Mai 2014 / N° 78 / 6,90 €
Choisissez le camp de la culture
CATHERINE
MILLET « J’AI UN FORT APPÉTIT VISUEL »
LITTÉRATURE
DOMINIQUE FERNANDEZ :
« LA JEUNE LITTÉRATURE FRANÇAISE VA BIEN »
DOSSIER POCHES LES 10 MEILLEURS
VIRGILE,
INVENTEUR DU PREMIER ANTIHÉROS ? CINÉMA RENCONTRE AVEC FOREST ALIAS L’HOMME INVISIBLE
WHITAKER
DAVID GORDON GREEN :
« CAGE EST LE NOUVEAU MITCHUM »
CANNES
+ DE 20 PAGES SUR LE FESTIVAL
M 09254 - 78 - F: 6,90 E - RD
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Après Le Fleuve secret, sélectionné pour le Man Booker Prize, un monument de la littérature australienne
« Sarah Thornhill est un livre émouvant, authentique, merveilleusement écrit, qui nous confronte aux événements révoltants des premiers temps de la colonisation en Australie. À lire absolument. »
Booktrust
« Une histoire romantique mais absolument pas sentimentale. »
The Telegraph 22 m, 256 p., ISBN 978-2-86424-944-3, traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol
www.editions-metailie.com
EN PLEIN CHAOS en face de chez elle, habitats d’une classe plus aisée que la sienne, supposée bienheureuse. Elle raconte ses émois, ses tout premiers, de lecture. Julien Sorel, Lucien de Rubempré : ses premières identifications, naïves, fantasmées, avec des personnages connaissant une ascension sociale. Restons sur la bourgeoisie, encore : elle raconte qu’une dame de compagnie vint habiter chez eux pour s’occuper de la grand-mère ; et que Catherine, heureuse soudainement, l’imagina comme une domestique. Ça y est, ils avaient la vie de château ! La petite fille Catherine, comme toutes les petites filles, est une ultraconformiste. Les hommes le restent le plus souvent. À la fin du livre, à la fin de son adolescence, Millet parle de bohème... On sait ce qui suivra. La découverte de son corps, ses premières règles, ses premières masturbations, ses premiers vêtements et sous-vêtements, le premier regard d’un homme posé sur elle donnent des pages magnifiques et intelligentes. Je pense par exemple à ce passage où elle donne une définition de la coquetterie :
LES TRIPES DE CATHERINE MILLET
J
par Vincent Jaury
e me souviens d’un soir, boulevard du Montparnasse, ce quartier vieillissant qui garde un charme, où l’on allait dîner après une signature de livre avec Catherine Millet, son conjoint et écrivain Jacques Henric, le sculpteur Pierre Weiss, la romancière Gaëlle Obiégly et le mondain et non moins sympathique Yan Ceh. Je me retrouvais à côté, par hasard, de Catherine, à qui, toute une partie de la soirée, Yan Ceh cherchait – semble-t-il en vain – à vendre une couverture d’Art Press, le magazine qu’elle dirige, où Lady Gaga ferait la une. Catherine était restée bouche bée toute la soirée, à écouter, non sans patience, raide comme un I. Altière, classe. À l’autre bout de la table, Jacques Henric parlait fort, déçu et en colère que les écrivains des nouvelles générations manquent de couilles, disant qu’il n’y avait pas de bons livres possibles si on ne mettait pas les tripes sur la table. Je ne sais pas s’il a raison ou tort, on peut discuter longuement de ces phrases définitives, parfaites pour les dîners mais imparfaites en ce qui concerne la vérité. Néanmoins, la phrase a le mérite de correspondre absolument au programme que se sont promis de tenir Jacques et Catherine dans leurs livres respectifs ; et en l’occurrence, dans le dernier livre, Une enfance de rêve, de cette dernière. Après sa Vie sexuelle, après son Jour de souffrance, Millet (prononcé Milet, s’il vous plaît) revient sur son enfance. Une enfance à Bois-Colombes, à cinq dans trois pièces. Elle revient sur ses rêves de bourgeoisie (on retrouve le mot mille fois dans ce livre), se promenant les yeux rivés sur les pavillons
