaitement le choix du président. Lui qui, rappelons-le, a défini a contrario de la pensée réactionnaire, la culture comme une volonté de « dépasser une identité étriquée. » Macron ajoute que la culture française est un fleuve généreux avec des affluents de toutes parts, n’en déplaise à Marine Le Pen et Alain Finkielkraut. Il est faible de dire que nous partageons à Transfuge cette idée ouverte de la culture, tant l’intérêt pour les cultures du monde entier a toujours été une de nos priorités. La ministre de la Culture aura un grand chantier à ouvrir et qui j’espère aboutira, c’est le chantier culturel européen. Avec ces idées de lancer un Erasmus pour favoriser la circulation des artistes,

et de Netflix européen pour le cinéma et les séries européennes qui paraissent, sur le papier, de très beaux projets. On y reviendra ultérieurement. Macron est un homme de centre gauche, libéral égalitaire, pour qui l’accès à la culture pour tous est une priorité. Il l’a répété maintes fois, sa politique culturelle est un projet d’émancipation. Son idée d’ouvrir les bibliothèques le soir et le dimanche est une mesure qui va dans ce sens, quand on sait qu’un enfant sur deux n’a pas accès aux livres en France. Précisons que dans notre pays les bibliothèques sont ouvertes 41 heures par semaine contre 98 heures à Copenhague. On ne peut que se réjouir d’une mesure de ce genre-là. Enfin, on peut se réjouir de l’intérêt que semble porter notre premier ministre Edouard Philippe au livre. Outre que ce fils de professeurs de français a co-écrit deux fictions, L’heure de vérité (Flammarion) et Dans l’ombre (Jean Claude Lattès), il semble selon des avis convergents, qu’il ait mené une active politique sociale du livre en tant que maire du Havre. Preuve en est avec ce grand prix Livre Hebdo remis en 2012 à la bibliothèque municipale du Havre. On ne peut que se réjouir du retour de la culture au plus haut sommet de l’Etat d’autant plus que nous n’avons pas été gâtés ces derniers temps de ce côté-là. François Hollande était un homme d’une inculture crasse. On se souvient de ce photographe qui avait pris une photo du président en train de lire sur une plage L’histoire pour les nuls. On se souvient qu’au Salon du livre, prenant dans ses mains le livre de Guillaume Musso il déclarait qu’il n’avait aucune condescendance avec les livres qui se vendaient bien. Au contraire, « un livre ca doit se vendre » avait-il affirmé goguenard. Sans parler du pathétique quoique volontaire Nicolas Sarkozy qui pour faire plaisir à Carla, rattrapait son retard sous son quinquennat (au lieu de travailler ?) en lisant des classiques, Le Rouge et le Noir et surtout l’intégral de La Recherche (des témoins attestent) dans la collection du Figaro présentée par Jean d’Ormesson ! Avec Emmanuel Macron nous renouons avec une tradition française selon laquelle la culture est essentielle à la vie. Une manière de renouer avec des hommes d’état comme Georges Pompidou, normalien, agrégé de lettres classiques, grand lecteur de Racine et de Baudelaire, passionné d’art contemporain (d’où le centre George Pompidou) et de spectacles vivants contemporains (d’où la création du Festival d’automne) ou d’un François Mitterand, peu fiable en littérature contemporaine (il estimait que Jean-Edern Hallier était le plus grand écrivain de sa génération !!)mais bibliophile pouvant faire chercher des semaines entières un exemplaire de la revue mythique La Tour de feu pour retrouver le texte d’un poète oublié... Macron, Philippe, et Nyssen : Pour la culture, nous pouvons être optimistes. A eux de ne pas nous décevoir. ÉDITO / Page 3


SOMMAIRE Page 60

Page 3

CARSON MCCULLERS

NEWS

3/

Édito

6/

On prend un verre avec Esther Garrel et Louise Chevillote

CHRONIQUES nez dans le texte de François Bégaudeau ce que vous voulez 12 / Journal d’un homme pressé 8 / Le

10 / Croyez

express : Jacques Réda express : Michael Prazan 18 / Interview express : Sherif El Bendary 20 / Interview express : Cordula Kablitz-Post 22 / Interview express : Calin Peter Netzer 24 / Interview express : Charles Dantzig 26 / En coulisse avec Jean-Marc Loubet 14 / Interview

16 / Interview

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N°110 JUIN-JUILLET 2017

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QU’EST-CE QUE LE TRUMPISME?

