TRANSFUGE N°68

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Mai 2013 / N° 68 / 6,90 €

TRANSFUGE LITTERATURE DE VOYAGE Choisissez le camp de la culture

Special

LITTÉRATURE

F. S. Fitzgerald un homme heureux

leS meilleurS livreS de voyage d’auJourd’hui le renouveau du genre par la nonFiction retour Sur leS claSSiqueS

CINÉMA

comment Filmer un ecrivain ? Film du moiS : mud de JeFF nicholS

olivier cadiot

en guerre contre michel houellebecq

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L’AMÉRIQUE GR ANDEUR NATURE

éditions

Gallme ister Couv-Transfuge68-mai2013.indd 2

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par Vincent Jaury

I

l n’y a pas les écrivains de droite contre ceux de gauche, il y a les bons contre les mauvais, définitivement. Ce qui permet sans froncer les sourcils de mettre dans un même dossier le très à droite Morand, auteur d’un récit de voyage qui est de l’ordre du chef-d’œuvre, New York, et le très à gauche Allen Ginsberg avec ses incroyables Journaux indiens à la Artaud. Qu’est-ce qu’un bon écrivain ? Un mauvais écrivain ? Vaste question mais des réponses sont possibles. En préparation de notre dossier, j’ai lu beaucoup de classiques de la littérature de voyage et je me suis dit : c’est un genre qui a une tendance à produire de la connaissance. C’est très souvent un genre traversé d’un côté par l’envie de faire connaître au lecteur telle ou telle partie du monde (descriptions de paysages, informations sur des monuments, histoire d’une ville, géographie d’un pays, mentalités autochtones…) et d’un autre par la tentation très présente de faire entrer dans le récit de voyage les écrivains du passé, qui eux-mêmes sont allés sur ces mêmes lieux. On peut dire qu’une grande majorité de textes de voyages fonctionnent comme ça. C’est le lieu, ce genre, où, peut-être, la définition de la littérature comme objet de connaissance est la plus forte. Or, c’est un genre où j’ai trouvé le plus de mauvaise littérature. Ce qui me fait penser, contrairement à ce que j’ai longtemps cru, que la littérature n’est en aucun cas le lieu de la connaissance. Il y a les encyclopédies pour ça, les documentaires télés. Thomas Mann, que l’on sait connu pour introduire des passages entiers de savoir dans ses livres, ne reste pas dans l’histoire littéraire pour cette raison et on peut même dire qu’elle constitue une des faiblesses de ses livres (je pense par exemple aux pages lourdes de théories musicologiques dans son Docteur Faustus). Pourquoi Thomas Mann reste-t-il alors ? Et pourquoi les Journaux indiens de Ginsberg ou le New York de Paul Morand sont-ils de bons livres ? Pourquoi tiennent-ils la route ? Pour au moins une raison simple qui reste la première définition de la littérature : pour leur tonalité. La note de musique, comme dirait Sollers. Un bon livre vous reste dans le cerveau, dans vos nerfs, et influe sur votre humeur. Comme un disque de Chopin fera de vous un homme ou une femme différent dans votre humeur que ne le fera de vous un disque de Mozart. Le premier vous rendra plutôt mélancolique, le second vous fera sentir le monde plutôt de manière joyeuse. Les bons livres sont pareils, leur tonalité, mystérieusement, régnera de façon diffuse sur vous. Il y a des techniques, bien sûr, pour que le musicien, autant que l’écrivain, arrive à ses fins. Mais ce n’est pas la question ici. Je poursuis. La définition de la bonne littérature, c’est la tonalité, parce que quoi de plus fort que d’influer durablement sur l’humeur d’un homme ? Quoi de plus fort, si l’on va plus loin, que de créer de la vie