« Je commençais à acquérir cette mécanique mentale qui permet, après que l’on a glissé une image de soi dans un vêtement de rêve admiré sur une page de magazine ou dans une vitrine, de sauvegarder cette image comme un voile qui se superpose à l’objet de remplacement et qui en gomme les imperfections, corrige virtuellement la copie que l’on porte et qui, parfois, baille ou godaille, feutre ou peluche, mais qui fait qu’on ne se décourage jamais de suivre la mode. » Elle raconte aussi, et peut-être surtout, la tragédie familiale, les violences entre les parents, Simone et Louis, où les brutales bagarres avec son frère Philippe. Et la vraie tragédie que je ne spoilerai pas ici. Mais ne croyez pas lire de sentimentalisme, ou de vilains petits secrets de famille tant racontés dans tant de mauvais livres de ce genre qu’est la confession. Catherine Millet est une romancière classique et d’analyse. Proustienne dans sa découpe des sentiments et par les analyses qui en découlent, à partir d’un événement personnel ou d’un détail apparemment anodin. Ou héritière de Sade, si l’on veut, bien au-delà des déviances sexuelles de l’un et de l’autre, absent, il faut le dire, dans ce roman ; mais plutôt pour cette distance cruelle, rationnelle à outrance, froide, avec laquelle elle traite son enfance. Enfin, notons le courage de Millet de tout dire. Il en faut pour disséquer sa vie et la jeter en pâture à qui veut la lire. Un courage que peu, très peu de romanciers ont : celui d’affronter une vérité cruelle, la sienne, avec toutes ces zones d’ombre, de bêtise, de vanité. Une enfance de rêve est un très grand livre lucide. Jacques Henric a raison en ce cas : il faut avoir les couilles. ÉDITORIAL / Page 3
SOMMAIRE P. 24
N°78 / MAI 2014 Le grand entretien
Dominique Fernandez
Pour attaquer p.3
3/ éditorial – 6/ j’ai pris un verre avec… – 8/ le nez dans le texte – 10/ l’œil du monocle 12/ le journal de… – 14/ la mémoire retrouvée – 16/ sortir du xxe siècle – 18/ festivals 19/ prix Orange du livre – 20/ une case en plus – 22/ club Transfuge
Le grand entretien p.24
25/ introduction et entretien : Dominique Fernandez
Littérature p.30
Littérature
P. 30 Catherine Millet
30/ ouverture : Une enfance de rêve, Catherine Millet 36/ critique : Congo Inc., In Koli Jean Bofane 37/ critique : La Grande Chute, Peter Handke 38/ critique : Matière noire, Dror Burstein 39/ critique : La Couleur des ombres, Colm Tóibín 40/ critique : Si les bouches se ferment, Alban Lefranc 42/ déshabillage : Bénédicte Martin 44/ relecture d’un classique : L’Énéide, épopée d’un antihéros
Cinéma p.48
48/ ouverture : Joe, David Gordon Green 50/ critique : La Ligne de partage des eaux, Dominique Marchais 51/ critique : Deux jours, une nuit, Jean-Pierre et Luc Dardenne 52/ déshabillage : Forest Whitaker 56/ classique : Le puzzle d’Othello 58/ DVD : Moulin rouge, John Huston 59/ DVD : La Dernière Fois que j’ai vu Macao, João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata
60/ fabrique d’un acteur : Catherine Deneuve 61/ la bonne séquence : True Detective
P. 62
Spécial poches
Spécial poches p.62
64/ Un plaisir trop bref, Truman Capote 66/ Amuleto, Roberto Bolaño 67/ Le Cercle des douze, Pablo de Santis - Seins et œufs, Mieko Kawakami 68/ Le Turquetto, Metin Arditi - La Raconteuse de films, Hernán Rivera Letelier 69/ La Fonction du balai, David Foster Wallace 70/ Herzog, Saul Bellow 71/ Peter Pan, James Matthew Barrie 72/ Le Tigre, John Vaillant 73/ Les Frères Sisters, Patrick deWitt 74/ «10/18 est un éditeur découvreur», Carine Fannius
Dossier Cannes p.76
P. 76 Dossier Cannes
78/ Cinémystique - Eva Ionesco, Simon Liberati 80/ L’Humanité, Catherine Millet 82/ Sexe, mensonges et vidéo, Rick Moody 83/ Charles Dantzig sur les acteurs de Wong Kar-wai 84/ La dolce vita, Yannick Haenel 86/ Kagemusha, Patrick Grainville 87/ Othello, Santiago Amigorena 88/ Le Guépard, Olivier Assayas 90/ 4 mois, 3 semaines, 2 jours, Maylis de Kerangal 91/ Les Maudits, Michka Assayas 92/ Arielle Dombasle sur quelques films primés 93/ Quand passent les cigognes, Noël Herpe 94/ Blow-Up, Christophe Ono-dit-Biot 95/ Les Parapluies de Cherbourg, Robin Campillo 96/ Basket Case, Serge Bozon 97/ Terry Gilliam, Géraldine Pailhas, Sofia Coppola 98/ Vincent Paul-Boncour, Jean Le Gall, Michèle Halberstadt, Frédéric Mitterrand 99/ Victor Lopez, Richard Brody 100/ Littérature scandinave, en partenariat avec la Comédie du livre entretien : Régis Pénalva 102/ Work hard, play hard - Anne-Marie Métailié 104/ entretien : Elena Balzamo 106/ états des lieux : Miserere Seigneur