DU CÔTÉ DE LA LITTÉRATURE

28 / L’événement

: Nous avons longuement interviewé un des meilleurs écrivains américains vivant, John Edgar Wideman, pour son livre Ecrire pour sauver une vie, le dossier Louis Till 34 / Comme chaque mois, Transfuge vous choisit ses 10 livres incontournables 52 / Essais 56 / Polar 57 / Poches 58 / Déshabillage : Lisa Vignoli 60 / Dossier : Carson McCullers 70 / Enquête : Les racines culturelles du Trumpisme 78 / Remous : Aurélien Bellanger, l’écrivain le plus réactionnaire de sa génération 84 / Remous : Jean-Baptiste Del Amo, il est revenu le temps des bêtes


La lutte d’une femme pour vivre ses désirs Page 92

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CANNES, NOTRE BILAN

SUR NOS ÉCRANS

90 / Édito

92 / 1er événement

: Cannes, notre bilan 98 / 2 événement : Interview fleuve d’Arnaud Desplechin pour son film Les fantômes d’Ismaël 106 / Les 10 films du mois 110 / DVD et Ressortie salles 122 / Remous : Les cinéphiles et les féministes sont-ils réconciliables ? eme

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EN VILLE

130 / Art

136 / Scène

140 / Festivals

152 / En

route ! Va devant !

LES LAURIERS ROSES ROUGES Un film de RUbaiyat Hossain Le 7 juin au cinéma


J’AI PRIS UN VERRE AVEC… ESTHER GARREL ET LOUISE CHEVILLOTTE

Par Frédéric Mercier Photo Franck Ferville - Agence VU

E

lles étaient deux. Une fois n’est pas coutume, Transfuge m’avait donné la possibilité de multiplier le plaisir en rencontrant deux comédiennes, les deux actrices, les deux muses merveilleuses du dernier film de Philippe Garrel, L’Amant d’un jour. Comme j’aurais aimé donner raison au titre de ce film et être cet inconnu d’un soir ! Mais c’était sans compter sur l’arrivée inopinée de Franck, le photographe, qui se pressa d’aller chercher un cocktail bien rouge et de disserter à mes côtés, ponctuant de remarques amusées chacune de mes questions, au point de me mettre mal à l’aise. Les deux femmes nous regardaient faire, pas dupes mais amusées par notre numéro. Elles nous avaient donné rendez-vous dans un hôtel particulier de Montmartre. Ilot préservé dans Paris que Franck connaît bien : il m’avait immédiatement évoqué l’étage aux allures de boudoir. Pour le moment, nous avons opté pour la terrasse et les cigarettes.

« C’est un film du côté des femmes » L’Amant d’un jour narre la rencontre de deux jeunes femmes du même âge, à la croisée de leur éducation sentimentale. L’une : Louise Chevillotte (dont c’est le premier rôle au cinéma) joue la maîtresse d’un prof de philo vieillissant et dissertant avec un peu trop de certitude sur le libertinage. L’autre, Esther Garrel, la fille du réalisateur, campe la fille de ce prof et peine à se remettre d’une rupture. Rarement a-t-on filmé avec autant de patience le mal d’amour qui peut rendre Page 6 / TRANSFUGE