en l’homme, puisqu’il est pour moi entendu que les hommes ne sont pas beaucoup plus que des humeurs. Quand on dit la littérature, c’est de la vie, je crois qu’on pense à ça. Et à partir de ces humeurs, se fondent des petits concepts, pompeusement ce qu’on appellerait un rapport au monde. Exemple ? Morand et son New York : sa tonalité, c’est la vitesse d’écriture permise par des ellipses, la vie se trouve dans cette vitesse (et vous ?) ; sa tonalité, c’est sa vitesse qui lui interdit d’approfondir telle ou telle question, trop lourde, trop philosophique, trop morte, et qui finit par lui faire faire l’apologie du superflu (et vous ?) ; sa tonalité, c’est sa vitesse, son superflu, son rejet des grandes idées universelles (sauf sur les races, bien sûr, angle mort de Morand). Y a-t-il une vérité cachée derrière les apparences, le devenir de nos vies ? Non, pense Morand (et vous ?). Vous voyez bien que si on retire le point de départ, c’est-à-dire la tonalité, rien ne se déplie, rien ne vous touchera, et rien n’arrivera. On a affaire à un mauvais livre. Contrairement à ce qu’écrivait Bourmeau dans Libération en début d’année, le message, ça ne suffit pas. Nous ne sommes pas des êtres raisonnants, mais avant tout des corps. Des corps, certes, traversés par des pensées, mais des corps comme siège. C’est pourquoi les grands romanciers cherchent toujours, par toutes sortes de techniques, à produire des sons, des couleurs, des rythmes, qui finissent, s’ils sont réussis, par produire des idées, d’une façon ou d’une autre. Nous avons donc creusé du côté de la littérature de voyage pour ce numéro, à l’occasion du festival de SaintMalo, qui fait un travail intéressant sur la littérature contemporaine depuis des années. A quoi ressemble cette littérature aujourd’hui ? Y a-t-il là de bons auteurs contemporains ? Si la descendance de Nicolas Bouvier ne semble pas assurée, on peut constater ailleurs une vitalité du genre. Par exemple du côté de la nonfiction, dont les travaux de Daniel Mendelsohn ou de David Van Reybrouck sont de bons exemples. Le genre est en pleine explosion, tant en Europe de l’Est dans le sillage de Ryszard Kapuscinski, qu’aux Etats-Unis avec des Alexandra Fuller, qu’en France, avec Jean Rolin, Patrick Deville et quelques autres. La littérature de voyage est en pleine mutation, et l’objet de notre dossier est de la comprendre au plus près. Rassurez-vous, derrière l’arbre des livres réactionnaires de Sylvain Tesson, se cache une forêt d’auteurs qui se confrontent à la modernité, au-delà de toute déploration.

EN PLEIN CHAOS

Ces écrivains qui tiennent la route

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sommaire

P.16

Le grand entretien

Olivier Cadiot

N°68/mai 2013

Pour attaquer p.3

3/éditorial – 5/j’ai pris un verre avec… – 6/chronique – 8/mauvaise humeur – 10/la mémoire retrouvée – 12/club Transfuge – 13/ page des libraires – 14/le journal de…

Le grand entretien p.16 18/ introduction 19/ entretien : Olivier Cadiot

Littérature p.24

P. 38

Littérature

Fitzgerald

24/ ouverture : Le Petit Joueur d’échecs, Yôko Ogawa 28/ critique : Treize, Vitaliano Trevisan 29/ critique : Ces choses-là, Marianne Alphant 30/ critique : Un nouvel an de pierres, Shmuel T. Meyer 31/ critique : Le Roman d’un lecteur, Jean-Benoît Puech 32/ critique : L’Amour comme hypothèse de travail, Scott Hutchins 33/ critique : Wakolda, Lucía Puenzo 34/ critique : Rappeler Roland, Frédéric Boyer 35/ critiques 38/ remous : Fitzgerald, la chasse au bonheur 42/ déshabillage : Yves Pagès

Cinéma p.46

P. 46

Cinéma

Jeff Nichols

46/ ouverture : Mud, Jeff Nichols 49/ critique : Une vie simple, Ann Hui 50/ critique : Orleans, Virgil Vernier 51/ critique : L’Esprit de 45, Ken Loach 52/ critique : The Lebanese Rocket Society, Joana Hadjithomas, Khalid Joreige 53/ critique : L’Ecume des jours, Michel Gondry 54/ critiques 56/ remous : La gueule de l’écrivain 60/ déshabillage : Romain Duris