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HUGH HOWEY L'avenir est menacé. Seuls quelques-uns savent ce qui va arriver. Ils vont tout tenter pour sauver l'humanité, jusqu'à emprunter une voie irréversible, catastrophique : celle qui va contraindre les hommes à vivre sous terre. L'histoire du silo débute ici.
SILO
L'AVENIR COMMENCE DEMAIN.
DÉJÀ PARU :
HUGH HOWEY En partenariat avec
SILO ACTES SUD
© Johann Fournier
2049 :
ORIGINES ACTES SUD
J’AI PRIS UN VERRE AVEC
Alexandra Stewart
C
par Damien Aubel photo Thomas Pirel
ommençons par la fin. On a pris un verre, mais aussi le métro avec Alexandra Stewart, après une heure enchanteresse sur le skaï d’un café de Vincennes à écouter remuer ses souvenirs celle qui fut l’actrice du Feu follet, hier chic et magnétique, aujourd’hui chic et grande dame, mise avec la même gaieté vive que sa conversation. On est dans une rame de la 1, direction Châtelet, Alexandra Stewart poursuit, souriante, volubile, l’inventaire de ses passions : Joseph Roth, Stendhal... Sur le siège en face de nous, un quinqua nous coupe : « Je vais dire à ma femme que je vous ai vue, elle sera ravie ! » L’admiration : c’est toute l’histoire d’Alexandra Stewart, qui retrace ses souvenirs d’une plume allègre, même espiègle dans Mon bel âge (Archipel), l’histoire d’une « éternelle groupie », comme elle nous le confie lorsqu’elle évoque la tauromachie, une de ses addictions. Une groupie, soit, mais de très grande classe, au français mâtiné d’une teinture British dont la Canadienne ne s’est jamais départie, comme si elle était membre d’un club select dont les adhérents causent familièrement avec des mythes et des légendes. Tel Orson Welles, qui « avait tellement d’humour », ou Hemingway, « qui en avait aussi sans doute, mais là, quand je l’ai rencontré, c’était deux ans avant sa mort et je pense qu’il était vraiment au bout du rouleau ». Et lorsqu’elle évoque les bordées entre amis, les copains s’appellent Chabrol, ou
Enfin bourgeoise, j’ai l’air... et sûrement je le suis... encore Stéphane (Audran, of course). Et la groupie se mue en magicienne de la mémoire lorsqu’on la lance sur le sulfureux dandy de la Nouvelle Vague, Paul Gégauff : « Il était absolument incroyable. Je le vois là devant moi, cette espèce de mèche blonde, les yeux très bleus. » À moins qu’elle ne se fasse la gardienne attendrie, mais jamais larmoyante, d’une grande figure comme Chris (Marker, of course) : « Il parlait toujours entre ses dents, on ne l’entendait pas très Page 6 / TRANSFUGE
bien, mais il avait toujours beaucoup d’humour, de cœur et d’intérêt pour le monde. Il était très original et très discret. » Ou Truffaut, encore, un autre grand ami, avec son « humour charmant, presque enfantin » et son goût pour les jeux de mots. En bonne fan qu’elle est, elle a recueilli un trésor d’anecdotes, où elle puise généreusement, avec une exubérance raffinée, prolongeant parfois des tronçons de phrase du geste, ou les laissant en suspens. Ainsi, immanquablement, lorsque la conversation roule sur Le Feu follet, elle invoque Maurice (Ronet, vous l’aurez deviné), et c’est un long fleuve joyeux, digressif, d’histoires et de portraits. « La scène où je suis avec lui arrive vers la fin. Louis le dirigeait, il le tenait comme ça (elle fait un geste). Moi, j’étais presque entièrement dirigée par l’assistant Philippe Collin, qui était déjà l’assistant de François Leterrier sur Les Mauvais Coups avec Simone Signoret, où j’avais un rôle, et que je