fou. Les yeux dans le vague, Esther m’explique que dans ce film Garrel a voulu comprendre le désir féminin. « C’est un film fait du côté des femmes. Philippe était attentif à nos remarques sur ce sujet. Si bien que je pouvais me permettre de lui dire quand il se trompait, au point de refaire parfois les dialogues ou les scènes. Ce qui est important pour lui, c’est la vérité et la logique des personnages. » Jalousie, complicité, amitié, rivalité et sororité forment le cœur des liens entre ces deux amoureuses qui font l’apprentissage du désir et du plaisir. Est-il possible de les concilier ? C’est la première fois qu’Esther Garrel joue un rôle si important chez son père. Elle pense que d’une certaine façon, l’idée du film a germé du désir de « Philippe » de tourner avec elle, après avoir filmé son frère Louis. Pour trouver Ariane, sa rivale et complice, elle a participé aux auditions aux côtés de son père. Quelques comédiennes se sont succédées à une table avec Esther. Parmi elle, Louise Chevillotte, issue du Conservatoire d’art dramatique, lieu qui fascine Garrel. « Ce qu’il cherche, m’explique Louise Chevillotte, ce n’est pas la justesse mais l’osmose entre comédiens. Avec un Polaroïd, il prend en photo la scène et regarde s’il se passe quelque chose entre ses acteurs. C’est très important pour lui que ça fonctionne entre eux, qu’ils soient à l’aise ensemble, qu’il y ait une forme d’évidence. Ca a été immédiat entre Esther et moi. Cela met les comédiens à l’aise au cours des neuf mois de répétition, de manière à ce qu’ils se sentent plus libres pour pouvoir mieux travailler et ainsi donner le meilleur lors de la fameuse première prise. » Osmose photographique, donc et synergie dans un film traversé par l’inconscient. Voilà qui parle à Franck, déjà debout, son matériel sous le bras, pour aller photographier les deux comédiennes. Au boudoir. Avant de monter, je vois son sourire. Il est aux anges.


Sophie Dulac Distribution présente

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Simple / simplet

A propos de Quelques jours dans la vie de Tomas Kusar, Antoine Choplin, la Fosse aux ours

«V

par François Bégaudeau aclav » parle à Tomas. Vaclav, comme Havel, dramaturge et dissident du régime communiste de Tchécoslovaquie, parle à Tomas, cheminot pas spécialement lettré. Vaclav dit : « L’écrivain que je suis, ou du moins que je voudrais être, aimerait bien garder quelque chose de la simplicité vraie avec laquelle tu écris ». On perçoit sans doute là quelque chose de la condescendance d’un Federer complimentant un service-volée de son cousin, mais dans ces beaux moments, Quelques jours dans la vie de Tomas Kusar produit plutôt que professe ce style simple et vrai. Notamment lorsqu’il s’attarde dans des espaces dépeuplés, où parfois un mot suffit : « Les peupliers, dit Tomas » ; « La forêt, dit Tomas, en levant les yeux vers les arbres ». Dans ces espaces, la simplicité est vraie. Un seul changement d’angle peut dessiner un tableau et la sensation qu’il procure « le soleil rasant fait palpiter la lumière. Un pas suffit pour qu’elle explose ou s’éclipse ». Avec la nature on gagne toujours à faire simple. Fusionnant avec elle, Tomas est un poète sans oeuvre, un poète sans le savoir, d’autant plus poète qu’il ne le sait pas. « Tu aurais dû naître oiseau », suggère sa compagne. Autour de ce bonhomme timide, solitaire, bredouillant, peut se tisser un conte enfantin, où la cruauté du monde humilie les gens de coeur, à l’image de cette rose, offerte à Lenka au bal, qui finit « piétinée par les derniers danseurs ». Mais le fragile équilibre entre simplicité et vérité se brise au moindre faux mouvement. Lisons ça : « L’homme a l’air de connaître et explique où se trouve la rue Stresovicka, tiraillé sans relâche par son chien désireux de poursuivre son chemin ». La phrase eût pu se passer de l’inutile « désireux de poursuivre son chemin », ou tant qu’à le garder, éviter le lexique scolaire : désireux, poursuivre son chemin, sans relâche, se trouver. Le simple confine ici à l’académique. Le livre enfantin devient un livre pour enfant, où tout est expliqué comme-àun-enfant, tout explicité, comme on hausse la voix quand on parle à un vieux. Et ce « tout est encore tellement présent à son esprit », pour introduire une rétrospection, sonne presque parodique. Un livre jeunesse pourquoi pas. Mais du moment qu’on campe hors du monde. Or Tomas l’oiseau ne demeure pas dans la forêt. Il en sort et croise l’Histoire. Croise l’historique Vaclav Havel et milite à ses côtés dans la clandestinité. Or l’Histoire c’est pas simple. Du moins n’est-il pas recommandé