Dossier p.64

P. 64 Littérature de Voyage Dossier

66/ Le portique et le jardin 68/ Le monde s’invite à Saint-Malo 69/ « Je me fous de la littérature de voyage » 70/ Passeport pour la Creative Nonfiction 74/ Les nouveaux engagés 78/ « Je ne pars jamais pour partir » 80/ « Je suis un écrivain vagabond » 82/ Abécédaire 83/ Le choix des écrivains 84/ Stevenson en transit 86/ Dernier inventaire avant la fuite 88/ Morand, le règne du direct 90/ A vos classiques

Et pour finir p.94

94/ poésie : Configuration du dernier rivage, Michel Houellebecq et L’Autre Langue à portée de voix, Yves Bonnefoy

95/ poche : La Maison natale, Henry James 96/ DVD : Vincente Minnelli, Sergueï Paradjanov, Richard Fleischer 98/ musique pop : Primal Scream

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J’ai Pris UN Verre aVeC

Jessica Palud par Frédéric Mercier - photo Bruno Lévy

S

itôt la projection de son film terminée, je retrouve Jessica Palud dans un bistrot près des Halles. Les Yeux fermés a beau être son tout premier film, cet entretien sa première interview, la fille du cinéaste Hervé Palud va droit à l’essentiel, sans perdre une minute comme si elle était déjà rodée à l’exercice : « J’ai commencé comme stagiaire régie pour mon père. Puis je suis passée de la régie à la mise en scène et je suis montée, de film en film, de troisième assistante – sur Marie-Antoinette de Sofia Coppola – à seconde, puis enfin première sur Toutes Nos Envies de Philippe Lioret avec qui j’ai travaillé à trois reprises. » Entre deux phrases, elle s’arrête, appelle le serveur, commande une Vittel puis un café et embraye sur les circonstances extraordinaires de fabrication de son film : « J’avais commencé à écrire un court métrage. Puis, avec Simon Buret – le personnage principal dans le film – on s’est dit qu’on n’avait pas envie de faire de court. On ne voulait pas mettre deux ans à en réaliser un pour qu’au final, il passe inaperçu. Alors on s’est lancé dans un long métrage. » Sans producteur, sans budget, sans rien, Les Yeux fermés est un autre film « guérilla » comme Donoma de Djinn Carrénard. De plus en plus de jeunes réalisateurs ne veulent plus attendre de trouver des financements pour tenter l’aventure : « Le projet consistait à aller vite. Je devais raconter cette histoire maintenant. Donc, j’ai finalisé le scénario en deux semaines, trouvé une équipe en quelques jours. Il y a eu cinq jours de préparation puis nous sommes partis dans la Sarthe. » Les Yeux fermés montre le lent retour à la vie d’un jeune homme resté dans le coma au cours de son adolescence. C’est un conte sur un brusque

passage à l’âge adulte comme si la cinéaste avait mis en scène son propre désir de devenir cinéaste au plus vite : « Mon film s’achève par une ligne droite. Ça me ressemble : j’aime aller à l’essentiel. Pierre n’est pas à un carrefour à la fin du film car ça laisse trop de possibilités. Il faut savoir ce que l’on veut. » A rebours de certains films post Nouvelle Vague réalisés dans l’urgence, Les Yeux fermés ne cherche pas à tirer son charme de son amateurisme ou de sa désinvolture : « Quand on est assistant, on a tendance à dire que tout est possible. J’en ai tiré des leçons et pensé que je pouvais faire ce film sans qu’il paraisse amateur. Beaucoup de spectateurs imaginent que le film a été réalisé avec un budget normal alors qu’il

Mon film s’achève par une ligne droite. Ça me ressemble : j’aime aller à l’essentiel a coûté quelques milliers d’euros. » A peine le tournage est-il achevé, Jessica Palud trouve un producteur de courts métrages et un jeune distributeur. « C’est le film de toutes les premières fois pour tout le monde. » A quelques jours d’une sortie nationale, je lui demande si elle n’est pas angoissée : « Non, pas vraiment car le film m’a déjà servi. Grâce à lui, je suis déjà sur deux autres projets. C’est le principal. » L’heure tourne, elle doit partir, déjà tout entière tournée vers l’avenir. POUR ATTAQUER / Page 5