connaissais donc très bien. C’est lui et Volker Schlöndorff qui ont dit à Louis : “Pourquoi vous ne prenez pas Alexandra Stewart pour jouer Solange ?” Moi qui n’étais quand même pas tellement française ni tellement bourgeoise. Enfin bourgeoise, j’ai l’air... et sûrement je le suis... Donc j’avais peu de rapports avec Maurice. Mais j’ai tourné avec lui dans un de ses derniers films, où il était marié avec la sœur de Geraldine Chaplin. On était au fin fond du Portugal, dans un film de Pierre Kast, avec Victoria Abril, Jean-Pierre Cassel, et là on a pu parler plus. Maurice était très beau, très belle âme – belle âme, bel homme. Il me racontait, il avait une maison dans les hauts de Provence où il faisait ses confitures de vieux garçon. Je ne le voyais pas vraiment en fermier... C’était quelqu’un de très secret, d’un peu mystérieux... Peut-être que lorsque les gens sont très beaux comme lui... Ce sont les femmes qui sont belles, mais quand les hommes sont très beaux, ça ne doit pas être si facile. » Mais la groupie n’est pas une script-girl de luxe d’un temps révolu, elle sait aussi parler travail, création. Compagne de Louis Malle, elle était aux premières loges, et elle décrit un cinéaste habité par ses films : « Quand il est allé en Inde, il y est resté longtemps, il lisait tout sur l’Inde, sur Nehru. C’était aussi le cas quand il tournait ses films documentaires – ce qui est rare pour des metteurs en scène dits de fiction. On commence par le docu, on passe par la fiction et on reste dans la fiction. Lui, il a toujours entrecoupé avec des documentaires. » Alexandra Stewart ou l’admiration intelligente.
Dîner avec Lenny
traduit par Michel Marny
« Jonathan Cott a un don extraordinaire : celui de faire parler des gens intéressants – surtout des musiciens – de façon énergique, précise et divertissante – propos de leurs idées sur divers sujets qui ont à voir, de près ou de loin, avec la musique. Lisez ce livre, et voyez vous-même. » (Steve Reich)
L’Homme du verger
traduit par Laurence Kiefé
« Un premier roman d’une grande maîtrise. […] Cette saga déploie un monde empreint d’une sensualité puissante, sur fond d’industrialisation progressive des États-Unis. Une langue qui impose d’éblouissants arrêts sur image. » (Paloma Blanchet-Hidalgo, Le Monde)
Sans voix
Esprit d’hiver
traduit par Jacqueline Odin
traduit par Aurélie Tronchet
« Esprit d’hiver envoûte, déroute, emballe jusqu’au dénouement qui donne envie de relire le roman dans son intégralité. Rare. » (Olivia de Lamberterie, Elle)
« St Aubyn se fait le chroniqueur enjoué [des mœurs contemporaines]. Cela tourne vite au jeu de massacre. […] Une prose à l’allégresse communicative et enjouée agite ces pages où les formules crépitent. » (Éric Neuhoff, Le Figaro)
LE NEZ DANS LE TEXTE
La socioélégie
S
par François Bégaudeau
STANDARD Nina Bouraoui Flammarion 283 p., 19 e
i un texte littéraire se caractérise d’abord par sa forme, son examen morphologique ne perdra rien à s’arrêter sur les temps verbaux. C’est que chacune ou presque des phrases d’un livre contient un verbe dont la conjugaison charrie ses sons propres. « Jacky remonte le boulevard Sébastopol » ne sonne pas comme « Jacky remontait le boulevard Sébastopol ». Le choix du temps dominant a des incidences musicales ; il colore la ligne de basse du roman. Chose appréciable en ces temps de pénurie expérimentale, la décision verbale du nouveau roman de Nina Bouraoui est radicale : faire régner l’imparfait sans partage. Lire Standard, c’est d’abord glisser sur un tapis d’imparfaits pendant 300 pages. Bien sûr, ce fait de langue ne vaut pas en luimême. Il porte le projet, sociologique, d’appréhender Bruno Kerjen, non comme un personnage nanti de traits distinctifs, mais comme un cas. L’imparfait ayant vocation à dire tout à la fois la répétition et le commun, il s’imposait pour étudier un existant supposé représentatif de la branche supposée la plus banale et