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LE NEZ DANS LE TEXTE

de la traiter simplement, peignant par exemple la lutte des dissidents contre le pouvoir communiste comme une révolte des sympas contre les méchants. Choplin note aussi souvent que possible que Vaclav sourit. En moyenne une fois toutes les dix lignes dans les scènes qui l’impliquent. C’est que Vaclav est chaleureux et humble - simple? Lors de la proleptique scène de victoire qui ouvre le roman, Vaclav est embarrassé d’être acclamé - « on le devine peu à l’aise dans cet exercice ». Car Vaclav bien sûr n’aime pas le pouvoir. Il aime la démocratie, qui est la cause noble et incontestable des gens gentils et souriants. Une cause pas bien compliquée à argumenter, en somme. On se demande pourquoi Vaclav tient tant aux livres, et incidemment à en écrire, alors que tout sa philosophie tient dans des termes aussi simplistes que : « Nous essayons de nous opposer au mal que ce régime peut nous causer à tous ». Par ailleurs, ce lettré « a la conviction » que, comme aurait pu dire Audrey Azoulay dans un discours d’inauguration, « la culture peut être un levier. Comme un outil de savoir et de plus grande conscience sur le monde ». La platitude de cette « conviction », démentie par tant de lecteurs sanguinaires et de bourreaux lettrés, ramasse bien l’imaginaire simplet du roman : le parti des démocrates recoupe le parti de la culture qui recoupe le parti de la sensibilité, le parti des gens qui aiment les oiseaux et les écorces. Le manuscrit d’une pièce de Vaclav est ainsi présentée comme « une liasse tramée de simple humanité ». La liasse est brutalement confisquée par la bande de staliniens qui débarque au domicile de l’opposant, parfaitement conformes à l’iconographie guerre froide : mutiques, cyniques, austères, ombrageux dans la pénombre d’une Skoda soigneusement mal cachée. C’est que la guerre froide aura produit un art bien simpliste, quoique en partie légitimé par l’admirable capacité des staliniens à coller à leur cliché. Et c’est sans doute le pire des forfaits des régimes communistes, d’avoir, par leur brutalité bas-de-plafond, produit des dissidents et des livres de dissidence aussi pauvres intellectuellement. Inversement : le capitalisme, à la brutalité plus insidieuse, fondue dans l’horreur objective des structures, demande qu’on se creuse la tête pour le déconstruire, éventuellement le renverser. D’où que les intellectuels majeurs se trouvent presque systématiquement dans le camp de ses opposants.


RUSSELL BANKS

Voyager “On y retrouve la qualité particulière du regard de Russell Banks, son mélange de sagacité, de probité et d’épaisseur humaine. S’y ajoutent une mélancolie, une dimension testamentaire inédite et poignante.” Nathalie Crom, Télérama “L’originalité du livre, ce qui en fait la beauté et l’intérêt, est sa façon de lier ces fragments d’un discours amoureux à ces îles des Caraïbes qu’il a explorées sans cesse, le plus souvent accompagné de l’être aimé.” Yann Perreau, Les Inrockuptibles “D’un récit à l’autre, Russell Banks révèle l’exaltation et les déceptions du voyage, sur cette planète gagnée par les désastres écologiques et sociaux. Il offre une belle réflexion sur le déplacement, qui n’est jamais qu’une autre forme de la quête de soi.” Julien Bisson, Lire ÉGALEMENT DISPONIBLE EN LIVRE NUMÉRIQUE