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Le nez dans le texte

François Bégaudeau

TouT s’esT bien passé

Emmanuèle Bernheim Gallimard 208 p., 17,90 e

Le miracle de l’insignifiant u ne p en s é e co m mu ne a do s s é e à l a psychanalyse voit dans la littérature un exercice compensatoire. Quelque chose vous manque, vous frustre, vous laisse amer ou un goût d’inachevé : vous écrivez. Vous écrivez une page de blog, de journal intime, de roman, un poème. Par radicalisation de cette pensée commune, le déclencheur d’écriture le plus courant est aujourd’hui le deuil. Combien de romans, chaque année, voient une fin de vie relatée par un proche, fils ou fille, épouse ou mari, ami ou chien (oui, cela s’est vu) ? On rêve de logiciels qui le calculent. En tout cas, Tout s’est bien passé, où Emmanuèle Bernheim raconte les huit derniers mois de son père hospitalisé après un AVC, est venu consolider la statistique. Le mieux qu’on souhaite à un livre statistique est de proposer une plus-value. Celle de Tout s’est bien passé s’appelle Albert Bernheim, sacré bonhomme, sacrée vie. C’est lui le malade. Et lui qui, créant un courant divergent dans le fleuve tranquille de la mortalité, demande à sa fille de l’aider à en finir. Il ne se reconnaît plus dans l’homme quasi paralysé et aphasique qu’il est devenu – « Ce n’est pas moi », dit-il. Le récit de deuil s’étoffe alors de nœuds inédits : atermoiements de la narratrice devant cette requête impossible, rendez-vous avec l’association suisse, organisation technique du dernier voyage, et surtout, surtout : vertigineux regain de morale (et de santé) d’Albert lorsqu’il apprend que tout est prêt, et symétrique rechute dans la déprime lorsque des complications compromettent le plan. Joie de mourir, tristesse de vivre. A elle seule cette interversion des pôles justifie le roman. Pour le reste, tout se passe bien, c’est-à-dire comme on l’aurait parié avant lecture. Rien de plus banal que ces exceptionnels drames. Comment faire ? Comment resingulariser la fatale banalité de la perte ? Prenons les larmes. Evidemment qu’on pleure. Sur huit mois à assister quotidiennement un père qui dépérit et parfois s’endort dans sa merde, on pleure souvent : dans le bus qui ramène de l’hôpital, dans le lit, dans les bras d’un amant, cent fois on pleure et on fait bien. Or, les dix mentions que fait « Nuèle » de ses larmes semblent dix de trop. Non que la narratrice et auteure tombe dans « trop de pathos », comme on dit assez bêtement. Elle est très en deçà de la quantité réelle de larmes essuyées pendant cette période. Ce sentiment d’un excès vient