répétitive de l’humanité contemporaine : « Son existence était pareille à une coutume. Il en faisait usage comme tant d’autres avaient fait avant et feraient après lui. » De cette créature « anonyme » et « invisible », de cet individu « aussi neutre que ses carnets de commandes », rouage de la société aussi interchangeable que les composants électroniques qu’il assemble à l’usine, on racontera ce qui en lui, et depuis trente-cinq ans qu’il est né, ne dissemble pas du tout-venant. Ce qui, dans sa vie, se passe comme certain fatum social veut que ça se passe – « C’était comme ça et pas autrement. » Rien d’exceptionnel ne saurait advenir. Aucun jalon de la vie narrée ne fera exception. Les rares fois où, comme le récit l’exige tout de même, se produit un fait singulier, rapportable ni à une routine ni à un éthos répertorié, l’auteure utilise, non le passé simple ou composé qui s’imposerait, mais le plusque-parfait, qui ne dissone en rien dans le fleuve de l’existence de Bruno : « la fille lui avait tendu un cadenas » ; « il avait loué pour la demi-journée ». Le roman, c’est remarquable, ne comporte qu’une entorse à ce cap obstiné. On la trouve à la page 214 : « Et puis elle est arrivée. » Elle, c’est Marlène, la bombe atomique du lycée qu’à l’époque Bruno n’avait osé toucher, paralysé par le sentiment de son infériorité, et par sa déjà incurable « peur des
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femmes ». Marlène, c’est l’exception, la « perle rare ». Son retour dans leur ville bretonne natale après une escapade avortée dans le Sud ouvre une brèche de possible dans le quotidien de Bruno, une ligne de fuite au bout de sa route ultrabalisée. Mais là encore, Bouraoui ne permettra rien. Enserrera les péripéties finales – week-end à deux, esquisse d’amour – dans le cagibi du raté, dans l’espace de l’imparfait, quitte à en tordre l’usage et emprunter à Angot (celle par exemple du Marché des amants) cette atypique dilution de l’événement dans le temps de la routine. Après que Marlène l’a appelé dans la nuit, Bruno « se levait pour éteindre l’écran de télévision », puis « enlevait son tee-shirt Décathlon avec lequel il avait dormi et qui puait la sueur ». Après leur première balade, « ils choisissaient le premier bar ». Et, à la réception de l’hôtel où ils se sont donné rendez-vous, l’employée « prenait l’empreinte de crédit de Bruno, gardait sa carte d’identité ». Pendant cet après-midi tant fantasmé par le mâle destitué, il ne se passera rien. Marlène l’a évidemment trompé, a voulu le punir de l’avoir prise « pour une pute ». Jusqu’à la dernière ligne, les choses se déroulent selon une implacable logique déceptive, « pas autrement », et dans cet acharnement à saper les devenirs se devine une intention qui n’est plus sociologique mais métaphysique. Non plus l’existence plate d’un maillon faible de la chaîne humaine, mais « une vie de labeur et de fêtes tristes ». Non plus l’aliénation moderne, mais l’empêchement immémorial de la condition humaine : « L’homme était impuissant, petit, ridicule, et l’amour n’existait pas, et même s’il avait existé il ne sauverait de rien. » On a vu récemment, chez Haenel et Merle, qu’une rhétorique contestataire pouvait n’être que l’écume noire d’une négativité plus fondamentale, prépolitique. Ici, comme chez un Houellebecq ou un Adam, la litanie sociologique sur les vies mécanisées se révèle à la longue l’oripeau moderne d’une très vieille complainte pessimiste, selon laquelle la chair est triste et le monde vain. Le coupable n’est ni la société capitaliste et le quotidien qu’elle impose aux petits, ni la Technique, ni quelque autre agent destructeur, mais la vie elle-même, finie et donc foutue d’avance. « Tout était de la faute de la putain de matière. » C’est ni plus ni moins intéressant qu’une approche politique, mais ceux qui croient de gauche tous ces auteurs apprécieront peut-être qu’on ait dissipé le malentendu.