ACTES SUD


CROYEZ CE QUE VOUS VOULEZ... Summer of love

L

’autre jour, à Montpellier, je descendais le boulevard Sarrail avec quelques-uns, la ville résonnait de toutes les langues méditerranéennes, nous étions à l’ouverture de La Comédie du Livre, le gouvernement venait d’être annoncé, nous parlions autant de politique que de littérature. Un écrivain algérien me racontait son 8 mai : “nous étions beaucoup à arrêter de travailler plus tôt à Alger pour voir ce jeune homme de trente-neuf ans, votre nouveau chef de l’armée, descendre les ChampsElysées”, il souriait,” vous comprenez pour nous, c’était assez surréaliste, un chef de l’Etat de cet âge là, si on en avait un de soixante, on serait déjà très content !” La jeunesse de Macron, sans doute est-ce ce dont on parle le plus à l’étranger. “Il a vingt-cinq ans, non ?” m’a demandé un écrivain californien il y a dix jours. Oui, on en parle sans cesse, en France aussi, comme si l’on avait oublié dans ce pays qu’il était possible, à moins de quarante ans, d’accéder au pouvoir. Mais attention, dans une logique d’apaisement tout estivale, j’aimerais tout de suis endiguer la moindre velléité de guerre générationnelle, et rassurer les plus de quarante ans qui se réveilleraient soudain la nuit, avec quelques images de Soleil vert dans la tête : la jeunesse ne dévorera pas la vieillesse dans la France de demain. Décourageons tout de suite Houellebecq, un roman sur des enfants prenant le pouvoir par les urnes serait assez éloigné du réel. Bref, si, chers lecteurs, vous êtes actuellement en train de préparer, larme à l’oeil, le cinquantenaire de mai 68, d’achever un livre sur la joie perdue des années cinquante, ou de composer un essai révolutionnaire sur Churchill et De Gaulle, poursuivez. Le Summer of love qui touche la France, est une envie d’être jeune, qui n’a pas d’âge. Preuve en est le retour de McCullers : on ne cesse de parler de cette exploratrice précise et farouche des territoires adolescents. A lire cet été, son Frankie Addams ( republié à La Cosmopolitaine, Page 10 / TRANSFUGE

Stock), Doppelgänger d’Holden Caulfield dans un Sud américain étouffant et fantasque. Eté donc, de l’amour, et des premières amours. A lire aussi, Les Années Solex (Editions Héloïse d’Ormesson) d’Emmanuelle de Boysson : nous sommes en 1969, année charnière s’il en est pour la société française. Nous découvrons Juliette, quatorze ans, à l’orée d’une vie de femme, dans un milieu encore pesant, en Alsace. Boysson nous fait le récit “d’une belle échappée”. Effet satirique et singulier de ce récit d’amour en paysage rural, de ces tâtonnements amoureux “sous l’oeil des sangliers et des cerfs empaillés”. Renaît dans ce roman une France provinciale, enfantine, catholique de la fin des années 60 : où l’on tient un journal intime dans le dos des parents, où l’on joue au Monopoly avec ses cousins, si loin de ce Paris de mai 68 qui fait trembler la mère de la narratrice, comme la pilule qu’elle refuse à sa fille, au nom de ses valeurs chrétiennes. En contrepoint de Juliette, l’on suit la jeunesse de Patrice, l’émancipateur ( il en faut toujours un dans une vie de jeune fille), qui se fait arrêter pour voler des disques de Bowie et des Beatles, le garçon qui veut être de son époque. Pour Juliette, il y aura bientôt Paris, et la fin de cette vie rigide, et calme de l’enfance. La regrettera-t-elle ? Les Années Solex ne sont ni mélancoliques, ni nostalgiques : mais, dans la ligne ouverte par McCullers, ancrée sur ce territoire d’incertitude, d’apparente inertie et de véritable désir qu’est l’adolescence. Sur cette même voie juvénile, un excellent recueil de nouvelles vient de paraître, Le Coeur sauvage ( Albin Michel), de Robin MacArthur. La jeune Américaine s’y offre le luxe d’inventer un personnage inédit dans la littérature contemporaine : la jeune femme des montagnes, la “tough woman” qui fait preuve d’une violence intérieure, d’un désir de s’en sortir, et d’une dimension tragique proche des jeunes hommes peints par David Vann. “Nature writing féminin” ? Bien plus que cela. Oriane Jeancourt Galigani


LE GRAND RETOUR DE KIYOSHI KUROSAWA AU FILM NOIR

AU CINÉMA LE 14 JUIN


LE JOURNAL DE L’HOMME PRESSÉ © DR

« L’âme de l’homme est comme un marais infect : si l’on ne passe vite, on s’enfonce » disait Stendhal. Chaque mois, suivez au pas de course les aventures de notre envoyé spécial en embuscade dans le tout-Paris...