plutôt du caractère attendu, presque tautologique de ce phénomène métabolique. Ces larmes sont très vraies, ce serait mensonger de les taire, et néanmoins il semble déplacé de les mentionner. Casse-tête. Entre dire et ne pas dire, il y a la littérature. Il y a le biais. Il y a la belle trouvaille des lentilles. On est au soir de l’AVC, au terme du jour où tout a basculé. Epuisée, Nuèle n’a pas eu la présence d’esprit de les enlever avant de s’endormir, du coup elle prend du collyre : « J’instille au bord de mes paupières une, deux, trois, quatre, cinq larmes artificielles. » Ainsi les larmes y sont et n’y sont pas. En l’occurrence, le biais ne biaise pas encore assez. La narration pointilleuse de Bernheim a cette faculté supérieure de s’accrocher à des détails qui n’ont rien à voir – rien à voir avec le deuil. Occasionnés par lui, mais qui en décrochent. Quand arrive le passage obligé, à la fois littéraire et existentiel, scène à vivre et à écrire, de l’entretien avec le médecin référent, voici ce qui tombe au milieu de la page : « Ma chaise est bancale. Il manque un embout de caoutchouc à l’un de ses pieds. Un peu d’adhésif demeure qui à chaque fois fait “tic” en se décollant du sol. » Le détail est une niche de vie dans un processus de mort, parce qu’il rend justice à notre multiplicité. Si lourds soient nos malheurs, il nous reste toujours quelques neurones disponibles à autre chose. Entre deux vomissements ou malaises, Nuèle signale la photo d’un lémurien dans le magazine de mots fléchés de la salle d’attente, et sa disparition quelques dizaines de pages plus loin. Rien à voir, vient-on de dire, et c’est mal dit. Dans un contexte d’agonie ou de deuil, tout a à voir. Le drame est là, posé au centre de tout, et ce qui censément s’en détourne en sera imprégné. Même le plus anodin. Même le sourire du lémurien. Ça ne veut pas dire que tout prenne sens – ce serait pénible. Au contraire c’est l’anodin et l’insignifiant qui, en tant que tels, s’imprègnent d’une sorte de mélancolie immanente. « Le dossier de mon père est bleu », note la narratrice en voyant le médecin le retirer d’une pile. Qu’est-ce qui bouleverse dans cette notation ? Rien. C’est le rien qui bouleverse. Parce que le dossier aurait pu tout aussi bien être rouge. Parce que sa couleur ne changera rien à la destinée du malade, à sa paralysie, à ses douleurs, à son inhumation à Paris. Parce que dans un contexte où tout fait signe, où tout parle, où tout a été dit, dans ce contexte d’accablante nécessité et de chemin tracé, la littérature consiste à arracher des petits bouts de riens, des pépites d’insignifiance.

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p u D ra 16h

ClelsaaMeDi 15h-

D o n o M t on

A S R C I A L C ES C H L T E R ES V I L s, intue hics o p s c ses stion , que tesse et l’avez s r u ite ne om s aud s, une c me vous nne ou , e d l fi te e com qui do relire s de quan r Coup iques pi on littérai mission e lire, de chron : un sal u ! Une é le goût d typesis entend uditeurs jama nne aux acouvrir… redo re, de dé de ri

LA VOIX EST LIBRE

En partenariat avec

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MAUVAISE HUMEUR

Copier-Coller I

Un de nos chroniqueurs s’est fait plagier par le rabbin Bernheim. Il revient à cette occasion sur la notion de plagiat à l’ère numérique.

par Fabrice Hadjadj illustration Alexis Lemoine

l paraît que je fais partie des plagiés par le rabbin Bernheim : à vrai dire, en lisant le texte incriminé, je n’ai pas reconnu ma propre phrase, tandis que j’étais tellement d’accord avec d’autres, pourtant point sorties de ma plume, que je les aurais volontiers prises pour miennes, sinon pour le style, du moins pour les idées. Aussi ne me suis-je absolument pas senti lésé par ce larcin. Les gens ont beau me répéter que le plagiat est un mal, de l’espèce du mensonge, je ne peux m’empêcher de prendre ce mensonge pour un hommage. Peut-être même que le plagié est le plus coupable des deux…