la collection de tous les cauchemars en haute définition
le cauchemar recommence le 6 mai 2014 en dvd et blu ray
5 œuvres Majeures des Studios Hammer en Version Longue Films au format Cinéma d’Origine pour la première fois en Full HD Version Originale et Version Française restaurées Présentation exclusive par Alain Schlockoff
w w w. e l e p h a n t f i l m s . c o m
L’impénétrable
L EL IMPENETRABLE Daniele Incalcaterra Les Films d’ici Sortie le 26 mars
e Paraguay est un pays dont on ne parle jamais, un pays enclavé. Le documentaire, lui, est un genre en plein désenclavement ; par essence, il est « tourné vers l’extérieur ». Le très bon film de Daniele Incalcaterra, L’Impénétrable, qui a raf lé pas mal de prix ici et là, nous emmène sans exotisme au cœur du Chaco, lieu d’une terrible déforestation menée par les industriels du soja. Surtout, il raconte l’histoire de son auteur. Soit un cinéaste, Daniele, la cinquantaine (principal personnage du film, qui trimballe sa silhouette placide avec obstination), ayant hérité de son père un terrain de 5 000 hectares perdu au fond d’un pays perdu où il n’a jamais mis les pieds. Problème, cette portion de terrain se trouve au milieu des terres de l’homme le plus riche du Paraguay, un certain Favero, agrocapitaliste qui explique tranquillement au réalisateur sa mission sur une Terre de neuf milliards de bouches : produire, produire, produire. De l’aveu de son auteur, le film est conçu comme un western documentaire. Cow-boy inversé, Daniele, qui nous conduit sur les pistes ocres, vides et vertes du Paraguay, n’a qu’un but, rendre cette terre aux Indiens guarani menacés d’expropriation. Dans cette quête semée d’embûches, le protagoniste en tee-shirt et pantacourt se heurte aux intérêts des puissants (Favero, dont les terres sont gardées par des chiourmes et des avocats), ou à l’incompétence et la malhonnêteté de l’État paraguayen qui, sous la dictature du général Stroessner, avait multiplié les doubles ventes de parcelles du territoire national, faisant passer la superficie officielle du pays (400 000 km2) à 520 000. Il y a quelque chose de borgésien dans ce Paraguay, dont la carte frauduleuse ne recouvre pas le territoire. Daniele essaie d’abord d’accéder à son terrain : le film montre bien que le droit de propriété ne suffit pas à garantir cet accès, au nom du vieil adage juridique « usage rend maître ». Même avec une Range Rover
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© DR
L’ŒIL DU MONOCLE
par Thomas Clerc et un copain ornithologue, l’accès à la terre restée en friche pendant plusieurs décennies coûte (thème immémorial du western). Dans notre dernière chronique, nous avions critiqué la méthode immersive de Wiseman, qui engageait trop de temps filmique pour une moisson insuffisante ; Incalcaterra use d’une tout autre démarche, qui consiste à écrire le film et le tourner en même temps, renouant avec l’une des vertus du documentaire, faire le film au présent. Le tournage coïncide avec l’histoire et l’auteur avec son personnage : l’aspect militant du film s’allège grâce à la forme efficace du road movie. Nous accompagnons Daniele sur les routes, nous nous heurtons avec lui aux gardes-barrières de Favero, nous pénétrons dans le palais présidentiel pour une entrevue avec le président de la République en personne, dans une scène savoureuse où l’absence de protocole fait écho au caractère dépouillé du film lui-même. Tractations administratives, bornages forestiers, échanges verbaux avec ses alliés ou ses adversaires, la lutte de Daniele avance à coups de kilomètres dans la brousse, mue par une idée fixe : céder sa propre terre. L’Impénétrable est aussi pur que sa démarche, il refuse le « docu-fiction », genre bâtard qui, à ma connaissance, n’a encore donné aucun grand film. Engagé mais fluide, El Impenetrable suggère in fine une intéressante méditation sur la propriété (que le spectateur déduira seul, comme un grand) : cause apparente du mal, dont la clôture est l’objet le plus manifestement historique, la propriété est ici symbolisée par un panneau qui clôt le film et vient rappeler aux spoliateurs « ceci est à moi ». Quand Daniele plante sa pancarte Arcadia, nom qu’il donne à l’espace dont il va faire une réserve forestière inexpugnable, un espoir renaît, nu, sans emphase. Et in Arcadia ego, l’obstination du pionnier a payé, le monde est un peu moins pourri.