L’écrivain au nom de fromage et la danse du ventre d’Edgar Morin

A

u joli mois de mai je fais ce qu’il me plait. Ou presque. Me voici dînant au Wepler avec Carlos d’Arenberg, cet aristocrate amusant au profil d’aigle malicieux avec lequel les souvenirs se ramassent à la pelle. Carlos a vécu mille vies ou presque. Je ne sais plus pour quelle raison il a vécu dans cette ville bizarre du nom de Maputo, capitale du non moins bizarre état du Mozambique, quelque part en Afrique de l’Ouest où il fréquentait une petite colonie de blancs assez désoeuvrés. Voire totalement. Carlos a ainsi fréquenté un temps un ancien amant de Tennessee Williams, se disant « écrivain » et échoué là pour d’obscures raisons. Des personnages à la Somerset Maugham ou à la Graham Greene. Des drifters dont on ne comprenait pas trop ce qu’ils faisaient au juste et dont certains n’étaient pas sans charme. Carlos me raconte qu’à une époque de vache maigre il s’était mis Page 12 / TRANSFUGE

à traduire puis à écrire des Harlequin. « Je m’étais dit : c’est trop con, ça se passe toujours dans des coins impossibles d’Amérique qui ne disent rien aux lectrices d’Issoudun. Autant les situer en Europe dans des endroits glamour. Michèle Bernstein, la directrice d’alors, était l’ancienne compagne de Guy Debord. C’était une assez jolie femme, plutôt intelligente. Elle m’a commandé ce qui allait devenir Un palais sur la lagune . Carlos d’Arenberg évoque un copain de jeunesse, Pierre Moscovici, « qui avait des cheveux, une montre Cartier et organisait des fêtes chez son père psychiatre avenue Carnot. Un ami dans les vignobles lui offrait ses costumes chez Arnys. » J’ai beaucoup aimé, entre la poire et le fromage, les anecdotes concernant son ami l’écrivain playboy espagnol José Luis de Vilallonga, qu’il m’arrivait de croiser chez Lipp, flamboyant bellâtre aux cheveux plaqués en


LE JOURNAL DE L’HOMME PRESSÉ arrière, immanquablement vêtu d’un blazer de yachtman, et tout aussi immanquablement entouré de créatures de rêve, de préférence assises sur des tas d’or. Carlos enchaîne : « José Luis était alors l’amant de la femme du propriétaire du BHV. Un jour, alors que celle-ci devait rejoindre son mari en Italie, il l’avait conduite Gare de Lyon, et après avoir dîné en sa compagnie au Train Bleu, l’avait accompagnée jusqu’à son wagon. Alors que le train s’ébranlait doucement, il lui avait susurré du quai : « oh ma chérie, c’est terrible, il me faut absolument conserver une part de toi sinon je vais mourir de chagrin. Il avait soudain arraché sa broche de diamants qui ornait son tailleur Chanel et que, bien sûr, elle ne revit jamais ». J’adore. Soirée animée dans l’hôtel particulier de Marie Beltrami où le rire déconcertant, pour ne pas dire plus, de Doc Gynéco dissuade toute conversation intéressante. La styliste aux cheveux roses et aux souris d’or, me raconte qu’elle a toujours rêvé d’organiser un jour un défilé avec comme bande-son les vilénies et autres perfidies scabreuses balancées backstage par cet étrange agrégat de modeux hystériques et tocs que forment si harmonieusement mannequins, habilleuses, coiffeurs et maquilleurs. Retrouvailles au Dôme de Villiers avec mon vieil ami Thierry Taittinger, coiffé d’une casquette et chaussé de lunettes noires qui donnent à l’ensemble un air de rockstar en goguette, impression assez raccord avec ce qu’est au fond ce passionné de décibels sixties. Thierry a épousé une nièce de Françoise Sagan et à ce titre, a été si l’on peut dire, aux premières loges. « Jacques Quoirez, mon beau-père, écrivait très bien et avait un temps collaboré à Vogue après avoir été le bras-droit d’Albert Debarge, le patron d’un laboratoire pharmaceutique qui s’était suicidé en prison après s’être retrouvé au cœur d’un scandale de drogues et de sexe. Jacques était très copain de Roger Vadim et de Sacha Distel qu’il ne se privait pas de traiter par derrière de crétin complet » Thierry conserve un souvenir assez mordant d’une fête donnée par Sagan en l’honneur de l’inénarrable jet-setter et gigolo mondain Massimo Gargia, passé par la case La Ferme Célébrités. Sa grande amie avait envoyé quelques centaines de bristols et du coup, son appartement de la rue de l’Université s’était retrouvé en surbooking. Dédaignant d’affronter sa cour, par claustrophobie ou lucidité devant tant de vacuité mondaine, la maîtresse de maison était allongée sur son lit, entourée de sa garde rapprochée, dont Inès de La Fressange, feu son mari Luigi d’Urso, costume impeccable et pieds nus dans ses Tod’s, demandant à Taittinger des nouvelles de son « ami au nom de fromage »