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Que cherche l’écrivain, après tout ? La formule juste, celle où le sens et le son, les mots et l’image, le rythme et la raison, s’épousent si indissociablement que le lecteur a l’impression que l’on lui révèle ses pensées les plus intimes. Que ce lecteur se pique à son tour de littérature, et il se met à envier ces lignes, ce paragraphe, au point de regretter ne les avoir pas écrits. Ainsi Baudelaire se découvre-t-il dans la peau de Poe : « La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des PHRASES pensées par moi… » Devant un bon livre, le lecteur se sent lu ; comment n’éprouverait-il pas, en retour, le besoin d’en avoir écrit les meilleurs passages ? L’auteur n’est donc jamais si bon que lorsqu’il suscite le désir de plagiat. La citation n’est pas suffisante. Il faut le rapt, l’absorption, qui atteste d’une admiration assez extrême pour qu’on y risque son âme et l’opprobre du public. Sur cette question, je ne peux que renvoyer à l’excellente Apologie du plagiat de Jean-Luc Hennig (Gallimard, 1997) et que j’aurais volontiers moimême, ici même, plagié. A l’évidence, pour ériger le plagiat en crime, on doit d’abord concevoir l’écriture en romantico-bourgeois (le « robo », catégorie plus séduisante que celle du « bobo », plus fréquente dans les milieux littéraires). Le romantique déclare avec un air inspiré : « c’est sorti de moi », et promeut l’écrivain comme un « créateur », qui tire tout de son propre fonds ; le bourgeois jure la main sur le code civil : « c’est à moi », et mesure la propriété intellectuelle à l’aune de la propriété matérielle. Or nul homme, si original soit-il, n’écrit ex nihilo. Car son originalité n’est pas sans origine, et le meilleur écrivain est d’abord un lecteur. C’est cette vérité que nous jette à la face le mensonge du plagiaire, lui qui abolit la distance entre la lecture et l’écriture. Sa faute dévoilée devient bienheureuse, parce qu’elle détruit le fantasme moderne de l’œuvre absolument neuve et de l’homme autoconstruit, et nous rappelle que nous sommes d’abord des héritiers, des disciples, le plus grand génie n’étant pas individualiste et prométhéen, mais collectif et filial. Rubens savait attacher à son atelier les meilleurs peintres de son temps, et faire avec eux du Rubens. Mozart chipait des mélodies à Haendel ou à Bach (qui eux-mêmes pillaient François Couperin, fils de Charles, neveu de Louis Couperin, membre d’une famille où les thèmes circulaient sans avarice) ; et pourtant, entre clin d’œil et double vue, c’est toujours Mozart, sa signature inimitable à travers les imitations. De fait, le plagiat peut être moins un vol qu’une « subtilisation », comme dit Hennig, un détournement subtil, donc, ou une appropriation vitale, ou un déplacement transfigurateur. Qu’il me soit permis, après ces considérations générales, d’en venir à deux observations particulières, qui se rapportent à un phénomène nouveau : ce que j’appellerais la « disponibilité numérique des textes », laquelle implique un autre rapport à l’écrit et affecte moins les plagiaires que ceux qui les dénoncent. 1. La numérisation des livres transforme la bibliothèque en un unique et vaste dictionnaire de citations, ou, moins encore, en une base de données.

On ne lit plus, on pioche. Vous tapez les lettres du patronyme fameux, deux trois mots-clefs, et le tour est joué, voilà le bon mot dont vous aviez besoin, l’argument d’autorité qui gonflera votre péroraison. La lecture, d’après l’étymologie, est recueillement. Jadis on lisait toujours à mi-voix, souvent même à voix haute. Il s’agissait de prêter son corps à la relique de parole. Puis on est passé, avec les temps modernes, à l’exploitation de la chose écrite. A présent il y va d’une dislocation : le texte est mis en pièces, cannibalisé. On se voudrait chercheur de perles (mais il faudrait pour cela plonger dans les profondeurs du livre, avoir du souffle) : on n’est qu’un enfileur de verroterie. On brandit le nom de l’auteur, attention ! c’est de la citation, pas du plagiat ! Hélas ! C’est bien pire que du plagiat, car l’auteur est enrôlé de force, son nom est là pour servir notre cause, sa phrase, coupée de son contexte, pliée à nos caprices. C’est Maître Google qui

Les gens ont beau me répéter que le plagiat est un mal, de l’espèce du mensonge, je ne peux m’empêcher de prendre ce mensonge pour un hommage. Peut-être même que le plagié est le plus coupable des deux… nous l’a apprise. Le Net nous a pêché cette sentence de Lévinas sur l’altérité, ou sur le visage, et c’est ainsi que le discours de Lévinas perd toute altérité, et que son visage n’est plus que l’accessoire de notre ventriloquie. 2. Le petit inquisiteur du site Archéologie du copier-coller est lui-même affligé de cette « pathologie du moteur de recherche ». Il traque le plagiat, mais en perdant le sens de la trace. Il ne lit ni les copies qu’il attaque ni les originaux qu’il défend. Il les clique, les paste dans la barre de son moteur, et en avant ! Le bon chien algorithmique, va chercher, va mordre le cambrioleur ! Si seulement il faisait de la collation en colonnes par deux, comme un comptable. Mais non, il se contente d’identifier deux mêmes séquences binaires, et peu lui importe leur qualité ou leur signification. On se targue d’une généreuse entreprise pour le salut de l’intelligence et de la créativité. Mais les devoirs de l’auteur, ici, intéressent moins que ses droits. Le plagiaire en sait plus sur les textes que le petit inquisiteur. L’important, pour ce dernier, n’est pas ce qu’ils donnent à penser, ni si c’est du bel ouvrage (fût-ce en partie par hasard ou par collage), mais d’être sûr que c’est bien d’untel, et les vaches seront bien gardées. Après la pioche digitale, donc, l’attribution mécanique. On dit que la lettre tue. Que dire quand cette lettre n’est plus que bits ? POUR ATTAQUER / Page 9