Il y a toujours
Suites à découvrir
suites
des
www.editions-metailie.com
LE JOURNAL DE
Rooney joue magnifiquement
son rôle de gnome
Étienne Barilier, qui a publié cette année Ruiz doit mourir, revient sur un événement récent, la disparition de Mickey Rooney.
© DR
L’
Étienne Barilier
RUIZ DOIT MOURIR Buchet Chastel 320 p., 19 e
acteur Mickey Rooney, l’un des derniers témoins de l’âge d’or d’Hollywood, vient de « nous quitter », selon la formule consacrée, après plus de quatre-vingt-dix ans d’une carrière qui commence à l’époque du muet et se termine à celle des séries télévisées. Les médias nous ont tout dit sur ce monstre éminemment sacré : ses huit mariages, ses débuts à l’âge de dixsept mois, ses centaines de films, ses Oscars, Awards et autres Golden Globes. Tout dit ? Ah non ! Nulle part, pas même sur son site Internet officiel, on ne mentionne son rôle le plus extraordinaire, dans un des plus beaux films du monde : le rôle de Puck, tenu à quinze ans, en 1935, dans le chef-d’œuvre de William Dieterle et Max Reinhardt : Le Songe d’une nuit d’été, d’après Shakespeare, avec musique de Mendelssohn. Olivia de Havilland y joue le rôle d’Hermia, James Cagney celui de Bottom… Disons d’un mot que cette œuvre, chorégraphiée par Bronislava Nijinska, assistée d’une jeune danseuse dont je reparlerai, est une merveille comme il en existe peu au cinéma. Rarement le monde des fées et celui des humains se seront si parfaitement fondus et confondus ; rarement la pesanteur aura été si bien vaincue ; grâce au verbe de Shakespeare, bien sûr, grâce au talent de tous les acteurs, et grâce à une mise en scène qui fait des « trucages » de parfaites invitations au rêve, simples, envoûtantes, enfantines, jamais puériles. Le rôle de Puck est difficile. « Joyeux vagabond de la nuit », qui joue des tours à tout le monde pour amuser et servir son maître Obéron, le roi des elfes, Puck est aussi complexe qu’insaisissable : aérien mais terre-à-terre, poétique mais farceur, délicieux mais sale gosse. C’est lui qui affuble Bottom de sa tête d’âne et rend Titania amoureuse de ce monstre, tout en brouillant et embrouillant à plaisir les couples d’amants humains. Mais c’est lui qui les délivrera, les désenvoûtera, les réconciliera. C’est lui qui conclura la pièce, comme s’il en était le grand ordonnateur. Mickey Rooney, avec son physique ramassé, étrange
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(à quinze ans, il a l’air d’en avoir douze), joue magnifiquement ce gnome fabuleux : sa vitalité confine à la rage de vivre. Ce film, vraiment, ne ressemble à aucun autre : scandale admirable, il commence par huit minutes de musique à rideau fermé (le film fut d’abord joué sous forme de pièce de théâtre, à l’Hollywood Bowl), huit minutes du Mendelssohn le plus aérien, qu’on écoute avec ravissement, sans impatience ni angoisse. Et l’on n’a pas tort : tout le film est à la mesure de cette musique d’elfes et de fées, d’eau frissonnante et de lune paisible. La musique devient images, devient texte, devient actes. Manifestement dirigés de main de maître, mais laissés à la liberté de leur intuition, les acteurs sont tous dignes de Shakespeare. Et de surcroît, nous sommes devant une œuvre d’art « totale », un véritable opéra, dont le texte est enchanteur et la musique limpide, sans parler de la danse. Parlons-en, plutôt. Après le décès de Mickey Rooney, il ne reste plus, de tous les acteurs