(Gonzague Saint-Bris) . Sur le lit même, Nicole Wisniak , la créatrice de la revue Egoïste, avait tout de la courtisane implorant sa souveraine de ne pas succomber tout de suite. « Tout à coup, s’enflamme Taittinger, dans le salon surchauffé où de pittoresques dealers du 9.3., se mêlaient aux habitués bcbg de Castel, Johnny a surgi, escorté du « journaliste » Marc Francelet, fendant la foule tel Moïse la mer Rouge. Le chanteur, dans sa période Che Guevara, béret et énormes lunettes noires qui faisaient contraste avec son teint cireux, a pénétré dans la chambre, avant d’en ressortir au bout de quelques minutes et de quitter les lieux illico. Saint-Simon se serait régalé de cette soirée, à ceci près que la faune n’était pas de la même envergure intellectuelle, il va sans dire, que celle qui hantait au XVIIe siècle l’antichambre du Roi-Soleil à Versailles. Je me souviens que Françoise adorait regarder Star Trek à la télévision, qu’elle savourait de préférence avec de la cocaïne, ce qui lui faisait trouver très drôle des choses pas très drôles. Un mois avant sa mort, j’ai été la voir dans son manoir normand d’Equemauville. C’était une ambiance à la Boulevard du Crépuscule. La maison était vide, à l’exception d’une gardienne. Sa fameuse protectrice Ingrid Mechoulam n’était pas là, pas plus que son fils Denis. Personne. Françoise se mourait peu à peu, seule dans sa chambre. J’ai passé deux heures en tête à tête avec elle. Elle était un peu délirante sous médicament. On aurait dit une jeune fille prisonnière d’un corps de vieillarde qui avait envie d’aller se promener là où on ne l’emmerderait pas. Nous avons parlé de littérature. Elle m’a lancé en esquissant enfin un sourire : « Modiano, c’est nul, c’est rien du tout ! » Et puis elle s’est éteinte peu de temps après, à l’hôpital, tout aussi seule. Et sans doute soulagée. En pensant peut-être aux derniers mots du physicien Richard Feynman : « Je détesterais devoir mourir deux fois. C’est si ennuyeux. » Avant de me quitter, Thierry Taittinger m’avait évoqué à demi-mot cette mystérieuse histoire de l’enfant disparu à deux mois, à la suite d’une insolation dans son berceau, à Cajarc. Un frère de Sagan. Toute existence porte en elle son rosebud inconsolable. Pour me remonter le moral, je vais boire un coup au Ritz avec Yseult Williams, auteur d’un ouvrage de référence sur les grandes rédactrices de mode. Cette jour naliste et écr ivain talentueuse qui a lancé Grazia et relancé Lui est fatiguée. Elle a dansé des heures la veille chez le peintre marocain Mahi Binebine avec un sautillant jeune homme de 95 ans dénommé Edgar Morin. Tout âge n’est-il pas, après tout, à égale distance de l’éternité, comme le soulignait si justement saint Augustin. TRANSFUGE / Page 13


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