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LA MÉMOIRE RETROUVÉE

Thadée Klosso propos recueillis par Vincent Jaury

Loulou de la Falaise à 22 ans, Marrakech, été 69

Vie rêVée

Grasset 384 p., 20,90 e

Au cent re de ces « pages de journal » que je viens de publier, pages d’aboulie douloureuse, d’amitiés rieuses et de rêveries poétiques, au centre il y a Loulou. Elle a travaillé pendant trente ans aux côtés d’Yves Saint Laurent (s’agaçant parfois que la presse, la disant « muse », ou mannequin, qu’elle n’a jamais été, lui refuse ce professionnalisme qu’Yves a maintes fois salué) comme un joyeux pet it moteur. Loulou était la grâce incarnée, douce et courageuse et vivante, et puis elle est morte, très vite, et moi, dévasté, j’ai recopié des vieilles pages : pour l’y retrouver.

Georges Bataille (1897 - 1962)

Milou, quand il a volé les saucisses Hergé, L’Etoile mystérieuse

© DR

Georges Bataille était un ami de mes parents, il avait été le mentor de mon oncle Pierre, et je l’ai vu quelquefois dans mon enfance, mon frère et moi avons tourmenté sa fille Julie. Il est mort dans son petit bureau (sur le même palier que son appartement, rue Saint-Sulpice), une nuit de l’été 62, en regardant un film porno (très bonne adaptation, paraît-il, d’Histoire de l’œil). Ce petit bureau, « le wagon », trois ans plus tard, ma mère l’a loué pour moi à son amie la veuve, Diane Bataille (femme merveilleuse que je voyais très injustement comme Général Dourakine), et j’y ai beaucoup travaillé (6 volumes) à l’édition des Œuvres complètes de Bataille. Ça m’a passionné, éduqué, mais je ne comprenais pas tout. Parfois, tard la nuit, quand j’étais encore penché sur ses papiers, il m’apparaissait, hilare, saisissant, mais c’était derrière mon épaule, et nous riions ensemble de mon non-savoir.

© DR

© Pierre Bergé - Fondation PB-YSL

Il aurait voulu être écrivain, et a fini par écrire le journal de sa vie, ce Vie rêvée, par défaut. Une vie pas comme les autres pour Thadée Klossowski de Rola, fils de Balthus et neveu de Pierre Klossowski, qui côtoya Yves Saint Laurent, George Bataille ou Ezra Pound. Mémoire retrouvée d’un paresseux.

Parce qu’il ressemble, ici, au chien très aimé, très comique, qui trottine dans mon journal et que j’appelle de tous les noms et même : Policier Niçois ! Mais cette image est d’abord pour Hergé, bien sûr, monument du XXe siècle. Je l’ai rencontré à la f in des années 60, pour une émission de télévision, et mon enthousiasme l’avait enchanté (ou étonné ? comme je lui disais que Balthus et Giacomett i av a ient pa s sé toute une soirée plongés dans Tintin pour convenir à la fin que, dans le genre simplifié, c’était plus réussi que Matisse, Hergé avait ri avec un peu de gêne, « moi j’aime surtout Vasarely ») : cette façon que j’ai de sans cesse reconnaître, au hasard de rencontres et même sous les traits les plus familiers, tel ou tel personnage de son inépuisable univers.

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