impliqués dans ce film de 1935, que deux personnes vivantes aujourd’hui : Olivia de Havilland, qui faisait alors ses débuts d’actrice ; et d’autre part la chorégraphe qui reprit et acheva le travail de Bronislava Nijinska tout en jouant, dans le film, le rôle de la première compagne de Titania. Elle se nomme Nini Theilade. Alors qu’Olivia de Havilland va sur ses quatre-vingt-dixhuit ans, Nini Theilade aura quatre-vingt-dix-neuf ans au mois de juin. Autant dire qu’à leur tour, ces deux artistes vont « bientôt nous quitter ». Mais je voudrais alors évoquer la plus belle scène du film, une scène dansée, une sorte de « Fin du jour » évoquant la « Mort du cygne » de Fokine, mais avec plus de mouvements frissonnants des bras et surtout des mains ; une scène que Nini Theilade a réglée et danse elle-même. Elle est d’une beauté pure, d’une grâce inoubliable, cette Danoise née à Java, et lointaine descendante d’un maharajah (d’où, peut-être, cette danse des mains…), qui lentement s’éloigne et s’estompe pour entrer dans la nuit. Autant dire qu’elle ne nous quittera jamais.
photographie © Cécile Burban * graphic design © Michel Welfringer
Foncez tête la première ! Du 15 au 25 mai à puis à Pari s,
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LA MÉMOIRE RETROUVÉE
Pierre Le-Tan
QUELQUES COLLECTIONNEURS Flammarion 118 p., 20 e
Peintre et dessinateur, Pierre Le-Tan publie un livre sur les collectionneurs les plus extraordinaires qu’il a rencontrés. À son tour de nous dévoiler son cabinet de curiosités.
Je revois le téléphone noir en bakélite posé sur une commode dans la chambre de mes parents. SUF.2831… Une sonnerie stridente l’ébranlait. Dans un accès de rage, je crois avoir projeté violemment un de ces appareils, mais ils étaient incassables. Plus tard, un téléphone plus léger en plastique bicolore a remplacé ce lourd objet noir qui pouvait durer toute une vie. C’était l’époque où il fallait attendre des années avant d’obtenir une ligne. Et puis, les téléphones portables ainsi que les ordinateurs ont envahi nos pauvres existences. Ils ont anéanti nos vies privées. Il faut aller loin pour y échapper. À vrai dire, cela n’est même plus possible.
© DR
« J’attendrai »… La voix de Rina Ketty a traversé les années et me rend toujours aussi mélancolique. « J’attendrai, le jour et la nuit, j’attendrai toujours, ton retour »… Est-il revenu ? On peut malheureusement en douter. Pauvre Rina, née à Sarzana en 1911, qui finit par émigrer au Canada en 1954. Elle y fit des tournées dans de curieux endroits, comme des réserves indiennes, et même chez les Esquimaux où elle interprétait Sombreros et mantilles, une rengaine charmante un peu oubliée. Je n’attends plus votre retour, chère Rina, car vous nous avez quittés, à Cannes, en 1996. Page 14 / TRANSFUGE
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En allant de l’École militaire jusqu’à la place de Breteuil, on traverse un quartier presque désert où ma nounou m’emmenait promener. Des immeubles bourgeois succèdent à des ministères, presque aucun commerce. Avenue de Saxe, rues Valentin-Haüy, César-Franck, Pérignon… Tout semble s’être arrêté comme dans certains de nos rêves où l’on peut croiser de temps à autre une silhouette solitaire suivie de son ombre. Il m’arrive parfois de me retrouver là pour des raisons qui m’échappent. Rien n’a changé depuis mon enfance, mais aujourd’hui, je ne regagne plus l’appartement de mes parents.